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EHESS
"Comme toi jadis on l'a fait, fais-le moi prsent..." Cycle de
vie et ornementationcorporelle chez les Matis (Amazonas,
Brsil)Author(s): Philippe EriksonSource: L'Homme, No. 167/168,
PASSAGES L'GE D'HOMME (juillet/dcembre 2003), pp. 129-152Published
by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/40590256
.Accessed: 01/08/2011 19:27
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"Comme toi jadis on Ta fait, fais-le moi prsent. .."
Cycle de vie et ornementation corporelle chez les Matis
(Amazonas, Brsil)
Philippe Erikson
Esta es la nacin con barbas y bastante branca [...] Se agujeran
la cara alrededor de la boca, con mas de veinte agujralos, en donde
ponen palitos y plumas,
que parecen erizos, o diablos pintados.1
I OUR l'immense majorit des Amrindiens d'Amazonie (lato sensu),
la naissance biologique ne saurait elle seule assurer la
reproduction sociale. Pour produire un tre pleinement humain partir
de cette virtualit existentielle que reprsente le nourrisson, leurs
thories ontologiques exigent en effet un vritable travail de
parachvement du corps, qui se poursuit tout au long de l'existence
et dont les temps forts prennent frquemment une tournure solennelle
au cours d'importants rituels col- lectifs. Dans un texte qui fait
dsormais figure de classique, Anthony Seeger, Roberto Da Matta et
Eduardo Viveiros de Castro (1979) ont pro- pos d'envisager cette
insistance sur l'idiome corporel comme le principal ciment des
difices sociaux des basses terres d'Amrique du Sud. La pro-
position a t accepte avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle
offrait une alternative cette accumulation de ngativits par
laquelle l'an- thropologie rgionale dfinissait jusque-l son objet
(Taylor 1996 : 622). Socits sans tat, ni histoire, ni chefferie, ni
protines en quantit suffi- sante, sans animaux domestiques, ni
armature sociologique rigide... peut- tre, mais certainement pas
dpourvues de pratiques concrtes centres sur le corps. Les rituels
de formation de la personne offraient enfin l'ethno-
1. Uriarte 1986 [1771] : 174 : Voici une nation barbue, et
passablement blanche [...] Tout autour de la bouche, ils se
perforent le visage de plus de vingt orifices, o ils insrent des
btonnets et des plumes, qui leur donnent l'apparence de hrissons,
ou de diables peinturlurs.
_- - . Ce texte doit une partie de son impulsion initiale
Patrick Menget, organisateur du col- loque Physiologie et
cosmologie dans les socits indignes d'Amrique (Azay-le-Ferron, mai
1987). Une version prliminaire de ce travail y avait t prsente
devant une assemble de collgues franais et bri- tanniques, en
particulier Peter Gow, Stephen Hugh Jones, Cecilia McCallum et
Graham Townsley, que je remercie rtrospectivement pour leurs
commentaires stimulants. Je suis galement reconnaissant Anne-Marie
Peatrik, qui m'a encourag reprendre la rflexion avec une
demi-gnration de recul, et Jacques Galinier, pour sa relecture
attentive.
I 2 Q
L'HOMME 167-168/ 2003, pp. 129 152
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logie rgionale son institution structurante, susceptible de
jouer un rle comparable celui tenu par les grands cycles d'changes
crmoniels pour la Mlansie, par le rgime des castes pour l'Inde, la
structure lignagre pour l'Afrique, ou encore la transmission du
patrimoine pour l'Europe.
L'Amazonie indigne semble caractrise par son refus d'envisager
les identits tant individuelles que collectives sous l'angle de la
fixit et de la prennit. Les barrires interethniques (voire
interspcifiques) semblent particulirement permables - voire floues
-, les changements de statut tant possibles et mme frquents
(surtout dans l'imaginaire), dans le cadre d'adoptions,
d'enlvements, d'apprivoisements, d'itinraires thrapeu- tiques, de
danses et de mascarades, d'escapades oniriques, de voyages cha-
maniques, pour ne rien dire des destines post mortem. Les relations
de parent semblent elles aussi largement ouvertes la ngociation,
les rela- tions de commensalit ou d'homonymie, selon les rgions,
s'avrant sou- vent tout aussi importantes que celles dcoulant de la
gnalogie. Les liens intergnrationnels paraissent galement fort
distendus dans cette rgion o dominent l'amnsie gnalogique et la
volont rcurrente d'effacer toute trace des dfunts. La notion
d'hritage se rduit ici sa plus simple expres- sion. Quel que soit
l'angle sous lequel on les envisage, les units sociales
amazoniennes paraissent bel et bien condamnes se reconstituer
chaque gnration, voire chaque fois qu'un village se dplace. Dans
cette optique, les pratiques de formation du corps jouent un rle
d'autant plus crucial que les diffrences interspcifiques et
interethniques semblent globalement per- ues comme relevant du
somatique plutt que du spirituel . En attes- tent les dbats rcents
sur le perspectivisme amrindien , notion selon laquelle la pense
amrindienne substituerait une forme de relativisme naturel au
relativisme culturel qui nous est familier, postulant que tous les
tres partagent une culture commune mais que celle-ci se traduit par
des ralits corporelles distinctes (Viveiros de Castro 1996).
