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Jun 28, 2020

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LA RELIGION EN QUESTION

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Y A-T-IL DES VERITES AUTRES QUE CELLES DE LA RAISON ?

1/ LA FOI COMME CONSCIENCE DES LIMITES DE NOTRE RAISON

Dans ce passage célèbre des Pensées, Pascal met en question les prétentions de la raison humaine : quelles

sont, en effet, l’étendue de nos connaissances ? Notre raison a-t-elle vraiment le pouvoir de nous éclairer

sur le monde et sur nous-mêmes ?

Pour donner une place à la Foi, il s’agit, pour Pascal d’ébranler une autre Foi, celle qui s’attache à notre

raison, à la capacité que nous aurions d’avoir la pleine intelligence de l’univers et de notre condition

humaine. Car que savons-nous ? L’homme n’est qu’un point entre deux infinis, le grand et le petit, que

notre pensée peut à peine se représenter ; les systèmes qu’échafaude notre pensée sont bâtis sur l’abîme de

notre ignorance. Dès lors, c’est uniquement parce qu’elle ignore ses propres limites que notre raison peut

prétendre épuiser tous les mystères de ce monde.

L’enjeu est ici, pour Pascal, de dévoiler à quel point les vérités de notre raison sont impuissantes devant

les mystères du monde qui transcendent notre intelligence.

« Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il

se regarde comme égaré, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends

l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-

même, son juste prix.

Qu’est-ce qu’un homme, dans l’infini ?

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce

qu’il connaît les choses les plus délicates, qu’un ciron lui offre dans la petitesse de

son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures,

des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des

gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, que divisant encore ces

dernières choses il épuise ses forces en ces conceptions et que le dernier objet où il

peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c’est là

l’extrême petitesse de la nature.

Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je veux lui peindre non

seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature

dans l’enceinte de ce raccourci d’atome, qu’il y voie une infinité d’univers, dont

chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde

visible, dans cette terre des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera

ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose

sans fin et sans repos, qu’il se perdra dans ses merveilles aussi étonnantes dans leur

petitesse, que les autres par leur étendue, car qui n’admirera que notre corps, qui

tantôt n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible lui-même dans le sein du

tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où

l’on ne peut arriver. Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même en se

considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes

de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa

curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence

qu’à les rechercher avec présomption. »

PASCAL, Pensées (199-72)

« Deux excès :

exclure la raison, n’admettre que la raison.

(…)

La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses

qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela.

Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ?

(…)

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses.

(…)

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3 C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu

sensible au cœur, non à la raison. »

PASCAL, Pensées.

La Foi exige-t-elle que nous nous aveuglions ?

2/ « Il est vrai sans doute qu’on doit expliquer l’Ecriture par l’Ecriture aussi

longtemps qu’on peine à découvrir le sens des textes et la pensée des Prophètes,

mais une fois que nous avons trouvé le vrai sens, il faut user nécessairement de

jugement et de la Raison pour donner à cette pensée notre assentiment. Que si la

Raison, en dépit de ses réclamations contre l’Ecriture, doit cependant lui être

entièrement soumise, je le demande, devons-nous faire cette soumission parce que

nous avons raison, ou sans raison et en aveugles ? Si c’est sans raison, nous

agissons comme des insensés sans jugement ; si c’est avec une raison, c’est donc

par le seul commandement de la Raison, que nous adhérons à l’Ecriture, et

donc si elle contredisait à la Raison, nous n’y adhérerions pas. Et, je le demande

encore, qui peut adhérer par la pensée à une croyance alors que la Raison réclame ?

Qu’est-ce, en effet, que nier quelque chose dans sa pensée, sinon satisfaire à une

réclamation de la Raison ? Je ne peux donc assez m’étonner que l’on veuille

soumettre la Raison, ce plus grand des dons, cette lumière divine, à la lettre morte

que la malice humaine a pu falsifier ; que l’on puisse croire qu’il n’y a pas crime à

parler indignement contre la Raison, cette charte attestant vraiment la parole de

Dieu, à la prétendre corrompue, aveugle et perdue, alors qu’ayant fait une idole de

ce qui n’est que la lettre et l’image de la parole divine, on tiendrait pour le pire des

crimes une supposition semblable à son égard. On estime qu’il est pieux de n’avoir

que méfiance à l’égard de la Raison et du jugement propre, impie de n’avoir pas

pleine confiance dans ceux qui nous ont transmis les Livres sacrés ; ce n’est point là

de la piété, c’est de la démence pure. Mais, je le demande, quelle est cette

inquiétude qui les tient ? Que craignent-ils ? La Religion et la Foi ne peuvent-elles

se maintenir que si les hommes s’appliquent laborieusement à tout ignorer et

donnent à la Raison un congé définitif ? En vérité, si telle est leur croyance, c’est

donc crainte que l’Ecriture leur inspire plutôt que confiance. Mais rejetons bien loin

cette idée que la Religion et la piété veulent faire de la Raison leur servante, ou que

la Raison prétend humilier la Religion à cette condition ; gardons-nous de croire

qu’elles ne puissent pas l’une et l’autre, dans la paix et la concorde, occuper leur

royaume propre ».

SPINOZA, Traité théologico-politique (1665).

III. La religion : ce qui donne sens à notre existence ?…

3/ « Que sais-je de Dieu et du sens de la vie ?

Je sais que le monde existe (…)

Que la vie est le monde.

Que ma volonté pénètre le monde.

Que ma volonté est bonne ou mauvaise.

Que donc le bien et le mal sont d’une certaine manière en interdépendance avec le

sens du monde.

Le sens de la vie, c’est-à-dire le sens du monde, nous pouvons lui donner le nom de

Dieu.

Et lui associer la métaphore d’un Dieu père.

La prière est la pensée du sens de la vie.

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4 Croire en Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout.

Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens.

Le monde m’est donné, c’est-à-dire que mon vouloir pénètre du dehors dans le

monde, comme quelque chose de déjà prêt (…)

C’est pourquoi nous avons le sentiment de dépendre d’une volonté étrangère. De

quoi que nous dépendions, nous sommes en tout cas, en un certain sens, dépendants,

et ce dont nous dépendons nous pouvons l’appeler Dieu (…)

Pour vivre heureux, il faut que je sois en accord avec le monde (…)

Je suis alors, pour ainsi dire, en accord avec cette volonté étrangère dont je parais

dépendre. C’est-à-dire que « j’accomplis la volonté de Dieu ». »

WITTGENSTEIN, Carnets 1914-1916.

…ou bien ce qui en dissimule le sens véritable ?

4/ « La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans

cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est

l’opium du peuple.

Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur

réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à

une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe

la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole.

La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non

pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il

rejette les chaînes et cueille la fleur vivante. La critique de la religion détruit les

illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme

désillusionné parvenu à l’âge de la raison, pour qu’il gravite autour de lui-même,

c’est-à-dire de son soleil réel. La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite

autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même.

C’est donc la tâche de l’histoire, après la disparition de l’Au-delà de la vérité,

d’établir la vérité de ce monde-ci. C’est en premier lieu la tâche de la philosophie,

qui est au service de l’histoire, une fois démasquée la forme sacrée de l’auto-

aliénation de l’homme, de démasquer l’auto-aliénation dans ses formes sacrées. La

critique du ciel se transforme par là en critique de la terre, la critique de la religion

en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique ».

MARX, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844).

IV. Une société peut-elle et doit-elle se passer de religion ?

5/ « Je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute

l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à

la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de

l’autre (…)

Il est du devoir du magistrat civil d’assurer, par l’impartiale exécution de lois

équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la

possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu’un se

hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de

tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui

consiste à la dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont il

aurait pu et même dû jouir sans cela (…)

Or, pour convaincre que la juridiction du magistrat se termine à ces biens

temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l’unique soin de les maintenir et de

travailler à leur augmentation, sans qu’il puisse ni qu’il doive en aucune manière

s’étendre jusques au salut des âmes, il suffit de considérer les raisons suivantes, qui

me paraissent démonstratives.

Premièrement, parce que Dieu n’a pas commis le soin des âmes au magistrat civil,

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5 plutôt qu’à toute autre personne, et qu’il ne paraît pas qu’il ait jamais autorisé

aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple

même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu’il est comme impossible

qu’un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et

à laisser au choix d’un autre, soit prince soit sujet, de lui prescrire la foi ou le culte

qu’il doit embrasser (…)

En second lieu, le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que

son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste, comme

nous venons de le marquer, dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il

est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d’une

telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La

confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela

ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses. »

LOCKE, Lettre sur la tolérance (1686)

6/ « Le droit que le pacte social donne au Souverain sur les sujets ne passe point,

comme je l’ai dit, les bornes de l’autorité publique. Les sujets ne doivent donc

compte aux Souverains de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la

communauté. Or il importe bien à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui

fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni

ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs

que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au

surplus telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il appartienne au Souverain d’en

connaître : car comme il n’a point de compétence dans l’autre monde, quel que soit

le sort des sujets dans la vie à venir ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient

bons citoyens dans celle-ci.

Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de

fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme

sentiment de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet

fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque

ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable,

comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa

vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes

dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, il soit puni de mort ; il a commis le

plus grand crime, il a menti devant les lois. »

ROUSSEAU, Contrat Social (IV, 8)

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RELIGION ET SOCIETE

En complément du cours sur la religion, vous trouverez ici un ensemble de textes présentés, qui posent la question du rapport entre politique et religion. Le champ des questions abordées est le suivant : la religion peut-elle s’affirmer comme un pouvoir civil ? Quelle serait la finalité d’un tel pouvoir religieux ? Pouvoirs civil et religieux servent-ils les mêmes fins ? Droit et religion ont-ils ainsi le même objet ? Quel est le fondement de l’autorité des lois ? Quel est celui de la foi ? Quels sont donc les limites de la contrainte des lois ? L’autorité des lois peut-elle enfin s’émanciper de toute sacralisation ?

