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Annales. Histoire, SciencesSociales
Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothses sur la nature dudroit mdivalMonsieur Alain Boureau
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Boureau Alain. Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothses sur la nature du droit mdival. In: Annales. Histoire,
Sciences Sociales. 57anne, N. 6, 2002. pp. 1463-1488;
doi : 10.3406/ahess.2002.280120
http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120
Document gnr le 14/03/2016
http://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/author/auteur_ahess_5477http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2002.280120http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2002.280120http://www.persee.fr/author/auteur_ahess_5477http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
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Abstract
Natural law and the judicial abstraction. Some hypotheses on the nature of medieval law.
The opposition between natural law and positive law, which is crucial to maintaining the distinctionbetween fact and law that underpins any juridical action, was first constructed in the medieval West
during the 12th century. Against a historiography that celebrates the naturalism of medieval law, thisarticle demonstrates that it is precisely positive law which constitutes the marked term in the opposition"natural" versus "positive" law. It does so through a close study of the lexical and conceptual formationof this opposition in the work of Pierre Ablard and Thierry de Chartres. The positive nature of positivelaw rests on two bases: the idea of overcoming our fallen nature through a kind of Grace distributedafter the fact, and the increasingly developed distinction between ethics and law. Unlike ethics, whichprivileges intent, law can be based solely on facts. The struggle against heresy, which was blocked bythe ambivalences surrounding the question of intent, underscored the need for recourse to hard facts.The limitations of natural law revealed themselves at the heart of the process of juridical abstraction,which formalized and objectivized situations of conflict or transgression. For it was precisely theconsensus that arose around the judicial artifice that guaranteed a new autonomy to law and allowed
the development of both Jus communeand of the Common Law in the Middle Ages.
Rsum
L'opposition entre droit naturel et droit positif, qui peut tre considre comme l'une des faonsd'affirmer la distinction entre le fait et le droit, essentielle l'activit juridique, a t construite enOccident mdival au XIIe sicle. l'encontre d'une historiographie qui clbre le naturalisme du droitmdival, on souligne que c'est le droit positif qui constitue le terme marqu de l'opposition, comme lemontre une tude prcise de la formation lexicale et conceptuelle de l'opposition, autour de PierreAblard et de Thierry de Chartres. Cette positivi t repose sur deux fondements : l' ide d'undpassement de la nature dchue par une grce distribue aprs coup et la distinction progressiveentre thique et droit. A l'inverse de l'thique, qui privilgie l'intention, le droit ne peut s'tablir que sur
des faits.La lutte contre l'hrsie, bloque par les ambivalences de l'intention, accentue encore le recours auxfaits. Le cantonnement du droit naturel se comprend au sein du processus d'abstraction juridique, quiformalise et objective les situations de conflit ou de transgression. C'est prcisment un consensusautour de l'artifice juridique qui assure l'autonomie nouvelle du droit et le dveloppement d'un Juscommuneet d'une Common Lawau Moyen ge.
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roit naturel
et
abstraction
judiciaire
Hypothses sur la nature
du
droit
mdival
lain Boureau
L'action
juridique, doctrinale ou
pratique,
consiste distinguer le fait du droit,
l'tre
(sein)
du devoir-tre
(so/kn),
selon
les
termes
de
Hans
Kelsen1.
C est
sur
ce
point
qu achoppent les multiples tentatives de dialogue
entre
les
disciplines
juridiques et les sciences sociales. Les historiens et les
sociologues
postulent
l'immanence de
toutes
les
actions
humaines, y compris celles des juristes et des juges.
Au plus
prs
des
objets
du droit,
l'anthropologie juridique et l'histoire
sociale de
la
justice intgrent
l'action judiciaire
au
sein des processus sociaux
et
ne concdent
rien
l'autonomie
de la
construction
normative.
Cette
permanence de
l incompatibilit des
approches semble
s'roder depuis quelque temps, mais souvent de faon
trompeuse
il arrive en
effet que
des
juristes
se
transforment
en
historiens ou,
plus
rarement, que
des
historiens deviennent historiens
du droit, sans
que
la pertinence
de
la
question
de
l'opposition
entre
le
fait
et
le
droit
s'efface rellement.
Pourtant, pour l'historien,
le
trac de cette distinction doit tre considr
comme un objet historique part
entire
et non comme une simple
frontire
entre
les
disciplines. Pour
illustrer cette revendication, nous
allons
considrer
un
vnement remarquable, l'invention de
l'opposition entre
droit naturel et droit
positif, qui constitue
l'une
des occurrences possibles de la distinction du fait
et
du
droit,
puisque le
propre
du
droit positif est de rejeter
la
rception immdiate
des
faits et d'imposer leur qualification formelle au
sein de
systmes d'interprtation.
Or,
cette invention,
du moins
lexicale, a
eu
lieu
au dbut
du
XIIe sicle, au moment
1 - Hans
Kelsen, Thorie
gnrale
des
normes (trad, par Olivier Beaud et Fabrice Malkani),
Paris, PUF,
[1979] 1996.
Annales HSS,
novembre-dcembre
2002, n6, pp. 1463-1488.
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ALAIN BOUREAU
mme
o
se dveloppait
ce que l'on nomme
traditionnellement la Renaissance
du droit. Et cette Renaissance ne se
limita
nullement aux retrouvailles avec
le droit
romain,
puisque, de faon concomitante
et
largement autonome, se
cra
en
Angleterre la
Common law et
que,
mme
en
Italie,
l'extraordinaire
croissance
des
recours
aux
juristes
et
aux
juges a
pu,
en certains
lieux, se
faire
sans le
droit
romain2.
l'encontre d'un assez large consensus, nous
voudrions
montrer
que,
dans
le
couple droit
naturel/droit
positif, c'est ce
dernier
qui constituait
le terme
marqu
de l'opposition.
En
effet,
on
a gnralement considr soit
que la nouvelle
tiquette gnrique de droit positif ne relevait
que
d'un simple
baptme
classi-
fcatoire, soit qu elle servait mettre en
valeur
son oppos, le droit naturel,
dsormais install au
cur de la rflexion sur la
justice. Notre hypothse, au contraire,
serait
que l'invention
du
terme
renverrait
un processus essentiel
du
Moyen ge
central,
que nous proposons
d'appeler abstraction judiciaire ,
et
qui consiste
rechercher des modles
abstraits et
formels d quivalence
entre
des ralits
empiriques
incommensurables.
Ce
moment
de
l'abstraction
ne marque
pas
ncessairement le dbut d une longue modernisation , mais correspond des
besoins et
des
aspirations
historiquement
circonscrits.
Ce mouvement a
gnralement
t sous-estim, parce
que
le naturalisme
mdival a beaucoup fascin nos contemporains. Les
rticences historiennes
envers
la formalit
et
l'hermtisme du droit se
lvent
devant le caractre partag
et par
dfinition informel du
droit naturel.
Celui-ci,
selon des
formulations
anciennes, est inscrit dans le cur des hommes, sans ncessiter
d'apprentissage.
Sous
divers points de vue, nostalgiques ou volutionnistes,
on
a souvent interrog
la
naturalit
de
la
norme
mdivale,
prcisment
en
y
projetant
une
neutralisation
de l'opposition
entre
le
fait
et le
droit.
Le
Moyen ge et les utopies jusnaturalistes
En premier lieu,
le juridisme
mdival a t convoqu
par un
dbat contemporain
sur
le caractre subjectif ou objectif
du
droit naturel, actualis par le retour
de la
question des droits de
l'homme.
Dans la formulation actuelle du jusnaturalisme,
la
substance
des
droits naturels ne renvoie pas une normativit, un devoir-tre,
mais
un
fait,
qui relve
de
la
description.
Certes,
il
s'agit
d'un
fait
humain, dont
la naturalit
peut tre cache ou dissimule, et c'est le
rle du
politique que
d'oprer
une reconnaissance de ce fait primordial, en procdant
une
dclaration des droits de l'homme, qui l'emporte sur toute constitution ou toute
codification.
Le
mot
dclaration, en
1789,
s'entend non pas dans
le
sens d'une
nonciation
crative, mais en son sens ancien, commun dans l exgse biblique,
de mise
au
clair, d'explicitation de l'implicite.
Les
choix normatifs doivent
s'accommoder
des
donnes
naturelles, reconnues et mesures
par
l nonc
des
2
-
Voir
la
remarquable
dmonstration
de
Chris
Wickham,
Legge,
pratiche
e
conflitti.
Tribu-
nali e
risoluzione
dlie dispute nella Toscana
del xn
secolo
(dit par Antonio C. Sennis),
Rome,
Viella, 2000.
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UN POSITIVISME
MDIVAL
droits
naturels. La
nature
du droit
naturel est constitue par
le fait mme d'tre
n humain: la
ntura
de la
thologie
mdivale dsigne
la
fois
l essence d'un
tre
et
l'vnement
de
la
naissance.