Il est incontestable que les thories ontologiques amazoniennes
se situent aux antipodes de celles, ancres dans la biologie,
auxquelles nous sommes habitus. Loin de mettre l'accent sur la
filiation, la transmission, la fixit, l'hrdit, l'atavisme et autres
soubassements idologiques de la notion de race, les thories
amrindiennes font la part belle aux circons- tances et la
mallabilit. On est ici d'autant moins obnubil par la ques- tion des
origines et la recherche en paternit que celle-ci est gnralement
postule comme multiple et collective (Beckerman & Valentine
2002). En Amazonie, la notion de destin pr-trac n'existe pas plus
au niveau indivi- duel que la notion de ligne au niveau
sociologique. On a affaire des systmes ontologiques caractriss par
leur ouverture, o rgne ce que j'ai propos d'appeler l'altrit
constituante qui minimise l'inn au profit
Philippe Erikson
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de l'acquis (Erikson 1986). En forant peine le trait, un animal
appri- vois devient un humain, un ennemi captur une ethnie voisine
devient membre part entire du groupe de ses ravisseurs, et ces
incorporations sont penses comme indispensables la perptuation des
identits collec- tives. Inversement, le risque est grand de devenir
autre . Faute de tenir compte de cette labilit inhrente aux
reprsentations amazoniennes de l'existence individuelle et sociale,
on comprendrait bien mal l'importance non seulement idologique mais
encore politique des ornements dans cette partie du monde.
Labrets, pendants d'oreille, coiffes de plumes, peintures
corporelles sont autant de blasons qui dfinissent la personne, qui
la constituent autant qu'elles l'ornent. Loin de connoter le
superficiel et le futile par opposition ce qui serait essentiel et
profond, les parures ressortent au contraire comme la condition
sine qua non de l'accs au pouvoir, et les ornements comme sa
manifestation concrte. Les Matis affirment que leurs voisins marubo
les craignent cause de leurs ornements, ce que confirme un eth-
nologue ayant rcemment travaill chez ces derniers (Ruedas 2001). On
pourrait aisment multiplier les tmoignages ethnographiques allant
dans le mme sens. Laraia (1967 : 145) rapporte le cas d'un homme
surui dont les ambitions politiques ont toutes chou pour la raison
principale que sa lvre infrieure tait dpourvue d'un labret. Dans le
Haut-Xingu, la manire dont les oreilles des jeunes gens sont perces
leur ouvre ou non l'accs certains rles cls (Basso 1973 : 65-71),
tandis qu'un leader cashi- nahua n'obtient de vritable lgitimit qu'
travers le port d'une coiffe faite des plumes d'aigle harpie
amasses, en signe d'allgeance, par l'en- semble de ses partisans
(Kensinger 1975 : 196). Dans le nord-ouest ama- zonien, la
possession de certaines parures de plume aurait mme reprsent un
enjeu suffisant pour motiver des affrontements guerriers2.
Rien d'tonnant, ds lors, ce qu'en Amazonie, l'ornementation
corpo- relle soit avant tout une proccupation masculine,
l'ornementation des hommes tant systmatiquement beaucoup plus
sophistique que celle des femmes3. Les graphismes tatous ne sont
pas diffrencis en fonction du sexe. Cependant, il est plus courant
d'en voir sur des visages masculins que sur des visages fminins ;
en outre, les motifs les plus labors sont ordinai- rement rservs
aux hommes , crit Anne-Christine Taylor (2003 : 225) propos de
l'ornementation des Achuar, et sans doute la remarque pourrait-
2. Dominique Buchillet, communication personnelle (1991). 3. Les
donnes matis, soit dit en passant, apportent un dmenti au moins
partiel l'ide, gnralement accepte chez les psychologues, selon
laquelle among Homo sapiens, at least through most of civiliza-
tion, the female has had this decorative role [...] [a study of]
190 tribal societies [...] found that the physical attractiveness
of the female receives more explicit consideration than does the
physical attributes of the male (Falln 1990 : 81).
131
JO
I Cycle de vie chez les Matis
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elle tre gnralise l'chelle du sous-continent. Lorsque les
premiers miroirs ont t introduits chez les Matis, ils ont
rapidement t accapars par les hommes. Voyons prsent ce qui s'y
refltait.
