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Mar 26, 2020

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Le manuscrit du déshonneur

Madeline hunter

1

Un homme qui vient de commettre un acte criminel doit prendre garde à ne pas laisser de traces... Afin d'effacer les siennes, lord Elliot Rothwell réintégra furtivement la demeure de sa famille à Londres, au moment où les derniers invités arrivaient au bal donné par son frère. Il se comporta alors avec naturel, comme un jeune homme sorti brièvement pour respirer l'air pur de cette superbe soirée de mai. Le seuil franchi, il accueillit les derniers arrivants comme s'il n'était jamais sorti. Le plus jeune frère du quatrième marquis d'Easterbrook était grand et beau. De tous les frères Rothwell, c'était de loin le plus aimable et le plus... normal. Il distribua donc généreusement les sourires de bienvenue, réservant les plus chaleureux à certaines dames. Un quart d'heure plus tard, Elliot reprit une conversation avec lady Falrith, aussi adroitement qu'il s'était glissé dans la salle de bal à son retour. Il relança le sujet abandonné deux heures plus tôt et montra tant d'adresse à flatter la dame qu'elle oublia qu'il s'était éclipsé si longtemps. Tout en enivrant lady Falrith de belles paroles, Elliot scruta la foule qui se pressait dans la salle de bal, pour tenter d'y repérer son frère. Non pas son frère Hayden qui était leur hôte ce soir, avec sa jeune femme Alexia, mais son frère Christian, marquis d'Easterbrook. Le regard de Christian ne croisa pas le sien. Cependant, le retour de son jeune frère n échappa nullement au marquis. Christian s écarta d'un groupe de lords, à l'autre extrémité de la salle, et s'approcha de la porte. Avant de poursuivre sa mission de la soirée, Elliot invita lady Falrith à danser. Il le fit en guise de pénitence pour s'être servi de cette dame et aussi pour la remercier en secret de l'aide qu'elle lui apportait sans le savoir. Lady Falrith avait une conception du temps très imprécise, associée à une mémoire floue. Demain matin, elle serait persuadée qu'Elliot s'était occupé d'elle toute la soirée et qu'il la courtisait. La confiance qu'elle avait en son propre pouvoir de séduction se révélerait fort utile si quelque chose de fâcheux survenait, en rapport avec les activités d'Elliot en ville ce soir.

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La valse terminée, il s'excusa une fois de plus. Contrairement à Christian qui s'était dirigé directement vers la porte, Elliot traversa la salle de bal nonchalamment, saluant les uns, bavardant avec les autres, jusqu'à ce qu'il se retrouve près d'Alexia, sa nouvelle belle-sœur. — Tout se passe bien, vous ne pensez pas? demanda-t-elle en balayant la salle du regard comme pour chercher une confirmation à ses paroles. — C'est un triomphe, Alexia. De fait, c'en était un pour elle. Le triomphe de son esprit, de son caractère, et sans doute aussi le triomphe de l'amour. Alexia n'était pas le genre d'épouse que la bonne société aurait imaginé pour Hayden. Elle n'avait ni famille ni fortune. Elle était si intelligente qu'elle n'avait jamais appris à simuler l'amour, et encore moins à flirter. Pourtant ce soir, elle donnait un immense bal dans la demeure d'un marquis. Ses cheveux noirs étaient magnifiquement coiffés, et elle était habillée à la dernière mode. Cette orpheline sans le sou avait épousé un homme qui l'aimait comme il n'avait jamais aimé avant de la connaître. Elliot était certain que leur mariage serait une réussite. Alexia y veillerait. L'histoire avait prouvé que l'amour était un sentiment dangereux chez les Rothwell. Mais Alexia, avec son bon sens et sa finesse, saurait développer l'amour tout en maintenant le danger à distance. Elliot la soupçonnait d'être très forte à ce jeu-là. Il se joignit à elle pour admirer l'éclat de la réception. Dans un angle de la salle, une petite femme au teint pâle se détachait au milieu d'un cercle de jeunes hommes. Sa chevelure blonde était décorée de plumes, peut-être en nombre excessif. Elle surveillait d'un œil brillant les soupirants qui se pressaient autour d'une jolie jeune fille, à côté d'elle. — Le triomphe vous appartient, Alexia, mais je pense que ma tante Henrietta entend remporter le grand prix dans la chasse au mari, cette saison. — Votre tante Henrietta est très satisfaite, et cela se comprend. C'est la première saison à Londres de Caroline, et deux messieurs titrés l'ont déjà courtisée récemment. Toutefois, elle est un peu fâchée contre moi car j'ai omis d'inviter l'un de ces messieurs ce soir, en dépit de Tordre qu'elle m'en avait donné. Elliot s'intéressait peu aux caprices de sa tante. En revanche, la liste des invités l'intéressait beaucoup. — Je n'ai pas encore vu Mlle Blair, Alexia. Pas la moindre trace de ses habits noirs, ni de ses longs cheveux défaits. Hayden vous a-t-il défendu de l'inviter? — Pas du tout. Phaedra est à l'étranger. Elle a pris le bateau il y a une quinzaine de jours. Il ne voulait pas paraître trop curieux, cependant... — À l'étranger? Une lueur amusée passa dans les yeux violets de la jeune femme. Elle le considéra avec attention, ce dont il aurait préféré qu'elle s'abstienne, étant donné le sujet délicat qu'ils venaient d'aborder. — Naples pour commencer, puis un tour dans le Sud. Je lui ai dit que vous ne trouviez pas judicieux de visiter l'Italie en été à cause de la chaleur, mais elle tenait à découvrir les coutumes et les fêtes en cette saison. Elle inclina la tête et ajouta, sur le ton de la confidence : — Je pense que la mort de son père l'a plus affectée qu'elle ne veut l'admettre. Elle a été bouleversée par leur dernière entrevue. Je suis sûre qu'elle a entrepris ce voyage pour se changer les idées. Il ne doutait pas que l'adieu à un père sur son lit de mort puisse être bouleversant. Il avait lui-même été profondément marqué par la disparition de son père. Ce soir

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toutefois, ce qui l'intéressait surtout, c'étaient les déplacements de Mlle Blair, et les questions dont ils avaient discuté avant cet adieu. — Je compte passer à Naples, au cours de mon prochain voyage. Si vous savez où elle avait l'intention de résider dans cette ville, je lui rendrai visite. À condition qu'elle s'y trouve toujours. — Elle m'a en effet laissé une adresse où la joindre. Si elle n'est pas revenue en Angleterre avant votre départ, je serais heureuse que vous lui rendiez visite. Son caractère indépendant la pousse parfois à des comportements imprudents, aussi je suis inquiète pour elle. Elliot ne pensait pas que Phaedra Blair voie d'un bon œil la sollicitude de son amie, mais personne ne pouvait empêcher Alexia de s'inquiéter pour son entourage. — O mon Dieu ! murmura la jeune femme. Il saisit aussitôt la cause de son soupir. Henrietta fonçait droit sur eux, les yeux brillants de détermination, ses plumes dansant gracieusement sur sa tête. — Je crois que c'est à vous qu'elle en veut, chuchota Alexia. Sauvez-vous, si vous ne souhaitez pas qu'elle vous rebatte les oreilles avec ses plaintes au sujet d'Eas-terbrook, qui m'a permis de donner un bal sans lui demander son avis. Elle s'imagine que le fait de résider dans cette maison fait d'elle la maîtresse des lieux. Elliot était passé maître dans l'art de s'évader. Aussi était-il déjà loin quand sa tante arriva à la hauteur d'Alexia. Après s'être engouffré dans le couloir menant aux appartements des domestiques, Elliot monta prestement l'escalier de service et atteignit la suite occupée par Christian. Il pénétra dans le salon, et vit son frère affalé dans un fauteuil. À en juger par le coup d'œil acéré qu'il lui lança, le marquis n'était pas aussi détendu que son attitude nonchalante aurait pu le laisser croire. — Je ne l'ai pas trouvé, dit Elliot en réponse au regard interrogateur de son frère. S'il se trouve chez lui, ou dans ses bureaux, il est vraiment bien caché. Christian poussa un soupir d'agacement. Le problème qui les occupait en ce moment l'empêchait de passer ses journées à sa guise. Cependant, Elliot n'avait pas la moindre idée de ce que son frère faisait normalement de son temps. Personne ne savait à quoi s'occupait Christian. — Il l'a peut-être brûlé quand il a compris qu'il était sur le point de mourir, suggéra Elliot. — Merris Langton n'était pas le genre d'homme à épargner son entourage, même au seuil de la mort. Christian glissa un doigt sous sa cravate parfaitement nouée, et tira sur le nœud pour le desserrer un peu. Il était superbe, ce soir. Un vrai seigneur. Ses vêtements étaient de la meilleure qualité. Toutefois, son geste dénotait l'inconfort que lui faisait éprouver cette réception formelle, aussi sûrement que ses longs cheveux noués en catogan trahissaient ses penchants excentriques. Elliot présuma que son frère avait hâte de se débarrasser des symboles vestimentaires de la civilisation, pour s'envelopper de la robe de chambre exotique qu'il portait souvent. En temps normal, il traînait chez lui pieds nus, et non paré de bas de soie et de chaussures de cuir comme ce soir. Mais pour le moment, la seule chose qui rappelât la tenue négligée qu'il affectionnait, c'était sa veste déboutonnée, ainsi que la manière dont son grand corps se fondait contre le velours du fauteuil. — Tu as regardé sous les lames de parquet, ce genre de choses ? demanda-t-il. — J'ai même manqué être découvert à cause de ça. Je me suis attardé trop longtemps dans les deux bâtiments, et un constable est passé alors que je quittais les bureaux de la Cité. Cependant, il y fait très sombre, et il n'y a pas de lampe près de la porte...

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Sa description de l'aventure suggérait qu'il avait été plus prudent qu'il ne l'avait été en réalité. Il était persuadé qu'en certaines occasions, il n'y avait pas d'autre choix que d'enfreindre la loi. Mais il n'aurait pas cru pouvoir le faire avec autant d'indifférence. — S'il devait y avoir des questions, il est entendu que tu étais présent au bal toute la soirée, dit Christian. Langton était propriétaire d'une petite maison d'édition qui publiait de préférence des textes radicaux. En outre, comme nous l'avons appris, cet homme ne détestait pas exercer un chantage lorsque c'était possible. Le problème, c'est qu'il est mort avant que j'aie pu le payer. Maintenant, le manuscrit de Richard Drury se trouve Dieu sait où. Et son mensonge sordide à propos de notre père risque de refaire surface. — Je ferai en sorte que cela n'arrive pas. — Penses-tu que quelqu'un l'ait récupéré avant toi ? Je ne suis sans doute pas la seule personne que Langton ait contactée pour la faire chanter. — Je n'ai décelé aucun signe laissant penser que quelqu'un avait fouillé ses affaires. Même pas son notaire, ou son exécuteur testamentaire. Il n'a été enterré que cet après-midi. À mon avis, le manuscrit n'était ni chez lui ni dans ses bureaux au moment de sa mort. — C'est bigrement ennuyeux. — Ennuyeux, mais pas insurmontable. Je mettrai la main dessus, et je le détruirai si c'est nécessaire. Christian le regarda attentivement. — Tu semblés sûr de toi. Tu sais où se trouve ce maudit manuscrit, n'est-ce pas ? — J'ai mon idée. Si je ne me trompe pas, cette affaire sera vite réglée. Cela risque de te coûter encore un peu d'argent. — Je paierai ce qu'il faudra. Richard Drury était membre du Parlement et, en dépit de ses idées extrémistes, c'était un intellectuel respecté. Si ses Mémoires contiennent une telle accusation contre notre père, les gens le croiront. Ils le croiront parce que c'est en accord avec ce qu'ils pensent être la vérité. Elliot n'exprima pas sa réponse à haute voix, mais ces mots le poursuivaient depuis qu'il savait que Merris Langton projetait de publier les Mémoires posthumes de Richard Drury. Les secrets et les potins rapportés dans ce livre éclabousseraient la réputation des grands et des puissants. Et l'accusation qui visait leur père correspondait trop bien à l'opinion que la bonne société avait déjà de lui, et de son mariage. Toutefois, la société se trompait en grande partie. Le père d'Elliot lui avait lui-même expliqué cela, à un moment où les hommes ne mentent pas car ils savent que la mort est proche. — Tu étais son préféré. Elle te gardait auprès d'elle, et je la laissais faire car tu étais le plus jeune. C'était un soulagement pour moi de voir qu'à certains moments elle se rappelait quelle était aussi une mère. Seulement à présent, je vais mourir et je m'aperçois que je te connais à peine. Je ne te demande pas de m'aimer, ou d'avoir du chagrin. Mais je ne veux pas partir en te laissant croire que je suis le monstre quelle t'a probablement dépeint... — Où penses-tu que se trouve ce manuscrit ? J'exige que tu me tiennes informé de tes progrès pas à pas, Elliot. Si tu n'avances pas, je prendrai moi-même l'affaire en main. Ce qui n'était pas clair, c'était comment Christian comptait traiter «l'affaire». Cette ambiguïté avait poussé Elliot à s'en charger. Son frère risquait d'être impitoyable dans son désir de faire taire les échos du passé. — Je n'ai pas trouvé le manuscrit, en revanche, j'ai découvert des documents financiers dans le bureau de Langton. Certains concernaient les parts qu'il détenait dans la maison d'édition, et les problèmes que celle-ci a rencontrés. Richard Drury

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était un de ses partenaires depuis l'origine. Cela explique pourquoi Langton a accepté de publier ses Mémoires. Christian acquiesça. — Intéressant. Il faudra contacter le notaire de Langton et savoir qui hérite, à présent. — Les documents indiquaient que Drury a légué ses parts à son unique enfant. Il y a donc un troisième associé, encore vivant, qui était probablement complice du projet de chantage dès le début. — Son unique enfant ? Diable ! Christian appuya la tête contre le dossier du fauteuil, ferma les yeux et poussa un soupir exaspéré. — Bon sang, non... pas Phaedra Blair! — Si. Phaedra Blair. Christian marmonna quelques jurons. — Cela ressemble bien à Drury, avec ses opinions radicales et sa vie contraire aux conventions ! Léguer ses parts à une femme. Sa fille illégitime, par-dessus le marché ! Naturellement, si la maison d'édition a des difficultés financières, elle sera peut-être contente de toucher de l'argent. Il se peut même qu'elle soit soulagée de ne pas avoir à publier les Mémoires de son père. Ces écrits contiennent sans doute des détails personnels sur sa mère et sur elle. — C'est possible. Elliot n'était pas aussi optimiste que son frère. Il savait que les négociations ne seraient pas faciles. Mlle Blair représentait une complication non négligeable. Elle verrait sans doute dans ces Mémoires une possible publication à succès, susceptible de sauver sa maison d'édition. Ou pire encore, elle croirait servir ses idées de justice sociale en révélant les dessous secrets de la bonne société. — Son propre livre a été publié par Langton, n'est-ce pas? reprit Christian. Nous l'avons, quelque part dans la bibliothèque. J'avoue que je ne l'ai jamais lu. Je ne m'intéresse pas aux légendes ni au folklore, et encore moins aux études qui y sont consacrées. — J'ai entendu dire que son érudition était fort respectable, répondit Elliot, déterminé à rendre son dû à ce diable de femme. Elle a hérité de l'intelligence de ses parents, ainsi que de leur indifférence aux règles de conduite et aux convenances. — Étant donné les circonstances, ce n'est pas un avantage pour nous, déclara Christian en se levant. Il boutonna sa veste et rajusta son col pour regagner la salle de bal. — Je te conseille de ne pas dire un mot de tout ça à Hayden. Mlle Blair est une amie intime d'Alexia. Si tu devenais un peu dur envers elle, il vaudrait mieux qu'elle n'en sache rien. — Mlle Blair est partie pour Naples il y a quinze jours. J'aurai réglé cette affaire avec elle avant qu'elle ait revu Alexia en tête à tête. — Tu comptes la suivre ? — J'avais l'intention de me rendre en Italie cet automne, de toute façon. J'aimerais examiner les récentes fouilles effectuées à Pompéi pour mon prochain livre. Je vais avancer la date de mon départ. Ils gagnèrent l'escalier. À chaque pas, les échos de la musique leur parvenaient avec plus d'ampleur, ainsi que le brouhaha des conversations. Alors qu'ils descendaient pour se mêler à la foule joyeuse, Elliot remarqua l'expression soucieuse de son frère. — Ne sois pas inquiet, Christian. Je ferai en sorte que l'accusation portée contre notre père ne soit jamais imprimée. Le sourire qui flotta sur les lèvres de Christian ne parvint pas jusqu'à ses yeux. — Ta résolution ne fait aucun doute pour moi. Ce n'est pas à cela que je pense.

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— A quoi, alors ? — Je pensais à Phaedra Blair. Je me demandais s'il existe un homme au monde capable de « régler une affaire » avec elle, comme tu dis. Elliot marchait dans l'obscurité, guidé uniquement par la flamme de la petite lampe qu'il tenait à la main. Les invités étaient partis, et les domestiques dormaient. Hayden et Alexia goûtaient probablement aux joies du lit conjugal dans leur demeure de Hill Street. Christian était peut-être éveillé, mais il ne quitterait plus sa suite pendant quelques jours, à présent. La flamme se refléta sur les chambranles argentés de la galerie. La lune projetait ses pâles rayons à travers les fenêtres. Elliot s'arrêta devant deux des portraits. Il n'était pas passé dans cette salle intentionnellement, mais son objectif concernait l'homme et la femme immortalisés par ces tableaux. L'artiste avait utilisé des décors similaires pour les deux tableaux, si bien qu'ils semblaient former un tout. Cela faisait du bien de voir ses parents ainsi réunis, comme s'ils appartenaient au même univers, même s'il savait que la complicité suggérée par le peintre était un mensonge. Elliot pouvait compter sur ses doigts le nombre de fois où il les avait vus dans la même pièce. — Je ne veux pas partir en te laissant croire que je suis le monstre qu'elle t'a probablement dépeint. Son père s'était trompé. Sa mère ne lui avait jamais parlé des raisons de leur éloignement. D'ailleurs, elle ne parlait presque jamais, pendant les heures qu'il passait avec elle dans la bibliothèque d'Aylesbury. Il n'avait pas eu besoin de l'aide de sa mère pour avoir peur de son père. Et il avait aussi recherché désespérément les rares moments d'attention que lui accordait ce père qui semblait oublier qu'il avait trois fils, et pas seulement deux. Il poursuivit son chemin vers la bibliothèque, songeant à leur dernière conversation. La seule qu'ils aient eue, en réalité, dans toute leur vie. Ce jour-là, il avait appris des choses importantes sur les gens et les passions, la fierté et l'âme, et sur le fait qu'un enfant ne distingue pas très bien le monde tel qu'il est. Après cette conversation, et ces confidences, il n'avait plus eu peur. Pour la première fois de sa vie, il s'était senti le fils de son père. Il promena sa lampe le long des reliures de cuir sur les étagères du bas,. dans le coin. Après la mort de sa mère, il avait ramené les livres qui lui appartenaient ici. Ceux qu'elle lisait pendant son exil à Aylesbury. Il n'aurait su dire pourquoi il avait ramené ces livres à Londres. Sans doute pour qu'une petite partie d'elle demeure à l'endroit où la famille se réunissait le plus souvent. Il avait agi sur une impulsion, bien avant d'avoir cette discussion avec son père. C'était un acte de rébellion, un subterfuge pour essayer d'effacer le fait qu'elle ait été si longtemps séparée d'eux. Personne n'avait remarqué cet ajout, parmi les centaines de volumes qui s'alignaient sur les rayons. Dans ce coin obscur, nul n'avait vu que les reliures étaient différentes. Il fit courir ses doigts sur des livres qui n'étaient même pas reliés. Petits et fins, c'étaient en fait des pamphlets. Il les prit, les étala sur le sol et pencha sa lampe pour examiner les titres. Il trouva celui qu'il cherchait. Un essai radical contre le mariage, écrit une trentaine d'années auparavant par un bas-bleu célèbre. L'auteur avait vécu selon ses convictions, refusant même de se marier lorsqu'elle s'était retrouvée enceinte de l'homme qu'elle avait aimé toute sa vie. Richard Drury.

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Il emporta le pamphlet et la lampe, et les posa sur l'étagère où Easterbrook rangeait les achats les plus récents. Il prit un essai sur la mythologie, dont la reliure neuve sentait encore le cuir. Il emporta les deux textes dans sa chambre et se mit à lire, afin de se préparer à son

affrontement avec Phaedra Blair.

2

— Signora, je ne vois pas pourquoi je devrais payer ces chambres, alors que je ne veux pas les occuper. Phaedra exprima sa protestation dans un mélange de latin et de dialecte napolitain. Elle espéra que le ton de sa voix traduirait la colère que lui inspirait la note de la signora Cirillo. Elle obtint une longue réponse, émise d'un ton tout aussi éloquent. La signora Cirillo se moquait bien que Phaedra soit confinée dans sa chambre contre sa volonté. De plus, la présence d'un garde royal devant son modeste mais néanmoins respectable établissement risquait d'avoir des répercussions déplaisantes. Elle exigeait d'être payée, et elle avait eu l'audace d'ajouter un supplément en raison des désagréments que la présence du garde pouvait causer à sa clientèle. Phaedra fut tentée de conseiller à cette femme de présenter la facture au roi lui-même. Toutefois, elle tint sa langue et alla chercher l'argent dans sa chambre. Elle avait commis une erreur en lambinant dans cette ville, avant de se rendre sur le site des ruines. Si on la retenait trop longtemps ici, elle n'aurait plus d'argent pour payer son voyage de retour en Angleterre, et encore moins pour poursuivre sa mission. Elle n'avait eu l'intention de faire qu'un bref voyage. Après tout, elle n'était pas venue en touriste. Elle était là pour une raison précise, et elle avait des affaires importantes à régler chez elle. Calmée pour une semaine, la signora Cirillo sortit. Phaedra contempla ses bagages en réfléchissant à la situation. Piochant dans sa malle, elle en retira un châle noir et défit le nœud formé à lune des pointes, pour sortir l'objet qui y était caché. Un gros bijou glissa sur ses genoux, et la pierre brilla dans la lumière douce de la chambre. De délicates petites silhouettes blanches aux formes exquises se détachaient sur un fond rosé. Elles représentaient des femmes dansant autour du dieu Bacchus. Ce camée était l'objet le plus précieux que lui avait légué sa mère, dans un codicille écrit de sa main. Afin d'assurer l'avenir de ma fille, je lui laisse le seul objet de valeur que je possède, mon camée en agate, un objet d'art antique provenant des ruines de Pompéi. Six ans avaient passé depuis la mort d'Artémis, sans que Phaedra repense à ce codicille. Elle avait précieusement conservé le camée, comme tous les autres souvenirs qu'elle possédait de la très brillante et excentrique Artémis Blair. Le fait qu'il ait de la valeur était certes rassurant, mais elle avait espéré ne jamais avoir à le vendre. Maintenant, cependant, cette phrase si joliment écrite soulevait des questions qui exigeaient des réponses. Elle remit le camée dans sa cachette, rangea le châle et retourna dans le salon. Elle ouvrit les volets intérieurs de la fenêtre qui donnait à l'ouest. La baie qui apparut dans le lointain semblait très bleue, et malgré la brume elle aperçut l'île d'Ischia. Une brise de mer s'engouffra dans la pièce, soulevant les mèches légères sur son front. La voix du garde lui parvint, et elle se pencha de la fenêtre du troisième étage pour voir avec qui il s'entretenait. Elle repéra une tête brune face au casque métallique du garde royal. L'homme était beaucoup plus grand que ce dernier, et la brise soufflant dans sa chevelure brune lui

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donnait une allure très romantique. Ses larges épaules étaient couvertes d'une veste qui paraissait luxueuse. Quant aux bottes, c'étaient celles qu'on voyait sur les personnes les plus riches de Londres. De toute évidence, cet homme était anglais et, à en juger par ses vêtements, c'était un gentleman. Elle tendit l'oreille pour écouter leur conversation. La présence de ce concitoyen lui procura un étrange réconfort, même si tout ce qu'il voulait, c'était que le garde lui indique comment sortir du quartier espagnol. Elle songea un instant à l'appeler pour lui demander son aide. Elle n'était pas sûre que les Anglais de Naples sachent qu'elle était retenue prisonnière. Bien entendu, elle n'était pas certaine non plus qu'ils souhaiteraient lui venir en aide. Ceux qui la connaissaient ne l'appréciaient pas et ne recherchaient pas sa compagnie. En temps normal, elle n'aurait pas voulu d'eux non plus, mais le fait qu'elle ne parvienne pas à intégrer la société anglaise ici lui avait posé des problèmes, même avant son emprisonnement inattendu. Les choses ne se passaient pas comme l'Anglais l'aurait désiré. Les gestes du garde exprimaient à la fois la déférence et le regret. — Je suis tenu par mon devoir. Je vous aiderais si je le pouvais, mais... L'Anglais s'éloigna. Il gagna l'autre côté de la rue et marqua une pause, scrutant la façade de la maison d'un regard sombre. Le cœur de Phaedra fit un bond. Non seulement parce que l'homme avait un visage extrêmement séduisant, mais aussi parce qu'elle le reconnut. Il s'agissait du célèbre historien, lord Elliot Rothwell. Alexia lui avait révélé qu'il comptait se rendre à Naples, cet automne. Apparemment, il avait avancé la date de son voyage. Elle se pencha à la fenêtre et fit un signe de la main. Lord Elliot répondit d'un bref hochement de tête. Phaedra mit alors un doigt sur ses lèvres et désigna le garde sous sa fenêtre. Puis elle lui fit comprendre par signes qu'elle voulait qu'il entre par l'arrière de la maison. Lord Elliot s'éloigna d'un pas traînant, comme un homme étudiant l'architecture des bâtiments, tandis que Phaedra refermait la fenêtre en hâte pour gagner l'autre côté de l'appartement. Là, elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur le petit jardin, à l'arrière. Il fallut un peu de temps à lord Elliot pour arriver jusque-là. Finalement, elle le vit apparaître à la petite porte ouvrant sur une ruelle obscure qui séparait les différentes propriétés. Il s'avança vers elle sans la moindre hésitation, comme un homme accoutumé à faire ce qui lui plaît. Son visage était d'une grande beauté. Mais, même sans cela, il en aurait imposé par sa démarche tranquille et son assurance. Elle était si heureuse de voir quelqu'un qu'elle connaissait, qu'elle ne prêta aucune attention à la lueur sévère qui brillait dans ses prunelles sombres. Elle avait décelé la même expression chez lui quand ils avaient été présentés, au mariage d'Alexia. C'était la réaction d'un homme qui la jugeait vaguement amusante, bien qu'il désapprouvât son apparence, ses convictions, son histoire, sa famille... et tout ce qui la concernait. — Mademoiselle Blair, je suis heureux de vous trouver en bonne santé. Un sourire nonchalant accompagna ces paroles. — Je suis tout aussi heureuse de vous voir, lord Elliot. — Alexia m'a donné le nom de votre hôtel et m'a demandé de vous rendre visite, afin de m'assurer que vous ne manquiez de rien. — Je suis touchée de cette attention, et je regrette de ne pouvoir vous recevoir comme vous le méritez. — À ce qu'il me semble, vous ne pouvez pas me recevoir du tout. Allons, il avait donc décidé de commencer par quelques paroles aimables... — Vous êtes sans doute surpris, pour ne pas dire choqué, de me trouver prisonnière ?

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— Je suis rarement choqué, ou même surpris. Toutefois, j'avoue éprouver quelque curiosité. Vous n'êtes à Naples que depuis quelques semaines. La plupart des gens devraient y séjourner au moins un an avant de commettre suffisamment de délits pour mériter un tel traitement. Où voulait-il en venir? Se réjouissait-il de la situation? — Je n'ai commis aucun délit. C'est un simple malentendu. — Un simple malentendu ? Ma chère mademoiselle Blair, je vous rappelle qu'un membre de la garde royale surveille votre porte. — Je ne suis pas sûre que ce soit le roi qui lui ait assigné cette mission. Un des fonctionnaires de la cour a fait cela pour me nuire. C'est un horrible petit homme qui détient trop de pouvoir et manque cruellement d'intelligence. Lord Elliot croisa les bras, ce qui lui donna l'allure d'un juge tout-puissant. Elle détestait les hommes qui prenaient cette attitude avec elle. Cela personnifiait tout ce qu'il y avait de mauvais dans la moitié de l'humanité représentée par le sexe dit fort. — Le garde a fait allusion à un duel, dit lord Elliot. — Comment pouvais-je deviner que ces hommes sont si possessifs qu'ils veulent s'entre-tuer, si les femmes s'aventurent simplement à parler avec... — Le garde m'a dit qu'il y avait eu du sang versé. — Marsilio est un jeune artiste. Presque un enfant. Il est têtu, mais adorable. J'ignorais qu'il s'était mépris sur notre amitié, au point de défier Pietro en duel, simplement parce que j'étais allée me promener avec lui le long de la baie. — Malheureusement pour vous, le têtu Marsilio, cet adorable enfant, est un parent du roi. Il a manqué perdre la vie dans ce duel. D'après le garde, il survivra. Une chance pour vous. — Dieu soit loué ! Je crois qu'ils exagèrent, ici. À ce que j'ai compris, il n'a pas été grièvement blessé. Mais naturellement, sous un tel climat, n'importe quelle blessure peut devenir fatale. Je suis vraiment désolée de toute cette affaire. C'est ce que je leur ai dit. J'ai exprimé mes regrets et mes excuses en anglais, et même en latin, afin d'être sûre qu'ils comprennent. Pourtant, ce petit homme odieux et stupide n'a pas voulu m'écouter. Il m'a même accusée d'être une prostituée, ce qui est vraiment révoltant. J'ai bien précisé que je n'avais jamais accepté d'argent d'un homme, quel qu'il soit. — Avez-vous parlé d'honneur et de vertu, ou bien avez-vous dit à l'odieux et stupide petit homme que vous pensiez que les femmes devraient pouvoir s'offrir librement aux hommes qui leur plaisent? Il accompagna cette insinuation d'un regard entendu qu'elle considéra fort déplaisant. Si elle ne s'était pas trouvée dans une situation aussi ridicule, elle lui aurait fait savoir que le fait qu'elle ne soit pas une personne conventionnelle ne lui donnait pas, à lui, le droit d'être mal élevé. Toutefois, pour le moment, il valait mieux rester diplomate. — Je crois à l'amour libre. Ce qui n'est pas la même chose que de s'offrir à n'importe quel homme, lord Elliot. J'ai tenté de faire l'éducation de cet odieux petit homme. Et j'aimerais en faire autant pour vous, si nous pouvions nous rencontrer dans de meilleures circonstances. — L'offre est tentante, mademoiselle Blair. Cependant, je suppose que votre interlocuteur n'a pas été sensible aux nuances de votre raisonnement. Il aurait mieux valu que vous prétendiez être courtisane. C'est un état qu'ils connaissent bien, dans cette région. En revanche, la notion d'amour libre... Il eut un éloquent geste de la main qui signifiait : « À quoi vous attendiez-vous, ma chère ? Vous vivez en dehors des règles. » Une fois de plus, Phaedra contint une réaction instinctive. Si elle contestait son raisonnement, il partirait, et elle souhaitait qu'il s'attarde un peu plus longtemps. Elle

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ne s'était pas rendu compte jusqu'ici que l'isolement lui pesait à ce point. Le seul fait d'entendre sa langue maternelle était un réconfort. — Vous croyez qu'ils vont me libérer rapidement ? Il eut un haussement d'épaules désinvolte. — Ils n'ont pas de lois véritablement codifiées. C'est une monarchie à l'ancienne mode. Il se peut que vous soyez libérée aujourd'hui, ou que vous soyez renvoyée en Angleterre, ou encore que vous passiez en jugement. À moins que vous ne restiez enfermée dans ces appartements pendant des années, selon le bon plaisir du roi. — Des années ? C'est de la barbarie ! — Je ne crois pas que vous en arriverez là. Toutefois, il peut s'écouler des mois avant que cet odieux et stupide petit homme se lasse de votre cas. Il balaya du regard la façade du bâtiment, puis il s'intéressa à la porte du jardin. — Mademoiselle Blair, je ne peux continuer de rôder plus longtemps dans ce jardin, sans quoi je risquerais de me retrouver moi aussi sous bonne garde. Je m'arrangerai pour vous faire livrer des repas et je laisserai de l'argent pour payer le loyer de cet appartement. Je demanderai également au diplomate britannique en poste ici de prendre régulièrement de vos nouvelles. Seigneur, il allait partir! Elle risquait de passer des années entre ces quatre murs, et même de mourir de faim lorsqu'elle serait à court d'argent. Elle n'était pas le genre de femme à demander protection et assistance aux hommes. D'autre part, les propos de lord Elliot ne l'avaient pas bien disposée envers lui. Néanmoins, l'incertitude dans laquelle elle se trouvait la poussa à surmonter son aversion et à réclamer son aide. Il avait déjà fait trois pas vers le portail quand elle le rappela. — Lord Elliot ! Lord Elliot, ma situation n'intéresse pas les diplomates. Accepteriez-vous d'intercéder en ma faveur? Je suis sûre que cet odieux petit homme serait impressionné par votre rang et par votre célébrité d'historien. Si vous parliez pour moi, cela m'aiderait peut-être. Lord Elliot eut une moue de compassion, mais son expression n'était guère encourageante. — Je ne suis que le plus jeune fils de ma famille. Mon influence est très réduite dans ce pays, et ma célébrité ne compte pas beaucoup. La cour n'a aucune raison de m'accorder la moindre faveur. — Je suis certaine que vous bénéficierez d'une plus grande écoute que moi. De plus vous avez l'avantage de connaître leur langue. Je vous ai vu discuter avec le garde. — Je ne parle pas assez couramment le dialecte napolitain pour pouvoir défendre correctement votre affaire. — Cependant, je vous serais extrêmement reconnaissante si vous vouliez bien essayer. Qu'était donc devenu l'esprit chevaleresque de lord Elliot ? Elle-même ne croyait pas à ce genre de fariboles, mais les hommes dans son genre, oui. Elle était une demoiselle en détresse, et ce gentleman aurait dû se précipiter à son secours au lieu de rester planté là, comme s'il regrettait de l'avoir aperçue à sa fenêtre. Il sembla soupeser la question. Phaedra sentit son sourire se crisper et se transformer en grimace. — Nous ne sommes pas en Angleterre, mademoiselle Blair. En admettant que je mène à bien ma mission, il se peut que vous n'appréciiez pas les conditions qu'ils poseront pour vous rendre votre liberté. — Je m'efforcerai de m'y accommoder. Cependant, je vous supplie d'essayer de les empêcher de me renvoyer tout de suite en Angleterre. J'ai fait un long voyage et j'ai

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besoin... je veux visiter les fouilles de Pompéi avant de repartir. C'est mon rêve depuis si longtemps. Il réfléchit pendant un moment qui parut interminable. Puis il poussa un soupir, faisant ainsi comprendre que sa décision allait à l'encontre du bon sens. — J'ai promis à Alexia de veiller sur vous, aussi ferai-je ce qui est en mon pouvoir. Connaissez-vous le nom de l'homme qui a ordonné votre réclusion ? Il vaut mieux que je ne demande pas à la cour si quelqu’un connaît un «petit homme odieux et stupide». Il risque d'avoir vent de cette description, et cela ne m'aiderait pas à accomplir ma mission. En outre, elle s'applique sans doute à de nombreux employés de la cour. Il avait capitulé par sens du devoir, et non par réel désir de lui venir en aide. Mais Phaedra était trop désespérée pour faire la fine bouche. — Il s'appelle Gentile Sansoni. Pourquoi faites-vous cette tête ? Vous le connaissez ? — J'ai entendu parler de lui. Votre plaidoirie était vaine, mademoiselle. Sansoni ne parle ni l'anglais ni le latin. Et, ce qui n'arrange pas nos affaires, c'est un vrai Napolitain. On pouvait faire confiance à Phaedra Blair pour attirer l'attention de Gentile Sansoni, capitaine de la police secrète du roi ! Naturellement, avec ses longs cheveux roux flottant librement sur ses épaules, sans attaches ni chapeau, elle avait probablement attiré l'attention de toute la ville de Naples. Elliot avait entendu parler du persécuteur de Mlle Blair au cours de sa précédente visite à Naples, trois ans auparavant. Le navire de Sansoni avait débarqué dans une mare de sang en 1820, lorsque le gouvernement républicain avait été écrasé et la monarchie réinstallée. Sansoni avait la réputation de savoir arranger la disparition des carbonari, mais il ne détestait pas abuser de son autorité dans d'autres domaines, qui n'avaient pas trait à la politique. Ce n'était pas le genre d'homme à se laisser impressionner par un gentleman anglais, et Elliot doutait fort qu'il apprécierait que quelqu'un s'adresse à ses supérieurs pour le faire revenir sur sa décision. Mais comme Elliot ne pouvait pas négocier avec Mlle Blair alors qu'elle était retenue prisonnière dans son hôtel, il devait absolument la délivrer. S'il avait feint l'hésitation dans le jardin, c'était uniquement pour qu'elle se sente redevable envers lui. Il avait aussi cédé à l'ignoble plaisir de voir cette adepte de l'indépendance féminine supplier un homme de lui venir en aide. Mlle Blair était un défi en elle-même, et il avait réagi instinctivement. Cependant, le jour suivant, il s'appliqua à faire tout ce qu'il pouvait pour elle. Sansoni ne serait peut-être pas impressionné par un gentleman anglais, mais il ne refuserait pas d'écouter un capitaine de la marine anglaise. La cour de Naples révérait encore la mémoire de Nelson, et Sansoni devait considérer ce dernier comme un frère spirituel. Le grand héros anglais avait aidé Naples autrefois à briser une tentative d'installer un gouvernement républicain. Il y avait toujours des navires britanniques dans le port de Naples, et Elliot rendit visite à l'un des capitaines qu'il connaissait. Deux jours après sa rencontre avec Mlle Blair, il accompagna le capitaine Augustus Cornell, en uniforme d'apparat, dans le dédale des corridors du palais menant au repaire de Gentile Sansoni. Comme il convenait à un fonctionnaire de la cour travaillant dans l'ombre, Sansoni était à l'arrière du bâtiment, et il fallait descendre si profondément dans les entrailles du palais que le marbre des escaliers cédait la place au travertin au fur et à mesure qu'ils avançaient. En dépit de cela, Sansoni avait fait meubler son bureau avec suffisamment d'opulence pour avoir l'air important. Le lieu avait certes une

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dimension adaptée à ses ambitions, mais le plafond bas et l'absence de fenêtres lui donnaient une allure de caverne. — Laissez-moi parler, recommanda Cornell. Il avait un visage pâle aux traits effacés, empreint d'une sévérité formelle, fréquente chez les militaires. — J'ai déjà eu affaire à lui, et il faut être prudent. — Parlez-vous sa langue ? Le napolitain était très différent du langage utilisé à Rome ou à Florence. Malgré ses nombreux emprunts au latin, Elliot ne le maîtrisait pas très bien. — Un peu. Espérons que ce sera suffisant. Attendez-moi ici. Elliot demeura près de la porte. Cornell traversa la vaste pièce et s'approcha du petit homme au teint bistre assis derrière un énorme bureau. La description de Mlle Blair était juste. L'homme semblait en effet détestable, odieux, et extrêmement soupçonneux. Il offrit toutefois du vin à Cornell, les deux hommes portèrent un toast et s'engagèrent dans une conversation à voix basse. Cornell finit par rejoindre Elliot. — il y a une complication, dit-il doucement. L'ami de Mlle Blair, ce Marsilio, qui a été blessé dans le duel, est un parent éloigné du roi, qui le tient en haute estime, en raison de ses talents d'artiste. Or, d'après ce que j'ai compris, Sansoni espère lui faire épouser une de ses propres parentes, afin d'assurer sa position. Cette alliance me paraît peu probable, étant donné la naissance obscure de Sansoni, mais celui-ci s'est donné pour mission de veiller sur la sécurité du jeune homme. Cornell pencha la tête et ajouta d'une voix encore plus basse : — Je suis presque certain que le roi ne sait rien de ce duel. J'ai cité à plusieurs reprises le titre de votre frère, et je soupçonne Sansoni de m'écouter uniquement parce qu'il craint qu'un marquis anglais n'ait la possibilité d'entretenir directement le roi de cette affaire. C'était probable, en effet, mais il faudrait des mois avant qu'Easterbrook ne puisse approcher le roi. — Pourrez-vous obtenir la libération de Mlle Blair ? — J'en doute. Il n'y a pas que l'affaire du duel. Le roi possède une collection d'objets d'art, et une des galeries est interdite aux femmes. Elle contient des images un peu... osées. Mlle Blair a réussi à persuader le jeune Marsilio de la laisser entrer. Sansoni dit aussi que c'est une prostituée. Naples est connue pour sa permissivité envers les femmes qui exercent ce métier. Toutefois, le fait qu'elle se soit introduite dans les lieux fréquentés par la cour... — Ce n'est pas une prostituée. Je m'en porte garant. J'admets qu'elle est bizarre. Excentrique. C'est un esprit libre, mais elle est parfaitement honnête. Sansoni peut sûrement comprendre cela. Expliquez-le-lui. — Le métier de cet homme, c'est de briser les esprits libres, et il le fait avec zèle. Je veux bien essayer encore une fois, cependant. Cornell retraversa la vaste pièce. Cette fois, l'entretien fut bref. Les yeux noirs de Sansoni se tournèrent vers Elliot et le transpercèrent. Cornell revint vers lui. — Il parle plus vite à présent, et je ne parviens pas à saisir tous ses propos. Il veut savoir de quel droit vous et votre famille vous mêlez de cela, si vous êtes un parent de Mlle Blair, ou si vous avez une autorité quelconque. — Dites-lui que c'est une amie de ma famille et qu'Easterbrook la reçoit chez lui comme une sœur. C'était un mensonge, mais il savait que Christian aurait agi comme lui à sa place.

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— Dites-lui aussi que nous nous efforçons de la contrôler, mais qu'elle a fait ce voyage à Naples à notre insu, en espérant échapper à notre influence. Je suis venu pour veiller sur elle et je peux promettre qu'elle ne causera plus d'ennuis. S'il laisse entendre qu'il désire une commission, assurez-lui que je paierai pour récupérer la demoiselle. La conversation entre Cornell et Sansoni fut plus animée que précédemment, et Sansoni accompagnait ses paroles de rapides gestes de la main. Cornell revint, l'air un peu soucieux. — Je crains qu'il n'y ait eu un malentendu. Cela va créer des complications. Je ne parle pas tout à fait couramment le napolitain, ce qui explique ce petit problème dans les négociations. — Il paraît cependant plus calme et mieux disposé qu'auparavant. Quel est ce malentendu ? Le visage de Cornell s'empourpra. — Je crois qu'il a conclu de notre entretien que vous étiez le fiancé de Mlle Blair et qu'elle s'était enfuie pour échapper à un mariage arrangé. Il pense que vous êtes venu jusqu'ici pour la retrouver. — Pour un malentendu, il est de taille ! Comment avez-vous fait ? — Je ne sais pas très bien. Les mots famille, sœur, argent, fuite, ont dû évoquer des circonstances plus dramatiques que je ne le souhaitais. Cornell soupira, et fit demi-tour afin d'aller rectifier son erreur. Elliot lui prit le bras, l'arrêtant dans son élan. — Serait-il prêt à la faire libérer, si nous le laissons croire à cette fable ? — Oui, mais... — Vous êtes bien sûr que c'est ce qu'il pense ? — Je ne suis pas absolument certain qu'il ait interprété mes paroles ainsi, mais... — Dans ce cas, ne le détrompez pas. — Je crains que ce ne soit pas une attitude très honorable. — Vous n'avez pas menti. Vous n'êtes pas sûr non plus qu'il n'ait pas compris, déclara Elliot en resserrant son étreinte sur 1 épaule de Cornell. Prenons cela comme un don de la Providence. Cet homme ne fréquente pas la communauté anglaise de Naples. S'il a mal compris, il ne le saura jamais. Cornell se laissa fléchir. — Si vous êtes décidé, qu'il en soit ainsi. Venez avec moi. Il veut vous entendre promettre vous-même que vous surveillerez Mlle Blair pendant son séjour dans le royaume. Elle devra rester constamment sous votre autorité, et vous seriez tenu pour responsable si d'autres scandales survenaient. Etes-vous prêt à donner votre parole ? Elliot acquiesça d'un signe de tête. Il traversa la salle avec le capitaine Cornell, et

retira à l'odieux et détestable Gentile Sansoni la responsabilité du sort de Mlle Blair.

3

Phaedra se leva en entendant la signora Cirillo l'appeler. Si cette femme lui réclamait de nouveau de l'argent... Mais elle fut émerveillée, lorsqu'elle ouvrit sa porte, de découvrir que la signora Cirillo n'était pas seule. Lord Elliot se tenait à son côté. Phaedra aurait aimé pousser un cri de joie, cependant elle se maîtrisa. La présence de lord Elliot ne pouvait signifier qu'une chose. — Lord Elliot, entrez, je vous prie. Grazie, signora. La signora Cirillo haussa ses sourcils noirs en s'entendant ainsi congédier, mais Phaedra lui fit signe de partir. — J'espère que vous apportez de bonnes nouvelles, lord Elliot, dit-elle quand ils furent seuls.

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— Votre réclusion est terminée, mademoiselle. Grâce au capitaine Cornell de l’Euryalus, qui a plaidé votre cause auprès de Sansoni. — Dieu bénisse la Marine royale ! Phaedra se précipita à la fenêtre et ouvrit les volets. Plus personne ne montait la garde devant la porte. — Je ferai une promenade au bord de la mer ce soir. Je n'arrive pas à croire... Elle se retourna vers lord Elliot et l'entoura de ses bras. — Je suis si reconnaissante de ce que vous avez fait ! Il lui sourit gentiment quand elle relâcha son étreinte. Il semblait comprendre sa joie et lui pardonner cette exubérance. Son regard s'était un peu assombri lorsqu'elle lui avait sauté au cou, mais après tout, il n'était qu'un homme... Il était superbe, avec son veston brun impeccablement coupé et ses bottes de cavalier. Son sourire adoucissait l'aspect sévère qui était commun à tous les Rothwell. Contrairement à ses frères, lord Elliot avait la réputation d'être souriant. Il jeta un regard circulaire dans le salon. Ses yeux s'arrêtèrent sur le bureau qu'elle venait de quitter. — Je vous ai interrompue dans votre correspondance. J'en suis désolé. — Votre interruption est la bienvenue. Cette lettre était destinée à Alexia. Je lui contais mes malheurs, en espérant pouvoir vous confier cette missive lors de votre prochaine visite. — Pourquoi ne pas la terminer et lui annoncer que tout va bien, à présent ? Je la donnerai à Cornell. Il part dans deux jours pour Portsmouth. — C'est une idée merveilleuse ! Vous ne m'en voudrez pas si je vous délaisse un instant ? — Pas du tout, mademoiselle Blair. Pas du tout. Elle s'assit et ajouta rapidement un paragraphe, dans lequel elle apprenait à Alexia que tout s'était bien terminé, grâce à lord Elliot. Elle replia la lettre, y inscrivit l'adresse de son amie et la cacheta, avant de la tendre à lord Elliot. Celui-ci la glissa dans la poche de sa veste. — Vous avez ouvert la porte vous-même, mademoiselle. Où est votre femme de chambre ? — Je n'ai pas de domestique, lord Elliot. Pas plus ici qu'à Londres. — Par conviction philosophique ? — C'est une décision d'ordre pratique. Un oncle m'a légué un revenu confortable, mais je préfère dépenser mon argent autrement. — Vous avez du bon sens. Toutefois, l'absence de domestique pose un problème. — Pas du tout. Elle tournoya sur elle-même, faisant virevolter sa jupe de tulle noir et ses longs cheveux. — Je n'ai pas besoin de femme de chambre pour m'aider à enfiler ce genre de robe, et je me brosse les cheveux moi-même. — Je ne pensais pas à votre toilette. J'ai besoin de parler avec vous de cette affaire, et sans femme de chambre dans l'appartement pour servir de chaperon... Il était inquiet pour sa réputation. Comme c'était charmant ! — Lord Elliot, vous ne pouvez pas me compromettre, car je méprise ces règles sociales stupides. r» autre part, il s'agit d'un rendez-vous d'affaires, n'est-ce pas ? Dans ce cas, la discrétion est non seulement autorisée, mais recommandée. Elle doutait toutefois qu'il accepte ce raisonnement, si logique fût-il. Les hommes dans son genre n'admettaient jamais qu'une femme pût avoir raison. Aussi fut-elle sidérée de le voir capituler immédiatement. — C'est exact, dit-il. Vous ne préférez pas vous asseoir ? Cela risque d'être long.

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Il sembla très grave, tout à coup. Grave, sévère, et... dur. Le geste qu'il fit pour désigner le canapé était impérieux. Elle fut tentée un bref instant de rester debout, par esprit de contradiction. Elle s'assit tout de même, mais seulement parce qu'il lui avait laissé le choix. Il prit place sur une chaise, face à elle, et la regarda longuement, comme s'il la voyait pour la première fois et voulait la jauger. Son regard pénétrant la mit mal à l'aise. Un trouble profond l'envahit. C'était le problème avec les hommes trop beaux. Quand ils concentraient leur attention sur vous, leur beauté vous déstabilisait. Or, cet homme était très séduisant. Il était également très viril. Et en ce moment, il essayait délibérément de la perturber. Il ne faisait pas cela pour la séduire, elle en était certaine. Cependant, l'attrait de son physique était indéniable, et elle réagissait malgré elle. Le sens de la protection, de la possession, de la conquête... tout cela faisait partie du même instinct primitif, n'est-ce pas ? Et un homme ne pouvait pas se laisser aller à l'un de ces penchants, sans que les autres surgissent en même temps. Une femme était alors facilement vaincue si elle n'était pas sur ses gardes. Elle se demanda lequel de ces instincts le motivait en ce moment. — Alexia m'a bien demandé de veiller sur vous, mademoiselle Blair. Toutefois, j'avais d'autres raisons de vous rendre visite, et il faut que nous en parlions maintenant. — Comme nous ne nous sommes rencontrés qu'une seule fois, et très brièvement, à l'occasion du mariage d'Alexia, je ne vois pas quelles peuvent être ces raisons. — Je pense que vous le savez très bien. — Je vous assure que non, rétorqua-t-elle, agacée. Elle comprit, au ton de sa voix, que l'agacement était réciproque. — Mademoiselle Blair, j'ai appris que vous étiez devenue associée de la maison d'édition de Merris Langton. Vous avez hérité de la part de votre père dans cette affaire. — Cette information n'a pas été divulguée, lord Elliot. Les hommes étant persuadés qu'une femme ne peut pas réussir en affaires, et estimant même anormal qu'elles essaient, j'ai décidé de garder ce fait caché. — Avez-vous l'intention de prendre une part active à l'affaire ? — J'aurai mon mot à dire en ce qui concerne les ouvrages publiés, mais je suppose que M. Langton continuera de superviser les comptes de la société. J'aimerais bien savoir qui vous a mis au courant. Si mon notaire a commis une indiscrétion... — Votre notaire est irréprochable. Il se détourna, son regard s'assombrit et parut se troubler. L'espace d'un instant, elle entrevit l'homme d’esprit qui se cachait sous cette façade de mondain élégant, et la puissance intellectuelle qui l'avait conduit à écrire un ouvrage historique renommé, avant d'avoir atteint l’âge de vingt-trois ans. — Mademoiselle Blair, je suis au regret d'avoir à vous annoncer de mauvaises nouvelles. Merris Langton a succombé à la maladie, peu après votre départ de Londres. L'enterrement a eu lieu quelques jours avant que je n'embarque moi-même pour l'Italie. Phaedra avait craint que M. Langton ne se rétablisse pas, mais la nouvelle de sa mort la surprit tout de même. — Je vous remercie de m'en informer, lord Elliot. Je ne connaissais pas très bien M. Langton, mais la nouvelle d'une disparition est toujours attristante. Je comptais sur lui pour m'aider à maintenir cette maison d'édition à flot. Il semble que je devrai le faire sans lui. — Êtes-vous la seule propriétaire, à présent ?

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— C'est mon père qui a fondé et financé cette affaire. La part de M. Langton devait revenir à mon père à la mort de M. Langton. Donc je pense que oui, l'affaire m'appartient désormais. Le visage de lord Elliot retrouva son apparence froide et austère. — Avant sa maladie, Langton avait contacté mon frère en faisant allusion à la publication des Mémoires de votre père. Il avait proposé d'omettre du manuscrit plusieurs passages ayant trait à ma famille, à condition qu'une somme conséquente lui soit versée en échange. — Vraiment? C'est terrible! Cela est tout à fait contraire aux principes de mon père. Je suis choquée, et je tiens à vous présenter des excuses pour la conduite de mon associé. Elle se leva et se mit à arpenter la pièce, dans un visible état d'agitation. Lord Elliot se leva également, par politesse, mais elle l'ignora, trop absorbée par les conséquences de la folie de M. Langton. Il n'en faudrait peut-être pas davantage pour abattre une société déjà fragile. Elle ne connaissait que trop bien la précarité de leur situation financière, et en tant qu'associée elle serait responsable des dettes laissées par Langton. Elle avait compté sur la publication des Mémoires de son père pour renflouer les caisses. Or, si M. Langton avait compromis l'intégrité de ces Mémoires, le livre risquait d'être rejeté par les lecteurs. — C'est la faute de Harriette Wilson ! dit-elle, son désarroi virant à la colère. Elle a créé un détestable précédent en demandant à ses amants de payer pour que leur nom n'apparaisse pas dans ses Mémoires. Je lui ai écrit à ce sujet, vous savez. Je lui ai expliqué que c'était une forme de chantage. Elle ne pensait qu'à son porte-monnaie, bien sûr. C'est le résultat de la vie de dépendance qu'elle a choisie, et des extravagances auxquelles elle s'est livrée. Son pas se fit plus rapide, et elle poursuivit : — M. Langton a sans aucun doute contacté d'autres personnes. Je n'arrive pas à croire qu'il ait pu bafouer ainsi l'éthique de notre maison. — Mademoiselle Blair, par pitié, épargnez-moi votre comédie de l'outrage ! Ma famille était toute prête à payer Langton. Je suis parti à votre recherche pour vous dire que c'est à vous que nous verserons cette somme, à présent. Phaedra marqua une pause et le regarda droit dans les yeux. — Lord Elliot, j'espère avoir mal compris. Vous suggérez que j'accepte votre argent pour éditer ces Mémoires à votre convenance? — Nous espérons en effet que c'est ce que vous ferez. Elle s'approcha de lui, comme pour déceler les pensées reflétées par son regard. — Seigneur, vous croyez donc que je savais à quel chantage abject se livrait Langton? Que j'étais sa complice ? Il ne répondit pas, et se contenta de la fixer avec un scepticisme évident. Furieuse, elle lui tourna le dos. — Lord Elliot, les Mémoires de mon père seront publiés dès mon retour en Angleterre. Dans leur intégralité. C'est la dernière chose qu'il m'a demandée avant de mourir. Je ne me permettrai jamais de faire un tri dans son manuscrit, pour décider ce que les gens peuvent lire ou non. Je suis reconnaissante de l'aide que vous venez de m'apporter auprès de M. Sansoni, mais il vaut mieux clore cette discussion. Si j'avais un domestique, je lui demanderais de vous reconduire. Comme je n'en ai pas, il faudra que vous trouviez la porte vous-même. Et pour bien lui faire comprendre qu'il était congédié, elle alla dans sa chambre et referma la porte derrière elle.

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La porte se rouvrit avant qu'elle ait eu le temps de recouvrer son sang-froid. Lord Elliot entra calmement, et referma à son tour. — Ma visite n'est pas terminée, mademoiselle Blair. Notre affaire n'est pas encore réglée. — Comment osez-vous ! Vous êtes dans ma chambre, monsieur. Il croisa les bras et adopta une attitude autoritaire, typiquement masculine et extrêmement irritante. — Normalement, cela aurait dû m'arrêter, mais vous êtes au-dessus de ces stupides règles sociales, n'est-ce pas ? De fait, elle ne trouvait pas cette convention sociale si stupide que cela. Celle-ci devait son existence à une raison très précise. Une raison primitive. Cette pièce était son espace privé, son sanctuaire. Elle eut l'impression de suffoquer en le voyant regarder l'armoire qui contenait ses vêtements, puis la coiffeuse où étaient disposées ses affaires de toilette. Son regard s'attarda longuement sur le lit, puis se posa sur elle. Ses pensées n'étaient pas aussi dissimulées qu'il le croyait. Elle remarqua les subtils changements dans son expression, la fugitive douceur qui imprégna ses traits. Un homme ne pouvait pas approcher du lit d'une femme sans se mettre à rêver. C'était comme une malédiction chez eux. Elle fut agacée de s'apercevoir qu'elle rêvait aussi. La façon dont il venait de l'insulter aurait pourtant dû lui procurer une armure infaillible contre le trouble qui s'installait entre eux. Le silence devint lourd, chargé d'un étrange malentendu. Une vision surgit dans son esprit : elle imagina lord Elliot penché sur elle, leurs visages se touchant presque. Ses cheveux noirs emmêlés, sa bouche sensuelle... Elle vit ses épaules nues, sentit la pression de son corps, la force de son étreinte. Elle éprouva... Elle chassa la vision de toutes ses forces, mais trop tard. Un éclair passa dans les yeux de son visiteur. Il savait que son esprit s'était égaré dans les mêmes méandres que le sien. Il décroisa les bras, et elle se demanda s'il allait l'insulter davantage. Certains hommes ne la comprenaient pas et lui faisaient des propositions par ignorance. Lord Elliot n'était pas stupide. Elle se sentirait cruellement offensée s'il tentait quelque chose, poussé par le désir qui avait surgi en eux. Puis il se détourna. Le sentiment d'intimité se dissipa, sans disparaître complètement. La fierté de Phaedra fut épargnée, même si une partie d'elle-même, enfouie tout au fond de son être, bouillait de mécontentement. — Le manuscrit est là ? demanda-t-il. Vous l'avez pris avec vous ? — Bien sûr que non. Pourquoi l'aurais-je fait ? Il posa les yeux sur l'armoire. — Vous le jurez ? Sinon, je vais être obligé de fouiller dans vos affaires. — Je le jure, et je vous interdis de fouiller. Vous n'avez pas le droit d'être ici. — En fait, si, mais nous parlerons de ça plus tard. Que voulait-il dire ? — Je l'ai laissé en lieu sûr à Londres, reprit-elle. Le manuscrit contient les derniers mots de mon père, et j'en prends soin. — Vous l'avez lu ? — Naturellement. — Dans ce cas, vous savez ce qu'il a écrit sur ma famille. Je veux que vous me le disiez tout de suite. Les mots exacts, si possible. Il ne demandait pas, il exigeait. Son air dominateur fit oublier à Phaedra tout sentiment de gratitude. — Lord Elliot, le nom de votre famille n'est pas une seule fois cité dans ce manuscrit.

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Il fut visiblement déconcerté. Son masque d'austérité se fissura, laissant apercevoir l'homme aimable qu'elle avait entrevu quand il était entré. Cela ne dura pas. Le côté sombre reprit le dessus. — Mademoiselle Blair, Merris Langton a parlé à mon frère d'une accusation très précise portée contre mon père. Y a-t-il quelque chose dans ces Mémoires qui pourrait concerner mes parents ? — Je suppose qu'une partie du manuscrit pourrait être interprétée ainsi, concéda-t-elle à contrecœur. — Dites-moi ce que c'est. J'insiste, ajouta-t-il en la voyant hésiter. Elle comprit à son attitude qu'il n'admettrait pas de discussion. Jamais dans sa vie elle n'avait reçu d'ordre aussi impérieux de la part d'un homme. Mais il valait peut-être mieux que sa famille soit avertie. Le passage dont il était question faisait partie de ceux qui lui avaient fourni matière à réflexion. — Mon père décrit un dîner donné plusieurs années avant la mort de ma mère. Mes parents recevaient alors un jeune diplomate, qui rentrait du Cap. Mon père voulait se renseigner sur les conditions de vie dans la colonie. Après avoir un peu trop bu, ce jeune homme se trouva d'humeur morose. C'est alors qu'il révéla quelque chose sur un événement qui avait eu lieu dans un régiment britannique de la colonie. Elle grimaça en constatant qu'elle avait capté l'attention de lord Elliot. Elle avait toujours espéré que cette rumeur était fausse, mais... — Continuez, mademoiselle. — Il leur apprit qu'un officier britannique était mort pendant qu'il était là-bas. Officiellement l'homme avait eu une mauvaise fièvre, en réalité il avait été abattu par une arme à feu. Il fut retrouvé mort après une patrouille. Les soupçons se portèrent sur l'officier qui l'avait accompagné, mais il n'y avait pas de preuve. Plutôt que d'accuser cet officier, on préféra invoquer un faux motif pour expliquer ce drame. Lord Elliot ne laissa rien filtrer de ses pensées. Son visage semblait sculpté dans la pierre. Le silence se prolongea un moment, mais il tremblait de colère. — Mademoiselle Blair, dit-il enfin, puisque vous avez associé cette histoire à ma famille, c'est que vous avez eu vent des rumeurs calomnieuses qui ont accablé mon père. On a prétendu qu'il avait fait envoyer l'amant de ma mère en poste dans les colonies et que cet officier était mort d'une mauvaise fièvre. — Il me semble en avoir entendu parler une fois, avoua-t-elle, la gorge nouée. — Comme beaucoup de gens. Langton et vous n'avez eu aucun mal à établir un lien avec ma famille et à en tirer des conclusions. Si vous publiez cela, mon père sera soupçonné d'avoir payé un autre officier pour tuer l'amant de ma mère. Le fait que les noms ne figurent pas dans le manuscrit n'épargnera pas la réputation de mon père, et celui-ci ne peut pas se défendre du fond de sa tombe. — Je ne suis pas sûre... — C'est exactement ce qui se passera, et vous le savez. Je vous demande instamment de retirer ce passage. — Lord Elliot, je comprends votre détresse. Vraiment. Toutefois, mon père m'a chargée de faire publier ses Mémoires, et il est de mon devoir d'obéir. J'ai longuement réfléchi à ce problème. Si j'enlève toutes les phrases qui peuvent être considérées comme dangereuses ou malveillantes pour untel ou untel, il ne restera pas grand-chose. Il fit un pas vers elle, et la regarda durement. — Vous ne publierez pas ce mensonge. Sa détermination était évidente. La colère et les menaces étaient inutiles, il émanait de lui une impression de pouvoir, teintée par l'ombre du désir sensuel qui planait dans la pièce depuis qu'il y était entré.

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— Si c'est un mensonge, j'envisagerai de le supprimer, concéda-t-elle. Si vous pouvez obtenir la preuve que cet homme est bien mort d'une fièvre, ou si l'invité de mes parents se rétracte, je le ferai. Ce n'est pas pour vous être agréable, ni pour Easterbrook, mais uniquement pour Alexia. Il demeura un instant interdit, puis un sourire se forma lentement sur ses lèvres. — Pour Alexia ? Comme c'est pratique. Cela vous permet de céder sans m'accorder la victoire. De toute évidence, il la comprenait un peu trop :en. Phaedra n'en était guère enchantée. Il la considéra avec plus de douceur. Sous le coup de la colère il s'était rapproché d'elle, et cela devint soudain gênant. Alors que la colère s'effaçait, une tension d'une autre nature refaisait surface. Il ne recula pas comme il aurait dû le faire. Au lieu de cela, il saisit une longue mèche de ses cheveux cuivrés et la regarda glisser souplement entre ses doigts. — Votre père donne-t-il le nom de ces deux hommes, — demoiselle Blair? Celui du jeune diplomate invité à diner et celui de l'officier soupçonné d'avoir tiré? La façon dont il jouait avec sa chevelure instaurait une familiarité qu'elle n'aurait pas dû tolérer. Le fait qu'ils se retrouvent en tête à tête dans cette chambre avait fait tomber toutes les protections offertes en temps normal par les conventions sociales. Et la subtile caresse de ses doigts la poussait à imaginer d'autres caresses plus intimes. La conquête, la possession, la protection... Il était prêt à tout pour atteindre son but. Et elle n'était pas certaine de pouvoir résister, le cas échéant. — Le diplomate invité à dîner s'appelait Jonathan Merriweather. Il darda sur elle un regard acéré, de nouveau soupçonneux. — Merriweather est aujourd'hui l'assistant du représentant de la Couronne britannique ici même, à Naples. — C'est pratique pour vous. Ses doigts s'ancrèrent plus fermement dans sa chevelure. Comme s'il voulait la contrôler. — Avez-vous fait ce voyage pour lui parler ? Est-ce la raison de votre présence à Naples ? Avez-vous l'intention de rajouter des annotations à ces Mémoires, d'y apporter les précisions que votre père aurait omises ? Le livre ne s'en vendra que mieux, et je suppose que votre maison d'édition aurait grand besoin de cet apport financier. Elle saisit la mèche qu'il tenait et en détacha fermement ses doigts. Tout à son indignation, elle parvint à ignorer la chaleur de sa main contre la sienne, et la lueur qui passa à ce moment dans ses yeux sombres. — Je crois que les Mémoires de mon père plairont aux lecteurs sans ces annotations, mais je vous remercie de votre suggestion. Toutefois, je ne suis pas venue à Naples dans cette intention. C'était un mensonge, mais elle n'éprouvait aucun scrupule à tromper cet homme. Les détails qu'elle désirait rajouter aux Mémoires ne concernaient en aucune façon sa famille. — Lord Elliot, je suis venue dans le but de visiter les fouilles au sud de la ville. Je dois partir au plus vite et poursuivre mon voyage comme je l'avais prévu. Par conséquent, je vous demande encore une fois de sortir d'ici. — Votre voyage devra être retardé encore quelques jours. Je ne peux vous autoriser à partir tout de suite. Elle se mit à rire. La prétention de cet homme devenait ridicule. — Je me moque de votre autorisation !

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— Vous avez tort. Je vous ai prévenue que votre libération était soumise à certaines conditions, et vous m'avez promis de vous en accommoder. — Vous n'avez pas fait allusion à ces conditions en arrivant. — Parce que j'ai été troublé par votre accueil chaleureux. Elle l'observa avec méfiance. — Quelles sont ces conditions ? Il laissa son regard errer sur ses boucles, c'est-à-dire sur presque tout son corps. Elle crut déceler dans ses prunelles une lueur possessive, comme s'il venait juste de recevoir un cadeau et tenait à l'évaluer à sa juste valeur. — Gentile Sansoni n'a accepté de vous libérer qu'à une seule condition. C'est que vous soyez placée sous ma surveillance. Il a fallu que j'accepte l'entière responsabilité de votre personne et que je m'engage à surveiller votre comportement. Un éclair de fureur la transperça. Rien d'étonnant à ce que lord Elliot se soit montré soudain si arrogant ! — C'est intolérable. Je n'ai jamais eu de comptes à rendre à un homme. Ma mère se retournerait dans sa tombe si elle entendait cela. Je refuse de vous obéir. — Vous préférez tenter votre chance avec Sansoni ? Cette suggestion la laissa sans voix. Lord Elliot regagna la porte, sans cacher son amusement. — Nous nous rendrons à Pompéi ensemble, mademoiselle Blair, dès que j'aurai échangé quelques mots avec Merriweather. Jusque-là, vous ne devrez pas quitter cet appartement sans mon autorisation. Oh, et je précise que ni les Marsilio ni les Pietro n'auront le droit de vous rendre visite. Il n'est pas question que vous provoquiez d'autres duels. J'ai fait le serment de vous contrôler, et je m'attends à obtenir votre coopération et votre obéissance. Autorité ? Contrôle ? Obéissance ? Elle était si abasourdie qu'il eut disparu avant qu'elle ait retrouvé l'usage de la parole.

