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UNIVERSIT MONTESQUIEU - BORDEAUX IV
INSTITUT DTUDES POLITIQUES DE BORDEAUX
CENTRE DTUDE DAFRIQUE NOIRE (CEAN)
DYNAMIQUES RELIGIEUSES ET DMOCRATISATION AU BNIN
PENTECTISME ET FORMATION DUN ESPACE PUBLIC
Thse pour le Doctorat en Science Politique
prsente par
Cdric MAYRARGUE
le 13 dcembre 2002
MEMBRES DU JURY
M. Philippe BRAUD, Professeur de Science Politique lInstitut dtudes Politiques de Paris. (Rapporteur) M. Christian COULON, Professeur de Science Politique lInstitut dtudes Politiques de Bordeaux. (Directeur de thse) Mme Danile HERVIEU-LGER, Directrice dtudes lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris. (Rapporteur) M. Ren OTAYEK, Directeur de recherches au CNRS (CEAN - Bordeaux). M. Jacques PALARD, Directeur de recherches au CNRS (CERVL - Bordeaux).
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SOMMAIRE
Introduction
PREMIRE PARTIE :
RENOUVEAU DMOCRATIQUE, MOBILISATION DU RELIGIEUX ET IMAGINAIRE POLITIQUE
Chapitre 1 : Lhistoricit des relations entre le religieux et le politique Chapitre 2 : La mobilisation du religieux dans le processus de construction dmocratique Chapitre 3 : Dieu aime le Bnin . La formation dun imaginaire politico-religieux
DEUXIME PARTIE :
LES DYNAMIQUES SOCIALES ET POLITIQUES DE LEXPANSION PENTECTISTE :
MOUVEMENTS, INDIVIDUS, COMMUNAUTS Chapitre 4 : Mouvements pentectistes et conqute de lespace urbain Chapitre 5 : Trajectoires individuelles et conversions au pentectisme Chapitre 6 : Construction communautaire, dynamiques identitaires et espace social
TROISIME PARTIE :
LINFLUENCE POLITIQUE DU PENTECTISME ET LA FORMATION DE LESPACE PUBLIC
Chapitre 7 : Mouvements vangliques et relations au politique Chapitre 8 : La christianisation de la symbolique et de laction politique Chapitre 9 : Convertis et citoyens : pentectisme et espace public Conclusion Bibliographie Annexes
La table des matires se trouve en fin de volume
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REMERCIEMENTS
Je tiens dabord exprimer ma reconnaissance Christian Coulon pour ses conseils et
son soutien rgulier durant ces nombreuses annes. Je lui dois aussi une certaine sensibilit
aux approches et aux questionnements qui se trouvent lorigine de cette thse. Sa grande
disponibilit et ses encouragements rpts durant ces derniers mois de rdaction auront t
trs utiles.
Je remercie galement Jean-Claude Barbier, sans qui je naurais pas pu raliser une
grande partie du travail de terrain qui est la base de cette thse. Sans son soutien dcisif,
puis sans sa prsence au Bnin, je naurais jamais bnfici daussi bonnes conditions de
recherche, et sur une aussi longue dure.
Mes remerciements vont aussi toute lquipe du Centre dtude dAfrique noire, et
en particulier Ren Otayek, pour les aides dont jai pu bnficier ces dernires annes de la
part du programme de recherche quil a dirig, et qui mont permis de participer un certain
nombre de colloques.
Je remercie toutes celles et tous ceux qui ont contribu faire, de ce qui naurait pu
tre quune recherche personnelle, aussi, et dabord, une aventure collective, partage durant
toutes ces annes. Je pense en particulier Batrice Humarau, Paule Dupraz, Marianne Marty,
Ivan Crouzel, Benoit Dupin, Fred Eboko, Abdoul Ciss, Mamoud Gazibo, Thibault Le
Renard, Emmanuelle Meunier, Boubacar Issa Abdourhamane. Les chemins suivis par les uns
et les autres, comme lloignement sur trois continents , nont pas attnu ces amitis.
Lors de mon sjour au Bnin en 1997/1998, jai bnfici pour mes recherches de
laide rgulire de Luc Assogba, Patrick Effiboley et Thodore Hounkpatin. Au-del, leur
prsence, comme celle de Simplice Ahouansou et de Yessoufou Arouna, a t trs apprciable
Bien sr, cette thse naurait pas pu exister, sans la disponibilit des personnes que jai
rencontres, en particulier les pasteurs et les responsables dglises et, peut-tre plus encore,
les hommes et les femmes convertis que jai interrogs. Jespre, dans les pages qui
suivent, ne pas avoir dform leurs propos. Simon, Michel et Patrice mont t dune aide
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apprciable, en facilitant mon travail de lintrieur de ces communauts.
Enfin, je remercie, encore, Benoit Dupin et Marianne Marty, ainsi quAntoine Roger,
pour leur aide dcisive durant les jours prcdents la remise de cette thse. Jespre quau-
del de la relecture de ce texte, la dcouverte de quelques dynamiques bninoises aura suscit
leur intrt, sans pour autant les dtourner des ralits sud-africaines, mauritaniennes et
roumaines, quils connaissent si bien.
Une pense pour toutes celles et tous ceux qui, durant ces annes, de Bordeaux
Cotonou, en passant, bien sr, par Paris, ont manifest un intrt pour cette recherche, ont
particip llaboration de ce travail ou, tout simplement, se sont inquits de son volution.
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INTRODUCTION
Avril 1996 : Mathieu Krkou est confortablement install la tribune rige dans les
jardins de lAssemble nationale Porto-Novo. Lancien dictateur, qui aprs cinq annes de
silence, vient de remporter llection prsidentielle face son tombeur de 1991, Nicphore
Soglo, a conclu quelques minutes auparavant son discours dinvestiture, en chrtien quil est
devenu, en demandant solennellement au peuple bninois , lautorisation de placer son
mandat sous le signe de la protection de Dieu . Alors que les invits viennent le fliciter, il
coute le chant glory alleluia qui slve lentement en clture de cette crmonie officielle.
Mars 1998 : les tlspectateurs bninois qui regardent Faits divers , lmission
vedette de la nouvelle chane prive LC 2, qui leur permet de sexprimer en direct, assistent
un curieux change verbal, au sujet de la pnurie dlectricit alors subie par les populations
du sud Bnin, due lasschement du barrage dAkossombo. Un tlspectateur intervient
pour affirmer, de faon premptoire, que ces difficults sont bien la preuve que Dieu est
contre Krkou , car de tels problmes narrivaient pas du temps de Soglo . Un second lui
rpond alors lantenne en lui demandant, sur un mode cette fois ironique, sil avait
effectivement rencontr ce Dieu et sil lui avait bien dit cela .
Ces deux exemples indiquent demble le poids des reprsentations et des
interprtations religieuses dans la vie politique bninoise au cours des annes 1990, et surtout
les usages diffrencis qui peuvent en tre faits. Depuis le dbut de la dcennie, un processus
de changement politique est en uvre, tandis que dimportantes recompositions religieuses se
produisent, en particulier avec lexpansion des courants chrtiens vangliques.
Le Bnin du Renouveau dmocratique et son analyse dans la littrature
A partir de la fin des annes 1980, le Bnin est engag dans un processus de
changement politique, se traduisant par la mise en place dun nouveau rgime, orientation
librale et dmocratique. Jusqualors, lhistoire politique de cet tat, ancienne colonie
franaise qui accde lindpendance le 1er aot 1960 sous le nom de Rpublique du
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Dahomey, peut se lire en deux squences distinctes1. Durant plus dune dcennie, on assiste
une succession de coups dtat (six au total) et de changements de constitution, civils et
militaires alternant au pouvoir, pour des priodes souvent trs courtes. Cette instabilit et
lintrusion frquente dofficiers dans la vie politique vaudront au pays lappellation d enfant
malade de lAfrique . Une solution semble tre trouve en 1970, avec la mise en place dun
systme de prsidence tournante auquel participent les trois principaux leaders, disposant
chacun dune base lectorale rgionalement circonscrite : Hubert Maga, Justin Ahomadegb
et Sourou Migan Apithy. Il est convenu quils dirigeront, tour de rle et pour une priode de
deux ans, un Conseil prsidentiel. Mais, alors que J. Ahomadegb a pris ses fonctions depuis
quelques mois, un nouveau coup dtat se produit le 26 octobre 1972, qui porte au pouvoir le
- futur gnral - Mathieu Krkou. Cet vnement inaugure la seconde phase de lhistoire
contemporaine du Bnin, marque par une stabilit au sommet de ltat, dans le cadre dun
rgime autoritaire et rpressif. Lorientation nationaliste et rvolutionnaire proclame ds la
prise du pouvoir est renforce en 1974 par lofficialisation du choix du marxisme-lninisme,
qui se traduit lanne suivante par ladoption dune nouvelle dnomination pour ltat, la
Rpublique populaire du Bnin, et la mise en place dun parti unique. Dans les annes 1980,
le rgime est confront une grave crise conomique. A partir de 1988, il doit faire face la
monte de la contestation interne, sociale et politique. En 1989, une amnistie partielle pour les
dtenus et les exils politiques, labandon du marxisme-lninisme et la convocation dune
Confrence nationale sont annonces.
Cette Confrence nationale, runissant plus de 500 participants en fvrier 1990, se
dclare souveraine et dbouche sur la mise en place dune priode de transition dune anne,
durant laquelle M. Krkou est maintenu la tte de ltat. Un Premier ministre est dsign
par les confrenciers, Nicphore Soglo, et un Haut conseil de la Rpublique fait office
dorgane lgislatif. Une constitution, instaurant un rgime pluraliste et reprsentatif, de type
prsidentiel, avec une stricte sparation des pouvoirs entre un Prsident de la Rpublique, lu
au suffrage universel direct tous les cinq ans, et une unique chambre, lAssemble nationale,
dont les membres sont lus au scrutin proportionnel, pour des mandats de quatre ans, est
1 Pour des lments dordre historique, voir Maurice A. Gll, Naissance dun tat noir : lvolution politique et constitutionnelle du Dahomey, de la colonisation nos jours, Paris, LGDJ, 1969, 538 p. ; Maurice A. Gll, La Rpublique du Dahomey, Paris, Berger-Levraut, 1969, 74 p. ; Robert Cornevin, La Rpublique populaire du Bnin, des origines dahomennes nos jours, Paris, Maisonneuve et Larose, 1981, 584 p. Sur le rgime rvolutionnaire, voir Chris Allen et M. Radu, Benin, the Congo, Burkina-Faso : Economics, Politics and Society, London, Pinter Publishers, 1989, 300 p. et Franoise Godin, Bnin 1972-1982, la logique de ltat africain, Paris, LHarmattan, 1986, 325 p. Des donnes prcises sur toutes les lections organises dans le pays se trouvent dans Christof Hartmann, Benin in Dieter Nohlen, Michael Krennerich et Bernhard Thibaut, Elections in Africa. A data handbook, Oxford, Oxford University Press, 1999, pp. 79-102.