C est
ce
qui explique
que
la
nature
naturante
a
pu passer d une assignation
religieuse une imputation humaniste,
sans
aucun
hiatus. Le
fait
humain
peut
donc
rendre
compte
des
caractristiques
essentielles
des
droits
naturels
(ou droits
de l homme): ces
droits sont naturels
(puisqu ils
dcoulent d'un
fait
objectif: un
tre humain
est n), individuels
(toute naissance
est
singulire),
subjectifs (ils sont
attachs
cet
individu
et demeurent
inalinables)
et
actifs (chacun peut les revendiquer). Dans la mesure mme o
ils
sont
imprescriptibles, non ngociables
et
hors
cadre,
ils
ne
relvent pas d une
normativit,
qui
repose sur un vouloir
et
produit une transaction. Bien entendu,
la
dclaration
des droits
n chappe pas
l'historicit, et
si
le
fait humain, comme tout fait, peut
faire l'objet d une description sous
la
forme d une
liste
finie
de
caractristiques,
celle-ci
varie
dans son
extension
et
sa
comprhension.
Gilles
de
Rome,
dans son
Regimen principm (1278), ouvrage fondateur de
la
science politique
en
Europe
occidentale3, fournit une liste dont les trois premiers
termes
viennent d'Aristote
(survie individuelle procure par l'alimentation et le vtement, survie de l espce
par
la
reproduction, dfense
des biens
et des personnes). Chez Aristote,
cette
exigence
tait fonde
sur
une clbre dfinition
de l'homme comme
animal
politique
ou
social.
La condition d'tre anim (animal) impliquait
les deux
premires exigences,
la
diffrence
spcifique politique induisait
la
troisime.
Gilles
de Rome
ajoutait une quatrime
exigence, celle du
langage et
de la
communication, rattache elle
aussi
la
diffrence spcifique
du politique
ou
du social.
Cet ajout
fort
intressant
contenait,
in
nuce,
de
futures
dclarations
sur
le
droit
de
libre
expression, mais il relevait bien de la description de ce sans quoi l'individu
ne
correspond
plus
ses
donnes
naturelles. Le
processus dclaratif
a port
sur
les modes de fonctionnement de ces traits factuels
:
il
n'est
ni achev, ni universel.
Les
dbats
rcents
sur la
sant ou les retraites
montrent
que telle ou telle
consquence
du principe de
survie individuelle
peut tre assigne
soit
l'irrductible
factualit humaine soit
la
construction ngociable
de
normes.
La
factualisation du
droit par le recours
la nature de
l'homme ou
celle
des
choses
suppose
qu une instance deliberative soit dfinie et reconnue. De faon
traditionnelle, cette
dfinition
est assigne
au jusnaturalisme
classique dvelopp
en
Europe
entre
le
XVIe
sicle
et
la
fin
du
XIXe
sicle.
Mais
l'attrait
de
la
solution
naturaliste a souvent
induit
un
largissement considrable de la
priode
de
pertinence
d'un droit naturel.
De
fait, le terme droit naturel (jus naturak) se trouve
chez
Cicron,
qui,
dans
le De inventione, l oppose
la
coutume et au droit
crit.
Les Institutes de Justinien distinguaient droit naturel, droit civil et droit des gens,
et, bien avant la redcouverte du droit
romain, ces
termes
taient connus en
Occident
par l'intermdiaire
d'Isidore
de Seville ; s'y ajoutaient les commentaires divers
des
juristes
de l'Empire
: pour
Ulpien,
le
droit
naturel est
ce qui
est
commun
3-Voir
Alain
Boureau,
Le
prince mdival et
la science
politique, in R.
Halvi
(dir.),
Le
savoir du
prince,
du
Moyen
Age
aux
Lumires, Paris, Fayard,
2002, pp.
25-50.
I
ft
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ALAIN
BOUREAU
tous les tres anims, pour Gaus, ce sont les prceptes communs
toutes
les
nations,
et,
selon Paul, le droit naturel
se confond
avec le
juste
et
l quitable. Le
christianisme,
dans
son universalisme proclam, aurait jou un rle
dans cette
lgitimation de la
nature;
dans l'Eptre aux Romains, saint Paul n'avait-il pas pos
que
les
nations
qui
n'ont
pas
la loi
font
naturellement ce
qui
relve
de
la loi
(Rom 2, 12)?
La question
de
la superposition de l'enseignement vanglique
et
de
l'affirmation
d un
droit
naturel
a
suscit sur
le
droit
naturel au
Moyen ge
un
vif
dbat
qui a
oppos
le juriste
Michel
Villey au mdiviste Brian Tierney. Au terme d une
longue
srie d'articles
importants,
rassembls
et
synthtiss
en
19974,
B.
Tierney
a
affirm
avec force
que
la
dclaration de droits naturels subjectifs s'est effectue
la fin du
XIIe sicle
chez
les
premiers
glossateurs
du
Dcret de Gratien,
notamment
chez
Rufin,
vers
1160, qui dfinit ainsi le droit
naturel:
Le droit naturel
est une
puissance
(vis)
loge
par
la
nature
en
chaque
crature humaine en vue
de
faire le bien et
d'viter
son contraire5.
On
peut opposer B.
Tierney que
ce type
de
dfinition,
copi dans
le De inventione de Cicron, dote l'individu
de
capacits
morales individuelles et naturelles sans
donner
lieu
la
reconnaissance de droits
actifs.
Mais
un article
antrieur de
B. Tierney6,
rapidement
rsum
dans
l'ouvrage
de
1997, offrait une parade,
en
analysant une question quodlibtique d'Henri de
Gand
portant,
dans les annes
1280,
sur
le droit
qu avait
un
condamn
mort
de s chapper si la
porte
de sa
prison
se
trouvait par
mgarde
ouverte.
La
rponse
positive
d Henri de
Gand posait le
principe
d'un
droit
naturel individuel,
subjectif
et
actif la
survie,
sans
que le
droit du juge
condamner et le
droit du bourreau
excuter
soient
abolis
ni
suspendus. Cette
occurrence
importait
grandement
B. Tierney,
car la question du condamn mort, casus extrme, a
servi
largement
l'laboration
du
jusnaturalisme
de l poque
moderne, notamment
chez Althusius,
Grotius
et Puffendorf. Par l'intermdiaire
du thologien Jacques Almain qui,
au
dbut
du
XVIe
sicle, avait utilis l'argumentation d'Henri
de
Gand,
s'effaait la
coupure de la Renaissance, chre la science politique qui fait natre
le
jusnaturalisme avec Althusius.
Le cas du condamn permettait
B.
Tierney d'tablir l'historicit de la
construction
des
droits naturels subjectifs
sur
plusieurs fronts : l 'encontre
de
la science politique,
et notamment
de Leo
Strauss,
il montrait
que
la question du
droit
la
vie,
implicite
dans le
Criton
de
Platon,
recevait
une
argumentation
explicite issue
d une
attention
la
personne lie une thologie chrtienne
de la
cration.
B.
Tierney
pouvait donc
insister sur
le tournant
du XIIe
sicle, moment
o l'glise,
aprs la
rforme
grgorienne, se
dotait d'un
droit
propre et tablissait
4
- Brian Tierney, The Idea
of
Natural Rights. Studies in Natural Rights, Natural Law and
Church Law, 1150-1625, Atlanta,
Scholars
Press,
1997.
5
-
Heinrich
Singer,
Die
Summa Decretorum
des Magister
Rufinus, Paderborn, F. Sch-
ning,
1902,
p.
6,
cit
par
B.
TlERNEY,
The
Idea
of
Natural
Rights..., op.
cit.,
p.
62.
6
- Brian Tierney,
Natural Rights in the
Thirteenth
Century.
A
Quaestio
of
Henry
of
Ghent ,
Speculum,
67,
1992,
pp. 58-68.
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UN
POSITIVISME MDIVAL
s
l'autonomie suprieure des leons de l Evangile. Sur
un
deuxime front, il
s opposait
Michel
Villey, en montrant que,
quarante
ans avant
Ockham,
le principe ou
le
langage des droits
tait
bien prsent dans la doctrine chrtienne. En
effet,
pour
M. Villey7,
Ockham, pris
comme fondateur d'un dsastreux
individualisme
ngateur
des valeurs
sociales,
aurait
effectivement cr le
langage
des
droits
naturels
subjectifs, en
trahissant le jusnaturalisme
de
Thomas d'Aquin, attach la
naturalit
de la
socit chrtienne. L'arrire-plan idologique
de
ce dbat apparat
clairement: d'un ct, le catholique
libral Tierney
ritrait le message
qu il
avait
dj dlivr dans
ses grands livres
sur
le conciliarisme et
sur l'infaillibilit
pontificale8
:
l'enseignement de l vangile incite la libration de
l'individu et
les atours
autoritaires
de l glise ne furent
que
des
elaborations pontificales
circonstancielles
;
de
l'autre, le
catholique traditionaliste
Villey9
affirmait
que
la
modernit
individualiste
avait gar
le
sens de la communaut chrtienne.