4

Elliot était de très bonne humeur. Mlle Blair semblait prête à accepter un compromis pour ces Mémoires. Une fois qu'il aurait obtenu le démenti de Merriweather, il ne lui resterait plus qu'à faire embarquer la jeune femme sur le prochain navire en partance vers l'ouest, et il pourrait enfin consacrer son attention à des affaires plus intéressantes. Merriweather accepterait sans aucun doute de coopérer. Il savait mieux que personne que l'histoire rapportée par Drury au sujet de la mort de cet officier était fausse. En outre, sa carrière diplomatique serait sérieusement compromise si le monde apprenait qu'il avait livré des secrets après avoir un peu trop bu. Il s'allierait sûrement à lui pour obliger Mlle Blair à supprimer les passages compromettants. Elliot découvrit dans l'heure suivante que l'affaire ne serait pas réglée aussi rapidement qu'il l'espérait. Un employé britannique du palais Calabritto l'informa que Merriweather était parti en mission à Chypre et qu'il ne reviendrait pas avant une quinzaine de jours. Il retourna donc à l'hôtel pour réviser ses plans. En fin d'après-midi, il loua une voiture et se rendit une fois de plus dans le quartier espagnol pour rendre visite à Phaedra Blair. Quand elle le vit, ses grands yeux bleus lancèrent des éclairs. — Que voulez-vous cette fois, lord Elliot? — Je sais que vous avez envie d'aller vous promener le long de la baie ce soir, et je suis là pour vous escorter.

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— Je n'ai pas besoin de votre compagnie. — Vous vous promènerez avec moi, ou pas du tout. Il serait dommage de ne pas profiter de votre liberté, maintenant qu'on vous l'a rendue. Elle fit la moue, et son dilemme intérieur se refléta dans ses yeux clairs. — Très bien. Allons-y, dit-elle en faisant mine de sortir. — Vous oubliez votre chapeau, mademoiselle. Le soleil n'est pas encore couché et votre teint serait en danger. Vos taches de rousseur sont charmantes, mais je suis sûr que vous voulez éviter d'en avoir davantage. Elle porta aussitôt la main à son nez. L'espace d'un instant, sa vanité féminine prit le pas sur l'indifférence qu'elle affectait pour de si frivoles considérations. — Vous mêlez adroitement la fausse flatterie à la critique, monsieur. — La flatterie n'était pas fausse. Ces taches sont ravissantes, mais il vous faut tout de même un chapeau. Je vous attendrai pendant que vous allez le chercher. Vous possédez bien un chapeau, n'est-ce pas? — Naturellement. Exaspérée, elle pivota pour se rendre dans la chambre et lança par-dessus son épaule : — Ne me suivez pas, cette fois. — Je ne me permettrais pas d'entrer dans la chambre d'une dame deux fois dans la journée. Ce serait comme l'inviter quatre fois à danser au bal. Cela risquerait d'être mal interprété. — Je comprends parfaitement les hommes, lord Elliot. Ce sont des créatures transparentes. Il n'en doutait pas. Phaedra ne manquait pas d'expérience. Elle avait compris où ses pensées s'étaient égarées aujourd'hui, devant le lit. Ses cheveux flottant librement sur ses épaules lui donnaient l'air d'une femme s'apprêtant à passer un après-midi de plaisir. Elle n'avait pas semblé choquée, ni embarrassée. Pas de vertueuse indignation chez elle. Elle s'était contentée de le regarder tandis qu'un nuage de sensualité les enveloppait. Il n'avait jamais rien expérimenté de semblable auparavant. Elle parvenait à vous railler et à vous repousser sans prononcer un mot. « Vous me désirez, et je vous désire peut-être aussi, mais il ne se passera rien aujourd'hui. Ni peut-être jamais. Je n'ai pas encore décidé. » Elle devait bien se douter que son attitude pouvait rendre un homme fou. Elle revint, coiffée d'un chapeau de paille bien plus joli qu'il ne s'y attendait. Le revers garni de fleurs de soie blanches et bleues mettait en valeur ses yeux et son teint clair. Ses longs cheveux, l'absence de maquillage et les taches de son sur son nez lui donnaient l'apparence fraîche et pure d'une jeune fille de la campagne. Toutefois, ses vêtements gâchaient cette image. Un tissu noir, sans fanfreluches, la couvrait du cou jusqu'aux pieds. Une ceinture lui serrait la taille, mais cela mis à part, on ne pouvait distinguer la forme de son corps sous le vêtement volumineux. Cependant, sa robe faisait surgir plus de questions qu'elle ne le croyait sans doute. Ce vêtement laissait deviner ce qu'elle lui avait avoué un peu plus tôt : il n'y avait pas de femme de chambre pour l'aider à sa toilette. Elle ne portait donc pas de corset, et la forme générale indiquait que le corps qui se mouvait librement sous les plis de la robe avait de quoi faire rêver. Des seins ronds, une taille admirable, des hanches arrondies et féminines. — C'est Alexia qui l'a fait, dit-elle en constatant qu'il admirait son chapeau. Je crois qu'elle espère me convertir à l'élégance. Quant à ma robe, je vois bien qu'elle ne vous

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plaît pas, mais vous ne m'en ferez pas changer. Ce n'est pas moi qui vous oblige à escorter en public une femme aussi peu élégante. — À vrai dire, cette robe commence à me plaire. J'insiste pour que vous couvriez vos cheveux, mais je n'exige pas que vous renonciez à tous les symboles grâce auxquels vous défiez le monde. Elle leva le menton et passa devant lui, l'air hautain. — Si vous avez un tant soit peu de jugeote, vous n'exigerez rien du tout, rétorqua-t-elle d'un ton sec. Le bruit, l'agitation, les chapeaux à plumes et les ombrelles chamarrées. La richesse insolente côtoyant la plus noire misère, et les armures rutilantes des soldats. Les soirées londoniennes n'étaient qu'un pâle reflet de ce qui se passait le soir sous les cieux méditerranéens. La chaussée qui longeait la baie de Naples était envahie par la population. Des nobles vêtus de robes et de manteaux somptueux marchaient en groupes, à côté des miséreux qui flânaient au bord de l'eau. De riches marchands et leurs épouses accompagnaient leurs enfants. La promenade du soir, qu'elle ait lieu près de la baie ou sur les places devant les églises, jouait un rôle important dans la vie de la cité. C'était là que les jeunes filles à marier étaient exposées aux regards des soupirants. Elles avançaient, resplendissantes de beauté et de jeunesse, entre des parents au visage austère, qui toisaient avec sévérité les jeunes gens dont les regards s'attardaient trop longtemps sur leur progéniture. Toute la ville de Naples était une gigantesque scène d'opéra, et Phaedra Blair y paraissait moins excentrique quelle ne l'aurait souhaité. Son chapeau lui donnait au moins une allure présentable, mais Elliot remarqua que ses cheveux dénoués attiraient l'attention. Il imagina les réactions qu'elle avait dû susciter quand elle était venue se promener seule ici, le premier soir, avec ses boucles rousses se détachant comme des flammes au milieu de toutes ces têtes brunes. — Avez-vous parlé à M. Merriweather? C'étaient les premiers mots qu'elle prononçait depuis qu'ils avaient quitté l'appartement. Elliot n'avait pas essayé de lancer la conversation dans le carrosse. Le silence ne le gênait pas. Il passait une grande partie de son temps dans la solitude, plongé dans ses pensées. Il ne supportait le bruit et les bavardages que s'ils étaient contrebalancés par des plages de silence et d'isolement. — Il a dû partir en mission, et ne sera pas de retour avant une quinzaine de jours. Il se demanda si Mlle Blair le savait déjà. Il la soupçonnait de ne pas être venue visiter cette ville pour des raisons aussi innocentes qu'elle le prétendait. Si elle souhaitait vraiment voir les ruines antiques, il aurait été plus sage de voyager à une autre époque de l'année. Elle s'était embarquée alors que l'été transformait Naples en fournaise, que sa maison d'édition était mal en point, son associé malade, et ces Mémoires en préparation... Il était presque sûr qu'un des buts de son voyage était d'interroger Merriweather. — J'espère que vous n'allez pas me demander de retarder mon voyage à Pompéi de quinze jours ? — J'ai décidé que nous irions visiter les ruines en attendant son retour, déclara-t-il. Cette réponse sembla l'apaiser. Elle parut presque soulagée. Peut-être était-elle réellement venue pour raire du tourisme ? — Alexia m'a dit au printemps dernier que vous écriviez un nouveau livre, lord Elliot. Votre visite à Pompéi a-t-elle un rapport avec cet ouvrage ? — Je désire voir les dernières fouilles et savoir ce qui a été découvert ces dernières années. J'en profiterai pour parler avec les archéologues et prendre des notes pour mon livre.

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— Selon Alexia, il s'agit d'un ouvrage sur la façon dont les gens vivaient au quotidien. C'est très original. D'ordinaire, les livres d'histoire parlent de guerres, de politique. C'était le cas du dernier livre que vous avez écrit. — Je sais que celui-ci risque d'être critiqué comme étant de peu d'importance. Toutefois le sujet m'intéresse, et je peux me permettre de me faire plaisir. — Si vous pensez que je vous critique, vous vous méprenez. Je crois que votre ouvrage plaira, en dépit de ce que disent les érudits. Il devrait très bien se vendre. — Je ne suis pas certain que mon éditeur soit de votre avis. — Dans ce cas, vous devriez en trouver un autre. Je serais très honorée de publier votre livre, si toutefois vous supportez l'idée de signer un contrat d'affaires avec une femme. Il rit de sa perspicacité. Finalement, cette société d'édition avait une chance de survivre, si Mlle Blair déployait autant de talent pour persuader les auteurs de lui confier leurs ouvrages. L'humeur de la jeune femme s'était éclaircie depuis qu'ils s'étaient mis à marcher. Cela était peut-être dû à la lumière douce du soleil couchant, ou à la brise rafraîchissante qui leur caressait le visage. Plus vraisemblablement, Mlle Blair avait décidé que la colère l'empêcherait de profiter pleinement de sa toute nouvelle liberté. La joie faisait briller ses yeux tandis qu'elle avançait en observant la foule, les bateaux, les mouettes. Elle lui souriait de temps en temps, avec une chaleur qui aurait pu être interprétée comme une tentative de flirt. Elliot ne put ignorer la façon dont les hommes la regardaient. Certes, elle ne pouvait passer inaperçue avec ses cheveux d'un roux flamboyant, inhabituel ici. De toute façon, Mlle Blair aurait attiré l'attention sans cela. Elle était consciente des regards qui la suivaient. Elle ne les provoquait pas, mais ne les décourageait pas non plus. Pour autant qu'Elliot pût en juger, elle n'en tirait pas de satisfaction, ni d'offense. Elle continuait simplement sa promenade d'un pas assuré, sa silhouette mise en valeur par le tissu noir et léger de la robe. Toutefois, elle projetait autour d'elle une aura subtile. Le même défi qu'il avait perçu dans sa chambre, mais qui s'adressait à présent à tous les hommes dont le regard s'attardait un peu trop sur elle. « Vous me désirez, mais j'ai décidé qu'il n'y aurait rien entre nous. » Elle s'arrêta pour acheter des fleurs à une fillette qui vendait de petits bouquets. Elliot voulut les lui offrir, mais elle repoussa les pièces qu'il tendait et paya elle-même. Elle poursuivit sa promenade, tenant les fleurs parfumées sous son nez. — Lord Elliot, j'aimerais vous faire une proposition. Certainement pas celle qu'il espérait. Il se crispa néanmoins. Elle avait choisi ces mots pour le taquiner, et il fut d'autant plus furieux de réagir comme elle le voulait. — J'ai vu le résultat de ce que vous proposez aux hommes, mademoiselle, et je dois refuser. — Qu'est-ce que cela signifie? répliqua-t-elle, déconcertée. — Aurais-je mal compris ? Dans ce cas, je vous présente mes excuses. — Que vouliez-vous dire ? Il haussa les épaules avec désinvolture. — Je pensais que vous vouliez me proposer de devenir l'un de vos amis. Une des ces abeilles qui bourdonnent autour de la reine. Le teint pâle de la jeune femme s'enflamma. — Que savez-vous de mes amis ? demanda-t-elle, consternée. — Vous méprisez peut-être la bonne société, mais vous ne pouvez lui échapper. Tout le monde connaît la fille d'Artémis Blair. Et tout le monde sait que, comme sa mère, elle se considère au-dessus de ces stupides conventions sociales.

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— Votre grossièreté est stupéfiante ! s'exclama-t-elle, laissant libre cours à sa colère. Vous êtes exactement le genre de personne qui ne comprend rien à ce que je considère comme l'amitié. C'est justement pourquoi je n'envisagerai jamais de faire de vous l'un de mes amis. Et pourtant, elle y avait bel et bien songé. Un peu plus tôt dans la journée. — Si je me suis montré grossier, j'en suis navré. Elle se détendit, mais haussa les sourcils en l'entendant reprendre lentement : — Quoique... puisque vous êtes au-dessus de ces stupides conventions, comment pourrais-je être grossier? Ces conventions servent justement à éviter la grossièreté, n'est-ce pas ? À l'avenir, il faudra que vous me précisiez dans quelle mesure vous acceptez de vous soumettre à ces conventions, afin que je ne risque pas de franchir les limites une fois de plus. Il arborait de nouveau cette assurance agaçante, cette insupportable allure de défi. — Soyez certain que je le ferai, lord Elliot, rétorqua-t-elle, excédée. Leurs pas les avaient menés jusqu'à la Riviera di Chiaia, où de somptueuses villas surplombaient la baie. S'abritant derrière un masque d'impassibilité, Mlle Blair admira les belles demeures. — Lord Elliot, vous faites allusion à l'avenir, et vous venez aussi d'exprimer toute la désapprobation et le mépris que vous éprouvez à mon endroit. Cela tombe à pic. Car justement, ma proposition porte sur ces deux sujets. — Je ne vous désapprouve pas, ni ne vous méprise. J'ai simplement décidé qu'il valait mieux éviter les malentendus sur certains détails. Et surtout sur un détail qui avait son importance... — Le fait que vous vous mépreniez à la fois sur mes amitiés et sur l'intérêt que je vous porte n'est pas de bon augure pour nos relations, reprit-elle. D'autre part, je suppose que vous ne voulez pas d'une simple touriste comme compagne de voyage. Je ne serai qu'un embarras pour vous, et vos études retarderont mes projets. Je vous propose donc de nous séparer dès que nous aurons quitté Naples. — Ce n'est pas possible. — Gentile Sansoni n'en saura rien. — Son pouvoir s'étend au-delà de cette cité. En outre, j'ai donné ma parole, et cela fait partie des stupides règles sociales que je prends très au sérieux. — Monsieur... — Non, mademoiselle Blair. Nous partirons ensemble après-demain matin. Nous prendrons tout d'abord le bateau pour Positano, puis pour Amalfi, et nous reviendrons par la route. — Je veux me rendre immédiatement à Pompéi. — Vous ne serez pas beaucoup retardée. J'ai promis de rendre visite à un ami à Positano, et il m'attend d'un jour à l'autre. Puisque vous êtes là en touriste, vous devriez être heureuse de cette opportunité d'explorer la côte pendant quelques jours. Le paysage est spectaculaire. Elle ne parut pas heureuse du tout. Il s'attendait à observer souvent cette expression d'agacement chez elle, au cours des prochaines semaines. Ils firent demi-tour, et Elliot faillit trébucher contre une gamine qui les suivait. Elle leva vers lui de grands yeux noirs, avec l'espoir muet qu'on ne rencontrait que chez les enfants les plus pauvres des villes. Elle ne demanda rien, mais son corps maigrelet et sa robe en haillons parlaient pour elle. Il mit la main dans la poche de son gilet. La pièce était à peine sortie de sa poche que deux autres enfants surgirent à côté de la première. D autres arrivèrent, attirés comme par instinct vers ce gentleman anglais incapable de résister aux petits mendiants napolitains.

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Il trouva d'autres pièces. Mlle Blair ne semblait pas effrayée par les visages anxieux des mendiants, comme l'étaient la plupart des femmes. Elle essaya de parler à la fillette tandis que sa main se glissait quelque part, dans les replis de sa robe noire. Ils continuèrent d'avancer au milieu de cette petite marée humaine, distribuant les pièces jusqu'à ce que leurs poches soient vides. Ils regagnèrent le carrosse. Phaedra ne reprit la parole qu'au moment où il la quitta devant la porte de son appartement. — Nous partirons donc après-demain dans la matinée ? Je suppose qu'il ne me reste plus qu'à me préparer, dit-elle. Il ne fut pas dupe de son apparente soumission, mais il la laissa pour s'occuper de ses propres préparatifs.

t

Phaedra récupéra le camée caché dans le châle. Elle l'enveloppa dans un mouchoir et attacha le petit paquet dans une des poches profondes de sa robe. Puis elle plaça le châle sur sa tête et le noua. Elle jeta un dernier coup d'œil à son sac de voyage, passant une fois de plus en revue les objets qu'elle y avait rangés. Elle s'était toujours vantée d'être insensible à la coquetterie, mais elle éprouvait une pointe d'irritation à l'idée de disposer d'aussi peu de vêtements pour une semaine entière. Tout cela, c'était la faute de lord Elliot. Une promesse obtenue sous la contrainte n'avait aucune valeur. Or il avait fait celle-ci uniquement pour la sortir d'un mauvais pas. Et maintenant, il insistait pour la respecter, ce qu'elle trouvait très agaçant. C'était bien sa chance, de tomber sur un homme pourvu d'un sens de l'honneur aussi démodé ! Mais ils ne seraient pas victimes tous les deux de son étroitesse d'esprit. Il ne voulait pas plus de sa compagnie qu'elle ne voulait de la sienne. Une de ces abeilles qui bourdonnent autour de la reine... Il était incapable de comprendre le genre d'amitié honnête et sincère qu'elle avait entretenue avec quelques hommes. Il serait surpris d'apprendre que certains de ses congénères pouvaient maîtriser l'instinct primitif de possession et de domination qui avait causé tant de mal dans l'histoire, et dans la vie des femmes. Il y avait sur terre des hommes pour lesquels la sensualité n'était pas synonyme de conquête et de soumission. Eh bien, ce n'était pas à elle de le lui expliquer. Car il faudrait pour cela qu'elle passe plus de temps avec lui, et probablement en vain. Elle laissa un mot avec un peu d'argent sur sa malle, afin que la signora Cirillo comprenne qu'elle reviendrait bientôt la chercher. Puis elle quitta sans bruit l'appartement et se glissa dans le couloir sombre. Elle avança à tâtons jusqu'à l'escalier, puis descendit d'un pas léger. Elle s'apprêtait à s'engager dans la deuxième volée de marches lorsque la rampe et les murs apparurent sous ses yeux, comme si quelqu'un venait d'ouvrir les volets pour laisser entrer la clarté de la lune. — Pietro ne vous attend pas au croisement des chemins comme vous l'imaginez, mademoiselle Blair. Elle sentit son cœur palpiter et pivota sur elle-même. Lord Elliot se tenait devant une porte ouverte donnant dans l'appartement qui se trouvait exactement sous le sien. D était torse nu et ne portait pas de chaussures, comme s'il avait été endormi et avait enfilé un pantalon à la hâte en entendant du bruit. La lumière provenant de sa chambre l'enveloppait d'un halo doré. Ses projets de fuite étaient à l'eau. En dépit de son exaspération, elle ne put s'empêcher d'admirer le corps offert à son regard. Il avait une belle stature et de

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larges épaules. La lumière tamisée mettait en valeur les muscles de son torse et de ses bras. Il fit deux enjambées, lui prit le sac des mains, l'empoigna par le bras et la poussa dans la chambre, refermant la porte derrière eux. — Que faites-vous là ? demanda-t-elle. Sa poitrine nue, sa peau brune étaient tout près d'elle. Si son intervention ne l'avait pas autant contrariée, elle aurait peut-être apprécié sa beauté virile. — J'ai pris un appartement ici. Il demeura un moment immobile. Elle leva les yeux et s'aperçut qu'il la dévisageait. Il avait remarqué que son regard s'était attardé sur son corps. Elle sentit une vague chaude déferler dans ses veines. La même réaction se refléta dans les yeux d'Elliot, mais celui-ci semblait plus maître de lui, comme s'il tenait absolument à contrôler la situation. Oui, cet homme ne lui apporterait que des problèmes. — Ne bougez pas. N'essayez pas de vous enfuir. Il alla vers le bureau, ramassa sa chemise et l'enfila. Elle s'efforça de ne pas regarder. Mais, du coin de l'œil, elle perçut le mouvement de ses bras, la façon dont son torse s'étirait. Comme un peu plus tôt dans l'après-midi, mais avec plus de précision, elle imagina son visage au-dessus du sien, ses doigts glissant sur ses épaules... Elle avisa aussi les preuves de sa présence dans cette chambre. La lampe posée sur le bureau, à côté d'une pile de papiers. Puis elle vit les taches d'encre sur ses doigts. Il ne dormait donc pas, il écrivait. Elle se le représenta, torse nu, les épaules offertes à la brise nocturne, concentré sur son travail... Vêtu d'une ample chemise blanche, qui lui donnait l'air à la fois débauché et romantique, il se tourna vers elle. — Lord Elliot, êtes-vous venu vous installer ici pour m'espionner? — Concernant l'espionnage, c'est la signora Cirillo qui s'en charge. Moi, je suis là pour vous empêcher de vous enfuir au milieu de la nuit. Il avait donc découvert son plan. À cette pensée, elle se sentit découragée. — Vous avez mêlé cette vieille sorcière à mes affaires ? C'est inexcusable. — Il semble pourtant que c'était nécessaire. Elle a accompli sa mission avec délectation, et a su faire preuve d'initiative. Je lui ai simplement demandé de m'avertir si vous désobéissiez à mes instructions et quittiez l'hôtel. Mais au lieu de s'en tenir là, elle vous a suivie et a intercepté la lettre adressée à votre ami. Son regard se fit extrêmement désapprobateur. — Que vous ayez voulu donner rendez-vous à cet homme au milieu de la nuit est intolérable. Mais il y a pire. Imaginez que votre Pietro ne soit pas venu vous attendre sur la route ? Vous auriez été dehors en pleine nuit, dans cette ville terrible, sans protection... — Je vous interdis de me réprimander. S'il n'était pas venu, j'aurais trouvé un moyen de louer une voiture, ou même un âne, et je serais partie. Les implications de l'intervention d'Elliot lui apparurent clairement. — Il me semble que j'ai échangé un geôlier contre un autre, marmonna-t-elle. — Appelez cela comme vous voudrez, répondit-il en soulevant son sac. Il désigna la porte, l'invitant à le précéder. Tremblante de colère, elle gravit les marches qui menaient à son appartement. Mais au lieu de poser le sac devant la porte, il le transporta jusque dans la chambre. Phaedra ne le suivit pas. Une prudence instinctive lui enjoignit de demeurer dans le salon. — Venez ici, mademoiselle Blair.

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Cet ordre provoqua chez elle un trouble curieux, qu'elle ne comprit pas vraiment. De la colère, certes. Mais aussi d'autres sentiments qui la déroutèrent. Elle détestait les hommes qui voulaient lui imposer leur autorité, qui croyaient être les maîtres. Et pourtant... Elle jeta un coup d'œil dans la chambre. Il se tenait là, le col de sa chemise largement ouvert, ses cheveux emmêlés, son expression résolue. Leurs regards se croisèrent et, une fois de plus, il y eut entre eux cette sorte de reconnaissance muette. Elle fut parcourue d'un frisson d'appréhension. Il s'avança vers elle et l'attira à l'intérieur de la chambre. Sa main était ferme, assurée, comme s'il avait le droit de faire ce qu'il lui plaisait. Elle fut abasourdie. Jamais un homme ne l'avait traitée de cette façon. Elle tenta de se ressaisir et de prononcer quelques mots pour le remettre à sa place, mais... Il défit le châle qu'elle avait noué. Cela prit beaucoup trop longtemps et l'obligea à s'approcher beaucoup trop près. Elle aurait dû l'arrêter et faire cela elle-même. Elle aurait dû... Le châle glissa sur ses épaules et tomba lentement, l'enveloppant d'une caresse. Elliot suivit du regard les franges qui coulaient le long de son corps. La chambre n'était éclairée que par les rayons de lune, mais elle n'avait pas besoin de distinguer son visage pour deviner ses pensées. Celles-ci flottaient autour d'eux, comme dans l'après-midi. Elle fut stupéfaite d'éprouver un autre sentiment, quelque chose qu'elle avait toujours ignoré jusqu'ici. Elle avait peur. Non pas de lui. Mais d'elle-même. Et de la façon choquante dont son corps réagissait quand il faisait mine d'être son maître. Il esquissa un geste vers le lit. — Otez votre robe et allongez-vous. Ces mots lui firent presque reprendre pied. Toutefois, l'ordre éveilla au plus secret d'elle-même une excitation scandaleuse et inexplicable. Seigneur... — Vous allez trop loin. Avait-elle réellement prononcé ces mots ? Son esprit avait-il retrouvé un peu de bon sens ? — Vous ne me laissez pas le choix. Je ne peux prendre le risque de vous voir vous enfuir de nouveau. — Je vous donne ma parole de n'en rien faire. — Puisque vous vous étonnez que je tienne la promesse faite à Sansoni, cela signifie que vous ne tiendrez pas la vôtre. Maintenant, si vous ne voulez pas que je vous force à obéir, faites ce que je dis ! Elle glissa les mains dans son dos et défit les attaches de sa robe. Il ne lui fallut qu'une minute pour l'ôter et la poser sur une chaise. L'obscurité n'était pas totale, et pour une fois elle regretta de ne pas porter de corset. Sa simple chemise de batiste ne cachait pas grand-chose. Elle s'approcha du lit en essayant de ne pas trop s'exposer à son regard, et s'allongea sur le dos. — Quelles sont vos intentions, lord Elliot ? demanda-t-elle après une longue pause. Il rit. Un rire tranquille, profond. — Le moment est mal choisi pour me provoquer, mademoiselle Blair. Et soudain, il se pencha au-dessus d'elle. Elle sentit son cœur s'emballer. Les pans de sa chemise blanche lui effleurèrent le visage, et elle fut submergée par son parfum masculin. Sa silhouette large et massive la dominait. Un merveilleux sentiment d'anticipation s'empara d'elle. Ses seins se tendirent... Il lui attrapa le bras et le ramena vers les barreaux métalliques du lit. — Que faites-vous ?

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Il passa le châle autour des barreaux. — Je fais en sorte que vous ne puissiez vous enfuir. Je n'ai pas besoin de beaucoup de sommeil, mais je ne pourrai rester éveillé deux nuits d'affilée. — C'est excessif. Ignoble. J'exige... — C'est nécessaire. C'est cela, ou bien je devrai dormir à côté de vous. Que préférez-vous ? Elle le dévisagea. Il interrompit son geste pour la contempler, et elle sentit sa gorge se nouer. — C'est ce que vous voulez ? insista-t-il. La question était franche, sincère. Une invitation à laisser libre cours à sa sensualité. — Bien sûr que non, répondit-elle d'une voix étranglée. Elle perçut son sourire, dans l'ombre. Il reporta son attention sur le châle, qu'il noua avec soin. Il finit par se redresser et s'écarter. Phaedra tira sur le châle, mais les nœuds étaient serrés. Elle se débattit, en vain. — Vous pouvez essayer de les dénouer, vous n'y arriverez pas. Vous pouvez vous asseoir, bouger. Et même vous lever. Mais vous ne pourrez pas partir. Vous feriez mieux d'en profiter pour dormir un peu. Elle se calma, roula sur le dos et posa les yeux sur lui. Elle était désarmée, il contrôlait totalement la situation. Elle aurait voulu hurler, l'insulter, se rebeller, mais elle éprouvait une délicieuse sensation de chaleur et d'anticipation. Cette position de soumission avait quelque chose de profondément érotique. Il le savait. Bon sang, il le savait, c'était évident. — Vous êtes très belle comme ça, mademoiselle Blair. Adorable, vulnérable et... comment dire... soumise ? — Vous êtes un mufle.

Il rit encore, doucement. Puis il tourna les talons et disparut, la laissant aux prises

avec toutes sortes d'interrogations sur la soumission et la vulnérabilité.

5

Phaedra leva le camée dans la lumière du matin, qui entrait à flots par la fenêtre de son petit salon. Ces deux derniers jours, le camée était devenu son talisman, tandis qu’ elle croisait le fer avec un homme trop persuadé de l'autorité qu'il détenait sur elle. Vous auriez dû me mettre en garde, mère, songea-t-elle. Artémis ne savait peut-être pas et ne pouvait donc pas la mettre en garde. Elle s'était tellement éloignée des hommes comme Elliot Rothwell qu'elle n'avait jamais eu à les combattre. Elle revit sa mère, d'une beauté à couper le souffle. Son visage était d'une telle douceur que les gens ne soupçonnaient jamais son intelligence jusqu'à ce qu'elle ait ouvert la bouche ou posé sur eux son regard pénétrant. Elle était effectivement une reine autour de laquelle bourdonnaient un grand nombre d'abeilles. Des érudits, des artistes, des hommes qui admiraient son esprit, figuraient parmi ceux qui l'aimaient et espéraient. Un de ces amis avait bien dû essayer de faire sa conquête. La célèbre Artémis Blair avait sûrement ressenti ce frisson primitif en découvrant celui dont l'esprit et le pouvoir rivalisaient avec les siens. Elle aurait dû avertir sa fille qu'un tel homme apparaîtrait peut-être un jour dans sa vie.

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Phaedra regarda par la fenêtre. Dans la cour, lord Elliot donnait des instructions aux domestiques qui transportaient leurs bagages dans le carrosse attendant de les conduire au port. Elle se rembrunit légèrement en observant son ennemi. La nuit dernière, il avait consenti à ne pas l'attacher. Elle lui avait promis sur tous les tons de ne pas s'enfuir. Il n'avait cédé que lorsqu'elle avait fini par jurer, sur la tombe de sa mère. Il l'avait obligée à supplier, comme un pénitent devant son seigneur. Sa mère s'était probablement retournée dans sa tombe. Artémis Blair ne s'était jamais soumise à un homme, même symboliquement. Elle ne s'était jamais mariée, pas même avec le grand amour de sa vie, pas même lorsqu'elle s'était trouvée enceinte de Richard Drury. Elle n'avait pas renoncé à sa liberté, à son indépendance, à son droit d'aimer qui elle voulait, même après avoir découvert qu'en fin de compte, elle ne souhaitait aimer qu'un seul homme et ne faire l'amour qu'avec lui. Phaedra eut l'impression que le camée chauffé par le soleil lui brûlait la main. Non, pas un seul homme. Il y en avait eu un autre. Elle avait reçu un choc en lisant cela dans les Mémoires de son père. Elle eut une vague nausée en se souvenant des mots tracés sur la page blanche. Elle avait toujours cru que ses parents connaissaient une union parfaite, libre des lois et des conventions. Une véritable union des âmes, qui devait durer éternellement. Et cela avait été ainsi pendant des années, jusqu'à ce qu'un autre homme finisse par rompre cette harmonie. Cet intrus avait du charme, mais il était au cœur d'une machination, à la fois brillante et infâme. Elle se rappelait mot pour mot ce que son père avait écrit. Elle avait appris par cœur ces passages des Mémoires, avant de quitter l'Angleterre. il attira Artémis dans un piège, se servit d'elle de façon à détruire sa réputation. Ses actions finirent par la conduire à la mort. Il lui avait vendu des mensonges, comme il faisait de ces antiquités frauduleuses qu'il refilait aux uns et aux autres. Toutefois, cet homme finira par être démasqué, car ces objets sont exposés, visibles, comme celui qu'il lui a vendu, à elle. Quelqu'un un jour révélera leur provenance suspecte, et il sera perdu. Ses doigts se crispèrent sur le camée. Un objet d'une provenance suspecte. Un bijou, venant des fouilles de Pompéi et ajouté au dernier moment dans son testament. Phaedra était certaine que c'était à ce camée que son père faisait allusion. C'était le seul indice pouvant la mener jusqu'à l'homme dont il faisait la description. Ses actions finirent par la conduire à la mort. Elle ne parvenait pas à chasser ces mots de son esprit. Ils résonnaient dans ses rêves, alors qu'elle revoyait sa mère au cours des dernières semaines de son existence, le visage grave, l'air égaré. Elle ne s'en était pas rendu compte sur le moment, car Artémis avait toujours un sourire pour elle. Mais sa mère avait rapidement décliné, et sa mort brutale avait été un choc. Phaedra jeta un nouveau coup d'œil dans la cour. Lord Elliot avait les yeux fixés sur la fenêtre. Depuis combien de temps l'observait-il ? Si sa mère ne l'avait pas mise en garde, c'était sans doute parce qu'elle ne savait pas elle-même. L'intrus était peut-être un homme comme celui-ci, qui pouvait vous troubler d'un regard et vous faire oublier toutes les convictions et les principes qui avaient guidé votre vie jusqu'ici. Elle pouvait pardonner à sa mère d'avoir négligé cette leçon. Elle pouvait tout

pardonner à Artémis, et même d'avoir quitté ce monde trop tôt. Mais si un homme

s'était servi d'elle, s'il était la cause de sa mort, c'était différent. La fille d'Artémis Blair

ne lui pardonnerait jamais, à lui. Si elle avait la preuve que tout cela était vrai, elle

causerait sa perte.

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Elle attrapa son châle et le posa sur ses cheveux. Lord Elliot allait la gêner dans sa mission. Mais elle était venue en Italie dans un but précis, et elle ne laisserait pas cet homme se mettre en travers de son chemin. Elliot remonta dans sa chambre pour prendre la valise dans laquelle il avait entassé ses papiers. Il croisa Mlle Blair dans l'escalier. — Je vous attends dans le carrosse, annonça-t-elle, du ton glacial qu'elle utilisait désormais pour s'adresser à lui. Elle ne lui pardonnerait jamais de l'avoir attachée sur ce lit. Non seulement à cause de l'humiliation qu'elle avait subie et du manque de confiance qu'il avait manifesté. Mais surtout parce qu'ils savaient tous les deux que cela l'avait troublée. Ils savaient tous les deux aussi que s'il ne l'avait pas fait, elle se serait enfuie pendant la nuit, pour éviter de se trouver en sa présence. Elle s'était résolument opposée à ce qu'il recommence la nuit dernière. Ses promesses de ne pas s'enfuir lui avaient paru si sincères qu'il avait cédé. Cela lui avait permis de dormir, lui aussi. La première nuit, il était resté allongé sur son lit, les yeux grands ouverts, le corps torturé de désir. Il l'imaginait dans la chambre au-dessus de lui, dans cette fine chemise de batiste, attachée au montant du lit, avec ses cheveux cuivrés luisant comme de la soie, et son corps trop visible sous la chemise. Quelles sont vos intentions, lord Elliot ? Diable. Il récupéra son sac, ainsi qu'un long paquet étroit, et la rejoignit dans la voiture. Son attitude raide, son regard distant et inexpressif étaient éloquents. Elle n'acceptait sa compagnie que parce qu'elle n'avait pas le choix, et il ne fallait pas compter sur sa conversation pour détendre l'atmosphère. Le bateau qu'il avait loué attendait près de Castel Nuovo. Une heure plus tard, ils étaient en mer. Mlle Blair s'accouda au bastingage, observant la côte qu'ils longeaient, et le Vésuve qui apparaissait en arrière-plan. La brise repoussait les pans de son châle en arrière et sa beauté éthérée, d'un type peu répandu dans ces régions, attirait les regards de l'équipage. Elliot s'approcha d'elle, dans une attitude protectrice. Il lui tendit le paquet qu'il avait emporté. — Qu'est-ce que c'est ? s'enquit-elle. — Un cadeau. Elle sourit avec douceur. — Je n'accepte pas de cadeaux des messieurs, lord Elliot. — Vous n'échangez pas vos faveurs contre des cadeaux, ce que je trouve admirable. Cependant, comme je n'ai pas obtenu vos faveurs, vous demeurez libre d'accepter mon cadeau. Si je vous séduis, vous pourrez me le rendre. Elle eut une hésitation puis, cédant à la curiosité, elle prit le paquet et déchira le papier qui l'enveloppait. — Une ombrelle ? s'exclama-t-elle en riant. Noire ? Entièrement noire! Comme c'est... gentil. — Je me suis dit qu'elle serait assortie à vos vêtements. — C'est pour m'éviter les taches de rousseur ? — C'est surtout pour vous éviter d'être malade. Nous sommes au cœur de l'été, et le soleil est brûlant. Quand nous nous rendrons à l'intérieur du pays, vous serez contente d'avoir de l'ombre. Elle ouvrit l'ombrelle et la brandit au-dessus de sa tête. — Vous connaissez bien le pays. Êtes-vous déjà venu?

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— Deux fois, il y a plusieurs années. Voilà Herculanum, dit-il en désignant la côte. L'éruption du Vésuve a noyé Pompéi sous les cendres, et Herculanum sous la lave. Elle plissa les yeux pour contempler le site, sur lequel se détachaient les vêtements clairs de nombreux visiteurs. — J'avais l'intention de visiter Herculanum, mais à cause du signore Sansoni... c'est raté. — Nous pourrions nous y arrêter au retour de notre voyage ? — Je n'aurai pas le temps. Il faut que je rentre à Londres. J'ai une maison d'édition à diriger. Et un livre à publier... Si sa conversation avec Merriweather n'était pas satisfaisante, Mlle Blair ne retournerait pas à Londres de sitôt. — Je ne crois pas non plus que j'aurai envie de passer du temps à Naples au retour de ce petit voyage, poursuivit-elle. Je suis certaine que vous persisterez à tenir la promesse que vous avez faite à Sansoni, et je vous aurai dans les jambes. Elliot admira la masse impressionnante du Vésuve. Ils étaient si proches d'Herculanum qu'ils distinguaient les ouvriers sur le site des fouilles. Une mèche de cheveux cuivrés lui effleura le bras. — Mademoiselle Blair, je crois que ce que vous détestez le plus, ce n'est pas de m'avoir dans les jambes : c'est de ne pas pouvoir me fouler aux pieds. Le soupir qu'elle poussa trahissait ses pensées. Seigneur, donnez-moi la patience de supporter cet homme à l'esprit peu éclairé et au raisonnement trop prévisible... — Je suppose qu'il est vain d'expliquer ceci, mais j'essaierai quand même, dans l'espoir d'établir la paix entre nous. Je ne pense pas qu'en amitié, en amour ou dans le mariage, un des deux partenaires doive être soumis à l'autre. La plupart du temps, celui qui domine porte des bottes, et tout le monde trouve naturel qu'il accable sa femme. Je pense, moi, que l'homme et la femme peuvent se tenir côte à côte, sans que l'un d'eux domine l'autre. La vie de ma mère a prouvé que c'était possible, et la mienne le prouve à présent. En outre, ce n'est pas nous qui avons inventé cette idée. Elle est très répandue, et a été admise par des gens universellement admirés et reconnus. — Je connais vos idées, mademoiselle Blair. Elles me paraissent justes et rationnelles. Le seul problème, c'est qu'elles négligent un certain nombre d'aspects. — Vraiment ? Et quels aspects ? — La nature humaine. L'histoire humaine. La tendance des méchants à transformer les faibles en victimes, et le besoin de protection des plus faibles. Aventurez-vous seule dans une ville de Campanie, ou dans les rues malfamées de Marseille ou d'Istanbul, promenez-vous dans les ruelles de Londres, et vous verrez ce qui arrive à une femme seule, sans protection. — Les seigneurs d'autrefois accordaient leur protection aux serfs. Cela ne veut pas dire qu'il était juste en échange de les réduire en esclavage. — Les seigneurs ! Les serfs ! s'exclama-t-il en riant. Vous avez une vision très noire de la vie des femmes. Ce n'est pas forcément à cela qu'elle ressemble. — Mais cela se peut. Vous le savez. La loi le permet. Elle insista sur le « vous » d'une façon si subtile qu'il se demanda s'il avait rêvé. Elle venait de toucher très légèrement une plaie ancienne, mais la douleur qu'il ressentit n'en fut pas moins vive. Une colère sombre se forma au plus profond de lui. Elle garda le regard fixé sur la côte. La légère rougeur de ses joues montrait qu'elle savait qu'elle avait dépassé certaines limites. Il contrôla sa réaction, tout en se demandant si cette femme trouverait un jour son maître, si un homme saurait la mettre à genoux. — Je vous prie de me pardonner, lord Elliot. Je n'aurais pas dû...

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— Vous aggravez votre impertinence, mademoiselle Blair. Vous auriez mieux fait de laisser la brise emporter ces insinuations vers le large. Vous faisiez allusion aux rumeurs concernant ma mère, n'est-ce pas? Elle lui coula un prudent regard, tout en cherchant ses mots. — J'admets que votre père a été soupçonné de lui avoir imposé cette retraite à la campagne, pendant les dernières années de sa vie. Il connaissait l'affreuse histoire que l'on chuchotait dans les salons. Sa mère aurait eu un amant. Son père l'avait punie en envoyant l'homme se faire tuer dans une lointaine colonie et en lui imposant, à elle, une retraite forcée dans leur résidence de campagne. Était-ce vrai ? Ses frères et lui étaient parvenus à la conclusion que l'amant avait effectivement existé, mais que cet emprisonnement n'était qu'une invention. Son père lui avait juré sur son lit de mort qu'il n'avait pas fait ce dont on l'accusait. Et cependant, l'exil de sa mère avait encouragé les commérages, jusqu'à ce qu'elle-même finisse par croire ce que les gens racontaient. Il la revit dans la bibliothèque, penchée sur ses livres et ses documents, perdue dans son univers. Étant le plus jeune, c'était lui qui avait passé le plus de temps là-bas, avec elle. Elle émergeait parfois de ses pensées pour le guider parmi les livres, lui lire une histoire, discuter d'un texte avec lui. Quelquefois cependant, le lien s'était resserré. Comme le jour où elle avait reçu cette lettre qui l'avait fait pleurer. La missive lui annonçait la mort d'un officier. — C'est lui qui a fait cela. Pour me punir d'avoir aimé quelqu'un d'autre. C'était un amour interdit, adultère. Il avait été ému par son chagrin, mais il avait compris que l'accusation n'était qu'une invention, lancée par une âme triste. Il sentit la présence de Mlle Blair, à côté de lui. Et sa colère elle-même ne put dissiper l'attirance qu'elle lui inspirait. — Elles se connaissaient, dit-elle. Nos mères se connaissaient. — Ma mère avait lu les essais d'Artémis Blair, mais elle n'a jamais fait allusion à un lien d'amitié entre elles. Il est vrai qu'elle parlait rarement de ses sentiments, songea-t-il. — Je ne pense pas qu'elles se soient rencontrées. Mais elles correspondaient. Après tout, elles étaient toutes les deux écrivains, et elles avaient des intérêts similaires. Votre mère avait envoyé un poème à la mienne, je l'ai retrouvé dans ses papiers après sa mort. Un très beau poème, qui laissait entrevoir une âme fine et sensible. Il fixa son attention sur la ville de Sorrente, dont ils approchaient. Il était furieux de savoir que sa mère avait choisi de partager son goût pour l'écriture avec Artémis Blair, plutôt qu'avec ses propres enfants. — Votre mère l'a-t-elle encouragée dans son adultère ? questionna-t-il d'une voix qu'il trouva lui-même trop dure. Prônait-elle l'amour libre dans ses lettres ? Il se représenta la fameuse Artémis Blair, tournant la tête de sa mère avec ses idées révolutionnaires, et causant tant de souffrances. — Je crois qu'elles échangeaient leurs idées sur la littérature. Ma mère ne m'en a parlé qu'une seule fois, quand elle a appris sa mort. — Qu'a-t-elle dit ? demanda-t-il d'un ton rageur. — Elle a dit : « Il aurait dû la laisser partir, mais bien sûr c'était un homme, il ne pouvait pas faire ça. » Ces paroles déchaînèrent un nouvel orage dans son esprit tourmenté. Il aurait voulu répondre que non, un homme ne peut pas autoriser la mère de ses enfants à s'enfuir sur un coup de tête, pour une aventure sentimentale. Son père s'y était opposé, et c'était normal. Seulement, elle avait trouvé un moyen de s'enfuir tout de même, à sa façon.

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Il remarqua du coin de l'œil un homme d'équipage qui s'attardait un peu trop près des gréements. L'homme lambinait, dévorant des yeux Phaedra Blair. Le tonnerre gronda dans la tête d'Elliot. Le regard sombre, il prononça quatre mots brefs. L'homme décampa. — Que lui avez-vous dit ? s'enquit Mlle Blair. — Rien d'important. Une simple phrase en napolitain pour lui demander de nous laisser seuls. Il ne prit pas la peine de lui expliquer que la phrase signifiait, approximativement : «File, ou je t'assomme. » Poussés par un vent vif, ils accomplirent le voyage en peu de temps. Au fur et à mesure qu'ils traversaient la baie et approchaient de la péninsule de Sorrente, le paysage devenait spectaculaire. De hautes collines s'élevaient au-dessus de la côte et s'enfonçaient dans les eaux claires. De petites plages abritaient quelques bateaux et des maisons blanches, tels des cubes accrochés à la falaise, au-dessus de l'eau. Ils contournèrent la péninsule, dépassèrent l'île de Capri et pénétrèrent dans la baie de Salerne. Des collines encore plus hautes et inaccessibles les dominaient. Phaedra était émerveillée par le paysage. Lord Elliot avait raison, il eût été dommage de manquer un tel voyage. — Que se passe-t-il, là-bas ? demanda-t-elle en montrant un côté de la falaise où régnait une certaine activité. — Le roi fait construire une route vers Amalfi. Ils creusent directement dans la colline. Elle remarqua que le tracé de la route se situait au-dessus des villages de pêcheurs. — Dans un sens ou dans l'autre, il faudra monter et redescendre. — Mais les gens ne seront plus dépendants des bateaux. Et la vue sera spectaculaire. Positano se trouve juste derrière ce promontoire, poursuivit-il en désignant un point devant eux. Vous pouvez déjà apercevoir la vieille tour normande. Il y en a beaucoup sur cette côte, elles ont été construites pour protéger le royaume normand des attaques des Sarrasins. Elle se dirigea vers l'avant du bateau, afin de mieux voir la tour médiévale qui se profilait devant eux. C'était une construction de pierre, haute de plusieurs étages, qui se dressait seule, tout au bout de la péninsule. Des meurtrières perçaient les murailles, comme sur les anciens châteaux forts. — Ces fenêtres donnent directement sur la mer, et les autres sur la colline. L'est et l'ouest. Resterons-nous ici plusieurs jours ? — Je le pense. Elle avait perdu la notion du temps lorsqu'elle était prisonnière de Sansoni. Mais à présent, tout se remettait en place. — Le solstice d'été approche. Je me demande si la tour sera utilisée pour des cérémonies rituelles ? — Ce pays est catholique. Ces superstitions ont été abandonnées il y a des centaines d'années. Bien qu'il ait répondu à sa question, elle avait l'impression qu'il n'était pas vraiment avec elle. Son esprit semblait s'être retiré dans les replis secrets de son âme. Elle regretta d'avoir fait allusion, même très vaguement, à la situation de sa mère. Cela lui avait échappé alors qu'elle avait été piquée au vif par son assurance. Elle n'aurait pas dû s'engager dans une discussion sur ce qu'elle pensait et la façon dont elle vivait. Dans ce domaine, cet homme était aussi éloigné d'elle que les pêcheurs de ces villages pittoresques. Le vent gonflant leurs voiles, ils s'approchèrent de la côte et passèrent sous la tour. Celle-ci semblait déserte.

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— Qui est cet ami à qui nous allons rendre visite ? questionna-t-elle. Nous allons arriver bientôt, et il serait peut-être bon que je sache son nom. — Il s'appelle Matthias Greenwood. C'était un de mes tuteurs à l'université. Phaedra ravala sa surprise. Elle connaissait Greenwood, et elle avait essayé en vain de trouver son adresse à Naples. — Ne risque-t-il pas d'être ennuyé de vous voir débarquer avec plus de bagages que prévu ? — Il sera enchanté d'avoir la compagnie de la fille d'Artémis Blair. Il lui arrivait de pénétrer dans son cercle d'amis de temps à autre, je crois. — En effet. J'ai eu l'occasion de le rencontrer plusieurs fois, et il était présent à l'enterrement de ma mère. Matthias Greenwood faisait partie des nombreux lettrés venus rendre un dernier hommage à la femme qui avait laissé la société perplexe. Mais il pouvait aussi l'éclairer sur l'identité de «l'autre» homme. Elle avait cru que ce voyage avec lord Elliot ne ferait que la retarder et lui mettre des bâtons dans les roues. Elle s'était trompée. — Il l'admirait, ajouta-t-il. Il disait que si elle avait été un homme, elle aurait été reconnue comme l'un des meilleurs experts d'Angleterre en lettres romaines. Lord Elliot continuait de parler d'un ton absent, comme si une partie de son esprit seulement était fixée sur la conversation. Phaedra contempla la ville de Positano avec un regain d'optimisme. Elle ne se conformait pas aux conventions sociales, mais la plupart des gens le faisaient, et elle s'était demandé comment elle serait reçue lorsqu'elle arriverait avec lord Elliot. M. Greenwood ne tirerait aucune conclusion de la situation. Elle sentit le regard de son compagnon sur elle, et se tourna vers lui. Il semblait être presque complètement redescendu sur terre. — Il y aura sans doute d'autres invités chez lui. Vous vous tiendrez bien, n'est-ce pas ? Elle espéra qu'il ne s'attendait pas qu'elle joue les maîtresses dociles. Même si elle

avait accepté de jouer cette comédie, elle n'aurait pas su comment s'y prendre.

6

Positano était nichée dans une crique remplie de bateaux de pêche. Les maisons aux couleurs pastel s'étalaient au-dessus de la mer, dans un enchevêtrement compliqué, tout le long de la colline. Phaedra considéra la haute falaise, l'eau d'un bleu transparent, les feuillages verdoyants. Elle n'avait jamais vu paysage aussi époustouflant. — Laquelle de ces maisons appartient à M. Greenwood? Lord Elliot s'approcha d'elle, afin qu'elle puisse suivre la direction qu'indiquait son doigt. — Celle-là, tout en haut, avec les colonnes. Les colonnes soutenaient un balcon qui courait le long de la façade de la maison, située au-dessus de toutes les autres. Elle se trouvait à une certaine distance de la ville elle-même, et formait une sorte de couronne au-dessus du village qui s'étalait en cascade jusqu'au rivage. — Comment allons-nous grimper là-haut ? Va-t-on nous envoyer un panier en osier pour nous hisser jusqu'à la maison ? Un des hommes d'équipage venait de s'éloigner. Il revint, apportant du même coup la réponse à sa question. Deux jeunes garçons le suivaient avec des ânes. Ils aidèrent Phaedra à se jucher sur un animal. Lord Elliot n'eut qu'à lever la jambe pour enfourcher sa monture. Ses bottes touchaient le sol, et l'animal paraissait tout

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petit à côté de lui. Les hommes d'équipage calèrent leurs malles et leurs sacs sur le dos de deux autres ânes. Phaedra ne put s'empêcher de rire. — Quel magnifique cortège, lord Elliot ! Cette procession fera une grosse impression en ville. Je devrais sortir mon carnet de croquis pour immortaliser votre image sur ce fringant coursier. Il piqua les flancs de l'âne et prit la tête, donnant une claque sur la croupe de sa monture lorsqu'il passa près d'elle. — Occupez-vous de votre propre monture, mademoiselle Blair. Et tâchez de ne pas tomber, car vous pourriez rouler jusqu'à la mer. Elle ne tarda pas à s'apercevoir qu'il avait raison. Les ânes gravissaient des chemins si escarpés que les pierres formaient de larges marches qui dominaient la mer à une hauteur vertigineuse. Les animaux avaient un pas sûr mais, perchée en amazone sur la selle, elle se cramponna de toutes ses forces, de crainte de basculer dans le vide. Ils créèrent un petit spectacle dans le village. Les gens observèrent avec curiosité les étrangers qui se rendaient dans la belle villa au-dessus de la ville. Les enfants se rassemblèrent en procession derrière eux. Deux fillettes marchèrent un moment aux côtés de Phaedra, tirant avec curiosité sur les mèches rousses qui dépassaient de son châle. Quelques femmes firent la révérence au passage, devinant à l'allure et aux manières de lord Elliot qu'il était de sang noble. Phaedra finit par se détendre, s'habituant peu à peu à la démarche de l'âne. Elle n'osait pas regarder derrière elle, mais elle jeta un coup d'œil aux belles maisons en pierre. Les balcons et les toits de tuiles contribuaient à créer un mélange de formes et de couleurs agréables à l'œil. Toutes les demeures semblaient très anciennes, comme la tour. La plupart étaient couvertes de stuc, formant des frises décoratives autour des portes et des fenêtres. Certaines étaient blanches, mais un grand nombre d'entre elles arboraient des tons de rose et de rouge. Les gens s'interpellaient dans la rue, et par les fenêtres ouvertes. Quelque part, un homme chantait un air d'un opéra de Rossini, tout en travaillant. Les marches s'élargirent et le terrain devint plus plat alors qu'ils approchaient de la villa. Comme si quelqu'un avait creusé un morceau de colline pour que la maison puisse être construite. Un homme apparut sous la galerie extérieure. Il était grand, mince, avec une belle chevelure blanche et un nez aquilin. Sa mâchoire était carrée, et son menton creusé d'une fossette. Phaedra n'avait vu Matthias Greenwood que quelques fois, mais il avait un physique qu'on ne pouvait oublier. Il fit un signe de bienvenue et vint à leur rencontre. — Rothwell ! Quel plaisir de vous voir enfin ! Les deux hommes se saluèrent, puis Elliot présenta Phaedra. — J'ai déjà eu l'honneur d'être présenté, Rothwell. Je suis heureux de vous revoir, mademoiselle Blair. Et dans des circonstances moins éprouvantes que la dernière fois. Votre mère était très estimée par les pauvres lettrés comme moi. Ses réceptions m'ont permis de rencontrer beaucoup de gens, et je lui en suis reconnaissant. Les domestiques accoururent. Matthias leur donna des ordres pour transporter les bagages. — Entrez, venez vous rafraîchir. Mes autres invités font la sieste, mais ils ne tarderont pas à nous rejoindre. Phaedra gravit les marches de pierre et suivit Matthias sous la galerie. Elle lança un coup d'œil à travers les arches, et eut le souffle coupé. La vue somptueuse semblait irréelle. Les toits du village et les sentiers s'écoulaient jusqu'à la mer. La pente était si escarpée qu'on se demandait comment tout cela avait

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pu être construit. La mer, le ciel, le promontoire, tout cela créait un vaste panorama, d'une beauté sublime mais teintée de danger. — Je m'étonne que vous n'ayez pas élu domicile dans cette galerie, et laissé tomber le reste de votre domicile, monsieur Greenwood. — C'est en effet ici que je passe la plus grande partie de mon temps, mademoiselle Blair. Ainsi que sur les balcons. Je me rends régulièrement à l'église, bien que je ne sois pas catholique, où j'allume des cierges pour l'âme du lointain parent dont l'héritage me permet de vivre dans ce paradis. Une femme les accueillit à leur entrée dans le vaste salon au sol de marbre. C'était une personne élégante, au teint mat, visiblement native du pays. Son joli visage aux traits doux arborait une expression mélancolique. Elle s'appelait signora Roviale, et ils comprirent à la manière dont elle s'avança pour leur souhaiter la bienvenue qu'elle était ici chez elle. Matthias Greenwood ne vivait pas seul dans ce paradis. Un domestique apporta du vin, et un autre invité entra d'un pas traînant. Phaedra le reconnut. Il n'avait pas assisté à l'enterrement de sa mère, mais il leur avait rendu visite une ou deux fois, quand elle était encore petite fille. Il était si beau, avec ses traits fins auréolés de blondeur, qu'elle était presque tombée amoureuse de lui. — Regardez qui est là pour célébrer votre visite, Rothwell, dit Matthias. Je lui ai écrit pour lui annoncer votre arrivée, et son épouse et lui sont venus de Rome juste pour vous voir. Mademoiselle Blair, permettez-moi de vous présenter M. Randall Whitmarsh, gentleman et érudit. M. Whitmarsh, qui avait passé de longues années à l'étranger, avait adopté la mode et les manières du Continent. Il murmura bellissima en se penchant pour lui embrasser la main. — C'est un plaisir de faire la connaissance de la fille de l'indomptable Artémis Blair, ajouta-t-il avec un sourire admiratif. Phaedra ne dédaignait pas recevoir les attentions d'un bel homme. Elle remarqua que lord Elliot lançait un regard de côté à M. Whitmarsh, qui garda sa main dans la sienne un peu plus longtemps que nécessaire. — J'ai appris la mort de Richard Drury, dit M. Whitmarsh en lui tapotant la main. Je vois que vous portez le deuil, mais vous avez pris une sage décision en partant à l'étranger. Ce voyage apaisera votre chagrin. — Mes goûts personnels me portant vers le noir, je n'ai pas eu à commander de tenue de deuil. Mais mon père n'aurait pas voulu que je le fasse. Il m'a interdit de porter le deuil, la dernière fois que je l'ai vu. Elle retira ses doigts de la main de M. Whitmarsh, et poursuivit : — Je ne m'attendais pas à rencontrer autant de gens qui avaient connu ma mère, à Positano ! — Nous sommes tous trois membres de la Société des dilettantes, mademoiselle Blair. En tant que femme, votre mère ne pouvait en faire partie, mais nous lui rendions tous visite, expliqua Whitmarsh. Étant donné sa compétence dans la langue latine, il n'est pas surprenant que vous rencontriez ceux qui la connaissaient, au cours de vos visites dans l'ancien Empire romain. — Faites-vous également partie de la Société, lord Elliot ? — Oui, j'y ai adhéré après mon grand tour d'Italie. Elle n'avait que dix-huit ans à la mort de sa mère, et était encore trop jeune pour être admise dans les salons et les dîners où Artémis recevait artistes et érudits. Cependant, elle se trouvait à présent face à des membres de son cercle. Il faudrait qu’elle essaie de savoir si l'un ou l'autre de ces hommes savait sur qui s'étaient portées les affections de sa mère à la fin de sa vie.

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Elle fut soulagée de constater qu'elle ne serait pas la seule femme dans cette maison, avec la signora Roviale. Un peu plus tard, Mme Whitmarsh les rejoignit. Phaedra comprit tout de suite que cette femme n'avait pas l'esprit aussi ouvert que son mari. C'était une petite personne pâle et effacée, à l'allure aussi frêle qu'un oiseau. Elle ne parlait pas beaucoup, mais son visage aux expressions changeantes laissait transparaître toutes ses pensées. Quand elle comprit que Phaedra et lord Elliot étaient arrivés ensemble, elle eut un sourire contraint, lança à la signora Roviale un regard légèrement méprisant, et se retrancha dans un silence à la fois résigné et désapprobateur. Pendant le dîner, qui se déroula sous la longue galerie ouverte, lord Elliot aborda aimablement avec Mme Whitmarsh des sujets susceptibles de lui plaire, touchant essentiellement à la haute société londonienne. Les autres gentlemen abreuvèrent Phaedra de conseils et de recommandations sur les merveilles qu'il fallait absolument voir dans le pays. — Il faut aller à Paestum, décréta Matthias. Rothwell, vous devez l'y emmener ! Je ne comprends pas tous ces Anglais qui défilent en troupes entre les boulangeries et les bordels de Pompéi, alors qu'ils ignorent les plus beaux temples grecs du monde, qui se trouvent pourtant à deux pas. — Si Mlle Blair le désire, nous visiterons les temples. Matthias avait plus que jamais l'allure d'un maître d'université. Avec sa masse de cheveux blancs, sa mâchoire ferme, son nez aquilin, il assenait sa leçon comme si elle était étudiante, alors qu'aucune université n'aurait admis une femme dans ses rangs. — C'est pour cette raison que je suis là, mademoiselle Blair. Rothwell et Whitmarsh s'intéressent aux Romains, mais mon attention se concentre sur des choses plus anciennes. Ce pays fut colonisé par les Grecs alors que Rome n'était encore qu'un village de bergers. Quand vous verrez Paestum, vous comprendrez la supériorité de l'esprit grec sur celui des Romains. — Si cela ne doit pas prolonger trop longtemps notre séjour, je suivrai votre conseil. Après dîner, la signora Roviale suggéra de laisser les gentlemen discuter entre eux. Phaedra ne tenait pas à prolonger la conversation avec Mme Whitmarsh, elle s'excusa donc en invoquant la fatigue du voyage. Un domestique l'emmena à sa chambre. Blanche, carrée et pavée de marbre, celle-ci avait de longues fenêtres ouvrant sur un étroit balcon qui courait le long de la galerie. Une femme de chambre avait défait ses bagages, et suspendu ses vêtements dans une armoire de bois sombre. Sur la table de toilette, un broc de céramique décoré de fleurs rouges et bleues contenait de l'eau fraîche. Les mêmes couleurs ornaient les carreaux autour de la cheminée et des fenêtres. Phaedra ouvrit celles-ci pour laisser entrer la brise de mer et les derniers rayons du crépuscule. Des bruits de voix lui parvinrent de la galerie, et elle reconnut le rire d'Elliot. Elle se demanda si sa mère avait vraiment été acceptée dans leurs discussions. Les hommes repoussèrent leurs chaises et se souhaitèrent une bonne nuit. Le silence enveloppa la villa. Phaedra commença de se déshabiller. Elle était en train de défaire les attaches de sa robe quand un bruit infime, de l'autre côté du mur, attira son attention. Un rayon de lumière dorée balaya le balcon et se perdit dans la nuit. Elle alla jeter un coup d'œil à la fenêtre. Lord Elliot se tenait à l'autre extrémité du balcon, en manches de chemise et en gilet. Elle était sûre de ne pas avoir fait de bruit, mais il regarda tout de même dans sa direction. — Je me demandais si Matthias vous avait donné cette chambre, dit-il.

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Elle fit quelques pas sur les dalles de terre cuite du balcon. La lumière provenait d'une autre fenêtre, sur le côté. Deux chambres donnaient sur la même terrasse. — Il semble que notre hôte se soit mépris, murmura-t-elle. — C'est possible. Toutefois, s'il faut partager une terrasse, je préfère que ce soit avec vous plutôt qu'avec Mme Whitmarsh. Elle s'aventura un peu plus loin, sans toutefois dépasser les limites de ses propres fenêtres. En se tenant près de la rambarde, on pouvait admirer les eaux planes, sur lesquelles se reflétaient des millions d'étoiles. — M. Whitmarsh a dit que les Dilettantes rendaient hommage à ma mère. Je suis contente d'apprendre que ses compétences étaient reconnues. — Tout homme honnête admettait qu'elle était brillante. Naturellement, il y en avait de moins honnêtes qui minimisaient sa valeur. — Bien sûr. La connaissiez-vous ? — J'étais encore à l'université au moment de sa mort. J'avais entendu parler d'elle, je l'avais vue en ville, mais je n'avais pas assez d'envergure pour l'aborder. — Que pensiez-vous d'elle ? Il se tourna, s'appuyant à la balustrade pour la regarder dans la pénombre. Il était trop beau, trop séduisant. Elle aurait aimé que les lumières s'éteignent et que son visage soit avalé par les ténèbres. — J'ai grandi dans une fratrie composée uniquement de garçons, et mon père ne comprenait pas les femmes. Aussi, le personnage de votre mère fut une révélation. Beaucoup de discussions d'étudiants tournaient autour d'elle. Certains tombaient amoureux, d'autres estimaient qu'elle en faisait trop. Mais surtout, elle bousculait l'ordre des choses. Quant à moi, je la trouvais belle, intéressante, intelligente, et probablement dangereuse. — Je suppose qu'elle était dangereuse, en effet. Si le monde était peuplé d'Artémis Blair, les hommes ne pourraient être ce qu'ils sont. Ils seraient obligés de se poser des questions sur l'ordre des choses. — C'est ce que je pensais. Mais j'étais trop jeune alors pour apprécier pleinement le danger réel. Il a fallu que je fasse la connaissance de sa fille pour comprendre. Phaedra se mit à rire. — Je ne représente aucun danger pour vous. — Vous ne saisissez pas. Le danger ne vient pas de vous. Non, il ne venait pas d'elle. Une sorte de pouvoir émanait de lui. Elle n'en fut ni surprise ni effrayée. Ce qui était effarant pour elle, c'était la façon dont son instinct féminin la faisait réagir. — Ne me rendez pas responsable de vos pires penchants, lord Elliot. — Ils ne me paraissent pas si mauvais que ça, jolie Phaedra. Il me semble qu'ils sont naturels, inévitables, et même nécessaires. Sa voix douce et ferme l'enveloppait tel un ruban de velours. Elle sentit sa gorge se nouer, son pouls s'accélérer. Il n'avait pas bougé, mais elle avait la sensation qu'il la caressait. — Je vous désire. Son ton calme et nonchalant la fit frissonner, comme la brise fraîche effleurant sa peau. — Je veux vous entendre me supplier de vous donner du plaisir, enchaîna-t-il. Je vous veux nue et tremblante entre mes bras... — Cela suffit, monsieur. Si c'est ainsi que vous pensez aux femmes... — Seulement à vous, ma chère. Vous semblez jeter le gant à tous les hommes que vous croisez. Ne soyez donc pas étonnée si l'un d'eux relève le défi. — Comment osez-vous...

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— Oh, j'ose. J'ai bien envie d'oser tout de suite. Vous le savez. Si vous n'aviez pas envie que j'ose, vous n'auriez jamais franchi cette porte. Elle ouvrit la bouche pour protester, mais ne parvint pas à articuler un mot. Avec un vague sourire, il s'écarta de la balustrade. Le cœur de Phaedra fit un bond, ses jambes se dérobèrent. — Ce danger que vous faites naître... il vous excite, dit-il en se dirigeant vers sa chambre. N'est-ce pas, mademoiselle Blair? — C'est curieux d'appeler sa fille Phaedra, vous ne trouvez pas ? dit Matthias, songeur. Elliot et lui buvaient leur café matinal sur la terrasse. Positano s'éveillait lentement, dans les lueurs roses de l'aube. — Étant donné la référence, je ne pense pas qu'il y ait une autre femme en Angleterre qui porte ce nom, continua-t-il. Cela ressemble bien à Artémis Blair, de vouloir être originale à tout prix. Le choix était en effet étrange, puisque dans la mythologie antique, Phaedra, ou Phèdre, était amoureuse du fils de son mari. Elliot doutait fort que les idées d'Artémis sur l'amour libre aillent aussi loin. — Je suppose que la consonance lui plaisait. C'est un fort joli nom, répondit-il. — Je pourrais vous en citer cinq ou six autres plus jolis que celui-ci. Non, une telle négligence dans son premier devoir de mère laisse penser qu'elle était indifférente à sa progéniture. — Vous sembliez l'apprécier lorsque j'étais votre étudiant, et Mlle Blair idolâtre sa mère. Ne disons rien qu'elle risquerait de surprendre. — Elle est encore couchée, mais je veux bien suivre vos conseils. En effet, Phaedra dormait encore. Elliot s'en était assuré avant de descendre. Elle avait laissé sa porte-fenêtre ouverte, comme pour se moquer de lui : « Vous voyez, vous n êtes pas dangereux du tout. Les lois, et votre sens de l'honneur, me protègent du pire. Mon propre sang-froid fera le reste. » Il avait vu des cheveux cuivrés répandus sur les oreillers, et une peau crémeuse émergeant des draps. Une jolie jambe, nue et fine, reposait sur les couvertures. Il avait été tenté d'entrer pour la contempler, agacé de la voir dormir aussi profondément. Pour sa part, il n'avait quasiment pas fermé l'œil de la nuit. Il pensait trop à elle. S'interrogeait trop. La désirait trop souvent. Il espérait que la compagnie d'autres personnes et l'intérêt pour son travail lui feraient oublier sa présence, et lui permettraient de retrouver un état mental à peu près normal. — Vous vivez comme un roi ici, Greenwood, dit-il, repoussant les images érotiques de Phaedra abandonnée au sommeil. Les transformations effectuées depuis ma dernière visite sont impressionnantes. Matthias eut un sourire radieux. — J'imagine que vous faites allusion à la maison, et non à ma maîtresse. Quoique... J'aurais du mal à dire ce qui me comble le plus. Nous nous sommes donné un mal du diable pour faire monter les pierres jusqu'ici, mais cela en valait la peine. Vous devriez faire comme moi, Rothwell. Achetez une vieille villa. — J'ai besoin de la vie en ville. Mais si la solitude vous convient, je suis content pour vous. — Je ne suis pas isolé du tout, j'ai toujours de la compagnie. Les gens viennent d'Angleterre, de Rome, de Naples, et même de Pompéi pour me rendre visite. Le mois dernier, j'ai reçu le directeur du site. Il ne voit pas d'inconvénient à monter sur un âne pour franchir la colline.