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labore et adopte par rfrendum. Des lections locales en novembre 1990, puis lgislatives
en fvrier 1991 et prsidentielle le mois suivant sont organises. Au second tour, N. Soglo
lemporte largement face M. Krkou, inaugurant le rgime, qualifi par ses principaux
acteurs de Renouveau dmocratique . De nouvelles consultations se droulent, de manire
pacifique et rgulire : des lgislatives en 1995 et 1999, une prsidentielle en 1996, qui voit le
retour au pouvoir, cette fois par le biais des urnes, de M. Krkou. Durant toute la dcennie,
aucune manifestation de violence politique nest perceptible, lensemble des acteurs politiques
acceptent les nouvelles rgles du jeu, et les liberts dexpression et dassociation sont
effectivement respectes. Une presse, crite, radio puis tlvise, indpendante se dveloppe,
plus dune centaine de partis politiques voient le jour ainsi que plusieurs confdrations
syndicales. Llection prsidentielle de 2001 soulve cependant de nombreuses questions
quant au respect des rgles de la comptition lectorale par une grande partie de llite
politique. La victoire de M. Krkou, au second tour, avec plus de 85 % des voix, face lun
de ses principaux ministres, aprs le forfait des candidats de lopposition, N. Soglo et A.
Houngbdji, arrivs en deuxime et troisime positions lissue du premier tour, dnonant
les conditions dorganisation et de droulement du scrutin, a entach limage du modle .
Le Bnin fut en effet souvent prsent comme un laboratoire politique, en particulier,
parce quavec la procdure de la Confrence nationale, il initia une modalit indite
dabandon de lautoritarisme et de changement de rgime, reprise, avec souvent moins de
russite, dans de nombreux autres tats francophones2. Le droulement pacifique des
diffrents scrutins confirma cette image. La littrature scientifique concernant lensemble des
transformations politiques de ce pays est reste cependant relativement limite, si lon excepte
les tmoignages dacteurs ou dobservateurs de ces volutions, parfois intressants3, des
travaux au contenu essentiellement descriptif4 ou des analyses sur des squences limites (la
Confrence nationale5, les lections6) ou des thmes prcis (la presse7). On dispose tout
2 Des confrences nationales ont t organises par la suite au Niger, au Togo, au Mali, au Congo, au Zare 3 Comme, par exemple, les rcits de Batrice Gbado, une enseignante de mathmatique, qui a vcu de lintrieur les mouvements de contestation. Voir Batrice Gbado, En marche vers la libert (mai 1985-fvrier 1990), s. e., s. d., 92 p. et Batrice Lalinon Gbado, En marche vers la libert. Tome 2 (fvrier 1990-avril 1991), s. e., 1996, 144 p. 4 Voir, par exemple les ouvrages dAfize Adamon : Le Renouveau dmocratique au Bnin. La Confrence nationale des forces vives et la priode de transition, Paris, LHarmattan, 1995, 224 p. ; Le Renouveau dmocratique au Bnin. Les lections de la priode de transition, Porto-Novo, Les Editions du Journal Officiel, 1995, 184 p. et Le Renouveau dmocratique au Bnin. Les lections lgislatives de 1995, Cotonou, Les ditions du Flamboyant, 1996, 211 p. 5 Il existe une importante littrature sur la Confrence nationale bninoise. Voir, par exemple, Francis Laloupo, La Confrence nationale du Bnin : un concept nouveau de changement de rgime politique , Anne africaine
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de mme de quelques tudes pertinentes sur lensemble de ce processus de transition et de
consolidation , de construction dmocratique , qui insistent sur la russite de
lexprience politique bninoise, parfois dans des perspectives thoriques assez loignes.
Richard Bangas analyse ainsi les paradoxes du processus, en insistant sur lambivalence de
ces dynamiques, en particulier travers ltude de la formation dun espace public pluraliste
et lanalyse des imaginaires politiques8. Il souligne le caractre non linaire du processus, les
nombreux blocages et les frquents conflits, et insiste sur la dynamique alatoire de la
consolidation du pluralisme , marque par la contingence et lincertitude. Tout en montrant
que les transformations politiques se sont accompagnes de ramnagements profonds dans
les imaginaires politiques et dune intriorisation des valeurs dmocratiques, il relve surtout
que lmergence de cette culture civique sopre paradoxalement dans le cadre dune
conomie morale qui na gure daffinits lectives avec la dmocratie , constatant, au
niveau des lites et de lensemble de la population, que ctait bel et bien dans le creuset du
clientlisme et de la matrice plus gnrale de la politique du ventre que soprait le processus
de consolidation dmocratique et qumergeaient de nouveaux rgimes de subjectivit
citoyenne 9. Loptique suivie par Mamoudou Gazibo, dans son analyse comparative des
trajectoires de la dmocratisation au Bnin et au Niger10, est sensiblement diffrente, mme
sil observe aussi que le Bnin semble sinstaller durablement dans le processus engag au
dbut de la dcennie surtout depuis lalternance de 1996 11 et insiste galement sur la
complexit et lambigut du processus. Soulignant les contraintes objectives la
consolidation dmocratique , il met surtout en avant la variable stratgique dans les
trajectoires de la dmocratisation , qui permet dexpliquer le succs, ou lchec, du
processus, parce qu il nexiste aucune fatalit antidmocratique mme dans un contexte
1992-1993, Bordeaux, CEAN, 1992, pp. 89-114 ; John Heilbrunn, Social Origins of National Conference in Benin and Togo , The Journal of Modern African Studies, 31 (2), 1993, pp. 277-299. ; Kathryn Nwajiaku, The National Conferences in Benin and Togo Revisited , The Journal of Modern African Studies, 32 (3), 1994, pp. 429-447. ; Richard Bangas, Action collective et transition politique en Afrique : la confrence nationale du Bnin , Cultures et conflits, n 17, printemps 1995, pp. 137-175. ; Wuyi Omitoogun et Kenneth Onigu-Otite, The National Conference as a model for Democratic Transition : Benin and Nigeria, Ibadan, IFRA/African Book Builders, 1996, 40 p. 6 Par exemple, sur llection de 1996, avec louvrage dEmmanuel Adjovi, Une lection libre en Afrique. La prsidentielle du Bnin (1996), Paris, Karthala, 1998, 182 p. 7 Voir Marie-Soleil Frre, Presse et dmocratie en Afrique francophone. Les mots et les maux de la transition au Bnin et au Niger, Paris, Karthala, 2000, 540 p. 8 Richard Bangas, La dmocratie pas de camlon. Transition et consolidation dmocratique au Bnin, thse de doctorat de Science politique, Paris, Institut dEtudes politiques de Paris, 1998, 700 p. 9 Ibid., p. 665 et 666. 10 Mamoudou Gazibo, La problmatique de la consolidation dmocratique : les trajectoires compares du Bnin et du Niger, thse de doctorat de Science politique, Bordeaux, Universit Montesquieu Bordeaux IV, 1998, 588 p. 11 Ibid., p. 9.
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caractris par de nombreuses contraintes 12. Dans cette perspective, M. Gazibo accorde
une grande importance, dans le succs bninois, au rle stratgique des acteurs politiques,
leur pragmatisme et leur modration, ainsi quaux institutions et au droit, celui ci ayant
largement contribu la solidification progressive du nouvel ordre dmocratique 13.
Dautres auteurs se montrent plus critiques, comme Philippe Noudjenoume, insistant sur les
nombreux obstacles et limites la dmocratisation14. Pourtant, il y a bien eu un rel processus
de changement politique au cours des annes 1990, dans une orientation librale et pluraliste
affirme et mise en pratique, se traduisant par une modification des comportements et des
reprsentations politiques. Seulement, ces transformations sont complexes et incertaines,
parce quy interagissent des lments tmoignant dune relle dmocratisation avec des
pratiques, parfois anciennes, qui relvent dautres logiques, parce quelles sont aussi portes
par des lites politiques, qui nont t que peu renouveles, et parce quelles se droulent
enfin dans un contexte conomique et social rendant plus difficile leur consolidation. Cest au
cours de cette mme priode que lon assiste des recompositions au sein du paysage
religieux.
Structuration, dynamiques et recompositions du paysage religieux bninois
On peut proposer une premire approche dordre historique du champ religieux
bninois, en sintressant son processus de formation, et au dveloppement successif de ses
principales composantes. Sur le territoire qui forme lactuel Bnin, apparaissent et se diffusent
au cours de la priode prcoloniale un ensemble de cultes, souvent locaux, autour de forces,
de puissances invisibles, desprits, de divinits, que lon appelle par exemple vodun dans
laire fon et orisha en pays yoruba, associs en gnral des phnomnes naturels, des
activits humaines ou des anctres diviniss et qui interviennent directement dans la vie des
hommes15. Des crmonies, souvent accompagnes de libations et de sacrifices, diriges par
des hunon se droulent, parfois dans des temples, autour de reprsentations matrielles de ces
divinits. Des vodunsi sont initis qui entrent en contact, sous la forme de transe, avec ces
forces suprieures. Si certains vodun ont une assise purement locale, par exemple les legba,
qui sont des vodun protecteurs dune famille ou dun village, dautres se sont diffuss
travers des zones parfois trs vastes, en particulier avec lexpansion du royaume du Danhom,
12 Ibid., p. 555. 13 Ibid., p. 550. 14 Philippe Noudjenoume, La dmocratie au Bnin : 1988-1993 : bilan et perspectives, Paris, LHarmattan, 1999, 395 p. 15 Pour une prsentation, voir le recueil darticles sur le vodun, Vodun, Paris, Prsence africaine, 1993, 308 p.
10
et mme au-del, comme les principaux dieux du panthon vodun : Sakpata, la divinit de la
terre et des pidmies, en particulier de la variole, Hevioso, le dieu du tonerre ou Gu, celui du
fer et de la guerre.