Naturaliser
et
moraliser
le
droit?
La
position
de M.
Villey,
qui
distinguait le
droit (comme art du
juste)
de la
loi,
pouvait concorder avec une deuxime tendance naturaliser
le droit
mdival
que
l'on trouve chez des auteurs
influents.
Ainsi, Paolo Grossi, prestigieux juriste et
historien au jus commune
mdival,
s'attaque-t-il la distinction du fait
et
du droit,
en
affirmant
que l'ordre juridique
du
Moyen Age procde des choses mmes, de
la
nature
des
choses10 .
En cela,
il est
l'hritier de l'institutionnalisme
juridique
de l cole d'Hauriou11, en France, ou de Santi Romano, en
Italie.
Pour
Maurice
Hauriou,
ce
sont
les
institutions
qui
engendrent
les normes
et
non
l'inverse.
La
sduction de ce
modle
d'autochtonie de
la
norme,
largement
fonde
sur
l imprcision de la
notion d'institution, est
fort ambivalente:
d'un
ct,
elle sduit
les
historiens
du
social
en
soumettant
la
normativit
la
crativit
collective, de
l'autre,
elle
conduit
facilement une ftichisation
de la
naturalit
du
sol ou
du
peuple,
seuls
et authentiques
auteurs des
rgles.
C est cette
pente que
descendit Otto
Brunner12 dans les annes 1930; sa volont d'enraciner
la
ralit des relations
7 -Pour le
dernier
tat du jusnaturalisme chrtien de
MICHEL Villey,
voir Questions de
saint Thomas
sur
le
droit
et
la
politique, Paris,
PUF,
1987.
8
- Pour saisir les enjeux
contemporains de
la recherche la fois rigoureuse et engage
de B.
Tierney,
voir
les rponses
qu'il a
donnes
aux critiques ecclsiologiques qu'il
reut,
notamment
au
Vatican,
dans le post-scriptum
de
la
seconde dition de
ses Origins
of
Papal
Infallibility, 1150-1350, Leyde, Brill, [1972]
1988,
pp.
299-327.
9
- Pour une valuation comprehensive
de
la position
de
M. Villey,
voir
Jean-Baptiste
Donnier, Une pense
du
droit
naturel
en dialogue le P. Andr-Vincent
et
Michel
Villey,
Droits,
30, 1999, pp. 127-138.
10 -Paolo
Grossi, L'ordine giuridico medievale, Bari, Laterza,
1995.
11
- Maurice Hauriou,
Aux
sources du droit. Le pouvoir,
ordre et la libert, Paris, Bloud
et
Gay,
1933 (reproduit par le Centre
de
philosophie
politique
et
juridique, Universit
de
Caen,
1986).
12
- Otto
Brunner,
Land
und
Herrschaft. Grundfragen der territorialen
Verfassungsgeschichte
Siidostdeutsclands
im Mittelalter, Briinn-Munich-Vienne, Rohrer, [1939]
1943.
I 46
7
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ALAIN
BOUREAU
seigneuriales dans une lgitimit vlkisch13, issue de la
race et
de la
terre,
le
conduisit pourtant, en 1939, des
analyses brillantes de la
faide, ou
rtorsion
lgitime, vue comme forme d'action
apparemment irrationnelle, gouverne par
une
logique
implicite et
collective14.
Land
und Herrschaft,
sous
ce
point
de vue,
peut
tre
considr,
malgr
son
arrire-plan politique15,
comme
un
des
premiers
ouvrages
d'anthropologie juridique.
Plus
rcemment,
du ct de
l'histoire
sociale des pratiques juridiques,
Simona
Cerutti montre,
partir
des archives du tribunal de commerce Turin au
dbut du XVIIIe sicle, que, durant une
courte priode,
la
justice
consulaire s'inspira
de la
procdure sommaire
du
droit canonique mdival
en
se rfrant un principe
d quit
et en
privilgiant la nature des
choses et
la ralit des actions plus
que
la
qualit des personnes16. En ce
sens,
l'historienne
va
plus loin que Michael
Sonenscher17
qui avait
analys le rle jou dans
les
confrontations
sociales
par
des
revendications
faites
au
nom
du
droit
naturel,
selon
un recours
rapport
la
diffusion capillaire d'un jusnaturalisme clairement dfini depuis le
XVIIe sicle
et
revendiqu
par
les artisans
anglais
du XVIIIe sicle. La
mise
en place
institutionnelle
du
droit
naturel tient
alors
deux gnalogies distinctes
:
celle d'une
juridiction simplifie, soucieuse d quit et d vidence, reviendrait au droit canonique
mdival, et
celle d une
exaltation
de la singularit profonde des faits, affirme
l'encontre des
rgularits
catgorielles
du
droit savant, driverait de
la
science
empirique de l ge
moderne.
La dignit du fait
et
celle des personnes se
conjugueraient
dans
l usage de
la
procdure
sommaire.
l'encontre
de
ces diverses
naturalisations du droit
mdival, nous
allons
donc
tenter
de
montrer
que
la
nouveaut
de
la
construction
de
cette
discipline
tient au contraire son travail d'artifice.
En
dcrochant le
droit
positif mdival
de ces investissements plus tardifs, qui relvent de la longue dure, de la certitude
religieuse ou
de la nostalgie,
nous n'entendons
pas
refermer
la spcificit
mdivale. Bien
au contraire,
il
nous
parat
que
les processus de longue
dure
qui
s'ouvrent
alors
conduisent
un trait essentiel
de la
modernit,
la
sparation
de l thique
et
du droit.
Il
s'agira ici d'tablir quatre
points:
1) la notion de droit positif, en
13
-
Gadi Algazi,
dans
Herrengewalt
und
Gewalt
der
Herren
im
spten
Mittelalter:
Herrschaft,
Gegensetigkeit und Sprachgebrauch, Francfort-New York, Campus Verlag, 1996, a prsent
une critique
fort aigu
des
analyses et
des
biais
idologiques de
O. Brunner.
14
-
Cette logique collective,
strictement
locale,
ne
saurait
se
confondre avec une
occurrence du
droit naturel,
notion vivement condamne par O.
Brunner, selon
des arguments
fort
proches
de ceux de Cari Schmitt (voir note ci-dessous).
15
- L'adhsion
de
O. Brunner au nazisme est claire, et son institutionnalisme
vlkisch
est proche
de
celui
de
C. Schmitt. Voir Carl
Schmitt, Les
trois
types
de
pense
juridique
(trad, et prsentation par
Dominique Sglard),
Paris, PUF, [1934] 1995.
16- Voir l'article
de
Simona Cerutti dans le prsent
numro,
ainsi
que Fatti et
fatti
giudiziari. Il Consolato di commercio di Torinonel Settecento ,
Quaderni
Storici, 100-2,
1999, pp.
413-445.
17
-Michael Sonenscher, Work and
Wages. Natural
Law,
Politics
and the Eighteenth-
Century French
Trades,
Cambridge,
Cambridge University Press, 1989.
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UN
POSITIVISME MDIVAL
opposition avec l'thique, procde d une vritable laboration
; 2)
c'est dans le
droit
positif
qu est accentue l'attention
au
fait
singulier,
irrductible, mais
ncessaire au
jugement;
3) cette singularit
du fait
ncessite
la
mise en place
d une
procdure d enqute contradictoire ; 4)
l ensemble
de ce processus d'abstraction
judiciaire
fait
l'objet
d'un
large accord
dans les
socits mdivales.
Gnalogie
du
couple droit naturel/droit positif
Un moment
capital, dans
l'histoire
du droit,
est
celui de l'invention du couple droit
naturel/droit
positif, qu il
faut analyser en
utilisant et
compltant les travaux rcents
de
John Marenbon18
et
d'Irne
Rosier-Catach19,
qui
en ont
trac
l'histoire lexicale
et conceptuelle,
la
suite
d une
note ancienne et pionnire
du
grand canoniste
Stefan Kuttner20.
Dans
les
annes
1120 1130
(c'est--dire
peu
avant
la
rdaction
du
Dcret
de Gratien), trois auteurs
importants,
non juristes,
Pierre
Ablard, Hugues de
Saint-
Victor
et Thierry de
Chartres,
noncent
cette
opposition, sans
qu il
soit possible
de
reprer
une chronologie relative plus
fine.
Ensuite, partir des annes 1160, le
couple notionnel passe dans l'univers des
juristes, par l'intermdiaire
des
commentateurs du Dcret. Paralllement, et une
date
voisine,
le
mot
positif redouble
le mot donn pour distinguer les
signes
naturels des
signes
institus.
