PAUL-MARIE FIDÈLE CHANGO, OP [email protected]1 La mention littéraire de ~Alx] en Qo 4,17- 5,6entre judaïsme et hellénisme:un modèle d’ouverture autogéré et de mutualité interculturelle SOMMAIRE Peut-on tenir compte du thème du songe (~Alx] ) en Qo 4,17-5,6 sans briser la cohérence de la péricope ? Pour répondre à cette préoccupation, cette étude précise le sens de ~Alx] à partir de son contexte littéraire et en donne les enjeux critiques. Elle identifie ensuite l’argumentation vétérotestamentaire impliquée dans Qo5,2.6a à partir du champ lexical qohélétien de ~Alx] . Aussi, une comparaison de la péricope avec la littérature biblique et extra-biblique conduit-elle à appréhender une ouverture autogérée du Qohélet au monde grec. I. – Les aspérités littéraires de la mention de ~Alx] en Qo5,2.6a Après avoir mis en lumière les difficultés liées à l’intégration de la mention de~Alx] dans son contexte, nous ferons un bref parcourt des recherches fait en la matière. Cela nous permettra d’ouvrir de nouvelles pistes pour l’interprétation de~Alx] en Qo 4,17-5,6. 1.L’énigme de la mention de~Alx] en Qo5,2.6a Qo 4,17-5,6 a, pendant longtemps, été déclaré inauthentique. Pour beaucoup de commentateurs, ce passage, loin de se fondre dans la trame ordinaire du livre, contraste foncièrement, par son contenu, avec tout ce qui précède et tout ce qui suit et sa place dans le livre est au cœur du long développement sur les régimes monarchiques. Une citation intégrale de ce passage dont nous donnons notre traduction aidera à mieux appréhender les éléments littéraires qui
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\u003c\u003c La mention littéraire de חֲלוֹם en Qo 4,17-5,6 entre judaïsme et hellénisme : un modèle d’ouverture autogéré et de mutualité interculturelle \u003e\u003e,
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cultuelles. C’est pourquoi la quasi-totalité des exégètes qui défendent la
thèse de l’inauthenticité de Qo 4,17-5,6 la justifient à partir de la nature
même du thème central de ce passage, à savoir, la critique de la
religion.
Toutefois, les résultats des analyses menées par Norbert Lohfink2
(en 1980), à partir de la délimitation, de la thématique et de la structure
de Qo 4,17-5,6 ont modifié de manière définitive, depuis les années 80,
les conclusions auparavant tenues pour acquises au sujet de
l’intégration de Qo 4,17-5,6 dans l’ensemble du livre de Qohélet3.
En effet, Lohfinka montré que Qo 4,17-5,6 s’intègre sans
difficultés majeures à la section qui commence en Qo 3,16 et qui se
termine en Qo6,9. Toutefois, Qo 4,17-5,6 est bien distinct de l’unité
littéraire qui commence en Qo 5,7-8 où la préoccupation de l’auteur
n’est plus au sujet du culte et de la religion mais plutôt portée vers des
questions socio-politiques. Les bornes de l’unité littéraire constituée par
Qo 4,17-5,6 sont signalées, d’une part, par la formulex:Wr !Ay[.r:w>lb,h, hz<-~g:-
yKi(« car cela aussi est vanité et recherche de vent ») qui marque en Qo
4,16 une conclusion et, d’autre part, par l’exhortation ar"y> ~yhil{a/h'-ta,
yKi(« alors, crains Dieu ») qui signale, en Qo 5,6, une fin. Le mot ~yhil{a/h'en
Qo4,17aapuis en Qo5,6b, et la forme impérative des verbes :
rmov.(« prends garde à ») au début de Qo 4,17 et ar"y>(« crains ») à la fin de
Qo 5,6 déterminent la péricope comme une inclusion.
L’un des mérites de la délimitation et de la structure proposée
par Lohfinkest qu’elles mettent clairement en évidence la façon dontles
7 versets de Qo 4,17-5,6, longtemps considérés par les exégètes comme
disparates voire hétérogènes et sans raison apparente de figurer dans le
livre, trouvent un principe d’unité logique tout en s’articulant de
manière organique avec les différentes parties de l’ouvrage.