Cest dans cet univers de croyances polythistes et de multiples cultes locaux, auquel
lexpression de religion traditionnelle renvoie, et o les pratiques divinatoires sont trs
dveloppes, que pntrent lislam puis le christianisme16. On peut distinguer, la suite des
recherches de Paul Marty dans les annes 192017, deux processus dislamisation. Le premier,
dans le Nord du pays, partir de la valle du Niger, qui remonte au temps de lEmpire
songha de Gao et de Tombouctou, et qui fut favoris ensuite par lpope dOusman Dan
Fodio (au dbut du XIXe sicle), parmi les populations dendi et bariba, fut en particulier
luvre de marchands musulmans qui taient accompagns dalfa (matres coraniques). Le
second, plus tardif, se produit dans le sud-est, grce linfluence de yoruba et de haoussa
(prsents dans lactuel Nigeria). Cet islam sunnite est majoritairement confrrique, en
particulier dans le cadre de la Tidjniyya. Les premires tentatives dimplantation
missionnaire chrtienne remontent, elles, aux annes 1660 et 1664, avec lenvoi de prtres
espagnols et de capucins bretons. Mais, ces initiatives sont rapidement abandonnes et ce
nest qu partir du milieu du XIXe sicle que le travail dvanglisation commence vraiment,
avec dune part la mission mthodiste18, ds 1843, et dautre part, la mission catholique, avec
larrive du pre Francesco Borghero en 1861. Dans les annes 1940, sinstallent dans le Nord
du pays, de nouvelles missions chrtiennes anglo-saxonnes, les Assembles de Dieu et la
Sudan Interior Mission. Mais, la sphre chrtienne connat depuis le dbut du sicle un
processus dclatement et dinnovation, avec la cration dglises indpendantes (comme la
Premire Mission africaine Boda Owa implante en 1901 ou lglise mthodiste Eledja en
1930) et larrives dglises prophtiques depuis le Nigeria, comme lOrdre sacr ternel des
Chrubins et Sraphins en 1933. En 1947, nat, dans la rgion de Porto-Novo, lglise du
christianisme cleste, suite aux visions reues par le fondateur, S. Oschoffa19. Ce mouvement
devient trs important au Bnin et se diffuse dans de nombreux autres pays. Dans le mme
16 Des informations historiques sur ces processus sont fournies dans Robert Cornevin, La Rpublique populaire du Bnin, des origines dahomennes nos jours, op. cit. 17 Paul Marty, Etudes sur lislam au Dahomey, Paris, Leroux, 1926, 295 p. Voir aussi Olivier Meunier, Les routes de lislam. Anthropologie politique de lislamisation de lAfrique de lOuest en gnral et du pays hawsa en particulier du VIIIe au XIXe sicle, Paris, LHarmattan, 1997, 203 p. 18 Voir Marguerite Fassinou, Matthieu Fassinou et Joseph Djivo, Histoire de lglise protestante mthodiste du Bnin 1743-1993, Porto-Novo, CNPMS, 1993, 140 p. 19 Sur lglise du Christianisme cleste, voir Albert de Surgy, Lglise du Christianisme cleste. Un exemple dglise prophtique au Bnin, Paris, Karthala, 2001, 332 p. et Afeosemime U. Adogame, Celestial Church of Christ. The Politics of Cultural Identity in a West African Prophetic-Charismatic Movement, Francfort, Peter Lang, 1999, 251 p.
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temps, les premires glises pentectistes simplantent dans les annes 1940 et 1950 depuis le
Nigeria et le Ghana.
Si cette premire lecture a le mrite de replacer dans une perspective historique le
dveloppement des diffrents cultes, il convient cependant dinsister sur deux lments, qui
limitent cette approche en termes dempilement ou de sdimentation. Dabord, il faut se
dpartir dune vision fixiste ou ahistorique, en particulier concernant les cultes locaux
prsents comme traditionnels , alors quils connaissent, eux-aussi, des dynamiques
internes de transformation20, en fonction des migrations de population, des acquisitions de
vodun lors des conflits ou de la diffusion de nouveaux cultes, comme ceux apparus dans les
annes 1940, en provenance du Ghana21. Ensuite, le dveloppement de ces diffrents groupes
religieux ne doit pas se concevoir indpendamment les uns des autres, mais il est ncessaire,
au contraire, dinsister sur les influences et les interactions qui se nouent entre eux.
Lmergence dun nouveau culte ou la diffusion dune religion dorigine trangre ne se
produisent pas sur une terre vierge, mais dans un univers o sont dj prsents des croyances
et des pratiques, avec lesquels ils vont interagir. De mme, lopposition systmatique entre
religions endognes et exognes doit tre fortement relativise : les premires sont affectes
par lintrusion des nouvelles expressions tandis que celles-ci peuvent tre rinterprtes en
fonction des reprsentations prexistantes. Le christianisme a ainsi repris les noms dentits
vodun, comme Mawu pour Dieu, au prix dune reconstruction symbolique22. Tout comme les
individus, des ides, des croyances, des techniques ont pu circuler dun genre religieux un
autre. La porosit entre les univers religieux est sensible dans la cration, par un ancien
sminariste anglican nigrian de lglise du Fa23 en 1934, qui est implante la mme anne au
Bnin, mlangeant systme divinatoire traditionnel et liturgie chrtienne24.
20 Au sein des anciennes religions africaines sont perceptibles des signes dvolution qui indiquent que, loin dtre closes sur elles-mmes dans leur prennit, elles ont t au fil du temps permables aussi bien la demande des fidles, et limpact sur celle-ci de la conjoncture, quaux influences extrieures rappelle Claude-Hlne Perrot, Introduction la premire partie. Religions et dynamismes dans lAfrique prcoloniale in Jean-Pierre Chrtien, dir., Linvention religieuse en Afrique. Histoire et religion en Afrique noire, Paris, Karthala, 1993, p. 34. 21 Sur ces nouveaux cultes vodun, voir Emmanuelle Kadya Tall, Dynamique des cultes vodun et du Christianisme cleste au Sud-Bnin , Cahiers des Sciences humaines, 31 (4), 1995, pp. 797-823 et Emmanuelle Kadya Tall, De la dmocratie et des cultes vodun au Bnin , Cahiers dtudes africaines, XXXV (1), n 137, 1995, pp. 195-208. 22 Yai babalola Olabiyi, From Vodun to Mawu : monotheism and history in the Fon cultural area , in Jean-Pierre Chrtien, dir., Linvention religieuse en Afrique. Histoire et religion en Afrique noire, op. cit., pp. 241-265. 23 Le Fa est un procd de gomancie rpandu parmi les populations du sud du Bnin. 24 Voir Albert de Surgy, Lglise de Fa au Bnin , Social compass, 43 (2), 1996, pp. 209-224.
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Une seconde approche de la sphre religieuse insiste sur les dynamiques
contemporaines qui laffectent, en particulier sur les recompositions observables depuis une
quinzaine dannes. Des volutions se dessinent qui vont dans le sens dune diffrenciation et
dune pluralisation de l offre religieuse, dune fluidit et dune mobilit des
comportements individuels, bref, dune drgulation du champ religieux. La mesure
quantitative de ces transformations savre particulirement difficile. Certes, tout nouveau
mouvement religieux est cens se faire enregistrer au Service cultes et coutumes du ministre
de lIntrieur, mais tous ne le font pas, ou alors longtemps aprs leur implantation, et les
registres consultables sont lacunaires. On dispose aussi des rsultats du Recensement gnral
de la population et de lhabitation, qui intgre une question sur les appartenances religieuses,
mais le dernier a t effectu il y a plus de dix ans, en fvrier 1992. Surtout, on peut
sinterroger sur la pertinence dun tel outil, outre les questions inhrentes sa ralisation sur
le terrain, pour mesurer ce qui relve de la croyance et des valeurs. Au mieux, il ne constitue
quun indicateur partiel un moment donn. Il prsente, en outre, le dfaut de fixer et de figer
des rsultats statistiques, sans tenir compte de la fluidit et de la mobilit des affiliations
religieuses. Les chiffres issus du recensement de 1992 permettent cependant de mettre en
vidence la diversit religieuse actuelle du Bnin et de relever un affaiblissement certain du
poids des religions traditionnelles25 :
Bnin Cotonou
Religion traditionnelle 35, 0 % 4, 67 %
Religion catholique 25, 9 % 63, 8 %
Religion protestante mthodiste 3, 5 % 4, 77 %
Islam 20, 6% 10, 71 %
Autres chrtiens 6, 0 % 7, 24 %
Autres religions 1, 9 % 3, 08 %
Aucunes 6, 4 % 5, 10 %
Non dclars 0, 7 % 0, 63 %
Si lon additionne lensemble des fidles des glises chrtiennes, on obtient le chiffre
de 35, 4 %, lgrement suprieur celui des adeptes des religions traditionnelles. Il faut aussi
relever dimportantes diffrences en fonction des zones urbaines (o les catholiques seraient
39, 3 %) et rurales (domines par la religion traditionnelle qui regroupe 43, 9 % des
25 Voir INSAE, Deuxime recensement gnral de la Population et de lHabitat. Volume II : analyse des rsultats. Tome 3 : caractristiques socio-culturelles et conomiques, mars 1994, pp. 11-17.
13
habitants), des dpartements (46, 9 % de catholiques dans lAtlantique, le dpartement o se
trouve Cotonou ; 74, 2 % de fidles des religions traditionnelles dans le Mono (sud-ouest) ;
65, 3 % de musulmans dans le Borgou (nord-est) ; 7, 4 % de mthodistes dans lOum (sud-
est) ou des villes. Cotonou, dans laquelle jai effectu mes recherches, et dont la population
tait au moment du recensement, sans tenir compte de la priphrie, de 536 827 habitants,
serait ainsi une ville trs largement christianise avec 63, 8 % de catholiques, 4, 77 % de
mthodistes et 7, 24 % dautres chrtiens.