1/ QUEL EST LE BUT D’UNE POLITIQUE RELIGIEUSE ?

« L’essence de la religion, c’est d’être contre l’histoire » Dans cet extrait de la Fin de la religion ?, Marcel Gauchet cherche à mettre en évidence la différence de principe qui sépare les sociétés religieuses des sociétés étatiques. La principale différence consiste dans l’origine du pouvoir, origine qui détermine la forme de la société et la finalité des lois. La spécificité des sociétés qui reposent sur un fondement religieux est de renvoyer les lois à un fondement transcendant et extérieur à la société. Ainsi, les hommes renoncent d’eux-mêmes renoncent à leur autonomie et à leur pouvoir créateur. Par essence conservatrice, la loi religieuse tend à inscrire toutes les relations sociales dans un ordre déterminé et immuable, niant la possibilité qu’aurait les hommes de s’emparer de leur propre histoire. A contrario, les sociétés étatiques se fondent sur l’autonomie propre aux hommes, la capacité qu’ils ont de se donner la loi par eux-mêmes. Une telle autonomie ouvre ces sociétés sur la conscience de leur propre histoire : loin que l’ordre qui les constitue soit immuable, il devient mouvant, en droit comme en fait, toujours soumis au travail de la liberté des hommes, au choix qu’ils font de leur destin. Ainsi, Gauchet, dans ce passage, montre que ce qui est au cœur de la question religieuse et de l’avènement des sociétés modernes, c’est la façon dont l’homme fait face à son histoire. Tout l’énigme du religieux consiste, selon lui, dans cette façon dont les hommes fuient leur propre pouvoir créateur et leur autonomie. L’essence de la religion serait ainsi la peur de l’homme face à sa propre liberté, à sa capacité de se faire une histoire. Et c’est en cela que consiste la transcendance religieuse : l’homme fuit sa puissance historique, ne veut pas courir le risque de l’histoire, cette liberté qui rend vulnérable, éphémère l’ordre des sociétés. Or, c’est en affrontant sa vulnérabilité historique, que l’homme affronte le sens de sa condition.

« A défaut de pouvoir aisément pénétrer ce noyau dense du choix religieux, on n’est pas entièrement dépourvu de moyens de l’éclairer. Si l’opération même reste problématique, en effet, du moins parvient-on à saisir ce par rapport à quoi elle s’effectue, les dimensions qu’elle engage et le résultat qu’elle produit. Et sans doute est-ce en partant de la sorte des effets du religieux qu’on pourra remonter jusqu’à sa racine instauratrice. Il se découvre la réponse à plus originaire que lui et par là l’éclaire. Son objet : la conjuration du mouvement, et de tout ce qui, dans la vie sociale, est susceptible de l’engendrer. Fondamentalement, le religieux est tension vers l’immuable, autrement dit, effort vers l’impossible – vers un monde humain depuis toujours et à jamais arrêté, où tout, les sexes, les âges, les usages, les techniques, serait répertorié, identifié, fixé à sa place et garanti intangible. L’essence de la religion, c’est d’être contre l’histoire et contre ce qui nous l’impose comme destin. C’est-à-dire contre la division collective. Effet certain en tout cas d’une complète extériorité du fondement social : elle place tous les acteurs à égalité dans la dépossession, et prévient, en la délégitimant par avance, la séparation d’un pouvoir (…) Dès qu’il y a pouvoir, à l’inverse, c’est qu’on est sorti du cadre strict de l’extériorité religieuse (…) qu’on est entré, par voie de conséquence, dans l’âge du mouvement. Du pur pouvoir, anonyme, de la loi, on est passé à la loi du pouvoir, lequel est par nature pouvoir de loi, puissance de la changer ou de la produire (…) De l’immuable institué, on est ainsi passé dans l’instable obligé, l’existence collective emportant dans son effectuation même la contestation de ses normes et de sa définition (…) S’il y a Etat, cela veut dire qu’on est entré dans un système où la définition et la légitimité collectives sont en question et en mouvement au travers de la scission de la société. C’est l’inauguration d’un autre âge, et le début en fait d’un dégagement du religieux. L’âge véritable de la religion, le moment de sa domination sans partage, c’est avant qu’il faut aller le chercher, du côté de cet ordre primitif de l’inquestionnable, où la radicalité de la dépendance instituée envers les autres que l’homme excluait, avec la division des hommes, toute mise en cause du fondement collectif (…) Elles vivent donc, ces sociétés, dans la division. Simplement, elles s’ordonnent contre elle, à partir d’une représentation de leur ordre qui a nom religion. Elles appartiennent très directement au même processus que celui qui porte nos propres sociétés, dont les articulations de base ne leur sont nullement étrangères, même si elles les traitent de manière diamétralement opposées. Ce

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7 qu’on voit justement en regard, c’est le lien qu’il y a entre le déclin de la dimension religieuse (ou au moins son application à l’ordre social) et le dépli en règle de la dimension historique sous tous ses aspects – conscience historique et production historique. Conscience historique : non pas seulement conscience de la durée où s’inscrivent les entreprises humaines, mais conscience de ce qu’il y va, au travers de cette durée, de la création de l’ordre humain-social par lui-même – de ce qu’il n’est rien de notre réalité présente qui ne renvoie à l’action d’hommes comme nous ».

MARCEL GAUCHET, Fin de la religion ? (1984)

2/ QUEL EST LE POUVOIR DE LA FOI ?

Peut-on contraindre les consciences au nom des vérités religieuses ? En 1686 paraît le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d’entrer » de Pierre Bayle. Un an auparavant, en 1685, l’Edit de Nantes était révoqué par Louis XIV, mettant un terme à un siècle de tolérance religieuse : de nouveau, la religion catholique est la seule autorisée et reconnue par l’Etat, les protestants ayant à choisir entre la conversion, la persécution ou l’exil. En juin 1685, le frère de Pierre Bayle, Jacob, qui était pasteur de l’Eglise protestante, est jeté en prison ; il y meurt quelques mois plus tard, sous les coups de ses persécuteurs. Le Commentaire n’est pas un pamphlet mais une œuvre de raison qui pose la question de la pertinence spirituelle autant que politique de l’intolérance religieuse. Dans cette œuvre, Bayle entreprend une double critique de l’intolérance, se demandant d’une part s’il est possible de déterminer un critère de vérité en matière de croyance, et, d’autre part, si l’Etat peut exiger de ses sujets l’adhésion à une religion donnée, sans contrevenir à ses fins. Ainsi, y a-t-il, en matière de foi, des preuves rationnelles suffisantes qui permettraient de discriminer les croyances, d’affirmer les unes vraies et les autres fausses ? Peut-on, par-delà la persuasion des sujets, la certitude subjective dont ils font chacun l’expérience vive, dégager en la matière un critère de vérité, qui fonderait une conviction pleine et entière ? Peut-on atteindre à une certitude objective, dans l’ordre de la foi, comme dans l’ordre des vérités géométriques ? Comme le souligne Bayle, toute croyance nous renvoie à l’histoire d’un sujet et d’une sensibilité : elle est une perspective sur le monde, la façon dont notre expérience reçoit ses contours d’un ensemble d’évidences qui nous font vivre le monde tel que nous le vivons et qui ordonnent notre jugement. Ce « biais » par lequel ainsi nous vivons le monde exprime notre inscription dans une histoire partagée : l’évidence n’est pas l’affaire de notre libre arbitre ; on en choisit pas plus de voir ce que l’on voit, ou de ne pas voir ce que l’on ne voit pas, que de croire ce que l’on croit ou de ne pas croire ce que l’on ne croit pas. Aussi, pour tout ce qui concerne la façon de vivre le monde et notre propre condition, c’est-à-dire l’expérience sensible qui ordonne pour chacun de nous la reconnaissance évidente de certaines valeurs, aucun critère de vérité ne saurait s’imposer au jugement de l’individu et produire en lui une persuasion dont il ne ferait pas l’expérience : parce qu’elle est un point de vue sur le monde, toute croyance nous renvoie ainsi à la pluralité des expériences, à la variété des constructions de la sensibilité, qui sont aussi irréductibles qu’imprescriptibles. Il n’y a pas, en effet, d’évidences qui puissent être objectivement définies dans la façon de vivre le monde et de l’évaluer selon certaines valeurs. Si les vérités de raison engagent des évidences, aussi universelles que nécessaires, l’expérience, elle, se fonde sur des évidences qui relèvent d’une histoire singulière et qui n’ont valeur d’évidence que pour celui qui les vit ainsi. Aussi, une croyance, quelle qu’elle soit et quel que soit le nombre de ceux qui la partagent, n’affirme pas une « vérité », mais plutôt l’évidence d’un monde, tel qu’il se découvre à un sujet singulier et tel qu’il la partage avec d’autres. Peut-on, dès lors, interpréter comme une erreur de jugement, un mensonge ou une faute, une persuasion qui procède d’une façon d’être dans le monde et de le vivre ?