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— Dans ce cas, vous pourriez peut-être me donner une lettre d'introduction pour lui. J'aimerais examiner les découvertes de ces dernières années, et pas seulement ce qui est montré aux touristes. Matthias arqua un sourcil. — Vous voulez contempler les fresques révélant les délices de la nuit ? Ils n'autoriseront pas Mlle Blair à entrer, même avec une lettre de recommandation. — Mes recherches s'orientent vers d'autres domaines. J'aimerais prendre un moment pour en discuter avec vous. — C'est entendu. Demain matin, nous nous enfermerons dans mon bureau pour considérer la question. L'enseignement me manque parfois. Mais quand je pense à certains crétins parmi mes étudiants, ma nostalgie se dissipe. — Cette entrevue me sera utile, vous m'aiderez à clarifier mes idées. Oh, et en tant que gentleman, je me sens obligé de préciser que vous vous méprenez sur mon amitié avec Mlle Blair. — Vraiment ? C'est rudement dommage. La dame en question apparut à ce moment-là. Avec son ample robe noire et ses cheveux flottant sur ses épaules, elle ressemblait à une belle sorcière celte. Matthias s'empressa de lui offrir un fauteuil, et de lui servir une tasse de café. — J'espère que vous avez passé une bonne nuit dans mon humble demeure, mademoiselle. — Votre demeure est loin d'être humble, et j'ai fort bien dormi. Le bruit de la mer est apaisant. Que font-ils, là-bas? s'enquit-elle en regardant vers le village. Qu'est-ce que cette chose rouge, sur le rivage ? — Ah, ce doit être le chariot pour la cérémonie. Ils sont en train de le peindre. Dans trois jours, ce sera la Saint-Jean. Aucun bateau ne prendra la mer ce jour-là. — Il y aura une procession ? — Une procession, une messe, une fête. Les villageois ramassent des noix pour faire de l'huile. — Cette fête coïncide avec le solstice, dit-elle. C'est un nouvel exemple de fête païenne reprise par les chrétiens. — Mlle Blair est en passe de devenir aussi réputée pour ses études sur la mythologie que l'était sa mère pour les lettres latines, déclara Elliot. Elle a publié un livre sur ce sujet. — C est très louable, commenta Matthias avec une feinte admiration. Cependant, cette concordance de dates n'est qu'une coïncidence. Le dieu du Soleil n'était pas un personnage majeur dans les mythologies grecque et romaine. Apollon lui est associé, mais le soleil lui-même, Hélios, tient un rôle secondaire. Sans doute parce qu'il y a tant de soleil dans ce pays qu'il était inutile d'essayer d'apaiser ce dieu. — Il y a beaucoup de soleil en Egypte, et leur dieu du Soleil avait pourtant la suprématie, fit remarquer Elliot. Je pense que Mlle Blair a raison, pour cette fête de la Saint-Jean. — C'est possible, concéda Matthias. Et quel serait le symbole des noix ? — J'essaierai de trouver une explication avant mon départ, dit Phaedra en riant. Puisque vous semblez prêt à revenir sur vos convictions ! — Pour une jolie femme, je suis prêt à tout, mademoiselle Blair. C'est ma grande faiblesse. Il porta son regard vers le sentier du nord et annonça : — Whitmarsh revient de sa promenade matinale. J'ai promis de lui montrer un trésor que je viens de trouver. Aimeriez-vous voir ma modeste collection d'objets antiques, mademoiselle Blair? — Certainement, monsieur Greenwood. Elle prit la main qu'il lui offrait, et ils entrèrent dans la maison.

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Elliot était curieux de voir combien de temps elle maintiendrait son attitude d'indifférence. Pas le moindre signe de trouble, pas la moindre rougeur sur ses joues. Ses manières ne faisaient qu'attiser le désir qui le dévorait. Il aurait dû la séduire la nuit dernière, sur la terrasse. Cela lui semblait de plus en

plus évident.

7

— C'est une collection très modeste, assura Matthias avec une fierté qui démentait ses paroles. J'essaie de recréer ici un studio de la Renaissance, un cabinet secret dans lequel j'expose mes objets préférés. Ils se trouvaient dans une grande pièce carrée, aux murs décorés de fresques représentant des urnes antiques et des feuillages. Le large bureau était jonché de livres et de documents. Un morceau de colonne corinthienne était posé dans un angle. Un buste semblait les contempler du haut des étagères. De petites vitrines contenaient des objets d'archéologie. Phaedra s'approcha pour les examiner. Randall Whitmarsh l'accompagna, lui désignant les pièces à l'effigie de Jules César ou de Tibère, et les petits flacons de verre teinté. — Voilà la plus grande trouvaille, annonça Matthias en ouvrant un tiroir. Il en sortit un paquet enveloppé de tissu qu'il se mit à dérouler avec précaution. Une petite statuette de bronze apparut, représentant une déesse nue dans une pause alanguie. — Des gamins qui plongeaient dans la crique l'ont découverte dans le sable. Elle devait être là depuis mille cinq cents ans. Elle est grecque, j'en suis sûr. Période classique. Elle faisait probablement partie d'un butin destiné aux collectionneurs de la Rome impériale. Whitmarsh éleva la statue. — Un navire a dû couler non loin du rivage. Si nous le trouvions, nous ferions d'autres découvertes de ce genre. — Les eaux sont très profondes dans le golfe, précisa Matthias. S'il y a d'autres objets, il faudra attendre que la marée les ramène vers le rivage. J'ai ôté les concrétions et je l'ai polie. N'est-elle pas magnifique ? Elliot prit la statue pour mieux l'examiner. — Elle est superbe. Avez-vous l'intention de la vendre ? — Je n'ai pas encore décidé. Whitmarsh pourra sans doute trouver un acheteur à Rome. — Je vous en trouverai certainement un à Londres, proposa vivement Elliot. Vous en tirerez un meilleur prix, vous ne pensez pas ? Matthias sourit avec indulgence, et reprit la statuette. — Vous abaisser à faire une transaction commerciale ? Je ne le permettrai pas. — Je me contenterai de vous adresser un collectionneur. Easterbrook sera peut-être intéressé. Laissant les trois hommes discuter de la valeur de la statuette, Phaedra poursuivit son petit tour entre les vitrines. La collection de Matthias était très éclectique. Un des casiers contenait des morceaux de poteries sans grande valeur mais fascinants, couverts de décors primitifs. Les surfaces rouges des débris de vases étaient couvertes de dessins géométriques. Une coupe grecque intacte tenait la place d'honneur dans une autre vitrine. L'intérieur de la coupe montrait le dieu Dionysos dans un bateau. Elle passa devant une vitrine contenant de vieux poignards et des parties d'armures romaines, et se dirigea vers une autre où étaient exposés des objets de métal. Le

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casier était fermé à clé, et elle comprit pourquoi. À l'intérieur se trouvaient des objets en or, en argent, en émail. Certains remontaient à une époque plus récente, lorsque ce pays était occupé par les Normands et les Sarrasins. Toute la vitrine semblait scintiller sous ses yeux. Des broches, des boucles d'oreilles, des colliers de perles de verre... — J'ai décidé de garder ma petite déesse, annonça Matthias. Où devrais-je l'exposer, mademoiselle Blair? Phaedra proposa plusieurs endroits où le bronze serait mis en valeur, mais son esprit demeura fixé sur la collection impressionnante de son hôte. Elle se demanda s'il s'y connaissait en camées anciens. L'après-midi, M. Whitmarsh décida d'aller pêcher. Aussi, les trois gentlemen descendirent-ils au village pour louer un bateau, après l'heure de la sieste. Phaedra resta avec la signora Roviale et Mme Whitmarsh. Les dames s'installèrent au salon. Au bout d'un moment, Mme Whitmarsh se retira pour aller écrire une lettre, et la signora Roviale en profita pour aborder un sujet qui lui tenait à cœur. — Il est impressionnant, votre lord Elliot. Je ne raffole pas de tous les amis anglais du signore Greenwood. Ils sont souvent pâles et ternes. Leurs compagnes manquent aussi d'éclat. Mais lord Elliot est beau et intéressant. Un uomo magnifico. — Lord Elliot est le beau-frère de ma meilleure amie, et celle-ci lui a demandé de me servir d'escorte pendant ce voyage. Cependant, je ne suis pas sa maîtresse. — Veramente ? Elle accompagna cette exclamation d'un regard appuyé à la robe de Phaedra. — Si vous portiez des vêtements plus gais... Matthias dit que vous ne portez pas le deuil. Et ici, le noir est réservé aux vieilles femmes. Et vos cheveux... Ma femme de chambre pourrait vous coiffer pour vous éviter de ressembler à une enfant, ou à una puttana. Puttana était un mot que Gentile Sansoni avait utilisé pendant son interrogatoire. — J'ai de bonnes raisons pour choisir ce genre de vêtements et cette coiffure, signora .Cela m'évite de m'encombrer d'une femme de chambre, et d'avoir des heures de préparation avant de commencer ma journée, qui est généralement bien remplie. — Ah... je comprends. Elle fit un large geste de la main, désignant la maison. — Mais votre journée n'est pas remplie aujourd'hui, n'est-ce pas ? Nous n'avons rien à faire, pendant que ces Anglais vont pêcher comme des paysans. Je vous offre les services de ma domestique, ainsi vous ne serez pas... encombrée, comme vous dites. — Je suis très bien comme ça, je vous remercie. Quant à ma journée, je compte l'occuper en remontant lire dans ma chambre. Si vous voulez bien m'excuser. — Vous lirez une autre fois. Je trouve que vous en faites déjà beaucoup, pour une femme. La signora Roviale se leva et fit signe à Phaedra de la suivre. — Vous êtes peut-être contente de votre robe, mais la signora Whitmarsh fait la tête. Elle pense que vous êtes une sorcière qui veut envoûter son mari, et vous êtes si originale qu'elle ne sait pas comment rivaliser avec vous. Ses soupçons se devinent à son air maussade. Ce soir, pour le dîner, nous vous rendrons présentable et vous aurez l'air comme tout le monde. Cela la déridera un peu. Phaedra se rebella à l'idée d'être forcée de faire quelque chose, mais ne sachant comment s'opposer aux projets de son hôtesse, elle acquiesça. La signora Roviale passa un bras sous le sien et l'entraîna à l'étage.

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Elliot ôta sa chemise trempée par les embruns, la donna au valet pour la faire laver, et se prépara pour le dîner. La partie de pêche avait été agréable, et leur humeur égayée par les outres de vin que Matthias avait emportées dans le bateau. Il fit un pas sur la terrasse et écouta. Aucun bruit ne lui parvint de la chambre de Phaedra. Pensant qu'elle était descendue, il se rendit au salon. Tout le monde était là, sauf la femme qu'il était impatient de voir. Il se demanda si elle avait profité de son absence pour s'échapper, et maudit sa négligence. L'effet lénifiant de la mer et du soleil, le désir sourd qui le tenaillait lui avaient fait oublier la raison pour laquelle elle se trouvait avec lui. Il se mit à parler avec Whitmarsh et Greenwood, mais plus les minutes passaient, plus ses craintes augmentaient. Il était sur le point d'interroger la signora Roviale sur les activités de Phaedra dans la journée, quand Whitmarsh se tut brusquement, les yeux fixés sur un point derrière l'épaule de Greenwood. Elliot suivit son regard. Intrigué, Greenwood se retourna. — Ciel ! Est-ce bien notre chère Mlle Blair ? C'était bien elle, mais elle était fort différente de celle qu'Elliot connaissait. La robe noire avait disparu, remplacée par une robe de soirée d'un bleu d'azur, ornée de dentelle ivoire et parée de courtes manches gigot. Une ceinture de satin lui enserrait la taille, et le profond décolleté révélait un cou et des épaules d'une blancheur rosée, des seins ronds et galbés. Sa chevelure était également transformée. Elle ne flottait plus librement sur les épaules, mais avait été disciplinée en une masse bouclée et tressée, à la mode du moment. Elle semblait avoir mis un peu de maquillage, à moins que l'attention dont elle était l'objet n'ait simplement fait rosir ses joues. — Elle est encore plus belle que sa mère, murmura Whitmarsh. C'est à se demander pourquoi elle se cache sous ces habits de nonne ! Elliot savait pourquoi. Cela crevait les yeux. Un silence s'abattit dans la pièce, tandis que les hommes l'admiraient, et que les femmes la jaugeaient. Elliot se dirigea vers elle pour lui éviter d'être plus longtemps le centre de l'attention. — Vous êtes très belle, mademoiselle Blair. Voulez-vous un verre de vin ? Elle lui emboîta le pas alors qu'il allait prendre un verre sur le plateau tenu par un valet. Les conversations reprirent. — C'est à cause de la signora Roviale. Elle m'a prêté sa robe, dit-elle à mi-voix. Cette femme est inflexible, je n'ai pas pu me dérober. — C'est très généreux de votre part de lui avoir fait plaisir. Il s'efforça, sans trop de succès, de ne pas laisser son regard s'égarer sur les rondeurs révélées par le décolleté. Il aurait aimé poser les lèvres sur cette peau crémeuse. — Cela a pris des heures, reprit-elle. Et ce corset... vous pouvez imaginer la torture qu'il fait subir à mon pauvre corps. Non, il ne le pouvait pas. En revanche, il l'imaginait fort bien en bas et en chemise, avant qu'elle ait enfilé le corset. — Je suppose qu'avec l'habitude cela deviendra supportable. — Il n'y aura pas d'habitude. Dès que le dîner sera terminé, je mettrai fin à cette expérience. Tout ce que je souhaite, c'est de ne pas m'évanouir avant. Avec la chaleur, ce supplice est insupportable. Je comprends pourquoi les Arabes portent des vêtements amples, sous ces climats. D'autre part... Elle s'interrompit au milieu de sa phrase. Ses joues s'empourprèrent quand elle vit dans ses yeux où l'entraînait son imagination. La robe tombant à ses pieds, le corset défait, son corps révélé... À l'inverse de ses habituelles robes noires, le vêtement laissait deviner ses formes. Whitmarsh approcha, déployant son charme. Greenwood ne quittait pas la jeune femme des yeux, tout en continuant de parler avec les autres.

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Phaedra prit une profonde inspiration et s'avança, prête à les éblouir par son esprit et sa beauté. Phaedra avait l'intention de s'éclipser dès la fin du dîner, pour remonter dans sa chambre et se débarrasser de ses vêtements inconfortables. Mais elle changea d'avis en voyant Matthias Greenwood prendre la direction de son studio. Sur une brusque impulsion, elle le suivit et le rattrapa alors qu'il ouvrait la porte. — Monsieur Greenwood, j'aimerais vous parler en privé. — Certainement, mademoiselle. Entrez, je vous prie. Je suis tout ouïe. Elle prit la chaise qu'il lui désigna, près du bureau. Assise sous son regard scrutateur, elle eut l'impression d'être une étudiante venue présenter une requête à son professeur. — Monsieur Greenwood, j'ai parlé avec des gens qui connaissaient ma mère, car je me pose des questions sur quelques événements survenus vers la fin de sa vie. Vous la connaissiez aussi, et votre nom revenait souvent. Certaines personnes m'ont laissé entendre que vous pourriez m'aider. — Certaines personnes ? — Ses amies. Des femmes qui fréquentaient son salon. — Je vous aiderai dans la mesure de mes moyens, mais je ne comptais pas parmi ses intimes. J'assumais des fonctions à l'université, et je ne la voyais pas fréquemment. — Je comprends. Toutefois, cette distance relative vous a peut-être permis de saisir les choses plus clairement que ses amis les plus proches. Il parut sceptique, mais tout de même décidé à l'aider. — Quel genre de renseignements voudriez-vous avoir ? — Vous allez sans doute trouver mes questions un peu audacieuses... Cette remarque le fit rire. — Je serais déçu si elles ne l'étaient pas. Si vous parcourez le monde pour obtenir des réponses, j'espère que vos questions ne sont pas d'un genre banal. Sa bonne humeur rendait les choses plus faciles, et elle décida de commencer par la question la plus osée. — Est-ce que quelque chose a pu vous laisser penser que ma mère avait un nouvel amant, pendant les dernières années de sa vie ? Pour le coup, la question sembla embarrasser Greenwood. Son visage anguleux s'adoucit, exprimant une émotion proche du chagrin. — Je n'avais aucune raison valable de le croire. Toutefois... quand j'ai fait la connaissance de votre mère, Drury était toujours à ses côtés. Il était beaucoup moins présent les dernières années. — Savez-vous qui était l'autre homme ? Une lueur de sympathie apparut dans les yeux du vieux professeur. Il eut un sourire indulgent, comme un oncle s'adressant à sa nièce préférée. — Je ne savais même pas qu'il y en avait un. En êtes-vous certaine ? — Mon père en était persuadé. — Les hommes se trompent parfois, dans ce domaine. La passion s'apaise, la distance s'installe... Il se peut qu'il ait mal interprété la situation. Phaedra savait que c'était possible. Matthias n'était pas le seul à penser ainsi. Plusieurs amies de sa mère avaient invoqué la même explication. Elle-même espérait que c'était la vérité. — Y avait-il quelqu'un susceptible, d'après vous, d'avoir noué un tel attachement avec elle ? Greenwood secoua la tête. — Est-il si important de connaître son nom, ou même de savoir si ces soupçons sont justifiés ?

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— S'il s'agissait d'une aventure ordinaire, je dirais que non. Il attendit patiemment qu'elle continue, ne cherchant ni à l'encourager ni à l'empêcher de faire d'autres révélations. Elle comprit tout à coup pourquoi Elliot appréciait tant cet homme. Matthias Greenwood inspirait confiance et attirait les confidences. — Ma mère m'a légué un camée. Elle disait dans son testament qu'il venait de Pompéi, et qu'il me procurerait une sécurité financière. J'ai toujours pensé que c'était le cas. Cependant, juste avant sa mort, mon père m'a révélé qu'il s'agissait d'un faux, qui lui avait été vendu par son nouvel amant. Greenwood fronça les sourcils. Son regard devint soucieux. — La valeur de ce camée est importante pour vous ? — Ma situation financière est devenue assez compliquée, ces derniers temps. Il se peut que je sois obligée de le vendre. Toutefois, si c'est une copie... — Il vaut infiniment moins que ce qu'elle pensait, et probablement que ce qu'elle l'a payé. Et vous ne pouvez le vendre sans être certaine de sa valeur, à moins d'accepter le risque de commettre vous-même une escroquerie. — Exactement. — Je comprends votre dilemme. Je suis consterné. Si un des admirateurs d'Artémis l'a trompée de cette façon, il mérite d'être pendu ! Elle était d'une extrême générosité, mais... sans doute trop confiante. Elle ne voyait pas que certains pouvaient abuser d'elle. Il lui lança un coup d'œil de côté, comme pour s'excuser d'avoir émis cette critique. — Elle a probablement commis une faute en accordant trop facilement sa confiance, monsieur Greenwood. Et le résultat de sa générosité, c'est qu'elle n'a pas laissé grand-chose derrière elle, à l'exception de ce camée. Je pourrais le garder en souvenir, mais s'il symbolise le vol de son affection et de son argent, il n'a aucune valeur sentimentale pour moi. — J'aimerais vous tranquilliser, mais je n'ai hélas pas de connaissances dans la valeur de ce genre d'objets. Nous pourrions le montrer à Whitmarsh, bien entendu. Il est plus connaisseur que moi en bijoux anciens. Toutefois, il serait plus judicieux de demander aux spécialistes, à Pompéi... Son visage s'éclaira, et il se mit à rire doucement. — C'est pour cette raison que vous êtes venue en Italie, n'est-ce pas ? Bien sûr. Je vois. — Pensez-vous qu'ils seront capables de me donner une réponse sûre ? — Aussi sûre que possible. Comme vous le savez, les avis peuvent être partagés sur la valeur d'un objet. J'écrirai au directeur du site, pour vous ouvrir la voie. Cela fait vingt ans qu'il supervise les fouilles. Il saura déceler les signes de son authenticité, et déterminer sa provenance. — Je vous remercie de votre aide. Je n'ose pas profiter encore de votre gentillesse... je crains de vous obliger à faire des suppositions dans lesquelles vous n'avez pas envie de vous laisser entraîner. — Je ne suis pas très versé dans les potins, mademoiselle Blair. — Mais si ce camée, qu'il soit vrai ou faux, a été donné ou vendu à ma mère par un homme au cours des dernières années de sa vie, voyez-vous quelqu'un dans le cercle de ses amis qui ait eu accès à ce genre d'objets ? Les yeux sombres de Greenwood se voilèrent, et il sembla se retirer en lui-même, considérant longuement la question. Elle eut l'impression de le voir passer en revue des souvenirs de dîners lointains, de réunions mondaines, examinant les visages, se rappelant les conversations. — Je n'ai pas de nom à vous proposer, finit-il par déclarer.

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Elle éprouva une vive déception, pourtant elle se ressaisit aussitôt. il aurait été merveilleux de résoudre le mystère aujourd'hui, mais elle ne s'était pas réellement attendue à ce que cela se produise. — Toutefois, reprit-il, peut-être que... Une lueur traversa le regard noir du professeur. — Voyez-vous, je me rappelle avoir entendu parler d'un bijou découvert dans une cachette à Pompéi, mais cet objet n'appartenait pas à votre mère. Je me souviens d'une discussion à ce sujet, dans son salon. Il se peut que ce soit celui que vous possédez, ou bien un autre. — Vous rappelez-vous ce qui a été dit ce jour-là ? — Pas vraiment. La conversation ne m'intéressait pas, et je serais même incapable d'en situer précisément la date. Phaedra jeta un bref coup d'œil aux vitrines qui les entouraient. — Il me semble pourtant que cela aurait dû beaucoup vous intéresser. — Non, car j'ai compris rapidement que la provenance de l'objet était louche. Tout ce qui est pris sur le site de Pompéi est considéré comme objet volé. Il ne peut y avoir de document établi sur sa découverte, car cela révélerait que l'objet a été dérobé sur les fouilles. Il haussa les épaules, et continua : — Il y a ceux qui ne s'embarrassent pas de ces détails, et les autres qui sont prêts à croire toutes les fables qu'on leur raconte. C'est ainsi que les revendeurs malhonnêtes font fortune. — Vous rappelez-vous comment ce bijou est arrivé sur le marché ? Qui le vendait ? Il pianota sur son bureau, plongé dans ses souvenirs. — Il y a si longtemps... Je ne veux pas accuser quelqu’un... — Il n'y aura pas d'accusation. Pas tant que je ne saurai pas avec certitude ce qui s'est passé. Il n'y aura ni ragot ni propos calomnieux. Je veux simplement savoir dans quelle direction chercher. — Plusieurs revendeurs entouraient Artémis Blair. Deux d'entre eux étaient souvent présents les dernières années. Horace Needly avait une bonne réputation, mais on ne sait jamais. Le deuxième me paraît plus suspect, car il évitait les discussions avec les gens de lettres, comme moi. Cela laisse penser que ses compétences n'auraient pas soutenu un examen approfondi. — Comment s'appelait-il ? — Thornton. Nigel Thornton. Il avait une certaine allure, et du succès. Mais les objets qu'il revendait étaient d'une valeur moyenne. — Je vous remercie de m'avoir donné ces deux noms. Je verrai ce que je peux apprendre sur ces hommes, à mon retour en Angleterre. Votre aide est précieuse, et je vous en remercie. Phaedra se leva. Il eut un sourire chaleureux, visiblement heureux d'avoir pu lui rendre service. — Monsieur Greenwood, pardonnez-moi, mais... n'y avait-il pas un autre marchand d'objets d'art dans son cercle, à l'époque ? M. Whitmarsh. Vous disiez l'autre jour qu'il revend des antiquités à Rome, et... — C'était une plaisanterie entre amis, mademoiselle. Depuis son arrivée en Italie, il a cédé un ou deux objets qui lui étaient tombés entre les mains, et dont il ne voulait pas. Rien de plus. J'ai fait la même chose. On ne peut pas parler de trafic. Il prononça ces mots d'un ton indulgent, tout en la raccompagnant à la porte. — De toute façon, il ne s'est jamais livré à ce commerce en Angleterre, pas même en passant. Cela ne se fait pas, n'est-ce pas ? C'est un gentleman, après tout. — Dépêchez-vous. Je ne peux plus attendre. Plus vite...

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Les paroles de Mlle Blair furent suivies d'un profond soupir de soulagement. — Oh, oui. Enfin. Enfin ! Elliot se tenait sur la terrasse, le dos appuyé au mur. Il rit tout seul en entendant les gémissements derrière la porte-fenêtre. Phaedra délivrée de son corset et de ses ceintures de satin soupirait comme une femme submergée de plaisir. Il l'entendit congédier la femme de chambre, puis marmonner : — Quel enfer ! Plus jamais ça. Les femmes sont folles de s'habiller de cette manière. — Avez-vous survécu, mademoiselle Blair ? lança-t-il, derrière la porte. Ou bien êtes-vous définitivement invalide ? Elle passa la tête par la fenêtre, et tressaillit en découvrant qu'il se tenait tout près. — Vous trouvez cela amusant, je présume ? — Pas du tout, dit-il avec un rire qui démentait ses paroles. Elle fronça les sourcils, furieuse. — Restez là. Je veux vous parler. Elle rentra la tête, et émergea quelques minutes plus tard, toute vêtue de noir. Ses cheveux étaient toujours coiffés en chignon, si bien qu'elle n'était pas tout à fait redevenue la Phaedra qu'il connaissait. — Combien de temps encore comptez-vous me retenir ici ? demanda-t-elle. Ses mots contenaient toute l'amertume accumulée depuis qu'il était entré dans le jardin de l'hôtel, à Naples. — Quelques jours. Un peu plus, si vous le voulez bien. Admettez que ce lieu est très reposant. — Je ne suis pas venue jusqu'ici pour me reposer. — Nous pouvons partir dans trois jours, si vous voulez. Toutefois, je pensais que vous apprécieriez la compagnie de gens qui ont connu votre mère. Elle s'approcha de la balustrade et contempla la mer sombre. Campé derrière elle, il regarda son dos et imagina son corps nu sous les pans de toile noire. — J avoue que cette visite me procure plus de plaisir que je ne m'y attendais. Si l'on met de côté l'exercice imposé par la signora Roviale aujourd'hui. J'aurais dû me douter que ce détour serait utile, et que j'avais plus de chances de rencontrer des gens qui avaient connu ma mère si je vous accompagnais. Pourquoi utile ? La question effleura vaguement l'esprit d'Elliot, mais fut aussitôt balayée par l'air doux de la nuit, et les rayons de lune qui enveloppaient Phaedra de leur lumière pâle et scintillante. — M. Greenwood vit ici depuis longtemps? — Il a acheté cette maison il y a six ou sept ans. Mais il n'y réside de façon permanente que depuis quatre ans. La dernière fois que je lui ai rendu visite, la demeure était encore très rustique. — Je suppose qu'il connaît tous les spécialistes de l'Antiquité, de Milan à la Sicile ? — C'est probable. Ils ne sont pas si nombreux, et ils échangent leurs connaissances. — Donc, il était professeur d'université, il a acheté cette villa, l'a restaurée, et s'est finalement installé ici. Sa famille devait être très fortunée ? Son désir était trop ardent pour qu'il ait envie de bavarder, mais il décida de lui faire plaisir pour le moment. Il s'accouda à la balustrade, à côté d'elle. — Il vivait assez modestement à Cambridge. Cependant, j'ai cru comprendre qu'un lointain parent était mort en lui laissant un peu d'argent. Cette villa coûte sûrement moins cher qu'une maison à Londres. Les choses n'ont pas la même valeur, ici. Tout en parlant, il admira sa coiffure compliquée. Il faudrait un long moment pour défaire ce chignon, avant d'aller se coucher. Trop long. Il le laisserait tel quel. Elle lui coula un regard en coin.

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— Il parle comme s'il visitait souvent les fouilles et connaissait tous les archéologues du site. — Je suppose que c'est le cas. Pourquoi vous intéressez-vous à ce qu'il fait ? Matthias était assez vieux pour être le père de Phaedra, et Whitmarsh aussi. Mais l'admiration qu'ils avaient manifestée ce soir avait éveillé chez lui une jalousie et des soupçons probablement sans fondement. Ceux-ci resurgirent brusquement, de façon irrationnelle, aiguillonnant son désir et son instinct de possession. — Dans les Mémoires de mon père, certaines pages ont fait surgir des questions chez moi, concernant les dernières années de la vie de ma mère. J'ai interrogé Matthias à ce sujet, et je me demande quel poids accorder à ses réponses. Était-ce à cela qu'elle pensait, quand son visage devenait grave et qu'elle se renfermait en elle-même ? Elle s'était aventurée sur la terrasse, malgré l'avertissement de la veille, mais ce n'était ni pour le provoquer ni pour lui lancer un défi. Elle cherchait des renseignements utiles. Christian avait laissé entendre que les Mémoires de Drury contenaient des révélations qui ne plairaient pas à sa fille. Elle venait de l'avouer elle-même, mais pour le moment Elliot s'en moquait. Il voulait la posséder, et elle était là avec lui, dans cette nuit d'été. Une femme qui croyait à l'amour libre et ne s'encombrait pas de stupides conventions sociales. À la lumière de la lune, sa peau blanche paraissait presque translucide. La robe noire montait jusqu'au cou, mais il gardait en esprit le souvenir de ses seins bombés. — Parfois, il est plus sage de ne pas chercher de réponses aux questions. Elle se tourna vers lui, apparemment inconsciente de son désir de la séduire. — Vous ne croyez pas vous-même à ce que vous dites. Du moins, vous ne suivriez pas ce conseil. J'ai vu votre expression lorsque nous avons parlé des références à votre père que contient le manuscrit. Vous ne voulez pas que ces Mémoires soient publiés, mais vous voulez savoir si ce qui est écrit est vrai. Son attitude et ses paroles contenaient un nouveau défi. Il décida de ne pas le relever ce soir, mais de s'occuper de celui qui restait en suspens entre eux. — Vous avez des sujets bien graves en tête, mademoiselle Blair. Pardonnez-moi, mais je préfère reporter cette discussion à plus tard. Quand la nuit, le clair de lune et votre beauté ne me tourneront plus la tête. Interdite, elle le regarda sans un mot. Un éclair d'appréhension passa dans ses yeux bleus, et elle pivota vers la porte. — Je vous laisse donc à vos pensées, quelles qu'elles soient. Il la retint par le bras. — Non, pas cette fois, Phaedra. Il l'attira vers lui, cueillit son visage entre ses paumes, et embrassa les lèvres qui le narguaient depuis des jours. Que faisait-il... comment osait-il... ? Son baiser balaya le choc qu'elle éprouva lorsqu'il la prit dans ses bras. Un autre choc la submergea quand son propre cœur bondit de plaisir. Son baiser était ferme, dur, déterminé. Il contenait tous les avertissements qu'il avait lancés la veille. Je veux vous entendre me supplier. le danger vous excite. Et c'était vrai, elle était excitée. Sa force, ses manières dominatrices la faisaient frissonner d'anticipation. Une petite partie d'elle-même était prête à supplier pour qu'il aille plus loin, qu'il ne s'arrête pas. Son esprit était en ébullition. Des pensées surgirent et se succédèrent à toute allure. Il n'avait même pas demandé la permission. Croyait-il que... Des baisers répandus au creux de son cou lui firent tout oublier. Une brume sensuelle l'enveloppa.

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C'était une erreur. Mais, oh... La chaleur de sa bouche la pénétra et elle frémit délicieusement. Ses seins se gonflèrent, se pressèrent contre lui. Le contact l'étourdit, et d'instinct elle se plaqua plus étroitement contre son torse. Il l'embrassa de nouveau, mais avec plus de douceur. Il se fit plus léger, quoique toujours exigeant, visiblement certain qu'elle lui accorderait tout ce qu'il demandait. La façon dont il prenait ce qu'il voulait l'excitait encore davantage, alors qu'elle aurait dû se rebeller. Elle voyait le danger, mais ne pouvait plus s'arrêter car c'était trop enivrant. Son corps s'abandonnait malgré elle, son esprit ne voulait plus obéir. Une caresse... Ses mains glissèrent avec assurance le long de son dos, sur ses hanches et sur la rondeur de ses fesses, prenant possession de son corps comme si elle ne portait aucun vêtement, la faisant trembler d'impatience. Il captura sa bouche, glissa la langue dans sa chaleur. Des frissons se répandirent au cœur même de sa féminité. Alors, ses mains viriles se firent plus audacieuses. Peu lui importait de capituler, de céder du terrain qu'elle ne regagnerait jamais. Son corps était enflammé, vibrant, rendant impossible toute réflexion sensée. Je veux vous entendre me supplier. Oh oui... oui. Déjà, ses seins étaient si sensibles qu'elle avait l'impression de devenir folle. Comme s'il devinait ses pensées, il fit remonter les mains sur son ventre, et la caressa entre les seins. Éperdue de désir, elle lui rendit son baiser, l'appelant désespérément. Il fit lentement glisser le creux de sa main sur la rondeur d'un sein. Un intense frémissement de plaisir la traversa. Il plaqua son autre main dans son dos, a maintenant fermement contre lui, puis commença de défaire les agrafes qui fermaient sa robe. Il ne fallait pas... Cela ne devait pas... Un baiser ardent repoussa les objections qui se formaient dans sa tête. Des caresses sur ses mamelons tendus finirent de lui faire perdre la raison. Il s écarta d'un pas, et leurs corps se séparèrent. Il ne lui laissa pas le temps de se ressaisir, ni de rassembler ses idées éparpillées. Il saisit le bord de sa robe et fit glisser le tulle noir. Elle n'avait jamais été déshabillée par un homme. Jamais. Elle ne l'aurait pas permis. Mais ce geste l'enchanta. La paralysa. Le tissu glissant lentement sur sa peau était la plus érotique des caresses. Elle demeura figée, les yeux fixés sur son visage nimbé d'une lumière pâle, qui exprimait un désir infini. Les manches glissèrent le long de ses bras, et le corsage tomba à sa taille. Il posa les doigts sur les manches de sa chemise. Elle retint son souffle. Ses seins se tendirent. Mais une fois de plus, il la surprit. Au lieu de la caresse délicate à laquelle elle s'attendait, il tira violemment la chemise sur ses bras. Ce n'était pas un geste impatient, ni même passionné. C'était un geste qui affirmait simplement les droits du conquérant. Une vague tentative de rébellion se forma dans sa tête, mais elle fut submergée par le flot de plaisir qui déferlait. Elle fut si fascinée par le regard qu'il laissa errer sur elle qu'elle ne songea même pas à libérer ses bras, toujours emprisonnés par la chemise. Ce n'est qu'un jeu, une danse de domination et de soumission, songea-t-elle. Cela ne signifie rien. En réalité, je ne céderai rien. Mais... Ses doigts la caressèrent, s'attardèrent. Elle regarda ses larges mains viriles glissant sur ses seins, provoquant habilement le désir. Une sorte d'égarement envahit son esprit, elle s'abandonna à la sensation qui enflait en elle. Le peu de contrôle sur elle-même qui lui restait ne tarda pas à vaciller. Elle voulait qu'il se brise. Elle voulait qu'Elliot vienne à bout de sa résistance, que rien ne s'interpose entre le plaisir et elle.

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Il l'enlaça, et déposa un sillon de baisers brûlants dans son cou et sur ses seins. Ses lèvres se posèrent sur un mamelon, le tourmentèrent sans relâche, faisant naître des picotements délicieux qui la firent gémir et soupirer. Elle voulut dégager un de ses bras pour le maintenir contre elle. — Non, marmonna-t-il. Reste comme ça. Emportée par un torrent de sensualité, elle fut tentée d'obéir. Le plaisir était trop exquis pour y mettre un terme. Son corps voulait être comblé, trouver la satisfaction totale. Il était impossible d'arrêter maintenant. Et pourtant... Dominant son délicieux abandon, elle recouvra un peu de bon sens. En dépit du plaisir si intense qu'il devenait presque douloureux, elle vit les liens qui la retenaient, l'assurance d'Elliot depuis qu'il l'avait embrassée. Et l'esclave rejeta ses chaînes. Déjà brisée par le regret et la frustration, elle retrouva un filet de voix. — Arrêtez, maintenant. Je veux que vous arrêtiez. Il se figea. Pendant quelques secondes terribles, il ne bougea plus. Puis il se redressa et la regarda. Il la ramena plus étroitement contre lui. De son autre main, il lui prit le visage, comme il l'avait fait pour l'embrasser. Ses doigts se pressèrent sur ses joues. — Et si je n'arrête pas ? Elle éprouvait un tel désir que ce n'était pas vraiment une menace. Mais il semblait si sûr de lui, si sûr qu'elle capitulerait sous ses caresses, qu'elle était trop faible pour lui résister, qu'elle reprit un peu courage et persista. — Vous allez le faire, dit-elle. — Vous comptez sur mon sens de l'honneur ? — Je compte sur votre orgueil. Une femme qu'on importune ne sera jamais totalement consentante. il relâcha son étreinte et recula. Toutefois, tout dans son attitude indiquait qu'il était prêt à recommencer. Elle ramena vivement son corsage sur elle, et gagna la porte de sa chambre. Son cœur battait à tout rompre, et son corps vibrait encore d'excitation. — La prochaine fois je n'arrêterai pas, Phaedra. Elle s'immobilisa sur le seuil. — Je ne pense pas qu'il y aura une prochaine fois. — Je pense que si. Elle agrippa le chambranle et referma doucement derrière elle, tout en lançant : — S'il y en a une, c'est moi qui l'aurai décidé. Avant même que vous m'embrassiez.

Sinon, je ne vous laisserai pas faire.

8

Il était toujours là. Elle aurait aimé ouvrir sa fenêtre pour laisser pénétrer la fraîcheur de la nuit, mais elle n'osait pas. Il risquait de mal interpréter son geste. Serait-il assez audacieux pour entrer de toute façon? Elle demeura assise sur son lit, les bras entourant ses genoux, partagée entre la crainte et l'espoir de voir la fenêtre s'ouvrir et Elliot apparaître. Elle était loin de se sentir aussi déterminée qu'elle avait voulu le lui faire croire. Le désir persistait, son corps était sensible au moindre souffle d'air. Elle n'aurait su dire à quel moment elle avait décidé de le repousser. Sa réaction avait été instinctive. Elle avait été poussée par une intuition. Je veux vous entendre me supplier.

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Il n'y avait pas d'amitié possible avec cet homme. Il voulait qu'elle soit faible et entichée de lui, afin de la manipuler à sa guise. Après tout, s'il l'avait cherchée à Naples, c'était pour une raison précise. Un véritable ami ne lui aurait pas demandé de censurer ces passages des Mémoires de son père. Mais un homme capable de séduire et de vaincre n'hésiterait pas à se servir du pouvoir que lui donnait la passion qu'il faisait naître chez une femme. Et tout cela était bien dommage, car elle avait vraiment envie de lui. Elle n'avait encore jamais désiré un homme de cette façon. Ce sentiment n'avait rien de confortable. Il ne lui donnait aucune impression de sécurité. Cela n'avait rien à voir avec l'attirance qu'elle avait éprouvée pour certains de ses amis. Il n'y avait pas de communion de l'esprit qui entraînait l'intimité dans d'autres domaines. Sa sensualité l'ensorcelait, provoquait le chaos et le mystère. Il le savait aussi. Il savait que sa seule présence suffisait à l'envoûter. Peu à peu, le désir qui l'enflammait s'apaisa. Elle ne ressentit plus que cette espèce de trouble constant, qui la tourmentait depuis des jours. Le silence finit par retomber sur la terrasse, et dans la chambre voisine. Elle se détendit et s'allongea sur le côté, les yeux fixés sur la porte-fenêtre. Était-ce cela qui était arrivé à Artémis ? Après des années d'une paisible amitié avec Richard Drury, avait-elle rencontré un autre homme qui n'agissait pas selon les mêmes lois qu'elle ? Elle avait eu un tel choc en apprenant que sa mère avait été infidèle à son père ! Le fait de croire à l'amour libre ne signifiait pas qu'on renonçait pour autant à un amour parfait, qui pouvait durer toute la vie. Quand elle était jeune fille, elle était parvenue à la conclusion que les deux choses allaient ensemble, que le fait d'être libre vous permettait de mieux reconnaître l'âme sœur lorsqu'elle se présentait. Elle revit sa mère en pensée. Belle, vive, sûre d'elle. Plus confiante toutefois que ne le serait jamais sa fille. Avec aussi moins d'esprit pratique que Phaedra. Au fil des ans, Artémis s'était entourée d'une foule de gens qui acceptaient la façon dont elle vivait. Ses amis comprenaient ce que Richard représentait pour elle, la place qu'il occupait dans son univers. Tard dans sa vie, un homme avait débarqué, déterminé à écarter la foule qui l'entourait, à abattre les remparts qui la protégeaient. Elle s'était peut-être retrouvée sans défense, car elle n'était pas habituée à affronter des hommes de cette trempe. Comme sa fille un instant plus tôt, sur la terrasse. Phaedra serra son oreiller contre sa poitrine. Elle commençait à comprendre ce qui était arrivé à sa mère. Un séducteur avait réussi à débusquer l'instinct primitif qui subsiste dans l'âme de toutes les femmes Il l'avait conquise. Il l'avait manipulée, affaiblie, et finalement il l'avait trahie. Artémis n'avait pas eu la moindre chance de lui échapper. La garce. En proie à une frustration intense, Elliot accumula une série d'insultes, tout en finissant son petit déjeuner sous la galerie. Étant donné l'enfer qu'il avait vécu pendant la nuit à cause de Phaedra, il ne se sentait vraiment pas l'âme d'un gentleman. Il éprouva une certaine satisfaction en songeant à la nuit inconfortable qu'elle avait dû passer dans cette chambre étouffante, fenêtres fermées, alors qu'il avait eu la brise nocturne pour le rafraîchir. Mais chaque fois qu'il avait jeté un coup d'œil vers la porte-fenêtre, il avait eu l'espoir de voir celle-ci s'ouvrir et Phaedra se précipiter dans ses bras.

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Naturellement, la porte était restée close. Cette satanée Phaedra Blair, indépendante, maîtresse d'elle-même, n'était pas près de lui accorder une telle victoire. Cette porte avait fini par devenir le symbole de son refus. Une sorte d'accusation muette. « Vous avez osé tenter de me séduire, au lieu de m'implorer? Vous avez voulu devenir mon maître ? » Il se resservit un peu de café. Ses gémissements de plaisir résonnaient encore dans sa tête. Il croyait sentir son étreinte, ses baisers passionnés. Ce souvenir raviva son désir. Il avait trouvé cela incroyablement délicieux. Où diable avait-elle trouvé assez de bon sens pour articuler un mot ? La force d'interrompre le torrent qui les emportait ? Un infime bruissement de soie brisa le silence de la loggia. Il n'eut pas besoin de se retourner pour savoir qui venait d'apparaître. Il parvint à contenir les vestiges de sa colère. Toutefois, alors même qu'il la saluait, des mots rageurs lui traversèrent l'esprit. La prochaine fois vous ne me repousserez pas, car vous ne le voulez pas vraiment... Son attitude calme la mit à l'aise, et elle se détendit visiblement. Elle s'assit, et il lui servit du café qu'elle avala à petites gorgées. — Je vous remercie de vous montrer aussi poli. Il n'en croyait pas ses oreilles ! Elle osait aborder le sujet ! Il s'accouda à la table et posa le menton dans sa main. Des images très sensuelles, et pas polies du tout, se formèrent dans son esprit. — À quoi faites-vous allusion ? Au fait que je vous aie laissée regagner votre chambre hier soir, ou que je vous aie servi le café ce matin ? Un domestique apparut, avec un plat d'œufs au bacon. Matthias avait beau vivre à Positano, il servait un vrai petit déjeuner anglais à ses invités. Phaedra fit lentement glisser les œufs dans son assiette. Cette action sembla l'absorber complètement pendant quelques secondes. — Aux deux, je suppose. — Eh bien, hier soir, dans la même situation, Marsilio et Pietro auraient peut-être créé un petit scandale et réveillé toute la maisonnée. Un vrai gentleman, lui, apprend à souffrir en silence. Phaedra fit la moue. Sans cesser de fixer son assiette, elle rompit un petit pain au lait. — Je suis désolée de vous avoir fait souffrir, ce n'était pas mon intention. Comme vous êtes un gentleman, je ne devrais sans doute plus en parler. — Ce serait plus sage, en effet. Elle se mit à manger lentement. Il aurait dû partir, mais bien sûr il n'y arrivait pas. Elle posa sa fourchette et s'essuya délicatement la bouche avec sa serviette. — Lord Elliot, si notre séjour ici doit se prolonger, il faut que nous parvenions à un accord pour ce balcon. Elle était incroyable. Stupéfiante. Elle devait savoir qu'il était tenaillé par l'envie de la hisser sur son épaule et de l'emmener dans les bois tout proches, finir ce qu'ils avaient commencé. Et pourtant elle était là, négociant Dieu sait quoi, alors que cette longue nuit de souffrance ne le disposait pas du tout au compromis. — Comment cela, mademoiselle Blair? — Puisque nous partageons ce balcon, il n'est pas juste que je ne puisse pas l'utiliser. Ou bien que le fait que j'y mette le pied vous laisse croire des choses qui n'existent pas. — Je vous promets que je ne tirerai pas de conclusions du fait que vous veniez me retrouver sur le balcon au milieu de la nuit. Elle sembla réfléchir, vit la faille contenue dans cette promesse, et reprit :

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— Pouvons-nous au moins nous mettre d'accord sur le point que je dois pouvoir laisser ma porte ouverte, sans craindre de vous voir entrer dans ma chambre ? — Non. — Je vois. J'ai jugé votre caractère avec trop d'optimisme. — Sur ce point, nous sommes d'accord. Je vous avais prévenue. — Lord Elliot, je... — J'insiste pour que vous m'appeliez simplement Elliot quand nous sommes en privé, Phaedra. Les manières informelles ne vous choquent pas, n'est-ce pas ? Vous ne vous encombrez pas de stupides conventions sociales. Et après tout, je vous ai embrassé les seins, et vous avez gémi de plaisir sous mes caresses. Elle le dévisagea, bouche bée. Pour la première fois de la matinée, il eut envie de sourire. Elle se retrancha derrière une attitude hautaine. — Je préférerais, autant que possible, que nous évitions de nous voir, Elliot. — Cela sera facile, ce matin. Greenwood et moi allons nous enfermer dans le bureau jusqu'à la mi-journée. — Je pense que je vais faire une longue promenade, annonça-t-elle en se levant. — Phaedra. Elle le regarda par-dessus son épaule. — Phaedra, je veux votre parole que vous ne tenterez pas de vous enfuir, et que vous serez là pour le dîner. Elle arqua un sourcil. — À cause de la promesse que vous avez faite à Sansoni ? — À cause de ça aussi. Il devina à son expression qu'elle avait deviné les autres raisons de sa requête. — Et si je refuse de promettre ? — Je peux vous attacher au lit encore une fois. Cela vous plairait ? Le visage de la jeune femme s'enflamma et elle se détourna rapidement. — J'ai votre parole ? — Oui, vous avez ma parole, bien que je trouve cela inutile et ridicule. Je ne saurais même pas comment faire pour quitter ce rocher, et encore moins pour me rendre à l'intérieur du pays. Elle s'éloigna la tête haute, les pans de sa robe noire flottant derrière elle. Phaedra regagna sa chambre et défit ses bagages. Comment avait-il deviné ses intentions ? Lord Elliot semblait lire dans ses pensées ! Elle posa de côté le sac vide. Après une nuit de réflexion sur l'effet que cet homme avait sur elle, elle avait décidé de préparer sa fuite. Elle courait un grave danger, à cause du désir physique qu'il lui inspirait. A l'aube, elle était arrivée à la conclusion que la seule solution possible était d'esquiver le défi qu'il lui lançait. Elle s'assit et enfila ses bottines, puis alla sur le balcon d'où elle contempla le village. Des voix lui parvinrent. Les autres invités étaient venus prendre leur petit déjeuner. Inspirant profondément, elle fit appel à la femme forte que sa mère lui avait appris à être. Fuir aurait été lâche. Elle était venue dans ce pays pour trouver des réponses aux questions qu'elle se posait, et certaines de ces réponses étaient peut-être dans cette maison. Il était plus raisonnable de rester, et de vérifier les soupçons qui commençaient à poindre dans son esprit. Quand Phaedra retourna sous la galerie, Matthias Greenwood s'était enfermé avec lord Elliot dans son studio. Cependant, Randall Whitmarsh se trouvait toujours à table avec son épouse. Phaedra s'assit avec eux, en espérant que Mme Whitmarsh ne tarderait pas trop à se retirer. Sa conversation avec Matthias s'était si bien déroulée la

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veille, qu'elle avait hâte de découvrir si M. Whitmarsh pouvait lui donner des informations supplémentaires. Malheureusement, il quitta la table le premier, pour aller faire sa promenade matinale. — Vous étiez très jolie hier soir, déclara Mme Whitmarsh. — Merci. — C'est à se demander pourquoi... Elle n'en dit pas plus, et son regard glissa sur l'austère robe noire de Phaedra. Cette dernière ne prit pas la peine de donner des explications. Mme Whitmarsh ne pourrait jamais comprendre le mélange de sens pratique et d'entêtement qui était à l'origine de son excentricité vestimentaire. — Je veux dire... votre mère ne manifestait pas ses idées par des symboles aussi voyants. Ces mots aiguisèrent aussitôt l'attention de Phaedra. — Vous la connaissiez ? — Avant que nous ayons élu domicile à Rome, mon mari participait souvent à ses dîners. Contrairement aux autres épouses, j'acceptais de l'accompagner. Votre mère le fascinait, et je préférais m'assurer qu'elle n'était pas fascinée par lui. Il était peu vraisemblable qu'Artémis ait été fascinée par M. Whitmarsh. Mais après tout, avant de lire les Mémoires de son père, elle n'aurait jamais cru qu'Artémis puisse s'intéresser à un autre homme que Richard Drury. — Avez-vous réussi à empêcher une liaison entre eux ? Ou bien ma mère a-t-elle finalement accordé ses faveurs à votre mari ? Mme Whitmarsh ne fut nullement déstabilisée par cette question audacieuse. — Je pense avoir réussi, répliqua-t-elle. Mais bien sûr, pendant très longtemps elle n'a eu d'yeux que pour M. Drury. — Vous voulez dire qu'elle a fini par s'intéresser à un autre homme ? N'hésitez pas à me parler franchement. Je suis sa fille, et je pense comme elle qu'il est ridicule de ne pas parler ouvertement de ce genre de choses. Mme Whitmarsh eut un léger haussement d'épaules. — Les derniers temps, on a pu remarquer une certaine froideur entre vos parents. Mon mari ne s'en est pas aperçu, mais moi oui. Beaucoup d'hommes la désiraient, voyez-vous. Pas pour 1 épouser, naturellement. Phaedra se hérissa en entendant le ton sentencieux sur lequel fut prononcée cette dernière phrase. Elle prit immédiatement la défense de sa mère. — Puisque vous n'avez pas constaté que ma mère accordait son affection à un autre homme, il se peut que cette froideur ait été simplement due au passage du temps, et à l'habitude qui finit par s'installer dans un couple. — Mademoiselle Blair, pendant des années, mon mari et moi avons dîné avec votre mère. D'ordinaire, M. Drury était présent. La familiarité et l'habitude auxquelles vous faites allusion étaient visibles dès le début. Personne n'a eu besoin de me dire qu'ils étaient amants, et que vous étiez la fille de M. Drury. La dernière année, cependant, celui-ci se faisait plus rare. Lorsqu'il était là, une certaine gêne s'installait. Vous me trouvez certainement peu futée, par rapport à vous, mais quand je perçois un malaise entre un homme et une femme, je me trompe rarement. En effet. Mme Whitmarsh, qui surveillait si prudemment son mari, était sûrement très fine dans ce domaine. — Qui donc était l'homme sur lequel ma mère avait reporté son affection ? — Vous cherchez à me mettre à l'épreuve ? Je dois donner un nom pour que vous consentiez à respecter mon opinion ?

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— C'est une question sincère. Je suis la fille d'Artémis, et je m'interroge sur les dernières années de sa vie. Mme Whitmarsh se radoucit. — Je l'ignore, dit-elle. Tout ce dont je suis sûre, ou du moins presque sûre, c'est que ce n'était pas mon mari. Pendant quelques mois, elle fut éblouissante. Comme si elle avait trouvé une nouvelle jeunesse. Et puis... — Et puis ? — On eut soudain l'impression qu'une lumière s'était éteinte. Lors de nos dernières visites, elle était devenue très mélancolique. Cette personne l'avait probablement déçue. Phaedra avait elle-même constaté cet état de mélancolie. Elle n'en avait pas compris la raison, mais la description de Mme Whitmarsh était juste : une lumière avait disparu. — Vous n'êtes pas la seule à penser qu'elle avait un amant, reprit Phaedra. On m'a même soufflé certains noms. M. Needly, par exemple. Et M. Thornton. — Needly ? Ce n'est pas impossible. Il n'était pas très différent de M. Drury. Un homme du même acabit. Ses connaissances sur l'art romain auraient été un point commun. Mais si vous voulez mon avis, ils ne s'entendaient pas vraiment bien. Cet homme pouvait être arrogant. Mme Whitmarsh s'anima. Elle aimait un peu trop les potins, au goût de Phaedra. — Quant à M. Thornton... il était un peu jeune pour elle. Un peu mystérieux, aussi. Mais il était souvent là. Difficile de ne pas le remarquer. Il était d'une beauté impressionnante, il avait de la présence, mais... — Mais ? — C'est difficile à expliquer. Il avait aussi quelque chose de... vague. Mon mari avait utilisé ce terme pour le décrire, et je crois qu'il est approprié. Phaedra emmagasina cette description dans son esprit. À son retour en Angleterre, il faudrait qu'elle recherche l'arrogant M. Needly, et le vague M. Thornton. Et aussi qu'elle demande aux amies intimes de sa mère si Artémis avait un penchant pour l'un de ces deux hommes. — J'aimais bien votre mère, ajouta Mme Whitmarsh. Je n'approuvais pas sa façon de vivre, et elle le savait. Cependant, elle acceptait mes idées. Elle était gracieuse, et n'aurait jamais laissé ses autres invités me battre froid. — Je suppose qu'elle était habituée aux idées qui sont les vôtres. Après tout, elles sont très répandues dans notre société. Quand elle sortait de chez elle, c'était elle qui devenait excentrique. Il est dommage que le monde n'ait pas été aussi tolérant qu'elle, et n'ait pas accepté sa compagnie comme elle acceptait la vôtre. Une rougeur révélatrice envahit le visage de Mme Whitmarsh. Il était clair que les Whitmarsh n'avaient jamais rendu les invitations à dîner. Artémis Blair ne faisait pas partie de leur cercle mondain et n'était pas admise dans leurs réceptions. Ces bavardages apparurent soudain à Phaedra comme une trahison. Ils étaient sans doute l'écho des commérages que Mme Whitmarsh échangeait avec ses vraies amies, dans des salons qui n'ouvraient jamais leurs portes aux bas-bleus qui défiaient les lois de la bonne société. Cela lui laissait aussi deviner quels genres de ragots couraient sur son propre compte. Elle savait que certaines femmes se moquaient d'elle, tout comme certains hommes se méprenaient sur sa conception de la liberté. Ces gens étaient plus faciles à ignorer lorsqu'on évitait leur compagnie. Elle avait espéré que Mme Whitmarsh pourrait lui livrer l'identité de l'homme qui avait usurpé la place de son père. Visiblement ce n'était pas le cas, mais ses remarques n'étaient pas inutiles.

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Phaedra se leva et s'excusa. Elle sortit de la loggia et s'approcha du sentier escarpé qui menait au village. Quand l'aube apparaissait, la ville de Positano appartenait aux femmes. Les hommes valides s'étaient embarqués sur leurs bateaux de pêche. Il lui fallut assez longtemps pour descendre dans le dédale serré des vieilles rues étroites. Celles-ci étaient difficiles d'accès, malgré les marches creusées dans la roche. Elle regretta de ne pas avoir pris son ombrelle pour s'en servir de canne, et aussi pour se protéger du soleil qui devenait brûlant. Les femmes et les enfants la dévisagèrent lorsqu'elle traversa le marché. Elle admira les citrons, les légumes, les étals de bouchers. Au coin de la rue, quelques hommes étaient assis sur des chaises, devant un café. Ils l'observèrent avec une curiosité mêlée de suspicion. Le plus jeune, un homme brun vêtu d'une élégante veste brune, avait appuyé sa canne contre sa chaise. Les autres, vieux et chenus, avaient dû subir les rigueurs de la pêche en mer pendant des années. Suivant le courant de la foule, elle découvrit les rues principales du village. Sa présence créa un petit événement, comme le jour où lord Elliot et elle étaient montés à la villa à dos d'âne. Des têtes apparurent aux fenêtres, les regards la suivirent. Elle déboucha sur une petite place, au pied de la colline. Une fontaine en forme de tête de lion avait été construite sur le flanc même de la falaise. Des femmes assises à l'ombre sur des bancs de pierre attendaient pour remplir leur cruche. Phaedra s'assit à côté d'elles pour se reposer et se rafraîchir. Des regards sombres se fixèrent sur elle. Une jeune femme chuchota quelques mots à l'oreille d'un garçonnet, et celui-ci s'enfuit le long d'un sentier. Les femmes s'attardèrent autour de la fontaine pour bavarder, tout en étudiant la nouvelle venue du coin de l'œil. Au bout de quelques minutes, une femme apparut dans le sentier. Sa longue jupe noire se balançait au rythme de ses pas, et elle était différente des autres villageoises. Pour commencer, elle était blonde. On apercevait ses cheveux dorés noués en chignon sur sa nuque, sous son chapeau de paille noire, et son teint était presque aussi clair que celui de Phaedra. Cette dernière se demanda s'il s'agissait d'une étrangère ayant choisi de vivre ici, comme Matthias. Mais quand la jeune femme s'approcha, elle comprit à ses yeux en amande et à la forme de son visage qu'elle était originaire de ce pays. Elle s'assit à côté de Phaedra et adressa quelques mots à ses amies. Phaedra essaya de comprendre ce qu'elle disait, mais les mots se succédaient à une allure trop rapide, et l'accent n'était pas le même qu'à Naples. La femme se tourna pour la dévisager. Les conversations ralentirent. — Anglaise ? Phaedra acquiesça d'un signe de tête. — Elles ont deviné, et ont envoyé Paolo me chercher. Je suis la seule femme à parler anglais ici, avec ma cousine Julia. Vous connaissez Julia, elle habite à la villa. Vous êtes veuve ? Elle parlait correctement, même si l'effort qu'elle faisait pour prononcer chaque mot était visible. — Non, je ne suis pas veuve. Le regard de la jeune femme s'attarda sur les longs cheveux de Phaedra. — Je m'en doutais. Ah, voilà signore Tarpetta, annonça-t-elle avec un sourire narquois. Ignorez-le. Il aime se comporter comme un padrone. Mais son autorité n'existe que dans sa tête.

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L'homme s'avança en boitillant, appuyé sur sa canne et gonflé d'importance. Deux des hommes les plus âgés qui étaient assis au bout de la rue se levèrent en même temps que lui pour l'escorter. Ils s'arrêtèrent de l'autre côté de la place. — Je m'appelle Carmelita Messina, continua la jolie jeune femme. Je ne suis pas veuve non plus, bien que mes vêtements noirs puissent vous induire en erreur. — Mon nom est Phaedra Blair. Je suis heureuse de rencontrer quelqu'un d'ici qui parle si bien l'anglais. J'ai essayé d'apprendre votre langue, mais... Carmelita balaya ses explications d'un geste de la main. — J'ai appris l'anglais à Naples, où j'ai vécu plusieurs années, avec Julia et son mari. Carmelita désigna du menton le signore Tarpetta, qui ne les quittait pas des yeux. — Il n'aime pas que les gens de la villa descendent ici. Il craint que les personnes comme vous ne corrompent son petit royaume. — Viennent-ils souvent au village ? — Pour les occupants de la villa, nous ne sommes que des paysans, nous faisons partie du décor. — Le signore Greenwood ne se mêle pas à la vie du village ? — Parfois. Il venait fréquemment l'année dernière. Un jour, quand il est reparti, il a emmené Julia avec lui. Elle jeta à Tarpetta un regard de mépris. — Celui-là espérait l'épouser. Il fait mine de la mépriser à présent, mais tout le monde sait qu'elle n'aurait qu'à claquer des doigts pour le faire ramper à ses pieds. Un petit groupe s'était formé autour d'elles, et l'une des jeunes femmes gloussa. — Je porte le deuil pour les carbonari qui sont morts lorsque le roi a écrasé la République, poursuivit Carmelita. Et vous, pourquoi êtes-vous en deuil? — J'ai perdu mon père, mais ce n'est pas pour cela que je suis en noir. Cette couleur est moins salissante. Carmelita traduisit pour les autres femmes, qui hochèrent la tête. — Vous n'attachez pas vos cheveux et ne portez pas de chapeau. On pourrait croire que vous êtes une puttana, mais je ne le pense pas, car celles qui accompagnent les visiteurs à la villa sont toujours très sophistiquées. Vous voulez peut-être simplement faire un pied de nez aux hommes comme Tarpetta ? — Peut-être, admit Phaedra en observant la baie, qui s'étendait au loin. M. Greenwood reçoit-il souvent des visiteurs ? — Oui, et certains reviennent régulièrement. Le signore Greenwood a beaucoup d'amis. Et l'argent qu'il dépense profite à certains villageois. — Comme la famille des garçons qui ont trouvé la petite statue de bronze ? — Je n'ai pas entendu parler de cette statue. Les familles doivent préférer garder le secret. Ainsi, s'il y a d'autres objets à trouver, ils seront pour eux. Il aime les antiquités, ce signore Greenwood. Carmelita décocha un nouveau regard aux hommes qui les observaient de loin. — J'espère que vous allez rester assise avec nous encore un moment, car cela ne leur plaît pas. Parlez-nous de votre vie en Angleterre, Phaedra Blair. Les autres femmes ne ramènent pas l'eau à la maison, car elles espèrent entendre une histoire ou deux. Elle traduisit tout ce que disait Phaedra, et les femmes se mirent à rire en l'écoutant. Une jeune fille qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ans s'approcha, tendit timidement la main et caressa les cheveux cuivrés de Phaedra. Aussitôt, un des deux vieillards qui se tenaient de l'autre côté de la place se mit à hurler et s'avança, faisant signe à la fille de venir vers lui. Elle se hâta d'obéir, la tête baissée, les yeux emplis de crainte. L'homme lui prit le bras et la poussa brutalement devant lui, sur le sentier.

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— C'est le père de son mari, expliqua Carmelita. Il va raconter à la famille qu'elle a voulu parler à la maîtresse d'un des visiteurs étrangers. Phaedra n'imaginait que trop bien ce qui arriverait à la jeune femme quand son mari apprendrait cette histoire. L'expression de terreur qui apparut dans les yeux des autres femmes l'attrista. — Je ne veux pas vous causer d'ennuis, dit-elle en se levant. Carmelita la retint d'une main ferme. — Les changements ne vont pas sans problèmes. Ces femmes ne connaissent rien en dehors du village, et mes histoires sur la vie à Naples commencent à s'user. Parlez-nous de votre Angleterre. Et expliquez-nous comment vous pouvez vous promener dans un pays étranger en vêtements de deuil, comme si aucun homme au monde ne vous faisait peur. Phaedra demeura une heure assise près de la fontaine avec ces femmes. Elle leur raconta sa vie libre et solitaire, à Londres. Au fur et à mesure que le temps passait, le torrent de mots étrangers prenait un sens. Elle comprit même plusieurs questions avant que Carmelita les ait traduites. Le signore Tarpetta les surveillait toujours, de l'autre côté de la place. Quelqu'un lui apporta une chaise, pour soulager sa jambe blessée. Les femmes se moquaient totalement de sa présence. Il s'imaginait peut-être être le padrone, mais de toute évidence elles avaient choisi leur camp. Elles étaient du côté de Carmelita Messina. Elles finirent par quitter la fontaine en emportant leur eau, et en bavardant avec excitation. — Leurs maris ne vont pas tarder à rentrer de la pêche. Il faut qu'elles préparent le repas, expliqua Carmelita. — Je vous remercie d'être venue, dit Phaedra en se levant. Cela m'a permis de faire leur connaissance. Je vais marcher jusqu'à la tour, avant de rentrer à la villa. — Je vous accompagne, car vous ne trouverez pas le chemin facilement. Si Tarpetta nous suit, faites comme si vous ne le voyiez pas. Il serait idiot de faire ça, avec sa jambe, mais ces hommes sont d'une incroyable stupidité. Tarpetta leur en donna la preuve un moment plus tard. Phaedra pensait qu'il avait renoncé à leur emboîter le pas, mais quand elles eurent atteint le promontoire, elle l'aperçut boitillant le long de la jetée, afin de ne pas les perdre de vue. — Comment s'est-il blessé ? demanda-t-elle. Carmelita franchit la lourde porte de la tour. — Il faisait partie des soldats qui sont venus chercher le mari de Julia, dans notre maison de Naples. Il nous a trahis. Nous nous sommes défendus, mais l'issue était sans espoir. Je l'ai frappé avec une poêle en fonte, là. Elle montra son genou, et ajouta en soupirant : — Je regrette de ne pas avoir visé la tête. — Et maintenant, il vous suit partout ? — C'est vous qu'il suit, pas moi. Mais il me déteste, car c'est moi qui me suis arrangée pour que le signore Greenwood fasse la connaissance de Julia. Après que son mari a été exécuté, et la République anéantie, elle s'est retrouvée sans rien. — S'il est jaloux, il devrait s'en prendre à Greenwood, pas à vous. Carmelita la précéda dans l'escalier de pierre en colimaçon. — Il n'ose pas s'en prendre à Greenwood. Car il profite de son argent, comme les autres. Le sommet de la tour débouchait sur une grande pièce carrée. D'étroites fenêtres perçaient les murailles. L'une d'elles donnait sur la mer, et l'autre sur les collines.

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— D'ici, ils surveillaient la mer afin d'apercevoir les bateaux arabes ou les pirates qui pouvaient attaquer le port, expliqua Carmelita. Et du côté est, ils s'assuraient qu'aucune armée n'avait envahi la colline, je suppose. Phaedra regarda par la fenêtre qui donnait à l'ouest. La mer s'étendait à l'infini, et des kilomètres de côte étaient visibles des deux côtés du village. Elle se retourna vers l'est. Le soleil se trouvait à l'aplomb du sommet de la colline. Il n'y avait pas grand-chose à explorer dans cette salle. Les murs de pierre s'élevaient en s'incurvant pour former une voûte, un peu comme dans les vieilles églises de style normand. Mis à part une couverture étendue sur le sol, la pièce était vide et dune propreté étonnante. Carmelita poussa la couverture du pied, révélant un tas de paille sous la laine. — Les amoureux se retrouvent ici, dit-elle. À toutes les époques, cette tour a eu des visiteurs la nuit. Quand les deux jeunes femmes ressortirent, la silhouette raide et figée de Tarpetta était toujours visible, sur la jetée. — Comment fait-il, pour s'enrichir grâce à M. Greenwood? — Je ne sais pas. Il vit bien, et pourtant, en dehors d'une pension de l'armée, il n'a aucun revenu. Ils se connaissent. Cela se voit à la façon dont ils se regardent quand ils se croisent par hasard. Greenwood le paie peut-être pour qu'il nous empêche de parler à ses invités importants, ou tout simplement pour qu'il ne cherche pas à s'approcher de Julia. Avec un haussement d'épaules, elle déclara : — Et maintenant, essayons de vous trouver un âne pour remonter à la villa. Alors qu'elles descendaient du promontoire, lord Elliot apparut sur le quai. Aussitôt, Tarpetta et deux autres hommes lui désignèrent le sentier de la tour. Lord Elliot revint sur ses pas pour intercepter les deux jeunes femmes. — Qui est-ce ? s'enquit Carmelita. Un amoureux parti à votre recherche ? Phaedra sentit son visage s'enflammer. — Ce n'est pas mon amoureux. — Mais il aimerait bien le devenir, non ? s'exclama Carmelita en riant. Et il est tellement beau que vous êtes tentée. Mais regardez comme il a l'air sombre. Vous feriez mieux de vous tenir sur vos gardes, Phaedra Blair. Phaedra présenta sa nouvelle amie à lord Elliot. Il répondit assez aimablement, sans parvenir à cacher complètement sa contrariété. — Nous étions tous inquiets pour vous, mademoiselle Blair. Il n est pas prudent de vous aventurer seule dans le village, dit-il sur le ton de la réprimande. — Je ne vois pas ce qui pourrait m’arriver de mal. Lord Elliot se tourna vers Carmelita. — Je vous suis infiniment reconnaissant d'avoir offert votre aide et votre compagnie à Mlle Blair. — Je n'ai besoin ni de l'aide ni de la compagnie de personne, corrigea Phaedra. Mais je suis heureuse d'avoir une nouvelle amie, et j'espère vous revoir, Carmelita. Visiblement froissé, lord Elliot fit signe à deux jeunes garçons qui passaient avec des ânes. — Je vous laisse vous expliquer avec lui, murmura Carmelita. Si vous avez besoin

d'une poêle en fonte, faites-le-moi savoir.