Si ces chiffres traduisent la pluralisation du paysage religieux, loin dtre largement
domin par le vodun, et la grande diversit des situations au niveau gographique, cest
surtout en utilisant dautres instruments comme lobservation et des tudes prcises que lon
peroit mieux les logiques de diversification et de fluidit. Le plus important ne parait pas de
quantifier ces volutions, ce qui sapparente une mission dlicate, mais de saisir les logiques
de ces recompositions. Dabord, on assiste une multiplication des alternatives religieuses,
une pluralit de l offre , qui se manifeste au travers de larrive dans le pays de nouvelles
expressions, qui souvent mettent en avant lapprentissage denseignements ou de techniques
particulires : des groupes dorigine asiatique (de lInde comme Sahaja Yoga, du
Japon comme Sukyo Mahikari) ; des mouvements sotriques et initiatiques (Mouvement du
Graal, Ordre des Templiers), dont plusieurs sinscrivent dans la tradition rosicrucienne
(Association rosicrucienne Max Heindel, Lectorium Rosicrucianum - Rose Croix dOr) ; une
nouvelle obdience franc-maonne cre linitiative de la Grande Loge nationale de France ;
des organisations oprant des synthses entre diffrentes traditions, comme Eckankar, la
religion de la Lumire et du son de Dieu ; des grandes entreprises religieuses mondiales
comme Moon, etc Ensuite, les grandes religions sont aussi confrontes des changements
internes : expansion des groupes vangliques et surtout pentectistes au sein de la sphre
chrtienne, dveloppement de nouveaux courants dans la communaut musulmane, par
exemple avec la progression des mouvements fondamentalistes wahhabites, en particulier
dans des villes du Nord26, importance des cultes no-vodun, etc Enfin, linnovation
religieuse locale se manifeste par de nombreuse initiatives, souvent lintrieur de la sphre
chrtienne par la cration dglises ou de mouvements interdnominationnels, ou parfois dans
un registre plus syncrtique, comme par exemple dans le cas de mouvements no-
traditionnels, tels que lglise Vodun Thron, une structure cre en 1988 par un ancien enfant
26 Voir Denise Brgand, Les Wangara du Nord-Bnin face lavance du fondamentalisme : tude comparative Parakou et Djougou , Islam et socits au sud du Sahara, n 13 , dcembre 1999, pp. 91-102.
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de chur, le hunon Guendhou, autour dune nouvelle divinit vodun originaire du Ghana,
Alafia, qui multiplie les emprunts au christianisme27.
Ces tendances traduisent un phnomne de diversification, dhybridation, de
pluralisation mais les grandes expressions religieuses ( traditionnelles , chrtiennes et
musulmanes) restent cependant largement dominantes. Parmi ces recompositions
contemporaines, lun des faits les plus remarquables est lexpansion des courants chrtiens
vangliques et pentectistes.
Plus quailleurs, cest en milieu urbain, et particulirement Cotonou, quest
perceptible et visible, depuis le dbut des annes 1990, en particulier par son inscription dans
lespace citadin au travers de lorganisation de croisades dvanglisation ou de la
multiplication des lieux de culte, le dveloppement de nouvelles expressions chrtiennes28.
Sinscrivant dans une filiation historique avec les glises issues de la rforme protestante,
elles rejettent, parfois violemment, le catholicisme, mais elles se distinguent aussi des glises
protestantes historiques , librales qui ont, leurs yeux, perdu lenthousiasme de leur
origine et du temps des grands rveils . Elles se diffrencient encore plus fortement des
mouvements prophtiques et des glises indpendantes, comme le Christianisme cleste,
quelles accusent de pratiques syncrtiques29.
Si les premiers signes de cette vitalit chrtienne sont perceptibles ds la fin des
annes 1980, cest au cours de la dcennie suivante que certaines des glises prsentes parfois
depuis plusieurs dcennies au Bnin connaissent une phase de croissance sans prcdent dans
leur histoire, tandis que de nombreux mouvements, surtout en provenance des pays
anglophones proches, comme le Nigeria ou le Ghana, se diffusent, et que naissent localement
de multiples structures autonomes. On reviendra plus largement dans la seconde partie sur les
27 Le lieu de culte sapparente une glise et un office dominical y est clbr, autour dune liturgie inspire du catholicisme (encens, eau bnite, communion avec la noix de cola...) mlange des pratiques vodun (sacrifices, divinations). Durant la crmonie, le vodun Thron est prsent comme le crateur du ciel et de la terre et il lui est demand de nous dlivrer de tout mal . Un imaginaire biblique mais aussi, au niveau des reprsentations murales, musulman et mme hindouiste, est mobilis. Observation, Cotonou, janvier 1998. 28 Ce phnomne sobserve de manire plus prcoce dans les pays africains anglophones, avant de toucher les zones francophones. Sur les volutions lchelle du continent, voir Paul Gifford, dir., New Dimensions in African Christianity, Ibadan, Sefer, 1993, 260 p. Des rfrences sont fournies dans Jean-Claude Barbier, lisabeth Dorier Apprill et Cdric Mayrargue, Formes contemporaines du christianisme en Afrique noire. Une tude bibliographique, Bordeaux, CEAN, 1998, 65 p. 29 Pour des donnes dordre historique sur ces volutions, voir Michel Alokpo, Lhistoire des glises et missions vangliques au Bnin , pp. 37-108 in James R. Krabill, dir., Nos racines racontes : Rcits historiques sur lglise en Afrique de lOuest, Abidjan, Presses bibliques africaines, 1996 et pour un panorama de la situation actuelle Albert de Surgy, La multiplicit des glises au sud de lAfrique occidentale , Afrique contemporaine, n 177, 1er trim. 1996, pp. 30-44 et Albert de Surgy, Le phnomne pentectiste en Afrique noire. Le cas bninois, Paris, LHarmattan, 2001, 469 p.
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caractristiques de ces mouvements, en particulier sur leur grande diversit, mais il faut ds
prsent apporter certaines prcisions. Par vanglique, il faut entendre lensemble des glises,
quelle que soit leur origine, qui insistent sur la seconde naissance , ( born again ), selon
le principe que l on ne nat pas chrtien, on le devient , la conversion est alors un acte
volontaire et personnel, le baptme, qui se fait par immersion, est rserv aux seuls adultes.
Un attachement fort au texte biblique est revendiqu, qui souligne linerrance des critures et
se traduit par une lecture littrale. Une attention majeure est porte aux activits de
tmoignage et dvanglisation de grande ampleur, par une occupation de lespace urbain et
par une utilisation des moyens de communication les plus modernes. Cest le rle central de
lEsprit saint qui caractrise les glises pentectistes30 : celui-ci se manifeste chez certains
convertis (cest le baptme ou l effusion de lEsprit) et permet lexpression de dons
(de gurison, de prophtie, de parler en langues). Lactivit religieuse est alors vcue sur un
mode motionnel, offrant un contact direct avec Dieu, et les pratiques de dlivrance sont
dveloppes. Le retour du Christ y est prsent comme imminent, les fidles tant appels
sy prparer activement.
La distinction entre ces deux types dglises est parfois difficile tablir et tient
souvent une orientation pentectiste plus ou moins prononce. Localement, le terme
vanglique est dailleurs utilis de manire gnrique pour qualifier lensemble de ces
courants chrtiens. L aussi, il savre difficile de mesurer et de quantifier cette croissance31.
30 Le pentectisme est dorigine amricaine : il est issu du mouvement de sanctification (Holiness) qui se dveloppe au sein du mthodisme des zones rurales pauvres. Gnralement, deux dates fondatrices sont proposes, correspondant une double origine. En 1901, le pasteur blanc, Charles Parham, dune glise du Kansas, introduit la doctrine du baptme par lEsprit saint. Le rvrend noir, William Seymour, qui fut dabord un disciple de Parham, anime, pendant plusieurs mois, le premier rveil pentectiste de lAzusa Street Los Angeles en 1906. Le pentectisme va se dvelopper plus rapidement dans le sud du pays, mais de faon spare du fait de la sgrgation raciale qui rgne alors : avec les Assemblies of God pour les blancs et la Church of God in Christ pour les noirs. Isabelle Richet note que cest, lorigine, une religion noire, fortement influence par les rites africains . Voir Isabelle Richet, La religion aux tats-Unis, Paris, PUF, 2001, p. 27. Par ailleurs, en 1904-1905 se produit un rveil aux Pays de Galles, contemporain des premires manifestations amricaines du pentectisme. De ce rveil, sortira lApostolic Church, qui jouera un rle missionnaire important dans la diffusion du pentectisme en Afrique. Rapidement, le pentectisme se diffuse en Amrique latine : il est prsent au Chili en 1909 et au Brsil en 1910 selon Jean-Pierre Bastian, Le protestantisme en Amrique latine. Une approche socio-historique, Genve, Labor et Fides, 1994, 324 p. Daprs Harvey Cox, des influences pentectistes sont perceptibles en Afrique partir de 1907-1908. Harvey Cox, Retour de Dieu : Voyage en pays pentectiste, Paris, Descle de Brouwer, 1995, 296 p. Cest plus srement partir des annes 1920 que des glises pentectistes simplantent sur le continent. 31 Dans le recensement de 1992, il faut rechercher les fidles de ces glises parmi les 6 % d autres chrtiens , mais le flou persiste, parce que cette catgorie regroupe aussi les adeptes des glises indpendantes et prophtiques. Une autre indication peut tre fournie par les rsultats diffuss en 2001 dune tude effectue de lintrieur de la mouvance vanglique, utiliser avec certaines rserves. Selon ces chiffres, il y aurait 430 dnominations chrtiennes prsentes sur lensemble du territoire. Parmi les nombreuses glises vangliques, seulement sept possderaient plus de 100 assembles locales, et le nombre de pratiquants adultes est estim 356 000. Il sagit dun recensement effectu par le projet interdnominationnel ARCEB (Action pour la
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Mais limportance du phnomne ne peut se rduire au seul poids quantitatif des convertis,
elle est lie aussi sa grande visibilit et, par exemple, son influence sur les autres cultes. La
diffusion de nouveaux genres chrtiens, vangliques et, de plus en plus, pentectistes,
constitue au cours des annes 1990 un des principaux traits de lvolution du paysage
religieux bninois, et a la particularit de se produire en temps de dmocratisation.
Questions de dpart et objectifs
Le point de dpart de ce travail est une mise en relation de ces deux dynamiques,
politique et religieuse qui se dveloppent de manire concomitante au cours de la dcennie
1990 : dune part, un processus de changement politique, engag ds la fin des annes 1980
avec leffondrement du rgime autoritaire et, dautre part, des recompositions religieuses qui
se produisent de manire plus prononce dans la grande mtropole quest Cotonou. Plus
prcisment, il sagit de sinterroger sur larticulation entre un processus de construction
dmocratique, qui se produit de manire ambivalente, ambigu et incertaine, et lexpansion de
nouveaux genres chrtiens, vangliques et pentectistes, ayant dsormais un impact certain
sur la population.