Les ornements "piqus" des Matis
Les Matis, Amrindiens de langue pano de l'ouest du Brsil,
utilisent leurs ornements corporels dans le cadre de ces processus
de constitution de la personne, c'est--dire l'ensemble des
pratiques mises en uvre pour socialiser les corps individuels perus
comme incomplets la naissance. On dit d'ailleurs du nouveau-n qu'il
est maru marupa ( invisible comme les esprits maru ) tant qu'on ne
lui a pas confr ses premiers colliers, ce qui s'accomplit
gnralement dans les toutes premires heures qui suivent la
naissance, juste avant sa premire coupe de cheveux. Penss comme
quivalents symboliques des poils et concrtisation physique d'une
forme de pouvoir mystique, les atours matis font en effet partie du
corps, mme s'il leur manque la dimension sensorielle de ceux, par
exemple, des Suya, dont les ornements d'oreille, de bouche, de nez,
etc., serviraient respecti- vement mieux entendre, parler, sentir,
etc. (Seeger 1979).
Chez les Matis, d'innombrables manipulations corporelles sont
censes parfaire la formation de la personne et aboutir la
constitution d'un tre socialement dfini comme complet. Il serait
fastidieux d'numrer toutes ces pratiques et on nous excusera donc
de renvoyer l'ouvrage que nous avons consacr la question (Erikson
1996). Ici, nous nous concentrerons essentiellement sur une
catgorie plus restreinte, celle des ornements piqus dans la face,
autrement dit ceux dont les Matis ne se sparent pratiquement plus
ds lors que leur corps a t prpar les recevoir : pendants d'oreille,
labrets, pines nasales, tatouages indlbiles...
S'il est vrai que les massages, coupes de cheveux, bains
rituels, peintures, remises des premiers colliers, etc., relvent
galement de la formation continue de l'individu - et peuvent tre
penss comme ayant une inci- dence durable, voire dfinitive, sur
ceux qui en bnficient (cf. Keifenheim 2000) -, la distinction entre
ornements permanents et ornements transitoires semble toutefois
essentielle en raison du carac- tre pratiquement irrvocable des
premiers. Le port des ornements perma- nents exige toujours le
perage pralable d'une des parties du corps : oreilles, ailes puis
cloison du nez, lvre infrieure, joues masculines. Or, une telle
dcoupe du corps cre un vide qu'il devient ncessaire de com- bler en
permanence, entranant, pour reprendre une distinction faite par
Aurore Monod Becquelin (1982), une vritable mtamorphose (irrver-
sible) plutt qu'une simple transformation. L'effet recherch
s'inscrit net-
Philippe Erikson
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tement dans l'ordre du dfinitif. Les peintures au rocou (Bixa
orellana) ou au genipa (Genipa americana) s'effacent, les colliers
s'enlvent, mais les trous, pass un certain stade, ne se referment
plus. la diffrence des pra- tiques temporaires , remarquablement
dcrites dans l'ouvrage collectif sur le graphisme amazonien dirig
par Lux Vidal (1992), les ornements faciaux auxquels nous avons
affaire ne marquent pas un tat passager, mais une modification
ontologique irrversible, rsultant d'une chirurgie esthtique
prparatoire qui les rend indissociables de leurs porteurs.
Prolongements quasi biologiques de l'individu, les parures
relvent donc clairement de l'idiome corporel et, pour encombrants
qu'ils soient, ces appendices n'en sont pas moins ports de manire
constante, mme pour dormir. Les hommes ne s'en sparent momentanment
qu' l'occa- sion d'activits (chasse l'arc, guerre, mascarade) au
cours desquelles ils sont prcisment supposs abandonner leur statut
d'tres pleinement sociaux pour endosser temporairement des qualits
propres certaines catgories d'esprits (entre autres celles des maru
et des mariwin dont il sera question ci-dessous). En somme, l'on ne
se dpare de ses ornements qu'en des circonstances o l'on affirme
s'tre simultanment dparti d'une par- tie de son statut d'humain,
acte d'autant plus grave qu'on estime risquer d'y laisser sa vie4.
la diffrence de ses autres possessions - qui sont dtruites ou brles
-, les ornements corporels d'un dfunt sont obliga- toirement
enterrs avec lui (Montagner Melatti 1980: 102), ce qui n'a rien de
surprenant au regard de l'troite relation qu'ils entretiennent avec
le cycle de vie et la destine eschatologique de chacun. Les
ornements se voient en effet imposs suivant un ordre bien prcis,
qui dtermine une squence clairement perue comme telle par les
Matis.
Squence d'imposition Premire tape
La toute premire perforation se fait au lobe de l'oreille, ds
l'ge de 4 ou 5 ans5. Dans ce premier trou (un des rares dont on
m'ait dit qu'il pou- vait parfois tre perc par une femme), on
introduit d'abord un btonnet trs fin, appel paut. Progressivement,
au fil des annes, le diamtre de ce
4. Les hommes n'enlevaient traditionnellement leurs ornements
qu'en des occasions supposes leur faire subir des altrations
ontologiques certes rversibles et temporaires, mais non moins
srieuses et profondes, puisqu'elles les rendaient particulirement
vulnrables, un simple regard fminin pouvant alors, dans cer- tains
cas, les exposer la mort. Sans doute n'est-ce pas l'effet du hasard
si l'expression tsusin impak-, deve- nir/incarner un esprit ,
s'utilise tant pour se rfrer au port d'un masque que pour dcrire ce
qui advient aprs la mort. Pour une description plus dtaille de ces
transformations rituelles, on peut se reporter Erikson 2000 et
2001a. 5. Les estimations d'ge proposes ici sont bien entendu
approximatives et ne sont donnes qu' titre indicatif. Les Matis ne
comptent gure au-del de vingt et s'ils attachent une grande
importance .../...