« C’est trop avancé que de dire que les matières controversées sont claires et évidentes comme le jour, chacun sait, ou doit savoir que l’évidence est une qualité relative ; c’est pourquoi nous ne pouvons guère répondre, si ce n’est à l’égard des notions communes, que ce qui nous semble évident le doit paraître ainsi à un autre. Cette évidence que nous trouvons dans certains objets peut venir ou du biais selon lequel nous les envisageons, ou de la proportion qui se trouve entre nos organes et eux, ou de l’éducation et de l’habitude, ou de quelques autres causes ; ainsi il n’y a point de conséquence de nous à notre prochain, parce qu’un autre homme n’envisage pas les choses du même biais que nous, n’a pas les organes qui servent à la compréhension modifiée comme nous, n’a pas été élevé comme nous, et ainsi du reste. Plusieurs personnes regardent un même tableau, chef-d’œuvre d’un Michel-Ange, et en font mille jugements différents. Celui qui est dans le point de vue, et qui est connaisseur, le trouve admirable ; d’autres qui le regardent d’un autre point, et qui

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8 n’ont nul goût, ni habileté, le méprisent. Le connaisseur pourra se moquer tant qu’il lui plaira de leur ignorance, ou en avoir pitié ; mais il serait ridicule s’il les accusait de mentir, et de soutenir malicieusement que le tableau ne vaut rien, pendant qu’ils savent le contraire. Oh ! Mais la beauté de ce tableau est si visible qu’il n’y a pas moyen de ne la voir pas ! Qui vous a dit cela, et vous-même qui la connaissez si bien, voyez-vous la bonté et la beauté de certaines pierres qu’un joailler prétend qui doit sauter aux yeux de tout le monde ? Vous trouvez peut-être le vin de Canarie si bon, que vous croyez qu’il ne faut qu’avoir une langue pour sentir cette bonté ; mais combien y a-t-il de gens qui valent autant que vous, et qui ne boivent que de l’eau, qui ne sauraient mettre dans leur bouche ce vin sans le trouver très mauvais. Ainsi, c’est une ignorance crasse du monde, et de l’homme principalement, que de juger du goût d’autrui par le nôtre ».

PIERRE BAYLE, Commentaire sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d’entrer », Seconde Partie, chapitre I (Presses Pocket, pp.188-190)

« Il est impossible, dans l’état où nous nous trouvons, de connaître certainement que la vérité qui nous paraît (je parle des vérités particulières de la religion, et non pas des propriétés des nombres, ou des premiers principes de métaphysique, ou des démonstrations de géométrie) est la vérité absolue ; car tout ce que nous pouvons faire est d’être pleinement convaincus, que nous tenons la vérité absolue, que nous ne nous trompons point, que ce sont les autres qui se trompent, toutes marques équivoques de vérité, puisqu’elles se trouvent dans les païens, et dans les hérétiques les plus perdus. Il est donc certain que nous ne saurions discerner à aucune marque assurée ce qui est effectivement vérité quand nous le croyons, de ce qui ne l’est pas lorsque nous le croyons. Ce n’est point par l’évidence que nous pouvons faire ce discernement ; car tout le monde dit au contraire que les vérités que Dieu nous révèle dans sa parole, sont des mystères profonds qui demandent que l’on captive son entendement à l’obéissance de la foi. Ce n’est point par l’incompréhensibilité ; car qu’y a-t-il de plus faux et de plus incompréhensible tout ensemble qu’un cercle carré, qu’un premier principe essentiellement méchant, qu’un Dieu père par la génération charnelle, comme le Jupiter du paganisme ? Ce n’est point par la satisfaction de la conscience ; car un papiste est aussi satisfait de sa religion, un Turc de la sienne, un juif de la sienne, que nous de la nôtre. Ce n’est point par le courage et par le zèle qu’une opinion inspire ; car les plus fausses religions ont leurs martyrs, leurs austérités incroyables, un esprit de faire des prosélytes qui surpasse bien souvent la charité des orthodoxes, et un attachement extrême pour leurs cérémonies superstitieuses. Rien en un mot ne peut caractériser à un homme la persuasion de la vérité, et la persuasion du mensonge. Ainsi c’est lui demander plus qu’il ne peut faire, que de vouloir qu’il fasse ce discernement. Tout ce qu’il peut faire, c’est que certains objets qu’il examine lui paraissent faux, et d’autres vrais. Il faut donc lui commander qu’il tâche de faire que ceux qui sont vrais le lui paraissent ; mais soit qu’il en vienne à bout, soit que ceux qui sont faux lui paraissent vrais, qu’il suive après cela sa persuasion. »

PIERRE BAYLE (Seconde Partie, Chapitre X, Presses Pocket, pp.336-337)

« [Si la diversité des religions cause quelque mal politique, c’est à cause de l’intolérance] Il n’y a pas, dit-on, plus dangereuse peste dans un Etat que la multiplicité de religions, parce que cela met en dissension les voisins avec les voisins, les pères avec les enfants, les maris avec les femmes, le prince avec ses sujets. Je réponds que bien loin que cela fasse contre moi, c’est une très forte preuve contre la tolérance ; car si la multiplicité de religions nuit à un Etat, c’est uniquement parce que l’une ne veut pas tolérer l’autre, mais l’engloutir par la voie des persécutions. Hinc prima mali labes, c’est là l’origine du mal. Si chacun avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la même concorde dans un Etat divisé en dix religions, que dans une ville où les diverses espèces d’artisans s’entresupportent mutuellement. Tout ce qu’il pourrait y avoir, ce serait une honnête émulation à qui plus se signalerait en piété, en bonnes mœurs, en science ; chacun se piquerait de prouver qu’elle est l’amie de Dieu, en témoignant un plus fort attachement à la pratique des bonnes œuvres ; elles se piqueraient même de plus d’affection pour la patrie, si le souverain les protégeait toutes, et les tenait en équilibre par son équité. Or il est manifeste qu’une si belle émulation serait cause d’une infinité de biens ; et par conséquent la tolérance est la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d’or, et à faire un concert et une harmonie de plusieurs voix et instruments de différents tons et notes, aussi agréable pour le moins que l’uniformité d’une seule voix. Qu’est-ce donc qui empêche ce beau concert formé de voix et de tons si différents l’un de l’autre ? C’est que l’une des deux religions veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits, et forcer les autres à lui sacrifier leur conscience ; c’est que les rois fomentent cette injuste partialité, et livrent le bras séculier aux désirs

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9 furieux et tumultueux d’une populace de moines et de clercs : en un mot tout le désordre vient non pas de la tolérance, mais de la non-tolérance. C’est ce que je réponds au lieu commun qui a été rebattu par les ignorants, que le changement de religion entraîne avec lui le changement de gouvernement, et qu’ainsi il faut soigneusement empêcher que l’on innove. Je ne rechercherai pas si cela est arrivé aussi souvent qu’ils le disent ; je me contente sans trop m’informer du fait de dire, en le supposant tels qu’ils nous le donnent, qu’il vient uniquement de la non-tolérance ; car si la nouvelle secte était imbue des principes que je soutiens, elle ne ferait point de violence à ceux qui voudraient retenir la vieille doctrine ; elle se contenterait de leur proposer ses raisons, et de les instruire charitablement. Si la vieille religion pareillement était imbue des mêmes maximes, elle ne violenterait pas la nouvelle, se contentant de la combattre par des raisons douces et charitables. Ainsi le souverain maintiendrait toujours son autorité saine et sauve, chaque particulier cultiverait en paix son champ et sa vigne, prierait Dieu à sa manière, et laisserait les autres le prier et le servir à la leur (…) Il est clair à tout homme qui y songe, que les désordres qui accompagnent les innovations de religion, viennent de ce qu’on s’oppose aux novateurs avec le fer et le feu, et qu’on leur refuse la liberté de conscience, ou bien de ce que la nouvelle secte remplie d’un zèle inconsidéré, veut détruire par la force la religion qu’elle trouve déjà établie. C’est donc la tolérance qui épargnerait au monde tout ce mal ; c’est l’esprit persécutant qui le lui apporte ».

PIERRE BAYLE, Commentaire sur ces paroles de Jésus Christ : Contrains-les d’entrer, 1686, (Chapitre VI, Pocket, pp 256-258)

3/ QU’EST-CE QUI DISTINGUE LE POUVOIR RELIGIEUX ET LE POUVOIR CIVIL ?

Ces pouvoirs n’ont ni le même objet, ni les mêmes fondements, ni les mêmes fins, ni les mêmes moyens.