L adjectif
positivus
n'existe
pas
en
latin
classique. Son premier emploi
connu
se trouve dj
en
opposition avec naturalis
chez Aulu-Gelle,
grammairien
du
IIe
sicle, ou
du moins dans
le
lemme qui rsume
le
chapitre
IV
du
dixime livre
des
Nuits attiques : Comment
Publius
Nigidius a montr avec grande subtilit que
les mots ne sont pas positifs (positiva), mais naturels 21. Certes, ce lemme peut
tre tardif, mais
le
chapitre
lui-mme
oppose
une
production des noms
par
nature
et par
arrangement fortuit
(positu
fortuite) ; cette question renvoie bien sr
au
problme
classique de l'origine
conventionnelle
du langage, explicite depuis
le
Thtte
de Platon. Aulu-Gelle
cite,
en grec,
l'opposition phusis /thesis.
En
ce
cas,
le
positus
est
la traduction
littrale
de thesis. Plus
loin,
Aulu-Gelle oppose naturalia
arbitraria.
Au
dbut
du IVe
sicle, un second emploi
du couple lexical,
sans aucun
rapport avec le prcdent, se trouve dans le prologue
du
commentaire rdig
par
18
-John Marenbon,
Abelard's
Concept
of
Law,
in
A. Zimmermann
et
A.
Speer
(ds),
Mensch
und
Natur im Mittelalter, Berlin-New York, De Gruyter,
Miscellanea
Medievalia,
1992,
t.
2,
pp. 609-621, puis The
Philosophy of
Peter
Abelard, Cambridge,
Cambridge University Press, 1997, p. 327. Et, dernirement, son introduction l'dition
des Collationes,
Oxford, Clarendon Press, 2001, pp.
lxxvi-lxxix.
19
-Je remercie vivement Irne Rosier-Catach de
m'avoir
communiqu les chapitres
de son grand
livre
sur
les
sacrements
et les signes, paratre en
2003.
20 - Stefan
Kuttner,
Sur
les
origines du terme droit positif,
Revue
historique franaise
du
droit
franais
et
tranger,
4e
srie,
XV,
1936, pp.
728-740.
21
-John C. Rolfe (d.), Noctes
atticae,
Londres-Cambridge,
The
Loeb Classical Library,
1927, 1. 1, pp. 228-229.
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ALAIN BOUREAU
le chrtien Calcidius sur le Time de Platon, qui met
en
regard la justice
naturelle , voue aux
lois de l'univers,
objet
du
Time,
la justice
positive , traitant
des affaires humaines, objet de La Rpublique22,
attribue
Socrate. Le
mot
justice a
un
sens fort
large et
semble dsigner
un
principe d'harmonie
ou
d'quilibre.
Si
la
justice
positive
est
celle
dont
usent
les
hommes
,
la
justice
naturelle se
prsente
comme celle
dont
use
le
genre
divin
envers
lui-mme
dans ce qui
ressemble
une ville
commune
et une
rpublique de ce monde
sensible.
De
mme que les dix livres
de
La Rpublique ne traitent que
peu de la
justice au sens
troit,
mais
bien
de la constitution gnrale de la
cit humaine,
de mme le Tinte
offre
l'image d une
organisation d ensemble
de
l'univers. Le
sens
quelque
peu
erratique
de l'opposition
naturel/positif
se serait
donc
perdu
parmi
les
inventions
lexicales sans lendemain si le XIIe sicle ne s'tait passionnment attach
Calcidius, seul traducteur
et
commentateur
connu
de Platon.
I. Rosier-Catach a
dcouvert l'occurrence
suivante chez Boce (dbut du
VIe
sicle),
du
plus haut
intrt
car,
dans
son
commentaire
au
Pri
Hermeneias
d'Aris-
tote, Boce
associe
l'opposition
ntura
/positio dans le domaine du langage,
o
il
distingue,
la suite d'Aristote, les expressions vocales (voces) qui
signifient
naturellement ou
par
nature (naturaliter, ntura) de celles qui
signifient
par position
(secundum positionem, positione) ou plaisir (adplacitum),
et
dans
le
domaine des
normes
; en effet,
si l'on parle du juste
et
du bon, comme quand
on
parle du droit
de la
cit
ou de
l'injustice
de la cit, les
passions
sont en effet
diffrentes [chez
les
uns
et les autres] puisque le droit de
la
cit
(jus civile) et le
bon
de
la
cit
se
dfinissent
par institution
(positione), non par nature23 . Cette comparaison
entre
l'institution des signes
et
celle
des
lois
peut sans
doute
s expliquer
par la
familiarit
que le gendre de
Cassiodore, fonctionnaire romain
des rois ostrogoths, pouvait
avoir
avec la construction
de lois neuves
partir des vestiges du droit romain24.
Il
est
remarquable
qu aucun
de
ces emplois ne
passe dans
le Corpus
Juris
Civilis
de
Justinien, au milieu
du VIe
sicle25.
Un
autre
emploi,
prosodique
et
phonologique, se
trouve
chez
le moine
carolingien
Loup de Ferrires. Dans
une
lettre
Eginhard,
date de
836,
il pose
son
illustre correspondant diverses questions
sur des
sujets difficiles.
L une de
ces
questions
porte
sur la prononciation,
longue ou courte,
de
certaines
voyelles latines.
22 -
Calcidius, Timaeus
a Cakidio translatus commentarioque instructus (d.
par
Jan
Hendrik Waszink), Londres-Leyde, E. J. Brill, Plato
Latinus-V ,
1962, p. 59, 1. 19-20.
23
-
BoCE, Commentarii in
librum Aristotelis
Pri Ermeneias
(d.
par
Karl
Meiser),
Pars
posterior,
Leipzig,
1880, pp. 41-42 Et si
de iusto
ac bono ita loquitur, ut
de
eo
quod
ciuile ius aut
ciuilis
iniuria dicitur, recte non
eaedem
sunt
passiones animae
quo-
niam ciuile
ius
et ciuile bonum
positione est, non
ntura. Naturale uero bonum atque
iustum apud
omnes gentes idem est.
24 -Voir la lettre de
Cassiodore,
Variae, IX,
18, 19,
o
il compare un
dit
d'Atalaric
la loi des Douze tables.
25
-
Sur
la faon dont le droit romain
intgre
le droit naturel l'intrieur
de
l'artifcialit
juridique,
voir
Yan
Thomas,
Imago
naturae.
Note
sur
l'institutionnalit
de
la
nature
Rome
,
dans
Thologie et droit
dans
la
science politique
de
Etat moderne,
Rome,
cole
franaise de Rome,
1991,
pp.
201-227.
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
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UN
POSITIVISME MDIVAL
En ce
monde
qui a perdu la phonologie
latine, Loup
doit se raccrocher
l'crit et
notamment aux rgles
de
prosodie,
mais
en confondant
la question de la
place
de
l'accent dans
un
vers,
dtermine
par
une position
de la
syllabe
dans
le vers et
celle de
la
quantit relle des voyelles
:
Dans
la
prononciation des mots comme
aratrum,
salubris
et
autres
semblables, qui semblent
avoir
la
pnultime
accentue
non
seulement
par
position
(positione),
mais aussi par
nature
(ntura),
il
y a une
grande incertitude, sur laquelle
je
peine encore, je l avoue doit-on s'en tenir la
nature
?26 Comme
chez Boce,
c'est le contact perdu avec l'origine
qui
induit,
au-del des techniques prosodiques, cette
interrogation
sur la nature
et
la
convention. Le sens
prosodique
de position (place dans une suite) se trouvait dans des
chapitres prosodiques de Quintilien ou de
Donat,
mais le
court-circuit culturel,
qui
met en rapport
la
pure formalit combinatoire de
la
prosodie avec
la
nature
de
la
langue,
tient la situation historique. La lettre de
Loup
a
un
autre
intrt
la
page
suivante,
il
prsente
Eginhard
ses
excuses
pour
n'avoir pas
renvoy
un
manuscrit d Aulu-Gelle,
conserv
par
son propre abb, le grand savant Hrabn
Maur.
Or, on
vu, la premire invention
du
couple se trouvait
chez
Aulu-Gelle.
Droit naturel et droit positif au
xne sicle
La srie disparate
des
emplois du couple positif/naturel
subit une
cristallisation
intense dans les annes
1130,
pour des raisons complexes
que l'on va
tenter
d'explorer. Le caractre problmatique de
la
notion de nature au XIIe sicle joue
un rle
essentiel,
comme
l a
montr
un
article
clbre
du
pre
Chenu27.