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— Je vais écrire une lettre au directeur du site ce matin, annonça Matthias. En fait, les lettres que vous avez apportées d'Angleterre devraient suffire. Je suis peut-être vaniteux de penser que la mienne vous procurera plus rapidement un accès au site. — Vous connaissez le directeur personnellement, je serai donc enchanté d'avoir cette introduction. Elliot parvenait à fixer une partie de son attention sur les préparatifs de son voyage à Pompéi. L'autre partie ne quittait pas le balcon au-dessus de la galerie. La nuit dernière, Phaedra avait laissé sa fenêtre ouverte. Était-ce un défi ? Une preuve de son indifférence ? Une chose était certaine : ce n'était pas une invitation. Il avait fumé un cigare sur ce balcon, pendant la nuit, le regard rivé sur les ténèbres qui s'étendaient au-delà des volets ouverts, incapable de repousser la vague de désir que cette proximité faisait surgir. Les seuls bruits qu'il avait perçus étaient les soupirs étouffés d'une femme profondément endormie. Il avait fini par se retirer dans sa propre chambre, où il avait enfin plongé dans un sommeil réparateur dont il n'avait émergé que longtemps après les premières lueurs de l'aube. C'est alors qu'il avait découvert la disparition de Phaedra. Elle avait encore quitté la villa, alors qu'il lui avait recommandé de ne plus le faire. Après l'avoir cherchée durant plusieurs heures la veille, il avait décidé d'établir quelques règles. Qu'elle avait transgressées sans perdre de temps. — Si vous voulez, Mlle Blair peut demeurer ici pendant votre voyage à Pompéi, dit Matthias avec une désinvolture un peu trop appuyée. Comme s'il comprenait ce qui perturbait son ancien élève. — Elle tient beaucoup à se rendre aussi sur le site. — Elle n'a pas besoin de vous pour le faire. Il est évident que sa présence vous agace. Je pourrais l'accompagner, afin de vous éviter ce souci. Quant à cet accord avec Sansoni, il ne verrait sûrement aucun inconvénient à me déléguer votre autorité, si par hasard il venait à apprendre que je vous ai remplacé. — Je n'en suis pas sûr. Je lui ai donné ma parole, et je suis condamné à la respecter. En fait, la parole donnée à Sansoni n'avait pas grand-chose à voir dans son refus. Sa décision n'était pas affectée non plus par le besoin de contrôler les projets de Phaedra au sujet de la publication des Mémoires. Du moins, pas directement. — Puisque vous tenez à la garder auprès de vous, permettez-moi de vous indiquer quelques auberges convenables pour une dame. Quand Matthias eut épuisé son chapelet de recommandations, l'attention d'Elliot se porta sur la colline. Whitmarsh remontait du village, essoufflé par l'ascension. — Trop dur, même pour vous, n'est-ce pas, Whitmarsh ? Je comprends pourquoi vous revenez si tard de votre promenade. Whitmarsh se pencha en avant pour reprendre sa respiration, et fit un signe de dénégation. — Problèmes... au village... la tour... bredouilla-t-il. Elliot et Matthias allèrent à sa rencontre et jetèrent un coup d'œil vers le village, où régnait une intense activité. Elliot porta son regard vers la tour. Un groupe de villageois était massé sur le sentier. Whitmarsh inspira profondément et parvint à se ressaisir. — Vous avez couru ? s'enquit Matthias. Pourquoi ? Whitmarsh désigna la tour d'un geste.

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— Mlle Blair se trouve dans la tour. Ils veulent l'arrêter. Cette femme allait finir par le tuer. Elliot courut à sa chambre, pour prendre son pistolet. Lorsqu'il ressortit, il vit Whitmarsh qui vérifiait son arme. — Je me demande ce qu'elle a fait, marmonna Matthias tandis qu'ils descendaient sur le chemin. Elliot n'avait pas trop de mal à l'imaginer. — Si j'ai bien compris, ils la prennent pour une sorcière, ou quelque chose comme ça, dit Whitmarsh d'une voix saccadée. Il ne s'était pas encore remis de son ascension, et la descente n'était pas aisée. — Diable, murmura Elliot. — Notre devoir est de la protéger, messieurs, déclara Matthias, solennel. Avec ce Sansoni qui cherche les ennuis, et les notions primitives que ces gens ont de la religion et de la justice, s'ils se saisissent d'elle, Dieu sait ce qui peut se passer. Elliot poussa un soupir. Si Phaedra n'avait pas été aussi entêtée, et si elle était restée sagement à la villa, ils ne s'apprêteraient pas à affronter tous ces ennuis. Cependant, sa colère ne parvenait pas à lui faire oublier l'anxiété qui pesait comme du plomb dans sa poitrine. Ils n'étaient pas à Londres, mais dans un village isolé, en pays étranger. Les vêtements et le comportement de Phaedra jouaient contre elle. Dans ces contrées, une accusation de sorcellerie n avait rien de comique. La jeune femme courait un réel danger. Ils atteignirent le village et traversèrent la petite place, devant l'église Santa Maria. Des chariots fraîchement peints et décorés attendaient pour la procession du lendemain, en l'honneur de san Giovanni ou saint Jean. Matthias les précéda le long de la baie. Un groupe d'hommes bloquait le chemin du promontoire. Il n'y avait pas que des vieillards et des infirmes parmi eux. Quelques pêcheurs avaient décidé de ne pas aller jeter leurs filets ce matin-là. Les hommes étaient agités. Des jurons fusaient, les yeux lançaient des éclairs, les mains s'agitaient. Un homme bien habillé se tenait au milieu du groupe. Appuyé sur une lourde canne, il haranguait la petite foule. Matthias pencha la tête, écoutant pour glaner des informations. — On l'a aperçue à l'aube derrière cette fenêtre, murmura-t-il. En train de prier le soleil levant, ou quelque chose comme ça. Tarpetta, le type qui boite, l'a vue sur la place hier, qui essayait de corrompre les femmes du village. Si je comprends bien, il l'accuse de sorcellerie, de prostitution et d'hérésie. — D'hérésie ? répéta Whitmarsh. — Avançons-nous, décida Elliot. Whitmarsh, il vaut mieux cacher nos armes pour le moment. Avec une assurance militaire, ils fendirent la foule. Leur arrivée ne fit rien pour calmer les esprits. La scène qu'ils découvrirent sur le promontoire semblait tout droit sortie d'un opéra. Les hommes étaient restés massés à la sortie du village, car le chemin de la tour était bloqué par un groupe de femmes. Celles-ci étaient tout aussi agitées, prêtes à se lancer dans une bagarre générale. Elles avaient toutes ôté leurs foulards noirs, et leurs cheveux flottaient librement sur leurs épaules. Carmelita se tenait à l'arrière. Ses cheveux répandus en une masse blonde, sa robe noire flottant autour d'elle, elle ressemblait à une prêtresse de l'Antiquité. Elle tenait une large poêle en fonte à la main, qu'elle brandissait de temps à autre en direction de Tarpetta. Celui-ci ne semblait pas prendre la menace à la légère.

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Un homme isolé se tenait à mi-chemin entre les deux groupes. C'était le prêtre du village, un bras tendu de chaque côté, comme si lui seul parvenait à empêcher l'affrontement entre les hommes et les femmes. — La scène est très pittoresque, commenta Whitmarsh. Malheureusement, elle était aussi potentiellement dangereuse. Elliot lança un coup d'œil à la tour. Au même moment, Phaedra regarda par la fenêtre, et le vit. Il tenta de la rassurer d'un regard. — Voyons si nous pouvons régler cette affaire paisiblement, Greenwood, dit-il. Il s'avança courageusement entre les factions et s'approcha du prêtre. Greenwood se lança dans une discussion avec le padre. Les nouvelles n'étaient pas encourageantes. — L'accusation de sorcellerie est basée sur le rituel avec le soleil. Nous sommes en plein solstice, à un ou deux jours près, expliqua Matthias. L'accusation de prostitution ne tient sur rien de précis. Son apparence, sa présence seule au village, etc. Par malchance, le soutien qu'elle reçoit des femmes ne fait que conforter les hommes dans l'idée qu'elle a sur elles une influence corruptrice. Je suppose qu'il y a eu d'étranges conversations dans les chambres à coucher, hier soir. — Et l'hérésie ? s'enquit Elliot. — Mlle Blair a donné trop de détails pour expliquer cette affaire avec le soleil. Elle n'avait pas intérêt à faire une dissertation sur les points communs des diverses religions du monde. Elliot imagina ces explications compliquées traduites et transmises par Carmelita aux femmes du village, arrivant aux hommes déformées et privées de sens. Le plus étonnant était qu'elle soit accusée d'hérésie, et non pas simplement de folie. Le prêtre était un vieil homme au visage doux encadré de cheveux blancs. Le désordre qui régnait dans le village le plongeait dans une profonde détresse. Il parla à Matthias en joignant les mains, dans une attitude de prière. — Dites-lui que je n'abandonnerai pas Mlle Blair aux caprices de la foule, lança Elliot. — Il a raison sur un point, cependant. C'est que notre présence ne fait qu'enflammer les choses davantage, rétorqua Matthias. Les hommes estiment que nous usurpons leur pouvoir, et les femmes... les femmes ne pensent aucun bien des hommes en ce moment. De toute évidence, c'était exact. Les femmes les considéraient comme des ennemis. Les exclamations qu'elles lançaient étaient vraisemblablement des insultes. Et si Elliot parvenait à franchir leur groupe, Carmelita avec sa poêle en fonte l'attendait de pied ferme. Il prit Matthias à part. — Il faut que j'entre dans cette tour pour parler avec elle. — Il n'y a que deux moyens d'y accéder. Par ce chemin, ou par la mer. — Dans ce cas, ce sera la mer. Phaedra jeta prudemment un œil par la fenêtre. Dehors, le siège continuait. Chaque fois que les hommes semblaient perdre leur enthousiasme, le signore Tarpetta les encourageait à remonter à l'assaut. Elliot, M. Greenwood et M. Whitmarsh étaient partis. Ils pensaient sans doute que les choses se calmeraient d'elles-mêmes. Elle l'avait cru aussi en voyant le prêtre appeler les hommes à la raison. Mais de toute évidence, cette agitation n était pas seulement due à la présence d’une Anglaise bizarre dans la tour, ce matin à l'aube. D'autres éléments venaient nourrir le feu de la révolte, et elle craignait que les femmes ne paient chèrement leur rébellion dans les jours à venir.

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Elle espéra que Carmelita ne serait pas privée de sa liberté à cause du rôle qu'elle avait joué aujourd'hui. Elle admirait la belle femme blonde qui, armée de sa seule poêle en fonte, parvenait à faire trembler Tarpetta. Tout cela était arrivé par la faute de cet homme. Il l'avait vue traverser le village aux premières lueurs du jour. Il avait dû la suivre, et l'apercevoir à la fenêtre alors que le soleil apparaissait au-dessus de la colline. Le soleil était très haut dans le ciel à présent, mais la confrontation se poursuivait. Elle gagna la fenêtre ouest. Carmelita lui avait crié de se méfier, un peu plus tôt. Un bateau s'était aventuré vers la tour une heure auparavant, mais elle avait lancé des pierres par la fenêtre pour le dissuader d'avancer davantage. Un autre était en train d'approcher. Il ne venait pas du port de Positano, mais de l'ouest. Comme si des visiteurs avaient embarqué à Capri pour venir admirer la tour normande. Trois hommes se tenaient à l'avant, et les rameurs étaient des domestiques de la villa. Elliot, Whitmarsh et Greenwood étaient venus à son secours. Ils amenèrent l'embarcation aussi près que possible du pied de la tour. M. Whitmarsh fit un signe de la main, et Greenwood l'appela. Elliot grimaça un sourire. — Vous voyez ce que je voulais dire, Rothwell ? Si cette tour était accessible depuis la mer, sa construction aurait été inutile, déclara Greenwood. — En tout cas, c'est la journée idéale pour une promenade en bateau, fit observer Whitmarsh. Apparemment, personne n'a deviné ce que nous allions faire. La fenêtre paraît beaucoup plus haute, d'ici. Nous vous avons apporté des provisions, mademoiselle Blair, mais je ne crois pas que notre plan pour vous les faire parvenir fonctionnera. Une clameur s'éleva de l'autre côté de la tour. Phaedra courut regarder par l'autre fenêtre. Les hommes s'étaient approchés du prêtre, et les femmes s'étaient massées les unes contre les autres. Elle retourna à la fenêtre de l'ouest. Elliot tira une corde et un crochet du fond du bateau. — Reculez, mademoiselle Blair. Si j'arrive à lancer le crochet à l'intérieur, fixez-le le plus solidement possible. — Lord Elliot, je ne crois pas que vous parviendrez a... Il lui adressa un regard noir, qui la réduisit au silence. Elle alla se placer au fond de la pièce. Par trois fois, elle entendit le métal heurter la pierre, puis le crochet retomba dans l'eau. Il ne réussirait jamais. Mais soudain, le lourd crochet apparut devant la fenêtre. Il demeura suspendu dans l'air un moment, puis retomba à l'intérieur. Une de ses griffes resta accrochée à l'appui de la fenêtre. Phaedra le fixa fermement contre les pierres. Les trois hommes tirèrent sur la corde pour tester sa résistance, et lord Elliot prit pied sur l'étroit ruban de sable, au bas de la tour. Whitmarsh lui tendit deux gros paniers d'osier. — Envoyez-moi les provisions, dit-elle. Je n'ai rien mangé avant de partir ce matin, et je meurs de faim. — Vous ne vouliez pas faire attendre le dieu du Soleil, sans doute? ironisa Elliot. Quand j'étais enfant et que je désobéissais, on m'envoyait dans ma chambre et j'étais privé de souper. Vous méritez bien de rester un peu à jeun aujourd'hui. Elle tira sur la corde avec impatience. Le panier résista un instant, puis Elliot le laissa monter. Elle hissa le panier à l'intérieur, examina son contenu, et rejeta la corde. — C'est un festin ! s'écria-t-elle. Du vin, du jambon, du pain et des figues !

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— J'espère que ça vous plaira. Si les villageois parviennent à leurs fins, vous ne mangerez que des pâtes au lard durant les dix prochaines années. À supposer qu'ils ne vous pendent pas sur-le-champ. Je vous envoie un second panier, avec une couverture et quelques objets de toilette. Un rugissement se fit entendre de l'autre côté. Elliot leva la tête. — Que se passe-t-il ? Elle courut à l'autre fenêtre, et revint rapidement lui rapporter ce qu'elle avait vu. — Il va falloir que je me dépêche de manger. Le signore Tarpetta a ordonné au prêtre de livrer le passage aux hommes. — Remontez vite ce panier, et renvoyez-moi la corde. Elle obéit prestement, et retourna aussitôt vers la fenêtre est. Le prêtre avait disparu. Les hommes se tenaient nez à nez avec les femmes. Celles-ci commençaient de s'éparpiller. La déroute s'annonçait. Elle revint du côté ouest. — Les choses s'enveniment sur le promontoire ! annonça-t-elle aux trois hommes. — Ne perdez pas courage, chère dame, lança Whitmarsh. Greenwood a une certaine influence en ville, et Rothwell est armé. Vous n'avez rien à craindre. S'ils envisageaient d'entrer dans la mêlée, elle n'escomptait pas une victoire. Il était peu probable que les Anglais tirent dans la foule pour la sauver. Et de toute façon, ils n'étaient pas assez nombreux face à leurs adversaires. Elliot examina la paroi de la tour, l'étroite bande de sable sur le rivage, et les énormes rochers qui empêchaient les navires d'aborder. — Il y a bien quarante pieds jusqu'à la fenêtre. Je ne peux prendre le risque de vous voir tomber en descendant par là. Si l'eau était plus profonde... Tout en calculant et marmonnant, il saisit la corde à deux mains et se mit à grimper. — Holà, Rothwell ! Prenez garde de ne pas tomber vous-même ! cria Greenwood. Des hurlements s'élevèrent de l'autre côté de la tour. Phaedra sentit son sang se glacer. Elle n'alla pas voir ce qui se passait. Impossible de détourner les yeux d'Elliot, suspendu au-dessus de la mer, le visage crispé par l'effort. Elle se doutait que les femmes n'avaient pas le dessus, ce qui n'était pas encourageant pour elle. Elliot continua son ascension. Un bruit étrange leur parvint de l'escalier, comme une poêle en fonte s'abattant sur quelque chose de souple. Le bruit se répéta, et un homme hurla. — Ils sont entrés dans la tour, lord Elliot ! Je suppose que vous n'avez pas caché une arme dans les paniers ? — Pourquoi, vous sauriez vous en servir? demanda-t-il d'une voix étranglée. Il avait atteint la fenêtre. Ses doigts agrippèrent l'appui de pierre. Elle alla l'aider. — Je saurais, si j'en avais une, dit-elle en le tirant par les épaules. Il se cramponna à elle, et finit par basculer à l'intérieur. Il se redressa souplement, avec la grâce d'un félin, et sortit une arme de la poche intérieure de son veston. — Whitmarsh m'a régalé en chemin de ses histoires sur la justice, telle qu'elle est rendue dans les villages de ce pays. Nous serions fous de prendre à la légère le danger qui vous menace. Restez ici. N'essayez pas de me suivre. Si vous avez l'impression que les choses tournent mal, tentez votre chance avec cette corde et fuyez par la mer. Elliot ne s'engagea pas silencieusement dans l'escalier. Il descendit d'un pas lourd, qui traduisait son mécontentement. Les hommes se turent en l'entendant. Carmelita se tenait sur une marche, prête à abattre la poêle en fonte sur le premier qui tenterait de s'approcher. Quatre hommes l'entouraient, menaçants. Toutefois, quand Elliot apparut, leur attention se porta sur lui.

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La jeune femme lui lança un coup d'œil, et remarqua le pistolet. Il n'aurait su dire si elle était soulagée ou contrariée de le voir. Un autre pas, aussi lourd que le sien, mais inégal, résonna à l'extérieur. La silhouette du signore Tarpetta se dessina dans l'encadrement. Il vit également le pistolet, et se raidit dans une attitude militaire. — Vous n'avez pas à vous mêler de ça, gronda-t-il. — Mlle Blair est placée sous mon autorité, et sous ma protection. Tarpetta lui jeta un regard dédaigneux. — Vous ne savez pas vous faire obéir. Elliot ne put le contredire sur ce point. Toutefois, pointant son arme vers Tarpetta, il rétorqua : — Mais je sais la protéger. Dites aux hommes de rentrer chez eux. — Elle a enfreint nos lois. — C'est faux ! s'exclama Carmelita. Elle n'a enfreint que les lois établies par cet homme, qui se prend lui-même pour le roi ! — Vous ne voyez pas tous les désordres qu'elle provoque ? Elle a ensorcelé les femmes et pratiqué des rites païens. Ce sont des offenses que nous ne tolérons cas, à Positano. — Écoutez-le ! s'écria Carmelita avec un rire dur. Il parle de lui en disant « nous », comme un roi ! elliot n'était pas d'humeur à discuter. Il fit un geste avec le pistolet. — Sortez tous de cette tour. Mademoiselle Messina, traduisez ce que je dis, s'il vous plaît. Tarpetta recula à l'extérieur. Les hommes et Carmelita le suivirent. Elliot ferma la marche. Lorsqu'il fut sorti, un bruit furtif dans l'escalier attira son attention. Il se retourna et vit une mèche de cheveux roux disparaître dans l'escalier en colimaçon. Dehors, les femmes étaient parties. Il ne restait plus qu'une vingtaine d'hommes furieux. Son pistolet sembla les impressionner. Tandis qu'il leur parlait, et que Carmelita traduisait, le bateau contourna le promontoire et Greenwood prit pied sur le rivage. — Je suis lord Elliot Rothwell, frère du marquis d'Easterbrook. Des représentants du roi m'ont nommé responsable de Mlle Blair. Si l'un de vous lui fait du mal, il aura affaire à moi. Ce n'est ni une sorcière, ni une hérétique, ni une prostituée. Il n'existe aucune preuve pour soutenir ces accusations, et vous avez ma parole de gentleman que vos soupçons sont injustifiés. Carmelita se lança dans une longue traduction. À en juger par les bribes qu'il comprit, et aussi par l'expression des hommes, il déduisit qu'elle avait insisté sur les mots lord, marquis, et roi. Matthias arriva sur ces entrefaites. Tarpetta, conscient que sa troupe perdait de son enthousiasme, s'avança vers lui en boitillant. Les deux hommes échangèrent quelques mots à voix basse. Tarpetta s'éloigna. Les autres hommes se retirèrent avec leur chef. — J'ignore ce que vous lui avez dit, mais je vous remercie, Greenwood, déclara Elliot alors que Matthias approchait de la tour. — Ne vous méprenez pas, nous ne sommes pas victorieux. Ils vont envoyer des messagers à Naples pour demander conseil et réclamer l'aide de l'armée. Carmelita leva les bras d'un air exaspéré. — Les imbéciles ! Tarpetta prit le chemin du village, mais une dizaine d'hommes restèrent postés au bas du promontoire. — Que font-ils ? demanda Elliot.

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— Ils montent la garde. Votre pistolet les a dissuadés d'entrer dans la tour, mais ils ne laisseront pas Phaedra en sortir tant qu'ils n'auront pas reçu d'ordre de Naples. Je suppose qu'ils posteront aussi un bateau ou deux pour surveiller l'accès par la mer, cette nuit. Elliot ravala un juron. Le sanctuaire de Phaedra était devenu sa prison. — Nous les surveillerons, pour être sûres que la trêve n'est pas violée, annonça Carmelita. — Ne sacrifiez pas ces femmes dans le but d'abattre cet homme, répondit Elliot. Je vous remercie de votre aide, mais je ne veux pas que vos amies paient trop chèrement leur rébellion. Laissez-moi régler cette affaire. Carmelita Messina ne tint pas compte de ses mises en garde. — Nous monterons la garde. Certaines d'entre nous sont veuves, et ne vivent pas avec la peur constante d'être étranglées par leur mari. Je compte sur vous et sur l'influence du signore Greenwood pour mettre fin à cette mascarade avant le lever du jour. Elle s'éloigna, tout en ramenant ses cheveux sur sa nuque pour les nouer. — Elle a l'air de penser que l'affaire est entre vos mains, dit Elliot à Matthias. — Elle surestime mon influence. Toutefois, j'essaierai de raisonner Tarpetta quand il sera calmé. Bien que je le connaisse à peine. — Croyez-vous qu'il se laisserait graisser la patte ? Matthias sourit. — Combien seriez-vous prêt à payer pour elle ? Elliot accrocha son pistolet à sa ceinture, et regagna la tour. — À vrai dire, en ce moment, je serais plutôt tenté de payer pour être débarrassé

d'elle.

10

Par la fenêtre, Phaedra vit Elliot et Matthias en conciliabule. Elle n'entendit pas ce qu'ils disaient, mais elle comprit à la gravité de leur expression qu'ils formaient des plans. Un groupe d'hommes s'assit en cercle au bas du promontoire. Quatre autres montèrent dans un bateau de pêche et s'éloignèrent du rivage. Matthias s'éloigna. Peu après, un bruit de pas résonna dans l'escalier, et Elliot entra dans la pièce. Il semblait à la fois inquiet et contrarié. Elle fut flattée de constater qu'il était inquiet pour elle, et espéra que sa colère se dissiperait rapidement. — Vous êtes en sécurité pour le moment. Il déposa le pistolet dans un coin, sur le sol, afin d'éviter tout accident. Puis il sortit une outre d'un des paniers et la souleva au-dessus de sa tête, faisant couler un filet d'eau fraîche dans sa bouche. Phaedra sentit sa gorge se serrer. Elle n'avait rien bu depuis qu'elle s'était levée, aux premières lueurs du jour. Elliot remarqua son regard, et la rejoignit. — Renversez la tête en arrière. Elle obéit et ferma les yeux. L'eau fraîche étancha sa soif. Elle s'essuya les lèvres du revers de la main. — Je craignais que ces bonbonnes ne contiennent que du vin. — L'autre en contient. Mais si nous faisons très attention, celle-ci devrait durer assez longtemps. Assez longtemps ? Elle regarda une nouvelle fois par la fenêtre. — Je ne peux pas partir, n'est-ce pas ? Que se passe-t-il? Il lui expliqua que d'autres hommes étaient allés à Naples. L'ombre menaçante de Sansoni surgit dans sa mémoire, elle sentit le poids du danger qui pesait sur elle.

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Elliot contempla par la fenêtre le village blotti au bord de l'eau. Il parut se plonger dans une profonde réflexion. — Vous m'avez désobéi, dit-il, le front soucieux. Vous avez descendu l'escalier malgré mon interdiction. — Ils ne m'ont pas aperçue. Et comme vous étiez là pour me protéger... ce n'était pas très grave. — Vous avez désobéi aussi en venant dans cette tour. Je vous avais demandé de rester à la villa. — Je ne pensais pas que quelqu'un me verrait. — Mais vous vous êtes trompée. Tout ça pour accomplir un rite païen. Dans un pays comme celui-ci ! — Qui a parlé de rite ? Je ne priais pas le dieu du Soleil ! Tarpetta m'a seulement vue à la fenêtre, au lever du jour. Je ne levais pas les bras en signe d'adoration, j'avais mis une main en visière pour déterminer la position exacte du soleil par rapport à la fenêtre. — Je me moque de ce que vous faisiez. Vous avez été assez insouciante pour mettre en jeu votre sécurité et votre réputation. Le résultat, c'est une bataille rangée entre les hommes et les femmes de ce village, et finalement votre emprisonnement dans cette tour. Sa colère devenait plus palpable à chaque mot. — J'espère que vous n'aurez pas le toupet d'invoquer votre sacro-sainte indépendance. Je viens d'escalader un mur de douze mètres de haut, et j'ai menacé des hommes à qui je n'ai aucune raison d'en vouloir. Il n est pas dit que je ne serai pas obligé de tirer sur quelqu'un, et tout ça à cause de votre maudit entêtement. — J'ai tout simplement voulu visiter cette tour au lever du jour. Comment aurais-je pu prévoir tout ça ? s'exclama-t-elle avec un geste vers l'extérieur et les hommes rassemblés face à la tour. Si j'avais su que quelqu'un y trouverait à redire, je ne l'aurais pas fait. J'avoue que cela paraît stupide maintenant, mais sur le moment c'était très anodin. Ces mots semblèrent apaiser quelque peu sa colère. — Avez-vous vérifié ce pour quoi vous étiez venue ? Elle ne fut pas vraiment étonnée qu'il lui pose la question. — Oui, mais j'ai constaté que je m'étais trompée. Matthias avait raison, dit-elle en pointant le doigt vers la colline. Le soleil ne se lève pas directement au-dessus de ce sommet quand vous regardez par la fenêtre. Il apparaît sur la droite, un peu plus vers le sud. Elle se prépara à subir ses moqueries, ou sa fureur, à l'idée que sa petite expérience avait été la cause de tant de problèmes. Et tout ça pour rien, puisque sa théorie était fausse. Toutefois, elle fut surprise de l'entendre répondre : — Cela n'est pas exact. La date précise du solstice n'est pas déterminée, et des changements subtils surviennent au fil des ans en astronomie. Il y a cinq siècles, il se peut que le soleil se soit levé précisément au-dessus du sommet de cette colline le jour du solstice d'été. Elle le trouva très gentil d’étayer sa théorie au lieu de la traiter d'idiote, et se sentit obligée de lui présenter de vraies excuses. — Je ne voulais pas provoquer tous ces problèmes, et je suis désolée. Je comprends que vous soyez en colère. — Je le suis, Phaedra. Mais je suis surtout très inquiet pour vous. Tant que je ne vous aurai pas mise en sécurité, vous devrez faire ce que je dis. Surtout si je suis obligé de me servir de ce pistolet.

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Il alla vers la fenêtre de l'ouest. Comme il se rembrunissait, Phaedra le rejoignit. Trois hommes étaient assis dans un bateau de pêche ancré à une centaine de mètres de la tour. Le soleil entamait sa descente vers la mer, mais il ne ferait pas nuit avant plusieurs heures. — La prison est bien gardée, dit Elliot. Nous n'avons plus qu'à attendre, et espérer que Matthias parviendra à négocier votre libération avant que de mauvaises nouvelles n'arrivent de Naples. Malheureusement, Tarpetta semble faire la pluie et le beau temps ici, et Matthias ne le connaît pas bien. Phaedra s'agenouilla près des paniers et examina leur contenu. Elle disposa les bonbonnes, les fruits et les autres provisions contre le mur. — Carmelita pense qu'ils se connaissent mieux qu'ils ne veulent l'avouer. Accoudé au mur, Elliot la regarda vider les paniers. — Matthias n'a aucune raison de me mentir. Elle fut heureuse de découvrir une tasse de faïence sous les provisions. Elle n'avait pas envie de continuer à boire au goulot. — Vous connaissez bien Matthias ? s'enquit-elle. Elliot quitta la fenêtre baignée de soleil. Il s'assit, adossé au mur de pierre, et prit une figue dans le panier. — Je l'admirais beaucoup quand j'étais à l'université. Il m'a encouragé et m'a guidé dans mes recherches. L'intérêt qu'il me portait était flatteur, surtout qu'il n'était pas motivé par des raisons obscures ou inavouables, comme c'est le cas pour certains professeurs. Il mordit dans la figue, et désigna le panier. — Vous devriez manger quelque chose. Si nous devons nous enfuir à la nage, il ne faut pas que vous soyez trop faible. Elle prit du pain et un morceau de fromage. — Vous ne semblez plus l'admirer autant à présent, et il n'a pas l'attitude d'un professeur envers vous. — Eh bien, je ne suis plus étudiant, et j'ai moi-même écrit un livre. — Je voulais dire simplement que les liens qui vous rapprochaient autrefois paraissaient plus forts. Il ne sembla pas disposé à satisfaire sa curiosité. Il mangea la figue en prenant son temps, et elle se concentra sur son propre repas. — Mon père n'était pas un homme chaleureux. Il prononça ces mots d'un ton désinvolte, comme s'il n'y avait pas eu une pause de plusieurs minutes dans leur conversation. — Essayez d'imaginer un homme comme mon frère Hayden, mais dépourvu des qualités qui compensent l'aspect austère de Hayden. Quand j'étais enfant, j'étais heureux que son attention soit absorbée par mes frères, et qu'il m'ignore. Matthias Greenwood choisit, lui, de concentrer son attention sur moi. Nous avions les mêmes centres d'intérêt, il savait m'encourager et critiquer mon travail sans être blessant. Il y avait quelque chose de paternel dans son attitude, je suppose. Phaedra connaissait la réputation de l'ancien marquis d'Easterbrook. Il était sans doute le genre de père impossible à satisfaire, et probablement aussi dur et exigeant avec ses fils que dans tous les autres domaines. Toutefois, elle fut intriguée par l'émotion qu'elle décela dans le regard d'Elliot. Il prétendait que les Mémoires de Richard Drury contenaient des mensonges à propos du marquis disparu, mais il ne pouvait affirmer avec certitude qu'il s'agissait de mensonges. Et en ce moment, elle devina qu'il se demandait si son père avait pu faire tuer cet officier. Cette suspicion prendrait-elle plus de réalité, si les Mémoires étaient imprimés et publiés ?

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Certains scientifiques estimaient que le comportement criminel était héréditaire, comme les maladies. Apprendre qu'on avait hérité de la capacité à concevoir froidement un meurtre devait faire le même effet que de découvrir qu'il y avait des cas de folie dans sa famille. — Matthias Greenwood n'a pas d'enfant, dit-elle. Vous êtes son héritier intellectuellement. S'il avait quelque chose d'un père pour vous, vous aviez probablement l'attitude d'un fils. Elliot haussa les épaules. — Vous avez peut-être raison. Il se peut qu'il me voie ainsi, même si nos relations ont changé. Elle en était persuadée. Leur attitude lui rappelait l'amitié qu'on constatait parfois entre un père et son fils, lorsque celui-ci avait grandi et mûri. Matthias Greenwood était quelqu'un d'important pour Elliot. D'ailleurs, celui-ci était venu à Positano pour discuter de ses nouvelles recherches, même si l'étudiant avait désormais dépassé le maître dans son travail d'historien. Assis à même le sol, en train de manger ce frugal repas, ils étaient presque hors du monde. La description qu'il lui avait faite de son père avait créé une sorte d'intimité. Cela rappelait un peu à Phaedra les rapports qu'elle avait avec ses amis. — Pourquoi êtes-vous si curieuse au sujet de Greenwood, Phaedra ? — Il m'intéresse beaucoup. — Mais il est assez vieux pour être votre père. Il prononça ces mots avec une telle exaspération qu'elle faillit partir d'un éclat de rire, mais la contrariété que trahissaient ses yeux l'arrêta. Il était jaloux. C'était une réaction désespérément vieux jeu, un sentiment très présomptueux, mais elle trouva cela adorable. — Vous vous méprenez, Elliot. Il connaissait ma mère, et il a eu la gentillesse d'essayer d'apporter des réponses à certaines questions que je me pose. — Quelles questions ? — Il se peut que ma mère ait eu un amant pendant les dernières années de sa vie. Elliot fronça les sourcils. — Richard Drury... — Non. Il y a eu quelqu'un d'autre à la fin. — Et Matthias sait qui c'était? Il vivait à Cambridge à l'époque. Il se rendait bien à Londres quelquefois, mais... — C'est un homme perspicace. Il n'a pas eu l'air surpris quand j'ai insinué qu'il y avait peut-être eu un autre homme dans la vie de ma mère. Cet amant s'intéressait aussi aux antiquités, et Matthias m'a donné les noms de certains hommes possibles, dans le cercle de ma mère. Plusieurs de ses amis intimes ont tenté de me dissuader d'éclaircir cette affaire. Je pense qu'ils ne voulaient pas que l'image que le monde avait d'Artémis Blair soit changée. Mais Matthias a été honnête avec moi, et je lui en suis reconnaissante. Elliot parut à la fois curieux et sceptique. — Pourquoi cherchez-vous des noms, Phaedra ? Cet amant n'existait peut-être pas, puisque c'est ce que disent ses amis. — Je crois qu'il existait, à cause de quelque chose que mon père a écrit dans ses Mémoires. Et d'après lui, cet homme était malhonnête. Le regard d'Elliot s'assombrit. — Encore une allusion, sans citer de nom ? Encore une réputation qui pourrait être détruite sur la foi de commérages ? Il se leva d'un bond, fit quelques pas, contempla le mur de pierre, puis se retourna vers la jeune femme.

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— Vous feriez mieux de brûler ce manuscrit, ou de le laisser pourrir dans un coffre. — Cela épargnerait peut-être votre famille, mais pas le dernier amant de ma mère. — Non ? Et pourquoi ? Elle remit le fromage dans le panier. — Parce que, même si les Mémoires ne sont pas publiés, je m'occuperai de cet homme. À ma façon. Le visage d'elliot demeura tout aussi sombre, mais une lueur de curiosité apparut dans ses yeux. — Vous semblez calme, mais résolue. Qu'a bien pu écrire votre père, pour que vous vouliez à tout prix connaître l'identité de cet homme ? Elle se leva à son tour et épousseta sa jupe. — Il prétend que cet homme l'a séduite, puis trahie, et que ce comportement peu honorable fut la cause de sa mort. Je veux savoir si c'est la vérité. — C'est un peu ambigu. — Pas si ambigu que ça. Je ne crois pas être folle en pensant pouvoir identifier cet homme. Elle arpenta la large pièce, regarda autour d'elle. — Si nous devons passer du temps ici, il faut donner à cet endroit un aspect confortable. Elle retourna un panier et ajouta : — Ceci peut servir de tabouret, si vous enlevez l'anse. Elliot prit un des couteaux qui se trouvaient avec les vivres, posa le panier sur l'appui de la fenêtre, et se mit à scier l'osier. — Vous ne devriez pas accorder trop de foi à ce que votre père écrivait sur votre mère. Il avait été éconduit, et cela peut obscurcir le jugement d'un homme. Phaedra souleva la couverture étalée sur la paille et l'examina. Elle remarqua des crochets métalliques fixés dans la voûte de pierre, au-dessus d'eux. — Mon père savait ce qu'il pouvait obtenir de ma mère, et ce qui était impossible. Il n'a pas écrit cela sous le coup de l'amertume. C'est un homme qui a vu la femme qu'il aimait se faire rouler. Elliot continua de scier l'anse du panier d'un air concentré. — Soyez prudente, Phaedra. Il ne faudrait pas vous tromper de cible et accuser un innocent. — Les innocents n'ont rien à redouter. Ni de moi ni de ces Mémoires. L'anse céda à ce moment précis sous le couteau. Le bruit sec résonna contre les parois de pierre, comme si la patience d'Elliot s'était brisée au moment où elle prononçait ces mots. Ils passèrent les heures suivantes à bavarder de choses et d'autres, d'une manière plus détendue. Alexia, l'amie de Phaedra, venait d'épouser Hayden, le frère d'Elliot, et ils parlèrent de la façon dont leur couple s'était formé. Cette conversation émaillée d'anecdotes allégea l'atmosphère. Cependant, Elliot continua de réfléchir aux paroles de Phaedra. Il n'avait oublié ni le ton de sa voix ni son expression lorsqu'elle avait parlé de l'homme qui avait trahi sa mère. Phaedra n'était pas seulement une touriste, comme elle le prétendait. C'était une femme chargée d'une mission. Pour une raison qu'il ignorait, cette mission l'avait conduite à Naples. Son enquête était peut-être à l'origine de son amitié avec Marsilio et Pietro. Et tous ses actes, toutes ses paroles, depuis le jour où il était entré dans le jardin de l'hôtel, faisaient partie de son plan pour retrouver l'homme qu'elle pensait être responsable du déclin et de la mort de sa mère.

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Elle lui donna des instructions pour améliorer le confort de leur humble demeure. À sa demande, il fit passer la corde dans l'un des anneaux fixés à la voûte et, à l'aide de la vieille couverture, elle créa un coin où ils pouvaient se retirer pour leur toilette. Quand tout fut arrangé, le crépuscule tombait. Avec la nouvelle couverture étalée sur la paille, et le panier qui servait de tabouret, Phaedra avait aménagé un lieu rustique mais confortable. Pour une personne. Sous la pièce principale de la tour, se trouvait un petit espace dans lequel Elliot envisagea de s'installer, à moins de réussir à soutirer une invitation à la reine des lieux pour partager son sanctuaire. — Vous avez un réel talent pour organiser votre intérieur, Phaedra. Est-ce parce que vous devez vous passer de domestiques ? — J'ai appris à tenir une maison parce que ma mère en était incapable. Cela m'a été très utile lorsque j'ai dû partir et me débrouiller seule. Elle apporta l'outre et la tasse sur l'appui de la fenêtre. Après avoir renversé un peu d'eau, elle parvint à remplir la tasse et la tendit à Elliot. Les hommes de Tarpetta avaient établi leur camp au bas du promontoire. On entendait leurs rires et leurs cris joyeux. — Pourquoi avez-vous dû vous débrouiller seule ? Elle était très jolie, avec son visage éclairé par les lueurs douces du crépuscule. Derrière eux, le soleil couchant embrasait le ciel. Ses rayons illuminaient sa chevelure cuivrée qui contrastait avec la pâleur de sa peau. — Ma mère pensait que les femmes apprennent la dépendance auprès de leurs parents. On nous inculque la peur de l'indépendance, et on nous pousse à la rejeter, même si elle est accessible. Par conséquent, après que j'eus reçu un héritage de son frère, elle m'encouragea à quitter la maison et à vivre seule, avant que je ne devienne dépendante d'elle. Elle marqua une pause et se pencha pour regarder au pied de la tour. Un autre petit camp avait été dressé là, par cinq femmes âgées et Carmelita Messina. — J'avais seize ans, précisa-t-elle. — Vous n'étiez qu'une enfant. Il s'efforça de masquer sa réprobation. Phaedra n'apprécierait pas qu'il critique sa mère, et il n'avait aucune envie de se quereller avec elle en ce moment. — Oui, j'étais une enfant, admit-elle, les yeux toujours fixés sur le promontoire. Toutefois, beaucoup de parents marient leur fille à cet âge-là. Elles sont pourtant trop jeunes pour cela, et j'étais trop jeune aussi pour être indépendante. Ma mère ne renonça pas à ses devoirs, cependant. Elle continuait d'être présente dans ma vie. Elle m'aida à engager une gouvernante afin que je ne sois pas seule. Je lui rendais souvent visite et nous nous voyions presque autant que lorsque je vivais sous son toit. Elle avait l'air de trouver cela normal, et même raisonnable. Pourtant, il ne pouvait imaginer Phaedra seule dans une maison à seize ans, sans autre protection que celle d'une gouvernante. Sa cousine Caroline, qui faisait son entrée dans la société cette saison à Londres, était si immature qu'elle aurait dû passer dix ans de plus dans son école. Bien sûr, Phaedra Blair ne devait pas être aussi immature au même âge, ni aussi innocente que Caroline. Artémis avait habitué sa fille à être autonome. Et cependant, une telle idée le mettait hors de lui. Cette femme n'avait pas le droit de se servir de sa propre fille pour prouver que ses idées radicales étaient valides. — Tout a marché comme ma mère le prévoyait. Quand une femme a goûté à la liberté, elle ne peut plus y renoncer. Toutefois, après sa mort, j'éprouvai un peu de regret. J'aurais préféré avoir passé ces deux dernières années avec elle. Mais bien sûr, elle ne pouvait pas savoir qu'il lui restait si peu de temps à vivre.

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— Je n'arrive pas à imaginer une telle indépendance. Même un homme ne peut mener une vie aussi singulière. — Vous vivez dans la grande demeure d'Easterbrook, mais cela n'a pas d'importance. Comme vous êtes un homme, vous bénéficiez d'une entière liberté. — Je ne fais pas allusion aux lois, aux coutumes, ou même à l'aspect financier. Mais à la façon de vivre. Je ne suis pas solitaire. Mes frères ont toujours été présents dans ma vie, ainsi que d'autres membres de ma famille. Même si quelquefois il y a de la tension entre mes frères et moi, nous continuons de partager les fardeaux de la vie. Phaedra eut une expression mélancolique qui l'embellit. — J'aurais aimé avoir une sœur, ou un frère. Cela me manque, maintenant. Maintenant qu'elle était seule au monde. En outre, elle avait choisi un style de vie qui favorisait la solitude. À moins qu'elle n'ait un jour un enfant illégitime, comme sa mère. De toute évidence, elle savait à quoi elle avait renoncé. C'était une décision qu'elle avait prise en connaissance de cause. Il ne pensait pas qu'un tel sacrifice valait la peine d'être fait, mais il admirait son courage. Elle parut un peu triste, et il regretta de l'avoir obligée à prendre conscience de sa solitude. — Je suppose que vos amis remplacent la famille que vous n'avez pas. Une lueur espiègle passa dans ses yeux, et son humour refit surface. — Dans un sens, oui, mais ce n'est pas une famille comme celle que vous décrivez. Certains sont comme des frères et des sœurs, d'autres ont même été comme des maris bienveillants, mais ces liens ne sont pas définitifs. En vieillissant, je me dirai peut-être que j'ai eu plus d'indépendance que je n'en demandais. L'allusion à ses amants altéra un peu l'atmosphère qui régnait entre eux. Il ne pouvait demeurer si près d'elle, dans cette lumière douce, sans avoir envie de lui faire l'amour. Des images le tourmentaient depuis qu'il avait gravi l'escalier de cette tour. Il crut lire du défi dans le regard qu'elle posa sur lui. Soudain, le désir surgit entre eux, presque palpable. Elle ne fit pas le moindre effort pour dissimuler ce qu'elle éprouvait. Jamais encore il n'avait connu une femme qui affirmait avec tant d'audace sa propre sensualité, avant même qu'il y ait eu un baiser ou une caresse. Avec n'importe quelle autre, il aurait agi comme il l'avait fait avec elle quelques jours auparavant. Toutefois, il n'avait pas oublié les mots sur lesquels elle l'avait quitté l'autre soir, sur le balcon. Elle éveillait chez lui les instincts les plus violents. Il avait envie de la prendre dans ses bras, de l'embrasser, de la caresser, de la dévorer. La tentation de la soumettre par le plaisir menaçait de balayer chez lui tout bon sens. Il s'écarta, ramassa son pistolet et une couverture au passage, et s'engagea vivement dans l'escalier. Il avait le choix entre se comporter comme un mufle, ou devenir comme l'une de ces abeilles bourdonnant lamentablement autour de la reine pour quémander ses faveurs. Phaedra regarda le soleil s'enfoncer dans la mer. Des rubans de pourpre et d'orange striaient les eaux planes, tandis que la nuit enveloppait lentement le paysage. Les hommes dans le bateau lui rirent des signes amicaux. Ils semblaient avoir emporté avec eux quelques bonbonnes de vin qui avaient apaisé leur humeur guerrière. Elle trouva une grande bougie dans un panier, l'alluma et la posa dans un angle où la brise ne pourrait l'atteindre. Elle entendit Elliot aller et venir dans l'autre pièce, cherchant sans doute à s'installer confortablement. Son corps ne s'était pas complètement apaisé, et ses pensées revenaient sans cesse à ces quelques minutes de trouble. Son pouls continuait de battre un peu trop vite. D'ordinaire, elle ne réagissait ainsi que lorsque Elliot était à côté d'elle. Mais il n'était

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pas loin, et ses sens refusaient de la laisser en paix. Ses seins étaient tendus et gonflés, ses mamelons excités par le frottement du tissu de la robe. Leur conversation l'avait désarmée, et elle était touchée malgré elle par ce qu'il lui avait dit. Il avait compris des choses qu'elle ne comprenait pas très bien elle-même, et il avait exprimé une réelle inquiétude pour elle. Elle avait un peu menti pour épargner Artémis, mais à en juger par la réaction d'Elliot, ce n'était pas nécessaire. A vrai dire, si Artémis avait eu raison d'avoir certaines convictions, ses méthodes étaient loin d'être idéales. Phaedra avait été plus effrayée et plus accablée qu'elle ne voulait l'admettre, par l'indépendance qu'on lui avait accordée à seize ans. C'était un peu comme si sa mère l'avait jetée au beau milieu de l'océan pour lui apprendre à nager. Elle lui avait pardonné cette erreur depuis des années, mais elle doutait fort que les autres en fassent autant. Ce serait pour eux une preuve supplémentaire qu'Artémis Blair n'avait pas été une bonne mère, ni même une femme normale. Elliot ne bougeait plus, mais elle aurait juré qu'elle entendait sa respiration. Il ne pouvait être déjà endormi. Elle le savait. Elle fit les cent pas en silence, dans l'espoir de dissiper les tourments auxquels son corps était en proie. Son désir n'était plus seulement physique. Elle avait envie d'explorer l'intimité qu'elle avait ressentie avec lui aujourd'hui, tandis qu'ils affrontaient le danger et échangeaient des confidences. Elle posa les mains sur ses seins et ferma les yeux, essayant de maîtriser les sensations qui l'enflammaient. Les leçons de sa mère lui revinrent en mémoire : — Le plaisir charnel est aussi indispensable aux femmes qu'aux hommes. Ne nie pas tes propres désirs, mais sois prudente dans le choix de ton partenaire. La plupart des hommes se comportent en conquérants. Recherche ceux qui ont su dominer cette tendance primitive. Si ton choix se porte sur l'un de ces conquérants, ne lui cède que ton corps, et seulement temporairement. Et surtout, ne succombe jamais à l'illusion que tu peux faire changer un tel homme. Phaedra songea à l'homme dans la pièce au-dessous. Il s'était éloigné, malgré le désir qui les poussait l'un vers l'autre. Il faisait peut-être partie des conquérants, mais il n'était pas stupide. Il comprendrait qu'elle ne lui accorde que ce qu'elle voulait. Elle ferait en sorte que ce soit bien clair.

11

Elliot s'installa pour la nuit, avec ses pensées pour seule compagnie. Avec un peu de chance, les images de la femme qui se trouvait dans la pièce du dessus cesseraient bientôt de le harceler. Il s'efforça de ramener son esprit vers les sujets qu'il traitait dans ses ouvrages. Il n'avait pas besoin de ses notes pour cela. Tout était dans sa tête, et accessible à n'importe quel moment. Il avait passé plus d'une réception ainsi, retranché dans ses réflexions, lorsque les conversations l'ennuyaient. Ses frères, Christian et Hayden, possédaient aussi des chambres secrètes dans leur tête. Quand ils s'y aventuraient, ils refermaient la porte derrière eux et coupaient le contact avec la réalité. Lui seul avait la chance de pouvoir y entrer et en sortir à volonté, comme si la porte restait perpétuellement entrouverte. Le monde réel demeurait toujours à portée de main. Mais en ce moment, ce n'était pas un avantage. Le monde réel représentait une frustration qui refusait de se laisser oublier. Ses mauvais instincts le poussaient à calculer ce qu'il en coûterait à son honneur et à sa fierté de prendre ce qui lui faisait envie. Quitte à rectifier l'erreur par la suite.

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Il parvint cependant à maintenir ces pensées derrière la porte. Et il se concentra sur certaines pratiques funéraires romaines sur lesquelles il recherchait de la documentation. — Elliot. Il ouvrit les yeux, tous ses sens en alerte. La voix était si claire que Phaedra aurait pu se tenir à côté de lui. Les pierres des murs et de l'escalier l'avaient portée jusqu'à lui sans qu'elle ait besoin de hausser le ton. Elle ne dit plus rien. Soit elle était sûre qu'il l'avait entendue, soit elle savait qu'il viendrait de toute manière. Elle avait peut-être simplement besoin qu'il l'aide à allumer la chandelle. À moins qu'elle n'ait remarqué des mouvements suspects autour de la tour. Il pouvait l'appeler et poser la question. Mais il décida de monter, bien qu'il fût certain de commettre une erreur. De vagues lueurs dansaient sur les murs de la grande chambre et se mêlaient aux ombres. La bougie se consumait doucement, et sa flamme jetait une lumière chaude parmi les rayons blafards de la lune. Une silhouette pâle semblait absorber la lumière, qui mettait en valeur ses cheveux de cuivre et sa peau de porcelaine. Phaedra était agenouillée sur le lit de paille, le visage tourné vers l'escalier, vers lui. Il s'immobilisa, fasciné par sa beauté et par son audace. Elle était nue. Ses tresses balayaient son dos comme des rubans de soie et laissaient apercevoir des épaules à la peau crémeuse, des bras arrondis, des seins bombés, des hanches aux courbes voluptueuses. Elle demeura ainsi un long moment, ses propres yeux trahissant le désir qu'elle éprouvait. Puis elle repoussa ses cheveux, dévoilant complètement son corps. Ses seins étaient ronds et gonflés, avec des pointes sombres et tendues. — Nous pouvons connaître le plaisir ensemble ce soir, si vous voulez, dit-elle. Il ôta sa veste et s'avança vers elle. — Si je veux ? J'ai eu envie de vous la première fois que je vous ai vue. — Ce n'est pas tout à fait ce que je veux dire. J'ai aussi envie de vous, le plaisir sera donc partagé. — Comme vous voudrez. Je me moque des termes que vous employez. Il se moquait de tout, sauf du désir qui devenait de plus en plus entêtant. Il se laissa tomber à genoux à côté d'elle. — Je ne me rends pas, Elliot. C'est une trêve. Une nuit pendant laquelle nous exprimerons notre amitié. Elle se leva à demi, pour défaire les boutons de sa chemise. Le contact de ses mains l'embrasa. Il contempla son corps nu, si vulnérable, et si accueillant. Des images emplirent son esprit, des désirs enflammèrent sa chair. Si elle croyait que c'était de l'amitié qu'il éprouvait, elle ne connaissait pas bien les hommes. — Oui, Phaedra. Bien sûr. Il ne le pensait pas vraiment. Elle le savait au fond d'elle-même, mais cela lui était égal. Il était beau et sensuel. Même agenouillé, il paraissait grand. Avec son torse nu et ses épaules au-dessus d'elle, elle se sentait petite et... vulnérable. Une sensation complètement nouvelle. Elle n'avait jamais éprouvé cela avant de rencontrer cet homme. Ce n'était pas désagréable. Elle s'autorisa à s'abandonner à ce sentiment, car elle savait qu'Elliot ne représentait pas vraiment un danger. La lumière donnait à sa peau un ton mat, et faisait ressortir la ligne dure de ses muscles. Il n'avait rien de doux. Ni dans son corps ni sur son visage. La passion le

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transformait en un être sombre et rude. Ses cheveux noirs retombaient sur son front, projetant des ombres inquiétantes sur ses traits. Ses pupilles luisaient comme du cristal noir. Elle tendit les mains pour le déshabiller, et il la laissa faire. Il se contenta de la regarder, comme pour la mettre au défi d'aller jusqu'au bout, testant son audace. Elle prit son temps, et ne baissa pas les yeux. Un puissant sentiment d'anticipation surgit entre eux. Quand elle eut fini, elle promena la paume de sa main sur son ventre, à la fois doux et musclé. Le désir intensifiait toutes les sensations, et elle devina que pour lui aussi, la réalité commençait de s'effacer. Sa main s'arrêta sur le pantalon. Tout en le caressant lentement, elle fit glisser le vêtement jusqu'à ses genoux. Elle pressa alors les doigts sur ses hanches, sur ses cuisses. D'une caresse aussi légère que les ailes d'un papillon, elle effleura son sexe tendu. Il essaya de contenir ses réactions, mais sentit que la sensualité prenait le dessus. Son visage et tous les muscles de son corps se tendirent sous l'effort. — Vous courez le danger de vous faire séduire sans autre cérémonie, Phaedra. — Cela m'est égal. Je suis prête. Il s'allongea avec elle sur la couverture et finit de se débarrasser de ses vêtements. Puis il se hissa au-dessus d'elle, l'entourant de ses bras. Un baiser. Profond, intime, si lent et si ensorcelant qu'un besoin intense s'éveilla au plus profond de sa féminité. Elle ouvrit les jambes pour lui permettre de se presser plus intimement contre elle. — Tu es une femme très généreuse, murmura-t-il en la dévisageant. — Non, ce n'est pas de la générosité. Une femme gagne à être honnête dans le plaisir. — C'est une vue admirablement démocratique. Mais tu n'es pas honnête et tu me pousses à être un mauvais amant. — J'admets franchement mes besoins charnels. Si franchement que l'attente la rendait folle... Elle balança un peu les hanches pour l'encourager. La réponse qu'elle obtint fut subtile, et terrible. Il se pressa contre elle, mais pas suffisamment. Il la touchait à peine, et la sensation était à la fois horrible et merveilleuse. Il déposa des baisers dans son cou et sur ses épaules. — Tu dis que tu es prête, mais ce n'est pas vrai. Tu parles peut-être par ignorance. Une bouffée d'indignation domina un instant les délices qu'il faisait naître. — Je ne suis pas ignorante. Il me semble que c'est évident. Elliot redressa un peu le torse, afin de pouvoir la caresser. Il regarda le bout de ses doigts glisser sur le renflement de ses seins. — Quand une femme est prête à recevoir un homme, elle n'est pas aussi maîtresse d'elle-même que tu l'es en ce moment. Si tu n'es pas ignorante, tu sais cela. Mais tu redoutes peut-être de t'abandonner? Il effleura un mamelon. Un long frémissement la secoua de la tête aux pieds. Elle brûlait du désir de l'attirer en elle, afin d'échapper à cette torture. Sa caresse se fit plus précise, il s'attarda sur la pointe brune, et le frémissement se fit plus intense. Elle s'était lancée dans cette aventure avec audace, mais à présent sa maîtrise d'elle-même s'évaporait. Elle ne put résister au flot qui l'emportait. Elliot s'écarta, comme pour lui faire comprendre que c'était lui, et non pas elle, qui déciderait si elle était prête ou non. Allongé à son côté, appuyé sur un coude, il la caressa longuement, avec assurance. Elle avait envie que sa main remonte sur ses seins. Les sensations qu'il faisait surgir l'affolaient. Elle ne pouvait même pas l'entourer de ses bras. La position qu'il avait adoptée l'obligeait à rester allongée, offerte, soumise à son regard et à ses caresses.

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Elle ne pouvait l'enlacer, mais elle pouvait le toucher. Il n'était pas complètement hors de portée. Elle posa une main à l'intérieur de sa cuisse, remonta lentement, et fit en sorte de ne pas sombrer seule dans cet océan de sensualité. Il lui donna la réponse qu'elle espérait. Il lui caressa les seins si longuement, d'une façon si experte, qu'elle crut perdre la tête. Le plaisir devint de plus en plus intense, et l'emplit d'un désir sans cesse croissant. Il pencha la tête, prit un mamelon entre ses lèvres. Une sensation nouvelle surpassa les autres. Si douce, si intense, si puissante qu'elle perdit contact avec la réalité. Elle lui agrippa les épaules. Une nouvelle caresse. Elle crut s'évanouir de plaisir, et s'offrit encore davantage pour qu'il n'arrête pas. Des frissons violents se répandirent dans tout son être. Puis tout à coup, il fut de nouveau sur elle, se pressant contre ses jambes. Il l'embrassa tout en la pénétrant, avalant son soupir de plaisir. En quelques coups de reins, il l'amena au summum. Une explosion de jouissance la submergea, et elle se laissa emporter dans un tourbillon, émerveillée par la violence de l'extase... Elle émergea lentement de la bienheureuse obscurité dans laquelle elle flottait. Elle sentit les épaules solides sous ses bras, les hanches puissantes qu'elle encerclait de ses jambes. Il était toujours en elle. — Tu semblés satisfaite, Phaedra. — Très satisfaite. Il bougea doucement, enflammant sa chair encore vibrante. — Je n'avais jamais rencontré une femme aussi sensuelle. Il déposa un baiser sur ses lèvres. Au plus profond d'elle-même, elle sentit l'impression de satiété se dissiper. Un besoin nouveau, subtil, se manifesta. Il posa sur elle ses yeux sombres. Il se contrôlait parfaitement, sûr de ce que ces mouvements lents et puissants provoquaient en elle. — Je crois ne jamais avoir été autant possédé par une femme. — Ne me reproche rien, si tu n'as pas partagé ce plaisir. Normalement, il y a une unité dans ces choses-là. — Je doute qu'il puisse y avoir une unité avec toi. Tes amis prennent leur propre plaisir, tout en te permettant de trouver le tien, mais c'est différent. Elle perçut l'insulte sous la remarque prononcée d'une voix tranquille. Si elle n'avait pas été aussi enivrée par le pouvoir viril qui émanait de lui, elle aurait peut-être trouvé les mots pour le remettre à sa place. Mais une nouvelle vague de désir apparaissait. Elle était trop consciente de cet homme qui prenait son temps, de son regard qui la transperçait. Elle pressa ses hanches contre lui pour l'encourager. Il lui caressa la cuisse, et plaqua la main sur elle afin d'arrêter ses mouvements. — Tu as dit que nous allions partager ce plaisir, et je veux le faire, mais lentement. — Tu as été très impoli de ne pas me suivre, la première fois. Il répondit d'un sourire, et retira la main qui se pressait sur sa hanche. Elle crut qu'il avait capitulé, mais il passa la paume sur ses reins et détacha la jambe qu'elle maintenait sur lui. Puis il détacha son autre jambe, et l'obligea à s'allonger complètement sous lui. Quand il bougea de nouveau en elle, le plaisir fut si vif qu'elle étouffa un cri. Étourdie par la sensation, elle s'abandonna. Mais ce deuxième orgasme fut différent. Elle ne perdit pas complètement conscience du monde qui l'entourait. La sensation de vulnérabilité réapparut, mais plus nuancée, un peu effrayante. Elliot ne perdit jamais le contrôle de lui-même. Il ne succomba pas, même lorsque ses mouvements se firent plus rapides, même lorsqu'elle cria de plaisir. Jusqu'à la fin, il

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se maîtrisa complètement. Dans le moment qui suivit, des doutes s'insinuèrent dans l'esprit de la jeune femme. Elle le sentit dans ses bras, perçut son corps qui couvrait le sien. Il était silencieux, satisfait, mais terriblement, curieusement réel. Elle n'avait jamais eu une telle conscience de l'autre, dans ce genre de circonstances. Mais cette sensation se dissiperait très certainement quand il serait parti. C'était uniquement à cause de l'obscurité, et du plaisir qu'elle avait éprouvé. Il se souleva sur les avant-bras, la soulageant de son poids. Son regard plongea dans le sien, comme s'il voulait imprimer sa marque dans son esprit. Puis il roula sur le côté et ne tarda pas à s'endormir, un bras posé sur sa poitrine. Apparemment, il avait l'intention de passer toute la nuit avec elle. C'était une chose qu'elle ne permettait jamais à ses amis, mais elle pouvait difficilement lui imposer de retourner se coucher sur la couverture posée à même le sol, dans la chambre du dessous. Elle contempla les lueurs qui dansaient sur les pierres, au-dessus de sa tête. Son regard avait été doux et chaleureux, mais il exigeait aussi qu'elle reconnaisse la force de leur union. Une profonde intimité les liait, et il ne lui permettait pas d'y échapper. Mais il y avait autre chose. Quelque chose qu'elle n'avait encore jamais vu dans les yeux d'un homme. C'était le regard d'un conquérant. Elle se demanda quelle victoire il escomptait avoir remportée. La porte de la chambre demeura entrouverte. Il entendit Phaedra soupirer et marmonner dans son sommeil. L'aube approchait et elle ne tarderait pas à s'éveiller. En attendant, il profitait de cet instant paisible, de sa compagnie, de l'air frais qui effleurait son corps tandis que son esprit était en proie à d'autres préoccupations. Il avait été éveillé par un bruit léger, annonçant la nouvelle journée. Maintenant, dans la lumière argentée du jour qui se levait, il distinguait une forme près de l'escalier. Un panier qui n'était pas là la veille. Une des femmes leur avait apporté des provisions. Phaedra sortit lentement du sommeil, en s'étirant comme un chaton. Elle se tourna, lui permettant d'admirer la ligne superbe qui creusait sa taille et arrondissait ses hanches. Elle paraissait très douce, et très jeune. Dépouillée de sa robe noire, libérée de l'armure derrière laquelle elle affrontait le monde, elle semblait fragile. La nuit avait révélé cet aspect de son esprit. Dans la passion, elle s'était montrée à la fois expérimentée et ignorante, sûre d'elle et craintive. Il avait perçu la faiblesse qu'elle ne voulait pas laisser voir d'habitude. Il avait encore envie d'elle, parce qu'elle était si belle dans la lumière du matin. Et aussi parce que la Phaedra dépourvue de ses vêtements et de son armure le fascinait. Roulant sur le dos, elle souleva les paupières à demi, constata où elle se trouvait, et avec qui. Son cou et sa gorge furent envahis d'une légère rougeur. Ses mamelons se dressèrent, et il sut que ce n'était pas uniquement à cause de la brise fraîche de la mer. Son embarras visible lui donnait l'allure d'une petite fille. Elle n'était plus aussi audacieuse, maintenant que l'obscurité ne créait plus un univers irréel autour d'eux. Il ramena vers eux quelques vêtements, et lui tendit sa robe. Elle s'assit pour l'enfiler. Elliot s'assit à côté d'elle sur la paillasse, en se demandant si elle allait parler de ce qui s'était passé au cours de la nuit, et ce qu'elle allait en dire. Ce n'était pas le genre de femme à attendre de la gratitude ou des excuses. Elle prendrait certainement très mal le fait qu'il lui offre sa protection, ou un paiement quelconque. — Il y a Alexia, dit-il. Hier, tu disais que tu étais seule, mais Alexia est une amie fidèle.

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Ses mots avaient résonné dans sa tête ce matin, alors qu'il était allongé à côté d'elle. Avait-elle eu des amies, pendant son enfance et son adolescence ? Il était peu probable que des mères encouragent leur fille à devenir l'amie de la fille d'Artémis Blair. Elle s'étira pour lui déposer un baiser sur la joue. Au cours de la journée, le sentiment d'intimité se dissiperait sans doute, et elle ferait comme si rien ne s'était passé. Mais pour l'instant, ce geste lui prouvait qu'elle était touchée par son inquiétude. Il profita de cette occasion pour l'enlacer. Il était bien, assis sur ce lit de paille, le dos appuyé au mur, la tête d'une femme adorable sur son épaule, les senteurs de la mer s'engouffrant par la fenêtre. Il aurait aimé passer la journée ainsi. — Elle a fait promettre à ton frère qu'il lui permettrait de rester mon amie, répliqua-t-elle. J'avais préféré décliner l'invitation à leur mariage, et je lui avais écrit pour lui expliquer que cela risquait de provoquer une querelle avec son époux. Phaedra inspira profondément, et poursuivit d'une toute petite voix : — J'ai pleuré en lisant sa réponse. C'est la chose la plus noble qu'une amie ait faite pour moi. Qu'elle ait pu penser à moi au moment où elle négociait son mariage... J'ai encore du mal à comprendre comment ton frère a pu accepter cela. Je ne suis pas le genre de fréquentation que les hommes souhaitent pour leur épouse. Une courtisane serait mieux accueillie que moi dans les salons de Mayfair. Elliot se douta que la générosité de son frère faisait partie d'un plan. Phaedra Blair représentait une concession facile à faire, pour obtenir la femme qu'il convoitait. Mais il ne voulut pas expliquer cela en ces termes. — Hayden n'a jamais été esclave des conventions sociales. Il désire qu'Alexia soit heureuse et il sait que son amitié avec toi ne présente aucun danger. — Je ne reproche pas aux pères et aux maris de refuser de me recevoir, Elliot. Si j'étais à leur place, et si j'avais les mêmes idées qu'eux, je ferais pareil. Il posa les yeux sur sa chevelure. Celle-ci était plus dorée que cuivrée, dans la lumière du matin. Elle ne voulait pas de sa pitié pour son enfance solitaire. Elle ne s'attendait pas que le monde change pour s'accommoder à ce qu'elle était. Tout ce qu'elle demandait, c'était de vivre comme elle l'avait choisi. Le fait de comprendre cela augmenta le sentiment de contentement qu'il éprouvait. Malheureusement, il serait impossible de la laisser livrée à elle-même... — Lord Elliot! La voix de Carmelita ne parvenait pas du pied de l'escalier, mais de l'extérieur. Une des femmes était entrée dans la chambre le matin, et les avait vus ensemble. Ce qui expliquait qu'elles n'osent plus pénétrer dans la tour. Il se leva et alla à la fenêtre. Groupées autour de Carmelita, ses cinq compagnes parlaient à voix basse. — Lord Elliot, le signore Greenwood arrive, fit Carmelita avec un geste en direction du port. Greenwood traversait les quais, où tous les bateaux étaient encore amarrés. Le bruit et l'animation régnaient en ville ce matin. Les pêcheurs n'étaient pas partis en mer, à cause de la fête de san Giovanni. Les hommes laissèrent Greenwood passer. Il leur dit quelque chose, puis vit Elliot à la fenêtre et agita le bras pour le saluer. À son sourire et à sa démarche alerte, Elliot comprit qu'il apportait de bonnes nouvelles. Il s'inclina profondément devant Carmelita et les autres femmes, puis leva la tête. — Rothwell, Mlle Blair et vous me devez des remerciements. Je suis si brillant et si diplomate que je mériterais un poste au ministère des Affaires étrangères. — Vous avez persuadé ce fou de mettre fin à cette mascarade ?