2 Cf. N. LOHFINK, Kohelet (NeueEchterBibel ; Wurzburg 1980), trad. en Anglais par S.
MCEVENUE, Qoheleth (Continental Commentaries Old Testament ; Minneapolis MN
2003) p. 7-10 et 74-77 ; IDEM, « Der BibelskeptischeHintertur. Versuch, den Ort des
Buchs Kohelet neu zu bestimmen », Stimmen der Zeit 198 (1980) p. 17-31. 3Cf. I. J. J. SPANGENBERG, « A Century of Wrestling with Qoheleth. The Research
History of the Book Illustrated with a Discussion of Qo 4,17-5,6 », A. SCHOORS (éd.),
Qohelet in the Context of Wisdom, (BETL 136 ; Leuven 1998) p. 83.
Il faut admettre,cependantet contrairement à ce que donne à
croire Lohfink, que le centre du livre n’est pas en Qo 4,17-5,6. Il coïncide
plutôt avec l’unité littéraire en Qo 6,10-12 comme l’indique, en marge
du texte au v. 10, la mention des massorètes,rp,Seh; ycix]qui correspond à 4~yqiWSp;K.rp,Seh; ycix](« medium librisecundum versus ») précisant le milieu
du livre selon le nombre des versets.
De plus, il n’est pas aisé d’établir, suivant la structure proposée
etQo 5,2, ~yrIb'D>broB. lysiK. lAqw> !y"n>[i broB. ~Alx]h; aB'yKi(« car le
songe survient dans un flot de tracas et le propos insensé,
dans un flot de paroles »).
Et il n’est pas aisé non plus de voir en quoi le thème du sacrifice en Qo
4,17 correspond à celui du vœu en Qo 5,3-4, ou celui de la prière en Qo
5,1 à celui de l’autojustification mensongère en Qo 5,55.
En outre, Lohfink reconnaît que les mots clefs en Qo5,2.6a sont
~Alx] etrb'D' (« parole ») ; pourtant, il ne prend pas en compte le fait que
ces deux termes pris dans l’acception couramment reconnue dans
l’Ancien Testament « se réfèrent à deux domaines de vie différents6 ».
~Alx]apparaît 60 fois dans l’AT et en dehors de ses deux occurrences
dans tout le livre de Qohélet, son sens bien connu est rêve, songe7. ~Alx]
en Qo5,2a.6a semble donc ajouter à Qo 4,17-5,6 un nouvel élément
thématique dont l’intégration à cette unité littéraire pose d’énormes
difficultés8.
Or en Qo5,2b, la tournure ~yrIb'D>broB. (« dans un flot de paroles »)
fait intervenir la notion lysiK. (« insensé »,Qo4,17ab ; Qo5,2b) et marque,
avec l’insistance sur les paroles pléthoriques, le lien thématique entre
Qo 5,1 et Qo5,2b. Par contre, la construction analogue avec broB. qui est
4Cf. A. SCHENKER, « Glossary of common Terms in the Massorahparva », A. SCHENKERet al. (éds.),
Megilloth (BHQ18 ; Stuttgart 2004) p. XCVI-XCVII et 39. 5 Cf. J.-J. LAVOIE, « Critique cultuelle et doute existentiel : étude de Qo 4,17-5,6 » SR
26/2 (1997) p. 150. 6M. ROSE, Rien de nouveau (Fribourg, Suisse – Göttingen 1999) p. 347. 7 Cf. J. BERGMAN – M. OTTOSSON – G. J. BOTTERWECK, « ~l;x', ~Alx] », TWAT II (Stuttgart –
Berlin – Köln – Mainz 1977) c. 986-998. 8Cf. L. MAZZINGHI, Ho cercato e ho esplorato. Studi sul Qohelet (Bologna 2001) p. 252.