Devant
une large
homonymie lexicale
et conceptuelle,
on
peut distinguer
trois sens
principaux du
mot :
La Nature, selon une
interprtation
no-platonicienne transmise
par
Calci-
dius,
est
divine
et
perptuelle. C est probablement la lecture
de
ce
dernier
qui a
induit la premire construction du couple positif/naturel
au
XIIe sicle, dans la
Theologta christiana de Pierre Ablard,
vers
1 130-1
13828:
Quand
les philosophes
nous exhortent nous soucier
du
bien commun
dans
une cit,
ils font juste usage
de la
justice
naturelle
pour
instituer la
justice positive, c'est--dire
celle qu ils
instituent
en
l'imposant
et en
l'tablissant pour des groupes de citoyens. En
un
second
sens,
plus
augustinien29,
la
nature
cre
se
soumet
la
grce
infuse.
La loi
divine
ne
saurait
donc
tre
limite un droit naturel, sans
cesse
modifi
par l'intervention
gracieuse
de
Dieu.
Le droit
naturel n'est
plus qu un vestige,
26 - Loup de
Ferrires,
Correspondance (d. et trad, par Lon Levillain), Paris,
Les
Belles Lettres,
1.
1, 1964, p. 48.
27 -Pre Marie-Dominique Chenu, La
nature
et l'homme.
La
Renaissance du
XIIe sicle ,
reproduit
dans Id., La thologie
au
XIIe sicle, Paris, Vrin,
1976,
pp. 19-51.
28
-
Theologia christiana,
II,
52, publie dans loi
Marie
Buytaert (d.), Ptri Abaelardi
opera
theologica,
II,
Turnhout,
Brepols, 1969,
p.
753.
29 -Voir
Klaus
Demmer, lus caritatis, Rome, Libreria
ditrice
dell'Universit grego-
1 L
7
1iana, Analecta Gregoriana-118 , 1961.
1
/ i
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
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ALAIN
BOUREAU
constamment
recouvert
par un droit divin
positif,
c'est--dire par les ajouts et
transformations
dvelopps
dans l'histoire (ex
tempore). En
outre,
la
nature
humaine,
qui
pourrait fonder le droit naturel, est devenue inaccessible, puisqu'il
s'agit
d une nature dchue, efface par
le
pch d Adam qui
a
affect l ensemble
du genre
humain.
La
nature
humaine,
telle
qu elle
se manifeste
dans le
temps
prsent, a
subi la
variation
de
l'histoire.
En troisime lieu, la
nature
est
celle
de chaque
substance cre, livre par le
fait mme de sa
production en ce monde.
C est
selon
cette signification qu il faut comprendre la dfinition de Rufin donne
plus
haut,
qui
tablit
en toute
crature humaine
la prsence
ncessaire
de la
capacit de
juger et
de
distinguer le bien
du
mal,
dont elle
est
dote par
naissance et
par infusion
de
l me rationnelle. Le droit naturel dsigne
alors
une pure capacit
thique ou
thico-religieuse. Cette
interprtation
peut
d'ailleurs
neutraliser
le
sens
juridique de l'opposition
naturel/positif;
ainsi, dans le Didascalicon d Hugues
de Saint-
Victor,
ce
sont
deux
occurrences de
la
justice ,
prise
au
sens
de
vertu
et
non d'institution, qui
portent
cette opposition. Dans son
tableau
des arts, Hugues
combine les
mots
de Calcidius sur les deux
justices
avec une remarque de saint
Augustin30
sur
le tournant
moral donn par
Socrate
la philosophie
:
L'inventeur
de l thique fut Socrate qui lui consacra vingt-quatre livres
inspirs par
la
justice
positive. Puis son disciple, Platon, rdigea les nombreux livres de
la
Rpublique,
suivant les deux
justices, c'est--dire
la naturelle
et
la
positive31.
Plus loin, en
examinant les divers sens de l'Ecriture, il note qu en
la
tropologie (le sens moral
de
l'criture),
se trouve la
justice naturelle, origine
de la
discipline
de
nos murs,
c'est--dire
de la
justice positive32
.
Ces
deux
dernires
interprtations du mot
nature
et,
donc, du
couple
droit naturel/droit positif
apparaissent
clairement dans les Collationes
(ouvrage
plus
connu sous le
titre de
Dialogue
entre
un philosophe, un
juif
et un
chrtien), rdig par
Pierre Ablard vers 1130.
L'auteur, dans
ce
trait, imagine
une situation o trois
personnages, reprsentant la sagesse
paenne, le
judasme
et le christianisme,
prennent
le
narrateur comme juge (judex) de
leur
dbat, qui
porte
sur la ncessit
ou
l'inutilit de la loi
telle
qu elle
a
t dicte dans les deux Testaments. Comme
dans le Sic et non d
Ablard,
la
parole est
laisse aux
opinions
contradictoires le
juge-narrateur se
contente
de la
distribuer.
Le philosophe, qui s appuie
uniquement sur la loi
naturelle
,
soutient
que
l'adjonction
d une loi
crite
construit
un
fardeau
sans
ncessit.
La
loi
naturelle
se rduit
aux prceptes
de
l thique
et
les
lois de
l'criture
n'y ajoutent
que
des signes inutiles33. Plus avant dans la
discussion, le
philosophe
aborde
la
question
des
vertus fondamentales qui
construisent
la vie morale, dont la premire
est
celle de
justice.
C est l qu il labore la
notion
de justice positive :
- Cit de Dieu,
VIII, 3.
31 -Hugues de Saint- Victor, L'art de lire. Didascalicon, III,
2
(trad, par Michel
Lemoine),
Paris, Le Cerf, 1991, p.
129.
32-Iid.,W,
5,
p.
221.
33 -
Lex vero naturalis in scientia morum, quam
ethicam
dicimus, in solis consistit
1 A 7
?
'
L documentis
moralibus.
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
13/28
UN POSITIVISME MDIVAL
Le droit naturel, c'est ce que la raison qui rside naturellement en tous persuade
d accomplir en
acte
et qui demeure en tous : honorer
Dieu,
aimer ses parents,
punir
les mauvais.
Le respect
de
ces
principes
est ncessaire tous, en sorte qu aucun mrite ne suffit en
l'absence de
ces principes.
L'objet de la
justice positive, institue par les hommes
afin de
protger
plus
srement
et
de
dvelopper
ce
qui
est
utile
et
convenable, repose
sur
la
seule
coutume ou sur l'autorit
de
l'crit:
il s'agit, par
exemple, des peines de rtorsion ou des
dcisions des
juges
quant
l'examen
des accusations : ainsi, chez certains, existe la
procdure des
combats judiciaires
ou des
fers
rougis
au
feu
; chez
d'autres, la
fin
de
tout
litige
est le serment et tout le
dbat
est
entour de
tmoignages34
Pour le philosophe
d'Ablard,
le droit
naturel est
form de principes moraux qui
doivent, dans
la
pratique sociale, recevoir une application concrte, une procdure
(l exemple le
plus
dvelopp
tant
celui
des
modes
de
preuve).
Ce qu il
nomme
droit
naturel
relve
de
l'individu
et
la
justice
positive
de
la
collectivit:
C est
pourquoi
il se produit que
nous devons observer, aussi bien
les
droits
naturels
(jura
naturalia) que les
institutions
de
ceux
avec
qui
nous devons vivre et
dont nous venons
de
parler35.
Le
droit
naturel, converti en prceptes (les jura),
relve de
la
morale individuelle,
la justice
positive, de
la
pratique
juridique.
Autrement
dit, c'est
bien la distinction
entre
la morale
et le
droit qui
commence
s'effectuer en
ce dbut
du
XIIe sicle.
Au
XIIIe sicle,
la distinction
s'largit au
politique,
et Albert le
Grand, commentant la Politique d'Aristote, distinguait trois
domaines, dont le
dernier
regroupait le
droit et
la science du
gouvernement
Aris-
tote
nous a
livr trois sciences sur les
conduites humaines :
la
science
morale, la
science
conomique
et
la
science
politique, c'est--dire
celle qui
institue
la loi
(politicam
vel
legis
positivam)36
.
Certes, il
est difficile
d'assigner Ablard la porte complte des propos du
philosophe, qui
n'est
qu une des
parties
dans ce
dbat o le
juge se tait.
Nanmoins, il faut souligner la cohrence de l'analyse du
philosophe
avec certains points
essentiels de
la doctrine
d'Ablard.
Son
fameux opuscule connu sous le nom
Ethique (ou de
Connais-toi
toi-mme) tablissait, sur un autre front,
l'autonomie
relative de
l thique
en montrant
que la
faute ne se
confond
pas ncessairement
34
-
Naturale quidem jus est quod opere complendum esse ipsa quae omnibus naturali-
ter
inest
ratio,
persuadet,
et
idcirco
apud omnes
permanet,
ut
Deum
colre,
parentes
amare, perversos
punire,
et quorumcunque observantia omnibus est necessaria, ut nulla
unquam
sine illis
merita sufficiant. Positivae autem
justitiae illud
est,
quod
ab
hominibus
institutm, ad utilitatem scilicet vel
honestatem
tutius muniendam vel amplificandam,
aut sola
consuetudine
aut
scripti
nititur
auctoritate, utpote poenae vindictarum vel in
examinandis accusationibus sententiae judiciorum, cum apud
alios
ritus
sit duellorum
vel
igniti
ferri ;
apud alios
autem omnis
controversiae finis
sit juratum, et
testibus
omnis
discussio circumferatur
(Collationes,
texte d. et trad, par
John
Marenbon et Giovanni
Orlandi, Oxford, Clarendon Press, 2001, pp. 144-146).