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— J'ai obtenu un compromis. Si bien que votre présence n'est plus nécessaire, mesdames. Carmelita traduisit pour les autres femmes. Elle se heurta à un peu de résistance, mais ses compagnes finirent par céder et retourner au village. — Je monte vous expliquer, dit Matthias en franchissant la porte de la tour. Elliot se tourna vers Phaedra. Celle-ci se tenait droite, calme et fière. Ses voiles noirs couvraient le cops qu'il avait possédé quelques heures auparavant. Elle se pencha pour arranger la couverture et faire disparaître les traces de ce qui s'était passé pendant la nuit. — J'aurais dû céder à la tentation de t'éveiller tôt ce matin, dit-il. Une nuit comme celle-ci ne devrait pas se terminer d'une façon aussi abrupte. Elle eut un sourire nerveux. — Abrupte ou pas, il fallait bien qu'elle ait une fin. Il aurait eu beaucoup à dire s'il avait eu le temps de répondre. Mais les bottes de Greenwood claquaient dans l'escalier, et son visage souriant apparut à la porte. Il semblait très content de lui. — Je vous apporte les clés de votre prison, mademoiselle Blair. Malheureusement, pour que tout fonctionne comme prévu, il faut que vous quittiez Positano sur-le-champ.

12

— J'ai fait boire Tarpetta pendant la plus grande partie de la nuit, expliqua Matthias. Et j ai fini par le convaincre qu'il valait mieux pour lui ne pas prendre le risque de déplaire au roi en impliquant le frère d'un marquis anglais dans un scandale. — Il est regrettable qu'une menace ait eu plus de poids qu'une explication rationnelle, commenta Phaedra, agacée de devoir une fois de plus sa liberté à Elliot. Elle aurait pourtant dû éprouver de la reconnaissance. Après la nuit qu'ils venaient de passer, elle aurait pu trouver romantique d'être sauvée par cet homme. Cette réaction l'effleura, mais elle songea aussitôt qu'elle risquait de lui être trop redevable. — Nous nous contenterons de n'importe quel argument, pourvu qu'il y ait un résultat, déclara Elliot. Elle crut entendre les mots qu'il ne prononça pas à voix haute. « Silence, femme. Laissez les hommes régler cette affaire. » Matthias eut un sourire apaisant. — Mademoiselle Blair, Tarpetta est attaché à deux choses : sa fierté et son autorité. La meilleure façon de le convaincre, c'était de faire valoir que son entêtement risquait de lui faire perdre les deux. — Qu'il en soit donc ainsi. Je me satisferai d'avoir la sécurité et la liberté. — Quand vous dites qu'elle doit partir sur-le-champ, qu'est-ce que cela signifie ? demanda Elliot. — Nous allons retourner à la villa prendre vos bagages, et nous vous mettrons dans un bateau aussitôt. Laissez tout cela, dit-il en désignant les paniers et la couverture. J'enverrai des domestiques plus tard. Phaedra balaya une dernière fois la chambre du regard. Elle ne la trouva pas aussi agréable que la veille au crépuscule, ou durant la nuit. Maintenant, elle n'était plus qu'une pièce rustique dans une tour de guet. Elle se dit que ce qui s'était passé n'était dû qu'à une réaction bien féminine face au danger. Elle n'avait jamais compris jusque-là quel charme pouvait avoir un chevalier en armure blanche. Mais il est vrai qu'elle n'avait encore jamais été une demoiselle en détresse.

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Elle essaya de se montrer rationnelle. À la lumière du jour, l'aventure de la nuit lui apparaîtrait vite comme un rêve dont elle garderait un souvenir attendri, rien de plus. Pourtant, alors qu'elle s'engageait dans l'escalier, Elliot lui prit la main. C'était un geste à la fois courtois et tendre, pour la guider et l'éloigner de la tour qui avait abrité leur amour. Il l'escorta avec tant d'attention et de douceur qu'elle en eut le cœur serré. Son pouls s'emballa à son contact. Ils passèrent devant une meurtrière, et la lumière sculpta son visage viril. L'espace d'un instant elle se sentit étourdie, stupéfaite par le pouvoir qu'il avait d'envahir sa vie. Un air chaud et humide les accueillit à l'extérieur. La brise matinale était tombée, et le soleil écrasait le village de ses rayons brûlants. Le promontoire et les quais étaient déserts. — La fête va commencer, expliqua Matthias. Les villageois sont tous réunis sur la place de l'église. — Nous allons la contourner, décida Elliot. Son petit froncement de sourcils réapparut, et elle comprit qu'il demeurait sur ses gardes, comme un chat traversant un territoire inconnu. — Vraiment ? Mais vous allez manquer les préparatifs de la procession! C'est très pittoresque, dit Matthias en les guidant vers un chemin qui évitait la petite place. Votre vigilance est admirable, Rothwell, mais Mlle Blair n'a plus rien à craindre. Tarpetta a compris qu'il avait tout intérêt à céder. Il n'y avait pas d'ânes en vue, aussi commencèrent-ils l'ascension vers la villa, dans les ruelles désertes. Mais alors qu'ils traversaient une rue qui descendait vers le sud du village, Phaedra aperçut du coin de l'œil une ombre noire glissant furtivement à l'angle de la rue. Tout le monde n'était donc pas à l'église. La montée à flanc de colline exigeait un effort considérable. Phaedra eut l'impression que ses jambes étaient de plomb. Le soleil était accablant, et des gouttes de sueur roulèrent dans son dos, trempant sa robe. Elliot ne semblait pas souffrir le moins du monde, mais Matthias n'était pas aussi jeune que lui, et sa respiration était saccadée. — Je suis obligée de ralentir, monsieur Greenwood. Voudriez-vous être assez bon pour rester avec moi ? Lord Elliot peut partir devant et commencer les préparatifs du départ. — Certainement, mademoiselle Blair. Vous êtes un peu pâle. Aimeriez-vous vous arrêter? — Le soleil est brûlant, mais je suis certaine qu'en ralentissant le pas, je... Elle fut interrompue par une exclamation exaspérée de lord Elliot. Matthias et elle se tournèrent vers lui. Cinq silhouettes, toutes vêtues de noir, leur barraient le chemin. Elle reconnut les vieilles femmes qui avaient soutenu Carmelita contre les hommes. — Souriez, et ne vous arrêtez pas, conseilla Matthias en saluant les femmes d'un air bienveillant. Cela aurait pu réussir si ces femmes avaient été seules. Malheureusement, d'autres les rejoignirent. Phaedra en avait vu certaines à la fontaine, d'autres avaient tenu tête aux hommes, hier. L'objet de leur désapprobation n'était autre que uomo magnifico : lord Elliot Rothwell. Toutes le scrutaient d'un air sombre. Carmelita apparut dans le groupe et gesticula en interpellant sévèrement les femmes. Mais celles-ci lui répondirent avec vivacité, tout en continuant de darder sur Elliot des regards noirs. Matthias chercha un chemin par où s'échapper, et sursauta. Phaedra suivit son regard. D'autres femmes venaient d'apparaître derrière eux. Carmelita vint alors à leur rencontre avec un sourire résigné.

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— Il y a un petit problème. — Tarpetta et Greenwood ont conclu un accord, dit Elliot. Expliquez-leur. Hier, elles ont pris des risques pour défendre Mlle Blair, mais maintenant, elles retardent sa fuite. Carmelita hocha la tête. — Mais elles cherchent toujours à la protéger. À présent, c'est pour son honneur qu'elles sont inquiètes. Elles pensent que vous... vous... En fait, elles savent. Phaedra sentit ses joues s'enflammer. Elliot demeura impassible, mais son visage s'empourpra également. — Elles ne peuvent rien savoir, protesta Phaedra. — Phaedra Blair, à leurs yeux, le seul fait d'avoir été enfermée dans la tour avec un homme suffit à vous compromettre. Maria vous a apporté de l'eau et du pain à l'aube, et... Carmelita écarta les mains. — Je lui ai dit qu'elle devait oublier ce qu'elle avait vu. Cependant, les femmes d'ici vous considèrent comme une sœur, à présent. Elles se sont battues pour vous, et elles ne laisseront pas ce séducteur s'en tirer comme ça. — Séducteur? Écoutez, je ne suis pas... Matthias ne laissa pas Elliot aller plus loin. — Rothwell, mon cher garçon, vous avez été terriblement imprudent. Phaedra fit un pas en avant. — Je n'ai pas besoin que ces femmes interviennent, Carmelita. Je suis adulte, et je crois que... Bonté divine, qu'est-ce que le prêtre vient faire ici ? Le pauvre homme était poussé par la foule. — C'est ce qu'on appelle un rebondissement fâcheux, marmonna Elliot. — Elliot, fais quelque chose, supplia Phaedra d'une voix qui trahissait sa panique. Toute la ville semblait s'être rassemblée autour d'eux. La foule les entraînait tel un courant irrésistible. Elliot, Phaedra, Matthias et même le malheureux prêtre étaient comme des esquifs emportés contre leur gré. — Qu'en penses-tu, Phaedra ? En tant que gentleman, je ne peux refuser d'épouser une femme que j'ai compromise. — Pour l'amour du Ciel ! Ces gens exercent une contrainte intolérable, et le fait de refuser de t'y soumettre ne fera pas de toi une fripouille ! D'ailleurs, tu ne m'as pas compromise. Tu n'envisages quand même pas d'accepter cela ? Il ne savait plus où il en était. Tout ce qu'il savait, c'était que le fait de résister ici et maintenant pouvait être une dangereuse erreur. La ville était transportée de joie à l'idée de ces noces. Même les partisans de Tarpetta souriaient aux anges. De toute évidence, le sentiment général était que le village n'aurait jamais connu de plus belle fête pour la San Giovanni. — Alors, c'est moi qui refuserai ! s'exclama Phaedra. Matthias pencha la tête vers elle. — Mademoiselle Blair, j'ai passé des heures à convaincre Tarpetta que vous êtes... euh... une femme vertueuse. Si vous refusez d'épouser un homme avec qui vous avez été surprise dans des circonstances... disons... compromettantes, tous mes efforts auront été vains. — Je ne me marierai pas, et encore moins sous la menace. Elliot ne désirait pas plus qu'elle se marier, mais il ne trouvait pas la situation aussi alarmante. Bien qu'il n'ait encore jamais songé à demander la main d'une femme, il n'était pas opposé au mariage par principe, comme l'était Phaedra. Naturellement, l'histoire de sa famille avait prouvé qu'une union malheureuse pouvait vous faire mener une vie infernale, mais cela n'avait aucun rapport avec leur situation. Du moins, pas encore.

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— Mais cette union sera-t-elle légale? demanda-t-elle à Matthias. Nous ne sommes pas catholiques. Et nous ne sommes pas en Angleterre. Il n'y aura pas de publication de bans, pas de licence de mariage. Ce mariage sera-t-il reconnu chez nous ? Après tout, une simple cérémonie catholique n'est pas légitime dans notre pays, et... — Je n'en sais rien. Mais je suis sûr que tout cela pourra être établi plus tard. — Plus tard ? Et si ce qui en ressort n'est pas à ma convenance? Parlez avec eux. Dites-leur que... Elle fut interrompue par un mouvement de la foule. Ils venaient de déboucher sur la place, et un nouveau personnage se joignit au groupe. Le signore Tarpetta vint en boitillant se placer à côté d'Elliot. — Tout est bien qui finit bien, annonça-t-il d'un ton pompeux. Vous pourrez sans doute mieux la contrôler, à présent. Elliot réprima le juron qui lui vint à l'esprit. Tarpetta n'était pas là par hasard. Il avait sans doute eu vent des commérages colportés par les femmes, et avait encouragé les villageois à leur jouer ce mauvais tour. Matthias se fraya un chemin jusqu'à Tarpetta et lui parla à voix basse. Mais il ne sembla pas obtenir le résultat qu'il espérait, et il se retourna vers Elliot. — Je vais surveiller les préparatifs pour le bateau, Rothwell. En raison de l'absence de témoin anglais, vous pourrez peut-être arguer que ce mariage n'était pas légitime. Elliot acquiesça. L'attitude de Phaedra était celle d'une femme que l'on menait au bûcher, et non d'une fiancée s'avançant vers l'autel. Il éprouva pour elle une compassion mêlée d'agacement. Elle se comportait comme si le fait de devenir l'épouse de lord Elliot Rothwell était un sort pire que la mort. Certes, ni l'un ni l'autre n'avait choisi ce destin, mais ceci était une considération secondaire. Puisqu'il était prêt, lui, à marcher au supplice pour sauver leur honneur et la vie de la jeune femme, elle aurait pu au moins faire contre mauvaise fortune bon cœur ! Matthias s'éclipsa rapidement. La foule s'écarta, afin de permettre au prêtre et à l'agneau du sacrifice d'accéder aux portes de l'église. Phaedra était pâle comme la mort. Le prêtre pivota vers le couple sur le point d'être uni. Un de ses aides sortit en courant de l'église et lui tendit un surplis brodé qu'il enfila. Puis il s'adressa à la foule. — Que dit-il ? demanda Phaedra. — D'après ce que je comprends, il annonce que le mariage aura lieu sur le parvis, puis que nous entrerons dans l'église pour signer les documents. — Ici ? murmura-t-elle en regardant les dalles du parvis d'un air égaré. Maintenant ? — J'en ai peur, dit-il en lui prenant la main. Courage, ma petite femme. Cette plaisanterie ramena des couleurs sur ses joues. Elle parut sur le point de le gifler. Le prêtre se mit à prier, et le silence s'abattit sur la foule. Elliot se rendit compte que le premier argument auquel il avait pensé pour invalider la cérémonie serait irrecevable. Il escomptait que celle-ci se tiendrait dans une langue que Phaedra ne connaissait pas, or le prêtre parlait latin, ce quelle comprenait parfaitement. Le prêtre haussa le ton, et sa voix résonna sur la place. Phaedra regardait sans cesse autour d'elle, comme si elle espérait qu'un destrier blanc allait surgir d'une seconde à l'autre, portant un cavalier venu la sauver. Le prêtre prononça les paroles décisives, et se tourna vers le marié. Celui-ci lança un coup d'œil à Phaedra, qui le supplia du regard de se comporter comme un vaurien et de refuser de prononcer les vœux. Un petit toussotement de Tarpetta le ramena à la réalité, lui rappelant le danger qu'ils couraient.

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Il dévisagea la jeune femme. Il ne pensait pas que cette cérémonie ait une réelle légitimité, mais c'était possible. Si c'était le cas, ils seraient liés pour la vie. Il aurait pu lui arriver pire. Et à elle aussi. Il prononça les vœux de mariage. Il fallut un temps infini à Phaedra pour parvenir à articuler les paroles attendues. Elles restaient coincées au fond de sa gorge. Elle était peut-être en train de sceller son destin, d'une façon qu'elle avait souhaité éviter toute sa vie. Elle échangeait une prison contre une autre. Elle posa sur Elliot un regard désespéré. Son expression était douce, mais ferme. Elle savait ce qu'il essayait de lui dire. La silhouette sombre et menaçante du signore Tarpetta, à dix pas derrière eux, était là pour leur rappeler que, bien que tout ceci ait l'air d une farce, Phaedra courait un danger imminent dans ce pays. La panique quelle avait refrénée jusqu'ici menaça de déborder. Elle rassembla ses pensées, dans un effort de réflexion rationnelle. Ce mariage n'avait rien de légitime. Elliot l'aiderait à résoudre le problème, si des difficultés apparaissaient. Il ne voulait pas plus qu'elle de cette union. Enfin, une nuit de plaisir ne suffisait pas à tourner la tête d'un homme, au point de transformer son cerveau en une masse de porridge ! Son hésitation se prolongea de façon gênante. Un bourdonnement de murmures étonnés s'éleva parmi la foule. Le prêtre haussa les sourcils. Carmelita contempla sa nouvelle amie avec une incrédulité où apparaissait une pointe de déception. Phaedra prit une profonde inspiration et prononça les vœux. Une clameur joyeuse s'échappa de la foule, et le charivari de la fête éclata. La San Giovanni commençait bien. Le prêtre fit quelques pas en arrière et ordonna aux gens de se mettre en place pour la procession. Puis, faisant signe aux jeunes mariés de le suivre, il pénétra dans l'église. — Il veut que nous allions signer le registre, expliqua Elliot. Phaedra fit un effort pour garder son calme. — Nous serons au moins à l'abri du soleil. Je n'ai jamais eu aussi chaud de ma vie. — Tu n'as pas l'air bien, murmura-t-il. J'espère que tu ne vas pas t'évanouir ? Elle décela dans le ton de sa voix quelque chose de plus que de l'inquiétude. Une suggestion. Son regard se posa sur lui, puis sur le prêtre qui les attendait à la porte, et enfin sur les quelques villageois qui s'attardaient encore sur le parvis. Elle pressa les mains sur ses joues et sur son front. — J'ai la tête qui tourne. Et je n'ai pas de sels sur moi. La chaleur... Elle vacilla légèrement sur ses jambes. Elliot glissa immédiatement un bras sous le sien. — Je vais t'aider, ma chère. Carmelita les accompagna pour apposer sa signature sur les documents, en qualité de témoin. Le signore Tarpetta l'imita. — Non, déclara Elliot. Vous ne vous êtes pas comporté en ami envers ma femme. Carmelita, je vous en prie, choisissez quelqu'un d'autre. N'importe qui. Phaedra ne jouait plus la comédie, elle se sentait vraiment indisposée à présent. Elliot l'emmena dans l'église où régnait une agréable fraîcheur. Carmelita les rejoignit avec un pêcheur, et ils refermèrent les portes. Dans la faible lumière des bougies, Phaedra vit le prêtre se pencher sur un pupitre, et écrire quelque chose sur un parchemin. Un épais registre était ouvert devant lui. Elle ne savait rien sur les mariages catholiques, mais elle connaissait la loi anglaise. Prononcer des mots était une chose. Signer un document en était une autre. Si elle apposait son nom dans ce registre sans y avoir été forcée, elle était perdue.

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Une sueur moite recouvrit sa peau, et elle frissonna dans l'air froid et humide de l'église. Le sang se retira de son visage. Elle vit vaguement Elliot se pencher vers elle, puis l'obscurité l'enveloppa. — Elle fait semblant ? chuchota Carmelita. — Je ne pense pas. Elliot considéra la jeune femme qu'il tenait dans ses bras. Il l'avait soutenue quand elle était tombée, impressionné par ses talents d'actrice. Mais son teint cendreux et son total abandon indiquaient que son évanouissement n était pas feint. Le prêtre s'approcha en se tordant nerveusement les mains. Elliot s'adressa à lui en latin. — J'emmène ma femme à la villa pour qu'elle se repose. Nous reviendrons cet après-midi, signer la licence et le registre. Le prêtre acquiesça. Elliot se dirigea vers le fond de la nef. — Indiquez-moi une sortie, dit-il à Carmelita. Elle le précéda vivement et lui montra une petite porte dérobée dans l'aile droite. Elliot la remercia de son aide, puis s'engagea dans une étroite ruelle qui descendait vers la mer. Phaedra s'agita dans ses bras, ses paupières se soulevèrent. Il lui fallut encore quelques secondes pour reprendre ses esprits. — Pourquoi me portes-tu ? — Tu t'es évanouie. — Repose-moi. Je ne m'évanouis jamais. Il s'arrêta et la posa sur ses pieds. — C'est pourtant ce qui vient de t'arriver. Tu es tombée comme une morte. — Eh bien, cela ne m'était jamais arrivé. — C'est parce que tu n'avais jamais été obligée de m'épouser. Tu as été tellement horrifiée à cette idée que tu n'as pas pu soutenir le choc. — C'est toi qui m'as dit de m'évanouir. Tu me l'as ordonné. — Si tu exécutes tous mes ordres avec autant de diligence, le mariage avec toi sera peut-être tolérable. Elle semblait avoir récupéré ses forces, et il lui offrit son bras. — Tiens-toi à moi. Le sentier est raide. — Nous n'allons pas à la villa ? — J'espère que Greenwood aura réussi à préparer le bateau avant que la procession n'ait atteint la jetée. Avec un peu de chance, nous prendrons la mer sans que les villageois s'en aperçoivent. Elle hâta le pas, aiguillonnée par l'espoir de s'échapper. Quand ils arrivèrent sur la jetée, ils virent Matthias qui attendait près d'un bateau de pêche manœuvré par quatre hommes. — Montez vite ! Nous n'avons pas le temps de faire des cérémonies. Vos bagages sont à bord. Elliot aida Phaedra à prendre pied dans l'embarcation, et fit tout de même une pause pour dire adieu à son ami. — Vous devriez venir me voir en Angleterre. Vous êtes resté absent trop longtemps. Matthias tourna son visage vers les rayons ardents du soleil. — Je me suis acclimaté à ce pays, Rothwell. L'humidité de notre vieille Angleterre ne m'attire pas du tout. Mais peut-être... qui sait? — Je vous écrirai pour vous dire comment ça se passe à Pompéi. — J'ai mis la lettre d'introduction dans vos papiers. Tandis qu'Elliot grimpait sur le bateau, Greenwood s'adressa à Phaedra. — Whitmarsh vous envoie ses félicitations pour le mariage.

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— Je ne suis pas mariée. — Eh bien... Il eut un haussement d'épaules, soulignant l'ambiguïté de la situation. Puis il s'inclina pour les saluer. — Monsieur Greenwood, dit-elle. Je vous remercie pour votre aide et pour votre hospitalité. — Ce fut un honneur de recevoir la fille d'Artémis Blair. Écrivez-moi pour me dire si vous avez éclairci le petit mystère dont nous avons parlé. Le bateau s'éloigna du quai. Ils regardèrent la silhouette de Matthias se découper contre les collines escarpées de Positano. Enfin libre, ayant échappé à un danger qu'elle n'osait même pas imaginer, Phaedra sentit un immense soulagement envahir son cœur. Elliot lui glissa un bras autour de la taille et l'embrassa sur la nuque. Elle s'abandonna contre lui.

13 Phaedra s'endormit dans les bras d'Elliot. Il la déposa sur un banc, loin du bastingage, et demanda à l'équipage de tendre une toile au-dessus d'eux pour protéger son teint clair des rayons du soleil. Pendant deux heures, Phaedra absorba toutes ses pensées. Les vœux qu'ils avaient prononcés et la scène qui s'était déroulée à Positano étaient dignes d'une farce théâtrale, mais tout cela compliquait singulièrement la situation. Il doutait fort que la jeune femme accepte le fait qu'il se sente à présent responsable d'elle. Quoi que décide la loi anglaise, elle nierait toujours qu'il avait le devoir de la protéger. Elle refuserait à n'importe quel homme le droit d'exercer sur elle la moindre autorité. Comme si ses pensées avaient pénétré les brumes de son sommeil, elle ouvrit les yeux à cet instant. Toujours blottie contre lui, elle scruta le paysage qui les entourait et contempla la ligne brumeuse des collines qui s'étendaient à l'est. — Nous sommes encore loin du rivage. N'aurions-nous pas dû atteindre Amalfi, maintenant? — Je leur ai demandé de nous emmener jusqu'à Paestum. Tu disais avoir envie de voir les temples, là-bas. Les yeux baissés, elle considéra ce changement dans leurs plans. — Tu aurais pu me réveiller et me demander si cette visite à Paestum me convenait. Il ne lavait pas fait, car il ne voulait pas lui laisser le choix. Lorsqu'ils seraient à Pompéi, elle aurait hâte de reprendre sa mission. Quant à lui, dès leur retour à Naples, il devrait songer à ses propres intérêts. Très vite, ils s'opposeraient de nouveau. Il avait envie d'éviter ces querelles pendant encore un jour ou deux. — Ton malaise à l'église n'était pas feint. Tu as besoin de repos. Elle hocha légèrement la tête, et ses cheveux lui effleurèrent l'épaule. Il fut heureux qu'elle ne cherche pas à se dégager. Phaedra endormie était une merveille. Il venait de passer deux heures à étudier les détails de son visage, à respirer son parfum féminin, à tenir son corps souple et doux contre lui. Mais Phaedra éveillée l'intéressait encore plus. — Nous ne sommes pas vraiment mariés, bien entendu, dit-elle comme s'ils discutaient du sujet depuis des heures. Ce qu'ils avaient peut-être fait, en réalité, de manière silencieuse. — Je pense que nous le sommes, dans le royaume des Deux-Siciles. — Nous n'avons signé aucun document. — Ce pays est catholique. Pour eux le mariage est un sacrement, pas un contrat.

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— Nous ne sommes pas catholiques. — En effet, et cela pourrait faire toute la différence. Cependant, je n'en suis pas certain. Si ce mariage est légal ici, il l'est peut-être aussi chez nous. Il se prépara à la voir exploser de colère. Mais au lieu de cela, elle n'exprima qu'une consternation si discrète qu'il ne s'en serait pas rendu compte s'il ne l'avait pas tenue dans ses bras. — Ce que pensent les gens de ce royaume ne compte pas, dit-elle. Nous retournerons bientôt en Angleterre, où les lois sont plus justes. Ce qui est important, c'est que nous sachions tous les deux que nous ne sommes pas vraiment mariés. Le bateau s'orienta vers la côte. Elliot plissa les yeux pour observer le port minuscule où ils se rendaient. — Dis-le, ajouta Phaedra. — Que veux-tu que je dise ? — Que nous savons tous les deux que nous ne sommes pas mariés. Il aurait pu le dire, juste pour la rassurer, mais il n'était pas enclin au mensonge. En outre, l'ambiguïté de la situation ne le dérangeait pas autant qu'elle l'aurait dû. Il n'avait jamais recherché le mariage, et encore moins avec une femme comme Phaedra Blair. Mais quand il avait prononcé les vœux, il était conscient que ceux-ci étaient peut-être solides. D'autre part, il n'était pas inutile d'être son mari, dans un pays comme celui-ci. Il pourrait ainsi mieux la protéger, et l'envelopper du manteau d'immunité que lui procuraient ses origines aristocratiques. Il pourrait aussi la tenir à l'œil nuit et jour. Et s'ils devaient apprendre à leur retour en Angleterre qu'ils étaient bel et bien liés par leurs vœux de Positano... eh bien, il trouverait cela utile aussi. Car s'ils étaient réellement mariés, la décision de publier ou non ces Mémoires n'appartiendrait plus à la jeune femme. Il n'aurait jamais pu imaginer une façon aussi drastique de protéger la réputation de sa famille, mais le destin procurait une solution inattendue à son problème. Naturellement, cette solution n'allait pas plaire du tout à Phaedra. C'était la raison pour laquelle il avait demandé à l'équipage de les amener à Paestum. Il avait envie de prolonger le plus longtemps possible la fascination qu'elle lui inspirait, avant de savoir si Phaedra Blair passerait le reste de son existence à faire de sa vie un enfer. — Tu veux que je dise que nous savons tous les deux, alors que je ne sais rien de tel. Et toi non plus. En réalité, tu souhaites que j'agisse comme si nous n étions pas mariés. — Ce serait plus sage. — Je ne suis pas d'accord. Je pense que ce serait une façon criminelle de gaspiller une merveilleuse opportunité. Irritée par son refus, et sans doute aussi par la taquinerie qui perçait dans sa voix, elle échappa à son étreinte et se leva. Elle se campa face à lui, les mains sur les hanches, telle une femme décidée à grogner et houspiller jusqu'à ce qu'il se soit rallié à son point de vue. L'ombre projetée par le voile donnait à sa peau une pâleur éthérée. La brise soulevait les mèches de ses cheveux, les faisant danser autour d'elle tel un halo d'or en fusion. Les pans de sa robe se plaquaient contre son corps, révélant les contours de ses jambes et de ses hanches, faisant surgir le souvenir du corps nu qu'il avait tenu dans ses bras la nuit précédente. — Laisse-moi t'exposer les raisons pour lesquelles nous devons ignorer ce mariage jusqu'à notre retour en Angleterre. Elle commença un exposé logique de ses arguments, les énumérant en comptant sur ses doigts.

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Sa voix lui parvenait comme un chant lointain. Il se revoyait dans la tour, contemplant son corps nu. Il voulait la posséder comme il l'avait fait la nuit dernière, mais cette fois il serait son mari devant la loi. Elle allait et venait devant lui, tout en continuant d'argumenter. Toutefois, ses paroles restèrent de l'autre côté de la porte de la chambre dans laquelle il lui faisait l'amour. Enfin, elle s'immobilisa, et remit les poings sur les hanches. — Tu ne m'écoutes même pas. — J'écoute, et ta logique est digne d'un professeur d'Oxford. Je ne peux réfuter un seul de tes arguments. Mais pour le moment, tout cela m'est égal. Elle soupira et considéra avec dépit l'homme stupide et borné qui lui faisait face. — Tu ne veux pas savoir si tu es uni ou non à une femme que tu ne veux pas ? — J'y ai longuement réfléchi. Là où ça se complique, c'est que je ne suis pas sûr de ne pas vouloir la femme en question. Il l'attira sur ses genoux et l'embrassa, lui faisant revivre l'intimité de la nuit précédente. Il souhaitait que son désir rejoigne le sien, afin qu'elle comprenne la seule chose qui comptait pour lui en ce moment. La femme de l'aubergiste ouvrit la porte de la chambre de Phaedra, et fit une révérence digne d'une dame d'honneur de la reine. Un peu plus loin dans le couloir, l'aubergiste conduisit lui-même Elliot à sa chambre. Ils avaient décidé que l'arrivée de cet uomo magnifïco dans leur établissement justifiait un peu de servilité de leur part. Le regard de Phaedra croisa celui d'Elliot. Elle le soupçonna de mesurer la distance qui séparait leurs portes. Pendant un moment délicat, elle sentit son désir refaire surface. Elle pénétra dans la chambre et referma derrière elle, cherchant un sanctuaire où apaiser ses émotions. La dernière demi-heure qu'ils avaient passée sur ce bateau avait embrumé ses pensées. Les baisers d'Elliot avaient affecté son esprit, son corps, et son cœur. Il avait fait tomber l'une après l'autre les barrières derrière lesquelles elle se protégeait. Elle avait l'impression d'avoir été jetée en pleine mer. Elle était presque certaine que ces vœux n'avaient aucune valeur légale, mais ils allaient tout de même créer de terribles problèmes. Il serait plus sage de considérer qu'il n'y avait pas eu de mariage. Malheureusement, Elliot semblait d'un avis contraire. Ce n'était pas seulement la perspective d'une liaison qui le séduisait. En tant que mari, il pouvait prétendre à certains droits. Connaître ses idées et ses projets. La protéger et la posséder. Se mêler de ses affaires s'il n'était pas d'accord avec elle. Personne dans ce pays n'accepterait de l'aider, si son « mari » s'opposait à ce qu'elle voulait faire. La femme de l'aubergiste ouvrit sa malle, en sortit ses robes, et les secoua avant de les suspendre dans l'armoire. Elle examina les vêtements de tulle et de crêpe noir. — Mi dispiace. Elle pensait que c'étaient des vêtements de deuil et lui exprimait sa compassion. Phaedra ne connaissait pas suffisamment sa langue pour la détromper. La femme sortit pour aller chercher de l'eau. Quand elle revint, elle en versa dans une cuvette et proposa à Phaedra de l'aider à se déshabiller. — Votre mari... bello, élégante, dit-elle en défaisant les attaches de la robe. Ce n'est pas mon mari. Mais Phaedra garda le silence. Peu lui importait ce que pensait cette aubergiste. Elliot avait raison au moins sur un point : ce voyage serait plus facile si les gens les prenaient pour mari et femme. Elle avait déjà constaté la différence. Dans le bateau et dans l'auberge, le respect et la déférence avaient remplacé le subtil mépris qu'elle endurait habituellement.

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Quand elle fut enfin installée, le crépuscule commençait à tomber. La femme de l'aubergiste sortit au moment précis où Elliot se présenta à sa porte. Celui-ci lui donna quelques instructions. — Que lui as-tu dit? s'enquit Phaedra. — Que nous aimerions dîner à l'extérieur. Ils ont un très joli jardin. Je lui ai aussi demandé de nous préparer un bain après le dîner. Descendons, à présent. Nous n'avons rien mangé de la journée, à part un morceau de fromage dans le bateau. — Je te rejoindrai dans un moment. J'aimerais avoir quelques minutes à moi. Il sortit en fermant la porte, et elle absorba le silence qui enveloppait la chambre. Elle attendit que les traces de la présence d'Elliot se dissipent, que l'air redevienne normal. C'était à cause de la nuit dernière. Leur intimité avait été trop intense. Il avait pris plus que son plaisir, plus qu'elle ne l'aurait souhaité. Et elle n'avait pas été capable de l'arrêter, car c'était le premier homme qui lui faisait éprouver des sentiments aussi puissants. Elle balaya la chambre du regard. C'était probablement la plus luxueuse que possédait l'auberge. Les meubles rustiques imitaient le mobilier sculpté que l'on rencontrait si souvent à Naples. Des tentures de soie bleu pâle entouraient le lit, et un tapis fleuri ornait le plancher. Elle était heureuse à l'idée de dîner dans le jardin. Le bain serait aussi le bienvenu. Elliot avait devancé ses désirs. Il prenait soin d'elle comme les hommes le faisaient généralement avec leurs épouses, et n'importe quelle autre femme à sa place aurait été enchantée. Le problème, c'était qu'elle savait comment les choses tourneraient si elle le laissait se faire des idées. Le danger ne venait pas seulement de lui, mais aussi d'elle-même. Le monde semblait conspirer pour convaincre les femmes de vivre selon les normes imposées par la société. Souvent, le fait d'être différente lui avait paru si difficile, et elle s'était sentie si seule, qu'elle avait remis en question ses convictions. Nager à contre-courant pouvait devenir épuisant, et si un bateau croisait votre chemin, il était tentant de grimper à bord... Si de plus l'homme qui vous proposait de vous protéger était beau, riche, intelligent et passionné, il était facile de conclure que vous aviez nagé dans la mauvaise direction pendant toutes ces années. Et alors, il se passerait peu de temps avant que vous ne vous aperceviez un jour que vous ne savez plus du tout nager. Elle s'assit devant la coiffeuse pour se brosser les cheveux. Elle les ramena sur sa nuque et les noua en chignon, afin qu’Elliot ne soit pas gêné par son allure excentrique, si d'autres clients de l'auberge dînaient à côté d'eux. Puis elle prit son chapeau dans l'armoire et le posa sur sa tête. C'étaient de petits compromis faciles, qui ne lui coûtaient pas grand-chose, car elle les faisait en toute connaissance de cause. Cela ne changeait rien à sa personnalité. Les changements profonds n'étaient pas aussi évidents. Elle songea à l'homme qui l'attendait dans le jardin. Il était beau, attirant. Il aurait été séduisant de jouer à être mariée avec lui durant quelques jours. Une petite partie d'elle-même était fatiguée, et aurait aimé laisser quelqu'un s'occuper d'elle un moment. Pourquoi ne pas déposer les armes pendant une semaine ou deux, et les reprendre à son retour en Angleterre ? Le souvenir de sa mère fit irruption dans son esprit. Phaedra imagina Artémis Blair haussant un sourcil, l'air sceptique. Elle n'avait jamais exigé que sa fille suive ses traces. Elle s'était contentée de lui expliquer ce qu'on gagnait et ce qu'on perdait à revendiquer une telle liberté. Elle l'avait aussi prévenue qu'il ne pouvait y avoir de

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demi-mesures. Le monde ne le permettait pas. Si elle décidait d'être « normale », et acceptée par la société, ce devait être irrévocable. Phaedra finit de se préparer. Elle voulait bien laisser les gens de ce pays croire qu'elle était mariée à Elliot, mais elle ne pouvait se permettre de le lui laisser croire, à lui. Même pas pour quelques jours. S'ils jouaient à ce jeu, elle serait inévitablement perdante. Au fur et à mesure que le soleil baissait, la beauté de Phaedra devenait plus éclatante. Les lueurs du crépuscule soulignaient son teint magnifique et adoucissaient son regard. Les fleurs du jardin formaient comme une guirlande de pierres précieuses autour de la terrasse où ils étaient assis. Ils avaient passé tout le dîner à parler de leur visite aux temples de Paestum le lendemain. À présent, Phaedra était silencieuse. Il devina qu’ elle songeait aux chambres qu'ils occupaient, et aux heures qui s'annonçaient. Un subtil sentiment d'anticipation apparaissait dans ses yeux. Elle essaya de le dissimuler, mais elle n'était pas très experte dans ce domaine. Un par un, les autres clients quittèrent la terrasse. L'aubergiste apporta du café et les servit avec déférence avant de se retirer. — Il n'y a plus de soleil, Phaedra. Et les autres dîneurs sont partis. Tu peux enlever ton chapeau, à présent. Il ignorait si ce chapeau était le symbole d'un compromis, ou simplement une précaution pour la protéger du soleil. Le rebord projetait une ombre sur ses yeux. Il ne voulait pas qu'elle puisse cacher son désir. — Tu parles comme si tu m'accordais une permission, Elliot. Ou comme si tu me donnais un ordre. Malgré tout, elle ôta l'épingle qui retenait son chapeau, et posa celui-ci sur une table. — Quoi que tu penses de notre situation, tu ne dois pas me traiter comme ta femme. Cela ne me plaît pas. Comment pouvait-elle le savoir? Elle n'avait jamais été l'épouse de quelqu'un. Elle n'en avait même pas connu d'exemple dans la maison où elle avait grandi. Il lui adressa un vague sourire qui pouvait passer pour un acquiescement, et s'abîma dans la contemplation de son visage. Elle darda sur lui un regard perçant, comme si elle attendait une réponse plus nette de sa part. Elle semblait décidée à régler la question sur-le-champ. Il comprit qu'ils ne quitteraient pas la terrasse avant que ce soit chose faite. — Comment devrais-je te traiter, Phaedra ? Comme une maîtresse ? Comme un flirt ? — Comme une amie. — Nous étions amis, la nuit dernière. J'aimerais te traiter ainsi aussi souvent que possible. Il fut certain de la voir rougir, malgré la lumière qui faiblissait. — Non, pas comme la nuit dernière. Cela m'inquiète, justement. — Tu ne m'as pas paru inquiète, sur le moment. Toutefois, je suis prêt à changer. Comment te traitent tes amis ? — Avec moins de... Il n'est pas nécessaire de considérer cela comme une victoire ou une défaite de l'un de nous. Ce n'est pas une question de soumission et de possession. Et un homme n'a pas à... une personne n'a pas à s'insinuer dans les pensées de l'autre. Elle faisait référence à ses anciens amants, et admettait donc qu'il n'y avait pas eu de communion spirituelle avec eux. Toutefois, Elliot ne réagit pas sereinement à cette remarque.

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La jalousie s'insinua en lui. Ce n'était pas une émotion qui l'avait souvent fait souffrir par le passé. Terrorisé par le danger qu'elle représentait, il avait toujours essayé de la rejeter dans les oubliettes de son esprit. Il parvint à la contrôler, mais pas complètement. Son agacement se mua en colère. — Je me doute que tu as passé des heures à penser à tout cela, Phaedra. Ta philosophie est trop sophistiquée pour moi. — Ce ton ne me plaît pas. Inutile d'être grossier et moqueur, monsieur. Je savais que tu ne pourrais jamais... Est-il possible de partager du plaisir et... et... — Et quoi ? Découvrir à l'aube qu'on est indifférent au corps allongé dans le même lit ? Si un homme ne recherche qu'un plaisir charnel, il peut payer une catin. Je dirais que tu es très généreuse de ne rien exiger de plus que ce plaisir, mais je pense que tu parles par ignorance. En réalité, tes amis ne restent jamais avec toi jusqu'à l'aube, n'est-ce pas ? Je parie que tu les chasses beaucoup plus vite, afin qu'ils ne puissent avoir aucune prétention à ton égard ? — Je n'ai jamais été indifférente. Mais personne non plus ne m'a possédée. Je n'ai jamais été prisonnière des faux liens que crée la passion. Et je ne me suis pas sentie dominée au cours de l'acte lui-même. Il ne voulait pas l'entendre parler de ce qu'elle avait fait avec d'autres hommes. — Tes amis croyaient qu'il était de leur intérêt de te dissimuler leurs vraies pensées, voilà tout. Cela eut le don de la mettre en colère à son tour. — Je ne te parle pas de vauriens ou d'imbéciles, mais d'hommes bons et honnêtes. Ils n'étaient pas comme toi, c'est tout. Elle prononça ces mots d'une voix froide, distante. Un homme raisonnable aurait compris qu'il valait mieux renoncer et se retirer. Du diable s'il allait se laisser faire ! — S'ils étaient des hommes, ils ne pouvaient pas être très différents de moi. Un homme ne cesse pas de réagir comme un homme parce qu'il est avec une femme qui n'apprécie pas la façon dont les hommes raisonnent. Tes amis ont fait semblant d'avoir d'autres idées afin de gagner tes faveurs. Les hommes font ces choses-là tout le temps. — S'ils avaient simulé leurs sentiments, je crois que je l'aurais remarqué. — Tu étais peut-être trop occupée à prendre ton plaisir, et à éviter ces désagréables intrusions spirituelles, pour remarquer un tel détail. Le visage de Phaedra se figea sous le choc. — J'avais espéré... Je vois bien à présent que ma mère avait raison. La plupart des hommes ne sont pas assez éclairés pour comprendre ce que je décris, et rien ne peut les faire changer. Elle ramassa son chapeau et se leva. — Je regrette, mais tu ne peux pas faire partie de mes amis, Elliot. Tu ne me conviens pas. Elle traversa le jardin pour gagner la porte de Tau-berge. La reine venait de faire son choix. Elle avait décidé que cette abeille-là pouvait aller butiner ailleurs. En temps normal, il aurait accepté d'être rejeté par une femme, avec humour et même une certaine bonne grâce. En temps normal, cela lui aurait été égal, et il n'aurait éprouvé qu'une brève déception. Le refus impérieux de cette femme le gênait beaucoup, pour des raisons qu'il n'était pas d'humeur à analyser maintenant. Elle venait une fois de plus de lui lancer un défi, et il ne pouvait l'ignorer. Beaucoup de choses avaient changé, depuis la dernière fois qu'il l'avait laissée s'enfuir.

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Cet homme était impossible. Comment quelqu'un d'aussi intelligent pouvait-il devenir aussi stupide ? Comment osait-il insinuer... non, pas insinuer, carrément laisser entendre... et même l'accuser de ne pas valoir mieux qu'une catin ? Elle grogna en remontant vers sa chambre. Il n'avait certainement pas d'amies femmes. Lord Elliot n'avait que des maîtresses, des catins sans doute, puisqu'il semblait si bien connaître ce genre de femmes. Elle agrippa la poignée de sa porte. Il était désespérant. Et elle allait être obligée de le supporter pendant des jours. Il serait là, à côté d'elle, avec la façon irritante qu'il avait de s'imposer. Et son cœur se mettrait à battre stupidement la chamade, chaque fois qu'elle le verrait arriver ! Il la rendait folle de désir, mais elle n'oserait pas succomber encore une fois à la tentation. Elle ouvrit la porte avec brusquerie et fut enveloppée par une chaleur humide. Une servante fit la révérence, souleva les seaux posés sur les cendres rougeoyantes de la cheminée, et versa l'eau dans une baignoire métallique. Soudain, Phaedra ressentit toute la fatigue accumulée au cours de ces deux jours. Son corps avait gardé les odeurs de la nuit dernière, ce qui lui rappela le plaisir auquel elle venait de renoncer. Elle aurait été soulagée si elle avait pu faire disparaître ces derniers jours simplement en prenant un bain ! La servante finit d'emplir la baignoire. Phaedra la congédia et se déshabilla seule, comme elle le faisait depuis des années. Elle ne serait jamais la propriété d'un homme, décida-t-elle. Elle était Phaedra Blair, une femme libre et subvenant à ses besoins, ne répondant qu'aux règles qu'elle avait elle-même établies. Elle entra dans la baignoire avec un gémissement de bonheur. L'eau dissipa sa tension et sa colère. Elle demeura un long moment ainsi, puis se redressa et défit ses cheveux pour les laver. Elle fit glisser le savon parfumé sur son corps, joua avec la mousse. Le cœur plus léger, elle eut l'impression de redevenir elle-même. Elle se redressa et offrit son corps à la brise fraîche qui pénétrait par la fenêtre. La sensation la captiva. Pour la première fois depuis des jours, elle avait une réelle impression de fraîcheur. Le bruit de la poignée fit éclater sa bulle de solitude. Une présence s'introduisit dans la pièce, physiquement et spirituellement. Délibérément. Elle demeura figée un instant, abasourdie par le changement qui venait de se produire. Une vague de désir envahit son corps, compromettant en l'espace de quelques secondes les choix qu'elle venait de faire après tant de réflexion. Elle tendit la main pour saisir la serviette posée sur un tabouret, à côté de la baignoire. Une main brune la devança.

14

Il pensait qu'elle aurait fini de prendre son bain. Il fut sur le point de se retirer, tout de suite après avoir ouvert la porte. Non pour préserver sa pudeur, bien entendu. Ils avaient dépassé ce stade. Quand il la vit nue, debout dans la baignoire, sa gorge s'assécha brusquement. Elle était si calme et immobile qu'on eût dit une statue. Le temps sembla s'arrêter tandis que son regard suivait les courbes parfaites de son dos, de ses hanches, et s'attardait sur la fossette charmante qui creusait ses reins. La douce rondeur de ses fesses disparaissait dans l'ombre. Ses épaules droites reflétaient la fierté de son caractère, même dans ce moment d'intimité.

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Ce ne fut pas son désir physique qui le stupéfia, mais une réaction encore plus viscérale. Elle est à moi. La déclaration instinctive le transperça avec acuité. Si le désir était familier, ce n'était pas le cas de cette proclamation. Comme la jalousie éprouvée dans le jardin, c'était une chose dangereuse. Il s'en rendit compte, vaguement. Il entrevit aussi des choses sur lesquelles il avait évité de s'attarder jusqu'ici. Son désir pour Phaedra révélait des vérités qu'il n'était pas sûr de vouloir connaître. Il alla vers elle. Elle n'avait pas bougé durant cette longue pause. Mais à peine eut-il avancé la main vers la serviette qu'elle l'agrippa également, avec une rapidité désespérée, comme si elle avait peur. Des gouttes minuscules scintillaient sur ses épaules nues et sur son bras. Ses doigts pâles se refermèrent sur le linge, à côté de sa main brune. Ils se figèrent dans cette position. Elle est à moi. Les mots se répétèrent dans sa tête, avec calme et assurance cette fois. Elle ne lui avait pas ordonné de sortir. Elle lui permettait de rester, et de la regarder. Elle n'avait rien fait pour dissiper l'atmosphère de sensualité qui les enveloppait. Elle ne le savait pas encore, mais elle s'était déjà rendue. Il relâcha la serviette, et elle la plaqua sur son corps nu. Puis elle sortit de la baignoire et le toisa. Son regard s'attarda longuement sur son visage, avec une audace qui le rendit fou. Il n'avait jamais compris les hommes qui désiraient tant une femme qu'ils se comportaient avec sauvagerie, d'une façon irrationnelle. Maintenant, il comprenait. Elle jeta un coup d'œil à sa chemise aux manches relevées, à ses pieds nus. — Tes cheveux sont humides. Tu as pris un bain, toi aussi, fit-elle remarquer. Elle se retourna vers la baignoire, où subsistaient des paquets de mousse. — Je me suis attardée trop longtemps dans le mien. La serviette ne la couvrait pas complètement. Elle collait à ses courbes, ne cachant pas grand-chose de sa nudité. Elle tendit le bras vers le cordon pour sonner les domestiques. — La servante va venir ranger tout ça. Il fit deux enjambées et arrêta son geste. Sa main se referma sur la sienne avant qu'elle ait eu le temps de toucher le cordon. Il déposa un baiser sur son épaule. Une fragrance fleurie l'enivra. Elle tenta en vain de réprimer un soupir. — Je ne t'ai pas invité à entrer. — Non, tu ne m'as pas invité. — Je crois que nous ne devrions pas... Les mots s'éteignirent sur ses lèvres, et elle inspira doucement quand il lui embrassa le cou. — Tu essaies de me séduire, murmura-t-elle. — Je ne me contenterai pas d'essayer. Il la pressa plus étroitement contre lui et fit glisser ses paumes sur la serviette qui moulait son corps. Phaedra avait gardé les mains crispées sur sa poitrine, retenant le tissu humide devant elle. Il lui déplia doucement les doigts, l'obligeant à lâcher prise. Elle ne fit que resserrer la pression de ses doigts. Le désir qu'elle éprouvait était évident, mais il devina qu'une rébellion venait de se former dans son cœur. Il insinua les mains sous la serviette, afin de la réprimer au plus vite. Il n'y parvint pas tout à fait. — J'ai dit que tu ne pouvais pas être l'un de mes amis, protesta-t-elle d'une voix tremblante.

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— Et moi, je t'ai dit à Naples qu'être ton ami ne m'intéressait pas. Maintenant, lâche cette serviette, car tu en as autant envie que moi. — Non-, c'est trop dangereux. Il lui embrassa de nouveau le cou. Elle semblait petite et fragile. — Il n'y a aucun danger. Je te veux dans mes bras ce soir, c'est tout. — Je ne crois pas que tu dises la vérité. Elle ne précisa pas à laquelle de ces deux phrases elle ne croyait pas. Peut-être les considérait-elle toutes les deux comme des mensonges. Il n'insista pas. Certain qu'elle finirait par lâcher la serviette, il se contenta de garder ses doigts crispés dans les siens. De toute évidence, elle mena un long débat intérieur. Et peu à peu, elle se détendit. Il sut qu'elle avait décidé de se donner à lui lorsque ses doigts relâchèrent lentement leur étreinte. Il jeta la serviette de côté, afin que rien ne vienne gêner ses caresses. Sa peau était fraîche et douce. Il cueillit ses seins dans ses mains et en caressa les mamelons, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus réprimer ses soupirs de plaisir. Alors, il posa les lèvres au creux de son cou, pour sentir les battements rapides de son pouls. Elle est à moi. Elle avait trop réfléchi, pour quelque chose qui ne demandait que très peu de réflexion. Après tout, elle donnait et prenait du plaisir. Rien de plus. Ce fut la dernière pensée rationnelle de Phaedra, juste avant de succomber aux caresses d'Elliot. Il la fit rapidement basculer dans un océan de sensations, où la raison n'avait plus cours. Les flammes qu'il faisait surgir consumaient le bon sens auquel elle tentait désespérément de se raccrocher. Elle eut beau chercher dans son esprit embrumé, elle ne put retrouver les raisons pour lesquelles elle devait absolument repousser cet homme. Ses mains prenaient possession de son corps, faisant naître le plaisir partout où elles passaient. Chaque caresse promettait de lui faire connaître la même extase qu'elle avait expérimentée la nuit précédente. Tous ses raisonnements sur le danger, et le coût de cet instant d'égarement, lui semblèrent stupides et insignifiants. Elle adorait le contact de ces mains viriles. Elle s'abandonna contre son corps solide et savoura chaque caresse. Ses paumes fermes glissant sur ses hanches et sur son ventre, ses doigts survolant ses cuisses, taquinant ses seins. Il y avait une certaine liberté dans le fait de décider que ce que cela signifiait n'avait pas vraiment d'importance. Une liberté grisante. Elle avait cherché à réprimer à tout prix ses désirs sensuels, et la capitulation était un soulagement. Elle opta pour l'abandon, remettant la réflexion et le débat à un autre jour. Comprenant qu'elle avait renoncé à toute résistance, il franchit une étape, prenant ce qu'il pensait lui revenir de droit. Elle s'en moquait. L'érotisme contenu dans cette soumission l'envoûtait plus qu'il ne la choquait. Elle lui offrit son corps, avide de caresses, trop transportée de plaisir pour se poser des questions. Les yeux entrouverts, elle regarda ses belles mains posées sur ses seins, caressant encore et encore ses mamelons. Chaque effleurement la transperçait d'une flèche de volupté. Elle s'arqua vers lui, demandant plus encore. Une vague chaude déferla dans son ventre, lui faisant perdre la tête. Une main s'aventura le long de son corps, et s'insinua entre ses cuisses, dans ses boucles humides. Elle tenait à peine debout. Elle respirait difficilement, poussant de petits gémissements d'impatience. Elle voulut se retourner dans ses bras, afin de le toucher comme elle en avait envie.

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Il ne la laissa pas faire. Détachant les doigts qu'elle avait refermés sur ses bras, il les posa sur le montant du lit. Dépourvue de son soutien, elle crispa les mains sur le bois sculpté. Tout à coup, elle fut frappée par la vulnérabilité qu'elle présentait, nue, et dans cette position de passivité. Elle lança un coup d'œil par-dessus son épaule, et constata qu'il avait ôté sa chemise. Elle voulut se retourner, mais il l'arrêta. — Non, ne bouge pas. Tu es très belle ainsi. Son cœur battait à grands coups. Elle était belle, et soumise, et impatiente... Le désir l'enflamma, créant une torture nouvelle, insupportable. Elle ferma les yeux comme pour contenir cette réaction primitive. La violence de ce désir l'effrayait. Il finit d'ôter ses vêtements et s'approcha. Un frisson d'anticipation la parcourut. Il la recouvrait sans la toucher. La dominait, sans rien faire pour cela. Elle sentit les paumes de ses mains se plaquer sur ses épaules, et glisser lentement. — Ne tourne pas la tête, lui demanda-t-il doucement. Reste comme ça. Ses caresses coulèrent le long de ses reins, puis remontèrent sur ses seins. Les pointes étaient si sensibles que le plus léger effleurement provoquait un choc étourdissant. Elle fit ce qu'il exigeait, mais garda les yeux fermés. L'obscurité était rassurante, elle y trouvait une sorte de sécurité. Cependant, elle ne pouvait non plus se retirer dans un monde secret. La présence d'Elliot occupait tout l'espace. Elle crut qu'il allait l'emmener dans le lit. Mais il la garda là, continuant de lui caresser les seins, lui faisant peu à peu perdre la tête. Puis il s'écarta, la laissant tremblante de désir. Lorsqu'elle émit un gémissement de détresse, creusant les reins pour mieux s'offrir, il consentit à reprendre ses caresses. Un bras glissa autour de sa taille, l'autre se posa sur un sein. Puis, du bout des doigts, il s'insinua dans le secret de sa féminité. Elle n'avait jamais rien vécu de pareil. Ses mains se crispèrent sur le montant du lit, puis toute réalité s'effaça et elle ne fut plus consciente que du plaisir qui approchait. Elle ne voyait plus, n'entendait plus, mais une longue incantation résonnait dans sa tête, des prières, des supplications. Il finit par la pénétrer d'un mouvement puissant. Elle chercha aussitôt à combler le désir qui la torturait, mais il prolongea ses tourments, continuant de lui prodiguer ses caresses et repoussant le moment de lui donner ce qu'elle réclamait. Alors il s'enfonça plus profondément en elle, la guidant vers le point culminant qu'elle cherchait. Il fut là tout le temps, la contrôlant jusqu'au moment où les tremblements laissèrent place à un torrent de jouissance qui la submergea. Puis elle fut dans ses bras, leurs deux corps intimement enlacés. Elle sentit son souffle rauque contre sa joue, son cœur qui battait à grands coups, au même rythme que le sien. Elliot regarda les premières lueurs de l'aube s'infiltrer dans la chambre à travers les volets. Phaedra n'allait pas tarder à se lever et à se préparer pour la visite des temples. Il aurait préféré passer la journée au lit. Il avait déjà vu les temples de cette ancienne colonie grecque. Mais Phaedra ne les connaissait pas. Elle n'avait émis aucune protestation au cours de cette longue nuit, même pas la dernière fois, lorsqu'ils avaient fait l'amour très lentement, tout en parlant. Cependant, il ne pensait pas qu'elle accepterait de continuer ainsi pendant des jours, même s'il ne demandait pas mieux. Il faudrait sans doute qu'ils règlent quelques petits détails entre eux. Lesquels ? En fait, il n'aurait su le dire. Cette liaison ne ressemblait pas aux autres. Avec n'importe

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quelle autre femme, les choses auraient paru simples, il y aurait eu une sorte de compréhension mutuelle, un arrangement. Sa maîtresse. Son amante. Elle n'accepterait aucune de ces étiquettes, et d'ailleurs aucune ne lui convenait. Toutefois, il avait envie de la garder. Il aurait aimé lui faire porter des robes qui l'embelliraient, lui offrir les domestiques qu'elle n'avait pas les moyens d'engager. Son épouse. Hors de question. Bien que l'idée lui paraisse juste. Une catin, une pécheresse. C'était ainsi que le monde la voyait. Mais quiconque la connaissait savait que ces termes ne la décrivaient nullement. Une amie. Il tourna et retourna le mot dans sa tête. C'était le seul titre qu’ elle acceptait de donner aux hommes qui passaient dans sa vie. Son côté le plus primitif avait été assouvi et apaisé au cours de la nuit. Toutefois, son instinct de possession était intact. Il ne pouvait penser à elle comme à une amie. Dans l'amitié, il n'y avait pas de désir, peu de certitude, et beaucoup de liberté. Elle se frotta les yeux et souleva les paupières. — Il faut partir tôt si nous voulons éviter la grosse chaleur, dit-elle. — Nous pouvons y aller demain. Elle fit courir ses doigts sur le torse d'Elliot. — Il vaut mieux y aller tout de suite, tant que je peux encore marcher. Son espièglerie lui fit éprouver une joie ridicule. De même que l'indication qu'elle n'avait pas décidé de mettre un terme à leur relation dès qu'ils auraient quitté ce lit. De toute façon, il ne l'aurait pas permis. — Nous avons fait des folies hier soir, reprit-elle. — De la meilleure façon qui existe. — Tu crois que c'est le soleil qui fait cela aux Anglais, quand ils voyagent ? Nos compatriotes ont la réputation d'abandonner tout bon sens dès qu'ils sont à l'étranger. Après tout c'est possible, nous sommes si peu habitués à la chaleur ! Nous nous lançons dans ces excursions, mal équipés et sans expérience. — Je n'ai pas besoin du soleil de Méditerranée pour te désirer, Phaedra. Mais l'explication de la jeune femme était plus judicieuse qu'il ne voulait le reconnaître. Il avait en grande partie renoncé au bon sens avec elle. Il se laissait gouverner par le désir, et les complications le guettaient. Cela ne lui ressemblait pas, de laisser ses responsabilités de côté pour s'adonner au plaisir. Elle sourit. — Tu dois avoir raison. Ce n'est pas le soleil. C'est le fait d'être loin de chez nous, des histoires et des obligations qui nous ont formés. Loin de chez soi, on devient une autre personne. Il arrive sûrement la même chose aux étrangers qui visitent Londres. — Et ils disent sans doute que la pluie et le brouillard les rendent fous. Elle roula sur le dos en riant. Le drap forma des plis gracieux sur ses seins. Elliot la contempla. — Tu ne crains pas de tomber enceinte, Phaedra ? J'ai été imprudent cette fois-ci, dans mon impatience. Mais dorénavant, il faudra prendre des précautions. Elle posa la main sur son ventre. — Je ne pense pas que j'aimerais prendre des précautions. Si j'ai un enfant, je relèverai, comme ma mère l'a fait avec moi. Après tout, c'est une chose naturelle pour une femme d'avoir un enfant. Artémis Blair avait donné naissance à Phaedra et l'avait élevée, mais elle n'avait jamais été mariée à Richard Drury. Cela n'arriverait pas avec lui. — J'espère que tu ne me crois pas capable de renier mon enfant?

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— Toi ? s'exclama-t-elle, amusée. Non, je crois que tu n'en serais pas capable, même si je l'exigeais. Toutefois, je n'ai jamais été enceinte jusqu'ici, et il est peu vraisemblable que j'aie un jour cette chance. Cette chance. Elle ne redoutait donc pas une grossesse. Cela lui rappela qu'elle ne vivait pas dans le même monde que lui, et n'obéissait pas aux mêmes règles que les autres femmes. Maîtresse, épouse, pécheresse, amie. Aucun des mots qu'il avait essayés ne lui correspondait. Il se hissa au-dessus d'elle, pour avoir une fois de plus le plaisir de la sentir prisonnière de son corps. Il savoura la chaleur de sa peau soyeuse, et contempla ses yeux brillants. — Je crois que nous devrions nous faire plaisir, Phaedra. Nous devrions nous permettre d'être aussi fous que nos concitoyens. Profitons de la liberté qui nous est offerte de vivre différemment sous ce soleil étranger. Il caressa sa joue délicate, et elle hocha imperceptiblement la tête.

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— Je suis émerveillée, Elliot. Cette semaine a été extraordinaire, mais cette expérience est de loin la plus impressionnante. — Je suppose que cela surpasse tous les autres sites que tu as vus, et non toutes tes expériences ? Ils échangèrent le genre de regard que seuls des amants peuvent échanger. Oh oui, elle ne faisait allusion qu'aux sites antiques. Ils s'étaient attardés à Amalfi plus longtemps que nécessaire, avant de faire le voyage jusqu'à Pompéi par la route. Elliot s'était arrangé pour que le voyage dure trois jours, alors qu'il aurait pu facilement être accompli en une seule journée. Pendant ce temps, le monde réel avait été tenu à l'écart. Ils avaient passé la nuit précédente dans un hameau. Ils avaient fait l'amour avec une fièvre désespérée. Phaedra s'était éveillée à l'aube, triste et mélancolique. Pompéi n'était plus très loin, ni les réalités qu'elle s'était efforcée d'ignorer. Était-ce son imagination, ou bien décelait-elle une ombre de tristesse dans le sourire de son compagnon ? Son regard était plus sombre que les jours précédents. Il était venu à Pompéi pour son livre, mais elle ne pensait pas que son changement d'humeur était dû au souci que lui procuraient ses recherches. Elle posa un pied dans le profond sillon creusé au milieu de la rue. — Quand on pense que des chariots romains sont passés sur ce chemin, il y a deux mille ans... — Voilà la boulangerie. Elle n'est pas très différente de ce que nous connaissons. Il la guida à l'intérieur du bâtiment, où ils découvrirent les niches profondes qui servaient de fours. Phaedra imagina les gens qui travaillaient là, les domestiques qui venaient acheter le pain. Et aussi l'horreur qu'ils avaient dû éprouver lorsque le Vésuve avait craché des nuages de cendres, recouvrant la ville et ses habitants. D'autres touristes marchaient le long des rues. La plupart étaient accompagnés d'un guide, mais elle n'en avait pas besoin. Elliot Rothwell lui donnait toutes les explications nécessaires. Ils se retrouvèrent devant les fouilles en cours. Les travaux avaient repris, après la sieste. Des hommes alignés les uns derrière les autres transportaient des paniers de terre. D'autres emportaient des débris à l'extérieur de la cité. La ville était explorée mètre carré par mètre carré. — Je suppose qu'ils enregistrent toutes leurs découvertes, dit-elle.

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— Autrefois, ils ne creusaient que dans l'espoir de trouver un trésor. Aujourd'hui, le moindre débris de céramique est répertorié. — Mais autrefois, les objets n'étaient pas enregistrés? — Les rois de Naples ont décidé depuis longtemps que tout ce qui venait de Pompéi leur appartenait. Les recherches du siècle dernier n'étaient pas aussi scientifiques qu'aujourd'hui. Mais tous les objets de valeur ont été inscrits dans des registres. Elle déambula le long d'une tranchée. Elle avait failli oublier d'emporter le camée, ce matin. Le plaisir que lui donnait Elliot lui faisait perdre la tête. Caché au fond de sa poche, le bijou battait légèrement contre sa cuisse. N'oublie pas la raison de ta présence ici, semblait-il vouloir dire. Elle soupçonnait Elliot d'expérimenter lui aussi quelques rappels à l'ordre. Il avait quitté l'Angleterre pour des raisons précises. Lorsque ses recherches à Pompéi seraient terminées, combien de temps lui faudrait-il pour se rappeler le deuxième objectif de son voyage ? Cela creuserait un gouffre entre eux. Phaedra pensa à la semaine écoulée. Leur liaison survivrait probablement encore quelques jours. Au moins jusqu'à ce qu'ils aient regagné Naples. Cependant, ce ne serait plus pareil. Ils ne pourraient plus jouer à avoir une autre vie, à être libérés de leurs devoirs. Elle ne pourrait plus ignorer qui elle était. — Tu devrais demander à voir le directeur, dit-elle. Tu as des recherches à faire ici. Il ne répondit pas tout de suite. Il demeura là, et sa seule présence lui faisait de l'effet. Pas seulement physiquement. Leur intimité n'avait pas besoin de l'obscurité pour resurgir. Elle se sentit pénétrée de cette sensation, et son cœur se serra. — Oui, je suppose qu'il est temps, admit-il en lui prenant la main. Viens avec moi, je vais te le présenter. Il a probablement entendu parler des études de ta mère. Les ouvriers ne firent pas d'objection quand Elliot guida Phaedra dans le champ de fouilles. Toutefois, ils cessèrent de travailler pour les regarder. Elliot savait que toute leur attention se portait sur la femme à son côté. Son chapeau ne cachait ni ses cheveux roux ni sa beauté. Phaedra était une personne que l'on remarquait, même lorsque sa tenue n'était pas excentrique. Un homme vêtu d'un costume poussiéreux vint à leur rencontre. Il leur sourit avec amabilité. — Buongiorno, signore. Madame. Vous êtes anglais ? — Oui. Je suis lord Elliot Rothwell, et voici... Il hésita à présenter Phaedra comme il le faisait depuis quelques jours. Il pouvait prétendre qu'elle était sa femme devant d'humbles aubergistes, mais là c'était différent. — Voici Mlle Phaedra Blair. Nous cherchons Michele Arditi, le directeur du site. — Je suis Michele Arditi. Je suis très honoré, lord Elliot. Le signore Greenwood m'a annoncé votre visite il y a une semaine, et je craignais qu'il ne vous soit arrivé quelque chose. Elliot n'avait jamais rencontré Arditi. Le directeur n'était pas à Pompéi lors de sa dernière visite. Mais l'homme était aimable, et il semblait assez sûr de lui. Arditi fit un geste pour désigner les fouilles derrière lui. — Il y a beaucoup de nouveautés à voir. Je regrette que certaines choses ne soient choquantes pour les dames. Et le terrain est très accidenté. Il laissa son regard s'attarder sur Phaedra, avant d'ajouter : — Le signore Greenwood m'a dit dans sa lettre que vous viendriez aussi, et que vous étiez la fille d'Artémis Blair. — En effet.