Outre la simultanit de ces volutions, qui ne sinscrivent pas dans un rapport de
causalit, une telle mise en relation, dans ce contexte, peut se justifier au regard de diffrents
lments. Dabord, le religieux et le politique ne constituent pas deux domaines qui seraient
radicalement spars. Lhistoire du Bnin depuis lIndpendance, sans remonter des
priodes plus anciennes, montre des relations troites de contrle, de coopration ou
dinstrumentalisation. Des acteurs religieux, comme lglise catholique, ont eu, par exemple,
une influence au niveau tatique, tandis que des rgimes ont pu chercher rguler ou
rprimer le pluralisme religieux, comme ce fut le cas dans les annes 1970, avec lexprience
rvolutionnaire. Ensuite, mais on reviendra longuement sur cet aspect, la transition politique a
t accompagne dun rinvestissement du religieux dans la vie publique, se traduisant parfois
par la participation dacteurs la gestion de ce processus, tandis quune lecture en termes
religieux de ces transformations tait diffuse. Dans le mme temps, la crise de ltat et la
libralisation politique ont favoris lexpansion des nouvelles expressions religieuses qui ont
pu se dvelopper sans entrave. Enfin, on peut constater de nombreuses homologies entre
lunivers politique et la sphre chrtienne, quil sagisse du pluralisme qui y rgne, de la
fluidit des affiliations ou de la propension la conflictualit. Les divisions que de nombreux
recherche et la croissance des glises au Bnin). Voir Projet ARCEB, Lve-Toi & Va !!, Cotonou, ARCEB, 2001, p. 39 et p. 55.
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groupes religieux subissent font cho aux crises internes que connaissent la plupart des
organisations politiques et au frquent phnomne de transhumance , cest--dire de
modification de lallgeance partisane des lus.
Lobjectif principal de ce travail est de sinterroger sur les liens qui se nouent, dans un
contexte de dmocratisation, entre le politique et le religieux, et plus prcisment de poser la
question des affinits entre un processus dmocratique et lexpansion de mouvements
chrtiens. Dans un contexte de porosit du politique et du religieux, et de mise en uvre dun
projet libral et pluraliste, les effets de ce phnomne peuvent tre reprable tant au niveau
des glises et des pasteurs, que des acteurs politiques (dans leur discours, leurs modes de
lgitimation et de domination), ou des convertis (au niveau de leurs reprsentations et de leurs
comportements politiques). On cherchera savoir si ces mouvements chrtiens peuvent tre
des vecteurs dapprentissage dmocratique, sils sont susceptibles daccompagner les
volutions politiques et de participer la formation dun espace public, rgi par des valeurs de
pluralisme, de tolrance, de dbat, de discussion, de compromis, ou si, au contraire, entre
autres par le repli communautaire et lenfermement identitaire quils induisent, ils ne
constituent pas plutt des obstacles ces volutions. On sinterrogera donc sur les affinits
entre un processus de construction dmocratique et ces nouvelles identits religieuses.
Autour de cette interrogation centrale, ce travail se fixe aussi trois autres objectifs. On
essaiera danalyser ces mutations religieuses, en recherchant, en particulier, la signification
sociale de ces conversions chrtiennes. Lexpansion vanglique et pentectiste parat devoir
tre rattache un ensemble de dynamiques sociales, comme les processus dindividualisation
ou de globalisation, quelle contribue mdiatiser et qui participent de la modernit de ces
glises. Il sagira aussi de montrer comment sest reconstruit, dans le cadre du Renouveau
dmocratique, larticulation entre le religieux et le politique, en tenant compte de lhistoricit
de ces relations, en essayant de saisir les logiques dintervention des groupes cultuels dans la
sphre publique, tout comme les stratgies tatiques mises en uvre lgard du pluralisme
religieux. Le dtour par le religieux doit aussi, et cest le dernier point, permettre de fournir
une comprhension des transformations politiques qui ont eu lieu depuis une dcennie.
Autrement dit, par le biais du religieux, on souhaite sinterroger aussi sur la trajectoire de ce
processus dmocratique.
Approche thorique des liens entre le religieux et la dmocratisation
Il faut commencer par apporter des lments thoriques sur la question des liens entre
la dmocratie et le religieux, en prsentant certaines des approches qui peuvent tre utiles
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pour aborder ce thme. On le fera en tudiant dabord les relations entre culture, religion et
politique un niveau global, en sintressant la faon dont cette question r-merge la
faveur des transitions politiques des annes 1990, avant de sintresser plus particulirement
aux dbats portant prcisment sur le cas bninois.
Culture, religion et dmocratie
Ltude des liens entre les religions et la dmocratie, sinsre dans une rflexion plus
large sur les relations entre la culture et la politique. Jaborderai cette problmatique en deux
temps, en minterrogeant successivement sur un premier groupe dapproches, qui, partir de
la notion de culture politique, posent la question de la compatibilit entre une culture
dmocratique et la prgnance du religieux, puis sur une seconde orientation qui, sintressant
plutt aux consquences politiques des dynamiques culturelles, sans isoler un secteur prcis
qui correspondrait une culture politique, permet de rflchir sur les affinits lectives entre
des croyances et des changements politiques et sociaux. Dans un cas, des approches
classiques, remises en cause par la suite, conoivent le poids du religieux comme un obstacle
la dmocratisation, tandis que dans lautre, la suite des travaux de M. Weber, on cherche
plutt rflchir son influence sur les transformations politiques.
Lapproche en termes de culture politique32 a donn lieu un premier type dtudes
avec les travaux de G. Almond et S. Verba sur la civic culture33. On sait quaprs avoir
effectu une premire enqute portant sur cinq pays, ces auteurs distinguaient la culture
parochiale, la culture de sujtion et la culture de participation, cette dernire tant la plus
conforme un fonctionnement dmocratique. Cette approche a suscit, juste titre, de
nombreuses critiques qui portaient tant sur la mthode employe34, que sur lillusion du
consensus quelle entretenait, ou sur le caractre ethnocentrique (la mise en exergue du
modle amricain) et dveloppementaliste de lanalyse35, tablissant une coupure trop radicale
32 La culture politique peut tre apprhende comme lensemble des valeurs, des sentiments, des croyances, des reprsentations et des attitudes, dun groupe ou dun individu, lgard de la politique. Elle est constitue dun ensemble de connaissances et de croyances permettant aux individus de donner sens lexprience routinire de leurs rapports au pouvoir qui les gouverne, et aux groupes qui leurs servent de rfrences identitaires . Philippe Braud, Sociologie politique, Paris, LGDJ, 1998, 4e ed., p. 212. 33 Gabriel Almond et Sidney Verba, eds., The Civic Culture. Political Attitudes and Democracy in Five Nations, Princeton, Princeton University Press, 1963, 562 p. 34 Guy Hermet relve que lapproche repose sur des enqutes, bases elles-mmes sur des questionnaires qui refltent avant tout le systme de valeurs de leurs auteurs. () Si le propos, dj discutable en soi, consiste mesurer le degr dalination ou dadhsion des membres de chaque chantillon national vis--vis de leur rgime de gouvernement, il naboutit dans la ralit qu dresser un palmars qui est non pas celui du civisme, mais celui du conformisme des citoyens . Guy Hermet, Sociologie de la construction dmocratique, Paris, Economica, 1986, p. 86. 35 Sur ces critiques, voir Bertrand Badie, Culture et Politique, Paris, Economica, 1993, pp. 41-55 o il voque la malheureuse aventure du concept de culture politique . Cette approche, selon Daniel Cefa, fabriquait un homo politicus dsincarn, manquant dpaisseur anthropologique et de profondeurs historiques ; elle
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entre ces diffrentes cultures et analysant le passage linaire de lune lautre. Dans le mme
ordre dides, il faut mentionner les tudes en termes de prconditions la dmocratie. Selon
ces analyses dterministes, un systme pluraliste et comptitif ne pourrait fonctionner qu la
seule condition quun certain nombre de prrequis, particulirement ici culturels, mais aussi
conomiques, soient runis au pralable. Forges dans les annes 1960, en particulier avec les
tudes de S. Lipset sur la relation entre le dveloppement conomique et la lgitimit
politique, ces approches ont t reprises dans lanalyse des rcents processus de changement
politique36. Un rgime dmocratique aurait dautant plus de chance de se consolider quil
existerait, au niveau de la population, une culture dmocratique. Si lon peut admettre les
lourdes contraintes qui psent sur les expriences dmocratiques et estimer queffectivement
le partage de valeurs de tolrance ou de compromis est ncessaire, celles-ci apparaissent en
fait bien plus comme la consquence et le rsultat dun processus de socialisation
dmocratique, quun pralable ncessaire - dont on peroit mal au demeurant comment il
pourrait merger ex-nihilo dun rgime souvent de nature autoritaire.
Dans ces approches des facteurs culturels de la dmocratie, une attention est porte au
religieux, prsent comme un obstacle potentiel, mais souvent vu comme rel, la
dmocratisation. Dabord, certaines religions, porteuses de germes anti-dmocratiques, sont
dsignes comme tant, en elle-mme, incompatibles avec lmergence dune culture
civique37 : du catholicisme lislam, en passant par lorthodoxie ou le confucianisme, toutes,
ou presque, lexception du protestantisme, ont pu tre cites dans la littrature. De manire
plus gnrale, un rgime dmocratique aurait plus de chance de saffermir dans un contexte
deffacement du religieux, ou du moins avec son confinement dans la seule sphre prive.
On rejoint ici, dans un registre sensiblement diffrent, mais dans une optique
finalement tout aussi dveloppementaliste, les thories de la scularisation qui ont fortement
imprgn la sociologie religieuse. A partir de lvolution occidentale, elles associaient la
modernisation un processus historique de perte demprise du religieux, cest--dire
dautonomisation des institutions et des pratiques sociales par rapport la religion : des
secteurs de plus en plus nombreux de lactivit et de la pense humaines se dtachaient de
linfluence des institutions religieuses, sous leffet de la modernit, de lurbanisation, de
promouvait une valuation des rgimes dmocratiques, fonde sur la combinaison de quelques paramtres formalisables et quantifiables . Daniel Cefa, dir., Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 9 36 Voir par exemple Seymour Martin Lipset, Kyoung-Ryung Seong et John-charles Torres, Une analyse comparative des prrequis sociaux de la dmocratie , Revue internationale des sciences sociales, n 136, mai 1993, pp. 181-205. 37 Voir par exemple Samuel Huntigton, The third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1991.