Karl Budde10, au lieu de ~Alx]h;,propose de lirehl,xoh;(malade) en
Qo 5,2 qu’iltraduit : « Denn der Kranke kommt daher mit vieler Plage /
Und des Toren Stimme mit vielen Worten ».
Paul Joüon11 (en 1930) propose de lire au lieu de ~Alx]h; en Qo 5,2,
TAlleho (folie) qui revient 5 fois12 dans le livre et qui répond mieux à lysiK.
(insensé) utilisé 2 fois dans la péricope(Qo4,17ab ; Qo5,2b).
Martin Rose (en 1999) affirme que « la plus grande difficulté du
verset est la mention du ``rêve´´ » et il corrige ~Alx] en « ~ylx (vocalisé :
~ylixo) ou ~ylil.xo (éventuellement encore par lAxm' ou ~ylixom.). Ces formes
participiales désigneraient celui (ou ceux) qui étai(en)t particulièrement
apte(s) ou formé(s) pour réciter des prières liturgiques13. »
b)Qo5,2.6a : glose, citation ou parenthèse
Comme, il n’y a pas d’unanimité dans les propositions de
corrections de M. Certains exégètes préconisent le maintien des termes
de M et qualifient Qo5,2.6a de glose, de citations ou de parenthèses.
Pour Carl Siegfried14 (en 1898), McNeile15 (en 1904), Georges
Aaron Barton16 (en 1912), Emmanuel Podechard17 (en 1912), Galling18
(en 1940) et Buzy19 (en 1946) les vv. 2.6a sont des gloses relevant d’une
insertion postérieure qu’il convient d’éliminer du texte. L’interprétation
de Qo5,2.6a ne peut se faire de manière rigoureuse qu’en dehors du
livre.
10Cf. K. BUDDE, Die Prediger (HSAT II ; Tübingen 31910) p. 393. 11 Cf. P. JOÜON, « Notes philologiques sur le texte hébreu d’Ecclésiaste », p. 421. 12Qo 1,17 ; 2,12 ; 7,25 ; 9,3 ; 10,13. 13M. ROSE, Rien de nouveau, p. 348. 14 Cf. C. G. SIEGFRIED, Prediger und Hoheslied (HAT II, 3/2 ; Gottingen 1898) p. 50. 15Cf. A. H. MCNEILE, An Introduction to Ecclesiastes with notes and appendices
(Cambridge 1904) p. 25. 16Cf. G. A. BARTON, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Ecclesiastes
(Edinburgh 1912, 21980) p. 123. 17 Cf. E. PODECHARD, L’Ecclésiaste, p. 338. 18Cf. K. GALLING, Der Prediger (HAT 18 ; Tübingen 1940, 21969) p. 76. 19 Cf. D. BUZY, L’Ecclésiaste (La Sainte Bible 6 ; Paris 1946) p. 169.
Pour d’autres auteurs comme Gordis20 (en 1951) ; H. W.
Hertzberg21 (en 1963) ; Scott22 (en 1965) ; Lauha23 (en 1978) ; Murphy24
(en 1981) ; Ogden25 (en 1987) ; Whybray26 (en 1989) ; Diethelm Michel27
(en 1988) ; Christian Klein28 (en 1994) ; Tremper Longman29 (en 1998) et
M. Gilbert (en 2003) Qo5,2.6a est plutôt une citation et non pas une
glose. En Qo5,2.6a l’auteur renvoie entre autres à Pr 10,19. « En citant le
proverbe (voir aussi Pr 10,19), Qohelet s’inscrit dans une longue
tradition sapientielle30. »
Enfin, pour Crenshaw31(en 1981) seule la seconde partie du v.2
où n’intervient pas~Alx] mais plutôt rb'D' (Qo5,2b) marque un lien
évident avec l’ensemble de ce passage. De même, Michael V. Fox (en
1989) prend le v. 2 pour une parenthèse32 dont seule la seconde partie
(Qo5,2b) est importante dans ce contexte.