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— Je connais sa traduction de Pline. Elle n'est peut-être pas aussi nuancée que les traductions italiennes, mais pour une Anglaise, le choix des mots est impressionnant. Phaedra accueillit ce vague compliment avec grâce. — Je pourrai peut-être voir les découvertes qui sont convenables pour une dame. Lord Elliot continuera sa visite pendant que je l'attendrai dans une auberge, à l'extérieur des murs de la ville. Arditi les conduisit dans les bâtiments dégagés récemment. Ils passèrent un long moment à visiter les maisons sur la Via di Mercurio. Arditi les emmena ensuite voir la maison de Pansa, où il entretint longuement Phaedra de ses découvertes, tandis qu’ une petite armée d'ouvriers nettoyait les parois. Quand ils sortirent de la maison, il envoya un homme porter un message. — J'ai fait appeler Nicolas d'Apuzzo, l'architecte actuel et responsable des fouilles, expliqua-t-il. Il vous montrera tout ce que vous désirez voir, lord Elliot. Vous pouvez rester ce soir jusqu'à la fermeture, et revenir aussi souvent que vous le voulez. Toutefois, je ne pense pas que Mlle Blair trouvera ici une auberge convenable. Puis-je proposer de l'escorter jusqu'à Portici? Vous la rejoindrez au musée un peu plus tard, et je vous indiquerai un hôtel. Ils acquiescèrent. Nicolas d'Apuzzo arriva, et Arditi lui confia Elliot. Après quoi, il offrit son bras à Phaedra. Elliot les regarda s'éloigner. L'admiration d'Arditi pour la jeune femme crevait les yeux. Il l'enrobait de flatteries. Il rit en lui-même de la vive jalousie qui le transperça. Il était temps de refermer la porte de sa chambre secrète, sans quoi il n'entendrait rien de ce que disait d'Apuzzo. La question était de savoir s'il devait encore la laisser entrouverte... Portici était un rassemblement de magnifiques villas à l'ouest du Vésuve, construites dans le style classique. Les somptueuses demeures étaient alignées le long d'une route menant à la mer. Quand Michele Arditi proposa à Phaedra de lui faire faire le tour du musée, elle accepta et prit patience en l'écoutant débiter avec éloquence toutes sortes d'histoires sur les objets exposés. Il prolongea la visite aussi longtemps que possible, mais finalement ils eurent tout vu, et Elliot n'était toujours pas là. Le signore Arditi fit remarquer que la nuit ne serait pas tombée avant une bonne heure, et il suggéra de prendre le café dans son bureau. Une dame convenable n'aurait sans doute pas accepté, malgré l'allure paternelle d'Arditi. Mais Phaedra n'était pas une dame convenable. — Lord Elliot m'a dit que vous étiez le directeur du site, mais à ce que j'ai compris, vous n'effectuez pas de fouilles vous-même, dit-elle lorsqu'ils furent installés dans le bureau spacieux. Des objets antiques étaient disséminés sur les étagères. — Les architectes dirigent les fouilles et effectuent les travaux de restauration. Je contrôle le site et le musée où nous nous trouvons. — Êtes-vous ici depuis longtemps ? — Je suis arrivé en 1807. J'ai été nommé à ce poste par Napoléon. Quand il a été vaincu, et la monarchie restaurée, on m'a demandé de continuer. Son ton laissait entendre que le roi avait reconnu en lui un directeur d'une classe supérieure. — Les méthodes furent améliorées sous les Français. Cependant, avec le retour des Bourbons... le dernier roi ne s'intéressait pas à notre travail. Mais ce roi-ci a vu le bénéfice qu'il pouvait tirer de la remise en état du site. Ceci est notre histoire. Notre patrimoine.

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Il s'étendit longuement sur le sujet, et sur le rôle important qu'il avait joué dans la redécouverte de Pompéi. Phaedra l'écouta, les mains posées sur ses genoux, et sur le petit objet caché dans sa poche. Voyant que l'enthousiasme d'Arditi finissait par faiblir, elle aborda le sujet qui lui tenait à cœur. — Signore Arditi, puis-je me permettre de mettre vos talents à profit ? Nul autre que vous ne saurait m'aider. Arditi haussa imperceptiblement les sourcils, et leva les mains en un geste d'humilité. — Si je peux vous être d'une aide quelconque, ce sera avec plaisir, mademoiselle Blair. Elle sortit le camée de sa poche, et le plaça sur le bureau. — On m'a dit que ceci venait de Pompéi. Qu'il avait été trouvé dans les ruines, et qu'il datait de l'Antiquité. Je pense que vous pourrez me dire si c'est la vérité. Le directeur prit le camée et alla le regarder à la lumière, près de la fenêtre. — Où l'avez-vous eu ? — Je préfère garder le silence sur ce point. Il étudia les petites silhouettes sculptées en fronçant les sourcils. — J'ai le regret de vous dire que c'est une copie. Une très bonne imitation. Il en existe quelques-unes sur le marché, mais nous n'avons jamais pu découvrir qui les fabriquait. Je soupçonne un des restaurateurs de bijoux qui travaillait ici il y a longtemps. L'homme est malin. Il n'en fait pas beaucoup, et ils sont vendus sous le manteau, pour des sommes très élevées. Certains marchands peu scrupuleux se chargent d'écouler ces objets sans poser de questions. — Vous êtes sûr que c'est une copie ? — Aussi sûr que je puis l'être. Ce n'était pas suffisant pour Phaedra, qui demanda : — À quoi le voyez-vous ? Je voudrais éviter d'être la proie de marchands malhonnêtes, à l'avenir. — Le relief serait plus usé si l'objet avait été enterré. Il est trop propre, trop parfait. La monture aussi. L'or devrait être marqué, moins lisse. Cela fait plus de vingt ans que je supervise ce site. Depuis quinze ans, nous nous assurons que l'héritage n'est pas dispersé. Je veille à ce que chaque découverte soit cataloguée et enregistrée. Aucun objet ne quitte le site de Pompéi, sauf si je l'amène moi-même dans ce musée ou si je l'envoie à Naples. — Se pourrait-il que ce bijou ait été trouvé avant votre arrivée ? À l'époque, les méthodes étaient moins scientifiques, n'est-ce pas ? — C est un objet de valeur. Autrefois, les objets de céramique, ceux qui étaient communs ou cassés, auraient pu être jetés dans les décombres. Mais pas un bijou. Si un ouvrier volait une pièce comme celle-ci, il serait pendu. Non, c'est une copie. Elle tendit la main pour récupérer le camée. Il le lui rendit, visiblement à contrecœur. Le silence régnait dans le musée. Arditi regarda par la fenêtre. — Ah, voici la voiture de lord Elliot. Je dois lui rappeler que seul le vin rouge peut débarrasser sa gorge de la poussière du site. À Pompéi, même la poussière a une qualité différente. Elliot se dit qu'Arditi savait de quoi il parlait. Il leva son verre et avala une gorgée de vin pour ôter la poussière qui s'accrochait à sa gorge. Phaedra et lui dînaient à Portici, dans la maison où ils étaient hébergés. Un grand nombre d'Anglais résidaient dans la même villa. Ils visitaient les fouilles pendant la journée, et le soir ils profitaient de l'hospitalité des aristocrates napolitains, qui avaient fui la chaleur accablante de la ville.

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Cette fois, il n'avait pas présenté Phaedra comme son épouse. Il ne connaissait aucune des autres personnes, mais il y avait des chances pour que ses compatriotes les reconnaissent, lui ou l'excentrique Phaedra Blair. Ce qui n'était pas certain non plus. Elle avait revêtu une robe bleue pour le dîner, et avait relevé ses cheveux en chignon, dans un style plus sophistiqué qu'à Paestum. Sous cette allure « normale », les gens auraient du mal à la reconnaître. — As-tu trouvé ce que tu cherchais ? demanda-t-elle. — Oui, mais je dois retourner sur le site demain. Sa concentration avait fini par se recentrer sur les découvertes archéologiques. Il avait éprouvé du plaisir à se replonger dans ses études. Il s'en était éloigné trop longtemps, perturbé par Phaedra. Cela ne lui était jamais arrivé auparavant, ce qui en disait long sur le pouvoir que cette femme exerçait sur lui. Aujourd'hui, cependant, une partie de lui s'était réveillée et avait regagné de la vitalité. Il avait quitté Pompéi plus content qu'il n'y était arrivé, avec l'impression d'être redevenu lui-même. — Et toi, Phaedra ? Je suppose que tu as aussi trouvé ce que tu cherchais ? — Qu'est-ce qui te fait penser cela ? — Tu es venue pour poser tes questions à l'homme le plus susceptible de donner une réponse juste. Je crois que tu n'aurais pas voulu manquer cette chance. — En effet, je lui ai posé mes questions, et j'ai obtenu des réponses. — Concernant un autre passage des Mémoires ? Elle se rembrunit brusquement. C'était la première fois qu'ils abordaient le sujet du manuscrit, depuis qu'ils avaient quitté la tour. — Ma mère m'a légué un camée. Elle disait qu'il venait de Pompéi. D'après les Mémoires de mon père, il s'agit d'une copie que cet autre homme lui avait vendue. Il fallait que je sache, bien entendu. — Si c'est effectivement une copie, cela donnerait du crédit à ce que ton père a écrit au sujet de cet amant. — Oui. — J'espère pour toi que le bijou est authentique. — Malheureusement, le signore Arditi est sûr que l'objet n'est pas ancien. C'est une imitation, et il sait que des camées comme celui-ci ont été fabriqués et revendus pendant des années. Elle prit une cuillerée de glace qu'elle laissa fondre dans sa bouche, tandis que les pensées tourbillonnaient dans sa tête. — Matthias m'a donné les noms de deux marchands qui connaissaient ma mère. Je pense qu'il fallait être une sorte de trafiquant pour obtenir ces copies. Il y en avait d'autres à écouler. — Il te sera difficile d'identifier la personne, bien que tu aies ces noms. — J'y parviendrai. Toutefois, ce n'est pas cela qui me tracasse. Je ne sais pas si je peux faire confiance à Arditi. — Tu es venue à Pompéi pour avoir l'avis d'un expert. Tu as obtenu celui du plus grand spécialiste en la matière, et tu ne le crois pas ? — Il a paru troublé en voyant ce camée. Et il a une excellente raison de mentir. Car si des objets ont été dérobés, il en est responsable. Il est dans son intérêt de prétendre que rien n'a été volé au cours des vingt dernières années. Elle avait recherché un témoignage avec détermination, mais maintenant qu'elle l'avait, elle le rejetait. Était-ce parce qu'elle avait intérêt à ce que ce camée ait de la valeur, ou parce qu'elle ne voulait pas accepter la possibilité qu'Artémis se soit fait rouler? — Phaedra, j'espère que tu ne feras pas la sottise d'accuser Arditi ?

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— Je n'ai l'intention d'accuser personne. Je recherche la vérité pour des raisons personnelles. — Suppose que tes recherches laissent deviner tes soupçons? Il n'est pas nécessaire d'accuser pour détruire la réputation d'un homme. Cela peut se faire par les commérages. Elle contempla la glace qui fondait rapidement dans l'assiette. Elle évoquait une épouse que l'on vient de réprimander et qui cherche à cacher ses pensées. Une de ces pensées au moins était visible quand elle leva vers lui des yeux embués de larmes : Pas encore. Laisse-nous encore un peu de temps avant de parler de soupçons, de vérités, de commérages, et de la réputation d'un homme... Sa tristesse le toucha, et il regretta les paroles qu'il avait prononcées. — Je suis désolé, Phaedra. Évitons d'aborder de vieilles querelles et d'en créer de nouvelles, tant que nous le pouvons. Le soleil d'Italie me rend peut-être fou, mais je ne veux pas que notre ciel s'assombrisse plus tôt qu'il n'est nécessaire. Veux-tu que je te dise ce qu'Arditi ne voulait pas te laisser voir aujourd'hui, dans les ruines ? Elle accepta son offre de paix, et un sourire malicieux éclaira son visage. — Je m'en doute. Après tout, j'ai déjà vu la partie secrète de la collection royale. — Je me demande si elle peut rivaliser avec les fresques de Pompéi. Ces peintures font preuve d'une imagination impressionnante. Je ne crois pas qu'une simple description suffira à te les représenter. — Tu vois comme c'est injuste ? Les femmes ne sont pas des enfants. Les hommes veulent se persuader que nous serons choquées et scandalisées, mais c'est rarement le cas. Tu ne penses pas que j'aurais dû être autorisée à t'accompagner? Il se leva en lui tendant la main. — C'est une injustice épouvantable. Les mots ne sauraient décrire ces fresques, mais une démonstration pourrait peut-être satisfaire ta curiosité... Elle n'hésita pas une seconde. Personne d'autre que lui n'aurait pu remarquer la lueur d'anticipation dans ses prunelles. La franchise avec laquelle elle avouait son désir ne fit que décupler le sien. Il l'emmena dans sa propre chambre. Cette pièce n'avait pas la simplicité de celles qu'ils avaient occupées au cours des jours précédents. Ils revenaient inexorablement à la vie normale. Mais tout ce qui comptait pour l'instant, c'était le désir qu'il éprouvait pour elle. Ils avaient évité une discussion pendant le dîner, mais celle-ci ne tarderait pas à resurgir. Ainsi que les divergences de vue sur le futur, les droits d'Elliot, la liberté de Phaedra. Il ne savait pas encore très bien quel nom donner à leur liaison, et il ne s'attendait pas qu'elle accepte les termes qu'il choisirait. Il referma la porte derrière eux et alluma les chandeliers. Le regard de Phaedra posé sur lui attisa ses sens. Elle semblait assez sûre d'elle ce soir, comme lors de leur première rencontre à Naples. Cela aiguillonna les instincts qu'elle avait fait apparaître chez lui. Ceux qui le poussaient à la posséder. En ce moment, il la trouvait trop indépendante, trop assurée. Elle lui lançait encore le même défi : Tu me veux, mais tu ne m'auras que parce que je le veux bien. Ce qui signifiait qu'un jour, bientôt peut-être, elle ne le voudrait plus. Mais il n'était pas disposé à avoir un comportement rationnel. Elle l'attendait, prête à lui accorder ce qu'elle acceptait de donner de son corps et de son âme, et à garder ce qu'elle choisissait de garder. Cette idée lui sembla intolérable. Elle est à moi, se répéta-t-il. Au moins pour cette nuit. Totalement à moi. •

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Phaedra demanda à Elliot de l'aider à dégrafer sa robe. Sans domestique, ce vêtement « normal » présentait certains inconvénients. Elle crut qu'il allait continuer de la déshabiller. Mais au lieu de cela, il s'écarta. Tout en finissant d'ôter sa robe et ses bas, elle lui adressa un regard furtif. Ce soir, il y avait quelque chose de différent. Elliot était différent. Peut-être à cause de ce qu'il attendait d'elle. Elle s'était lancée dans l'inconnu en acceptant une démonstration de ce que contenaient ces images érotiques de Pompéi. C'était sans doute une folie. Troublée par son attitude étrange, elle le regarda enlever sa chemise, puis le reste de ses vêtements. Ses yeux reflétaient le feu du désir, mais également d'autres flammes inconnues. La passion lui donnait l'air dangereux. Elle aurait pu être effrayée si elle ne l'avait pas connu aussi bien. Une peur sourde la traversa tout de même. C'était celle de la faiblesse confrontée à la force, une peur plus ancienne que les ruines qu'ils avaient visitées, qui survivait depuis la nuit des temps, quand les villes et les civilisations n'existaient pas encore. Il finit de se déshabiller le premier, et elle crut qu'il allait l'aider. Mais il se contenta de la regarder. Troublée, elle ne pouvait s'empêcher de lancer des coups d'œil vers lui. Il se tenait droit, sûr de lui et de sa puissance. Elle finit par faire glisser sa chemise à ses pieds. Pour la première fois depuis qu'ils faisaient l'amour, sa nudité la gêna un peu. Elle se tourna vers lui et attendit qu'il vienne la prendre dans ses bras. Il la regarda dans les yeux. Son regard était brûlant, avec quelque chose d'insaisissable. Oui, si elle ne l'avait pas mieux connu, elle aurait pu éprouver de l'appréhension. Mais les frissons qui parcouraient son corps étaient des frissons de désir. — Monte sur le lit, Phaedra. Elle se raidit, choquée par le ton autoritaire. Il voulait jouer à être le maître. Bien sûr, c'était probablement ce qu'il avait vu sur ces fresques. Mais tout de même... — Je devine qu'il n'y aura pas de scène de séduction, dit-elle d'un ton faussement léger. Il ne répondit pas. Elle grimpa sur le lit. Il s'approcha, et elle pensa qu'il allait venir dans ses bras. Leur union serait rapide et violente, ce soir. Mais cela ne la gênait pas. Elle était impatiente de le sentir en elle. Il ne s'allongea pas à côté d'elle. Il ne l'embrassa même pas. Il lui attrapa les chevilles et la fit tourner sur le côté. Le mouvement la désarçonna. — C'est ainsi que s'allongeaient les Romains ? s'étonna-t-elle. — Finalement, je crois que nous attendrons pour les démonstrations. — J'espère que nous n'attendrons pas trop longtemps. Elle n'aurait pas dû dire cela. Elle le comprit tout de suite. Une lueur amusée apparut dans les prunelles noires. — Fais attention à ce que tu dis. Les fresques montraient des hommes avec des prostituées. — Je sais que tu ne me considères pas ainsi. De fait, elle se moquait des démonstrations. Elle était impatiente de faire l'amour avec lui, de quelque façon que ce soit. Il l'avait séduite sans même avoir besoin de la caresser.

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— Dommage que tu n'en sois pas une, car je serais plus tranquille dans les semaines à venir. Je n'aurais jamais l'idée d'enfermer une catin pour qu'aucun autre homme que moi ne puisse la voir. Je n'aurais pas envie de dévorer de baisers ce genre de femme. Elle fut surprise de sa franchise. Elle avait toujours perçu son instinct de possession, mais généralement, il parvenait à contenir ce sentiment démoniaque. Il lui écarta les jambes et s'insinua entre ses cuisses. La caresse légère de ses doigts sur son corps la fit frissonner. Elle ferma les yeux, bouleversée qu'il puisse la troubler si profondément par un simple effleurement. Une autre caresse, encore plus douce et plus chaude. Il lui embrassa l'intérieur de la cuisse, près du genou, puis s'insinua plus haut. Il lui prit les jambes avec douceur, comme des objets précieux. Comme si elles lui appartenaient. Elle fut envahie d'un plaisir stupéfiant. Renversant. Une frustration douloureuse s'insinua au plus secret de sa chair. Il caressa le haut de sa cuisse, pressa la main sur le renflement de son sexe. Elle ne put réprimer un grognement de pur bonheur. Il laissa sa main posée là, provoquant une délicieuse torture, tandis que ses lèvres lui effleuraient encore les cuisses. Les sensations étaient si intenses qu'elle eut le souffle coupé. Il l'embrassa, s'approchant davantage du cœur de sa féminité. — Tu ne m'arrêteras pas. Elle comprit ce qu'il voulait dire. Il ne lui demandait pas la permission. Il prenait avec autorité ce qu'il souhaitait. Elle n'avait pas envie de l'en empêcher. Elle s'offrit à la caresse de ses lèvres, et s'abandonna dans un cri à la jouissance qui déferla. Elle eut l'impression que le lit basculait. Mais non, c'était elle. Alors il la pénétra et elle poussa un gémissement d'extase. Émergeant d'un brouillard opaque, elle constata qu'il se tenait debout à côté du lit. Il lui prit les jambes et les enroula autour de sa taille. Ses traits tendus laissaient augurer que le plus fort de l'orage était encore à venir. — Dis que tu m'appartiens, Phaedra. Elle fut sur le point de le dire. C'était la prière d'un amant. Sa promesse serait oubliée à l'aube. Cela ne signifiait rien. Mais elle n'en était pas persuadée. Son regard de braise, son ton déterminé lui soufflaient qu'il était sérieux. Il ne se contenterait pas de contrôler son corps. Elle comprenait maintenant pourquoi elle l'avait trouvé différent ce soir. Il ne répéta pas sa demande. Il la posséda de toute façon, s'assurant qu'elle ne le quittait pas des yeux pendant ce temps. Phaedra lisait à la lueur du chandelier posé à côté du lit d'Elliot. Elle leva les yeux pour envelopper d'un regard admiratif l'homme qu'elle attendait. Il était assis devant un large bureau que le propriétaire de la maison avait accepté de lui prêter. Apparemment oublieux de sa présence dans la chambre, il compulsait des liasses de documents et couchait des notes sur le papier. Cela faisait une semaine qu'ils résidaient à Portici. Elliot retournait chaque jour à Pompéi, tandis qu’ elle jouait les maîtresses indolentes. Ses visites sur le site avaient réveillé son intérêt d'historien. Il s'était lié d'amitié avec Nicolas d'Apuzzo, et le directeur des fouilles avait dîné deux fois avec eux. Elliot ne semblait pas pressé de retourner à Naples. Elle se demanda si c'était parce que ses recherches l'absorbaient. Elle trouvait à s'occuper, mais elle ne pouvait se cacher que ses activités étaient de simples façons de passer le temps pendant qu'elle l'attendait. Il avait des traits si réguliers que son profil était presque trop parfait, bien qu'extrêmement viril. Rien à voir avec les visages précieux appréciés par la société

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londonienne. La passion et la concentration qui l'habitaient donnaient à son visage une expression de dureté. Ses yeux reflétaient l'intensité de ses réflexions. Il avait une allure légèrement négligée, comme chaque fois qu'il travaillait plusieurs heures d'affilée. Sa chemise était largement ouverte, ses cheveux emmêlés. Il avait la manie de les repousser sans cesse en arrière, et une mèche rebelle retombait sur son front, le poussant à renouveler son geste. Au cours de leur première nuit à Portici, elle s'était éveillée et l'avait vu assis devant la table de toilette. Il avait déplacé la cuvette de porcelaine pour faire de la place, et avait disposé sa plume et une bouteille d'encre sur le marbre. Elle avait immédiatement compris qu'il cherchait à s'isoler, et que son intrusion ne serait pas la bienvenue. Aussi avait-elle attendu, comme maintenant, qu'il émerge de ses pensées et vienne la rejoindre. Ce qu'il ne ferait peut-être pas avant l'aube. Elle attendait d'autres choses encore, avec une pointe d'impatience. Principalement que l'un d'eux prononce les mots qui les ramèneraient à Naples. La progression de son livre donnait à Elliot des raisons de retarder ce moment. Quand un écrivain trouve un courant d'inspiration, il faudrait qu'il soit fou pour endiguer le flot de ses idées. En revanche, elle n'avait aucune excuse pour s'attarder ici. A part lui, bien entendu. Elle se complaisait dans l'anticipation et le plaisir. L'attente elle-même rappelait un peu trop l'existence d'épouse à laquelle elle avait renoncé. Mais lorsque l'attente se terminait, la chaleur de son corps viril et la force de son étreinte lui faisaient tout oublier. Elle reconnaissait les premiers signes qui annonçaient son retour au monde réel. Son attitude se détendit. Il se renversa dans son fauteuil, caressant son menton du bout de sa plume. Encore une pensée, une note sur le papier, puis il posa la plume. Il tourna la tête, et elle vit la mèche rebelle retomber sur son front. — Tu ne dors pas, dit-il en se levant pour la rejoindre. Elle était éveillée depuis plus d'une heure, déjà. — Ne t'arrête pas de travailler à cause de moi. — J'ai fini, pour le moment. — Tu avances bien ? — Oui, je suis étonné moi-même. Je pensais jeter simplement quelques notes sur le papier, et finalement j'ai rédigé deux chapitres. — Le cadre t'inspire. Tu n'avais pas prévu cela ? — Mais le cadre ne pouvait rivaliser avec la dame de mes pensées. Et je commençais à me demander si je parviendrais un jour à terminer ce livre. Elle ne voulait pas le détourner de son travail. Cependant, elle songeait parfois que cette semaine, ils s'étaient trouvés presque trop à l'aise ensemble. — Dis que tu es à moi ce soir. Et que tu le seras encore demain soir. Et toutes les nuits suivantes. Le plaisir seul ne le satisfaisait pas. Elle n'avait jamais dit qu'elle lui appartenait, mais il en était persuadé. Il ne se trompait pas. Pas vraiment. Elle vivait ici comme si elle était sa maîtresse. Et tant qu'ils restaient à Portici, en marge de leur vie ancienne, il pouvait la posséder. Dans cette histoire d'amour, le rôle de Phaedra était d'attendre. Attendre la caresse sur son visage. Les attentions de cet homme qui s'allongeait sur elle. L'excitation qui avait changé, à cause de ce qu'elle lui cédait temporairement. Cette excitation prenait naissance à l'intérieur d'elle-même. La source semblait se trouver quelque part dans sa poitrine. Puis elle se répandait dans tout son corps. Elle

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se fondait dans les sensations de désir, d'égarement. Et cette source ne se tarissait jamais. Parfois, quand ils étaient allongés ainsi, qu'ils s'embrassaient doucement, elle éprouvait une inexplicable envie de pleurer. Elle ne comprenait pas cette émotion, cette nostalgie. Et elle trouvait incompréhensible de savourer un sentiment aussi douloureux. Peut-être était-ce l'effet de ses leçons. Les scènes sensuelles sur les fresques secrètes de Pompéi étaient toutes nouvelles pour elle. Elle était l'élève d'Elliot, et donc en position d'infériorité. Le plaisir qu'elle puisait dans cet état de soumission revenait trop souvent. Elliot ne poussait pas trop son avantage, ne jouait pas vraiment au seigneur tout-puissant. Mais elle n'en était pas moins dans la position du serf. Elle le serra contre elle de toutes ses forces. Pressant le nez contre son épaule, elle inhala l'odeur de sa peau. Elle savait qu'elle n'oublierait jamais ce moment. Dans des dizaines d'années, alors qu'il aurait depuis longtemps oublié leur passion d'un été, elle pourrait encore revivre en esprit ce bonheur. Cette idée l'apaisa, et elle plaqua les lèvres sur son oreille. — Nous ne pouvons pas rester ici indéfiniment, chuchota-t-elle. Il ne répondit pas. Elle songea qu'elle avait peut-être parlé trop bas. Puis il changea de position, et l'encercla complètement de ses bras. — Nous pouvons retourner à Naples si tu le souhaites, répondit-il. Le souhaitait-elle vraiment ? Elle ne pouvait le prétendre. — J'ai vu ce que j'étais venue voir, dit-elle simplement. Et elle avait appris ce qu'elle voulait apprendre. Il y aurait encore quelques questions à poser, une fois à Naples. Mais les vraies réponses se trouvaient en Angleterre. — Et toi? Il posa sur elle un regard sombre. — Naples n'est pas une ville saine en été. Je préfère te garder ici, à l'abri des dangers. — J'ai des affaires à régler dans cette ville, et toi aussi. Il eut un vague sourire, reconnaissant tristement qu'elle venait d'aborder en une phrase les affaires sérieuses qui les attendaient là-bas. Il faudrait inévitablement qu'ils franchissent ce pas, mais il n'était pas content qu'elle l'ait fait maintenant. Peut-être espérait-il qu'en la gardant ici, sous sa coupe, elle finirait par oublier qui elle était, et ce qu'elle avait à faire. Elle attendit qu'il fasse allusion aux Mémoires. Il ne trouverait jamais un meilleur moment pour lui demander de censurer certains passages du texte. Elle fut presque tentée de le lui proposer elle-même. La promesse qu'elle avait faite à son père, et les besoins financiers de la maison d'édition lui semblaient des choses lointaines et insignifiantes quand elle plongeait le regard dans ses yeux noirs. Mais il se contenta de l'embrasser, sans émettre la moindre requête.

16 La chaleur se réverbérait sur les murs de la ville. Des brumes malodorantes s'élevaient au-dessus de la baie de Naples. Juillet n'était pas le mois idéal pour visiter ce joyau de la Méditerranée. Phaedra tint un mouchoir sous son nez tandis que la voiture traversait Capodimonte. Le cocher fit arrêter le véhicule à un carrefour et échangea quelques mots avec un passant, dans une langue gutturale. Au bout de quelques secondes, le ton des deux hommes devint plus grave.

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Elliot leva les yeux de son livre pour écouter. Son regard s'assombrit, et il se tourna pour ouvrir la fenêtre et se joindre à la conversation. — J'espère qu'il n'y a pas la révolution, dit Phaedra. — Non, mais il y a une épidémie de malaria. C'est assez fréquent à Naples, en été. Tu ne peux pas retourner habiter dans le quartier espagnol. — Les appartements de la signora Cirillo sont aérés et... — Nous allons nous rendre au palais Calabritto. Les employés de la délégation britannique nous diront où trouver des chambres à louer. Il parlait du ton ferme et assuré d'un homme qui a pris une décision qu'il sait être la bonne. Son attitude n'encourageait pas la discussion. Elliot n avait pas souhaité revenir à Naples aussi vite. Elle craignit qu'il ne la réprimandât pour son impatience, qui les exposait au danger de la maladie. Mais il se contenta de retourner tranquillement à son livre. La Riviera di Chiaia était déserte, les promeneurs ayant sans doute été découragés par la malaria et la chaleur accablante. Leur voiture passa sous le porche du palais Calabritto et s'immobilisa dans la cour. — J'attendrai ici, dit-elle. Ma présence ne ferait que te retarder et t'embarrasser. — Ta présence n'est pas embarrassante. Je ne veux pas que tu penses cela, répliqua-t-il, réprobateur. Il se ressaisit, et ajouta avec plus de douceur : — Mais si j'y vais seul, il y a moins de chances qu'on prenne cela pour une visite de politesse. Aussi je préfère que tu ne m'accompagnes pas. Son absence dura plus longtemps qu'elle ne l'escomptait. Cela n'avait pas d'importance. Le haut bâtiment de pierre projetait de l'ombre dans la cour, et la brise maritime pénétrait jusque sous le porche. Quand il remonta dans la voiture, son expression était indéchiffrable. Toutefois, elle finissait par bien connaître cet homme, et elle remarqua le trouble qu'il dissimula sous un sourire neutre. Des émotions complexes se reflétaient dans ses yeux sombres. — La plupart des aristocrates ont quitté la ville, annonça-t-il. Ils se sont réfugiés à la campagne ou dans les îles environnantes. On m'a indiqué un appartement qui vient d'être libéré par une famille espagnole. Cela devrait convenir pour les quelques jours que nous allons passer ici. Les quelques jours. C'était donc cela qu'il appréhendait. Ce qui allait se passer pendant leur séjour ici. Ses mâchoires étaient crispées, et il avait l'expression résolue d'un capitaine obligé d'exécuter des ordres qui ne lui plaisent pas. — Où se trouvent ces appartements ? Pas en dehors de la ville, j'espère ? — Non, ils sont juste là, sur la Riviera di Chiaia. A ce qu'on m'a dit, ils sont dignes d'une reine. — Quand tu as dit qu'ils étaient dignes d'une reine, j'ai cru que c'était une image. Phaedra longea l'alignement de hautes fenêtres. Le grand salon de la villa Maresche offrait une vue superbe sur la baie. — Si ces appartements ont vraiment été occupés par notre reine lors de sa dernière visite à Naples, tu aurais dû te douter qu'ils étaient trop luxueux pour moi. — Luxueux ou pas, ils étaient disponibles. Ce quartier est moins peuplé que les autres, et il a été épargné par la malaria. Tout cela était parfaitement exact, mais l'employé de la légation britannique lui avait indiqué d'autres bonnes adresses, en plus de celle où avait vécu la reine Caroline lors de son séjour à Naples, à l'époque où elle n'était encore que princesse. Cependant, c'était ici qu'il avait eu envie d'emmener Phaedra. Elle n'avait pas connu beaucoup le luxe dans sa vie, et il n'avait presque rien dépensé pour elle au cours des

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dernières semaines. Il aimait la voir dans cette longue chambre pleine de tentures de soie, de coussins damassés et de chandeliers d'argent. — Il y a un grand jardin à l'arrière, qui jouxte la salle à manger, dit-il. — Un jardin ? Ce n'est donc pas très différent des logements que nous avions jusqu'ici. Non, ce n'était pas éloigné des auberges dans lesquelles ils avaient dîné le soir, en plein air, avant de faire l'amour dans de simples draps de lin. Mais c'était différent sous d'autres aspects. Un papier dans la poche de son pantalon lui rappela quelles étaient ces différences. Une lettre de Christian se trouvait dans le courrier arrivé à la légation la semaine dernière. L'employé qui la lui avait donnée n'avait pas semblé s'étonner qu'Easterbrook puisse utiliser le service diplomatique. Un marquis avait certains privilèges. Elliot pressa la main sur la missive. Celle-ci ne contenait rien de spécial, pas même une allusion à la mission familiale qui l'avait conduit jusqu'à Naples. À en juger par le contenu de cette lettre, Christian n'avait aucune raison d'écrire. Sauf qu'il avait écrit. Il avait deviné qu'un petit rappel à l'ordre s'imposait. Christian avait une étrange aptitude à sentir des choses qu'on aurait préféré lui cacher. Phaedra ôta son chapeau et le posa sur une petite table en marqueterie. Elliot interpréta cela comme un signe d'acceptation de sa part quant à ce logement. Elle prit place dans un canapé rose pâle, dont le ton contrastait avec le noir de sa robe. Il espéra qu'ils resteraient assez longtemps à Naples pour qu'il puisse la persuader de commander quelques nouvelles toilettes. Il voulait absolument la convaincre que le fait d'être la maîtresse du fils d'un marquis présentait quelques avantages. Elle ne se marierait jamais, et lui non plus, de sorte que leur liaison pourrait durer indéfiniment. Tant qu'ils voudraient l'un de l'autre. L'angoisse qui pesait sur sa poitrine depuis quelques jours n'avait aucune raison d'être. — Est-il de retour en ville ? demanda-t-elle. Jonathan Merriweather est-il revenu de Chypre ? La question posée de but en blanc surgit comme une réponse à ses pensées. « En réalité, Elliot, tu as bien des raisons d'être angoissé. Par exemple, nous n'avons pas encore décidé lequel de nous deux renoncerait à ses obligations familiales, à ses promesses, à son devoir. » — Je me demande pourquoi tu n'as pas souhaité entrer à la légation avec moi, puisque tu savais exactement quelles démarches j'allais accomplir, répondit-il, narquois. — Je ne voulais pas que ma présence t empêche de faire ce que tu désirais faire. — Je suis simplement allé demander une adresse pour nous loger. Et c'était ce qu'il avait fait. Mais il n'avait pu éviter le reste. — Oui, il est revenu, finit-il par répondre. J'ai pris rendez-vous avec lui demain. Cette stupide affaire sera bientôt réglée. Elle lui adressa un petit sourire empreint de compréhension et de sympathie. Beaucoup de choses avaient changé depuis leur départ de Naples. Mais il n'avait pas renoncé à protéger la réputation de sa famille. Puis une lueur malicieuse passa dans les yeux de Phaedra. Elle lui lança le genre de regard qui lui faisait perdre la tête. — Demain ? Qu'allons-nous pouvoir faire jusque-là? Le palais Calabritto, dessiné par l'architecte Vanvitelli, était un bâtiment massif de trois étages. Construit au siècle précédent, il abritait à présent toutes les affaires

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britanniques à Naples. Même les services anglicans avaient lieu dans ses murs, puisque le roi n'autorisait pas la construction d'églises non catholiques. Merriweather avait un type anglais très prononcé. Grand, blond, corpulent, le teint coloré, il était le portrait du noble campagnard approchant de l'âge mûr. Il était si différent des gens d'ici que ceux-ci devaient le repérer à des kilomètres. Le bureau dans lequel il reçut Elliot était situé dans l'aile privée du palais. Les deux hommes se connaissaient, comme la plupart des membres de l'aristocratie anglaise. — On m'a dit que vous m'aviez demandé, pendant mon séjour à Chypre, commença Merriweather lorsqu'ils eurent pris place dans les fauteuils. Je suis désolé, j'aurais peut-être pu vous être utile. Vous êtes là pour vos études historiques ? — C'est en effet une des raisons de mon voyage. — J'espère que vous avez été bien reçu. Si je peux vous aider, dites-le-moi. Ah, voilà le café, annonça-t-il en voyant le valet entrer avec un plateau. Donnez-moi donc des nouvelles de vos frères. — Easterbrook est toujours le même, et le mariage de Hayden a réjoui toute la famille. Merriweather avait un visage doux et falot. En tant que diplomate, il avait appris à maîtriser ses expressions, mais il ne put dissimuler une pointe d'amusement. Toutefois, Elliot n'aurait su dire s'il réagissait au fait qu'Easterbrook soit toujours le même, ou que Hayden soit marié. — Je suis venu aussi pour une affaire familiale, continua-t-il. C'est à ce sujet que vous pourriez m'aider, je pense. — Je ferai usage de toute mon influence pour vous. — Il me semble que vous avez connu Richard Drury? Merriweather eut un petit rire. — Très superficiellement. Il avait acquis une certaine influence à la Chambre des communes, en dépit de ses idées extrémistes. — Avant de mourir, M. Drury a écrit ses Mémoires. — Vraiment ? Ce doit être intéressant. Le sourire de Merriweather ne vacilla pas, ce qui était bon signe. — Le manuscrit est long et détaillé. L'éditeur a l'intention de le publier sans faire de coupures, à moins d'obtenir la preuve qu'un passage est faux. Comme les faits relatés sont souvent d'ordre privé, une telle preuve sera difficile à produire. — Je suppose que ce sera gênant pour quelques personnes. C'est souvent le cas. J'espère que le livre arrivera jusqu'ici. Nous ne dédaignons pas les commérages, de temps à autre. — Par malchance, Merriweather, vous ferez partie des gens touchés par ces commérages. — Moi ? Son visage s'allongea, frappé de consternation. — Un dîner... une soirée privée chez Drury et Artémis Blair, peu après votre retour du Cap. Merriweather fronça les sourcils, prêt à nier. Et soudain, une moue déforma ses lèvres. Il décocha un regard de côté à Elliot, et détourna les yeux. Le silence s'installa. Elliot attendit patiemment. Mais son angoisse augmenta. — Ma famille, et particulièrement Easterbrook, s'inquiète de la façon dont votre conversation avec Drury risque d'être interprétée. — Et vous avez de bonnes raisons d'être inquiets ! répliqua Merriweather avec un rire sec.

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Ce n'était pas la réponse qu'Elliot escomptait. Le silence se prolongea un moment, tandis qu'il digérait cette mauvaise surprise. Loin de nier les allégations de Drury, Merriweather venait de les confirmer. — Qu'est-ce que Drury écrit au sujet de ce dîner ? Elliot lui rapporta ce que Phaedra lui avait dit. — Il cite mon nom dans ces Mémoires ? reprit Merriweather. Vous en êtes sûr? — Oui. Et seulement votre nom. Pas celui de l'officier mort, ni de l'homme sur qui les soupçons ont porté. Il ne fait pas allusion non plus à ma famille. Toutefois... Merriweather sembla désespérément inquiet, tout à coup. — Si les gens apprenaient que j'ai commis une indiscrétion... Il jeta un regard circulaire dans la pièce, comme pour faire l'inventaire de ce qu'il risquait de perdre en même temps que sa réputation. Elliot le laissa réfléchir. Il était plus déterminé que jamais à empêcher que ces révélations soient publiées. Quant à ce que cela laissait deviner des agissements de son père... Cette seule pensée le rendait malade. Une ombre accusatrice surgit dans son esprit. Tu savais que c était vrai. Bien sûr. Après tout, elle te l'avait dit... — Comme je vous le disais, l'éditeur est prêt à couper ce passage des Mémoires, si vous déclarez que Drury s'est trompé. — Easterbrook a-t-il payé l'éditeur pour cela ? — Non. Mais si ces Mémoires contiennent des erreurs, il n'y a pas de raison de nuire à des innocents. Merriweather se leva et alla se camper devant une fenêtre qui donnait sur la cour. Il resta là, immobile, un long moment. Elliot était un peu désarçonné par la tournure des événements. Il était venu ici en quête de vérité, et il se retrouvait maintenant dans le rôle du démon. Il venait de dérouler devant Merriweather le chemin de la ruine et celui du salut. L'homme allait se rétracter, c'était sûr. Il allait jurer que Drury avait été trahi par sa mémoire, qu'il n'y avait jamais eu de mort suspecte. Phaedra tiendrait parole. Le texte serait publié sans qu'il soit fait allusion à cet épisode malheureux. Il aurait dû être enchanté. Triomphant. Pourtant, il trouva que l'air était à la fois glacé et étouffant. Quelle que soit la décision que prendrait Merriweather, cela ne changerait rien à la réalité. Cet officier avait été tué. Un crime avait été commis. Sa mâchoire se crispa douloureusement. Il ne pouvait plus se voiler la face. C'était son père qui avait fait cela. Il était étonné lui-même d'avoir pu se mentir si longtemps. Il avait toujours su que son père pouvait être impitoyable. Ce trait de sa personnalité se retrouvait chez ses frères, mais aussi chez lui. La preuve, il était là, n'est-ce pas ? Il attendait tranquillement que cet homme choisisse le déshonneur pour sauver sa carrière et son gagne-pain. Il énumérait dans sa tête les problèmes qui seraient réglés, une fois que Merriweather aurait prononcé les mots qu'il attendait. Entre autres, cela le dispenserait d'avoir à négocier avec Phaedra. — Qui est l'éditeur ? s'enquit Merriweather, rompant brutalement le silence. Elliot alla le rejoindre près de la fenêtre. S'il devait soumettre à un homme un choix aussi terrible que celui-ci, il préférait le regarder droit dans les yeux. — Phaedra Blair, la fille de Drury. Il expliqua ensuite comment la jeune femme avait hérité de la maison d'édition. Merriweather ferma les paupières.

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— Mon Dieu. Elle se trouvait à Naples le mois dernier. — Elle y est toujours. Vous pouvez lui parler en tête à tête. Il sera inutile de lui transmettre votre déclaration par écrit. — Elle m'a rendu visite, mais... Phaedra ne lui avait pas dit un mot de cette visite. — Vous l'avez reçue ? — Je... Les citoyens britanniques s'imaginent tous qu'ils sont chez eux dans ce palais. Ils rendent souvent des visites que nous ne pouvons pas... Je me suis trompé... Il avait snobé Phaedra parce qu'elle ne faisait pas partie des gens intéressants pour un diplomate. Pas assez riche, pas de titre, pas de relations. Merriweather et son dilemme moral inspirèrent soudain un peu moins de sympathie à Elliot. — Quand est-elle venue ? — Il y a un mois, peut-être un peu plus. Je m'en souviens parce que... eh bien, elle est connue à Londres, et j'avais entendu parler de... — De ses excentricités ? Merriweather sourit faiblement. — C'est terrible, Rothwell. Vous vous demandez sans doute pourquoi je réfléchis autant. — Je sais quelle décision vous devez prendre. Je suis désolé que les circonstances m'obligent à être le témoin de votre débat intérieur. Je peux sortir, si vous voulez. Et je vous promets de ne jamais dire un mot de tout ceci à quiconque. Merriweather hocha la tête avec reconnaissance. — J'avais un poids sur la conscience, voyez-vous. À cause de cette mort. Il me semblait injuste de falsifier les faits. J'ai pensé qu'il valait mieux tout étaler au grand jour, et laisser l'officier suspecté s'expliquer. Mais j'étais nouveau dans le régiment et je n'avais aucune influence. Le colonel n'a pas voulu que son régiment soit entaché par cette affaire. Il n'y avait aucune preuve, et au même moment des troubles ont surgi dans la région. Il soupira, et poursuivit : — L'événement venait de se produire quand j'ai accepté cette invitation à dîner. M. Drury était un homme accueillant, et Mlle Blair a fait preuve d'une telle cordialité... Je devais être fatigué par le voyage... — Vous ne vous êtes pas trompé en leur faisant confiance. Aucun n'en a parlé. — Sauf que Drury est allé écrire cela dans ses Mémoires, n'est-ce pas ? Je suppose qu'Easterbrook me tuera si je ne vous donne pas ce que vous voulez. Et qu'il sera reconnaissant si je le fais. Il a plus d'influence qu'on ne le croit. Il n'avait même pas été nécessaire de proposer un pot-de-vin à Merriweather. Celui-ci savait par avance qu'il aurait une récompense. — Easterbrook a beau être quelque peu excentrique, il ne veut pas que le nom de la famille soit traîné dans la boue par les ragots. — Les ragots ? Je sais le rôle que votre père a joué dans l'exil de cet officier au Cap. Tout le monde avait entendu cette rumeur. C'était bien le problème. Elliot songea que le moment était venu d'exercer sa propre influence. Il fallait qu'il souligne pour Merriweather certaines ambiguïtés. Les circonstances entourant cette mort étaient suspectes, mais personne ne savait réellement ce qui s'était passé. Merriweather eut un rire amer. — Quand j'étais gamin, mon père me disait toujours que l'honneur peut coûter très cher. Je croyais qu'il voulait dire que je serais peut-être obligé de me battre un jour en duel. Je n'ai jamais pensé que je pouvais tomber, transpercé par ma propre épée ! Il secoua la tête, et soupira de nouveau. Puis il regarda Elliot droit dans les yeux. — Je ne peux me résoudre à mentir.

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— Vous avez pris votre décision ? — Oui. Dieu me vienne en aide. Cet homme est mort d'une balle en pleine poitrine, et il y avait tout lieu de croire que l'officier qui l'accompagnait avait tiré. J'ai confié cela à Drury lors de ce dîner. Je ne peux pas prétendre le contraire. Les deux hommes échangèrent un long regard. Merriweather avait fait son choix. Elliot prit congé, mais s'arrêta sur le pas de la porte. — L'autre officier... comment s'appelait-il? — Il vaut sans doute mieux ne pas réveiller l'eau qui dort, Rothwell. — C'est possible. J'aimerais tout de même connaître son nom. — Wesley Ashcombe. — Qu'est-il devenu ? Merriweather eut une légère hésitation. — Il est entré en possession d'une belle somme d'argent, peu après. Un héritage. Il a quitté l'armée et a acheté une propriété dans le Suffolk. J'ai songé une fois ou deux à vérifier la provenance de cet héritage, puis j'ai décidé que cela ne m'aiderait pas à mieux dormir la nuit. S'il a échappé à la justice, il n'y a plus grand-chose à faire. Comme je vous l'ai dit, il ne faut pas réveiller l'eau qui dort. — Vous m'avez tué aussi sûrement qu'avec un pistolet ! J'en mourrai! Les cris de désespoir de Marsilio résonnèrent dans le jardin. Un masque de souffrance s'imprima sur son visage. Ses paupières cachèrent ses pupilles noires, et il pressa une main sur son cœur. — Je ne crois pas que ce mariage soit légitime, répliqua Phaedra. Nous ne sommes pas catholiques, voyez-vous. Toutefois, nous ne pourrons résoudre ce problème qu'une fois de retour en Angleterre. — En Angleterre? Vous allez partir? Cara, je me suis battu en duel pour vous ! J'ai frôlé la mort de si près que j'ai entendu les anges chanter. Et maintenant, vous vous mariez et vous partez ? Quand cela ? — Bientôt. Je voulais vous voir avant mon départ, pour m'assurer que vous étiez remis de vos blessures. Après encore bon nombre de démonstrations, Marsilio finit par se calmer. Encouragé par la jeune femme, il arpenta le jardin afin de lui expliquer comment s'était déroulé le duel. C'était un très joli garçon, bien habillé, avec juste assez de fantaisie pour lui donner l'allure d'un artiste. Ses cheveux sombres étaient un peu plus longs que la mode ne l'exigeait, et sa moustache ne parvenait pas à le vieillir autant qu'il l'aurait souhaité. Phaedra agita son éventail en écoutant le récit du jeune homme. Quand il en arriva au moment où il avait été blessé, il retourna s'asseoir à côté d'elle. — Cela va mieux, dit-il d'un ton rassurant. Mais parfois... Il tourna le torse avec une grimace douloureuse, pour lui faire comprendre qu'il garderait éternellement un souvenir de cette mésaventure. Puis son regard se fixa sur la tête de la jeune femme. — Vos cheveux. Pourquoi les attachez-vous, maintenant ? C’est lui qui vous oblige à le faire ? — J'ai moins chaud ainsi. — C'est triste. Détachez-les, cara. Je vais vous aider. Elle lui donna une tape sur la main. — Non, Marsilio, pas question. — Alors, faites-le vous-même. Laissez-les flotter aussi librement que votre esprit. Ferez-vous cela pour moi? — Diable ! Et puis quoi, encore ? Phaedra se figea en entendant ces mots. Marsilio aussi. Son regard passa de droite à gauche, tandis qu'il essayait de comprendre d'où venait cette voix hostile.

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Le pauvre Marsilio ne pouvait voir Elliot, qui se tenait à dix pas derrière lui. C'était aussi bien. Car Phaedra, elle, le voyait. Elle espéra que le regard furieux d'Elliot se serait adouci avant que Marsilio se soit retourné. Mais ses espoirs étaient vains. Elliot marcha vers eux. Marsilio s'écarta imperceptiblement de la jeune femme. Elliot sourit. Ce sourire n'avait rien de conciliant. Marsilio tenta d'afficher un air digne, mais échoua lamentablement. — Elliot, comme je suis contente que tu sois revenu. Je te présente Marsilio. Je t'en ai déjà parlé, tu t'en souviens ? Le sourire d'Elliot ne se décrispa nullement. Son regard était froid et métallique. — Je suis toujours content de faire la connaissance de tes amis, ma chérie. Marsilio se méprit sur le sens de ces paroles. Il sourit avec soulagement, et se mit à parler un peu trop vite. — Si, un vieil amico. Solamente un amico, si ? Votre signora est une amie très chère, et je suis venu lui dire arrivederci. J'espère la revoir un jour, et qu'alors nous serons toujours d'aussi bons amis. Il se leva d'un bond, et s'inclina devant Phaedra. — Je m'en vais, à présent. — Je vous raccompagne, déclara Elliot. — Grazie, mais je n'ai pas... — J'insiste. Elliot demeura absent quelque temps. Phaedra attendit dans le jardin. S'ils devaient se quereller, il valait mieux que les voisins ne les entendent pas. Elliot réapparut enfin. Elle le regarda traverser l'allée de pierre, entre les haies parfaitement taillées. Il n'était pas beaucoup plus vieux que Marsilio, mais il n'y avait pas de comparaison possible entre les deux hommes. — Que lui as-tu dit ? demanda-t-elle. — Que si je le revoyais encore une fois seul avec toi, je le provoquerais en duel, et qu'il n'aurait sans doute pas autant de chance que la première fois. Comment a-t-il fait pour te retrouver? Nous ne sommes arrivés qu'hier. — Je lui ai envoyé un message ce matin. Cela faisait quelque temps qu'elle n'avait pas vu Elliot se mettre en colère. Il se contint, mais elle eut l'impression que le jardin tremblait autour de lui. — C'est ta façon de me rappeler que tu es libre et indépendante, Phaedra? Eh bien, j'espère que ces vœux de mariage étaient valables, car cela voudra dire que je ne serai plus jamais obligé de tolérer tes amis. — Les vœux de mariage ne te garantissent rien de tel, Elliot. — Ça m'étonnerait ! C'était la réponse d'un homme sûr de son pouvoir. Elle attendit en silence, tandis qu'il essayait de refréner les instincts sauvages de possession auxquels il venait de laisser libre cours. — Pourquoi l'as-tu invité pendant que je n'étais pas là? — Je croyais que tu rentrerais plus tôt, et que tu serais là lorsqu'il arriverait. — Mais pourquoi l'avoir invité ? Tu devais bien te douter que je n'avais pas envie de le connaître. — Il s'est battu en duel à cause de moi. C'était stupide. Mais je me sentais obligée de le remercier et de m'assurer qu'il s'était rétabli. Et aussi, quand je me suis retrouvée seule dans cette ville, ignorée et snobée par mes compatriotes, il s'est comporté en ami. — Un ami. Damnation ! Je vais finir par détester ce mot.

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Elle aurait pu trouver des paroles pour le calmer. Mais il était clair qu'il ne serait jamais le genre d'ami qu'elle espérait. Elliot Rothwell n'avait rien de commun avec Richard Drury. Comme cela lui arrivait souvent maintenant, elle fut tentée de capituler complètement, de lui accorder les droits qu'il souhaitait. Et advienne que pourra. Cette pensée fut si intense qu'elle en fut effrayée. La colère d'Elliot se dissipa un peu. Son regard se fit plus tendre, et leur intimité resurgit. — Marsilio va prévenir Sansoni que tu es de retour, dit-il. Son esprit rationnel avait repris le dessus, et il réfléchissait. — Sansoni ne sera pas content d'apprendre que Marsilio est venu te voir. — C'est probable. Il lui prit la main, l'aida à se lever et la serra dans ses bras. — Je suis rentré plus tard que prévu car je me suis rendu sur les quais. J'ai retenu des places sur un bateau qui retourne en Angleterre. Je veux te faire quitter cette ville. Son baiser contenait encore les traces de la jalousie qu'il venait d'éprouver. Sa bouche et ses mains prenaient avec autorité. Elle sentit sa robe s'ouvrir, tomber à ses pieds. Il la déshabilla dans le jardin silencieux. Puis il s'assit sur le banc de pierre, s'adossa à un arbre et l'attira sur ses genoux. Il lui mordilla le cou, lui embrassa les seins, tout en couvrant son corps de caresses voluptueuses. — Défais tes cheveux, ordonna-t-il en lui taquinant les seins du bout des doigts. Tu ne l'as pas fait pour ce garçon, mais tu vas le faire pour moi. Elle leva les bras et ôta les épingles de son chignon. C'était une petite victoire qu'elle lui accordait. Un symbole de soumission pour sauver la fierté de son amant. Ses caresses, promesses d'extase, la firent rapidement sombrer dans un abandon devenu familier. Elle renonça à garder le contrôle d'elle-même. Il la plaça sur ses genoux de façon à faire passer ses jambes autour de ses reins. Puis il la renversa en arrière afin de continuer à l'embrasser tandis que leurs corps s'unissaient. Elle se cramponna à lui dans l'ombre des feuillages, s'offrant sans réserve.

17

La pluie s'abattit cette nuit-là sur la ville, chassant momentanément la chaleur accablante. Quand Elliot s éveilla, une brise fraîche et légère soulevait les tentures de la fenêtre. L'aube naissante inondait les objets d'une clarté argentée. Il se leva, enfila une robe de chambre et alla consulter les papiers étalés sur le bureau. La nuit dernière, saisi par un élan d'inspiration, il avait écrit pendant des heures. Il relut rapidement quelques pages, et constata avec un brin d'étonnement qu'il avait fait un assez bon travail. Son regard revint vers le lit. Phaedra était là lorsqu'il s'était mis à écrire. À quel moment avait-elle quitté la chambre? Il ne s'en souvenait pas. Cela ne lui ressemblait pas. Il ne perdait jamais le contact avec le monde quand il se retirait en lui-même. Pourtant, c'était bien ce qui lui était arrivé. Et ce faisant, il avait gaspillé une des dernières nuits qu'il pouvait passer librement avec Phaedra. Certes, ils se retrouveraient dans le bateau qui allait les ramener chez eux, mais ils auraient l'obligation d'être discrets. Ici, à Naples, rien ne les gênait. Il sortit sur la terrasse et alla jusqu'à la porte-fenêtre de la chambre voisine. Phaedra n'avait pas ramené les draps sur elle. Elle dormait, couverte simplement d'une chemise qui dévoilait ses jambes. Ses cheveux répandus autour d elle brillaient

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dans la lumière douce. Elle était adossée à une pile de coussins, comme si elle s'était endormie sans s'en rendre compte. Son bras était étendu sur le côté, et ses doigts étaient refermés sur quelque chose. Il s'approcha. La lumière se reflétait sur l'objet qu'elle tenait, et le faisait scintiller. Il le retira délicatement de sa main. Un camée. Probablement celui qui appartenait à sa mère. Le bijou était assez gros et de belle facture. Un objet ancien de cette qualité devait avoir une grande valeur. Il alla l'examiner à la fenêtre. Lorsqu'il se retourna, il constata qu'elle l'observait. Elle était très belle dans cette lumière pâle et dorée, entourée par les couleurs chatoyantes des coussins. — Tu es partie, fit-il remarquer. — Non, c'est toi qui m'as quitté, répliqua-t-elle. Alexia m'a dit un jour que ton frère avait cette aptitude à s'extraire du monde qui l'entoure. Les Rothwell sont tous les mêmes, à ce qu'il semble. — Je regrette, dit-il en allant s'asseoir à côté d'elle. — Tu es comme cela. Le soleil peut te faire oublier certaines choses pendant quelques semaines, mais tu ne serais pas toi-même si tu abandonnais complètement ton monde intérieur à cause de moi. Il ignora l'avertissement contenu dans ces paroles. L'allusion ne le concernait pas uniquement, lui. Elle aussi avait un monde personnel. Il déposa le camée entre ses seins. — C'est très beau. — Oui, n'est-ce pas ? J'aurais pu en faire une broche. — Le fait que ce soit une copie diminue sa valeur, mais il n'en reste pas moins superbe. — Je me moque de sa valeur. Il voyait clairement son visage, à présent. Elle était pâle, et la fatigue creusait ses traits. Elle n'avait sans doute pas assez dormi. — J'ai décidé de regarder la vérité en face, hier soir. Il n'est pas si difficile de se la représenter. Les ventes sous le manteau, la promesse de confidentialité, la joie des collectionneurs obtenant pour un prix modique des objets rares, à condition que la transaction demeure secrète. C'était une combine très ingénieuse. Les acheteurs croyaient que les objets venaient de Pompéi, et ils voulaient absolument les avoir, mais ils étaient discrets car ils pensaient acheter des marchandises volées sur le site. — Tu n'es pas certaine qu'il y ait eu une telle machination. — D'après mon père, elle existait bel et bien. « L'intrus était au cœur d'une combine à la fois brillante et infâme. » Ce sont les mots qu'il emploie. Il fait référence à un objet de valeur dont la provenance est suspecte, et à d'autres qui circulent aussi en secret. Cette allusion aux Mémoires assombrit l'humeur d'Elliot. Absorbé par son travail, il avait oublié son entrevue avec Merriweather. — En lui vendant de tels objets, cet homme s'est introduit dans l'intimité de ma mère et dans sa vie, poursuivit Phaedra. Il l'a séduite afin de pouvoir rencontrer par son entremise des gens prêts à payer très cher les imitations qu'il vendait. Elliot aurait voulu pouvoir démolir sa théorie en quelques mots. Mais ses déductions étaient trop plausibles pour être contestées. — Pourquoi attaches-tu tant d'importance à cela, ma chérie ? Elle se redressa brusquement et s'écarta, en le toisant d'un air furibond. Elle était en colère, mais ce n'était pas contre lui. — Mon père dit que cet homme a été responsable de sa mort. Je pense qu'elle a découvert à quel genre de trafic il se livrait, et dans quel but il se servait d'elle. Je n'avais pas encore compris cela, mais la nuit dernière tout m'est apparu clairement.

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Elle a cru qu'il y avait quelque chose de plus avec lui, tu comprends ? Plus que ce qu'elle avait connu avec mon père. C'est la seule explication. Son visage se crispa et ses yeux s'embuèrent. Elle considéra le camée avec répulsion. À la lumière du jour, qui augmentait de minute en minute, il distingua des traces de larmes sur son visage. Il regretta doublement de s'être échappé dans son travail. Il n'aimait pas l'imaginer seule dans cette chambre, analysant le peu qu'elle savait, et parvenant à une aussi triste conclusion. — Phaedra, même si les choses se sont passées comme tu le dis, il n'est pas vraisemblable que cela ait un rapport avec la mort de ta mère. — Ce fut certainement la première cause de son déclin. Mais peut-être... Il y avait des signes laissant penser qu'elle avait absorbé quelque chose. Le médecin a décidé que les symptômes étaient insuffisants pour faire une recherche plus poussée, mais... — N'est-il pas plus probable qu'elle soit morte de mort naturelle ? Elle ne me semble pas avoir été le genre de femme qu'une aventure amoureuse pousse au désespoir. Phaedra s'agenouilla sur le lit, tremblante d'émotion. Ses yeux lancèrent des éclairs. — Tu ne comprends pas. En la séduisant, cet homme l'avait fait renoncer à tout. Non seulement à mon père, mais aussi à elle-même. Et à moi. C'est pour cette raison qu'elle m'a poussée hors de la maison. Pour que je ne puisse pas voir à quel point il l'avait rendue faible. — Tu n'es pas sûre de cela. — Je le sais. Elle avait renoncé à ses convictions avec cet homme, et elle ne voulait pas que je le sache. Aucun de ses amis ne connaît son nom. J'ai demandé à tous ceux qui faisaient partie du cercle de ses intimes. Personne n'a pu me dire qui était cet amant, bien que tous aient deviné que cet homme existait. Même Matthias, et Mme Whitmarsh. Son poing se crispa sur le camée. — Elle savait qu'elle lui avait trop cédé. Elle ne voulait pas que le monde apprenne qu'Artémis Blair avait permis à un homme de faire d'elle son esclave. Et quand elle a compris qu'il s'était servi d'elle pour s'enrichir... cela l'a conduite au désespoir. Phaedra était en proie à une fureur noire. Mais il comprit que sa colère n'était pas dirigée contre cet amant inconnu, mais plutôt contre la mère qui, après avoir converti sa fille à ses convictions, n'avait pas su elle-même s'y tenir. L'échec de sa mère avait-il transformé ces convictions en d'utopiques suppositions qui ne pouvaient survivre à la réalité ? Si une nuit de réflexion avait suffi à lui faire penser cela, alors... Il interrompit brusquement le fil de ses pensées. Quel homme était-il, pour chercher si vite à consolider son avantage ? Depuis qu'il connaissait Phaedra, il avait l'impression de découvrir une partie de lui-même restée endormie. Il avait toujours été tellement sûr de ne pas avoir de traces du caractère de son père ! Contrairement à ses frères, il n'avait rien hérité des pires aspects de ses parents. Mais maintenant, il craignait de retrouver en lui ce que le sang de son père comportait de plus mauvais. Jusque-là, il n'avait jamais désiré une chose au point de laisser libre cours à ce trait de sa personnalité. Ta mère n'a pas commis de trahison, ma chérie. Elle a simplement rencontré un homme qui l'a aidé à se rappeler qu'elle était une femme. Ce n'est pas un péché, c'est la chose la plus naturelle du monde. Il fut sur le point de prononcer ces mots. S'il pouvait convaincre Phaedra que ce qu'avait fait sa mère était normal, il serait plus facile de la pousser à faire le même genre de concessions. Et il voulait lui extorquer beaucoup de concessions. Beaucoup trop.

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Il lui retira le camée de la main, le posa sur la table de chevet, et l'attira vers lui. Ils avaient passé la nuit séparés, chacun dans son monde. Bientôt, leurs vies prendraient sans doute des cours différents. Pour l'instant, il voulait la retenir dans l'univers qu'ils avaient créé ensemble. Il la serra doucement, lui offrant tout le réconfort dont il était capable. Elle se calma peu à peu, et sa colère finit par se résorber. — Ne sois pas trop dure envers elle, Phaedra. Le chemin qu'elle avait choisi était difficile. Elle a peut-être trébuché à la fin, comme tu le penses. Si elle n'a pas pu se pardonner à elle-même, c'est terrible. Mais sa fille doit être plus généreuse. Phaedra se figea totalement, et c'est à peine s'il put percevoir sa respiration. Puis elle déposa un baiser sur sa poitrine, nicha la tête au creux de son épaule et se lova contre lui. — Tes paroles sont pleines de sagesse, Elliot. Tu as sans doute raison. Si ma mère a décidé de renoncer à tout pour un homme, je dois être plus compréhensive. Je ne suis pas à l'abri de ce genre de revirement. Gentile Sansoni leur rendit visite dans l'après-midi. Il leur fit porter sa carte, comme s'il passait les saluer par simple politesse. Ils le reçurent dans le salon, et Phaedra lui trouva une allure bien moins dangereuse que lors de leur précédente rencontre. Le décor faisait sans doute toute la différence. La pièce claire et spacieuse n'avait rien de commun avec le bureau sombre et sinistre dans lequel il l'avait interrogée. Phaedra fut stupéfaite de voir Sansoni s'incliner profondément pour les saluer, puis se redresser en souriant. — Toutes mes félicitations pour votre mariage, signora J'ai appris votre retour à Naples avec lord Elliot, et je tenais à vous présenter mes respects avant que vous ne quittiez le royaume. — Elliot, murmura Phaedra, il parle étonnamment bien l'anglais, pour un homme qui disait ignorer notre langue. — En effet. Sansoni eut un petit geste de désinvolture. — L'ignorance peut se révéler utile dans certaines situations. — Je m'en doute, répliqua Elliot. Vous tombez à pic, cher monsieur, puisque notre départ est prévu pour demain. Mais vous le savez, j'imagine. Sansoni pencha la tête de côté, sans vouloir admettre totalement qu'il était au courant. — Il y a des bruits qui courent. Mais je n'étais sûr de rien. — Vous l'êtes, à présent. — Si. Grazie. Il glissa une main dans la poche de son pantalon noir et en sortit un document. — Un officier que je connais bien se trouvait à Positano, il y a quelque temps. Il avait été appelé pour un incident. Une histoire de tour, d'émeute, d'hérétique... — C'est très pittoresque, fit observer Elliot. — Oui, nous sommes un peuple pittoresque. Mon ami m'a ramené ces documents. Le prêtre de Positano était très ennuyé que vous n'ayez pas pu les emporter. Phaedra jeta un coup d'œil aux parchemins, atterrée. Elle observa Sansoni, se demandant s'il allait redevenir odieux. Elliot tendit la main et prit les documents. — Merci. Nous mettrons tout en ordre à notre arrivée en Angleterre. Si nous le faisions ici, cela nous obligerait à prolonger notre séjour de plusieurs mois. — Plusieurs mois ? répéta Sansoni. Il n'y a qu'à signer le...

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— C'est plus compliqué que ça. Si nous voulons prendre le bateau demain, il vaut mieux laisser cela aux pasteurs anglicans. Sansoni n’était pas homme à abandonner un avantage quand il le tenait. Il le fit cependant, à contrecœur. — Signore Sansoni, dit Phaedra, pourrais-je vous parler en tête à tête ? Puisque vous avez miraculeusement appris l'anglais depuis notre dernière entrevue, nous n'aurons pas besoin d'interprète. Je vous promets que la conversation sera brève. Choqué par l'audace de la jeune femme, Sansoni haussa les sourcils et se tourna vers Elliot. Celui-ci n'exprima aucune désapprobation. Avec un bref hochement de tête, il gagna la porte du salon. Phaedra l'accompagna. — Tu peux rester, si tu veux, bien sûr, chuchota-t-elle à Elliot. Mais je ne crois pas qu'il soit dangereux. — Tu as demandé à lui parler en privé, Phaedra. Je te laisse faire à ta guise. Il sortit, et elle se tourna vers Sansoni. L'homme croisa les mains dans le dos et la considéra d'un œil critique. — Je suppose que votre mari vous a donné l'ordre de présenter des excuses pour tous les ennuis que vous avez causés, ici comme à Positano ? — Lord Elliot ne me donne pas ce genre d'ordre, et je n'ai pas d'excuses à présenter. La question que j'ai à vous poser est d'un ordre tout différent. Elle prit le camée dans sa poche et le plaça sur une table, près des fenêtres. Sansoni fronça les sourcils et s'approcha vivement pour examiner l'objet. — Ah, je comprends pourquoi vous vouliez me parler en privé. Vous ne souhaitez pas que votre mari sache que vous vous êtes fait duper en achetant cette copie. Je regrette, je ne peux rien faire pour vous. Je n'ai aucune raison de vous aider à échapper à la colère que lord Elliot éprouvera certainement en apprenant votre imprudence. — Vous avez vu tout de suite que c'était une copie ? Comment faites-vous ? — Je l'ai déjà vu. Du moins, j'en ai vu d'autres comme celui-ci. Je sais où ils sont fabriqués, et comment ils sont vendus. Je connais les trafiquants qui les refilent à des marchands étrangers, ou à des visiteurs ignorants comme vous, en leur faisant croire que ce sont des bijoux antiques. Ce trafic existe depuis des années. — Si vous le savez, pourquoi n'essayez-vous pas de l'empêcher? — L'artisan qui est à l'origine de cette combine me donne des informations intéressantes, en échange de sa liberté. Cela vaut la peine de le laisser tranquille. Face à la sécurité de notre roi, les quelques étrangers qui se font rouler ne pèsent pas bien lourd. — Quel est le nom de cet homme ? Sansoni éclata de rire. — Signora, je vous ai dit que cet homme m'était utile. Si les gens apprennent qu'il se livre à ce trafic, il sera obligé de quitter le royaume et je ne pourrai plus bénéficier de ses services. Phaedra ramassa le camée et l'examina. — Y en a-t-il beaucoup comme celui-ci ? — S'il y en avait trop, ce serait suspect, non ? C'est comme ça que se font repérer la plupart des trafiquants. Mais celui-ci est plus malin. Quelques camées, quelques poteries... c'est suffisant. Vous comprenez ? Elle comprenait. Il ne fallait pas inonder le marché trop rapidement. — Ils sont faits ici, à Naples ? — Je ne pourrais pas le tolérer. Notre roi est un amateur d'objets d'art, et il n'aimerait pas savoir que certains se livrent à ces activités sous son nez.