133
Cycle de vie chez les Matis
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bout de bois augmente, jusqu' ce qu'on puisse le remplacer par
un cylindre de canne flche d'environ cinq centimtres de long pour
les femmes, et prs du double pour les hommes qui y collent avec de
la rsine un morceau de coquille de gastropode lacustre (paut au
sens littral) taill en forme de lentille concave. 1 Cet ornement
constitue,
yt - symboliquement, un dou-
yf f ^' blet de l'il plutt qu'une jr ' ( ! '' extension de
l'oreille. Cela
(It J J H explique peut-tre pourquoi l ; J rtsl^J) ^es hommes
ont des Pen" ' ' ^V ' y f dants d'oreille plus impor- ' ^'/N| b
tants que ceux de leurs
'^s *f^0^) pouses, alors qu'on admet / ^[ y gnralement
l'inverse, l'or-
y y^ nement d'oreille tant le
^s ^*^**^mm_^^ plus souvent prsent comme s ^^ une spcialit
fminine,
cens symboliser certaines Fig. I Pendant d'oreille. La partie
sombre reprsente
la rsine attachant l'ornement sa tige des qualits principales
que le machisme amazonien exige-
rait des femmes, telles l'coute, la soumission et l'obissance
(Rival 1993 ; Turner 1980). Le cas matis relve d'une logique tout
autre, d'autant que leur thorie de l'entendement fait la part belle
l'audition : comme dans bon nombre de langues amrindiennes, un seul
et mme lexeme (kwak-) dsigne la fois savoir/comprendre d'une part,
et couter/entendre de l'autre6.
Deuxime tape
Quelques annes plus tard, vers 8 ans, arrive le moment de percer
la narine, afin d'y introduire des demush, aiguilles tires du stipe
des palmiers isan (Jessenia batana). Comme pour le percement des
oreilles, il s'agit d'un processus qui se poursuivra pendant
plusieurs annes puisque le nombre de demush va croissant jusqu'
recouvrir totalement l'aile du nez.
Demush signifie littralement pine de nez (< de-, nez + musha,
pine ), terme qui s'applique non seulement l'ornement humain, mais
aussi aux antennes des sauterelles et surtout aux moustaches
(vibrisses)
la connaissance des ges relatifs (puisque la majorit des termes
de parent tient compte de la distinc- tion an-cadet), la
comptabilisation des ges absolus ne les intresse en revanche
aucunement. 6. Entre autres exemples de collusion smantique entre
entendre et savoir dans les langues am- rindiennes, on peut citer
Kidd (2000: 116) pour les Enxet du Chaco paraguayen, ou encore
Passes (1998 : 51) pour les Palikur de Guyane franaise.
Philippe Erikson
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des flins, ce qui conforte naturellement l'hypothse d'une forte
conti- nuit entre les excroissances naturelles et celles induites
par acupuncture. Il est videmment tentant de penser que les
vibrisses des Matis seraient destines accentuer (voire infrer
mystiquement) leur ressemblance avec les jaguars. L'ide n'est pas
totalement absurde, un humain pourvu de ses ornements tant
effectivement cens receler des qualits flines qu'il perd en les
tant (Erikson 2001a). Le caractre vgtal des demush (en par-
ticulier le fait qu'ils soient tirs de palmiers) n'en demeure pas
moins essentiel, comme nous le verrons ultrieurement. Le clich prfr
des reporters, unanimement convaincus que les Matis utilisent leurs
orne- ments pour mimer le jaguar qu'il vnrent , ne rend videmment
compte que d'une infime partie de la ralit ethnographique7.
Troisime tape
L'tape suivante, qui intervient vers l'ge de 10 ans, consiste
percer le septum afin d'y introduire le pendant nasal appel
detashkete, qui, l'ori- gine, n'est qu'un petit bout de bois qui
traverse la cloison nasale. Le prin- cipe de l'agrandissement
progressif se maintient, mais, comme pour les paut, seuls les
hommes franchissent l'tape ultime en insrant la place des btonnets
ports jusque-l un detashkete taill dans le pristome d'un gas-
tropode terrestre (Ampullaria sp., en portugais arua), autrement
dit dans la partie la plus dure de la coquille. Cet ornement est un
de ceux qui s'en- lve le plus facilement, d'une part car ils ne
tiennent pas toujours bien en place, d'autre part car ils sont peu
commodes lorsqu'on est enrhum.