Dans ce passage de Sur la différence entre pouvoir ecclésiastique et pouvoir civil, il s’agit de séparer clairement les prérogatives du pouvoir religieux et celles du pouvoir de l’Etat. Ces deux autorités n’ont ni le même objet, ni les mêmes fondements, ni les mêmes fins, ni les mêmes moyens pour assurer leur respect. Ni le même objet : le pouvoir civil a pour tâche d’ordonner ce monde-ci, l’existence actuelle et partagée des hommes, quand le pouvoir religieux, lui, légifère sur un monde possible et sur la vie future. Ni les mêmes fins : le pouvoir civil a pour rôle de produire et de préserver l’unité de la société, telle qu’elle soit l’expression d’une liberté partagée, garantie par l’égalité des droits de tous les citoyens. Le pouvoir religieux, quant à lui, poursuit un but moral, l’édification des hommes en vue du salut de leurs âmes. Ni les mêmes fondements : le pouvoir civil puise la légitimité de son autorité dans sa capacité à servir les fins susmentionnées, c’est-à-dire la façon dont il permet à chaque membre de la société de jouir de ses droits naturels, de la libre disposition de son corps, de ses biens et de sa conscience, si tant que la jouissance de ces libertés soit compatible avec l’égale jouissance des autres membres de la société. Le pouvoir religieux, lui, a une autorité morale, qu’il tire de la vérité de ses décrets, telle qu’elle peut être librement reconnue par ceux qui la respectent. Les lois civiles procèdent de la volonté des hommes et peuvent donc varier au gré des expressions de leur autonomie ; les lois religieuses, elles, sont l’effet d’une autorité transcendante et sont donc immuables ; Ni les même moyens : C’est sur ce point que Locke s’étend le plus, car il est le plus décisif, si l’on veut séparer les autorités civile et religieuse. Locke insiste ici sur le fait que le pouvoir religieux ne saurait asseoir son autorité en ayant recours à la contrainte civile, cette contrainte étant la prérogative exclusive de l’Etat. Les domaines du Droit et de la morale ne saurait, en ce sens, être confondus : Le droit de contraindre n’est légitime qu’en tant qu’il est la conséquence même de la préservation des libertés communes et ne vaut que dans la mesure où l’action d’un des membres de la société porte atteinte aux droits des autres ; la morale et la religion, elles, ne peuvent appuyer le respect de leur autorité que sur la persuasion et la reconnaissance de ceux qui s’y attachent. Par ailleurs, le recours à la contrainte dans le domaine de la foi ne serait pas compatible avec le sens même de la foi, car peut-on contraindre quiconque à croire ce qu’il ne croit pas ? Si un de ces membres bafoue ses règles, une religion peut l’exclure de sa communauté, mais il ne lui appartient de restreindre plus avant ces libertés civiles. On voit, dès lors, que pour Locke, ces deux autorités, civile et ecclésiastique, ne légifèrent pas sur le même monde. Le salut moral n’est pas l’affaire du pouvoir civil et demeure indifférent au Droit, tant qu’il n’engage pas de violence faite à autrui. Ici, il s’agit donc de contester aux églises la possibilité de se faire valoir comme des pouvoirs. Est-ce, pour autant, contester leur autorité ? Non, car, comme s’efforce de le montrer Locke, le respect moral qu’elles engagent supposent la libre reconnaissance de la conscience. Autrement dit, l’usage de la contrainte, de la sanction civile et de la punition légale, serait aussi contraire aux libertés politiques des membres de la société qu’à la légitimité même de la foi, celle-ci perdant tout son sens si elle est extorquée par la force.

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« La société est double, et quasiment tous les hommes dans le monde sont membres de deux sociétés, à raison des deux grandes préoccupations qu’ils ont d’atteindre deux formes de bonheurs : celui de ce monde et celui de l’autre monde ; c’est de là que viennent les deux sociétés suivantes, à savoir la société religieuse et la société civile. La société civile ou l’Etat

La société religieuse ou l’Eglise

1. Le but de la société civile est la paix et la prospérité, ou encore la préservation de la société et de chacun des membres qui en font partie, donc la jouissance paisible de toutes les bonnes choses de cette vie qui appartiennent à chacun ; mais au-delà des préoccupations de cette vie, cette société n’a absolument aucun rôle à jouer.

1. Le but de la société religieuse est d’atteindre le bonheur après cette vie et dans l’autre monde.

2. Les termes d’après lesquels on

entre en communion avec cette société, ou d’après lesquels on en devient membre, c’est la promesse d’obéir à ses lois.

2. Les termes de la communion avec

cette société, ou pour en devenir membre, c’est la promesse d’obéir à ses lois.

3. L’objet propre sur lequel portent

les lois de cette société, ce sont toutes les choses qui conduisent au but mentionné ci-dessus, c’est-à-dire le bonheur civil ; pour quasiment toutes ces choses, il s’agit de choses morales et indifférentes ; et, cependant, elles ne sont l’objet propre des lois de la société que dans la mesure où le fait de les accomplir ou de mes omettre affecte le but mentionné ci-dessus.

3. L’objet propre des lois de cette

société, ce sont toutes les choses qui touchent à l’atteinte de la béatitude future, et elles sont de trois sortes : a – Credenda, ou les matières de foi et d’opinion qui se terminent dans l’entendement. b – Cultus religiosus, qui renferme à la fois les moyens par lesquels nous exprimons l’honneur que nous rendons à Dieu et l’adoration que nous avons pour lui, ainsi que la manière dont nous nous adressons à lui pour en obtenir quelque bien. c – Moralia, ou la droite conduite de nos actions par rapport à nous-mêmes et par rapport aux autres.

4. Les moyens de faire en sorte que

les lois de cette société soient obéies (et, par conséquent, que cette société soit préservée), c’est la force ou la punition ; c’est-à-dire, pour certains, la réduction de la part des bonnes choses de ce monde que la société permet d’atteindre, et parfois une privation complète, comme de la peine capitale. C’est là, à mon avis, tout le but, l’étendue et la liberté d’action de la société et du pouvoir civil.

4. Les moyens de faire en sorte que

les lois de cette société soient obéies, ce sont les espoirs et les craintes que l’on a du bonheur et de la misère dans l’autre monde. Les lois de cette société sont faites pour atteindre le bonheur dans l’autre monde et, par conséquent les peines qui y sont attachés relèvent elles aussi de l’autre monde ; cependant, parce que cette société appartient à ce monde-ci, et parce qu’elle doit s’y continuer, il y a certains moyens qui sont nécessaires à sa préservation ici-bas ; en particulier, l’expulsion des membres qui

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11 n’obéissent pas à ses lois, ou qui en troublent l’ordre. Et c’est là, je pense, toute la latitude et toute l’étendue du pouvoir ecclésiastique et de la société religieuse.

Puisque telles sont, selon moi, les limites respectives de l’Eglise et de l’Etat, comparons-les l’une à l’autre.

Le parallèle

1. Le but de la société civile est la

jouissance présente de tout ce

que nous offre ce monde-ci.

1. Le but de la communauté

ecclésiastique, c’est

l’espérance future de ce que

l’on peut posséder dans l’autre

monde.

2. Un autre but de la société civile,

c’est la préservation de la

société et du gouvernement

pour eux-mêmes.

2. Le maintien de l’association au

sein de la communauté

ecclésiastique ne vise qu’à la

formulation et à la diffusion des

lois et des vérités qui

concernent notre bien-être

dans un autre monde.

3. Les termes de cette union

doivent être les mêmes dans

toute société.

4. Les lois de l’Etat peuvent être

modifiées, puisqu’elles sont

faites au sein de la société par

une instance qui n’en est pas

distincte, et qui ne lui est pas

extérieure.

4. Les lois de cette société religieuse, à l’exception de celles qui servent seulement à établir l’ordre nécessaire à leur exécution, sont immuables ; elles ne sont pas assujetties à l’autorité de la société ; elles sont seulement proposées à l’intérieur de cette société et par elle, mais elles sont faites par un Législateur qui est hors de cette société et qui lui est supérieur.

5. Les moyens adéquats pour faire

en sorte que les lois de la

société civile soient obéies et,

par conséquent, pour que l’on

obtienne le bonheur civil (qui est

le but de la société), ce sont les

forces et les punitions :

5. Les moyens adéquats pour

garantir l’obéissance aux lois

de la religion, ce sont les

peines et les récompenses de

l’autre monde ; mais les

châtiments civils ne sont pas

des moyens adéquats en cette

matière.

(a) Ces moyens sont efficaces pour

la préservation de la société, et

le bonheur civil est la

conséquence immédiate et

naturelle de l’exécution des lois.

(a) Parce qu’ils sont inefficaces

pour atteindre un tel but ; la

punition n’est en effet jamais

suffisante pour maintenir les

hommes dans l’obéissance à

une loi lorsque le mal qu’elle

inflige n’est pas évidemment

plus grand que le bien que l’on

peut obtenir ou espérer en

désobéissant ; et, par

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12 conséquent, aucun châtiment

temporel et mondain ne peut

suffire à persuader un homme

de rejoindre ou de s’écarter de

la voie dont il croit qu’elle

conduit à un bonheur ou à une

misère éternels.

(b) Ces moyens sont justes. En

effet la violation de la loi se fait

essentiellement au préjudice

d’un autre, et elle correspond à

une diminution de ses droits ;

elle tend toujours à la

dissolution de la société, alors

que le droit particulier de chacun

est compris dans la préservation

de cette même société ; il est

donc juste que quiconque a

empiété sur le bien d’autrui

souffre d’une diminution de son

propre bien.

(c) Cela relève du pouvoir de la

société qui peut faire usage de

ses forces contre les

coupables ; le glaive a, en effet,

été remis entre les mains du

magistrat dans ce but.

6. L’appartenance à une Eglise est

entièrement volontaire ; elle

peut prendre fin au gré de

chacun et sans préjudice pour

lui ; mais il n’en va pas ainsi de

la société civile.

(b) Parce que, eu égard à ce qu’il

faut croire et au culte, il est

injuste que je sois privé des

bonnes choses de ce monde,

alors que je ne trouble en rien

la jouissance des autres ; car ni

ma foi ni la manière dont

j’adore Dieu ne font de tort à

quiconque pour tout ce qui le

concerne ; et quant aux fautes

contre la morale, qui sont la

troisième et la plus

substantielle partie de la

religion, la société religieuse ne

peut les punir parce que, dans

ce cas, elle empiète sur la

société civile, et elle dépouille

le magistrat du glaive qui lui

appartient. Dans la société

civile, le bien de chaque

homme est lié et rattaché à

celui des autre, mais dans les

sociétés religieuses, les

affaires de chacun sont

distinctes, et les infractions de

l’un ne font de tort à un autre

que si ce dernier les limite ; si

l’on se trompe, c’est à ses

risques et périls, par

conséquent, je pense qu’aucun

châtiment externe, qui consiste

dans la diminution ou dans la

privation des biens de cette vie,

n’est du ressort de l’Eglise. Ce

n’est qu’en rapport avec la

diffusion de la vérité (et chaque

société croit que c’est sa

propre religion qui est la vraie),

qu’il est équitable qu’elle se

débarrasse des deux maux qui

entrave sa diffusion : (1) Le

trouble à l’intérieur, c’est-à-dire

la contradiction ou la

désobéissance de ses

membres vis-à-vis de ses

doctrines et de sa discipline.