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En d'autres termes, le roi n'était au courant de rien. Sansoni permettait au trafiquant de continuer parce qu'il disposait ainsi d'un informateur précieux. Ou encore, parce qu'il avait été soudoyé. — Et où sont-ils fabriqués, alors ? Il soupira lourdement. — Signora, vous êtes trop curieuse. Faites comme s'il était vrai. En Angleterre, les gens n'y verront que du feu. — Je suis curieuse parce que je suis très fâchée d'avoir été roulée. Je crois que je vais avouer mon erreur à lord Elliot. Il pourrait demander à ses amis de la légation britannique de faire des recherches. Ceux-ci pourraient s'adresser à leurs amis, à la cour. Ils préviendraient votre supérieur... — Basta. Capisco, déclara-t-il, rageur. Les artisans sont dispersés dans de petits villages du Sud. Donnez-moi le nom du marchand qui vous a vendu cela, et je lui dirai de vous rendre votre argent. — Non, je crois que je vais garder ce bijou. Je m'y suis attachée. Sansoni leva les yeux au ciel, exaspéré. — Vous êtes insensée. Je viendrai sur le quai demain m'assurer que vous montez bien à bord de ce bateau. Et j'adresserai à Dieu une prière de remerciements quand je vous aurai vue partir. Il s'inclina avec raideur, et sortit. Elliot rejoignit Phaedra presque aussitôt. — Je vois que tu lui as fait regretter sa visite. Il est parti en marmonnant dans sa barbe. — Apparemment, il préfère interroger les autres que d'être interrogé lui-même. Il remarqua le camée au creux de sa main. — Tu espérais qu'il viendrait afin de pouvoir le questionner à ce sujet, n'est-ce pas ? C'est pour cette raison que tu as écrit à Marsilio ? — Je me doutais que Sansoni savait une chose ou deux sur ce trafic de copies d'objets d'art. En fait, il est au courant de tout. — Tu as appris ce que tu voulais ? — Il ne m'a pas servi les réponses sur un plateau. Il ne m'a pas livré de nom, non plus. Je n'en apprendrai pas plus tant que nous serons en Italie. Elle remit le camée dans sa poche, et continua : — Et toi, Elliot ? As-tu appris ce que tu souhaitais hier, avec M. Merriweather? Il marqua un silence. Il avait évité d'évoquer cette entrevue, et elle espérait que c'était parce qu'il ne voulait pas gâcher leurs derniers jours à Naples en revenant sur le sujet de ces Mémoires. — Les Mémoires de ton père disent la vérité. Mais pourquoi voulais-tu rencontrer Merriweather, Phaedra? — Pour la même raison que toi. — J'avais donc vu juste ? Tu avais l'intention d'annoter le manuscrit en ajoutant des noms ? — Non. J'espérais apprendre que ce passage était faux. Je cherchais une excuse pour le censurer, afin d'épargner Alexia. C'est ma meilleure amie, et la personne la plus loyale que je connaisse. Si je pouvais obtenir la preuve que mon père s'était trompé, Alexia n'aurait pas à subir les commérages et le scandale. Elliot ne bougea pas. Elle aurait voulu qu'il la prenne dans ses bras, avec douceur, comme ce matin. Elle aurait voulu n'avoir jamais lu ces Mémoires. Si seulement son père ne lui avait pas extorqué cette promesse ! Elle regrettait même d'avoir entendu ce qu'il lui avait dit sur son lit de mort : — Chaque mot est vrai. Ce manuscrit ne contient pas de calomnie. Promets-moi que tu ne changeras rien au texte.

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Elle avait espéré qu'il se trompait et qu'une petite partie au moins de ces chroniques ne rapportait pas l'exacte vérité. Ce passage aurait donc pu être coupé sans qu'elle manque à sa parole. Ce n'était pas le cas. Le silence devint insupportable. Elliot demeurait là, les yeux dans le vague, tout proche mais étrangement distant. — Tu ne vas pas me le demander, n'est-ce pas ? Il ne fut pas surpris par sa question. Il savait ce qu'elle voulait dire. — Si je le fais, tu vas croire que chaque baiser que je t'ai donné, chaque instant que nous avons passé ensemble, était un calcul délibéré pour en arriver là. Sa vue se brouilla, elle sentit des larmes lui piquer les paupières. — Peut-être pas. Je serai peut-être heureuse d'avoir une excuse pour épargner Alexia. Je pèserai le pour et le contre, et je déciderai peut-être que ce n'est pas si important que ça en a l'air. Je... Il l'attira dans ses bras, et la fit taire d'un baiser. — N'en parlons plus pour l'instant. Nous verrons cela un autre jour. Le voyage sera long, et nos devoirs familiaux peuvent encore attendre. Elle posa la tête sur son épaule, comme elle l'avait fait le matin. Quand il l'entourait de sa force et de sa chaleur, elle n'éprouvait plus aucune inquiétude, le danger s'éloignait. Elle se sentait apaisée. Il enfouit le visage dans sa chevelure, l'embrassa sur la tempe. — Quelle était l'autre raison de ta visite à Merriweather ? — J'espérais qu'il me présenterait à la communauté anglaise qui vit ici. — Il aurait dû te recevoir, au lieu de te laisser te débrouiller seule. — Peu importe. Elle lui embrassa la joue. Elle se sentait trop heureuse pour aborder encore ces sujets désagréables. Elliot ne tarderait pas à se rendre compte que la fille d'Artémis Blair n'était pas souvent reçue dans la bonne société.

18

Londres en septembre était aussi désert que Naples en juillet. Ce n'était pas à cette époque de l'année que la bonne société envahissait les boutiques d'Oxford Street et remplissait les parcs. Toutefois, la maison d'Easterbrook n'avait pas été fermée. Elliot trouva tout le personnel présent en arrivant de Southampton. Les domestiques lui expliquèrent que sa tante Henrietta et sa cousine Caroline étaient parties à Aylesbury, dans la propriété d'Easterbrook, mais que le marquis était resté en ville. Elliot pensa que son frère profitait de sa solitude, maintenant qu'il s'était débarrassé des femmes. Il se passerait peut-être même des jours avant qu'il ne croise Christian. Il se réadapta aux habitudes de la maison et au service d'un valet qui anticipait tous ses besoins. Il était parti si longtemps que la vie normale lui semblait irréelle. Il essaya de se couler dans les routines connues depuis l'enfance. Mais ses pensées demeuraient fixées sur Phaedra. Leur voyage de retour avait commencé dans la joie, mais s'était terminé dans un sentiment qui approchait du désespoir. La dernière semaine, son désir avait été violent, empreint d'une sorte de fureur. Il ne se lassait pas d'elle. En dépit du plaisir fiévreux qu'ils partageaient, rien n'avait été réglé, Ils n'avaient jamais reparlé du manuscrit de Richard Drury, après cet après-midi à Naples. Et il n'avait obtenu aucune promesse de Phaedra concernant leur passion elle-même. Pas

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de déclaration de fidélité. Pas de suggestion qu'ils continueraient d'être amants. Ou même amis. Il l'avait laissée à son indépendance solitaire, dans la drôle de petite maison qu'elle occupait à Aldgate. Il était reparti en voiture, sans même savoir si elle désirait le revoir. Il se servit un cognac et remonta dans sa chambre avec son verre. Là, il sortit ses documents et s'assit à son bureau. Il venait juste de refermer la porte de son esprit quand un domestique fit irruption, l'obligeant à redescendre sur terre. — Le marquis vous invite à dîner avec lui ce soir, monsieur. Il fut tenté de refuser. La conversation avec son frère ne pourrait être repoussée indéfiniment, mais il avait espéré pouvoir la retarder. — Dites-lui que je serai là. — Tu avais dit que tu descendrais pour le dîner. La voix tira Elliot de sa torpeur. Elle était très proche de son oreille. Il ouvrit les yeux, et vit Christian examiner les papiers étalés sur son bureau. Elliot sortit sa montre de gousset. — Ne cherche pas, il est plus de dix heures, reprit Christian en tournant un feuillet. Cela ne va pas, Elliot. Que Hayden soit un peu bizarre, passe encore. Sa nouvelle épouse parviendra peut-être à le guérir. Mais si tu te mets aussi à être excentrique... Pourquoi ris-tu? ajouta-t-il d'un ton sec. — Je trouve amusant que tu décrives Hayden comme quelqu'un de bizarre, ou d'excentrique. — Tu ne trouves pas qu'il a un comportement étrange, avec ses études sur les mathématiques ? Au printemps dernier, il s'est complètement replié sur lui-même. Ce genre de vie est très malsain. — Il n'est pas plus bizarre que toi, et je suis loin de vous arriver à la cheville dans ce domaine. — Si tu n'es pas devenu bizarre, alors tu es devenu mal élevé. Je t'ai attendu dans la salle à manger. Je m'étais même habillé pour la soirée, en ton honneur. De fait, c'était exact. Si l'on pouvait juger comme une tenue habillée sa chemise au col ouvert et ses cheveux lâchés sur les épaules. Mais au moins, il n'était pas pieds nus, ni en robe de chambre. Christian se dirigea vers un fauteuil, dans lequel il s'affala, avant de désigner une table. — Je t'ai monté une assiette et du vin. J'ai pensé que le voyage t'avait fatigué et que tu avais besoin de manger. Mais apparemment, tu étais trop occupé pour dîner avec moi. Elliot alla prendre l'assiette et le verre, et les déposa sur son bureau. — Tu parais en très bonne forme, Christian. Moins maigre que lorsque je suis parti. Christian étendit ses jambes devant lui. — Je fais du sport. De la boxe, de l'aviron, ce genre de choses. Et de l'épée trois fois par semaine. C'est rasoir, mais je n'ai pas le choix. Elliot goûta la volaille. La cuisinière d'Easterbrook était un cordon-bleu. La sauce était excellente. — Qu'est-ce qui t'oblige à le faire ? Christian se leva et alla jeter un coup d'œil à la bibliothèque. Il ouvrit la boîte de cigares et en prit un. — Je pense être obligé de me battre en duel d'ici quelque temps. Il vaut mieux avoir une forme militaire dans ces cas-là. Il alluma le cigare avec une satisfaction visible. À en juger par son expression sereine, il aurait aussi bien pu annoncer qu'il se préparait à aller au théâtre.

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— Qui as-tu offensé au point qu'on te lance un défi ? — Je compte provoquer quelqu'un, pas attendre qu'on me lance un gant ! déclara-t-il en agitant son cigare d'un geste nonchalant. Suttonly fait la cour à notre jeune cousine Caroline. Or, pour des raisons que j'ignore, Hayden ne veut plus entendre parler de Suttonly. Dois-je en dire davantage ? — Oui. — Sa première saison lui a tourné la tête. Tante Henrietta l'a encouragée dans cette voie. À présent, elles autorisent Suttonly à continuer sa cour, alors que Hayden a essayé d'écraser dans l'œuf cette idylle naissante. Hayden a averti tante Henrietta que si Caroline épousait Suttonly, la porte de cette maison lui serait définitivement fermée. Il avala une bouffée de son cigare, et enchaîna : — C'est un peu audacieux de sa part, vu qu'il s'agit de ma maison. Toutefois, ses paroles ont eu un tel effet sur Henrietta que je n'ai pas osé souligner ce détail. — Christian, je suppose que tu n'as pas parlé à âme qui vive depuis que la famille est partie à Aylesbury. Ton explication interminable me laisse penser que tu as découvert une toute nouvelle fascination pour ta propre voix. — Je te donne des nouvelles de la famille. Ne sois pas si impatient. — Pourrais-tu en revenir à ce duel ? — Hayden a chassé Suttonly. Caroline a pleuré à chaudes larmes pendant des jours. Henrietta et Alexia l'ont emmenée à la campagne pour qu'elle se console et oublie Suttonly. Or, ce dernier a quitté la ville. La suite me paraît évidente. La seule chose qui semblait évidente à Elliot, c'était que Christian n'avait jamais autant parlé. — Je t'en prie, viens-en au fait ! — Primo, le vicomte Suttonly n'en restera pas là. Pour lui, c'est une question de fierté à présent. Il persuadera Caroline de s'enfuir avec lui. Secundo, Hayden partira à leur poursuite et les rattrapera avant qu'ils ne soient mariés, mais le mal sera fait. Tertio, Hayden continuera de rejeter Suttonly. Tante Henrietta aura des vapeurs, la réputation de Caroline sera perdue, et je devrai provoquer Suttonly en duel. — Pourquoi ce ne serait pas Hayden ? C'est lui, le tuteur de Caroline. — Je ne le laisserais pas faire une chose pareille. S'il était tué, Alexia serait veuve avant d'avoir donné naissance à son bébé. — Alexia attend un enfant ? — C'est la deuxième nouvelle que j'avais à t'annoncer. Christian se renversa de nouveau dans son fauteuil, et secoua la cendre de son cigare. Tout à coup, il quitta son attitude gaie et redevint le froid Easterbrook. — Maintenant que tu sais tout, raconte-moi ton voyage. Elliot reprit une bouchée de volaille qu'il mâcha longuement. Puis il but une gorgée de vin. Les yeux mi-clos, Christian dissimula son impatience. — J'ai trouvé Mlle Blair, à l'adresse qu'Alexia m'avait donnée. — Elle avait le manuscrit ? — Non, mais nous ne nous étions pas trompés : celui-ci est bien en sa possession. — Combien cela va-t-il me coûter ? — Je suis au regret de t'apprendre qu'elle ne veut pas de notre argent. Christian fronça les sourcils. — Combien lui as-tu proposé ? — Je n'ai pas parlé d'une somme précise. Elle s'est sentie insultée par la simple suggestion. — Tout le monde se sent insulté par ce genre de suggestion. C'est pourquoi il ne faut pas se contenter de suggérer. Tu cites une somme. Importante. Et ils n'ont pas le

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temps de se sentir insultés, car ils sont trop occupés à calculer ce qu'ils vont pouvoir acheter avec un tel butin. — Aucune somme n'aurait pu la faire fléchir. Elle a promis à son père, sur son lit de mort, de publier le manuscrit dans son intégralité. Elle ne se laissera pas détourner de son devoir. Christian secoua la cendre de son cigare, chassant de ce geste désinvolte le sens du devoir de Phaedra. — Alors, il faut nous y prendre autrement. Où est le manuscrit ? — Elle ne l'avait pas emporté avec elle. Je suppose qu'il se trouve quelque part à Londres. — Nous ne devrions pas avoir trop de mal à mettre la main dessus. Il ne peut être que chez elle, ou chez l'un de ses amis. Chez son notaire, éventuellement. Il réfléchit quelques secondes, et enchaîna : — Quand doit-elle rentrer chez elle ? Combien de temps nous reste-t-il ? Elliot songea à mentir, mais renonça. — Elle est rentrée. Nous avons pris le même bateau. L'attention de Christian se fixa sur le bout incandescent de son cigare. Puis il revint vivement vers Elliot. C'était le regard d'un vautour qui repère tous les détails, très loin sur le sol. — Je suis certain que tu as fait de ton mieux, dit-il en se levant. Toutefois, à partir de maintenant, je prends cette affaire en main. Elliot se leva à son tour. — Non, pas question. Ne t'approche pas d'elle. Ne fais rien pour la contraindre à céder. Christian l'examina de nouveau, et comprit. — Nom d'un chien. Elle t'a séduit. — Ce n'est pas vraiment ce qui s'est passé... — Quoi qu'il en soit, elle t'a désarmé. Pendant que cette belle demoiselle t'accordait ses faveurs, as-tu au moins présenté ta requête pour la faveur qui t'intéressait le plus ? Une femme satisfaite peut se laisser convaincre très facilement par son amant. — Bon sang, je t'interdis de parler d'elle de cette façon ! — Et comment devrais-je en parler? Comme de ta bien-aimée ? De ta maîtresse ? Je suis prêt à parier qu'elle ne t'a rien donné ! C'est la raison pour laquelle tu t'absorbes dans l'histoire de cette civilisation disparue depuis longtemps. Les vérités que tu découvres dans ce monde du passé sont plus faciles à affronter que celles du monde réel. — Elle n'est pas indifférente à notre problème, dit posément Elliot, essayant de ramener son frère à la raison. Elle était prête à faire un compromis pour nous. — Tu veux dire : pour toi. En fait, c'était pour Alexia. Il expliqua à Christian ce que contenaient exactement les Mémoires, précisa que leur père n'était pas nommé et relata sa rencontre avec Merriweather. Christian lui prêta une oreille attentive, mais garda la mine sombre. — Merriweather est un imbécile. — Son sens de l'honneur lui interdit de mentir. Tu ne peux pas le lui reprocher. — Tu as décidé de protéger Merriweather aussi? Mlle Blair ne te suffit pas ? Non, attends, elle ne t'autorise pas à la protéger, n'est-ce pas ? Elle croit à l'amour libre, et donc elle ne tolère pas qu'un homme ait le droit de veiller sur elle. Elliot s'était attendu à une autre réaction. Après tout, Merriweather n'avait pas disculpé leur père. Christian aurait dû être furieux, rejeter ce témoignage. Au lieu de cela, il demeurait froid, sans expression, d'un calme surprenant.

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— Damnation ! Tu connais la vérité, s'exclama Elliot, stupéfait. Tu sais que c'est lui qui a fait cela. — Je ne sais rien, et je ne tiens pas à découvrir la vérité. Je n'aurai pas à prendre la défense de notre père si Mlle Blair coupe ce passage. Si elle ne le fait pas, et si Merriweather campe sur ses positions, nous aurons de gros problèmes. Et pas seulement à cause des commérages. — Mais si ce n'est pas vrai, nous n'aurons rien à craindre. Je pense que nous devons faire cela... trouver si c'est vrai ou non. Au moins, nous saurons. — Je te répète que je ne veux pas savoir. — Christian, notre père n'est peut-être pas responsable. Christian gagna la porte. — Tu es un fils vraiment loyal. Mais tu ne le connaissais pas très bien. Quant à Mlle Blair, j'accepte de ne pas m'en prendre à elle, par respect pour les sentiments qu'elle te fait éprouver. Toutefois, nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à ces Mémoires. Il est peu vraisemblable qu'elle parvienne à ensorceler tous les fils de famille de la bonne société londonienne.

19

Phaedra descendit du fiacre en serrant un gros paquet entre ses bras. Sa visite à la Cité n avait pas pris trop de temps. Elle repoussait depuis plusieurs jours le moment d'aller récupérer le manuscrit. Naturellement, elle avait eu besoin de se reposer après le voyage. Puis il avait fallu qu'elle retrouve ses repères, qu'elle rende visite à de vieux amis. Elle avait aussi attendu que certains amis lui fassent signe. Et particulièrement Alexia. Elle espérait que l'absence de lettre ou de carte de visite signifiait que la jeune femme était partie se reposer à la campagne, et que cela n'avait rien à voir avec le paquet qu'elle transportait en ce moment. Mais si c'était le cas, elle ne pourrait faire de reproches à Alexia. L'honnêteté était une vertu qu'elle s'efforçait de cultiver, surtout avec elle-même. Et ce matin, tout en s'habillant, elle s'était résignée à regarder la vérité en face. Elle avait un devoir à accomplir, et il était temps de se décider. Les lettres qu'elle avait trouvées à son retour la poussaient à le faire. Mais celle qui était arrivée hier avait déclenché une sirène d'alarme. Beaucoup de gens, en dehors d'Elliot, souhaitaient voir ces Mémoires détruits, et ils étaient prêts à payer cher pour cela. La lettre anonyme d'hier allait plus loin. La menace voilée qu'elle contenait lui avait donné la chair de poule. Si elle n'avait pas fait cette promesse à son père, elle leur aurait sans doute donné à tous ce qu'ils voulaient. Elle aurait brûlé le manuscrit et laissé la maison d'édition faire faillite. Quitte à se retrouver sans le sou. Elle tourna au coin de la rue. A quelques pas de sa maison, elle s'arrêta pour donner quelques pièces à Beggar Bess, la mendiante du quartier. — Les chats savent que vous êtes là, dit Bess en désignant la maison d'un signe de tête. Elle n'entendait pas les miaulements comme Bess, mais elle vit les deux chats, un blanc et l'autre noir, derrière les vitres de la maison voisine. Une vieille dame et sa petite-fille avaient accepté de les prendre quand elle était partie pour l'Italie. L'arrangement était censé n'être que temporaire, mais c'était compter sans l'attachement de la petite Sally pour les deux animaux.

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— Une voiture est passée, ajouta Bess. Elle était grosse, à ce que j'ai entendu. Elle ne s'est pas arrêtée, elle a seulement ralenti à la hauteur de la maison. Personne n'est venu, à part celui-là. Bess avait choisi de s'installer à cet endroit cinq ans plus tôt. Bien qu'aveugle, elle avait vite compris que les gens qui rendaient visite à Phaedra avaient plus d'argent que les habitants du quartier, et que la porte de Mlle Blair était un point stratégique. Un visiteur attendait en ce moment, adossé à la porte d'entrée. Un carton à dessin était appuyé contre sa jambe, et il dessinait dans un petit carnet de croquis. Harry Lawrence, le jeune artiste dont elle avait fait la connaissance l'hiver dernier, attendait son retour. Elle avait complètement oublié la lettre dans laquelle il lui annonçait son arrivée. La lettre anonyme l'avait reléguée au second plan. — Je suis désolée, dit-elle lorsqu'ils se furent salués. Je suis restée absente plus longtemps que prévu. — Cela ne fait rien. J'en ai profité pour faire le portrait de la mendiante. Un artiste ne s'ennuie jamais. Elle le fit asseoir dans le salon, et posa le manuscrit sur une table, à côté du canapé. Harry et elle passèrent l'heure suivante à regarder les dessins de ce dernier. Un autre visiteur les interrompit, et elle alla ouvrir. Elliot se tenait devant sa porte. Quand elle le vit, son cœur fit un bond et la joie la submergea. Pendant quelques secondes, ils se dévisagèrent en silence. Puis il lui présenta sa carte. — J'espère que Mlle Blair est chez elle, aujourd'hui. Elle prit la carte et l'examina d'un œil critique. — Elle est peut-être là... juste pour vous, monsieur, répondit-elle d'un ton mutin. Puis elle ouvrit grand la porte. Elliot referma derrière lui et l'embrassa. — Tu ne m'as pas écrit, dit-il. Je ne pouvais pas attendre davantage. Elle n'avait pas écrit car elle ne savait pas quoi lui dire. Elle n'avait pas envie que leur aventure s'éteigne tristement, et c'était ce qui risquait de se passer ici, à Londres. Quatre jours seulement s'étaient écoulés, mais Elliot lui avait terriblement manqué. Elle le fit entrer dans le salon. Il s'arrêta sur le seuil et pinça les lèvres en découvrant Harry, toujours penché sur son carnet de croquis. — Il semble que Mlle Blair ne soit pas chez elle que pour moi, marmonna-t-il. Un de tes amis, Phaedra? Elle fut flattée de cette manifestation de jalousie. Elle fit les présentations et Harry, ce pauvre innocent, fut transporté de joie en apprenant qu'il venait de rencontrer un membre de la bonne société ici, dans la modeste demeure de Phaedra. Elliot se montra on ne peut plus aimable. Il s assit, et fit mine de s'intéresser aux esquisses du jeune homme. Toutefois, Phaedra perçut son impatience. — Je veux que mon retour à Londres soit fêté dignement, annonça-t-elle. Je vous laisse un instant pour aller chercher les boissons adéquates. Elle s'éclipsa et se rendit à la cuisine où elle servit deux verres de cognac, qu'elle ramena dans le salon. Harry avait disparu, avec ses esquisses et son carton à dessin. Elliot observait une gravure accrochée au mur. Il vint lui prendre les verres des mains, et en posa un sur une table. — M. Lawrence a dû partir, annonça-t-il. — Très brusquement, il me semble. — J'ai déjà vu un homme courir aussi vite, mais je ne me rappelle pas dans quelles circonstances. — Que lui as-tu dit pour le faire fuir, Elliot ? — J'ai laissé entendre que je pourrais lui acheter un tableau pour la collection d'Easterbrook. Oh, et je lui ai dit aussi que s'il ne partait pas très vite, il le regretterait. Phaedra contint un gloussement amusé.

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— Ce n'est pas gentil du tout. — Je ne me sens absolument pas coupable. Il promena son regard dans la pièce, et s'attarda sur la tapisserie usée du canapé. — Cette maison était celle de ta mère ? — Non, Artémis louait un appartement à Piccadilly. J'ai acheté cette maison quand j'ai dû vivre seule. — Tu avais seize ans, aussi ton inexpérience peut expliquer le choix du quartier. Mais tu continues de vivre ici ? — J'y suis chez moi. Je connais les gens qui habitent cette rue, et ça me plaît. — Il y a une mendiante devant ta porte, et une prostituée qui exhibe ses seins à la fenêtre d'en face. — Elles sont inoffensives, et elles risqueraient leur vie pour me sauver s'il y avait un incendie. — Étant donné la condition dans laquelle se trouvent les bâtiments de cette rue, cela pourrait fort bien arriver. Je veux que tu me laisses te trouver un autre logement. Elle s'assit dans le canapé. Elliot n'avait plus l'air aussi aimable qu'à son arrivée. La sévérité des Rothwell avait repris le dessus. — Tu es venu pour me proposer de m'entretenir, Elliot? — Je suis venu parce que je ne supportais plus d'être séparé de toi, dit-il en s'asseyant près d'elle. — Et tu m'as fait cette proposition sur une impulsion? — Je n'avais pas remarqué à quel point cette rue était pauvre quand je t'ai laissée ici, l'autre jour. Je ne pensais qu'à notre séparation. Et je ne m'attendais pas à ce que tu reçoives un homme, après... Ses mâchoires se crispèrent, et il avala une gorgée de cognac. — Elliot, partout à Londres, des hommes rendent visite à des femmes. Même dans les plus grandes demeures. Tu l'as déjà fait toi-même. Cela ne veut pas dire qu'ils ont une liaison. — Tu veux dire que cet artiste n'est pas l'amant qui attendait ton retour ? Il s'efforça de ne pas afficher un air trop possessif, et aussi de masquer son soulagement à l'idée que la présence de cet homme était parfaitement anodine. — Je veux dire qu'il n'est pas mon amant, et qu'il ne le sera pas de sitôt. Je ne peux pas te dire mieux, et je ne vois pas pourquoi tu exigerais d'en savoir davantage. Il eut une expression mitigée. — Je voudrais quand même que tu ailles vivre ailleurs. — Je ne suis pas une courtisane, Elliot. — Je ne parle pas de t'entretenir. Je veux veiller à ta sécurité. — D'abord mon confort, puis ma sécurité. Appelle cela comme tu voudras, à la fin le résultat sera le même. Elle lui posa la main sur la joue. Le contact de sa peau lui fit légèrement tourner la tête. — Ne me fais pas regretter d'avoir accepté ce que tu m'as donné en Italie, murmura-t-elle. Tu devais bien te douter que cela ne pourrait pas continuer ici. Si tu louais une maison pour moi, cela ferait de moi une prostituée. — Au moins, je ne te trouverais pas en tête à tête avec d'autres hommes, Phaedra. J'ai bien failli tordre le cou à ton artiste. Il lui prit la main, et embrassa l'intérieur de son poignet. — Je ne te désire pas moins parce que nous sommes de retour à Londres. Finalement, ce n'était pas la chaleur du Sud qui était responsable de mon désir pour toi. Mais je regrette d'avoir perdu les quelques droits qui m'avaient été accordés par les circonstances.

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Elle comprenait ce qu'il voulait dire. Elle baignait depuis des jours dans la nostalgie, harcelée par les souvenirs et les émotions. — Je ne veux pas que tu deviennes mon protecteur. Je ne serai pas ta maîtresse. Nous ne pouvons pas vivre ensemble, comme en Italie. Toutefois, nous pouvons rester amis, Elliot. Continuer de partager ce que nous avons. Il pressa les lèvres contre la paume de sa main et ferma les yeux. — Si nous faisons cela, il ne doit pas y avoir un autre homme dans ta vie. Je ne suis pas assez tolérant pour ça. — Si jamais je désire un autre homme, je te le dirai. Et je suis sûre que tu auras la courtoisie d'en faire autant. Dans ce cas, nous mettrons un terme à notre amitié avec dignité. Il l'embrassa. Elle perçut son débat intérieur, comme s'il pesait ce qu'il avait à perdre et à gagner dans un tel arrangement. Le regard qu'il posa sur elle était trop solennel. Une peur terrible s'empara de Phaedra. il se pouvait qu'il refuse. Il envisageait de refuser, en ce moment même. Elle le savait. Une flèche douloureuse lui transperça le cœur. Une souffrance indicible se répandit dans tout son être, accompagnée par la panique, l'angoisse. Elle l'embrassa avec ferveur, avec désespoir, pour attiser son désir. Il réagit aussitôt, la serrant dans ses bras et lui renversant la tête pour l'embrasser à son tour. Elle sentit la colère qui se mêlait à son désir, mais elle n'y attacha pas d'importance. Son cœur était inondé de joie et de soulagement. — Où est la chambre ? demanda-t-il d'une voix rauque. Elle lui prit la main et l'entraîna dans l'escalier. Il ne fit pas attention au mobilier défraîchi. Elle ne lui en laissa pas le temps. Dès qu'ils furent dans la chambre, elle dégrafa sa robe et la laissa tomber sur le sol. Il voulut la prendre dans ses bras, mais elle posa les deux mains sur son torse. — Va sur le lit, ordonna-t-elle. Il fut décontenancé par cet ordre, qui évoquait celui qu'il lui avait donné dans la chambre de Portici. Elle le poussa légèrement, et il bascula sur le lit en riant. — Dois-je m'inquiéter pour ma vertu ? demanda-t-il. — Absolument. Elle grimpa à son tour sur le lit et s'assit à califourchon sur lui. Il posa les doigts sur les bords de sa chemise, mais elle lui donna une tape sur la main. — C'est moi qui fais tout, cette fois, monsieur. — Alors, enlève-la, Phaedra. Laisse ta beauté m'envoûter. Elle fit passer la chemise par-dessus sa tête, et le regarda. Il eut un sourire ensorceleur. — Tu es une déesse, Phaedra. C'est ce que je me suis dit dans la tour, cette nuit-là. Je n'avais jamais vu une femme aussi belle que toi. Et je sais que je n'en verrai jamais plus. Elle esquissa un sourire, mais ses lèvres tremblaient. Elle se pencha pour l'embrasser, et commença de lui ôter ses vêtements. Il la caressa tandis qu'elle se débattait avec les boutons. Cela devint rapidement un jeu. Finalement, après quelques rires et quelques difficultés pour lui ôter ses bottes, il se retrouva nu au-dessous d'elle. — Sais-tu seulement comment séduire un homme, Phaedra ? s'enquit-il en enroulant une mèche cuivrée autour de son doigt. Malgré toute ton audace, je ne pense pas que tu le saches. Elle sentit son visage s'enflammer. — Le savoir et l'expérience sont deux choses différentes. Toutefois, je pense pouvoir le faire.

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De fait, elle n'avait encore jamais séduit un homme. Les relations qu'elle avait connues par le passé n'avaient rien à voir avec celle-ci. Il tira délicatement sur la mèche de cheveux. Elle se pencha et l'embrassa. Elle devina qu'il était tenté de reprendre le contrôle, ou du moins de partager le rôle avec elle. Elle l'embrassa dans le cou, sur la poitrine, faisant naître en elle-même des réactions nouvelles et fascinantes. Elle commençait à comprendre comment son propre plaisir pouvait lui en procurer, à lui. Tout en l'embrassant, elle le caressa, savourant les réactions qu'elle provoquait. Transportée par son pouvoir, elle trouva naturel de l'embrasser partout, sur les hanches, les cuisses, le ventre, et même de capturer entre ses lèvres son sexe tendu de désir. Il ne put résister à cette caresse. Quand elle revint sur lui pour le prendre en elle, elle vit qu'il avait capitulé toute résistance. Ce n'était pas la première fois qu'ils faisaient l'amour dans cette position, mais ce fut différent. Même son plaisir fut différent, plus puissant, plus profond. Elle insista pour qu'il cède à la jouissance avant elle, et elle alla en toute conscience au bout de son propre plaisir. Elle se laissa retomber sur lui. Il l'entoura de ses bras et la tint serrée sur sa poitrine, leurs souffles mêlés. — Tu ne crois pas aux demi-mesures, Phaedra, dit-il, les yeux mi-clos, un vague sourire sur les lèvres. Elle craignit un instant qu'il ait été choqué par son audace. — Tu aurais préféré des demi-mesures ? — Bon sang, non ! — Il paraît que les femmes normales et convenables ne font pas ces choses-là. — Je suppose que la plupart des gens normaux mentent à ce sujet. — Tu avais déjà fait cela avec une femme normale et convenable ? — Tu veux dire, avant aujourd'hui ? Elle fut désarçonnée. Elle était une femme convenable, mais pas vraiment normale... Il rit et lui tapota le bout du nez. — Tu as déjà tellement de pouvoir sur moi que j'hésite à te dire cela, mais... Elle attendit en silence qu'il finisse sa phrase. — Je savais que ça existait, mais je n'en avais pas fait l'expérience. Il fit glisser ses doigts sur les épaules de Phaedra et dans la vallée de ses seins. Elle est à moi. Leur relation pourrait-elle survivre à la publication du manuscrit? Il ne le savait pas. Si Phaedra poursuivait son devoir filial, il ne devait pas considérer cela comme une trahison envers lui. Leur passion ne devait pas être assombrie par des aspects aussi sordides. Toutefois, il lui fallait rester loyal envers sa famille. Christian ne voulait rien savoir. Il se donnait même beaucoup de peine pour rester dans l'ignorance. Pourtant, seule la vérité pouvait venir à bout de leur dilemme. — J'ai quelque chose à te demander, dit-il. — Je ne peux pas te refuser grand-chose, Elliot. Quoi que tu me demandes, je te le donnerai. Il n'était pas sûr que ce soit vrai. Elle gardait beaucoup de choses en elle-même. Il poursuivit néanmoins : — À Naples, Merriweather n'a pas pu nier que le dîner dont parle ton père avait eu lieu. Toutefois, il ne sait pas si ses soupçons étaient justifiés. Si je découvre la preuve qu'il se trompait, ou que le crime qui a eu lieu au Cap n'avait aucun rapport avec ma famille, supprimeras-tu ce passage ?

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Elle haussa une épaule. — Mon père m'a chargée de veiller à ce que la vérité soit publiée. Si je sais que ses souvenirs sont faux, ou qu'ils peuvent jeter injustement le discrédit sur quelqu'un... oui, Elliot, je les censurerai. Avec un sourire triste, elle ajouta : — Je devrais peut-être faire paraître une annonce dans le Times. Tu n'es pas le seul à vouloir faire des coupures dans les Mémoires de Richard Drury. Ma corbeille de courrier déborde de lettres de menaces et de supplications. Il est clair que mon ancien associé a tenté de faire chanter plusieurs personnes, et que celles-ci savent à présent à qui appartiennent le manuscrit et la maison d'édition. — Si tu étais moins honorable, tu aurais de quoi acheter une plus belle maison par tes propres moyens. Easterbrook pourrait à lui seul faire ta fortune. — Une fortune ? Bonté divine ! J'ignorais que le chantage pouvait rapporter autant ! Jusqu'à combien irait-il ? demanda-t-elle en feignant l'intérêt. — Cinq mille. La somme lui avait été communiquée ce matin. Par un petit papier, signé de la main de son frère, et qu'il avait trouvé sur le plateau de son petit déjeuner. Pas un mot, juste le chiffre cinq et le nombre de zéros correspondants. — C'est une somme ridiculement élevée. Je crains qu'Easterbrook ne soit complètement fou. La ruine lui sera cependant épargnée, car je n'accepterai pas sa proposition. Donc, Christian se trompait. Certaines personnes ne se laissaient pas fléchir, même par une somme astronomique. Phaedra n'était pas en train de calculer ce qu'elle allait pouvoir acheter. — Si je recevais une telle somme, il faudrait que je vive différemment, déclara-t-elle, songeuse. Pense à ce que cela entraînerait. Une nouvelle garde-robe, naturellement. Des corsets, des agrafes, des rubans. J'aurais besoin de domestiques pour entretenir mon linge et m'aider à m'habiller. Finalement, elle calculait tout de même. Une fois de plus, Christian avait raison. C'était rageant. — Tu apprendrais à apprécier le luxe. Et il aimerait la voir vivre ainsi. Elle méritait mieux que cette maison. — Ah, mais tous ces domestiques poseraient des problèmes. Il serait difficile de rester au lit toute la journée, de ne se lever que pour manger le dîner que j'aurais préparé. — Tu me demandes de rester pour dîner? Tu veux cuisiner pour moi ? Elle sourit. — Absolument. Tu as faim ? Il pressa la main sur son sein rond et ferme. — J'ai toujours faim quand je suis avec toi, Phaedra. Il s'habilla dans la lueur grise de l'aube, tout en contemplant le corps pâle et adorable de Phaedra, au milieu des draps froissés. Ses jambes étaient un peu écartées, ses hanches rondes exposées à son regard. Il aurait pu la contempler pendant des heures. Mais cela l'aurait rendu encore plus fou d'elle, aussi la laissa-t-il dormir et descendit-il au rez-de-chaussée. Le salon était la pièce qui recevait le plus de lumière à cette heure de la journée. Il se dirigea vers le canapé. Le verre de cognac qu'elle avait servi la veille était resté sur la table, à côté d'un gros paquet enveloppé dans du papier brun. Il avait remarqué, en arrivant, ce paquet qui avait juste la taille d'un manuscrit. Poussé par la curiosité, il brisa le cachet de cire et ôta le papier d'emballage. Ses yeux se posèrent sur la page de garde des Mémoires de Drury. Ceux-ci devaient suivre un

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ordre chronologique. Il n'aurait donc aucun mal à trouver les pages qui l'intéressaient. Un lourd silence enveloppait la maison. Phaedra était profondément endormie dans sa chambre. La rue ne s'était pas encore éveillée. Il ne put résister, et feuilleta rapidement le paquet. Il était peu probable qu'il existe une copie du manuscrit. Phaedra avait été très imprudente en le laissant ici. L'idée l'effleura qu'elle avait voulu le soumettre à la tentation. Si les pages concernant sa famille disparaissaient, elle n'aurait pas violé la promesse faite à son père. Elle serait peut-être soulagée que le choix ne lui appartienne plus. Mais si elle percevait cela comme une trahison ? Christian ne s'embarrasserait pas de remords. Pour lui, l'histoire d'amour de son frère n'était qu'une broutille. Il trouverait aussi un moyen de récompenser Phaedra sans qu'elle le sache, si Elliot le lui demandait. Elle disposerait alors d'une certaine sécurité matérielle. Elle ne serait plus obligée de vivre aussi modestement. Si elle portait des vêtements de qualité et allait s'installer dans les quartiers ouest, elle pourrait même prendre la place de sa mère parmi les intellectuels. Elle ne serait plus la fille un peu étrange d'Artémis Blair, qui vivait dans les quartiers pauvres de Londres. Un simple petit larcin, et toute sa vie serait changée. Pour le mieux. Quant à lui, il aurait accompli son devoir. Personne ne chuchoterait dans les salons que le précédent lord Easterbrook avait payé un homme pour tuer son rival. Ses fils pourraient continuer de prétendre qu'ils ne savaient rien. Il soupesa longuement le pour et le contre. Il n'était même plus surpris ou choqué par son attitude. À son impitoyable logique, il ne pouvait opposer que des arguments portant sur les sentiments ou la confiance. Cela ne pesait pas très lourd. Il feuilleta encore une fois la liasse. Quand Phaedra s'éveilla, tard dans la matinée, Elliot n'était plus dans son lit. Ses vêtements avaient aussi disparu. Elle posa la main à l'endroit où il s'était allongé, repu de plaisir. Puis ses doigts glissèrent sur l'oreiller où avait reposé sa tête. Ils rencontrèrent quelque chose de dur, et elle se dressa sur les coudes avec curiosité. Le manuscrit de son père était posé sur l'oreiller. Le cachet de cire avait été brisé, mais les pages parfaitement ordonnées formaient un bloc épais. Le souffle court, elle se rappela avoir oublié le paquet sur la table du salon. Naturellement, Elliot avait deviné ce qu'il contenait. Il s'était levé tôt, afin d'aller vérifier. Puis il l'avait ouvert pour prendre les pages qu'il ne voulait pas voir publiées. Le soulagement déferla comme une vague puissante. Elle s'assit pour refermer le paquet. Elle ne lui en parlerait pas. Pas tout de suite. Peut-être même jamais. Ce n'était pas bien d'avoir volé ces pages, mais elle ne le lui reprocherait pas. Elle ne parlerait jamais de la peine qu'il lui avait ainsi épargnée. Et elle... Ses doigts se figèrent. Elle pencha la tête et constata qu'un feuillet avait été rajouté sur le manuscrit. Elle le souleva. Ma chérie, II faut que tu sois plus prudente. Ce manuscrit est un trésor, susceptible de tenter des gens impitoyables. Certains n'hésiteraient pas à le voler, comme le prouvent les lettres que tu as reçues. Ne le garde pas chez toi, c'est trop dangereux. Emmène-le au British Muséum. Je les préviendrai que tu prépares un travail que tu souhaites publier. Les bibliothécaires le mettront en lieu sûr après chacune de tes visites. Ceux qui s'y intéressent sauront vite où il est, et ne chercheront pas à s'introduire chez toi.

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Je n'ai pas pris les pages qui me concernent. J'avais trop peur de perdre ton amitié. Merci pour le dîner, c'était délicieux. Ton ami reconnaissant, Elliot

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— Merci d'avoir accepté de m'accompagner, dit Phaedra. Je ne crois pas que l'homme avouera, mais tu pourras observer ses réactions. — Puisque tu es décidée à le questionner, je ne veux pas que tu lui rendes visite seule. D'après ce que tu m'as dit de ton entrevue avec Needly, je ne pense pas que ces hommes prennent très bien la situation. Ce qui n'a rien de surprenant. — Needly ne s'est pas mis en colère, il s'est seulement moqué de moi. Ce n'est pas dangereux. Toutefois, il y avait eu beaucoup de mépris dans le rire de Needly. Du mépris pour elle, et pour sa mère. La rencontre avait eu lieu dans un bureau anonyme. Needly était un homme d'âge mûr, érudit et arrogant. — Une copie, avait-il dit avec une moue de dédain lorsqu'elle lui avait parlé du camée. Je le lui ai dit quand elle me l’a montré, mais elle ne m'a pas cru. Comme si elle connaissait ce genre d'objets! La grande Artémis Blair s'est fait duper comme une fille de la campagne. Si vous venez m'interroger aujourd'hui, c'est quelle a refusé d'admettre son erreur, de peur de passer pour une idiote ! — Ce n'est pas parce que Needly s'est seulement moqué de toi que l'autre ne saisira pas les implications de tes questions. Je t'en prie, sois discrète. Ils marchaient côte à côte dans la rue. Leur destination n'était pas très éloignée des bureaux de la maison d'édition de Langton, à Paternoster Row. Elliot n'avait fait aucune remarque lorsqu'il l'avait retrouvée là-bas. Sans doute espérait-il encore obtenir une preuve que le passage incriminant son père était faux et devait être supprimé. Phaedra en aurait été ravie. Elle voulait être débarrassée de cette ombre qui pesait sur leur bonheur. Les derniers jours avaient été idylliques, plus encore que les semaines passées en Italie. La librairie de Thornton se trouvait dans une ruelle près du British Muséum. — J'ai fait une petite enquête, dit Elliot. Le passé de cet homme est obscur. Son père était anglais, sa mère italienne, et il a fait des études à Bologne. Ceux qui le connaissent disent qu'il semble cultivé. — S'il est italien, il doit avoir accès à des objets fabriqués dans ce pays. — Tu tiens peut-être ton homme. Contrairement à Needly, sa réputation n'est pas inattaquable. Certaines rumeurs circulent sur son compte. Ils entrèrent dans la boutique et furent aussitôt happés par le silence et l'obscurité. Des livres étaient entassés partout. Des ombres bougèrent, dans l'angle le plus éloigné. Une silhouette se déplia et s'avança vers eux. Elliot rouvrit la porte du magasin afin de laisser entrer un peu de lumière. Nigel Thornton n'était pas le vieillard qu'ils s'attendaient à trouver dans un tel lieu. Il ne semblait pas avoir plus d'une trentaine d'années. Mais ses traits parfaits, son costume à la dernière mode et ses cheveux bruns le faisaient sans doute paraître plus jeune qu'il n'était en réalité. Phaedra l'imagina encore plus jeune, avec une beauté éclatante soutenue par une énergie intacte. Alors qu'Artémis voyait sa propre jeunesse lui échapper, avait-elle cherché une liaison avec un homme beaucoup plus jeune qu'elle ?

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Il les salua aimablement, tout en laissant entendre qu'il avait interrompu des affaires importantes pour es accueillir. Son regard sombre se posa sur Elliot, et il fut évident qu'il le reconnaissait. — Lord Elliot, je suis très honoré de votre visite. Vous cherchez sans doute à remplir une nouvelle bibliothèque? Nous avons les meilleures éditions d'histoire romaine. — Pour l'instant, la bibliothèque d'Easterbrook me suffit. Cette dame désire vous voir, au sujet d'une affaire particulière. Je suis là simplement pour l'accompagner. Thornton accepta cette explication, mais son regard trahit sa déception. L'après-midi serait moins profitable qu'il ne l'avait escompté. — Permettez-moi de vous présenter Mlle Phaedra Blair, poursuivit Elliot. Vous avez connu sa mère. La lumière filtrant par la porte permit à Phaedra de voir sa réaction. Il se figea en une prudente expression d'impassibilité, mais une lueur passa dans ses yeux noirs tandis qu'il l'examinait longuement, avec intérêt. — Votre mère a eu la générosité de me recevoir quelquefois, mademoiselle. Cependant, je ne l'ai pas assez connue pour pouvoir parler d'elle. — Ce n'est pas ce qu'on m'a dit, monsieur Thornton. On m'a rapporté que vous vous rendiez fréquemment chez elle, au cours des dernières années de sa vie. Il inclina la tête, dans un geste qui n'était ni une négation ni un acquiescement. — J'ai appris également qu'il y a quelques années, vous ne vous contentiez pas de vendre des livres, monsieur Thornton. — Il arrive que d'autres objets me passent entre les mains, admit-il. Phaedra sortit le camée de sa poche et le posa sur une pile de livres, éclairée par la lumière de la rue. Le regard de Thornton indiqua qu'il reconnaissait l'objet. Il parut sur le point de sourire, mais se contint et garda une vague expression de tristesse. — Avez-vous vendu ce bijou à Artémis Blair, Thornton ? demanda Elliot. — C'est cela que vous cherchez ? L'histoire de ce camée ? — Oui, répliqua Phaedra. — Je regrette, je ne peux pas vous aider. — Mais vous le reconnaissez ? Il saisit délicatement l'objet et l'examina de près. — C'était à elle, murmura-t-il en passant le doigt sur les petites silhouettes en relief. — Des experts m'ont dit que c'était une copie. — Ils doivent avoir raison. Cela n'empêche pas qu'il soit très beau et très bien fait. — Est-ce vous qui l'avez donné à ma mère ? — Si je vous dis oui, j'admettrai avoir acheté et vendu un faux. Et si je dis que ce n'est pas moi, vous n'aurez aucune raison de me croire. — Ce ne serait pas la seule imitation à avoir circulé sur le marché, déclara Elliot. J'ai entendu parler d'un trafic de fausses pièces. Thornton soupira. — Ces pièces m'avaient été vendues par quelqu'un de confiance. Je n'ai pas certifié leur authenticité aux acheteurs. Ce genre de commerce est dangereux, et les collectionneurs entendent ce qu'ils veulent bien entendre... C'est pourquoi je préfère les vieux livres. — Est-ce ce qui s'est passé avec ma mère ? Elle a entendu ce qu'elle voulait entendre ? — Je ne peux pas en être certain. Mais c'est ce qu'il semble. Il rendit le camée à Phaedra. Pendant un très bref instant, il laissa ses doigts sur le bijou, comme s'il hésitait à le lâcher. — Si vous décidez de le vendre, venez me voir. — Vous l'achèteriez ? Afin de le revendre ?

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Il pivota pour aller se fondre dans l'ombre de son château de livres. — Je rachèterais parce qu'il est beau. Et parce qu'il lui appartenait. — Qu'en penses-tu ? demanda Phaedra. Ils arpentaient le British Muséum, et elle repassait l'entrevue dans son esprit. — Et toi, qu'en penses-tu? — Je pense que c'est lui. Il a pratiquement avoué. Si je n'avais pas dit que je sais qu'il s'agit d'une imitation, il m'aurait peut-être tout raconté. Tout dans son attitude indique qu'il savait que ma mère possédait ce bijou et qu'elle le croyait authentique. Comme Elliot gardait le silence, elle reprit : — Alors, qu'en penses-tu ? — Je pense que tu as la réponse que tu cherchais. Mais ton père s'est trompé. — C'est-à-dire ? — Nigel Thornton n'était pas un gredin qui complotait pour tirer avantage de ta mère. Il aimait Artémis, et j'ai l'impression qu'il l'aime encore. Phaedra fut étonnée par son interprétation. Cela ne collait pas avec le personnage de l'intrus maléfique que son père avait dépeint dans ses Mémoires. Si « l'autre homme » aimait Artémis, tout devenait plus compliqué. Seulement, il y avait de grandes chances qu'Elliot ait raison. Quand Thornton avait vu le camée, il y avait eu un net changement dans son attitude. Les souvenirs et les sentiments que ce bijou avait fait surgir étaient presque palpables. — S'il l'aimait, je ne peux pas le haïr, n'est-ce pas ? — Quelle histoire préfères-tu, Phaedra? Celle qui raconte qu'un homme a séduit ta mère pour l'impliquer dans un trafic d'objets d'art ? Ou bien celle qui montre ta mère amoureuse d'un homme plus jeune qu'elle, qui par ignorance lui a vendu ou offert un objet sans être sûr de son authenticité ? Tu décideras toi-même quelle version tu choisis. Mais moi, je ne crois pas que cet homme ait délibérément utilisé Artémis pour un trafic sordide. — J'ai du mal à croire que mon père ait pu se tromper à ce point sur la personnalité et les motivations de Thornton. — Ton père avait perdu l'amour de sa vie, le centre de son existence. Et son rival était bien plus jeune que lui. Il estimait sans doute que ta mère avait perdu la tête. Il est peu probable qu'il ait pu considérer la situation avec objectivité. Elliot parlait avec assurance, comme si pour lui aucun doute ne subsistait. — Si je lui vends ce camée, il essaiera sûrement de le refiler à quelqu'un en le faisant passer pour une antiquité. Tu dis qu'il s'est livré à des trafics suspects. Il est donc vraisemblable qu'il ait voulu rouler ma mère. Elliot lui prit la main et l'entraîna dans un coin de la galerie. — C'est si important pour toi de croire cela, Phaedra ? De croire qu'on lui a fait du mal ? Tu as dit toi-même que tu pouvais comprendre qu'elle ait choisi un nouvel amant. Si cet homme l'aimait aussi, cela devrait rendre les choses plus faciles à accepter, non ? Elle ne sut quoi répondre. Son cœur se révoltait devant l'explication qu'Elliot trouvait si naturelle. — Si tu lui vends ce camée, je ne crois pas qu'il s'en séparera. Je suis sûr qu'il le gardera en souvenir d'elle. Elle essaya d'imaginer Nigel Thornton huit ans plus tôt, éblouissant Artémis par son charme et sa beauté. Elle revit l'émotion dans ses yeux quand il avait aperçu le camée et qu'il avait parlé de sa mère. Elliot avait probablement raison. Cela expliquait aussi pourquoi tout le monde ignorait le nom de l'amant d'Artémis. Thornton était si jeune qu'elle avait gardé le secret de peur de subir des moqueries.

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— Finalement, ce grand mystère connaît un dénouement très ordinaire, marmonna-t-elle. Elliot lui passa un bras sur les épaules et la serra doucement contre lui. — Tu es déçue ? Elle n'aurait su le dire. Les paroles accusatrices de son père étaient encore imprimées dans son esprit. Peut-être avait-elle eu envie de faire porter à quelqu’un la responsabilité de la mort d'Artémis. Son père lui avait fourni un moyen de le faire. Peut-être en avait-elle voulu à Artémis d'avoir trahi la perfection de ses conceptions sur l'amour libre. Elle sentit sa colère lâcher prise. Nigel Thornton n'était pas un modèle d'intégrité, mais ce n'était pas non plus un séducteur froidement calculateur. Artémis avait dû être déçue en apprenant la vérité sur le bijou, mais il était peu vraisemblable que cette affaire l'ait anéantie. Elle posa les doigts sur le camée, caché au fond de sa poche. Elle le donnerait peut-être à Nigel Thornton, puisqu'il semblait avoir gardé Artémis dans son cœur. — Tu peux retourner à ta vie de débauche, Christian. Il n'y aura pas d'enlèvement. Pas de fuite, pas de duel. Caroline a accepté de se plier à ma décision. Lord Hayden Rothwell parlait du ton ferme et assuré d'un homme habitué à être obéi. Le dîner auquel Phaedra avait été conviée était plus intime qu'elle ne s'y attendait. En fait, les seules personnes présentes étaient les trois frères Rothwell, Alexia, et elle-même. Quand Alexia avait écrit pour l'inviter, elle avait sérieusement envisagé de refuser. Alexia et Hayden étaient rentrés de la campagne quelques jours auparavant, et ils avaient sûrement été mis au courant, concernant les Mémoires. Si c'était le cas, Phaedra ne pourrait être la bienvenue. A présent, elle était presque sûre que Hayden et Alexia ne savaient rien. Ce qui n'était pas le cas d'Easterbrook. Celui-ci était correct, et même aimable, mais elle avait surpris plusieurs fois son regard d oiseau de proie fixé sur elle. — Je ne crois pas que tu aies bien compris les réactions de notre cousine, rétorqua Easterbrook, nullement impressionné par l'assurance de son frère. Je serais plus à l'aise si ton épouse confirmait ton impression. Les joues d'Alexia se colorèrent. Phaedra ne comprenait toujours pas comment son amie avait pu tomber amoureuse de Hayden. Elle avait commencé par faire un mariage de raison, puis l'amour avait pris le dessus. Lord Hayden était beau, mais il avait une allure froide et sévère. Ses manières n'adoucissaient pas, comme chez Elliot, les traits durs des Rothwell. Toutefois, Alexia prétendait que personne à part elle ne connaissait l'homme qui se cachait sous cet aspect austère. — Christian, tu ne dois pas semer la discorde entre deux époux, protesta Elliot. Si Alexia n'était pas de l'avis de son mari, elle le dirait. Elle n'a jamais hésité à dire ce qu'elle pensait quand c'était nécessaire. Alexia lui adressa un petit sourire de remerciement. Phaedra avait remarqué l'amitié qui les unissait. Les trois frères semblaient tenir Alexia en haute estime. Elle-même n'avait pas été traitée comme une intruse. L'invitation d'Alexia avait été chaleureuse, et les deux jeunes femmes avaient longuement bavardé avant de descendre dans la salle à manger. — C'est ridicule ! gronda Easterbrook. Hayden sait que les femmes connaissent mieux que nous l'esprit des autres femmes, et il ne serait pas choqué que son épouse soit d'un avis contraire au sien. Qu'en dites-vous, Alexia ? Caroline s'est-elle rendue à la raison, ou nous prépare-t-elle une intrigue ?

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— Personne ne peut savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu'un d'autre, lord Easterbrook, intervint Phaedra. Toutes les femmes ne raisonnent pas de la même façon. Alexia est trop sensée pour pouvoir se mettre à la place d une jeune écervelée éblouie par un titre de noblesse. Cette tentative pour détourner l'attention d'Easterbrook d'Alexia réussit au-delà de ses espérances. Il posa sur elle un regard si aiguisé qu'une impression de gêne s'abattit sur les convives. Elliot vint à la rescousse. — D'après moi, le problème ne vient pas de Caroline, mais de tante Henrietta. Elle est probablement encore plus éblouie que sa fille. — Exactement, approuva Alexia. C'est Henrietta qu'il nous faut raisonner. Hayden changea de sujet, et les hommes continuèrent de parler entre eux. Phaedra et Alexia échangèrent des regards qui en disaient long. Elliot les remarqua, mais ne réagit pas. Il avait été un peu étrange, ce soir. Depuis qu'il était venu l'accueillir, à son arrivée en voiture, elle l'avait trouvé... différent. Absorbé par de mystérieuses pensées. Il la regardait un peu comme la première fois qu'il l'avait vue à Naples, chez la signora Cirillo. Le repas terminé, Alexia l'invita à la suivre au salon. La porte se referma sur les trois frères, qui fumaient leur cigare et buvaient leur porto. Phaedra se demanda s'ils allaient parler de Caroline, ou des Mémoires de Richard Drury. — Je suis tellement contente que tu sois venue, dit Alexia en prenant place à côté d'elle, dans le petit canapé. Cela m'a fourni un prétexte pour laisser Henrietta à Aylesbury. En d'autres termes, Henrietta n'aurait pas accepté de dîner à la même table que Phaedra Blair. — Je suis heureuse d'avoir pu te soulager de ce poids. — Tu ne t'es pas trop ennuyée ? Je sais qu'Easterbrook est parfois... — J'ai été enchantée de dîner avec vous. C'était la vérité. Le lien qui unissait les trois frères la touchait profondément. — Je suis contente aussi de voir que tu fais complètement partie de la famille, Alexia. Ces trois hommes seraient prêts à mettre leur vie en jeu pour vous protéger, ton enfant et toi. — Ils sont adorables, n'est-ce pas ? Elliot m'a parlé avec beaucoup de gentillesse, quand nous nous sommes retrouvés aujourd'hui. Mais je me demande si son voyage en Italie s'est déroulé comme il l'espérait. J'ai l'impression que quelque chose le tracasse. L'homme en question entra à ce moment dans le salon. Son expression était grave, et déterminée. — Alexia, pardonnez-moi mais je souhaiterais parler à Mlle Blair en tête à tête. Puis-je vous l'enlever un instant ? Alexia haussa les sourcils, et lança à Phaedra un coup d'œil furtif avant de se lever. — Certainement. Je vous laisse. — Je vous en prie, ne vous dérangez pas. Mademoiselle Blair, un petit tour dans le jardin vous plaira peut-être ? Nous pourrons bavarder tout en profitant du parfum des dernières roses de la saison. Phaedra accepta l'invitation, en se demandant quel sujet il pouvait bien vouloir aborder en tête à tête avec elle.

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Le jardin était chargé de senteurs, comme l'avait promis Elliot.

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— Tes frères t'ont-ils ordonné de revenir à la charge ? — Ils ont été aussi étonnés que toi, quand j'ai quitté la salle à manger. Il la guida vers un banc et la fit asseoir. Cependant, il demeura debout à côté d'elle. — Christian était justement en train de parler des Mémoires avec Hayden. Je suppose qu'ils en ont pour un moment. Si lord Hayden était du même avis qu'Easterbrook, elle venait probablement de voir Alexia pour la dernière fois de sa vie, songea-t-elle, le cœur lourd. Le visage d'Elliot demeurait invisible dans l'obscurité, mais elle devina qu'il réfléchissait. Qu'il prenait des décisions. — Phaedra, il y a eu une suite à l'incident malencontreux de Positano. — Est-ce très fâcheux ? — Extrêmement fâcheux. Il posa un pied sur le banc et se pencha en avant. — Ce matin, mon notaire m'a annoncé que le mariage est vraisemblablement valable et sera considéré comme tel par les tribunaux. Durant quelques secondes, elle fut paralysée par le choc. Puis toutes sortes d'émotions se bousculèrent dans son cœur. Toutefois, elle garda l'esprit étonnamment clair. — Je comprends pourquoi tu me regardais d'un air bizarre pendant le dîner. C'est un miracle que tu ne te sois pas mis à boire en apprenant la nouvelle. Il ne répondit pas, ce qu'elle trouva plutôt galant de sa part. Elle comprit également pourquoi il voulait lui parler dans l'obscurité du jardin. Il avait probablement autant de mal qu'elle à cacher sa déconvenue. — Je ne vois pas très bien comment je pourrais être mariée contre ma volonté, alors que je n'ai pas signé de contrat et que la cérémonie était catholique, dit-elle. — J'ai passé l'après-midi avec un juriste qui s'est trouvé devant des cas similaires. Il m'a expliqué qu'un mariage qui est légal dans le pays où il est prononcé reste valable ici. Il n'est pas nécessaire que la cérémonie soit conduite par un pasteur anglican. D'après lui, le mariage ne peut être contesté, mais il nous conseille pour plus de sûreté de renouveler la cérémonie ici. — Pourquoi répéterais-je des vœux que je pensais n'avoir jamais prononcés ? Elliot se tourna pour regarder la maison et les fenêtres qui ouvraient sur le jardin. — Faisons quelques pas ensemble, Phaedra, proposa-t-il en lui tendant la main. Je vais te répéter exactement ce qu'on m'a expliqué. Il se mit à parler tranquillement tandis qu'ils arpentaient l'allée du jardin. À chaque mot, Phaedra sentait les battements de son cœur s'accélérer. — La validité de ce mariage dépend de l'appréciation des tribunaux. Nul ne sait comment notre cas sera jugé. Le juriste et mon notaire sont persuadés que le mariage sera déclaré valide. Ils nous recommandent une nouvelle cérémonie afin d'éviter toute ambiguïté susceptible de créer un scandale un jour. — Les hommes de loi considèrent le problème à l'envers, Elliot. Donc, leurs conseils sont faussés. Nous ne voulons pas confirmer cette union, nous voulons être certains qu'elle n'a pas de valeur dans ce pays. — Pour les tribunaux, il existe une présomption de validité. Si nous prétendons que ce mariage n'est pas valide, il faut que nous en donnions la preuve. Phaedra sentit la panique s'emparer d'elle. — Je pense qu'il faudrait d'abord que quelqu'un prouve qu'il est valide. — Phaedra, j'en ai plus appris sur les lois du mariage en un après-midi que d'autres en toute une vie. Même en Angleterre, les statuts ne sont pas appliqués aussi clairement qu'on le croit. On m'en a donné aujourd'hui des exemples étonnants. Le fait que nous n'ayons pas signé de licence à Positano est de peu d'importance, car

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dans ce pays, seule la parole compte. Apparemment, tu ne peux pas te défaire de moi, ma chérie, ajouta-t-il en l'entraînant sous l'épaisse ramure d'un saule. Il fit mine de l'embrasser, mais elle se dégagea vivement. — Ce n'est plus un incident malencontreux, Elliot. C'est un désastre. Elle s'écarta, luttant pour rassembler ses idées. Il avait dû mal comprendre. Il devait y avoir un moyen pour tout arranger. — Tu as parlé d'ambiguïtés. Il y en a suffisamment pour régler cette affaire sur-le-champ. D'après les hommes de loi, quelles sont celles susceptibles de créer des problèmes plus tard ? — Phaedra... — Non. Non. Si je ne me suis jamais mariée, c'est pour une bonne raison, Elliot. J'ai longuement réfléchi à cette question. Ce n'est pas pour me retrouver mariée par accident. S'il existe un moyen de tout annuler, tu dois me le dire. Il croisa les bras, ce qui lui donna l'air important. Elle détestait les hommes qui prenaient cette attitude. — Je pourrais demander le divorce, déclara-t-il. Toutefois, il faudrait que tu me donnes une bonne raison de le faire, et je n'ai pas envie de t'y autoriser. L'y autoriser? Bonté divine, il parlait déjà comme un mari ! — Pour divorcer, il faudrait qu'il y ait eu un mariage, et ce n'est pas le cas. Nous devons expliquer que nous n'étions pas consentants. — Tout le village nous a entendus prononcer ces vœux. Personne ne nous menaçait d'une épée pour nous obliger à le faire. — Non, mais cela revenait au même. Quand nous aurons décrit les circonstances dans lesquelles s'est déroulée la cérémonie, tout sera clair. Il suffit de dire que nous avons été forcés de prononcer ces mots. Il la fixa, et elle scruta son visage dans l'espoir d'y déceler une expression de soulagement. — Je ne l'ai pas fait sous la contrainte, Phaedra. J'ai agi ainsi pour te protéger, c'est vrai. Mais j'ai prononcé ces paroles en sachant très bien qu'elles me liaient peut-être à toi pour toujours. Je ne mentirai pas sur ce point. Elle fut choquée de le voir accepter la situation avec une telle placidité. — Tu ne peux pas vouloir de ce mariage ! — Je ne l'ai pas cherché, mais je ne suis pas aussi affolé que toi. — Tu ne tarderas pas à l'être. Tu ne gagnes rien à te marier avec moi, sinon le fait d'être responsable d'une femme qui n'acceptera jamais ton autorité. A peine les mots eurent-ils franchi ses lèvres que la vérité lui apparut en toute clarté. Il gagnait effectivement quelque chose. Quelque chose que sa famille et lui voulaient désespérément obtenir. Elle observa sa silhouette sombre. Une femme perdait tout dans le mariage. De par la loi, son mari prenait possession de sa fortune, de ses enfants, et même de sa personne. Allait-il faire ce qu'elle redoutait ? Allait-il profiter des circonstances pour prendre le contrôle de la maison d édition et faire disparaître les Mémoires ? L'enjeu était-il assez important pour lui ? Elliot fit un pas vers elle, l'enlaça et l'embrassa avec fièvre, comme si la passion pouvait effacer l'horrible soupçon qui venait de naître dans son esprit. — Ce n'est pas cela, dit-il d'une voix rauque. Si je n'ai pas pris ce manuscrit en partant l'autre matin, je ne vois pas pourquoi je me vendrais à présent pour le récupérer. — Alors, pourquoi fais-tu cela ? — Pour ça, répliqua-t-il en l'embrassant de nouveau. — Tu as déjà tout ce que tu désires, chuchota-t-elle.

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— Je ne l'aurai plus, si tu demandes aux tribunaux d'invalider ce mariage. Si tu déclares que ces vœux nous ont été extorqués par la force, tout sera fini. Nous ne pouvons pas prononcer des vœux de mariage, coucher ensemble, puis prétendre que nous ne sommes pas mariés. Nous n'avons pas été discrets en Italie. Si notre liaison se poursuit ici, les juges n'accepteront pas de dissoudre le mariage. Sa voix claire et ferme était presque cruelle. Le choix qu'il lui soumettait était terrible. Elle fut envahie par un sentiment d'impuissance et de colère. Elle ne voyait que trop clairement le choix qui s'imposait à elle. Renoncer à leur amitié, ne plus jamais sentir ses caresses... ou bien accepter les chaînes que la loi faisait porter aux femmes, et se soumettre à l'autorité d'une autre personne. — Je refuse de m'engager dans cette voie ! s’écria-t-elle, rejetant les deux alternatives. Personne ne sait ce qui s'est réellement passé en Italie. Personne n'était avec nous. Et si nous sommes discrets ici, personne ne le saura non plus. — Je ne mentirai pas, dit-il en lui agrippant les bras. Et toi non plus. — Tu ne peux pas vouloir ça ! Réfléchis, Elliot. Tout le monde se moquera de toi si je deviens ta femme. Les gens diront que tu as une épouse bizarre, avec des idées étranges et des habits extravagants. Ils... — Je me moque du qu'en-dira-t-on. Elle pressa les doigts contre ses yeux pour contenir ses larmes. Son cœur était lourd, ses paupières brûlantes. Il lui relâcha les bras et l'enlaça avec douceur. Ce fut encore pire. La chaleur de son étreinte, le trop-plein d'émotions lui firent lâcher prise, et elle céda aux larmes. Elle aurait désespérément voulu se convaincre elle-même d'accepter. Le mariage avec cet homme ne serait pas une prison. Ce serait le bonheur. Elle plaqua le visage contre son épaule. — Ce n'est pas ainsi que doit se bâtir un mariage, Elliot. Je veux essayer de défaire celui-ci. Elliot posa une main sur sa nuque avec tant de tendresse que les larmes menacèrent de reprendre le dessus. — Tu m'aideras, Elliot ? Je ne te demande pas de mentir, mais au moins, tu m'aideras? — Tu me demandes de renoncer complètement à toi, Phaedra. Je ne suis pas sûr d'en être capable. — Pas complètement. Nous pourrons être de nouveau amis quand tout sera fini. — Il se passera longtemps avant que je puisse te toucher, ma chérie. Les tribunaux sont lents à rendre leurs sentences. Tu exiges un sacrifice plus grand que tu ne le penses, ajouta-t-il en lui embrassant la joue. — C'est ce que tu crois maintenant. Mais tu t'apercevras vite que je ne ferai jamais une bonne épouse. Je n'ai pas un caractère à me contenter de ce rôle. Elle voulut sourire, mais ne parvint qu'à esquisser une grimace tremblotante. — Je te rends service, ajouta-t-elle. Tu veux avoir une attitude honorable, et c'est très bien. Mais lorsque ton désir sera moins ardent, tu seras malheureux de te retrouver prisonnier d'un tel mariage. Il lui posa un doigt sur les lèvres. — Notre séparation sera moins naturelle pour moi que le mariage que tu décris. Depuis des semaines, je pense à toi comme si tu m'appartenais pour toujours. Embrasse-moi une dernière fois. Tout son être se rebella à l'idée que ce baiser était le dernier. Elle se cramponna à lui avec une ferveur désespérée.