En conclusion, les exégètes qui considèrent Qo5,2.6a comme une
glose fondent leurs arguments sur l’identification d’une multiplicité
d’auteurs intervenant dans le livre. Contre la thèse de la pluralité des
auteurs du Qohélet s’inscrivent les exégètes qui préfèrent tenir Qo5,2.6a
pour une brève citation ou une parenthèse, rejetant ainsi l’attribution de
Qo 4,17-5,6 à un auteur différent de celui de Qohélet tout entier.
c) Critique des solutions proposées
20Cf. R. GORDIS, Koheleth – The man and His world. A Study of Ecclesiastes (New York
1951, 21955, 31968) p. 101, 248. 21Cf. H. W. HERTZBERG, Der Prediger (KAT xvii, 4-5 ; Gutersloh 1963) p.118-124. 22Cf. R. B. Y. SCOTT, Proverbs. Ecclesiastes (AB 18 ; Garden City 1965) p. 227. 23 Cf. A. LAUHA, Kohelet (BKAT19 ;Neukirchen-Vluyn 1978) p. 97. 24Cf. R. E. MURPHY, Wisdom Literature : Job, Proverbs, Ruth, Canticles, Ecclesiastes, and
Esther (FOTL 13 ; Grand Rapids, 1981) p. 138 ; IDEM, Ecclesiastes (Word biblical
Commentary 23 ; Dallas, TX 1992) p. 44-56. 25Cf. G. S. OGDEN, Qoheleth (Sheffield 1987) p. 75. 26Cf. R. N. WHYBRAY,Ecclesiastes (Grand Rapids MI–London 1989) p. 91-97. 27Cf. D. MICHEL,Qohelet (EdF 258 ; Darmstadt 1988) p. 142. « ein verfremdetes Zitat ». 28Cf. C KLEIN, Kohelet (1994) p. 70. « Kohelet hier zitiert diesen Spruch ». 29Cf. T. LONGMAN, Ecclesiastes (Grand Rapids MI – Cambridge U.K.1998) p
152.« Qoheletherequotes a proverb ». 30M. GILBERT, Les cinq livres des sages (Paris 2003) p. 138. 31 Cf. J. L. CRENSHAW, Ecclesiastes (Philadelphia, PA 1987) p. 116. 32 « aparenthical remark of proverbial character » : M. V. FOX, Qohelet and His
Contradictions (LHBOTS [JSOT.S] 71 ; Sheffield 1989) p. 211.
Ces différentes prises de position ne nous semblent pas résoudre
la difficulté que soulève l’apparition soudaine de ~Alx] ou du thème des
songes en Qo5,2.6a, pour plusieurs raisons.
Contre la proposition de corriger M,force est de reconnaître que
les traditions textuelles grecques et latines ont traduit fidèlement ~Alx].
Aussi pouvons-nous lire dans les versions33 :
G : evnu,pnion
V :somnia
Hielem : somnia
Contre l’identification de Qo5,2.6a comme une glose, il convient
donc de noter qu’en général les gloses n’ont pas une allure poétique.
Qo5,2.6a se distingue de l’ensemble de l’unité littéraire par le fait que,
selon les critères d’identification de la poésie biblique34, le style de
l’auteur en Qo5,2.6a répond aux normes de la poésie tandis que dans le
reste de l’unité littéraire son style suit les normes de la prose. Ne serait-
il pas paradoxal d’y voir une glose tardive d’un quelconque rédacteur ?
Certains exégètes qui trouvent en Qo5,2.6a une citation font
exclusivement référence à Pr 10,19. Or ce passage ne mentionne pas le
thème des songes. Le vocable ~Alx] n’est même pas attesté dans le livre
biblique des Proverbes. M. Gilbert relève cette limite d’une référence
restreinte à Pr 10,19 quand il écrit : « voir aussi Pr 10,1935 ».