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lindustrialisation, etc Nous entendons par scularisation , crivait Peter Berger, le
processus par lequel des secteurs de la socit et de la culture sont soustraits lautorit des
institutions et des symboles religieux 38. Jusque dans les annes 1970, il semblait admis que
ce processus allait ncessairement se poursuivre l o, comme en Occident, il tait entam, et
senclencher, avec un dcalage plus ou moins grand, mais de manire certaine, dans tous les
autres pays : modernisation, scularisation et dmocratie iraient alors de pair.
Les analyses, qui insistent sur lexistence de prconditions culturelles lenracinement
dmocratique ont t fortement relativises, parce que lobservation empirique les contredisait
souvent39 et parce que la confusion que ce type dapproche entretenait entre les causes et les
consquences tait trop forte40 : le sens dmocratique se prsente comme une consquence
de la dmocratisation, non comme son exigence pralable prcise Guy Hermet41.
Linexistence, un moment donn dune culture dmocratique et la persistance de valeurs
contradictoires aux vertus qui caractrisent un systme pluraliste, libral et comptitif, ne
signifient pas que la dmocratie soit irrmdiablement condamne lchec. Il ny a pas ,
prcise R. Otayek, de socits promises, par leur culture politique, la modernit
dmocratique, et dautres voues lautoritarisme 42.
Concernant le dbat sur lincompatibilit entre des religions et les principes
dmocratiques, il faut se rappeler que la mise en vidence daffinits entre le protestantisme,
ou certains courants protestants, et ces valeurs, avait conduit douter mme de la capacit des
socits catholiques se dmocratiser, du fait du poids de lautorit et de la hirarchie. Mais,
le succs des transitions dans des pays fortement catholiques, pensons aux cas relativement
rcents de lEspagne et du Portugal, conduit a rejeter cette lecture. Cet exemple doit nous
amener discuter et relativiser les discours sur la prtendue incompatibilit, de type
congnital, qui concernerait certains systmes de croyance. Tout jugement dfinitif sur lislam
38 Peter Berger, La religion dans la conscience moderne, Paris, Editions du Centurion, 1971, p. 174. 39 Ren Lemarchand, African transitions to democracy : An interim (and mostly pessimistic) assessment , Africa Insight, 22 (3), 1992, pp. 178-185. 40 Terry Lynn Karl crit : Patterns of greater economic growth and more equitable income distribution, higher levels of literacy and education, and increases in media exposure may better be treated as the products of stable democratic processes, rather than as the prerequisites of their existence. A civic culture, characterised by high level of mutual trust, a tolerance for diversity, and a propensity for accommodation and compromise could be the result of the protracted functioning of democratic institutions that generate appropriate values and beliefs rather than a set of cultural norms that must be present before these institutions emerge . Terry Lynn Karl, Dilemmas of democratization in Latin America , in Dankwart Rustow and Kenneth P. Erickson, eds., Comparative political dynamics : Global research perspectives, New-York, Harper Collins, 1991, p. 168. 41 Guy Hermet, Un concept et son oprationnalisation : la transition dmocratique en Amrique latine et dans les anciens pays communistes , Revue internationale de politique compare, 1 (2), 1994, p. 276. 42 Ren Otayek, Dmocratie, culture politique, socits plurales : une approche comparative partir de situations africaines , Revue franaise de science politique, 47 (6), dcembre 1997, p. 805.
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ou le confucianisme qui, soit parce quil rejetterait toute distinction entre le politique et le
religieux, soit parce que lindividu serait touff dans le groupe, constitueraient des handicaps
insurmontables une dmocratisation des socits43, doit tre discut. On peut certes admettre
que chaque religion prsente une incompatibilit originelle avec lide de souverainet
populaire et que les dieux se rvlent toujours assez peu dmocrates 44. Mais, les exemples
de lhindouisme en Inde ou du shintosme au Japon sont l pour rappeler quil ny a pas
dincompatibilit de principe entre des croyances et une dmocratie durable. Dans une tude
de la littrature portant sur la consolidation dmocratique, David Beetham discute justement
cette hypothse : The problem with this negative hypothesis in turn is that it treats
religions as monolithic, when their core doctrines are typically subject to a variety of schools
of interpretation ; and as immutable, when they are notoriously revisionist in the face of
changing circumstances and political currents. () It is thus not so much the doctrinal
content of any religion, as the manner in which it is practised and politically organised that is
relevant to the fate of democracy 45.
Par ailleurs, les manifestations de rsurgence du religieux observes partir des
annes 1970, y compris dans les socits occidentales, ont entran un renouveau du
questionnement sur la scularisation, pouvant amener parfois une remise en cause du
concept46.
43 Samuel Huntington, The third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, op. cit. 44 Guy Hermet, Les dsenchantements de la libert. La sortie des dictatures dans les annes 90, Paris, Fayard, 1993, pp. 243-253. 45 David Beetham, Conditions for Democratic Consolidation , Review of African Political Economy, n 60, 1994, pp. 168-169. Voir aussi David Beetham, Problems of Democratic Consolidation , pp. 61-73 in GIFFRD Paul Gifford, ed., The Christian Churches and the Democratisation of Africa, Leiden, Brill, 1995. 46 David Martin, Remise en question de la thorie de la scularisation , pp. 25-42 in Grace Davie et Danile Hervieu-Lger, dir., Identits religieuses en Europe, Paris, La Dcouverte, 1996. En fait, plusieurs lectures sopposent ici. Certains valident lhypothse du retour du religieux , observable au sein des trois monothismes (Gilles Kepel, La Revanche de Dieu. Chrtiens, juifs et musulmans la reconqute du monde, Paris, Seuil, 1991, 288 p.) et appellent rejeter le scnario triomphaliste de la scularisation (voir lintroduction dans James A. Beckford et Thomas Luckmann, eds., The Changing Face of Religion, Londres, SAGE, 1991, 178 p.). A linverse, par exemple, pour Patrick Michel, les phnomnes observs ne remettent pas en cause la logique scularisante Ce retour ne doit pas tre pris au sens premier et ne constitue en rien le gage dun r-enchantement religieux du monde. Il dessine les contours dun espace recompos o va pouvoir se poursuivre, dans des conditions nouvelles, adaptes un contexte en mutation, le processus de dsenchantement . (Patrick Michel, Religion, nation et pluralisme. Une rflexion fin de sicle , Critique internationale, n 3, printemps 1999, p. 84). Enfin, une autre perspective consiste apprhender ces manifestations contemporaines de regain religieux, en particulier dans leur variante chrtienne, comme, selon la formule de Danile Hervieu-Lger, des productions religieuses de la modernit , cest--dire comme relevant d un type de religiosit compatible, voire mme en affinit lective, avec la socit moderne, au moins dans certaines de ses caractristiques . Laccent est alors mis sur les ramnagements du croire (Danile Hervieu-Lger (avec Franoise Champion), Vers un nouveau christianisme ? Introduction la sociologie du christianisme occidental, Paris, Cerf, 1986, p. 217).
22
Une autre faon daborder le sujet, consiste sinterroger sur linfluence des
dynamiques culturelles, sur les rpercussions des systmes de valeurs et de croyances, au
niveau de lvolution conomique, sociale et politique, cest--dire rechercher dans des
conceptions religieuses, une matrice des comportements et des attitudes. On retrouve l une
approche dveloppe par Max Weber. Avant lui, Tocqueville a mis en relation directe le
christianisme et le dveloppement de la dmocratie aux tats-Unis47. Il tablit des
correspondances entre les croyances chrtiennes et des principes dmocratiques, le
christianisme qui a rendu tous les hommes gaux devant Dieu, ne rpugnera pas voir tous
les citoyens gaux devant la loi 48, tout en distinguant le catholicisme, ayant plus de
connivence avec le principe dgalit, du protestantisme, mettant davantage laccent sur
lautonomie et lindpendance. Il souligne aussi que linfluence de la religion sur la socit est
surtout indirecte, en particulier au niveau du maintien de la morale, qui permet une vie
commune49. Avec Max Weber, apparat lide que la religion peut tre productrice
dinnovation et de changement. Dans lun de ses plus clbres ouvrages, il sinterroge sur la
contribution des influences religieuses la formation dun esprit du capitalisme 50. Pour ce
faire, il recherche sil existe des affinits lectives entre une forme de croyance religieuse
et une thique professionnelle, tout en veillant valuer la part des motifs religieux dans les
origines de la civilisation et celle qui revient dautres lments 51. Son tude lamne
tablir une relation troite entre lthique puritaine et un type de comportement conomique :
la relation directe au divin, le salut individuel, la prdestination favorisent une conduite
asctique, une sanctification du travail et lgitiment la russite personnelle, vue comme un
signe dlection divine. Ce type dapproche conduit donc sinterroger sur linfluence des
systmes de croyance et de valeurs sur la modernit et la dmocratie.
Ernst Troeltsch52 a prcis quelque peu les thses de Weber, en insistant plus
fortement sur les diffrences profondes entre luthranisme (fond sur une conception anti-
47 La plus grande partie de lAmrique anglaise a t peuple par des hommes qui, aprs stre soustraits lautorit du pape, ne staient soumis aucune suprmatie religieuse ; ils apportaient donc dans le nouveau monde un christianisme que je ne saurai mieux dpeindre quen lappelant dmocratique et rpublicain : ceci favorisera singulirement ltablissement de la rpublique et de la dmocratie dans les affaires . Alexis de Tocqueville, De la Dmocratie en Amrique, tome I, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 392. 48 Ibid., p. 60. 49 On ne peut donc pas dire quaux tats-Unis la religion exerce une influence sur les lois ni sur le dtail des opinions politiques, mais elle dirige les murs, et cest en rglant la famille quelle travaille rgler ltat . Ibid., p. 397. 50 Notre unique souci explique Max Weber consistera dterminer dans quelle mesure des influences religieuse ont contribu, qualitativement, la formation dun pareil esprit et, quantitativement, son expansion travers le monde ; dfinir en outre quels sont les aspects concrets de la civilisation capitaliste qui en ont dcoul . Max Weber, Lthique protestante et lesprit du capitalisme, Paris, Presse Pocket, 1990, p. 103. 51 Ibid. 52 Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernit, Paris, Gallimard, 1991, 170 p.