Dans l'ouest amazonien, les pendants de nez sont gnralement
faits en mtal plutt qu'en coquille, laquelle est rgulirement
remplace par le mtal dans / ' la production non seule- I ^ ^J __r~
... ment d'ornements (Myers ^^ ^' /m , ., ^ S' 1991) mais encore
d'arte- *(f ^ ^^Jfc
, .,
facts (ciseaux, cuillres, etc.) " 'n*
-
Quatrime tape
136 Vient, l'approche de la pubert et des premiers rapports
sexuels, le moment de percer la lvre infrieure pour y introduire un
kwiot, fine charde de palmier isan pour les hommes, morceau de bois
blanc plus volumineux pour les femmes. Les kwiot fminins reoivent
une attention la mesure de l'rotisme qui s'en dgage, puisqu'il
s'agit d'un ornement particulirement sexy , volontiers utilis dans
des jeux de sduction. Il s'agit d'ailleurs du seul ornement qui
soit plus important chez les femmes que chez les hommes, qui y
attachent beaucoup moins de soins que leurs pouses, ne s'empressant
pas comme elles le remplacer immdiatement s'il vient tomber.
partir de donnes de terrain autres, des auteurs comme Roheim
(1950), Viveiros de Castro (1993:152), Seeger (1979), Turner
(1980), Rival (1993 : 640), dcrivent le labret comme un ornement
essentielle- ment viril, li des valeurs guerrires (en particulier
la manducation anthropophage) ou aux qualits de leadership (
travers Yars oratorio). Ici encore, les donnes matis interdisent de
gnraliser, sauf considrer que les hommes ngligent leurs ornements
de la lvre infrieure parce qu'ils disposent par ailleurs de labrets
de la lvre suprieure (cf. infra), qui n'ont pas d'quivalent
fminin.
Cinquime tape Deux ou trois annes aprs l'imposition du labret,
viennent les premiers
tatouages (musha, littralement pines ) consistant en deux traits
paral- lles sur les tempes et le front, dessins l'occasion d'un
rite constituant le temps fort de la vie crmonielle matis. Le
rituel concerne aussi bien les deux sexes, qui se font tatouer en
mme temps, les garons se tenant dans le ct droit et les filles dans
le ct gauche de la grande maison commune (regardant vers l'amont).
Relevons que cette mixit (la remarque vaut en gnral pour la
similitude entre les ornements des hommes et des femmes) renforce
l'ide qu'on a affaire des pratiques qui relvent plus de la fabri-
cation de la personne que du marquage statutaire. On est ici loin
du schma de l'initiation comme acte d'institution (Bourdieu 1982),
mme s'il existe de rarissimes cas d'enfants que l'on se refuse
d'orner en raison de leur vidente dficience intellectuelle.
L'opration du tatouage s'effectue au moyen de pigments vgtaux et
de suie introduits par une multitude d'pines de palmier Bactris, en
pr- sence de personnages masqus, les mariwin, qui, sans tre
rellement des anctres, n'en connotent pas moins les valeurs
associes aux gnrations passes (Erikson 2001b). Ces esprits
entretiennent des liens privilgis avec
Philippe Erikson
-
les aras, dont les marques faciales prsentent une ressemblance
vidente (et d'ailleurs souligne par les Matis) avec celles dessines
par le tatouage.
Sixime tape Entre 17 et 19 ans, les hommes (et eux seuls)
peuvent se faire trouer le
visage des deux cts du nez, ce qui permet l'introduction des
mananukit, btons relativement pais et longs, faits en bois de
palmier. Dans un pre- mier temps, les mananukit sont plus courts et
taills dans du wani (Bactris gasipas). Ensuite, ils seront
progressivement agrandis jusqu' mesurer 6 ou 7 centimtres,
provenant alors d'un autre palmier, Visan (Jessenia bataua).
L'opration est rpute trs douloureuse, les infections fr- quentes,
et la cicatrisation longue s'effectuer.
Les mananukit s'enfoncent souvent dans leur orifice et
recouvrent alors partiellement les dents, donnant l'impression,
quand le porteur sourit, qu'il dispose de deux canines
supplmentaires, noires au demeurant. Or la dent est le symbole,
sinon le sige, de la puissance et de l'nergie vitale dans cette
partie du monde.
Le mananukit est un ornement en voie de disparition, trs rares
tant les jeunes qui acceptent aujourd'hui de les porter, mme s'ils
ont consenti se faire tatouer. Cette rgression du labret de la joue
suprieure, que je propose d'appeler jottereau , ne fait d'ailleurs
qu'achever un processus en cours depuis plusieurs dizaines d'annes
(voire plus), puisque rares taient dj les hommes en arborer plus
d'une paire l'poque des pre- miers contacts, alors que les gravures
anciennes montrent leurs ascendants pourvus de plusieurs dizaines
de jottereaux et labrets.