3.Nos conjectures de départ et hypothèse de solution au
problème littéraire de la mention de~Alx]en Qo5,2.6a
33 Pour les différents sigles G, Hielem, V, nous nous alignons sur l’option faite par le
comité éditorial de la BHQ. Cf. A. SCHENKERet al. (éd.), Megilloth (BHQ 18 ; Stuttgart
2004) p. LXXVII-LXXX ; G : Old Greek ; Hielem : Saint Jérôme ; V : Vulgate. 34Cf. W. G. E. WATSON, Classical Hebrew Poetry. A Guide to its Techniques (LHBOTS
[JSOT.SS] 26 ; Sheffield 1986) p. 44-55. 35M. GILBERT, Les cinq livres des sages, p. 138.
Car du nombre des tracas vient le songe, du nombre des paroles, le ton de l'insensé(Qo 5,2) ar"y> ~yhil{a/h'-ta, yKihBer>h; ~yrIb'd>W ~ylib'h]w: tAml{x] brob. yKi
Car dans un flot de tAml{x], vanités et les paroles nombreuses. Alors, crains Dieu (Qo 5,6)
Dans ce même ordre d’idées, !y"n>[I (« tracas ») porte ici une
connotation négative qui souligne la dimension critique voire ironique du
41Cf. (larvyb 2007) ,zK'ruM.h;!v'Av-!b,a,!ALmi,« ~Alx] » ,!v'Av-!b,a,~h'r'b.a; ; L. SCHWIENHORST-
SCHÖNBERGER, Kohelet(HThKAT ; Freiburg im B. 2004) p. 314 ; E. GLASSER, Le procès du
bonheur par Qohelet (Paris 1970) p. 84-87 ; W. ZIMMERLI, DasBuch des PredigersSalomo
(Göttingen 1962, 21980) p. 128-130 ; M. JASTROW, A Dictionary of the Targumim, the
Talmud Babli and Yerushalmi, and the MidrashicLiterature (London–New-York 1903) p.
465, 471. 42P. JOÜON, « Notes philologiques sur le texte hébreu d’Ecclésiaste », Bib 11 (1930) p.
420-421. 43 Cf. J. BERGMAN – M. OTTOSSON – G. J. BOTTERWECK, « ~l;x', ~Alx] », c. 992-998. 44M. GILBERT, Les cinq livres des sages, p. 138.
jugement porté par l’auteur45 en privilégiant l’emploi de ~Alx] en
Qo5,2.6a.
3. La sémantique de ~Alx]en Qo5,2.6a : indice d’une polémique
qohélétienne contre les songes
L’allure polémique de cet emploi qohélétien de~Alx] ne fait aucun
doute. Nous l’élucidons brièvement et en donnons l’illustration à partir
des deux parallèles vétérotestamentaires (1 Rois 3,5-12 et 2 Ch 1,7-12) à
l’argument des songes en Qo 4,17-5,6.
a) La sémantique de ~Alx]en Qo5,2.6a : une fonction critique
En Qo5,2.6a, l’auteur réfléchit sur le culte et porte un jugement
critique sur les pratiques religieuses à cause des illusions qui peuvent les
inspirer et s’y mêler46. De même que « l’abondance des paroles devient
langage d’insensé, par l’insistance qu’elle met à vouloir modifier la
décision divine47 », de même, la multiplication des pratiques religieuses
peut maintenir l’orant dans l’illusion qu’il réussirait ainsi à forcer la
main à Dieu. En d’autres termes, de même que l’auteur en Qo
4,17recommande avant toute prière le contrôle des passions, la maîtrise
de soi et la disposition recueillie, de même en Qo5,2.6a il suggère un
exercice mesuré et sans abus des pratiques cultuelles.
Ainsi, la portée sémantique de ~Alx] (« fantasme ») met en
évidence une double critique de la part de l’auteur48. D’une part, elle
s’attaque à la vaine multiplication d’actes cultuels et, d’autre part, elle
met en garde contre les songes liés au contexte cultuel qui peuvent être
45Cf. L. MAZZINGHI, Ho cercato e ho esplorato, p. 164, 216, 252 ; E. GLASSER, Le procès du
bonheur par Qohelet, p. 87. 46Cf. L. MAZZINGHI, Ho cercato e ho esplorato, p. 247-248 et 252 ; W. ZIMMERLI, « Das
Buch Kohelet – Traktat oder Sentenzensammlung? », VT 24 (1974) p. 221-230 ; E.