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dmocratique de ltat et une obissance absolue) et calvinisme (plus en phase, en tout cas en
dehors de la Rpublique de Genve, avec les volutions politiques, qui a pu accompagner le
courant libral)53. Il distingue surtout deux poques dans le dveloppement du
protestantisme : lancien qui reste entirement circonscrit par la culture ecclsiastique du
Moyen ge et qui entend subordonner ltat, la socit, lconomie aux critres
supranaturels de la Rvlation et le moderne, qui se dveloppe au XVIIIe sicle, qui a
accept sur le fond, ct de lui lexistence dun monde sculier mancip de la tutelle
religieuse, quil nentend plus dominer par la mdiation de ltat 54. Ce no-protestantisme
apparaissait en fait plus comme un produit que comme une cause de la modernit. Enfin, il
prcise que le rle du protestantisme dans lmergence du monde moderne fut, au mieux,
indirecte et involontaire . Cette attention porte au protestantisme, ne doit cependant
pas, nous rappelle Guy Hermet, faire oublier linfluence catholique dans la gense de la
citoyennet moderne55.
Lapproche en termes daffinits parait donc judicieuse en ce qui concerne les liens
historiques entre le protestantisme et lavnement dmocratique : la relation directe de
lindividu la Bible, la conception personnelle de la foi, lexistence de petites communauts,
sans vraie hirarchie, la pratique de llection des responsables de culte, le primat de
lindividu ont t des lments allant dans le sens des volutions politiques alors en cours.
Mais, une telle lecture ne doit pas tre systmatique. Certes, comme le prcise Alain
Dieckhoff, lavnement de lge dmocratique ne sest pas opr sur une tabula rasa
religieuse, mais au contraire le fait religieux a jou, par des processus complexes et
contradictoires, dans cette maturation politique 56. Cependant, si le christianisme recelait
donc des potentialits indites pour instaurer un espace politique autonome dans le cadre
duquel les citoyens exerceraient directement leur souverainet , il fallut, pour que la
correspondance christianisme/dmocratie devienne historiquement signifiante, que se nouent
des interactions complexes entre socit, instances religieuses et tat qui permirent au
dveloppement politique occidental de dboucher sur lpanouissement dmocratique 57. Et
53 Le premier, soumis la suprmatie du pouvoir politique, entranera la structuration de confessions dtat (comme en Allemagne et en Scandinavie), et le second semblera plus port sur les liberts individuelles (Pays-Bas, Suisse, France). 54 Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernit, op. cit., p. 47. 55 Par une participation involontaire lmergence de ltat nation, en jouant de la sparation du temporel et du spirituel, en favorisant le dveloppement des assembles, en participant un processus de socialisation politique par le biais des partis confessionnels. Voir Guy Hermet, Sociologie de la construction dmocratique, op. cit. 56 Alain Dieckhoff, Logiques religieuses et construction dmocratique in Patrick Michel, dir., Religion et Dmocratie, Paris, Albin Michel, 1997, p. 318. 57 Ibid., pp. 324-325.
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lauteur de poursuivre : une religion est dautant plus susceptible daccepter le jeu
dmocratique que, sous la pression dun processus de modernisation multiforme (social,
conomique, culturel) elle connat des mutations qui transforment son dispositif
traditionnel (croyance, rapport au monde) et qui facilitent ds lors son insertion dans la
socit dmocratique 58. Cette optique est pertinente, car elle permet, en tenant compte de
limpact de changements sociaux et en reconnaissant la dimension dynamique du religieux,
dexpliquer pourquoi un mme code culturel peut renvoyer des modes dorganisations
politiques trs diffrents.
Si, comme le rappelle Guy Hermet, nul argument trop comprhensif ne doit
invalider linterrogation sur dventuelles incompatibilits culturelles, sociales ou spirituelles
avec la dmocratie entendue comme cadre dautonomisation de lindividu aussi bien que
daction collective 59, il convient dabord de ne pas prsenter a priori certains systmes de
croyance comme des obstacles irrmdiables toute volution dmocratique, ni linverse de
surestimer les affinits existantes entre celle-ci et dautres systmes religieux.
On peut tirer ce stade deux enseignements de cette rapide lecture thorique. Dabord,
la prudence simpose lgard dun ensemble dapproches, qui ne sont pas toujours valides
empiriquement, qui tendent opposer a priori religion et dmocratie60 : les analyses en termes
de prrequis culturels la dmocratisation, les rflexions autour de lincompatibilit suppose
de certaines expressions religieuses avec la dmocratie, une lecture troite du lien entre
modernisation, scularisation et dmocratie. Quant lanalyse des effets politiques des
dynamiques culturelles, et, par exemple, des affinits entre systmes de croyance et volutions
dmocratiques, tout en y accordant une attention privilgie, et en se situant dans cette
perspective, il est ncessaire dinsister sur les relations qui stablissent dans les deux sens et
sur les effets indirects qui se produisent.
58 Ibid., p. 330. 59 Guy Hermet, Le temps de la dmocratie ? , Revue internationale des sciences sociales, n 128, mai 1991, p. 268. 60 A condamner toutes les manifestations de la vie religieuse comme antidmocratiques, on risque de senfermer dans un rationalisme extrme qui aboutit nier le rle des acteurs sociaux, de leurs orientations culturelles, comme de leurs conflits sociaux dans linvention de la dmocratie . Alain Touraine, Quest-ce que la dmocratie ?, Paris, Livre de Poche, 1997, p. 284. (1re dition Fayard, 1994)
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Les termes du dbat dans la littrature consacre la dmocratisation au Bnin
A la faveur du mouvement de contestation politique et de revendication dmocratique
qui touche, avec des effets radicalement diffrents une grande partie des tats africains61, se
pose de nouveau la question des interactions entre les religions et la dmocratie62, dautant
plus que ces volutions politiques se produisent dans un contexte de prolifration du
divin 63 marqu, pour certains pays, par une pousse des courants vangliques et
pentectistes. Des analyses voient dans cette prgnance des croyances une des causes dun
invitable chec de la greffe dmocratique 64, tandis que dautres auteurs, dveloppant des
approches en termes de socit civile, distinguent surtout un signe de vitalit, pouvant
permettre de diffuser une culture dmocratique65. De nombreuses tudes ont t ralises sur
limplication politique des glises chrtiennes, en particulier du fait de la participation
effective dacteurs prcis la contestation ou la gestion des transitions. Mais, ces analyses
ont le plus souvent port sur la seule glise catholique, voire sur les glises protestantes
historiques, en portant des jugements rservs sur leur influence66, ou plus positifs67, et se sont
61 Pour un bilan de la littrature, voir Rob Buijtenhuijs et Elly Rijnierse, Dmocratisation en Afrique au sud du Sahara, 1989-1992 : un aperu de la littrature, Leiden, Afrika Studie Centrum, 1993 ; Rob Buijtenhuijs et Cline Thiriot, Dmocratisation en Afrique au sud du Sahara, 1992-1995, un bilan de la littrature, Bordeaux / Leiden, CEAN / CEA, 1995, 218 p. Des tudes de cas se trouvent dans Jean-Pascal Daloz et Patrick Quantin, ds., Transitions dmocratiques africaines, Paris, Karthala, 1997, 320 p. Un bilan critique, mais raliste, est propos par Patrick Quantin, La difficile consolidation des transitions dmocratiques africaines des annes 1990 , pp. 479-507 in Christophe Jaffrelot, dir., Dmocraties dailleurs. Dmocraties et dmocratisations hors dOccident, Paris, Karthala, 2000. 62 Ren Otayek souligne que le religieux noccupe paradoxalement quune place relativement marginale dans la littrature dominante sur la dmocratie, comme si la science politique avait encore du mal se remettre de lchec radical, sur ce plan, des thories du dveloppement et de la modernisation . Ren Otayek, Dmocratie, culture politique, socits plurales : une approche comparative partir de situations africaines , art. cit., p. 813. 63 Achille Mbemb, La prolifration du divin en Afrique sub-saharienne , pp. 177-201 in Gilles Kepel, dir., Les politiques de Dieu, Paris, Seuil, 1993. 64 Francis Akinds observe une multitude dobscurantismes de masse dont la floraison dans les villes africaines et mme dans les campagnes est inquitante et qui pose court comme long terme, un rel problme au projet de dmocratisation. Car les chances de russite de ce dernier sont incompatibles avec lexcs de religions, marchandes dillusions, de tranquillisants spirituels et propagatrices dune soumission sans condition. Des religions qui prchent plutt la catastrophe, la fin du monde, quelles naident assumer la modernit et vivre avec elle . Francis Akinds, Les mirages de la dmocratie en Afrique sub-saharienne francophone, Dakar / Paris, CODESRIA / Karthala, 1996, p. 152 65 Participation in religious organization is the most prevalent form of associational life in Africa today () Religious institutions became important vehicles for the expression of popular discontent and for the elaboration of alternative survival strategies. Naomi Chazan, Robert Mortimer, John Ravenhill et Donald Rothchild, Politics and Society in Contemporary Africa, Boulder, Lynne Rienner, 1992, p. 96. 66 Par exemple, Florence Boillot, Lglise catholique face au processus de changement politique du dbut des annes quatre-vingt dix , Anne africaine 1992-1993, Bordeaux, CEAN, pp. 115-144 et Jeff Haynes, Religion and Politics in Africa, London, Zed Books, 1996. 67 Richard Joseph, The Christian Churches and Democracy in Contemporary Africa in John Witte Jr., ed., Christianity and Democracy in Global Context, Boulder, Westview Press, 1993, p. 237. et Joseph Roger de Benoist, Les clercs et la dmocratie , Afrique contemporaine, n spcial, 4ime trimestre 1992, pp. 178-193.
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limites le plus souvent au rle des seuls responsables religieux, aux prises de position
publiques des institutions. Les tudes sur les relations au politique des glises vangliques et
pentectistes se sont largement dveloppes au cours de la dernire dcennie propos de pays
anglophones o ces volutions religieuses ont t prcoces68. Ce type dinterrogation a
galement donn lieu un nombre important de travaux concernant lAmrique latine.
La littrature consacre spcifiquement aux relations entre le religieux et le
changement dmocratique au Bnin est pratiquement inexistante, lexception notable de
travaux portant sur les cultes vodun69. Des interrogations plus rcentes, mais encore
marginales, ont merg propos des mouvements chrtiens70. Cest donc essentiellement
travers des tudes plus globales sur le processus de dmocratisation quil faut rechercher les
diffrentes analyses proposes jusque l71. On peut distinguer deux approches radicalement
opposes, la seconde fournissant des bases intressantes.