(2) L’infamie à l’extérieur, c’est-à-dire la conduite scandaleuse ou les professions de foi non

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13 autorisées, dont se rendrait coupable l’un de ses membres ; le moyen qui en convient pour cela – et qui est au pouvoir de la société ecclésiastique – c’est d’exclure de tels membres vicieux et de cesser de les reconnaître.

JOHN LOCKE, Sur la différence entre pouvoir ecclésiastique et pouvoir civil

LE ROLE DU POUVOIR POLITIQUE EST D’EMPECHER LA VIOLENCE ET NON PAS D’IMPOSER UNE CERTAINE IDEE DU BIEN AUX MEMBRES DE LA SOCIETE

Dans son essai, De la liberté (1859), l’anglais Stuart Mill entreprend de séparer clairement le domaine où peut s’exercer légitimement le pouvoir de l’Etat, où le Droit peut prescrire des règles, ordonner et sanctionner les actions des membres de la société, du domaine des libertés individuelles, domaine dans lequel l’individu est à lui-même sa propre norme et n’est redevable à personne de ses choix et de sa façon d’agir. Quelles sont donc les prérogatives légitimes de la puissance publique ? Quelles sont les actions sur lesquelles la règle de Droit peut s’exercer ? Quelles sont celles, par contre, qui lui sont indifférentes et qui doivent demeurer telles, si cette règle veut préserver sa légitimité et éviter de se muer en une contrainte arbitraire et tyrannique ? Il s’agit ainsi, pour Mill, de séparer clairement les domaines public et privé, en mettant un terme à la confusion entre le Droit et la morale. Une telle distinction a pour enjeu de poser les fondements d’un Etat de Droit digne de ce nom, c’est-à-dire d’un Etat qui se donne pour fin de rendre possible une liberté partagée entre les membres de la société, tel que chacun puisse, autant que cela est compatible avec l’exercice de la liberté des autres, s’emparer et jouir de ses libertés individuelles. Quel est donc le domaine de prescription du Droit et quelles sont les limites de son pouvoir de contraindre ? Le domaine des lois est exclusivement celui des actions communes, celles où l’individu implique les autres membres de la société, soit sur le mode de l’échange et de l’union (ce qui requiert un contrat, dont le Droit fixe les règles, qu’il s’agisse de contrats civils ou commerciaux), soit parce que ses actions représentent une nuisance ou un danger pour les autres (il s’agit, dans ce cas, de délits ou de crimes, que le Droit sanctionnera, au nom de la préservation des libertés communes). Autrement dit, la loi a compétence et légitimité toutes les fois où les actions d’un individu impliquent les autres membres de la société : « Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui ». Le domaine de la loi est celui de l’intersubjectivité : le domaine où les sujets échangent des promesses et des biens, s’associent ou s’affrontent, unissent leurs volontés et leurs forces ou bien se font subir la violence. Il est un domaine, par contre, qui doit demeurer indifférent au Droit : c’est celui où l’individu n’a affaire qu’à lui-même, qu’il s’agisse de la conduite morale de sa propre existence, du choix qu’il fait de se conformer à une certaine idée du Bien ou du bonheur, ou bien des opinions qu’il professe, philosophiques, religieuses ou encore scientifiques. Est ainsi du domaine des libertés individuelles, tout ce qui concerne exclusivement l’individu et la façon d’ordonner son existence, tant que ce choix n’implique aucune violence faite à autrui. On peut certes, à l’occasion, désapprouver la façon dont il conduit son existence, estimer de même que ces opinions sont erronées, mais on ne saurait le contraindre légalement à se conformer à une certaine idée du Bien ou du bonheur. Ainsi, « chacun est le gardien qualifié de sa propre santé, aussi bien corporelle que mentale et spirituelle ». Dès lors, Droit et morale se distinguent selon deux aspects. Tout d’abord, le domaine du Droit est plus restreint que celui de la morale : là où le moraliste considère tous les aspects de l’existence des individus, jusqu’aux formes les plus intimes de la conscience, le législateur, lui, ne juge que des actions partagées. D’autre part, si le Droit requiert l’exercice de la force et d’une contrainte légitime, la morale, elle, ne peut revendiquer d’autres moyens que le conseil, le blâme et la persuasion. En séparant ces deux domaines, Stuart Mill dénie clairement tout droit au pouvoir politique de plier les existences individuelles à une certaine idée du Bien, quelle qu’en soit l’origine (religieuse, philosophique ou scientifique) ; de même, il dénie à la morale la possibilité de s’imposer par la force. Le Bien que poursuit ainsi le pouvoir politique n’est pas celui que poursuit le moraliste : le rôle du Droit et de l’Etat est d’accorder les libertés des membres de la société et de les préserver, non de chercher à conformer chacun à une certaine idée du bonheur, quelque pertinente qu’elle puisse être. Le législateur permet à chacun de donner sens librement à son existence : il garantit cette liberté ; à chacun de s’en emparer pour faire choix de lui-même. Qui sert la liberté ne saurait donc, sans se contredire, imposer autoritairement des opinions, des croyances et des modes de vie aux membres de la société. Aussi tout le domaine de la foi et des morales religieuses est apolitique et doit le demeurer. Par essence, toute théocratie (un gouvernement qui se place sous l’idée d’une certaine perfection divine, dont il se veut l’instrument) est tyrannique. Le Droit et le pouvoir politique ont pour unique fin de rendre possible la coexistence

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14 des individus. Si les religions monothéistes sont monistes (elles défendent chacune une et une seule idée du Bien et de la perfection, censée déterminer le salut de l’individu), le Droit est pluraliste, la pluralité étant à la fois la condition de son exercice (de fait, il y a une diversité humaine irréductible – « autant de têtes, autant de palais », comme disait Spinoza) et sa finalité (il doit en préserver la possibilité). Autrement dit, le Droit, au contraire de la religion, ne cherche ni à changer ni à sauver les hommes : sa tâche est plus modeste, mais aussi plus fondamentale ; il cherche à poser les conditions d’une vie commune acceptable pour tous parce qu’elle garantit une même liberté pour chacun. Or, si le Droit ne saurait servir une religion sans devenir tyrannique, il ne saurait en interdire aucune sans devenir de même tyrannique. C’est pourquoi Stuart Mill défend le mormonisme (cf. texte plus loin) et conteste la persécution dont ses membres sont victimes. Non pas parce qu’il reconnaît la vérité de cette foi, ni qu’il approuve les mœurs qu’elle prône – il souligne au contraire à quel point elle lui semble absurde – mais au nom d’un principe de liberté d’opinion, de croyance et de conduite de sa propre existence, que la loi doit garantir pour tous, tant qu’elle ne suppose pas de violence faite à autrui. La loi n’est pas là pour tirer les individus hors de l’illusion dans laquelle ils ont fait choix de sombrer : elle est gardienne de la liberté, non de la vérité, jusqu’à la liberté de…se tromper. C’est pourquoi rien ne légitime que l’on persécute les Mormons, tant que les membres de cette religion y adhèrent librement et peuvent en sortir librement. En ce sens, tout Etat de Droit, parce qu’il défend la liberté, est, par essence, tolérant. Tolérer, c’est, au sens premier, supporter ce qui nous apparaît contraire à la vérité ; ni l’ignorer, ni lui être indifférent : mais estimer que la liberté partagée est la condition de l’affirmation de la vérité, si et seulement si elle garantit la possibilité de l’erreur. Est intolérable, dès lors, uniquement ce qui porte atteinte à cette liberté et tolérance mutuelles, à savoir l’usage de la violence au nom d’une vérité, quelque sacrée qu’elle prétende être. Mais, notons-le, ce qui est ainsi contraire à la liberté, n’est-il pas aussi contraire à la vérité ? Car qu’est-ce qu’une vérité à laquelle nous sommes contraints d’acquiescer, quand notre conscience ne la reconnaît pas ? Si la morale et la foi religieuse ne sauraient recourir à la violence et à la contrainte, c’est qu’e lles perdent leur sens en en usant : on ne peut extorquer une croyance ; qui veut être cru ne peut qu’user de la douceur de la persuasion. Raison et foi partagent au moins ce point en commun : la vérité, qu’elle soit démontrée ou révélée, suppose l’assentiment de celui qui la reconnaît.

« Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui »

« L’objet de cet essai est d’affirmer un principe très simple, qui soit à même de régler entièrement les rapports de la société avec l’individu, en ce qui concerne la contrainte et le contrôle ; que les moyens utilisés soient la force physique, sous la forme de sanctions légales, ou la contrainte morale de l’opinion publique. Ce principe est que la seule fin pour laquelle les hommes soient justifiés, individuellement ou collectivement, à interférer avec la liberté d’action de n’importe lequel d’entre eux, est l’autoprotection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut l’obliger ni à agir ni à s’abstenir d’agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux ; parce que, dans l’opinion des autres, il serait sage ou même juste d’agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre, ni pour le punir, au cas où il agirait autrement. La contrainte n’est justifiée que si l’on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même, son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. »

STUART MILL, De la liberté (Introduction, Pocket, pp. 39-40)

« Les hommes gagnent plus à supporter que chacun vive comme bon lui semble, qu’à forcer chacun à vivre comme il semble bon à tous les autres »

« Il y a une sphère d’action dans laquelle la société, en tant que distinctes des individus, n’a – si jamais elle en a un – qu’un intérêt indirect. Il s’agit de cet aspect de la vie et de la conduite d’une personne qui n’affecte qu’elle-même, ou qui, si elle en affecte également d’autres, ne le fait qu’avec leur participation et leur consentement volontaire, et en toute connaissance de cause. Quand je dis « seulement elle-même », je veux dire « directement et en première instance ». Car tout ce qui l’affecte elle-même peut affecter les autres par son intermédiaire ; et l’objection que l’on peut fonder sur cette éventualité sera prise en considération par la suite. Voilà donc la région propre de la

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15 liberté humaine. Elle comprend en premier lieu, le domaine interne de la conscience, exigeant la liberté de conscience au sens le plus large : la liberté de penser et de sentir, la liberté absolue d’opinion et de sentiment sur tous les sujets pratiques ou spéculatifs, scientifiques, moraux, ou théologiques. Il peut sembler que la liberté d’exprimer et de publier des opinions tombe sous un principe différent, puisqu’elle relève de cet aspect de la conduite d’un individu qui concerne autrui. Mais, étant à peu près aussi importante que la liberté de pensée elle-même, et se fondant en grande partie sur les mêmes raisons, elle en pratiquement inséparable. Deuxièmement, le principe requiert la liberté des goûts et des occupations, la liberté de tracer le plan de notre vie conformément à notre caractère, la liberté de faire ce qui nous plaît et de risquer les conséquences qui peuvent s’ensuivre, et cela sans en être empêchés par nos semblables tant que nous ne leur nuisons pas, quand bien même ils devraient juger notre conduite ridicule, perverse, ou mauvaise. Troisièmement, c’est de cette liberté de chaque individu que résulte, dans les mêmes limites, la liberté d’association entre individus : la liberté de s’unir dans n’importe quel but, à condition qu’il ne nuise pas à autrui, les associés étant supposés majeurs et s’étant réunis sans contrainte ni tromperie. Aucune société n’est libre à moins qu’elle ne respecte globalement ces libertés, quelle que soit la forme de son gouvernement ; et aucune n’est totalement libre, si elles n’y sont pas absolues et sans restrictions. La seule liberté digne de ce nom est celle de travailler à notre propre bien de la manière qui nous est propre, pour autant que nous en cherchions pas à en priver les autres ou à leur faire obstacle dans leurs efforts pour l’obtenir. Chacun est le gardien qualifié de sa propre santé, aussi bien corporelle que mentale et spirituelle. Les hommes gagnent plus à supporter que chacun vive comme bon lui semble, qu’à forcer chacun à vivre comme il semble bon à tous les autres ».

STUART MILL, De la liberté (introduction, pp. 43-44)

Un Droit légitime défend un droit à l’erreur

« Je ne peux m’empêcher d’ajouter à ces exemples du peu de cas que l’on fait généralement de la liberté humaine, celui du langage de la persécution la plus déclarée qui éclate dans la presse de ce pays, partout où elle se sent appelée à souligner le phénomène remarquable du mormonisme. Il y aurait beaucoup à dire sur le fait inattendu et instructif d’une prétendue révélation nouvelle, et une religion fondée sur elle, produit d’une imposture manifeste, et qui n’est même pas soutenue par le prestige de qualités extraordinaires chez son fondateur, soit l’objet de la croyance de centaines de milliers de personnes, et soit devenue le fondement d’une société au siècle des journaux, du chemin de fer et du télégraphe électrique. Ce qui nous intéresse ici, c’est que cette religion, comme beaucoup d’autres et de meilleures, a ses martyrs, que son prophète et fondateur a été mis à mort par la foule à cause de sa doctrine, que d’autres de ses adhérents ont perdu leur vie par les mêmes violences illégales, qu’ils ont été chassé de leur pays par la force, et que, maintenant qu’ils se trouvent isolés au milieu d’un désert, de nombreuses personnes dans ce pays déclarent qu’il serait juste (mais peu commode) de lancer une expédition contre eux et de les contraindre à se conformer à l’opinion des autres. L’article de la doctrine mormone qui inspire au plus haut point une antipathie qui passe ainsi outre les barrières habituelles de la tolérance est l’autorisation de la polygamie, qui, bien qu’elle soit permise aux musulmans, aux Hindous et aux Chinois, semble exciter une animosité inextinguible lorsqu’elle est pratiquée par des gens qui parlent anglais et qui prétendent être un genre de chrétiens. Personne ne désapprouve plus profondément que moi cette institution mormone, parce que, entre autres choses, loin d’être sanctionnée par le principe de liberté, elle constitue une infraction directe à ce principe, en rivant simplement les chaînes d’une moitié de la communauté, et en émancipant l’autre moitié d’une réciprocité d’obligation envers la première. Il faut néanmoins rappeler que cette relation est tout aussi volontaire, de la part des femmes concernées et qui semblent en être les victimes, que dans n’importe quelle autre forme d’institution matrimoniale. Et aussi surprenant que ce fait puisse paraître, on en trouve l’explication dans les coutumes et idées ordinaires de ce monde, qui, en enseignant aux femmes à considérer le mariage comme la chose qui leur est le plus nécessaire, expliquent le fait que bien des femmes préfèrent être l’une des plusieurs épouses d’un même homme que de ne pas être mariés du tout. Dans d’autres pays, on n’a pas à reconnaître de telles unions, ou à dispenser une partie des citoyens de suivre les lois en faveur des opinions mormones. Mais quand les dissidents ont cédé devant les sentiments hostiles des autres, bien plus qu’on ne saurait légitimement l’exiger, quand ils ont quitté les pays où leurs doctrines étaient inacceptables et se sont installés dans un coin perdu de la terre qu’ils ont été les premiers à rendre habitable, il est difficile de voir au nom de quels principes, si ce n’est ceux de la tyrannie, on pourrait les empêcher d’y vivre comme ils l’entendent, pourvu qu’ils

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16 n’agressent pas les autres nations et laissent toute liberté de partir aux mécontents (…) Tant que les victimes de mauvaises lois ne demandent pas l’aide des autres communautés, je ne peux admettre que ceux qui sont sans aucun rapport avec elles puisse intervenir et exiger qu’une situation qui semble satisfaire tous les intéressés soient abolie, sous prétexte qu’elle est un scandale pour des gens vivant à quelques milliers de kilomètres de là, qu’ils n’y prennent aucune part, et n’y ont aucun intérêt. Qu’ils envoient donc des missionnaires, si bon leur semble, pour prêcher contre elle, et qu’ils s’opposent au progrès de doctrines semblables chez eux, par des moyens équitables (et imposer le silence à ceux qui l’enseignent n’en est pas un) ».

STUART MILL, De la liberté (Chapitre 4, « Des limites de l’autorité de la société sur l’individu », pp.157-159)

LE PARI DE LA DEMOCRATIE : QUELLES QUE SOIENT LES VALEURS OU LES CROYANCES QUI NOUS OPPOSENT, NOUS POUVONS NOUS ACCORDER SUR UN ENSEMBLE DE PRINCIPES QUI RENDENT

POSSIBLES LA VIE EN COMMUN Dans sa Théorie de la justice et dans Justice et démocratie, John Rawls s’efforce de dégager l’ensemble des principes qui pourraient fonder une société juste, tels que ces principes pourraient être reconnus par la raison de tous les membres d’une société. Comment dégager un tel consensus politique ? En jetant un « voile d’ignorance », selon son expression, sur les intérêts conflictuels et les inégalités sociales qui nous séparent et nous opposent. Faisons ainsi l’hypothèse suivante : supposons que nous soyons placés tous dans une situation telle que nous ayons à nous entendre sur les principes de base de notre vie en commun, sans qu’aucun d’entre nous ne sache quelle sera, par la suite, sa situation sociale et notamment savoir si, dans une telle société, il profitera des inégalités ou en souffrira ; quels seraient alors les principes d’une société sur lesquels nous pourrions nous entendre, tels qu’ils permettraient à chacun de jouir de conditions sociales acceptables, en favorisant une société aussi juste et libre que possible ? La démocratie, tel que Rawls la comprend, est ainsi l’effort pour déterminer les principes d’une vie en commun qui soit la plus juste et la plus libre possible pour les membres de la société, compte tenu des conditions qui ordonnent par nécessité toute vie en commun. Autrement dit, le pacte démocratique se donne pour fin de permettre la coexistence des membres de la société, telle que tous les membres de la société puissent en raison en reconnaître les principes. En ce sens, l’unité que vise un tel régime politique n’est pas une unité qui consisterait à imposer aux membres de la société la forme d’une existence commune qui les contraindrait à embrasser une vision du monde uniforme. La démocratie n’est ni une idéologie, ni une doctrine, qui imposerait dogmatiquement à ses membres la reconnaissance d’un même idéal humain. Son projet est politique et non moral : il ne s’agit pas d’orienter l’existence collective au gré d’une idée que l’on se ferait de la condition humaine ou d’une vérité quelconque, mais, simplement –modestement, pourrait-on dire – de préserver les conditions fondamentales de la vie en commun. Autrement dit, le pacte démocratique ne cherche pas à donner un sens à l’existence humaine mais à rendre tout simplement possible la vie en commun, en dépit des conceptions adverses (philosophiques, morales ou religieuses) que nous nous faisons de l’homme et de son destin. L’enjeu des deux extraits qui suivent n’est autre que de poser ainsi les conditions d’un consensus politique possible entre les membres de la société, qui permette l’expression et le conflit des différences, tout en empêchant qu’elles ne se nient avec violence. Rawls part d’un fait : sur le plan moral, religieux, philosophique, les membres d’une société ne seront jamais d’accord sur l’idée qu’ils se font de la condition humaine. Dès lors, une société qui voudrait fonder son unité sur la possibilité d’un tel consensus moral ne pourra qu’échouer ou sera immanquablement conduite à prendre une forme tyrannique en imposant, de façon arbitraire et factice, ce consensus. Ces conflits, porteurs en eux-mêmes d’une violence larvée, sont cela même qui rend l’unité d’une société vulnérable mais, comme le relève Rawls, cette vulnérabilité est ce que la démocratie elle-même veut et favorise, comme le signe même de la liberté qu’elle rend possible. Démocratie est le nom de ce régime qui favorise la polémique sur le sens moral de l’existence humaine : en ce sens, les doctrines, religieuses ou métaphysiques, qui dénoncent le pacte démocratique ne le peuvent qu’en vertu de ce pacte. Dès lors, si la démocratie doit affronter la question de la coexistence polémique de ces différences, elle ne saurait les nier en tant qu’elles sont constitutives de la liberté qu’elle autorise. Quel est donc le but d’un pacte politique ? Il ne s’agit pas de « prendre parti », de soutenir un idéal parmi d’autres (une « doctrine compréhensive » de l’existence humaine, selon l’expression de Rawls) mais de faire qu’elle puisse coexister, selon des conditions qui soient tolérables pour toutes. Autrement dit, le but du politique n’est pas de se prononcer sur la vérité ou la fausseté de ces doctrines religieuses ou métaphysiques. La vérité morale n’est pas la question que se pose la politique ; son rôle est d’empêcher que les membres d’une société ne se fasse subir la violence arbitrairement les uns les autres. Le législateur ne se prononce sur les fins dernières de l’existence : il ne cherche qu’à permettre la vie en commun. Partant, s’il peut être amené à exercer une contrainte sur les adeptes d’une doctrine quelconque qui exercent une violence sur les autres membres de la société, ce n’est pas au nom de la vérité, mais uniquement parce que la violence n’est aucunement