GLASSER, Le procès du bonheur par Qohelet, p. 84 ; W. ZIMMERLI, Das Buch des Predigers
Salomo, p. 188-190. 47E. GLASSER, Le procès du bonheur par Qohelet, p. 87. 48 Cf. L. MAZZINGHI, Ho cercato e ho esplorato, p. 253-254 ; L. G. PERDUE, Wisdom and
Cult, A Critical Analysis of the Views of Cult in the Wisdom Literature of Israel and the
de pures illusions dans lesquelles les orants se leurrent. Cette
dimension critique n’est pas sans établir une polémique en parallèle à 1
Rois 3,5-12 et 2 Ch 1,7-12.
b) La sémantique de ~Alx]en Qo5,2.6a : une polémique en parallèle
à 1 Rois 3,5-12 et 2 Ch 1,7-12
Qo 4,17-5,2 présente de manière critique des éléments
thématiques qui évoquent le portrait de Salomon en 1 R 3-11. Sans
fournir ici tous les éléments qui permettent d’établir ces rapports et qui
sont amplement présentés dans les recherches minutieusement menées
par certains exégètes comme L. Schwienhorst-Schönberger, Mazzinghi,
Tita,Schenker, Krüger, Rose49, nous relevons ici quelques points.
En 1 R 3,4-15 Salomon est décrit comme celui qui est allé prier au
lieu du culte et qui reçut la visite de YHWH qui lui parla en songe. En
Qo 4,17, ces mêmes précisions au sujet du contexte cultuel sont attestées
et le terme ~Alx]revient deux fois en Qo5,2.6a tout comme en 1 R 3,4-1550.
De plus, la mise en garde en Qo 5,3-5 au sujet des vœux et de
l’autojustification mensongère évoque Salomon présenté aussi en 1 R 3-
11 comme celui qui n’a pas observé, jusqu’à la fin de sa vie, la promesse
qu’il a faite dans sa prière devant le Seigneur.Et l’invitation à l’écoute
en Qo 4,17qui est motivée par la transcendance divineen Qo 5,1 évoque
les formules en 1 R 8,27a51et 1 R 3,952.
Bref, nous proposons que Qo5,2.6a se présente comme une
relecture critique du songe de Salomon à Gabaon. L‘auteur y
49Cf. L. SCHWIENHORST-SCHÖNBERGER, Kohelet,p. 260 ; L L. MAZZINGHI, Ho cercato e ho
esplorato, p. 247-248 ; HUBERT TITA, GelübdealsBekenntnis : EineStudiezu den
GelübdenimAlten Testament (OBO 181 ; Göttingen 2001) p. 208-210 ; A. SCHENKER,
Septante et textemassorétiquedansl’histoire la plus ancienne du texte de 1 Rois 2-14 (Cahiers
de la Revue Biblique 48 ; Paris 2000) p. 43-44, 142-159 ; T. KRÜGER, Kohelet (Prediger),
(BiblischerKommentarAltes Testament, Bd. 19 ; Neukirchen-Vluyn 2000) p. 209 ; M.
ROSE, Rien de nouveau, p. 336-358 ; L. SCHWIENHORST-SCHÖNBERGER,Nichtim Menschen
gründet das Glück (Koh 2,24). Kohelet im Spannungsfeld jüdischer Weisheit und
hellenistischer Philosophie (HBS 2 ; Freiburg 1994. 21996) p. 135-136. 50hl'y>L"h; ~Alx]B; (la nuit en songe, 1 R 3,5)
~Alx] hNEhiw>(et voilà que c'était un songe, 1 R 3,15). 51#r<a'h'-l[; ~yhil{a/ bveyE ~n"m.auh; yKi : Mais Dieu habiterait-il vraiment avec les hommes sur la
terre ? 52^M.[;-ta, jPov.li [:mevoble ^D>b.[;l. T't;n"w> : mais donne à ton serviteur un cœur qui entende pour
formuleune critique au sujet des actes cultuels et du songe en usant
d’un matériel traditionnel qui lui est bien connu53. L’héritage
vétérotestamentaire est ici mis à contribution pour exprimer des
préoccupations originales, dans une œuvre d’auteur.