Septime tape
Enfin, au cours d'une seconde crmonie de tatouage, hommes et
femmes se font tracer une srie de traits parallles des deux cts du
visage (en commenant toujours par la gauche), mettant un terme la
squence des perforations que doit subir tout individu dsirant jouir
du statut d'adulte matis. On peut noter que le nombre de traits,
qui varie entre six et huit, n'est pas forcment identique sur les
deux joues, peut-tre parce que chaque joue peut tre tatoue par un
individu diffrent. Si la symtrie n'est donc pas systmatiquement
recherche, la nettet et la rectitude du trait sont en revanche des
critres importants pour valuer la russite de 5 l'opration. Le
tatouage des joues est rput plus douloureux que celui des S3 tempes
et du front, et ensanglante bien plus le visage. Comme pour les JJ
mananukit, on insiste cependant sur le stocisme des candidats, qui
doi- q vent idalement supporter l'preuve sans broncher. h-
Cycle de vie chez les Matis
-
la diffrence des autres ornements, les tatouages n'appartiennent
pas la catgorie du chu ( possessions ) et ne sont pas censs
contenir de sho (nergie mystique). Ils relvent cependant comme eux
d'une mme catgorie : celle dfinie par la perforation. Si les
tatouages apparaissent comme le point culminant de la squence
ornementale, c'est parce que, s'effectuant au moyen d'innombrables
piqres, ils reprsentent le degr superlatif de l'acupuncture
indigne, et sont de ce fait particulirement aptes couronner la srie
des ornements piqus.
Si les atours sont piqus , ils sont galement piquants comme
l'in- dique par exemple clairement la similitude des vocables musha
(qui signi- fie littralement pine ) et demush (litt. pine nasale ).
Les tatouages sont musha l'tat pur, mais on verra que chacun des
atours est sembla- blement une pine , ce dernier terme ayant une
acception mystique sur laquelle nous reviendrons aprs un
dveloppement sur la nature pro- gressive de l'imposition des
ornements.
L'initiation inchoative
L'ordre d'imposition des ornements est essentiel pour les Matis,
qui atta- chent systmatiquement une immense importance tout ce qui
concerne les processus de maturation, les questions d'ge relatif et
la notion d'a- nesse. Les Matis ont une conception trs linaire de
l'existence. Pour eux, la vie est une succession d'tapes
pr-ordonnes, une volution progressive vers une vieillesse hautement
idalise. Chaque chose doit venir en son temps : tout aliment, toute
activit, tout savoir tant galement l'objet d'un agencement
squentiel. Il faut avoir mang du pcari avant de passer au tapir, il
faut bien savoir chasser la sarbacane avant de chasser l'arc, il
faut savoir faire des hamacs avant d'apprendre la poterie, de mme
que les oreilles doivent tre perces avant les narines. Or, il est
vident que ces squences ne dcoulent pas uniquement de la difficult
inhrente aux dif- frentes activits, mais sont culturellement
induites. Il n'y a aucune raison objective, par exemple, pour que
seules les vieilles femmes sachent faire des passoires pour la
bire. On pourrait mme penser que cette activit techni- quement
simple mais symboliquement essentielle leur est arbitrairement
rserve afin de mnager aux anes une tche valorise leur permettant de
convertir en prestige ce qui rsulte en ralit d'une baisse de leur
acuit visuelle. Tresser un ventail feu, par exemple, prsente au
moins autant de difficults, mais s'apprend beaucoup plus tt. Et
lorsque les adolescents se disent trop jeunes pour connatre les
paroles d'un rite de chasse o l'on avance croupetons en rptant eobi
kashoko, eobi kashoko, ce n'est certes pas l'acuit de leur mmoire
qui est en cause. . .
Philippe Erikson
-
Comme dans bien d'autres groupes amazoniens, des Guyanes au Mato
Grosso, l'acquisition graduelle des ornements, formant de fait des
cat- gories d'ge, vient donc ponctuer les tapes de la maturation
indivi- duelle, conformment cette vision linaire du cycle vital.
L'accession la plnitude sociale, comme le notait dj Peter Rivire
(1969 : 157), se concrtise par l'ornementation, mais de faon
tellement diffuse et pro- gressive qu'il est toutefois difficile
d'y voir une srie de rites de passage. Bien au contraire - hormis
le cas des tatouages -, la dramatisation semble vite tout prix,
comme si on voulait faire durer le processus. Aucun atour n'est
vraiment impos en une seule fois, chacun connaissant une
progression en nombre et en taille longtemps aprs la premire
perfora- tion de l'endroit o il est pos. Certains sont par ailleurs
remis de manire trs discrte, sans gure de formalit, dans un obscur
recoin de la maison ou de la fort.
Les pratiques matis se situent donc aux antipodes de ce que
Edmund Leach (1976: 62), se rfrant aux travaux de Mary Douglas,
prsente comme une vision classique des mutilations ethniques
caractristiques des rites d'initiation : When we draw a social
distinction between an infant and an adult, the boundary is
artificial, there is no biological point of discontinuity, so we
must make one. The act of violences marks [...] a point of entry.