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Il la serra un peu plus fort, comme pour calmer la tempête qui se déchaînait en elle. Elle obéit à cet ordre silencieux. Les nuages se dispersèrent, et elle fut une dernière fois en totale communion avec lui. — Tu es ivre ? demanda Hayden en refermant la porte de la bibliothèque. — Absolument pas. La seule chose dont j'ai besoin, c'est d'un peu de solitude. — Je te laisse, dans ce cas. — Bon sang, cette maison est la tienne. C'est ta bibliothèque, et ton cognac. Je m'en vais. — Reste, ordonna Hayden en souriant. Je suis content que tu aies retardé ton départ. Cela me donne l'occasion de parler en tête à tête avec toi de ce que j'ai appris aujourd'hui. Elliot songea à la tête de Hayden quand Christian lui avait exposé l'affaire du manuscrit, après le dîner. Il en avait voulu à ses frères de ne pas lui en avoir parlé plus tôt. — L'existence de ces Mémoires explique beaucoup de choses. Chalgrove est venu me trouver le mois dernier en me demandant si Alexia pouvait lui faire rencontrer Mlle Blair. Sur le moment, j'ai cru qu'il était amoureux d'elle. Maintenant, je pense qu'il doit s'inquiéter à l'idée d'être cité dans ces Mémoires. — Je ne les ai pas lus, et donc je l'ignore. — Il suffirait que tu dises un mot à Mlle Blair pour le savoir. C'est un vieil ami, qui a eu pas mal d'ennuis ces derniers temps. Fais cela pour moi, et je ne te tiendrai pas rigueur de ne pas m'avoir mis au courant. — Christian avait décidé que tu ne devais pas savoir. C'était une excuse un peu faible. Mais il manquait de force, et le vide qu'il sentait dans sa poitrine l'étouffait. Il était rentré du jardin comme assommé. Phaedra croyait qu'il avait fait un choix, mais il s'était retrouvé sans le vouloir face à cette situation. En réalité, les hommes de loi avaient fait en sorte qu'il puisse posséder complètement la femme qu'il désirait. Si elle lui avait donné la moindre indication que cela lui convenait, il aurait profité de la situation. Il souhaitait qu'elle soit liée à lui pour toujours, et ne plus jamais avoir peur qu'un autre homme ne vienne la lui voler. Toute la journée, il s'était dit qu'elle s'habituerait à cette idée. Sa position sur le mariage était uniquement intellectuelle, et ses convictions n'étaient pas basées sur le bon sens. Le plaisir, le luxe, la douceur auraient tôt fait de la convertir. Il ne lui demanderait pas de changer, ou très peu. Toutefois, un souvenir l'obsédait. Et le cognac ne l'aidait pas à le chasser. Il revoyait son père à la porte de la bibliothèque d'Aylesbury, le regard fixé sur la femme qui écrivait, la tête penchée sur le bureau. Il n'avait pas remarqué le petit garçon qui jouait sur le sol, car son attention était entièrement captivée par son épouse. Elliot comprenait, maintenant. Lord Easterbrook contemplait sa femme avec les yeux d'un homme amoureux. C'était un amour tragique, sans espoir. Il regarda son frère. Hayden voulait avoir une conversation avec lui, mais tout ce qui le préoccupait, c'était ce baiser échangé avec Phaedra dans le jardin. — Christian savait que je n'approuverais pas ses méthodes, dit Hayden. Je ne comprends pas pourquoi il accorde tant d'importance à cette histoire. Tout le monde sait que père n'était pas un saint. Si les gens veulent penser qu'il a tué un homme, qu'est-ce que ça peut faire ? Elliot ne put s'empêcher de sourire. — Il paraît que c'est toi qui lui ressembles le plus. C'est sans doute pour ça que tu acceptes si bien ce qu'il était.

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— Les gens disent cela ? Intéressant. Moi, j'aurais dit que c'était toi qui lui ressemblais, ou Christian. Tu vois, je ne pourrais jamais faire à Alexia ce qu'il a fait à notre mère. Et je ne pourrais pas me venger d'un rival après qu'il a été vaincu. — Tu crois que je le pourrais ? — Je ne sais pas. Tout ce dont je suis sûr, c'est que moi, je ne le ferais pas. Elliot n'était pas si sûr de lui. Le regard de son père qu'il gardait en mémoire le mettait mal à l'aise. Il le reconnaissait trop souvent, ces temps-ci, quand il croisait un miroir. Phaedra avait peut-être perçu cela. Et elle craignait qu'il n'ait hérité du caractère possessif et jaloux de son père. — Nous ne sommes pas certains qu'il se soit vengé, précisa-t-il. — Peu importe qu'il l'ait fait ou non. Si deux de ses fils craignent qu'il ne l'ait fait, cela en dit long sur sa personnalité. — Mère n'était pas irréprochable. Hayden sembla déconcerté. — En effet. C'était une femme adultère. Et pire que tout, elle n'avait pas eu une liaison superficielle. C'était une vraie affaire de cœur. Il ne voulait pas la laisser partir, mais il n'aurait pas dû l'enfermer à Aylesbury. Le mariage était déjà une prison pour elle. — Il ne l'a pas obligée à demeurer là-bas. Il me l'a dit. — Même s'il ne lui en avait pas donné l’ordre, il avait rendu leur mariage impossible. Il refusait de lui pardonner. C'est sans doute elle qui a choisi de rester dans cette maison. Là-bas au moins, elle n'était pas avec lui. — Tu semblés comprendre la situation mieux que quiconque. — En effet. C'est une leçon sur les dangers que présente un trop grand orgueil. Elliot ne pensait pas que l'orgueil expliquait totalement le comportement de son père. Il était en proie à un sentiment beaucoup plus basique, plus primitif. Hayden considéra les quelques gouttes de cognac qui restaient au fond de son verre. — Elliot, je ne suis pas venu te retrouver ici par hasard. Alexia est inquiète. Elle a remarqué que Mlle Blair avait les yeux et la bouche très rouges, quand vous êtes revenus au salon. J'avoue que je n'avais rien vu. Il se servit un autre verre de cognac et s'installa dans un fauteuil. — Elle pense que tu l'avais embrassée. — J'imagine qu'elle est choquée. — Très peu de choses peuvent choquer Alexia. Mais elle était si inquiète pour son amie qu'elle m'a envoyé te soutirer quelques explications. Elliot se demanda ce qu'il allait pouvoir révéler, sans trop en dire. — Je suppose que tu ne Tas pas importunée, dans le jardin ? insista Hayden. — Je ne pense pas qu'un homme ait déjà tenté d'importuner Phaedra Blair et en soit sorti vivant. Hayden rit doucement, et fut aussitôt imité par son frère qui enchaîna : — Damnation. J'ai provoqué un désastre, Hayden. Si Christian se met à avoir peur des ragots, il aura une apoplexie quand il connaîtra l'histoire que je vais offrir sur un plateau à la bonne société. — Je suppose que Mlle Blair y tient le rôle principal? — Et moi aussi. Sers-moi un autre cognac, pendant que je t'expose l'intrigue. C'est une histoire de désir, de passion, de séduction, de fantaisie, de danger, de mariage et... — De mariage ? — Oh, oui. De mariage et... Hayden était trop occupé à servir le cognac pour remarquer que la phrase d'Elliot demeurait en suspens. Cependant, les mots résonnèrent dans la tête de ce dernier. De mariage et d'amour.

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22

Phaedra posa sa plume et se frotta les yeux. Le manuscrit de son père exigeait plus de préparation qu'elle ne s'y attendait. Son écriture devenait presque illisible vers la fin, et il était peu probable que les imprimeurs parviennent à la déchiffrer. Elle estimait avoir encore une semaine de travail devant elle. Elle balaya du regard la salle de lecture du British Muséum. La plupart des gens assis en train de lire étaient des hommes, mais il y avait aussi quelques femmes. Elliot n'était pas là. Elle avait pris l'habitude de le chercher des yeux. Ils ne pouvaient pas se voir en privé, mais une rencontre en public ne présentait aucun danger. Elle ferma les yeux pour penser à lui, se remémorer leur dernier baiser, son parfum. Elle songea à ses mains sur son corps, et savoura ces souvenirs. Combien de temps faudrait-il pour qu'ils s'effacent ? Pour qu'elle oublie les émotions qui la bouleversaient? — Phaedra, tu dors ? Elle tressaillit et ouvrit les yeux. Un joli chapeau, très élégant, était penché au-dessus de la table. Une jeune femme la regardait avec curiosité. — Alexia ! Que fais-tu ici ? — On m'a dit que c'était là que tu passais tes journées. Elle regarda autour d'elle. Leurs chuchotements avaient dérangé les lecteurs, qui les considéraient d'un air désapprobateur. — Sortons, j'ai besoin de prendre l'air, décida Phaedra. Alexia attendit qu'elle ait confié le manuscrit au bibliothécaire, qui le replaça sur une étagère. — Allons faire un tour à Bedford Square, suggéra Phaedra. — C'est donc ça, le fameux manuscrit, dit Alexia alors qu'elles se promenaient dans le square. — Ils t'en ont parlé ? — Il y a peu de choses que nous ne partageons pas, Hayden et moi. N'aie pas l'air si peinée, je t'en prie. Je ne suis pas venue t'implorer. Easterbrook le voudrait bien, mais je fais semblant de ne pas comprendre ses allusions. — Tu es la première personne à qui j'ai pensé lorsque j'ai lu ce manuscrit, Alexia. — C'est très gentil, et je t'en remercie. Cependant, je comprends ta loyauté envers ta famille. Si ton père t'a chargée d'accomplir un devoir, tu ne peux pas décider de ne tenir ta promesse qu'en partie. — Qui t'a dit que je travaillais à Montague House ? demanda Phaedra, touchée par la générosité de son amie. Alexia sourit. — Ce n'est pas Elliot. Le vicomte Suttonly est revenu en ville, et cette idiote de tante Henrietta l'a suivi, avec Caroline. Hayden est furieux. Il a chargé Easterbrook de faire la leçon à Caroline. — J'ai du mal à imaginer le marquis en train de faire la morale à une jeune fille. — D'après tante Henrietta, il ne lui a pas dit un mot. Il se contente de nettoyer ses pistolets de duel sous ses yeux, dans la bibliothèque. Phaedra ne put s'empêcher de rire. — J'imagine que la pauvre Henrietta doit être dans tous ses états. Elle est passée à deux doigts de marier sa fille à un membre de l'aristocratie. — L'avantage d'avoir Henrietta en ville, c'est qu'elle est au courant de tous les potins. Par exemple, c'est elle qui m'a dit que je te trouverais ici.

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— Lord Elliot m'a conseillé de confier le manuscrit aux bibliothécaires du musée. Il avait raison. Je suis sûre que quelqu'un est entré chez moi la nuit dernière, probablement dans l'espoir de mettre la main dessus. Elle n'avait rien entendu mais le matin, quand elle était entrée dans le salon, quelque chose lui avait paru étrange. Les châles qui recouvraient le canapé n'étaient pas disposés comme d'habitude, et la bibliothèque était trop bien rangée. — Ce n'était pas l'un de nous, assura Alexia. Easterbrook et Hayden savent où se trouvent les Mémoires. Elles arrivèrent au bout de l'allée et revinrent sur leurs pas. — Elliot a l'intention de quitter Londres bientôt, annonça Alexia. Elles firent encore dix pas, puis Phaedra demanda : — Que sais-tu exactement, Alexia ? — J'en sais plus que je ne le voudrais. Je n'ai jamais été d'accord avec tes idées, Phaedra. Et nous sommes sur le point de constater à quel désastre elles peuvent aboutir. Toutefois, comme tu n'as pas essayé de me convertir à tes vues, je n'essaierai pas non plus de te faire changer. Elle se dirigea vers le centre du parc, et s'assit sur un banc de pierre. — Elliot s'est querellé avec Easterbrook, hier. D'après tante Henrietta, c'était une dispute épouvantable. — Elle a entendu ce qu'ils disaient ? — Henrietta ne se priverait pour rien au monde d'écouter aux portes. Mais pour une fois, je suis parvenue à la convaincre qu’ elle avait mal entendu. Elle prétendait qu'il était question d'un mariage. — Elle a sûrement mal entendu, acquiesça Phaedra en contemplant fixement une feuille de lierre accrochée à sa chaussure. — Il était question des droits qu'un époux peut exercer. Bref, Easterbrook disait à Elliot que, s'il est marié avec toi, il doit s'emparer de la maison d'édition dont tu as hérité. — Si Elliot refuse de le faire, je trouverai cela très noble et généreux de sa part. — Quelle drôle de réponse, Phaedra. Je m'attendais que tu hurles de rire à l'idée que quelqu'un puisse imaginer qu'il existe quelque chose ressemblant à un mariage entre Elliot et toi ! Phaedra décida de révéler la vérité à son amie. La stupéfaction s'inscrivit sur le visage d'Alexia. — Je suis d'accord avec toi, ce mariage ne devrait pas être valable, conclut-elle lorsque Phaedra eut terminé. Hayden ne m'avait pas tout dit, en fin de compte. Toutefois, ton histoire explique ce petit mot. Elle posa son réticule sur ses genoux, l'ouvrit et en sortit un papier plié en quatre. — Il m'a demandé de te donner ceci. Je n'ai pas compris pourquoi. Ce sont les noms de différents hommes de loi. Phaedra lut les noms, et reconnut l'un d'eux. C'était celui d'un avocat qui avait représenté une comtesse désirant se séparer de son époux. L'affaire avait fait grand bruit, et les détails avaient été publiés dans les journaux. — Je n'aurai pas les moyens de payer les honoraires d'avocats aussi prestigieux. — Hayden m'a dit qu'il arrangerait tout. Ce qui signifie, je suppose, qu'il paiera les factures. Le frère d'Elliot était donc disposé à payer pour régler l'affaire. Easterbrook et lui seraient contents d'être débarrassés d'elle. Cela signifiait sans doute aussi qu'Elliot ne s'opposerait pas à ce qu'elle demande l'annulation du mariage. • Elle éprouva une légère déception. C'était stupide. Il ne fallait pas se laisser dominer par ses émotions.

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Elle glissa le papier dans sa poche et orienta la conversation sur des sujets plus anodins, qui n'avaient rien à voir avec Elliot. M. Pettigrew tapota pensivement son double menton. Cela lui donnait l'air d'être plongé dans une profonde réflexion, mais Phaedra le soupçonnait en réalité de passer son temps à rêvasser. — Qu'en pensez-vous, monsieur? Ma demande sera-t-elle entendue ? Il fallut un moment pour que sa question pénètre l'esprit de Pettigrew. Finalement, ses doigts épais quittèrent son menton grassouillet. — C'est un cas intéressant, mademoiselle Blair. Je suis fasciné par ses possibles ramifications. — Vous m'en voyez enchantée. Toutefois, j'aimerais être rassurée sur l'issue d'un procès. Le regard de Pettigrew s'aiguisa. C'était un petit homme corpulent, dont les yeux bleus et doux pouvaient devenir perçants. — Si vous vous engagez dans cette voie, le chemin sera très long. Déjà, il faudra réunir des témoignages, ce qui prendra des mois. Les témoins du mariage confirmeront-ils que vous subissiez une contrainte ? — La femme, oui. Et le prêtre était conscient que nous n'étions pas vraiment consentants. — Voilà le problème. Vous l'avez dit vous-même : pas vraiment consentants. Vous avez donné votre consentement, mais il n'était pas vrai. Cela ne plaira pas au tribunal. Combien d'autres viendront prétendre ensuite qu'ils n'étaient « pas vraiment consentants » ? C'est fascinant. — Acceptez-vous de me représenter ? Pettigrew n'était pas le premier sur la liste. Deux autres avocats avaient déjà refusé de la défendre. — Etes-vous certaine que lord Elliot racontera la même version de l'histoire que vous ? S'il conteste votre déclaration, aucun tribunal ne pourra l'ignorer. C'est le fils d'un lord, après tout. — Mais nous ne vivons pas comme mari et femme. Il n'a fait aucune tentative pour prendre possession de mes propriétés. — Ah, dans ce cas... Voilà ce qui va se passer, mademoiselle Blair. La cour pensera que vous voulez faire annuler un mariage conclu en hâte pendant que vous étiez à l'étranger. Cela est assez fréquent, quand nos compatriotes se trouvent au contact de climats plus cléments. Le bon sens ne leur revient que lorsqu'il est trop tard. — Ce n'est pas ce qui s'est passé pour nous. Nous avons prononcé ces vœux uniquement pour m'éviter d'être accusée de crimes que je n'avais pas commis. C'était un acte désespéré, destiné à me sauver. Voilà tout. L'avocat ne fit aucun commentaire, mais elle vit le scepticisme effleurer son visage impassible. — Ensuite, il y a le problème de cette nuit dans la tour, enchaîna-t-il. On vous demandera s'il y a eu un rapprochement sexuel. Si c'est le cas, vous serez en mauvaise posture. Mais si cette relation s'est poursuivie après votre départ de Positano, alors... Elle se prépara à l'entendre refuser de prendre l'affaire en charge. Après tout, ces trois avocats n'étaient pas les seuls disponibles. Elle finirait par en trouver un qui verrait l'injustice de la situation. — Je pense que mon cas ne vous intéresse pas, monsieur. — Je vous expose simplement les difficultés que nous allons rencontrer. Il sourit, et fit un geste ample de la main. — Normalement, l'affaire ne serait pas défendable. Toutefois, vous n'êtes pas une femme normale, n'est-ce pas ?

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— Je vous demande pardon ? — Mademoiselle Blair, votre antipathie pour le mariage est connue. Le fils d'un lord ne sera sans doute pas très enclin à s'embarrasser d'une épouse aussi excentrique que vous. D'autre part, votre comportement et vos convictions constitueront un support à votre plainte. Le tribunal sera disposé à libérer lord Elliot de ses obligations envers vous. Oui, je me charge du dossier, et je trouverai le meilleur juriste pour argumenter votre cas. Je suppose que cette affaire nous procurera une telle notoriété que nous profiterons de ses retombées pendant des années. Cette perspective ne remonta pas le moral de Phaedra. Elle quitta le cabinet de Pettigrew dans un brouillard, et décida de gagner le British Muséum à pied. Elle mit la main dans sa poche, sur la lettre qu'elle y avait cachée. Elliot lui avait écrit deux jours auparavant, inquiet d'avoir appris par Alexia que quelqu’un s'était introduit chez elle. Le ton de la lettre était formel, voire distant. Rêvait-elle, en croyant déceler autre chose sous les paroles de prudence ? «Viens me voir, et tu ne seras plus jamais en danger. » Il n'avait rien écrit de tel. Pas de mots de passion, ni d'allusion à ce qu'ils avaient vécu. Peut-être n'osait-il pas risquer de compromettre l'issue de sa démarche concernant ce mariage ? Ou bien encore, il la voyait déjà différemment. Elle ne pourrait lui en vouloir. Après tout, elle avait choisi la liberté. Il avait dû se sentir insulté quand elle n'avait pas voulu accepter la validité des vœux qu'ils avaient prononcés. Il ne comprendrait sans doute jamais pourquoi elle ne pouvait se plier à cette situation. Elle-même commençait à s'y perdre. Le fait de toucher la lettre la réconforta. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait seule et s'interrogeait sur la voie qu'elle avait choisie. Elle ne parvenait pas à surmonter le chagrin causé par leur séparation. Elle rentra dans la salle et reprit le manuscrit. Cette corvée quotidienne lui pesait de plus en plus. Elle déposa le paquet de feuillets sur la table et le considéra d'un air morose. Elle perçut un mouvement derrière elle. Son cœur tressauta et elle ferma un instant les paupières, savourant la joie qui se répandait en elle comme un rayon de soleil chassant des nuages noirs. Elliot déposa un lourd volume sur la table, ainsi qu'un paquet de feuillets vierges. Il lui sourit, comme il aurait souri à une vague connaissance. — Mademoiselle Blair, quel heureux hasard. J'ignorais que vous travailliez encore ici. — J'ai presque fini, lord Elliot. — Moi aussi. Je ne vous cacherai pas la lumière du jour si je m'installe ici ? Il y a d'autres tables, si ma présence vous gêne. — Il y a du soleil aujourd'hui, et la lumière est assez vive pour nous deux. Il ne répondit pas, prit place sur sa chaise, ouvrit le livre et s'absorba dans son travail. Phaedra garda les yeux fixés sur le manuscrit, comme si elle lisait. En réalité, elle ne voyait rien, malgré la lumière qui entrait à flots par la fenêtre. Elle sentait la présence d'Elliot, et celle-ci l'apaisait. Son cœur était gonflé d'émotion, des larmes lui piquaient les paupières. La joie, la peine, la confusion se mêlaient en elle. Elle était amoureuse. Elle n'aurait su dire pourquoi cette pensée lui apparaissait clairement maintenant. Elle n'aurait su dire combien de temps elle resta ainsi, émerveillée par le sentiment de paix que sa présence lui communiquait. Quand il se leva, elle sursauta et sortit brusquement de cette douce torpeur. Il alla vers les étagères et y prit un autre volume.

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Phaedra l'observa. Il était si beau avec son costume noir, son col blanc, sa cravate impeccable. Son regard lointain reflétait les pensées dans lesquelles il s'était perdu, ses cheveux étaient légèrement ébouriffés. Il était plus séduisant que jamais. Il remarqua son regard, et sembla sortir de sa rêverie. Son pas ralentit et il avança, les yeux plongés dans les siens. Une lueur de désir enflammait ses prunelles. Phaedra répondit comme elle l'avait toujours fait. En un instant, elle fut embrasée. Il vint se placer derrière elle, et se pencha légèrement au-dessus de son épaule, comme s'il s'intéressait à son travail. Elle dut se mordre les lèvres pour résister à la tentation de se retourner et de l'embrasser. — Il ne reste plus que quelques pages, dit-il. — Je vais sans doute être obligée de tout reprendre du début. Il peut se passer quelque temps avant qu'il ne soit prêt à être imprimé. Allez-vous devoir revenir souvent, pour vérifier les détails de votre livre ? — Oui, c'est le travail le plus long, à la fin. — Dans ce cas, nous devrons peut-être partager de nouveau la lumière du jour, lord Elliot. — Cela m'étonnerait. Je dois quitter Londres demain, et je serai absent une semaine. Vous aurez fini, à mon retour. Son regard demeura doux et chaleureux. Elle y décela une flamme que personne d'autre ne pouvait voir. — Ne vous attardez pas trop longtemps sur cette tâche, mademoiselle Blair. Vous avez choisi votre voie, et je n'interviendrai pas. Toutefois, je ne serai sans doute pas toujours dans d'aussi nobles dispositions. Je suis conscient qu'un seul mot de moi changerait beaucoup de choses dans votre situation. Et dans un sens qui me conviendrait parfaitement. Il alla à sa place, déposa le livre, et ramassa ses papiers. — J'ai eu grand plaisir à être en votre compagnie aujourd'hui. Un trop grand plaisir. Je n'ai rien pu faire d'autre que vous imaginer nue sur cette table, vous offrant à moi. Il balaya d'un regard la salle occupée par des lecteurs à la mine austère et des bibliothécaires à lunettes. — Bon sang, Phaedra, je ne verrai plus jamais cette bibliothèque de la même façon... Hayden avait demandé à Elliot de se rendre dans le Suffolk pour voir Chalgrove. Elliot avait remis ce voyage pour toutes sortes de raisons. Mais maintenant que sa voiture traversait la campagne, il devait admettre que la seule vraie raison de ce retard, c'était Phaedra. Une implacable mélancolie l'avait poussé à la chercher dans la bibliothèque du musée. Il s'était promis de ne pas s'asseoir à côté d'elle, de ne même pas se montrer. Mais à peine avait-elle franchi la porte qu'il avait capitulé. L'amour était un enfer, voilà tout. Les yeux fixés sur les fermes qui défilaient, il s'imagina avec elle, dans le futur. Il lui rendrait visite dans sa petite maison. Elle n'accepterait même pas les cadeaux qu'un amant offre généralement à sa bien-aimée. Des jours entiers passeraient sans qu'il la voie. Elle ne ferait pas vraiment partie de sa vie. Son cœur se rebella à cette pensée. Était-il tombé bêtement amoureux d'une femme qui ne l'aimait pas en retour? Ils n'avaient jamais parlé d'amour. La voiture quitta la grande route pour s'engager dans un chemin caillouteux, et ses pensées s'orientèrent vers la rencontre qui l'attendait. La perspective ne l'enchantait guère. L'aspect général du domaine laissait croire que le comte de Chalgrove résidait dans sa propriété de campagne. Les champs semblaient productifs. Le manoir était en bon

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état. Toutefois, Hayden lui avait dit que son ami connaissait des difficultés financières, dues à des dettes héritées de son père et à la récente crise bancaire. Le comte reçut Elliot dans un bureau bien aménagé. Si des livres avaient disparu des étagères et si quelques tableaux manquaient sur les murs, cela ne se remarquait pas. Chalgrove était grand, d'une stature athlétique. Autrefois mondain, il se rendait désormais peu en ville, et on ne l'avait pas vu du tout au cours de la saison précédente. — Votre frère m'a écrit. Je vous remercie d'être venu, dit-il à Elliot lorsqu'ils furent assis, un verre à la main. — J'ignore si je peux vous aider. Je n'ai pas lu le manuscrit. — L'éditeur l’a lu. Cette femme. Mlle Blair. Il posa ses bottes boueuses sur un repose-pieds, et sembla se détendre un peu. — Merris Langton m'a contacté, peu avant sa mort. Il semble que Richard Drury ait mentionné mon nom dans ses Mémoires, et qu'il ait commis une erreur. — Au sujet d'une affaire personnelle ? — Politique. Drury a grandement exagéré mes relations avec certaines factions radicales, dans ma jeunesse. Je n'étais qu'un gamin, et je n'ai rien commis d'illégal, mais c'est tout de même très embarrassant. Je préfère que cette erreur ne soit pas imprimée. Je suis sûr que vous comprenez cela. — Il est peu probable que je puisse vous aider. Mlle Blair a promis à son père de publier le manuscrit intégralement. Vous faites partie d'une longue liste de personnes qui souhaiteraient qu'elle apporte des changements au texte. Mais elle ne veut rien entendre. — Damnation, grommela Chalgrove avec colère. Il a fait cela pour se venger. La publication de Mémoires posthumes ne sert généralement qu’ a cela, d'ailleurs. On règle ses comptes dans la tombe. — Je n'ai jamais entendu votre nom associé au sien. Vous le connaissiez cependant assez pour avoir des comptes à régler avec lui ? Chalgrove le considéra avec fureur, tout en avalant une longue gorgée d'alcool. Il posa son verre vide et reprit : — Je le connaissais à peine, mais nous avons eu une conversation qui a mal tourné. C'était il y a huit ans. J'étais jeune, amoureux et, malgré mes perspectives d'avenir et ma naissance, la famille de la dame ne voulait pas de moi. Son père connaissait probablement mieux que moi la situation financière dont j'allais hériter. Il fit un geste exaspéré, pour désigner la maison dans laquelle il vivait. — Il m'arrivait de fréquenter le cercle d'Artémis Blair. Je connaissais donc Drury, naturellement. Un soir, il m'a fait la morale au sujet de cette déception amoureuse. — C'était idiot. Aucun homme n'aurait apprécié cela. — Je peux vous assurer que je n'ai pas apprécié du tout. J'ai eu droit à une longue tirade sur les désagréments du mariage et les avantages de l'amour libre, etc. — C'était sa philosophie. — Au diable sa philosophie. J'étais si irrité de le voir pontifier, avec son air supérieur, que je lui ai dit qu'il n'était pas un bon exemple du système pour lequel il prêchait, puisque Artémis avait pris un nouvel amant. Il esquissa une grimace et haussa les épaules. — Comme je vous le disais, j'étais très jeune. — Cela n'a pas dû lui plaire, mais vous n'étiez pas le seul à le savoir. Je ne pense pas que cet incident soit à l'origine... — Il ne le savait pas encore. C'est moi qui le lui ai appris. J'en suis certain. Il fut choqué, furieux, et je crus même qu'il allait me provoquer en duel pour avoir laissé entendre une chose pareille. Mais peu après, il sortit de la vie d'Artémis.

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— Saviez-vous qui était ce nouvel amant ? — Je crois. C'était un gredin. Un voleur, qui vendait sous le manteau de fausses antiquités. Il tentait sa chance auprès d'hommes dans mon genre, trop inexpérimentés pour le soupçonner d'être un filou. L'expression de Chalgrove demeura placide. Elliot envisagea un instant de laisser tomber la question, mais il semblait que Phaedra et lui avaient été trop indulgents envers les activités de Thornton. — Vous avez acheté certaines de ces imitations ? — Je n'ai pas la preuve qu'il savait que c'étaient des copies. Quoi qu'il en soit, je ne me vengerai pas en livrant son nom en pâture. — Naturellement. En fait, je pense savoir de qui il s'agit. Je cherchais simplement une confirmation à mes soupçons. Chalgrove réfléchit quelques secondes, puis se leva. — Venez. Je vais vous montrer quelque chose. Il précéda Elliot dans le corridor qui menait vers l'avant de la maison. — J'ai commencé par collectionner des pièces de monnaie romaines, lorsque j'étais à l'université. Puis plus tard, quelques fragments de poteries. C'est ce qui m'a rapproché du cercle de Mlle Blair. Aussi, quand quelqu'un qui était expert en la matière et qui bénéficiait de l'amitié de Mlle Blair m'a proposé un objet unique, j'ai acheté en toute confiance. Il entra dans une salle de bal. Le bruit de leurs bottes se répercuta dans la pièce immense. Le mobilier était caché sous des housses, et une épaisse couche de poussière recouvrait les moulures. Manifestement, la pièce n'était plus utilisée depuis des années. — Quand mon père est tombé malade, il a fini par me confier qu'il y avait des problèmes dans la gestion du domaine. Jusque-là, j avais vécu comme si l'argent ne pouvait jamais manquer. Malheureusement, nous arrivions au bout de nos ressources. J'ai donc commencé à vendre ma collection. C'est alors que j'ai appris que l'objet unique n'était qu'une copie. — Vous en êtes sûr ? — Cela m'a été confirmé par quatre experts. — Avez-vous retrouvé votre vendeur pour le lui dire ? Ils passèrent dans la galerie qui longeait tout un côté de la maison. — Oui. Il a prétendu que les experts se trompaient. Je suis donc allé trouver Mlle Blair. Je ne crois pas qu'elle ait été sa complice, mais elle refusa d'admettre que j'avais raison. Elle sembla... déconcertée, mais continua de le protéger. C'est pourquoi je pense qu'il était son nouvel amant. Chalgrove s'arrêta devant une vitrine, et désigna une étagère. — Regardez. C'est impressionnant, non ? C'est une très bonne imitation, identifiable uniquement grâce à une méthode de moulage moderne, que très peu d'archéologues seraient capables de reconnaître. — Oui, c'est très impressionnant. — Il m'a dit qu'elle avait été découverte au fond de la mer, sur le rivage italien. Bon sang, il a su m'appâter ! Chalgrove sourit tristement en contemplant cette preuve de son erreur de jeunesse. — Je vous suggère de parler vous-même à Mlle Blair, Chalgrove. Allez en ville, et demandez à l'épouse de Hayden de vous la faire rencontrer. Racontez à Mlle Blair tout ce que vous venez de m'expliquer. Je pense que l'identité de l'homme qui vous a vendu cet objet l'intéressera beaucoup. Il se peut qu'elle prête une oreille attentive à votre requête au sujet de ces Mémoires.

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— Je n'ai pas envie de le nommer, Rothwell. Tant d'années ont passé. — Vous n aurez pas à prononcer son nom. Emmenez simplement ceci avec vous, et elle comprendra. Il désigna la statuette de bronze représentant une déesse nue. Elle était parfaitement identique à celle qu'il avait vue dans le bureau de Matthias, à Positano.

23

Phaedra croisa les mains sur ses genoux pour cacher les taches d'encre sur ses gants. Elle était passée chez l'imprimeur ce matin. Mais son hôtesse ne se serait pas formalisée, même s'il y avait eu des traces d'encre sur son visage. Alexia ne l'avait jamais jugée sur l'apparence. Aussi, Phaedra ne savait pas très bien ce qui l'avait poussée ce matin à revêtir sa robe bleue, et à sortir ses gants blancs du tiroir où ils étaient relégués depuis des années. Alexia lui avait écrit pour la prier de lui rendre visite, et avait même envoyé sa voiture la chercher. Si le mari d'Alexia tolérait la présence de Phaedra Blair chez lui, il était sans doute plus sage d'adopter une tenue « normale » pour rendre visite à son épouse. — J'ai un cadeau pour toi, annonça Alexia au bout d'un moment. Elle avait passé beaucoup de temps à demander conseil à Phaedra à propos de tante Henrietta et de Caroline. Puis elle lui avait décrit en détail la nouvelle décoration prévue pour la bibliothèque. Et enfin, elle lui avait fait admirer l'attelage acheté par Hayden. Au bout de deux heures de ce papotage anodin, Alexia finit par se lever pour prendre un paquet enveloppé de mousseline sur la table. Écartant la mousseline, elle révéla un chapeau. — Je me suis dit qu'il valait mieux que tu en aies deux. Phaedra toucha instinctivement celui qui se trouvait sur sa tête. — Oui, j'ai beaucoup porté celui-ci, ces jours-ci. C'est toi qui l'as fait ? — Bien sûr. Phaedra ôta ses gants tachés, afin de ne pas abîmer le chapeau. Les couvre-chefs confectionnés par Alexia étaient toujours superbes. Chic, discrets, de proportions parfaites. — Tu es une artiste, Alexia. Ton mari ne voit pas d'objection à ce que tu continues de manier l'aiguille ? — Pourquoi en verrait-il ? Phaedra savait pourquoi. Les talents de modiste d'Alexia étaient comme un petit drapeau proclamant son indépendance au nez et à la barbe de son époux. — J'ai lu le pamphlet de ta mère sur le mariage, poursuivit Alexia. Il est dans la bibliothèque d'Easterbrook. — Tu l'as lu ? Pourquoi ? — Tu n'as jamais essayé de me convertir, et donc tu ne m'as jamais exposé tes convictions. J'ai pensé que cela me permettrait de mieux te comprendre. — Et qu'en penses-tu ? — J'admets que ses arguments sont logiques. Les lois sont mauvaises et doivent être réformées, c'est incontestable. Mais de là à rejeter complètement l'institution du mariage... Phaedra attendit en silence. — Pardonne-moi, Phaedra. Mais ces lignes ont été écrites par quelqu'un qui ne connaissait pas la vie de femme mariée.

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— Artémis était jeune quand elle a écrit ce pamphlet. Toutefois, même plus tard, elle n'en a pas renié les points principaux. — Oui, elle était jeune, répéta Alexia. C'était certainement avant que tu sois née. Et probablement même avant qu'elle ait aimé un homme. La remarque stupéfia Phaedra. Elle fut tentée de défendre sa mère, mais elle respectait trop Alexia pour rejeter son commentaire. Ses paroles soulevaient aussi des questions qui la harcelaient la nuit, lorsqu'elle s'interrogeait sur le coût de ses propres choix. — Alexia, tu ne penses jamais au pouvoir que tu as donné à Hayden en acceptant de l'épouser ? Il tient ton avenir et ton bonheur entre ses mains. — C'est réciproque, Phaedra, fit observer Alexia, amusée. — Ce n'est pas pareil. Tu es sa possession. La loi... — La loi est claire. Je suis à lui, mais il est aussi à moi. Je n'ai rien perdu dans cette union, ma chère. Rien du tout. Elle parlait avec tant de calme et de confiance que Phaedra fut bouleversée. Il lui semblait être redevenue une petite fille, écoutant les leçons de sa mère. — Tu ne peux pas être sûre qu'il ne fera jamais mauvais usage de son pouvoir, dit-elle en prenant la main d'Alexia. — Je le sais. C'est même une des seules choses dans la vie dont je sois tout à fait sûre. Et maintenant, je veux te voir coiffée de ma nouvelle création. Elles se consacrèrent alors à des occupations féminines qui allégèrent l'atmosphère. Alexia lui ôta son vieux chapeau et le remplaça par le nouveau. — Ce bleu prussien te va encore mieux que je ne l'espérais. C'est une couleur qui s'accorde bien à ton teint, tu ne trouves pas ? Phaedra contempla son reflet dans un miroir. Elle ne vit pas l'image qu'elle connaissait. Ce chapeau la faisait paraître plus pâle, mais aussi moins jeune. Elle avait face à elle une femme ayant acquis une certaine maturité, qui n'était plus innocente. Elle n'était plus une jeune fille. Elle s approcha du miroir et regarda avec plus d’attention, chassant de sa mémoire les images antérieures. — Le chapeau est très beau. Tu es très belle. Elle tressaillit et s'extirpa de sa rêverie. Ce n'était plus Alexia qui se tenait derrière elle, mais Elliot. Il aurait préféré être prévenu. Mais Alexia craignait peut-être qu'il ne refuse de venir. Quoi qu'il en soit, il ne s'attendait vraiment pas à tomber sur Phaedra quand il avait répondu à l'invitation de sa belle-sœur. Phaedra ne l'avait même pas entendu entrer. Elle était trop absorbée par l'image que lui renvoyait le miroir, comme si elle voyait son visage pour la première fois. Alexia avait posé un doigt sur ses lèvres, et s'était éclipsée. — Ne lui en veux pas, dit Elliot lorsque Phaedra se retourna. Elle croit certainement nous aider en faisant cela. — Je ne lui en veux pas, déclara-t-elle en ôtant son chapeau pour le poser sur une chaise. Je suis contente de te voir, Elliot. Je te croyais en voyage. — Je suis rentré hier. Lui aussi était content de la voir. Ridiculement content. De toute évidence, il n'avait pas réussi à se libérer du pouvoir qu'elle détenait sur lui, mais cela lui était complètement égal. Elle prit place dans un canapé, mais il n'osa pas s'asseoir à côté d'elle. S'il s'approchait assez pour la toucher, il était perdu. Il demeura donc prudemment à distance.

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— J'allais t'écrire, annonça-t-il. Tu vas être contactée par le comte de Chalgrove. Il veut te parler des Mémoires de ton père, et j'aimerais que tu écoutes ce qu'il a à dire. Elle ne fit pas d'objection, mais son regard refléta son agacement. — Tu n'as pas eu de problème, chez toi ? poursuivit-il. — Plus personne n'a essayé d'entrer. Le manuscrit est chez l'imprimeur, et celui-ci l'a mis en sûreté. — Dans combien de temps... ? — Un mois, à ce qu'il m'a dit. Un petit sourire flotta sur ses lèvres. Cela n'avait certainement rien à voir avec la publication du livre. Elle semblait simplement heureuse, comme le jour où ils s'étaient rencontrés à la bibliothèque. — J'ai vu Pettigrew hier, dit-il. Elle ramassa une paire de gants blancs, qu'elle lissa soigneusement, sans répondre. — Cet homme va se moquer de toi, Phaedra. Ils vont te dépeindre comme une femme dont aucun homme de la bonne société ne voudrait. Ils utiliseront cet argument pour convaincre le tribunal que mes vœux n'étaient pas sincères, que je me suis sacrifié pour te sauver. Bon sang, Phaedra, je l'ai envoyé au diable. J'ai été à deux doigts de... Elle attendit patiemment qu'il continue. De lui dire que nous avions voulu nous marier. De dire que tu étais à moi, pour toujours. Mais il ne prononça pas ces mots. — Phaedra, je veux que tu retires ta demande. Je ferai toutes les promesses que tu voudras pour te rassurer. — Tu irais jusqu'à une telle extrémité pour éviter le scandale créé par cette situation ? — Je me moque du scandale. Du moins, en ce qui me concerne. Toutefois, je ne veux pas que tu le subisses, et je ferai tout pour l'éviter. — J'y survivrai, tu sais. J'ai toujours été un personnage un peu scandaleux. Tu me manques aussi, Elliot. Je compte les jours pour pouvoir te tenir de nouveau contre moi. Mais je pense que nous ferions une erreur en voulant à tout prix hâter le moment de nos retrouvailles. — Une fois de plus, tu crois comprendre, alors que tu te trompes. Elle l'obligeait à tout expliquer. Eh bien, qu'il en soit ainsi. — Je veux que ce mariage dure, Phaedra. Je veux que nous répétions nos vœux, afin qu'il ne subsiste aucune ambiguïté sur sa validité. J'ai longuement réfléchi, et j'espère de tout mon cœur que ta demande sera rejetée. Elle se leva et alla vers lui. Elle ressemblait à un ange, avec cette robe bleue et ses cheveux cuivrés retombant en boucles souples jusqu'à sa taille. Mais les anges n'avaient pas ce genre de regard, leurs yeux ne trahissaient pas le désir. Elliot croisa les bras, comme pour résister à la tentation de la serrer contre lui. Elle comprit, et s'arrêta à quelques pas. — Je suis flattée, Elliot. Cependant, c'est notre séparation qui te fait réagir ainsi. Quand nous serons de nouveau ensemble... — Non, bon sang ! Je ne parle pas de simple désir. Même quand je pourrai te faire de nouveau l'amour, ça ne sera pas suffisant. Je t'aime, Phaedra, et je ne me satisferai pas d'être simplement un ami. Je ne peux pas vivre de cette façon. Il n'avait pas prévu de lui poser cet ultimatum. C'était son cœur qui parlait. Et maintenant, ces paroles demeuraient suspendues entre eux, comme une épée. — Tu me dis que tu m'aimes pour la première fois, Elliot, et tu poses déjà tes conditions. Elle semblait triste et étonnée à la fois. Il sentit son cœur se serrer. — Il faut que je te parle honnêtement, afin que tu comprennes pourquoi je ne peux pas faire les choses comme tu le voudrais, ajouta-t-elle. Elle approcha d'un pas, et il fut aussitôt embrasé de désir.

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— Si nous nous aimons vraiment, l'amour doit être plus fort, quoi que nous fassions, Elliot. Ne vaut-il pas mieux nous aimer librement comme nous l'avons fait jusqu'à présent ? — Nous ne nous sommes pas aimés librement, Phaedra. Nous avons partagé du plaisir. Ce plaisir me manque, mais le fait d'en être privé me permet de réfléchir plus clairement, et de me rendre compte qu'il ne me suffit pas. Et l'amitié non plus. Elle tendit la main, posa les doigts sur son visage. Ses doigts étaient aussi doux que le velours, mais il eut l'impression d'éprouver une brûlure. Il lui agrippa la main et lui embrassa la paume. Les yeux fermés, il essaya de contenir son émoi. Depuis le soir du dîner, il vivait un enfer. Mais la pire des tortures, c'était de la toucher de nouveau. Il ne pouvait pas se plier à ce qu'elle souhaitait. Son sang-froid était en train de l'abandonner. Il avait envie de régler la question comme il l'avait toujours fait : en prenant possession de son corps, et en imprimant son nom dans son âme en lettres de feu. — Je parle d'amour, mais toi non, Phaedra. Je me suis peut-être trompé, ce n'est pas cela que tu éprouves. Pour toi, ce n'était peut-être qu'une question de désir, après tout. Il ne voulait pas l'entendre lui dire que c'était vrai. Il ne voulait pas faire face à la vérité aujourd'hui. Relâchant son étreinte, il alla à la porte, comme pour échapper à la réalité qu'il redoutait. — Je t'aime, Elliot. Je t'aime plus que je ne puis l'exprimer. La main sur la poignée de la porte, Elliot s'immobilisa et se retourna. Le visage de la jeune femme était crispé de douleur, des larmes brillaient dans ses yeux. — Si tu m'aimes, tu sais qu'en amour la liberté n'existe pas, Phaedra. Quand l'amour est sincère, on ne peut pas rester libre. — Si, c'est possible. Nous pouvons le faire. Il secoua la tête. — Le désir de posséder est trop fort, et la jalousie trop humaine. Aimer sans rien exiger de l'autre, sans espérer un réel engagement, ce n'est pas naturel. J'ai perdu ma liberté dès que je suis tombé amoureux de toi, ma chérie. Quoi qu'il arrive, je suis enchaîné, maintenant. Je crains fort d'être toute ma vie esclave de cet amour, mais je refuse de vivre dans une torture permanente en me demandant si tu m'appartiens vraiment. Elle le regarda comme s'il l'avait frappée. L'espace d'une seconde, il fut sur le point de la reprendre dans ses bras, d'accepter simplement ce qu'elle voulait bien lui accorder. La tentation le submergea. Il trouverait probablement un simulacre de bonheur en vivant comme elle le souhaitait. Il attendit plusieurs secondes qu'elle dise quelque chose. N'importe quoi. Puis un grand vide l'envahit, et il sortit de la bibliothèque. Elliot avait disparu depuis longtemps lorsque Phaedra surmonta enfin sa confusion intérieure. Elle s'assit en tremblant sur le canapé, étourdie, incrédule. Un courant glacé coula dans ses veines. En l'espace de quelques minutes, Elliot venait de lui déclarer son amour, de la demander en mariage, puis de l'abandonner. De l’abandonner. C'était ce qu'il voulait ou rien. C'était bien une réaction d'homme. Cherchant à se ressaisir, elle s'accrocha à ses convictions, et parvint même à exhumer un fond de colère. Mais cela ne marcha pas. Rien ne pouvait marcher. La vérité la transperça telle une épée, réduisant son cœur en lambeaux. Il était parti. Réellement parti. Même si elle perdait son procès et s'ils se retrouvaient véritablement mariés, il serait de toute façon sorti de sa vie.

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Les larmes lui brouillèrent les yeux. Oppressée, la gorge brûlante, elle eut du mal à respirer. Un sanglot la secoua. Puis un autre. Et encore un autre. Elle enfouit le visage dans les plis de sa jupe. Des bras l'entourèrent, la soulevèrent. Une voix douce lui murmura des mots de consolation. Elle accepta la chaleur et le réconfort qui lui étaient offerts, et pleura tout son soûl sur l'épaule d'Alexia.

24

— Je ne pardonnerai jamais à Hayden. Qui s'attendait qu'il soit aussi sévère, et aussi capricieux ? Les gémissements de tante Henrietta finirent par percer la concentration d'Elliot, qui s'était arrangé jusqu'ici pour ne pas entendre ses lamentations. Il tourna la dernière page de son manuscrit et leva les yeux à contrecœur. Henrietta avait refusé de retourner à Aylesbury avec Caroline. Christian avait continué de nettoyer ses pistolets de duel chaque soir, jusqu'à ce que Suttonly ait finalement quitté la ville. Maintenant, mère et fille boudaient ostensiblement. — Vous n'êtes pas obligée de rester, tante. Retournez chez vous, dans le Surrey. Si Suttonly est sincère, il vous suivra. Vous n'aurez qu'à lui accorder la main de Caroline, et ce sera fini. — Et quitter cette maison ? Easterbrook ne saura pas se débrouiller sans moi. Son intendante et ses valets le volent comme dans un bois. Non, il est de mon devoir de rester. Christian avait repris ses vieilles habitudes. Il ne descendait plus pour les repas, et passait son temps dans ses appartements. Elliot aurait aimé pouvoir s'éclipser aussi, mais il n'osait pas retourner au British Muséum pour travailler. S'il voyait Phaedra, il abandonnerait toute raison. Il la supplierait de lui pardonner, et il lui accorderait tout ce qu'elle voulait. Ensuite, il la déshabillerait, et prendrait ses lèvres, et... Enfer. La bibliothèque d'Easterbrook était parfaite. Son livre aurait été fini depuis une semaine, sans les interruptions incessantes d'Henrietta. — Je pensais qu'Alexia me soutiendrait. Si une femme peut comprendre l'importance d'un bon mariage, c'est bien elle. — Caroline peut essayer de faire comme elle. S'aventurer dans le monde sans un penny, devenir gouvernante, et trouver un homme qui tombe sous le charme. Henrietta avait bien des défauts, mais elle n'était pas stupide. — Qu'est-ce qui vous a mis de si mauvaise humeur, Elliot ? Vous parlez comme Easterbrook, ces temps-ci. Beaucoup de choses affectaient l'humeur d'Elliot. Des nuits sans sommeil, des journées éprouvantes. Une deuxième rencontre avec l'avocat de Phaedra n'avait rien fait pour arranger les choses. Christian était furieux que son frère ne profite pas des circonstances ambiguës de ce mariage pour prendre possession de la maison d'édition. Son attitude avait créé un éloignement entre eux, qui risquait d'être définitif. Et surtout, il n'avait pas revu Phaedra depuis ce fameux jour dans la bibliothèque d'Alexia. Il y avait de cela un mois, deux jours, et vingt heures. C'était bien sa chance. Il était amoureux de la seule femme en Angleterre qui ne comprenait pas les avantages de faire un bon mariage !

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Il espéra que sa tante allait le laisser à sa mauvaise humeur. C'était le genre de femme qui pensait de son devoir d'aider les autres à être heureux. Si elle faisait une telle tentative maintenant, il risquait de l'étrangler. Par chance, un valet entra au moment précis où elle affichait une mine rassurante. L'homme déposa un paquet sur le manuscrit d'Elliot. — Lord Easterbrook m'a dit de vous donner ceci, monsieur. Une note de la main de Christian accompagnait le colis. Bravo. Elliot devina immédiatement de quoi il s'agissait. Il déplia le papier d'emballage et découvrit une liasse de feuillets imprimés, non encore reliés. Sur la première page, il lut : Mémoires d'un membre du Parlement, sous le règne de George III et de George IV. Souvenirs de Richard Drury sur les événements politiques et culturels ayant pris place à Londres et dans les environs, assortis de nombreux commentaires sur des personnages célèbres, ou de réputation infâme. Christian avait dû envoyer ses valets faire le pied de grue devant les librairies, afin de se saisir du premier exemplaire mis en vente. — Qu'est-ce que c'est, Elliot ? Un livre ? — Oui, dit-il en se levant et en ramassant son livre et celui de Drury. Un manuel de politique. Je vous prie de m'excuser, ma tante, j'ai des affaires urgentes à régler. Il abandonna Henrietta et alla se réfugier dans le petit salon pour être tranquille. Les pages avaient été coupées. Christian avait donc lu le recueil avant de le lui envoyer. Il ne regrettait pas de ne pas avoir empêché Phaedra de publier le livre. Ce qui le mettait en colère, c'était d'avoir dû choisir entre son devoir filial et celui de la jeune femme. Repoussant les émotions que faisait surgir la pensée de Phaedra, il se plongea dans la lecture. Phaedra aligna quelques chiffres dans le livre de comptes. Elle les additionna, et le résultat lui mit un peu de baume au cœur. Si cela continuait, la maison d édition survivrait peut-être. Jenny entra, avec une liasse de feuillets. — Hatchard en veut quarante de plus, et Lindsell encore vingt. Phaedra inscrivit les commandes. Quelques libraires avaient été étonnés d'avoir affaire à une femme, mais le succès du livre faisait passer ce détail au second plan. — Les affaires marchent bien, n'est-ce pas, mademoiselle ? — Très bien, Jenny. Plus les gens parleront du livre, plus les ventes augmenteront. Nous allons devoir faire imprimer des exemplaires supplémentaires. Les deux jeunes femmes retournèrent à leurs tâches. Phaedra pensa à son père, lui remettant le manuscrit avant de mourir, lui faisant promettre de le publier. Avait-il prévu un tel succès ? Était-ce une façon d'assurer l'avenir de sa fille ? Il n'avait pas grand-chose d'autre à lui léguer, et la rente de cent livres par an que lui avait laissée son oncle ne suffisait pas. Bientôt, elle pourrait sans doute prélever un peu d'argent sur les bénéfices. Si elle choisissait bien le prochain livre, elle aurait un revenu régulier. Qu'achèterait-elle avec les premières livres gagnées ? Un nouveau canapé... Un léger pincement à l'estomac la fit sortir de sa rêverie. Non, pas un canapé. Elle aurait bientôt d'autres dépenses à envisager. Le petit pincement se fit de nouveau sentir, assorti d'une autre sensation. L'impression qu'une main lui enserrait le cœur. Elle reposa sa plume. Maintenant que le livre était publié, il était temps de parler à Elliot. Son cœur battit la chamade à cette idée. Il lui tardait de le revoir... bien qu'elle se doutât que l'entrevue ne serait pas facile.

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Elle se leva, et inspira profondément pour se donner du courage. Puis elle jeta sa grande cape noire sur ses épaules, prit un exemplaire du livre de son père, avertit Jenny qu’ elle serait absente le reste de la journée, et se mit en route. Elliot regarda par la fenêtre du salon. Les arbres du jardin commençaient de changer de couleur, et les dernières roses se flétrissaient sous l'assaut d'un vent glacial. Le souvenir d'une soirée, sur une terrasse fleurie de Paestum, l'assaillit. Il jeta un coup d'œil aux Mémoires de Richard Drury. Il lui avait fallu trois heures pour les lire. Le livre allait faire sensation, c'était certain. Drury était un fin observateur des faiblesses de son époque. Ses remarques étaient mordantes, brillantes, et trop perspicaces. Il faudrait qu'il écrive à Phaedra pour la féliciter du succès de cette publication. Et pour autre chose, aussi. Non, il valait mieux lui rendre visite. Un valet entra dans le salon. — Monsieur, une dame demande à vous voir. — Introduisez-la chez ma tante, répondit distraitement Elliot. Je ne reçois personne aujourd'hui. — Elle a bien précisé qu'elle ne voulait voir personne d'autre que vous. — Elle vous a remis sa carte ? — Non, monsieur. J'ai essayé de la dissuader d'entrer, mais elle a beaucoup insisté. Elle est habillée d'une drôle de manière, précisa-t-il en faisant la moue. Elle ressemble à... à une... — A une sorcière ? — Oui, monsieur. Comment avez-vous deviné ? Elliot eut un sourire. — Faites-la entrer. Il se retourna vers la fenêtre, mais il ne vit plus rien. Son esprit était entièrement occupé par l'image de Phaedra, son ample robe noire flottant autour d'elle, ses cheveux dansant sur ses épaules. Elle était venue avant qu'il ait eu le temps daller vers elle. Il ignorait pour quelle raison elle souhaitait le voir, mais cela n'avait pas d'importance. Il ferma les yeux et sentit sa présence dans la maison. Une joie inattendue gonfla son cœur. Le valet la fit entrer dans un petit salon. Un homme se tenait près de la fenêtre, le dos tourné. Un homme beau et sûr de lui. Bello. Elégante. Il pivota. Elle vit son sourire chaleureux et poussa un soupir de soulagement. — Phaedra. Je suis content. J'allais justement te rendre visite. Elle s'était demandé comment elle serait accueillie. Son attitude lui réchauffa le cœur. Elliot l'invita à s'asseoir, et prit place face à elle. Elle posa son paquet sur la table. — Je t'ai apporté un exemplaire du livre de mon père. — Merci, mais je l'ai déjà lu, dit-il en désignant les feuillets, à l'autre bout de la table. Son sang-froid montrait bien qu'il avait surmonté les sentiments qu'elle lui inspirait. Elle fut terriblement déçue. Mais à quoi s'attendait-elle ? — Tu vas connaître un grand succès, Phaedra, assura-t-il en tapotant le recueil du bout des doigts. Elle faillit lui prendre la main pour la porter à ses lèvres. Un mois. Une éternité. Elle avait envie de rire et de pleurer à la fois. — J'ai remarqué qu'il n'était pas question de Chalgrove, ajouta-t-il. — C'est la seule personne qui a réussi à me persuader que mon père avait exagéré la partie la concernant. — En revanche, tu as fait quelques ajouts au sujet de ta mère. — Tu ne m'en veux pas trop ? Je sais ce que cet homme représente pour toi. — Il vaut mieux que plus personne ne se fasse rouler. Je pense que ces fausses statuettes et ces copies de camées parviennent encore jusqu'en Angleterre. Il a dû

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découvrir ce réseau de faussaires au cours de son premier voyage, après la guerre. Les objets qu'il a ramenés se sont vendus facilement, aussi a-t-il décidé de partir s'établir là-bas et de vivre de ce trafic. J'ai moi-même failli entrer dans son jeu, avec la statuette qu'il nous a montrée. — Mais il n'a pas accepté ton offre, Elliot. Il n'a pas voulu t'impliquer. En revanche, Matthias en avait entraîné d'autres dans son trafic. Il s'était servi d'Artémis alors qu'elle était tombée follement amoureuse, pour la première fois de sa vie. — J'ai reçu une lettre de lui la semaine dernière, annonça Elliot. Il a dû l'écrire juste après notre départ de Positano. Il semblait vouloir savoir si j'avais trouvé un amateur pour la petite déesse, en fin de compte. — Je suis désolée, Elliot. Je pensais qu'il aurait des scrupules à te faire jouer le rôle d'entremetteur. — Apparemment non. Elle imagina le jeune Nigel Thornton, rongeant son frein en silence pendant que Matthias Greenwood faisait la conquête de la femme qu'il aimait. — Je n'aurais peut-être jamais compris que le coupable était Matthias, si tu ne m'avais pas envoyé Chalgrove, Elliot. Ce dernier sourit tristement. — J'ai écrit à Matthias pour lui dire que tu savais tout. — Moi aussi, avoua-t-elle. — Eh bien, s'exclama-t-il en riant, il aura amplement le temps de quitter l'Italie avant que tes accusations n'arrivent jusque-là. — Il ne sera sans doute pas seul à fuir. Je soupçonne Whitmarsh d'être impliqué dans l'affaire. M. Sansoni m'a dit que les copies étaient fabriquées dans les villages du Sud. Je pense que c est l'explication des longues marches matinales de Whitmarsh. Il visitait les ateliers. La seule chose qui me désole, c'est que Tarpetta ne soit pas obligé de fuir avec eux. Je pense qu'il acceptait des pots-de-vin de Matthias pour fermer les yeux sur ses activités. — Si c'est vrai, Carmelita Messina s'arrangera pour que tout Positano le sache. Tu as mis à plat toute l'histoire, n'est-ce pas ? dit-il, une lueur d'admiration dans les yeux. As-tu le sentiment d'avoir vengé ta mère, à présent ? Sans doute. Mais le souvenir qu'elle gardait d'Artémis avait changé au cours des dernières semaines. Comme si elle s'était débarrassée des vestiges de l'enfance et avait regardé sa mère plus honnêtement. Elle la respectait toujours. Mais elle ne se sentait plus obligée de défendre ses erreurs. Car, comme tout le monde, Artémis en avait commis beaucoup. — Je me sens apaisée, Elliot. Il lui prit la main. — Tu as aussi supprimé certains passages, ma chérie. Pourquoi ne m'as-tu pas prévenu que la partie concernant la mort suspecte du Cap ne figurerait pas dans l'édition finale ? — Je n'ai pris cette décision qu'à la dernière minute. Le livre était déjà chez l'imprimeur. J'espérais que tu m'apporterais la preuve que ces insinuations étaient fausses. La dernière fois que je t'ai vu, j'étais sûre que tu essaierais de découvrir la vérité. Mais il n'avait pas trouvé de preuve. Et il n'était pas venu. Elle avait dû prendre la décision elle-même. C'était son cœur qui l'avait guidée. Il contempla sa main fine, prisonnière de ses doigts. — Je n'avais pas de preuve, Phaedra. J'ai rencontré l'homme en question, je l'ai interrogé.

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— Il a nié ? — Bien sûr. Mais je ne l'ai pas cru. Phaedra ne sut quoi répondre. Il aurait suffi d'un mot pour qu'elle décide de supprimer le passage. Un seul. Même si cet homme avait menti. Mais Elliot n'avait pas voulu de mensonge. — Il vaudrait peut-être mieux que tu décides de le croire, Elliot. — Je ne peux pas me mentir à moi-même. Mais je fais comme Christian, je décide que je ne suis certain de rien. Bientôt, je ferai sans doute comme Hayden, je me moquerai complètement de connaître la vérité. — Hayden a raison. C'était la décision de ton père, il était responsable de ses actes. Ses fils n'ont rien à voir avec ça. Elliot haussa les épaules. — Christian t'avait offert cinq mille livres pour censurer ce passage. Tu devrais les accepter. Cela t'aiderait à redresser les finances de ta maison d'édition. Cinq mille livres. Toutes les dettes effacées, l'affaire repartirait sur des bases saines. — Je ne dirai pas que je ne suis pas tentée, Elliot. Toutefois, je n'ai pas fait cela pour l'argent, et je n'en veux pas. — Alors, pourquoi l'as-tu fait ? — Parce qu'il se pouvait que les soupçons de Merriweather soient faux. Je l'ai fait aussi par amitié pour Alexia. Et enfin, pour toi, Elliot. Quand je me suis retrouvée au pied du mur, cela m'a paru un très petit compromis. Elle crut l'espace d'une seconde qu'il allait l'embrasser. Un éclair de désir passa dans ses yeux. — Je te remercie de tout mon cœur, Phaedra. Tu as fait preuve de plus de générosité que je n'en mérite. — Je suis sûre d'avoir fait le bon choix. Il regarda autour de lui, et lui reprit la main. — Viens avec moi. Nous avons besoin de parler, et nous serons plus à l'aise dans la bibliothèque. Il était assis à côté d'elle, dans le canapé de la bibliothèque. Elle tenta de rassembler ses idées. Il fallait qu'ils parlent, mais maintenant que le moment était venu, les mots qu'elle avait répétés tant de fois lui échappaient. Il demeura un long moment sans la regarder, sans parler. Mais quand il se tourna vers elle, son regard était celui d'un amant trop longtemps privé de sa bien-aimée. — C'est l'enfer, de te voir et de ne pas t'embrasser, Phaedra. — Je n'ai pas dit que tu ne devais pas m'embrasser. — Tant que tu maintiens ta demande d'annulation, je ne le peux pas. Cela n'a pas changé. — Désires-tu que je m'en aille, Elliot ? Je ne veux pas te mettre en colère. — Je ne le suis pas. Je suis content que tu sois là. Elle aurait aimé qu'il ferme la porte et qu'il l'embrasse. Au lieu de cela, il se leva et se mit à faire les cent pas, le front soucieux. — J'ai passé un mois à tenter de me libérer de ces chaînes, Phaedra. Sans succès. Que dois-je dire pour te convaincre que nous sommes destinés l'un à l'autre? — Dis ce que tu veux, Elliot. Je suis venue pour t'écouter et pour me laisser convaincre. Il alla vers elle, l'incita à se lever, la prit dans ses bras. Enfin, il lui donnait l'étreinte et le réconfort dont elle avait tant besoin. — Je ne suis pas Richard Drury, mais je ne suis pas non plus mon père. Je ne deviendrai pas comme lui.

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— Ce n'est pas ce qui me fait peur, Elliot. Si un homme essayait de me rendre prisonnière, je me libérerais. Mais tu sais que ce n'est pas toi que j'ai refusé. — Je sais pourquoi tu ne crois pas au mariage. Je comprends cela. Et je ne te demanderai pas de changer. Tu peux continuer de porter tes habits noirs. Tu peux garder ta maison d'édition. Il fit une pause, haussa les épaules et ajouta : — Je ne t'empêcherai pas d'avoir des amis, tant que les hommes ne t'en demandent pas davantage. — Peu importe ce qu'ils demandent, je ne le leur accorderai pas. Elliot soupira. — Je veux ce mariage, Phaedra. J'ai besoin de savoir que tu m'appartiens. Je veux que tu sois toujours avec moi, je veux rentrer le soir dans la maison où tu vis. Tu ne rêves jamais de ça, toi aussi ? Il l'embrassa doucement. Le premier baiser depuis de longues semaines. La tête lui tourna, comme sous l'effet de l'alcool. Elliot avait été juste et honnête. Il avait fait ses choix par amour. Des choix généreux. — Je suis heureuse de savoir que tu veux toujours rester marié avec moi, Elliot. Car il y a peu de chances que ma demande d'annulation aboutisse. Il se peut qu'un autre événement malencontreux l'en empêche. — Alors renonce, mon amour. Si ton avocat ne voit pas de possibilité, renonce. Je te promets que tu ne regretteras... Il s'interrompit, et pencha la tête de côté. — De quel genre d'événement parles-tu ? — Mon avocat m'a dit que ma requête ne serait pas prise en compte, si ce mariage avait un résultat... — Un résultat? Tu veux dire... un enfant? Elle confirma d'un hochement de tête. — Et c'est le cas? Tu es... — Je n'en suis pas encore certaine, mais c'est possible. — Mais pourquoi ne me l'as-tu pas dit ? Phaedra, tu vois bien que nous ne pouvons pas vivre comme tu le veux. Un enfant mérite mieux que cela, et tôt ou tard, tu en auras un. — Je suis devenue ce que je suis parce que ma mère m'a éduquée. Richard a quand même été un père pour moi. Et si le tribunal rejette ma demande, cela ne signifie pas que nous serons obligés de vivre ensemble. — Mais nous allons vivre ensemble, naturellement ! Nous allons trouver une maison. Il n'est pas question que je vienne rendre visite à ma femme chaque matin ! Tu dois abandonner ces idées extravagantes, tu le vois bien à présent. Oui, elle le voyait bien. Et elle n'était pas horrifiée à cette pensée. Au contraire, une vague de bonheur l'envahit en imaginant une maison et une famille avec Elliot. Le désir avait ouvert son cœur à l'amour, et l'amour l'avait emportée plus loin qu'elle ne le croyait possible. Maintenant, elle était au bord d'un précipice. Encore un pas, et elle ne serait plus soutenue que par l'espoir, la confiance, et l'amour. Phaedra Blair, la fille de la célèbre Artémis, une femme qui tenait sa propre vie en main, avait peur comme une enfant devant l'inconnu. Il perçut sa peur. Et il la comprit. — Tu es forte, Phaedra. Et je t'aime pour ça. Mais il se peut que notre fille ne soit pas aussi forte que toi. Qu'éprouvera-t-elle quand elle ne pourra pas avoir d'amies, et que les autres enfants la traiteront de bâtarde ? Il cueillit son visage à deux mains et plongea le regard dans le sien. — Tu as surmonté cela, mais tout le monde n'en est pas capable. Tu seras heureuse, Phaedra. Je ferai tout pour que tu le sois.

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Elle lui prit la main et la pressa contre sa joue. — Je suis d'accord, Elliot. Je crois que tu m'aimes assez pour que nous soyons heureux ensemble. J'ai confiance en toi, et je sais que notre amour durera toute la vie. Elle ne serait plus seule, désormais, même si elle marchait dans le vide. Elliot serait avec elle et l'aiderait à trouver son chemin. Il devina les pensées qui se bousculaient en elle. Elle le vit à son regard. Et s'il y avait une petite étincelle de triomphe dans ses yeux, si une caresse possessive accompagnait son baiser, cela lui était égal. Après tout, il n'était qu'un homme. Elle sentit les agrafes de sa robe céder sous ses doigts. Il la fit allonger sur le canapé. Ils avaient été séparés trop longtemps, et son impatience était égale à celle d'Elliot. Elle le serra dans ses bras tandis que le plaisir l'emportait dans leur monde secret. Et elle cria lorsque la fièvre atteignit son paroxysme. Plus tard, quand la paix et le silence les enveloppèrent de nouveau, elle l'entendit murmurer : — Tu es à moi. Et elle n'eut pas peur du tout. Car c'était une promesse d'amour et de bonheur.