Faisant écho à la critique qohélétienne observée dans ce passage,
le livre des Chroniques omet carrément l’emploi de ~Alx] dans son récit
du rêve salomonien à Gbaon (2 Ch 1,7).
c) L’omission de~Alx]en 2 Ch 1,7 parallèle littéraire de 1 R 3,5 : un
indice non qohélétien de lapolémique contre les songes en Qo5,2.6a
En 1 R 3,5 nous avons : %l"-!T,a, hm' la;v. ~yhil{a/ rm,aYOw: hl'y>L"h; ~Alx]B; hmol{v.-la, hA"hy>ha'r>nI !A[b.gIB. À Gabaôn, YHWH apparut la nuit en songe à Salomon. Dieu dit : " Demande
ce que je dois te donner. "
Par contre, en 2 Ch 1,7 nous avons : %l"-!T,a, hm' la;v. Al rm,aYOw: hmol{v.li ~yhil{a/ ha'r>nIaWhh; hl'y>L:B; La nuit même, Dieu se montra à Salomon et lui dit : " Demande ce que je dois
te donner. "
À la différence de 1 R 3,5, le texte de 2 Ch 1,7 ne mentionne pas
~Alx]. Le terme ~Alx] apparaît 2 fois dans le livre des Rois et ces deux
occurrences sont dans la péricope du songe de Salomon (1 R 3,5 ; 1 R
3,15) ; mais ~Alx] n’est attesté nulle part dans le livre des Chroniques.
L’origine du livre des Rois est située entre 560 av. J.-C. (date post quem)
et 400 av. J.-C. (date ante quem)54. Et la composition du livre des
Chroniques est située vers la fin du IVe siècle av. J.-C55.
Or on sait qu’à l’époque perse qui dure jusque vers la fin du IVe
siècle av. J.-C, se développa la conception selon laquelle l’homme ne
peut connaître le monde et la réalité si ce n’est à partir d’une révélation
surnaturelle56. Et dans ce contexte, l’apocalyptique juive avait réhabilité
53Cf. L L. MAZZINGHI, Ho cercato e ho esplorato, p. 248. 54 Cf. JEPSEN, Die Quellen des Konigsbuches(Halle 1953, 21956) p. 4 ; M. J. MULDER, 1
Kings. Vol. 1 : 1 Kings 1-11 (Leuven, 1998) p. 11 ; J. DUS, VT 10 (1960) p. 353-374 ;
Busink, 597f. 55Cf. P. B. DIRKSEN, 1 Chronicles (Leuven 2005) p. 6 ;S. JAPHET, I & II Chronicles. A
Commentary (Louisville, KY 1993) p. 28 ;KALIMI, « Abfassungszeit » (1993) ;
THRONTVEIT, When Kings Speak (1987) p. 97-107 ; WILLIAMSON, Excursus `The Date of
Chronicles´, IBC (1977) p. 83-86. 56Cf. P. SACCHI, « La conoscenza presso gli ebrei da Amos all’essenismo », L’apocalittica
giudaica e la sua storia (Biblioteca di cultura religiosa 55 ; Brescia 1990) p. 220-258.
les songes et les visions comme instruments privilégiés de la
connaissance : certains chapitres des textes d’Henoch57 généralement
datés au IIIe siècle av. J.-C., en donnent la preuve58.
Aussi l’omission de la mention explicite du terme ~Alx] en 2 Ch
1,7, parallèle du récit du songe de Salomon de 1 R 3,5, est-elle le signe
qu’à une certaine période dans l’histoire de la réception de 1 R 3,4-15,
c’est-à-dire à l’époque de la rédaction de 2 Ch 1, 7-13, probablement
vers la fin du IVe siècle av. J.-C., la considération du songe comme
révélation divine était remise en cause59. On peut déduire de l’option
faite par l’auteur du livre des chroniques que, sans nécessairement
s’inscrire dans la polémique anti-apocalyptique relative aux songes, il
en a tenu compte en omettant ~Alx]en 2 Ch 1,7.