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17 acceptable, quels que soient la raison ou l’intérêt qui la motivent. En ce sens, si une société démocratique est une société qui se fonde sur un pacte de liberté qui permet le conflit des doctrines, elle se doit de donner, comme seule limite à cet affrontement, que le principe qui l’a rendu possible ne soit pas menacé. Cette limite n’est pas une façon de faire choix d’un sens de la vie humaine, mais tout simplement de rendre possible la vie partagée. Puisque, par ailleurs, il n’y a pas d’extériorité de la société politique (puisque nous ne serions vivre en dehors d’une vie commune), une doctrine, qui récuse ce pacte de raison commune, ignore que ce pacte, seul, lui garantit une expression libre. Partant, la démocratie, en son principe, ne se substitue pas aux diverses religions, ni ne rivalise avec elles ; la démocratie n’est pas une « religion » qui ne dirait pas son nom ; elle n’implique qu’une « foi », celle de la liberté, la liberté qui permet seule la diversité des expressions et des opinions. Aussi irréductible et adverse que soient les conceptions doctrinales et morales de l’existence humaine, elle les préserve. En ce sens, peut-on dire que la démocratie marque la fin des religions ? Non. Elle permet au contraire leur expression, selon un pacte de raison et de tolérance mutuelle.

« Je commencerai par analyser l’arrière-plan de ma conception politique de la justice. Toute conception de ce genre suppose une vision du monde politique et social et reconnaît certains faits généraux de la sociologie politique et de la psychologie humaine. Quatre faits généraux sont particulièrement importants. Le premier est que la diversité des doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, que l’on trouve dans des sociétés démocratiques modernes n’est pas une simple contingence historique ; c’est un trait permanent de la culture publique des démocraties. Etant donné les conditions publiques et sociales que garantissent les droits et les libertés de base des institutions démocratiques, une diversité de doctrines compréhensives, conflictuelles et irréconciliables, ne manquera pas d’émerger, si elle n’existe déjà. De plus, cette situation ne peut que persister et s’accentuer. Ce fait qui concerne des institutions libres est celui du libéralisme. Un deuxième fait, relié au précédent, est que seule l’utilisation tyrannique du pouvoir étatique peut maintenir une adhésion et un soutien durables à une doctrine compréhensive unique, morale, philosophique ou religieuse. Si nous nous représentons une société politique comme étant une communauté quand elle est unifiée par l’allégeance à une seule et même doctrine, alors l’usage tyrannique du pouvoir étatique est nécessaire pour maintenir une communauté politique. Dans la société médiévale, plus ou moins unifiée par l’adoption de la foi catholique, l’Inquisition ne fut pas un accident ; la préservation d’une croyance religieuse commune demandait la suppression de l’hérésie. Ceci vaut, me semble-t-il, pour toute doctrine morale ou philosophique, même laïque (…) Un troisième fait est que pour être durable et sûr, et non pas divisé par des doctrines antagonistes et par des classes sociales hostiles les unes aux autres, un régime démocratique doit avoir le soutien volontaire et libre d’une majorité substantielle de ses citoyens politiquement actifs. Rapproché du premier fait, cela veut dire qu’une conception de la justice, qui veut servir de base publique de justification dans un régime constitutionnel doit être acceptée par des doctrines, extrêmement différentes et peut-être irréconciliables. Autrement le régime ne sera ni durable ni sûr. Un quatrième fait est que la culture politique d’une société démocratique relativement stable contient normalement, du moins implicitement, certaines idées intuitives fondamentales, et il est possible, à partir d’elles, de constituer une conception politique de la justice adaptée à un régime constitutionnel. » JOHN RAWLS, « Le domaine politique et le consensus par recoupement », in Justice et démocratie

(Points Seuil, pp.324-326)

« La relation politique possède au moins deux caractéristiques importantes : En premier lieu, c’est une relation entre des personnes, à l’intérieur du cadre de la structure de base de la société, composée d’institutions de base ou nous accédons à la naissance et dont nous ne sortons qu’à notre mort (ou c’est ce que nous pouvons supposer de manière appropriée). Une société politique est fermée, et nous n’y entrons ou ne pouvons y entrer de manière volontaire pas plus que nous ne pouvons en sortir volontairement. En second lieu, le pouvoir politique qui s’exerce dans le cadre de la relation politique est toujours coercitif et il a le soutien de la machine étatique pour l’application de ses lois. Mais, dans un régime constitutionnel, le pouvoir politique est également le pouvoir de citoyens égaux, constitués en un corps collectif. Il s’exerce régulièrement sur les citoyens en tant qu’individus dont certains peuvent ne pas accepter les raisons, pourtant largement reconnues, qui justifient la structure générale de l’autorité politique (la constitution), tandis que d’autres peuvent accepter cette structure, mais sans considérer comme bien fondés le nombre des décrets et des lois auxquels ils sont soumis. Le libéralisme politique soutient, alors, qu’il existe un domaine spécial du politique reconnaissable grâce à, au moins, ces deux caractéristiques. Ainsi compris, le politique est différent de l’associatif

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18 qui, lui, est volontaire ; il est également distinct du familial et du personnel, qui sont des domaines affectifs en un sens étranger au politique (…) Or, en défendant de telles convictions, il est clair que nous impliquons qu’il existe une relation entre valeurs politiques et non politiques. Ainsi, quand il est dit qu’en dehors de l’Eglise il n’y a pas de salut, et que donc un régime constitutionnel, avec ses garanties en matière de liberté religieuse, est inacceptable à moins qu’on ne puisse l’éviter, nous avons à trouver une réponse. Du point de vue du libéralisme politique, la réponse appropriée consiste à dire qu’une telle conclusion n’est pas raisonnable ; car elle propose d’utiliser le pouvoir politique public – pouvoir dont les citoyens ont une part égale – pour faire appliquer une opinion particulière qui affecte les exigences constitutionnelles essentielles et sur laquelle les citoyens, en tant que personnes raisonnables, étant donné les « difficultés de la raison » auront nécessairement des jugements opposés. Il est important de souligner que cette réponse n’implique pas que la doctrine « Extra ecclesiam nulla salus » soit vraie ou fausse. Elle dit plutôt qu’il n’est pas raisonnable d’utiliser le pouvoir politique public pour l’appliquer. Au contraire, une réponse qui s’appuierait sur une autre doctrine religieuse ou philosophique – le genre de réponse à éviter dans le débat politique – dirait que la doctrine en question est incorrecte et repose sur une conception erronée de la nature divine. Toutefois, si nous rejetons comme non raisonnable l’imposition de force par l’Etat d’une certaine doctrine, cela ne nous empêche pas de la considérer également comme fausse. Et il se peut qu’il ne soit pas possible d’éviter d’avoir à la considérer ainsi, même en prenant en compte les exigences constitutionnelles essentielles. Notons donc que, quand nous disons qu’il n’est pas raisonnable d’imposer de force une doctrine, nous ne la rejetons pas nécessairement comme inexacte, mais nous pouvons le faire. En fait, il est vital pour l’idée même du libéralisme politique que nous puissions soutenir de manière parfaitement conséquente qu’il serait déraisonnable d’utiliser le pouvoir politique pour faire appliquer nos propres doctrines compréhensives, religieuses, philosophiques ou morales – doctrines que nous considérons bien évidemment comme vraies ou raisonnables (ou en tout cas comme non déraisonnables). »

JOHN RAWLS, « Le domaine du politique et le consensus par recoupement », in Justice et démocratie (Points Seuil, pp. 335-338)

4/ LA TRANSCENDANCE ET LE SACRE SONT-ILS CONSTITUTIFS DE TOUT POUVOIR ?