Un premier groupe dauteurs voient dans le dveloppement des manifestations
religieuses une entrave lenracinement des principes dmocratiques. Ce type danalyse se
retrouve par exemple chez Philippe Noudjenoume, qui distingue, parmi les pesanteurs et
obstacles la dmocratisation au Bnin , la prgnance des idologies mythiques et
religieuses : Notre peuple est toujours soumis un archasme qui limite son champ
dmocratique car en effet la dmocratie ne peut exister au sein dune socit sans la culture
dmocratique ; et celle-ci ne peut acqurir un caractre irrversible que si elle sinscrit dans
la modernit. () Or larchasme est le vivier le plus solide de la prgnance religieuse et
68 Les tudes sont dsormais relativement consquentes sur le Nigeria, le Ghana, les pays dAfrique australe et de lEst. Voir par exemple les contributions runies dans des ouvrages collectifs comme Paul Gifford, ed., The Christian Churches and the Democratisation of Africa, Leiden, Brill, 1995, 302 p. et Franois Constantin et Christian Coulon, dir., Religion et transition dmocratique en Afrique, op. cit. 69 Voir Emmanuelle Kadya Tall, De la dmocratie et des cultes vodun au Bnin , art. cit. ; Ulrike Sulikowski, Eating the flesh, eating the soul, Reflections on politics, sorcery and vodun in contemporary Benin , pp. 379-392 in Jean-Pierre Chrtien, dir., Linvention religieuse en Afrique, op. cit. et Cdric Mayrargue, Dmocratisation politique et revitalisation religieuse. Lexemple du culte vodun au Bnin pp. 135-161 in Franois Constantin et Christian Coulon, dir., Religion et transition dmocratique en Afrique, op. cit. Les travaux de Denise Brgand sur lislam dans le Nord du pays fournissent galement des lments sur les relations des musulmans la politique. Voir Denise Brgand, Des titans et des mosques. Les Alhadji transporteurs de Parakou, hritiers des Wangara ? , Islam et socit au sud du Sahara, n 11, novembre 1997, pp. 39-53 et Denise Brgand, Les Wangara du Nord-Bnin face lavance du fondamentalisme : tude comparative Parakou et Djougou , art. cit. 70 Signalons les articles de Camilla Strandsbjerg, Krkou, God and the Ancestors : Religion and the Conception of Political Power in Benin , African Affairs, n 99, 2000, pp. 395-414 et dAlbert de Surgy, Le choix du monde spirituel comme espace public. Lexemple du Bnin , pp. 41-59 in Andr Corten et Andr Mary, ds., Imaginaires politiques et pentectismes. Afrique / Amrique latine, Paris, Karthala, 2001. 71 Il faut signaler que dans deux des tudes runies dans un ouvrage analysant les enjeux et les conflits politiques au niveau local, le rle des glises chrtiennes est abord. Thomas Bierschenk et Jean-Pierre Olivier de Sardan, ds., Les pouvoirs au village. Le Bnin rural entre dmocratisation et dcentralisation, Paris, Karthala, 1998, 296 p.
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mythique 72. John Igu relve, lui, des forces rtrogrades , parmi lesquelles le
fondamentalisme chrtien de toute obdience qui se dveloppe de faon extraordinaire, et
par le biais duquel sont encadres une bonne partie de la jeunesse et des femmes bninoises,
en particulier dans les populations pauvres des villes. Les actions de ce fondamentalisme
chrtien empchent lvolution correcte de la socit autour de valeurs rpublicaines
garantes de lunit et de la cohsion nationale 73. Bien entendu, ces remarques traduisent
plus des jugements de valeurs et des positions de principe quelles ne sont le rsultat dun rel
travail danalyse ; elles ignorent que la permanence du fait religieux en Afrique na rien
voir avec la rptitivit qui serait propre aux socits traditionnelles et que la religion est
une forme dexpression majeure et un des agents principaux du changement en Afrique
noire 74. Emanant dobservateurs bninois, impliqus dans la vie politique (le premier tait
lun des animateurs du Parti communiste, le second fut ministre de lIndustrie entre 1998 et
2001), elles mritent cependant dtre releves.
Dans son tude comparative sur la presse au Bnin et au Niger dans les premires
annes du changement dmocratique, Marie-Soleil Frre souligne que, pour les journalistes
bninois, les croyances ne sont pas considres comme des menaces pour le processus de
dmocratisation , tout en soulignant lambigut de leurs positions : ils affirment la
ncessaire scularisation de ltat, dnoncent la trop grande imbrication du politique et du
religieux , mais lanalyse de leurs crits montre quils nchappent pas eux-mmes ce
quils dnoncent par ailleurs comme vaines superstitions et comme manipulations 75. Elle
dduit de son analyse des textes, tout en soulignant limportance des articles consacrs aux
pratiques occultes, que la tolrance religieuse constitue sans doute un lment favorable
72 Philippe Noudjenoume, La dmocratie au Bnin : 1988-1993 : bilan et perspectives, Paris, LHarmattan, 1999, p. 328. Cette invasion de lirrationnel, du religieux sur le terrain politique est , explique-t-il, lie linculture, la misre physique et morale dune population en dsarroi dont les seules rfrences du salut demeurent lau-del, Dieu et on imagine mal une implantation dmocratique dfinitive dans un corps social si celui-ci se trouve avec des murs et pratiques patriarcales ou moyengeuses, si les citoyens se trouvent pour lessentiel dans linculture et lanalphabtisme . 73 Il poursuit en dnonant galement lintgrisme musulman qui recrute aussi ses adhrents dans le mmes milieux pauvres des villes et dveloppent les valeurs dexclusion et dintolrance ainsi que lmergence des sectes spirituelles ou philosophiques dorigine trangre [qui] ravagent aussi la jeunesse tout autant que le fondamentalisme chrtien ou lintgrisme musulman . John Igu, tat et socit face la mondialisation de lconomie , in Paulin Hountondji, dir., Economie et socit au Bnin. Dhier demain, Paris, LHarmattan, 2000, p. 168. 74 Christian Coulon, Religions et politique , in Christian Coulon et Denis-Constant Martin, dir., Les Afriques politiques, Paris, La Dcouverte, 1991, p. 88 et 95. 75 Marie-Soleil Frre, Presse et dmocratie en Afrique francophone. Les mots et les maux de la transition au Bnin et au Niger, op. cit., p. 399 et p. 355.
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limplantation de la dmocratie dans ce pays o se ctoient paisiblement chrtiens,
musulmans et adeptes du vaudou 76.
Lanalyse propose par Mamoudou Gazibo nest pas loin de cette dernire lecture
mesure. Il estime qu au Bnin, la religion nest pas porteuse dun message
antidmocratique et explique ce fait par deux lments : dune part, la coexistence de trois
confessions religieuses, qui limite les prtentions hgmoniques de chacun de ces cultes et,
dautre part, lutilitarisme dmocratique que les pratiques de la priode marxiste ont cr
chez tous les religieux , la dmocratie constituant ds le dpart, une allie des religions en
qute dautonomie . Ainsi, les diffrentes confessions ont plus gagner voluer dans le
cadre dmocratique qu le subvertir et cest l une des conditions de cristallisation de la
dmocratie 77. Le religieux napparat pas davantage comme un obstacle la consolidation
dmocratique pour Richard Bangas qui propose une analyse cependant plus ambitieuse de
cette question. Evoquant surtout lomniprsence du vodun dans les discours et les pratiques
politiques, il sintresse la place quil occupe dans la nouvelle configuration politique, ainsi
que celle des reprsentations traditionnelles du pouvoir. La diffusion de vertus civiques passe
par un relatif apprivoisement de locculte et de linvisible, mais sans se traduire par un
refoulement de ces imaginaires. Au contraire, cest aussi paradoxalement par le bais de ces
valeurs et de ces langages, a priori bien loigns des principes attendus, que seffectue le
processus de domestication de la modernit dmocratique 78.
Elments conceptuels
Avant de prsenter les concepts qui seront utiliss au long de ce travail, il me parait
ncessaire de revenir sur la socialisation africaniste et politiste qui fut la mienne, pendant
plusieurs annes et qui, dune certaine faon, est perceptible dans lorientation mme de cette
tude. Je fais ici allusion la frquentation dun ensemble de recherches, parfois disparates,
qui visaient apprhender le politique en Afrique selon dautres voies que celles qui taient
alors la norme, en particulier en se plaant du point de vue des acteurs subordonns : ceux-ci
ne faisaient pas que subir la domination des gouvernants, mais pouvaient dvelopper leurs
propres stratgies de contournement, de dtournement, dchappement. Pour saisir ces
logiques, il fallait dplacer le regard et se placer ce niveau dobservation. Influenc par la
76 Ibid., p. 360. 77 Mamoudou Gazibo, La problmatique de la consolidation dmocratique : les trajectoires compares du Bnin et du Niger, op. cit., pp. 157-159. 78 Richard Bangas, La dmocratie pas de camlon. Transition et consolidation dmocratique au Bnin, op. cit., pp. 553-579.
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sociologie historique et lanthropologie, ce courant permit de renouveler largement ltude
des dynamiques politiques du continent, en rejetant les approches dveloppementalistes ou
dpendantistes79. Les recherches menes dans les annes 1980 autour du politique par le
bas ou des modes populaires daction politique avec Jean-Franois Bayart, Christian
Coulon, Achille Mbemb ou Comi Toulabor80, compltes par ltude des OPNI, les objets
politiques non identifis , de Denis-Constant Martin81, donnrent lieu un certain nombre de
travaux, ports en particulier par la revue Politique africaine, cre au dbut de la dcennie.
Ces tudes traduisaient une prise en compte de lhistoricit des socits, une volont de
dpasser les oppositions entre tradition et modernit, lments endognes et exognes, ainsi
quune attention particulire porte aux cultures politiques, aux reprsentations sociales ou
aux identits. La volont tait aussi dtudier le politique partir de sites et dobjets dont on
ne percevait pas jusque l la porte politique, comme les chansons, les ftes ou les oeuvres
artistiques. Afin dviter une coupure, que ces auteurs estiment dailleurs purement
artificielle, entre le haut et le bas , la rflexion put tre prcise en termes
d nonciation ou d invention du politique82, et lon insista alors plus sur les
mdiations et les langages politiques83. Le politique par le bas constituait bien un mode
danalyse des relations de pouvoir et de domination, qui privilgiait les logiques propres aux
socits africaines et leur historicit. Des critiques furent mises, portant sur le bien fond de
lapproche ou jugeant finalement les rsultats relativement dcevants, en particulier au niveau
de la production empirique, par rapport aux intentions initiales84. Dans ce cadre global,
ltude du religieux, plus exactement la sociologie politique du fait religieux, occupa ds le
dpart une position i