La différence textuelle entre 1 R 3,5 et 2 Ch 1,7 est donc un indice
de la polémique contre les songes perçus comme mode de révélation
divine60.
Toutefois, peut-on affirmer qu’à travers cette critique, l’auteur
s’inscrit totalement ou partiellement dans un courant critique déjà
existant ?
571Hen 1,2 ; 13,8.10 ; 14.1-2.4.8.13 ; de même que 1 Hen 83-90 dans le livre des songes
composé beaucoup plus tard vers 164 avant notre ère, tout comme aussi 1Hen
12,8.14,1 qui est attesté à Qumran (en 4QEnc1vi10). 58Cf. L. MAZZINGHI, Histoire d‘Israël. Dès les origines à la période romaine (Ecritures 11 ;
Bruxelles 22007) p. 104 ; L. MAZZINGHI, Ho cercato e ho esplorato, p. 253. 59Cf. D. MCLAIN CARR, From D to Q. A Study of Early Jewish Interpretation of Solomon’s
Dream at Gibeon (SBLMS44 ; Atlanta 1991). 60 Cf. M. J. MULDER, 1 Kings, p. 139 ;J. GRAY, I & II Kings. Commentary (London 31977) p.
III. – Les enjeux littéraires de la mention de ~Alx] en
Qo 4,17-5,6 : une ouverture autogérée et un dialogue
fécond d’inter-culturalité
Malgré son enracinement vétérotestamentaire, on observe dans
cet emploi qohélétien de ~Alx]un indice d’un probable contact avec le
monde hellénistique. Cela nous met en présence d’une véritable et
authentique œuvre d’auteur qui reste un modèle à imiter en matière
d’interculturalité.
1. La mention de~Alx]en Qo5,2.6a : un indice qohélétien d’un
enracinement vétérotestamentaire
La tradition biblique vétérotestamentaire n’est pas hostile à la
considération des songes comme un mode de révélation divine.
Cependant la polémique contre les songes et la critique du culte et de la
religion est bien attestée dans la tradition biblique vétérotestamentaire61
qui sait bien que ce ne sont pas tous les songes qui sont occasions de
révélation divine.
L’un des éléments de la critique que nous retrouvons dans les
traditions deutéronomique et prophétique62 par exemple, est que le songe
« n’est admis comme mode de révélation divine que s’il ne détourne
pas du Dieu de l’Alliance63 » (Dt 13,2-6 ; Jr 23,25-32 ; 27,9-10).
En Qo5,2.6a l’attitude critique de l’auteur se situe dans la ligne
des traditions deutéronomique et prophétique, sans pour autant se
confondre avec elles. A la différence de Dt 13,2-6 qui renvoie à l’autorité
de l’Alliance comme critère de discernement, l’auteur de Qo5,2.6a
renvoie au pouvoir de l’expérience épistémologique64. Pour lui c’est la
61Cf. H. SIMIAN-YOFRE, Il deserto degli dèi. Teologia e storia nel libro di Osea (Bologna 31994) ; L. G. PERDUE, Wisdom and Cult,p. 135-261. 62 Cf. M. OTTOSSON, « ~l;x', ~Alx] », c. 994-995 ; A. CAQUOT, « Les songes et leur
interprétation Canaan et Israël », Les songes et leur interprétation. Egypte ancienne,
Islam, Chine (Sources Orientales 2 ; Paris 1959) p. 117-118. 63A. DA SILVA, La symbolique des rêves et des vêtements dans l’histoire de Joseph et de ses
frères (Héritages et projets 52 ; Montréal 1994) p. 41-42. 64Cf. L. MAZZINGHI, Ho cercato e ho esplorato, p. 162-167, 252.