L'auteur poursuit en affirmant que l'acte de couper signifie
l'limination d'une partie du corps dcrte impure , dont l'initi se
dbarrasse conjointement avec l'immaturit qu'elle reprsente. Les
Matis, prenant ce schma contre-pied, ne retirent rien avec leurs
pratiques. Ils rajoutent au contraire des pines , et semblent en
outre viter la discontinuit. L'ordre chronologique d'imposition des
atours fait donc cho une conception typiquement amazonienne de
formation continue de l'tre, qui dissout les rites de transition
dans une multitude de micro-pisodes qui interdisent de rellement
parler d'initiation, sauf la qualifier d'inchoative. En effet,
l'accent n'est pas mis sur le passage d'un tat un autre (avec une
rupture forte entre un avant et un aprs), mais plutt sur le
caractre fil d'un processus dans lequel l'imposition de chaque
lment de parure relve plutt de l'initial que de l'initiatique,
chaque tape constituant plutt une amorce qu'un vritable aboutisse-
ment8. L'ornementation corporelle de chacun progresse tout au long
de l'existence, et trouve mme des prolongements putatifs dans
l'au-del, comme nous le verrons ci-dessous. 8. Sans doute cette
caractristique qu'ont les ornements matis d'induire des changements
ontologiques dans la progressivit et la dilution plutt que dans
l'clat fait-elle cho la logique durative qui semble prsider la
conception amazonienne de la mort. En effet, les Amrindiens des
basses terres envisagent volontiers le trpas comme l'aboutissement
d'un processus d'aggravation de la maladie, plutt que comme une
rupture brutale et soudaine entre les tats de mort et de vif
(Queixalos 1993 : 101, n. 11). .../...
139
! Si4
Cycle de vie chez les Matis
-
Physiologie et cosmologie 1 40 Si l'accumulation progressive des
atours prend fin, en pratique, avec les
tatouages, le systme ornemental connat cependant un chelon
suprieur dans l'imaginaire, puisqu'il existe une tape supplmentaire
- celle consis- tant porter des kwiashak - que seuls atteignent les
mariwiny esprits carac- triss par leur anesse absolue. Les mariwin
sont en effet qualifis de darasibo kimo ( ans vritables ),
incarnations de la sniorit parfaite, parangons de la maturit, ce
qui n'empche d'ailleurs pas la hirarchie de se maintenir galement
dans leur monde puisqu'ils passent pour mortels eux-mmes et que
certains sont rputs plus anciens, et partant plus noirs, que leurs
cadets (rouges). Les mariwin, dots de toutes les vertus (on insiste
en particulier sur leur absence de paresse), sont systmatiquement
prsents comme le modle par excellence. On s'orne pour leur ressem-
bler, ce qui permet dans la foule de ressembler aux membres des
gnra- tions passes9. Ce n'est par consquent qu'en incarnant les
mariwin qu'on accde, grce au port d'un masque, au nec plus ultra de
la squence orne- mentale : la possession des kwiashak, ornements
faits de touffes de kapok cernant le pourtour des lvres et
couronnant si bien la formation orne- mentale qu'ils semblent mme
en subsumer toute la srie. En effet, aux dires des Matis, les
superbes jottereaux de plume et surtout les innom- brables kwiashak
dont s'ornent les esprits les dispensent de tatouages et de
pendants d'oreille.
Le statut des ornements du mariwin illustre bien l'inutilit
d'une dis- tinction culture/nature pour analyser l'ornementation
des Matis, qui sem- blent au contraire s'vertuer nier la diffrence
entre artefact et anatomie dans leurs discours concernant les
masques. En effet, les kwiashak s'appa- rentent aux autres atours,
les Matis rptant souvent que leurs anctres avaient beaucoup de
labrets et de jottereaux afin de ressembler aux mari-
En tunebo et en cubeo, tre malade et mourir se disent avec la
mme racine lexicale, la diffrence tant marque par les aspects
imperfectif/perfectif (ibid.). Un phnomne comparable s'observe en
yaruro (Mitrani 1976: 374). En chacobo, nati, le nom gnrique des
maladies du genre grippe, signifie littralement ce qui tue , et
l'on pourrait multiplier les exemples de langues o s'vanouir et
mourir se nomment de la mme manire. Dans le mme ordre d'ides,
relevons qu'en matis, un mme terme, tsusi, dsigne aussi bien les
personnes ges que les esprits des morts (et les mariwin), comme
pour mieux souligner la proximit entre les ides de vieillesse et de
mort, voire pour mnager une transition conceptuelle plus souple
entre ces deux tats. L'absence quasi totale des rites de mariage,
la longueur des rclusions pubertaires et l'apparent dsintrt qui
entoure la notion de virginit dans le monde amazo- nien dcoulent
sans doute galement de cette propension envisager les transitions
dans le long cours plutt que dans la ponctualit. 9. Plus prcisment,
on dit qu'on s'orne de manire globale pour ressembler aux mariwin,
mais chaque ornement particulier est cens vous faire ressembler tel
ou tel ascendant de la gnration +2 (en gn- ral l'un de vos
homonymes), que l'initiateur s'efforce d'imiter-reproduire (tanek)
sur le visage de l'initi. L'importance ainsi accorde aux gnrations
alternes n'a rien pour surprendre, sachant que la nomencla- ture de
parent des Matis relve du type kariera (Erikson 1996 : chap.