35
- Ibid. : Unde fit ut
cum quibuscunque
vivendum est
nobis eorum
quoque
instituta,
quae
diximus,
sicut et naturalia jura
teneamus.
36
-
Albert
Magni Super
Ethica.
Commentum
et
quaestiones,
dans
Albert
Magni
Opera
Omnia,
t. XIV, Pars I-III, d. par Wilhelm
Kubel,
Munster, Aschendorff, 1968, 1972 et 1987;
Super Ethica,
2b.
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
14/28
ALAIN BOUREAU
avec
le
pch. Plus
gnralement,
la validit du droit naturel, comme
lieu
d'une
thique oriente vers une bonne justice positive
reposait sur des certitudes
largement partages au XIIe sicle. La position de
Thomas
d'Aquin, en dpit
d'une
souplesse qui
a
permis
une infinit d'interprtations, n'tait gure diffrente : pour
lui,
le
droit
naturel est rapport
au
juste
,
antrieur
aux
lois
humaines37.
.
justifia
/ega/is, forme applique de
la
vertu
aristotlicienne de justice, suffisait assurer le
bon
fonctionnement de la
justice
particulire,
justice
positive, dont les excs
ou
les insuffisances pouvaient tre modres
par
la
vertu
d quit ou epikeia.
Au
moment
mme o Ablard rdigeait ses
Collationes,
Thierry de
Chartres,
dans ses
commentaires
sur
le De
inventione de Cicron
et
sur la Rhtorique Herren-
nius, donnait une dfinition plus
prcise
du droit
positif.
La rhtorique
latine,
comme le
montrent
les travaux en cours de Charles de Miramon, a
constitu
un
des
lieux essentiels
de
formulation
du droit,
et notamment
du droit canonique.
Ds
le
XIe
sicle,
bien
loin
de
Bologne,
Laon,
les
commentaires
de
Manegold,
d Anselme de
Laon et
de Guillaume de Champeaux38,
le matre
de
Pierre
Ablard,
tirrent
des
considrations de Cicron sur l loquence judiciaire les premiers
lments
de rflexion
juridique
avant mme que
le Corpus
de
Justinien soit rellement
connu. Thierry
de
Chartres,
une gnration aprs Guillaume de Champeaux, avait
une connaissance
certaine du droit
romain.
sa
mort,
il lgua
Notre-Dame de
Chartres un Corpus complet de droit
{Institutions,
Novelles et
Digeste^),
possession
encore
rare
et bien tonnante
chez
un non-juriste.
Dans son commentaire de la
Rhtorique
Herennius, Thierry introduit une
distinction nette
entre
le droit naturel et le droit
positif:
Parfois
cette
constitution
[de
l'utile
et
de
l'honnte] procde
de
la
nature
et
on
parle de
loi
naturelle, ou
de
droit
naturel, ou
de
justice
naturelle. Et les
parties
en sont la
religion,
la pit, la
grce, la vengeance, l'obissance, la vrit, car c'est
naturellement
que nous
voulons exercer ces vertus40. Cette
liste
des
vertus naturelles constitutives de
la
vertu
37 - La bibliographie sur le sujet est immense et contradictoire. Une des
positions les
plus rigoureuses est celle
de
Jean-Franois Courtine, Nature
et
empire de
la
loi. tudes
suarziennes,
Paris,
Vrin/ditions
de
l'EHESS, 1999, pp.
118-126.
Chez Thomas, le juste
est envisag ex ntura
rei, c'est--dire
en rapport prcis avec un cas prcis.
Serait-ce
l'origine du mythe d'un droit
naturel man
de la
nature
des choses
(ex
ntura rerum)
chez Paolo
Grossi
?
En
ce
cas,
l'erreur d'interprtation
serait
importante.
38
- Voir Michael Dickey, Some
Commentaries
on
the De inventione
and
Ad Herrenium
of
the 11th and early 12th Centuries,
Medieval
and Renaissance Studies,
6,
1968, pp. 1-
41, et
Karin
Margareta Fredborg, The Commentaries
on
Cicero's
De inventione
and Rhetorica
ad
Herrenium
by
William
of
Champeaux , Cahiers de l'Institut du Moyen ge
grec
et
latin, 17, 1976, pp. 1-39.
39
-
Texte publi
dans le Cartulaire
de Notre-Dame de
Chartres
(d. par Edouard de
Lpinois
et
Lucien
Martet),
Chartres,
Socit archologique
d'Eure-et-Loir,
1865, 3, 206,
cit par
Karin Margareta Fredborg dans
l'introduction
de son
dition
de
Thierry
de Chartres,
The Latin Rhetorical Commentaries,
Toronto,
The Medieval Pontifical Institute, 1988, p. 4.
40
-Thierry
de
Chartres, The
Latin...,
op. cit.,
pp.
275-276: Quandoque
vero
fit
illa
constitutio a
ntura,
et
dicitur
lex
naturalis vel
ius naturale
vel iustitia.
Et
habet
partes:
religionem, pietatem, gratiam, vindicationem, observantiam, veritatem, quia naturaliter
J_* volumus
ista
exercere.
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
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UN POSITIVISME
MDIVAL
englobante de
justice
provient directement du
De
inventione de Cicron (2,
22,
66).
Par
opposition, cette
constitution
procde
aussi
de l'institution
des hommes et
on parle de droit positif
ou
de loi
positive.
On parle de
droit positif tantt pour le
droit des
gens, tantt pour le
droit
civil. Le
droit des
gens est le droit
commun
toutes
les
nations,
comme
le
droit
des
guerres,
le
droit
d'affranchissement,
de
vente, d'achat. Le droit civil est le droit d une
seule
cit, comme le droit des
Athniens,
etc.41. Ensuite, Thierry
divise le
droit civil
en
droit crit
ou
droit lgal
(jus
lgale)
et en coutume ou droit coutumier (jus consuetudinarium), driv
soit
de
l'anciennet soit de l'usage. Ce droit coutumier se
divise son tour
en chose
juge (judicatum) ou prcdent, en principe de rtorsion (par), nomm droit
du
talion
(jus talionis), et
en
pacte. Le pacte
permet de
relier
la
coutume au
droit
civil, selon une
volution
des
murs
des
nations
: en
effet,
chez les
sauvages
(rustici),
le pacte
l'emporte sur la loi.
Un
pacte,
quand il
est constitu
par le peuple,
devient
un
plbiscite
;
quand
il
l'est
par
le
snat,
il
s'agit d'un
dcret
et,
sous
l'autorit
des
juges, il se
transforme en
loi.
Ce
passage semble
simplement redistribuer les sources de droits voques
par
la
tradition rhtorique romaine42, en subsumant
les
sources externes sous le
droit coutumier, puis en rassemblant les
droits
coutumier et civil sous l'tiquette
nouvelle de droit
positif.
Pourtant, les
effets
de cette
classification
sont
importants :
des
sources considres comme voisines
du
droit naturel ou de
l quit
passent
dans
le
droit positif;
ainsi le par,
nomm
aussi,
chez les
rhteurs latins,
source
ex
bono et aequo (drive du
bon et
du juste, non loin de Yepikeia d'Aristote),
perd
son
caractre d quit morale
pour tre
rduit
la loi du
talion.
Le
pacte
devint
une
propdeutique
historique
la loi.
Autrement
dit,
il
se
pourrait
que
le texte de
Thierry participe de
cette attaque
gnrale
contre
la
coutume que l'on
voit
l'uvre dans la rflexion canonique
et
pastorale
avant
mme les clbres pages
d'ouverture du Dcret de
Gratien43. Par
ailleurs, dans la Rhtorique
Herennius,
Thierry
pouvait trouver
que
l quit tait la source d'un droit nouveau (jus novum).
Or,
prcisment,
la constitution du
droit canonique se
plaa
sous cet tendard.
L'invention du droit
positif
aurait
donc
voir
avec
l'autonomie
nouvelle du droit
canonique,
avant Gratien.
Enfin, il faut noter que Thierry de Chartres qui,
habituellement,
commente
ses sources
au
plus
prs
du texte, fait ici un cart: ces
considrations
sur le droit
positif
sont insres
dans
un passage de
la Rhtorique
A\-Ibid.,
p.