Toute institution de la société répond à une finalité religieuse : comment transcender la violence originaire ?

Dans ce passage de la Violence et du sacré (1972), l’anthropologue René Girard met en question la distinction habituelle que l’on fait entre des sociétés archaïques et primitives, dans lesquelles le sacré serait omniprésent et la société toute entière ordonnée par une ritualité religieuse, et les sociétés modernes, dont l’ordre serait régi par une rationalité qui déterminerait toutes les institutions et repousserait toutes les formes anciennes du pouvoir souverain et de l’affirmation de la Loi, censées puiser leur autorité d’une origine transcendante obscure (les dieux et les mythes) et se figurer elles-mêmes comme de telles puissances, à la fois intérieures et extérieures à la société. Or, selon Girard, une telle distinction est superficielle et ne fait que recouvrir la forme religieuse de toute institution d’un pouvoir de punir. Le « religieux » dont il nous parle ici ne saurait être réduit aux formes historiques des religions, notamment l’inscription moderne des religions comme une des formes particulières de la vie en société. De même, dire que le pouvoir étatique, et essentiellement judiciaire (en tant qu’il donne un fondement à l’autorité des lois), ne se sépare pas d’une « logique » religieuse, ce n’est aucunement dire qu’il revendique (ou devrait revendiquer) une foi ou une forme de religion particulière. Le religieux, en ce sens, déborde le théologique, c’est-à-dire son institution dans un ensemble de mythes, de symboles et de dogmes particuliers. En ce sens, comme Girard le souligne, on a bien pu annoncer la « mort de Dieu », ainsi que le fit Nietzsche en son temps, mais cette mort de Dieu, si elle signifiait sans doute le recul historique des religions instituées, annonçait-elle pour autant la mort du religieux et, plus encore, du problème dont le religieux est le nom ? Loin que nous soyons « sortis » ainsi du religieux, il est encore notre problème : « Si nous ne comprenons toujours pas le religieux ce n’est donc pas parce que nous sommes à l’extérieur, c’est parce que nous sommes encore à l’intérieur, au moins pour l’essentiel ». Pourquoi sommes-nous toujours « à l’intérieur » du religieux, selon Girard, quand nos sociétés prétendent s’en être affranchies ? Parce que le « religieux » est le nom d’un problème qu’affronte toute société qui cherche à garantir son unité et à la préserver : Que faire de la violence ? Comment l’endiguer et empêcher qu’elle ne contamine toutes les relations sociales ?

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19 Au fondement de toute société, il y a cet affrontement avec une violence originaire, violence qu’il faut « tromper », selon l’expression de Girard lui-même, c’est-à-dire lui opposer une violence, capable de l’arrêter, sans que cette réponse nous entraîne dans le cercle infini de la vengeance. Ainsi, les sacrifices des sociétés primitives ou bien les systèmes judiciaires modernes poursuivent une même finalité : trouver une issue à la violence et l’empêcher de se répandre, soit en la déplaçant (le sacrifice), soit en désignant un coupable (les systèmes judiciaires). Si les systèmes judiciaires, y compris ceux des sociétés modernes, continuent de s’inscrire dans une logique religieuse, c’est dans la mesure où « le religieux, au sens large, ne fait qu’un sans doute avec cette obscurité qui enveloppe en définitive toutes les ressources de l’homme contre sa propre violence ». L’originalité de l’interprétation anthropologique de René Girard consiste à comprendre le contrat social comme un contrat théologico-politique, tel que l’acte de fondation de toute société est la séparation religieuse entre une violence coupable et une violence sainte et légitime (celle des lois). En ce sens, le pouvoir souverain ne peut légitimer sa propre violence qu’en en signifiant la transcendance, qu’en séparant sa violence légitime de celle qu’il cherche à interrompre. Il y aurait ainsi, au fondement de toute société, la nécessité d’instituer une autorité « magique », dont le propre exercice de la violence doit être figuré pour tous et par tous comme une violence qui se sépare de la violence ordinaire et peut seule l’interrompre, lui refusant toute possibilité d’un défi ou d’une vengeance. On pourrait sans doute prendre pour exemple (même si Girard n’y fait pas allusion) de ce prolongement du religieux dans le contrat politique moderne, le Léviathan de Hobbes : remarquablement, Hobbes figure la puissance de l’Etat au travers d’une représentation mythique et terrifiante, censée frapper les imaginations et signifier l’écart entre sa force légitime et la violence ordinaire. Quelle que soit ainsi la rationalité dont les Etats modernes se réclament, la Loi ne pourrait affirmer son autorité sans se figurer selon une transcendance, qui exclut son pouvoir de toutes les autres formes de rapports de force et lui donne licence de les ordonner. Dès lors, tout Droit n’est-il pas religieux en son fondement ? Comment un système de lois pourrait-il garantir son autorité, s’il ne commençait pas par s’exclure du régime ordinaire de la violence, par affirmer qu’il ne participe aucunement d’elle ? L’ordre des sociétés, si expressif soit-il d’une volonté autonome, repose toujours sur la donation d’une Loi dont la puissance doit se tenir « ailleurs », hors de l’affrontement trivial des intérêts qui s’opposent. Serait-elle placée sous le signe de la raison, on peut aussi faire de la raison une divinité. Dès lors, quand bien même les lois seraient l’expression de la volonté des hommes, peuvent-ils s’empêcher de rendre cette volonté transcendante ? Le Droit n’est-il pas cette façon dont l’homme devient pour lui-même un dieu, jusqu’à figurer une raison commune, une volonté générale ou bien un intérêt général, comme ayant non seulement une réalité propre mais surtout supérieure à toutes les volontés particulières ? Le secret de tout contrat social serait celui-là : il y a une Société et celle-ci ne se réduit aucunement à l’addition des intérêts et des volontés particulières, mais a une existence plus réelle, plus vraie et plus essentielle que toutes les parties qui la composent, s’en déduisent et lui sont redevables de leur existence. Ainsi, quand Hegel écrit, dans les Principes de la philosophie du droit, que « tout ce que l’individu est, il le doit à l’Etat », qui ne verra pas dans cette dette celle d’une créature à son créateur ?

« Les procédés qui permettent aux hommes de modérer leur violence sont tous analogues, en ceci qu’aucun d’entre eux n’est étranger à la violence. Il y a lieu de penser qu’ils sont tous enracinés dans le religieux. Le religieux proprement dit ne fait qu’un, on l’a vu, avec les divers modes de la prévention ; les procédés curatifs sont eux-mêmes imprégnés de religieux, aussi bien sous la forme rudimentaire qui s’accompagne, presque toujours, de rites sacrificiels, que sous la forme judiciaire. Le religieux, au sens large, ne fait qu’un sans doute avec cette obscurité qui enveloppe en définitive toutes les ressources de l’homme contre sa propre violence, curatives aussi bien que préventives, avec cet obscurcissement qui gagne le système judiciaire quand celui-ci prend le relais du sacrifice. Cette obscurité coïncide avec la transcendance effective de la violence sainte, légale, légitime, face à l’immanence de la violence coupable et illégale. De même que les victimes sacrificielles sont, en principe, offertes à la divinité et agrées par elle, le système judiciaire se réfère à une théologie qui garantit la vérité de la justice. Cette théologie peut même disparaître, comme elle a disparu dans notre monde, et la transcendance du système demeure intacte. Il s’écoule des siècles avant que les hommes se rendent compte qu’il n’y a pas de différence entre leur principe de justice et le principe de vengeance. Seule la transcendance du système, effectivement reconnue par tous, quelles que soient les institutions qui la concrétisent, peut en assurer l’efficacité préventive ou curative en distinguant la violence sainte, légitime et en l’empêchant de devenir l’objet de récriminations et de contestations, c’est-à-dire de retomber au cercle vicieux de la vengeance. Seul un élément fondateur unique et qu’il faut bien nommer religieux, en un sens plus profond que le théologique, toujours fondateur parmi nous parce que toujours dissimulé, même s’il est de moins en moins dissimulé et si l’édifice fondé par lui vacille de plus en plus, permet d’interpréter notre ignorance actuelle tant à l’égard de la violence que du religieux, celui-ci nous protégeant de celle-là et se cachant derrière elle comme elle se cache derrière lui. Si nous ne comprenons toujours pas le religieux, ce n’est pas parce que nous sommes à l’extérieur, c’est parce que nous sommes encore à l’intérieur, au moins pour l’essentiel. Les débats grandiloquents sur la mort de Dieu et de l’homme

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20 n’ont rien de radical ; ils restent théologiques et par conséquent sacrificiels au sens large en ceci qu’ils dissimulent la question de la vengeance, tout à fait concrète pour une fois et plus du tout philosophique car c’est bien la vengeance interminable, comme on nous l’avait dit, qui menace de retomber sur les hommes après le meurtre de toute divinité. Une fois qu’il n’y a plus de transcendance, religieuse, humaniste, ou de tout autre sorte, pour définir une violence légitime et garantir sa spécificité face à toute violence illégitime, le légitime et l’illégitime de la violence sont définitivement livrés à l’opinion de chacun, c’est-à-dire à l’oscillation vertigineuse et à l’effacement. Il y a autant de violences légitimes désormais qu’il y a de violents, autant dire qu’il n’y en a plus du tout. Seule une transcendance quelconque, en faisant croire à une différence entre le sacrifice et la vengeance, peut tromper durablement la violence. »

RENE GIRARD, La violence et le sacré (1972, Chapitre I, « Le sacrifice »)