276:
Fit quoque
constitutio illa
ex institutione hominum
et
dicitur ius
positivm vel lex. lus vero positivm aliud dicitur ius
gentium,
aliud civile. lus gentium
et ius commune
omnibus
gentibus,
ut
ius bellorum, ius
manumissionis, venditionis,
emptionis.
lus autem
civile
est ius
unius civitatis, ut
ius Atheniensium, etc.
II
est
intressant que Thierry de Chartres donne l'exemple d'Athnes, et
non
de Rome
comme lieu
de production du
droit
civil.
42 - Voir Maurice Pallasse,
Cicron
et les sources de droits, Paris, Sirey, s. d.
43 - Sur une critique de la coutume particulirement nette de Honorius Augustodunen-
sis,
dans
son
trait
Sur
la
consommation des
volailles,
vers
1125, voir
Alain
Boureau,
La
loi du royaume. Les moines, le droit
et
la construction de la nation anglaise,
XIe
-XIIIe sicle,
Paris,
Les Belles Lettres,
2001, pp.
200-205. 1475
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
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ALAIN
BOUREAU
Herennius
qui
concerne le
genre
dlibratif,
sans aucun rapport avec les divisions
du droit.
Un
autre
passage de Thierry
de
Chartres,
dans
son commentaire
du
De
inven-
tione de Cicron, prcise encore le contexte de cette
invention.
Cicron,
au
premier
livre
de son
trait,
expose
les
cinq
genres
de
causes
que
rencontre
l'invention
rhtorique. Ces causes entranent la formulation d une question, nomme ici
constitution. Les
constitutions
sont de
quatre types:
la
constitution
conjecturale,
qui
porte
sur l'existence du fait; la constitution
dfinitoire,
qui
porte
sur
le
nom du
fait,
la constitution gnrale,
qui formalise la
qualification de
l'affaire;
enfin,
la constitution translative
est
lie la
procdure.
La constitution gnrale
est divise par
Cicron
en
constitution de
jugement44,
o l'on cherche
la nature
de l quitable
et
du juste ou la
modalit
de la rcompense
ou
du
chtiment, et
constitution
d'affaire,
en
laquelle on considre
ce
qu il en
est
du droit
selon
l usage
et
l quit
civils,
quel
soin,
selon
nous, doivent
s'employer
les
jurisconsultes
(1,
10,
14).
Clairement, chez Cicron, il
s'agit
de
deux stades
de la
qualification d une affaire:
l'un, gnral et moral;
l'autre,
pratique et juridique.
Chez
Thierry, en
revanche, il
s'agit
de deux
domaines
distincts
la constitution de
jugement s occupe du
pass,
la constitution d'affaire, du prsent
et
du futur. La
premire
relve de
la
raison (ratio),
la seconde du
raisonnement dductif (ratiocinatio) :
Cette constitution d'affaire, on la nomme
laborieuse,
du fait
qu en
elle on parvient
par
le raisonnement, partir de ce
qui
a t crit de faon gnrale ou de ce
qui
est
tenu pour coutumier, ce qui n a pas
t crit
et,
en
y parvenant, on forme de
nouveaux
droits
(nova
jura) partir
de
l quit
du
droit prcdent [...].
Mais
dans
la
constitution
d'affaire,
comme
on
fait
porter
le
doute
sur
le
pass,
on
ne
dispute
pas sur ce qu il faut faire
en
raisonnant partir du droit
positif (ex
iure positivo)45.
Le
sens du
terme positif est
donn par
Thierry quand
il
mentionne que
la
considration de ce qu il convient de faire
relve
de la construction du juste
(positio
justi)
; mais
la construction du
juste porte
non pas sur
ce
qui
est
dj
juste,
mais sur
ce
qui
est dcrt comme devant tre dsormais tenu pour
juste
.
Cette phrase
donne
une
prcieuse
indication
de source
: le terme positio pourrait
venir
de Boce,
auteur
comment par ailleurs par Thierry de
Chartres46.
44
- L'opposition entre constitutio judicicialis
et
constitutio
negotialis
est
difficile
traduire.
Je
ne suis pas
Guy
Achard,
diteur
et
traducteur
du
De
inventione
(pour
la
Collection
des
universits de
France
,
Paris, Les
Belles
Lettres,
1994) qui oppose
(p. 69) constitution
quitable et constitution
lgale.
Je prfre
rester
plus
prs
de la lettre
en parlant
de
constitution de
jugement et
de
constitution d'affaire .
45
-Thierry de Chartres, The
Latin...,
op. cit., p.
92
:
Haec autem
constitutio
negotialis
vocatur
quasi
laboriosa,
eo
quod in ea ex eo
quod
generaliter scriptum est aut in
consuetudine generaliter
tenetur, ad spciale quod
non
est scriptum
ratiocinando perve-
nitur, et
perveniendo
nova jura ex aequitate praecedentis juris
formantur
[...].
In
juridi-
ciali
vero, quia sed
praeterito dubitatur,
idcirco
non ex positivo jure
ratiocinando qualiter
aliquid
faciendum sit certatur.
46
- Malheureusement, on ne connat
de
Thierry
de
Chartres
que
les
commentaires sur
les Opuscula
sacra
(Nikola
us
Haring
(d.),
Commentaries
on
Boethius
by
Thierry
of
Chartres
ans His School, Toronto,
The Medieval Pontifical Institute, 1971) et
sur
YArithmetica
de
1476 Boce.
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
17/28
UN
POSITIVISME MDIVAL
En
termes
anachroniques,
on
pourrait dire
que,
chez Thierry
de
Chartres,
la
constitution
juridicielle
relve
de la
philosophie
du droit
et
de l'thique,
et la
constitution d'affaire de
la
production
du
droit et des dcrets.
Une
illustration
prcise
de
ce point est fournie
par
le commentaire
sur
le De inventione,
rdig
par
Pierre
Hlie, disciple
de
Thierry
de
Chartres,
vers
1138.
Pierre reprend
de
prs
le
texte
de
son matre
et, sur
ce
point,
l'illustre d'un
exemple tir de
l'actualit, au
moment o
s'achevait
le schisme
du pape
Anaclet II
(1130-1138): Si, de nos
jours,
venait
en dbat
la question de
savoir
si les
prtres ordonns par Pierleoni
doivent tre nouveau ordonns, il s'agirait d une constitution d'affaire, puisqu il
faudrait
former
un
nouveau droit. En
effet,
sur ce genre d'affaires,
aucun droit n a
encore t
constitu47.
Prcisment,
ds
1139,
le
concile
de Latran
II
lgifra sur
ce
point, et le texte
entra dans
le
droit canonique. L invention du
droit
positif
correspond bien une conqute du rationalisme constructiviste
mdival, en
liaison
avec
l'autonomisation
de
l'thique
et
la
construction du
droit
canonique,
un
droit
divin et positif.
Les positivismes mdivaux
Chez Pierre Ablard,
on
avait repr deux
positivismes
distincts qui, l'un et
l'autre,
minent
l'existence
indpendante d'un droit
naturel.
D un
ct, l ide
d un
droit divin
positif,
c'est--dire
d'une
distribution temporelle
de
rgles et aides
divines,
graduellement adaptes
la
condition
nouvelle de
l'homme, est
voque
par
le
philosophe
quand
il
dcrit
le
droit
positif
:
Les
pontifes romains
aussi
et
les
synodes
tablissent chaque
jour
de nouveaux dcrets
ou
consentent
de
nouvelles dispenses, par lesquelles vous
dclarez
licite ce qui tait auparavant
illicite,
ou vice versa ;
comme si
Dieu avait institu en leur pouvoir
ou accord
leurs permissions de
construire
comme
bon
ou
mauvais
ce qui n'tait pas tel
auparavant et comme
si
leur autorit pouvait
l'emporter sur
notre loi48. Depuis Hugues
de Saint-
Victor et
son trait sur les sacrements, rdig, lui aussi, dans les
annes
,
la
question
du
droit naturel est
troitement
lie
celle de l'historicit
des
sacrements, qu voquait le philosophe des Collationes
et
qu Ablard
reprend
son
47 -
Ut
si veniret nunc in controversiam
an
ordinati a Petro
Leonis
essent ad ordines
promovendi negotialis
est constitutio, quoniam de
novo
jure formando.
De
hujusmodi
enim re nullum jus constitutum fuit adhuc (texte indit dchiffr par Karin Fredborg
sur
le manuscrit Cambridge,
Pembroke
College, MS 85, section 3,
f.
85va, et
reproduit
dans sa prface Thierry de
Chartres, The
Latin...,
op.
cit., p.
11,
n. 53).
48
-
Romani
quoque pontifices vel synodales conventus, quotidie
nova condunt
dcrta,
vel dispensationes
aliquas
indulgent, quibus licita prius jam illicita, vel e
converso fieri autumatis, quasi in
eorum potestate
Deus
posuerit
vel permissionibus,
ut
bona
vel
mala esse faciant, quae prius
non
erant et legi nostrae possit eorum
auctoritas
praejudicare
{Ibid.,
pp.
150-151).
Il
faut
relever un sens
annexe
de
positif
qui
pourrait
tre tir de cette
citation :
est
positif
le droit qui est plac par
Dieu
entre
les
mains
du
prince
( quasi in eorum potestate
Deus
posuerit ). I t
/ /
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
18/28
ALAIN
BOUREAU
compte dans le
reste
de son
uvre :
Ces lois que vous appelez divines, c'est--
dire l'Ancien et le
Nouveau
Testament, livrent certains prceptes
que
vous appelez
moraux,
comme d'aimer Dieu ou son prochain, ne pas commettre d'adultre,
de
vol, ni d homicide; elles livrent
aussi
des prceptes qui relvent de
la
justice
positive
et
qui
ont
t adapts
par certains
au
fil
du temps,
comme
la
circoncision
pour
les
juifs et le
baptme
pour
vous
; elles
comportent
aussi
de
nombreux
prceptes
que
vous appelez
symboliques49.
Une
formulation chrtienne, parmi
beaucoup d'autres,
se trouve dans les
Dialogues
d Anselme de
Havelberg,
rdigs
vers
1160, et prsente
l'intrt de
dsigner
la construction de la
loi
nouvelle
comme
abstraction
:
Et
une
Eglise nouvelle
fut
assemble par
la grce du
Saint-Esprit ; cette Eglise
rnove,
recrute
bord
parmi
les juifs, puis parmi les gentils, abandonnait progressivement les
rites
soit des
juifs,
soit des gentils, conservait
toutefois certaines
particularits
de
la
nature
et
de
la
Loi,
qui,
abstraites
(abstracta)
et tires
soit
de
la
loi
de
la
nature,
soit
de
la
loi
crite, n'taient pas et
ne
sontpas contraires la foi chrtienne50.
C est en
effet l'tablissement de la
loi crite dicte Mose
qui
confirme les
premiers sacrements,
et
son abolition partielle ou sa
suspension
par
le
Christ
qui
transforment le nombre et
la nature des sacrements.
La thologie scolastique,
depuis
le
dbut du XIIe
sicle51, distingue
trois temps dans
l'histoire
de l'humanit,
celui
de la nature
(nature originaire,
puis nature
dchue), celui de
la
Loi et celui
de la
grce. Le tri effectuer dans les
commandements,
prescriptions
et conseils
porte
la
fois
sur
les
rites
et
les
normes, dont certaines
sont
juges
permanentes,
selon
des apprciations sans cesse
discutes, au
sein de la
longue
srie scolastique
des traits sur les
sacrements
ou sur la cessation de la loi .
Un
deuxime positivisme, plus strictement
juridique,
drive de la distinction
entre
thique et
droit
que nous avons
dj
voque. L autonomie
de l thique
rside
dans la
fameuse
morale de
l'intention
dveloppe par
Ablard, reprise
tout
au
long du XIIe sicle
jusqu aux
temps
de
l cole
parisienne
et
de
Pierre le
Chantre. Le point de vue radical
d'Ablard,
qui heurta beaucoup
ses
contemporains,
rabat l'action
morale sur
son
caractre volontaire, indpendamment de
l'action
{opus, operatio et
mme
factum).
La morale de
l'intention
relativise la
notion
49
-
Ibid.
:
Ipsae quoque leges quas divinas dicitis, Vtus scilicet Novum
Testamentm quaedam
naturalia
tradunt praecepta, quae
moralia
dicitis, ut diligere
Deum
vel
proximum, non
adulterari,
non furari, non homicidam fieri,
quaedam
vero quasi positivae
justitiae
sint,
quae quibusdam
ex
tempore unt
accommodata,
ut circumcisio Judaeis et
baptismus vobis et pleraque alia
quorum fguralia
vocatis praecepta.
50
- Anselme de
Havelberg, Dialogues
(d.
et trad, par
Gaston
Salet), Paris,
Le
Cerf,
Sources chrtiennes-118 ,
1966,
pp. 66-67 (traduction
modifie
par
nous).
51 -
Voir Dom O.
Lottin, Le
droit naturel
chez saint
Thomas et ses
prdcesseurs,
Louvain,
Ephemerides theologicas Lovanienses, 1924. Pour une vocation plus ancienne, voir
une lettre de Gerbert d'Aurillac adresse l'vque Wilderod en 995, qui
a,
en outre,
l'intrt
d'offrir
une anticipation
du
couple
droit
naturel/droit
positif:
loi
par
nature/loi
par autorit
(GERBERT D'Aurillac, Correspondance (d. par Pierre
Riche
et
Jean-Pierre
Callu),
t. II, Paris,
Les Belles
Lettres,
1993,
p.
593).
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
19/28
UN
POSITIVISME MDIVAL
de fait, en neutralisant l'vnement.
Jean est
tu. Paul l a tu. Ceci
est un
vnement. La
thologie
morale de l'intention affirme
que cet
vnement ne
signifie
rien
en
lui-mme,
avant qu il
ne
soit qualifi
selon l'intention
de
Paul,
qui construit
l'vnement
comme meurtre (il a voulu et prmdit cet acte, par
l'effet d une
vieille haine),
comme coups
et
blessures
ports
sans
intention
de
meurtre
(
la
suite d une rixe,
par
exemple),
comme accident
(Paul,
au cours
d une chasse, visait
un
gibier)
ou
bien comme acte
mritoire
(Paul a dbarrass la
chrtient
d'un
perscuteur,
sur
le
modle de
Judith tuant
Holopherne).
L vnement
mort
de
Jean , vid
de sa signification intrinsque, devient
un
fait indiffrent,
un
rsidu
irrductible
de ralit. La
transparence
de
la
conscience et l vidence des
interprtations
relativise la force des faits.
Si le pch et
la
faute morale relvent exclusivement
du jugement
divin et
de la conscience
individuelle
de chaque
tre
humain, en
revanche
la
justice
humaine
ne
peut
atteindre
les
consciences
et
doit
s'en
tenir
aux
actes,
aux
faits
Faut-il
s'tonner que
si
une faute a
prcd, l'excution de l'acte qui
suit
la
faute
augmente
la sanction auprs des hommes en
cette vie,
alors qu elle ne
l'augmente
pas
auprs
de
Dieu
dans la
vie
future ? En
effet,
les
hommes
ne peuvent pas
juger
des
choses caches,
mais
seulement
des
choses manifestes ; nous ne punissons pas
tant les
fautes que
les
actes, et
non pas
tant pour le tort qu'ils portent l'me, que
pour le
tort
possible envers les autres; nous nous
efforons
de tirer vengeance
davantage pour
prvenir des
dommages publics que pour
corriger des dommages
individuels52. Le droit
naturel
ne relve
donc
nullement de la
justice
des hommes,
ncessairement positive,
en
ce sens qu elle construit
des
faits sans
pouvoir
atteindre
les
fautes. Le
droit,
en
son
sens
strict,
relve
de
la
communaut,
l thique
des
individus dans leur rapport Dieu.
On peut parler de positivisme juridique, dans le sens assez prcis d une
qualification
judiciaire
des
actions,
distincte du jugement
moral.
La ncessit de
cette construction qualifiante fut accrue
par
la saisie judiciaire de certains pchs
relevant de la conscience individuelle. En
effet, au
cours du
XIIIe
sicle, se produisit
une
raction progressive
contre
la morale de l'intention, qui tendit
faire passer
certains
pchs,
mais
surtout
celui
d'hrsie,
dans
le domaine
des torts
publics.
L hrsie fut
construite en fait, tournant
capital dans
l'histoire
du
christianisme
qui, pendant
plus
de dix sicles, avait fermement
tabli
que l'hrsie impliquait
le
consentement
individuel.
Ce
phnomne
se rattache
un
vaste
mouvement
de
rdaction des textes normatifs
et
la
constitution
du
droit
comme science de plus
en plus indpendante de la
thologie
morale. Le fait fut pens
comme un rsidu
ncessaire l indpendance transcendante
du droit,
que
la
caste des juristes tentait
d'extraire des
contingences et
des
compromissions des
affaires courantes. Mais
l'attachement
la factualit tenait aussi une raction
de
l glise
contre
les
entreprises
hrtiques
appuyes sur
une pratique
du secret
et
de la double
entente.
Le sanctuaire de l'intriorit pouvait apparatre comme une cache de malfaiteurs.
52 -
Pierre
Ablard, Scito
te
ipsum (d.
par Rainer
M. ligner), Turnhout, Brepols, 2001,
pp. 26 et 28.
7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf
20/28
ALAIN
BOUREAU
Les
poursuites contre les cathares et les bguins le montrent clairement : les
inquisiteurs
mirent au
point des