6).
Philippe Erikson
-
win. De plus, on constate qu'ils sont piqus dans le masque la
manire des autres ornements (ils le sont mme tellement qu'on dirait
des rpliques de dard de sarbacane, point important sur lequel nous
reviendrons). Mais en contrepartie, loin de se surajouter leur
corps , les kwiashak consti- tuent le cur mme de l'anatomie des
mariwin : d'une part, ils leurs tiennent lieu de dents, d'autre
part, leur nom mme, kwiashak est videmment une variante de
kwishakete, shakete signifiant poil ou plume . Les kwiashak sont
donc simultanment une barbe blanche (marque de sniorit), une
dentition et des flchettes au curare, tout en tant assimils une
hypertrophie de labrets et de jottereaux. Comment ne pas voir l une
conjonction remarquable entre la maturation physiolo- gique et le
dveloppement ornemental ?
Peut-tre faut-il ds lors considrer que les ornements seraient en
quelque sorte comme les hallucinognes pour les chamanes yagua: un
adjuvant artificiel utile pour les premires annes, mais dont on
finit par se passer lorsqu'on atteint un degr de matrise suffisant
pour savoir s'en dispenser (Chaumeil 1983). Un chamane expriment
peut avoir des visions sans prendre d'hallucinognes, de mme qu'un
homme (ou un esprit) la barbe fournie peut exhiber la puissance de
son visage sans recourir des atours extrieurs .
L'quivalence entre poils et ornements
De mme que les ornements des mariwin sont comparables des poils,
symtriquement, la barbe et la moustache (les kwishakete, poils du
tour de bouche) semblent recevoir une attention quivalente celle
porte aux ornements artificiels . Les Matis considrent l'apparition
des uns comme des autres de la mme manire : comme des marqueurs de
statut. Quitte surprendre, on serait donc tent d'inclure les poils
parmi les orne- ments piqus permanents, et d'invoquer l'tymologie
commune kwia- shak et kwishakete pour attester de la pertinence de
cette assimilation. Les poils semblent tre considrs comme le
prolongement sinon l'intriorisa- tion des atours, l'assimilation
parfaite des pines et il est frappant, cet gard, de constater que
les kwiot (labrets) et les mananukit (jottereaux) sont situs
exactement l o naissent, chez la plupart des hommes matis, les
premiers poils. ^
Le lien entre ornements et pilosit se dduit galement de la
croyance 55 selon laquelle l'homme qui se rase ou s'pile risque de
mourir cras par J*J un arbre. Les Matis attribuent en effet la
chute des arbres en fort l'ac- o tion des maru, esprits des
chablis, tres asociaux, destructeurs et prompts garer les gens en
fort. Or, une des caractristiques principales de ces JS
Cycle de vie chez les Matis
-
esprits est leur invisibilit, due justement leur refus des
parures. Par asso- ciation d'ides, l'absence d'ornements voque
immanquablement le maru. S'arracher les poils de la barbe, geste
minemment asocial, quivalent un rejet de l'ornement, entrane donc
une sanction svre dont l'excution est logiquement exerce par ces
esprits. Derrire l'arbre qui abat celui qui aurait eu l'imprudence
de s'piler, se profile certainement le maru, occup se mnager une
nouvelle clairire en plus d'une nouvelle victime10.
Les rites funraires matis fournissent une autre indication de la
conver- gence symbolique entre le pelage et les atours. En effet,
en cas de deuil, demushy kwiot, detashkete, etc., sont raccourcis
tout comme les cheveux sont tondus. On trouvera enfin, de manire
trs anecdotique il est vrai, une curieuse confirmation de ce
parallle tonnant entre systme pileux (processus physiologique) et
ornementation faciale dans les premiers crits concernant les
anctres probables des Matis. Les Pano septentrionaux, plus connus
sous le nom de Mayoruna , taient en effet appels bar- budos par les
premiers chroniqueurs espagnols. Or, pour justifier cette
appellation, les auteurs invoquaient tantt la pilosit remarquable
de ces Indiens (Maroni 1889 : 422), tantt les innombrables
aiguilles dont leur menton tait hriss (Mtraux in Steward 1948 :
553), tantt les deux, l'ornement tant prsent comme un substitut de
barbe utilis seulement par les plus imberbes.
En fin de compte, on peut donc considrer les ornements comme
autant de shakete (poils, plumes) mtaphoriques. La barbe des
esprits (kwiashak), la moustache des jaguars (demush), les plumes
(shakete) de har- pie ou d'ara qui servent de mananukit lors de
certains rites, les pines de palmier (musha), en somme tout ce qui
pousse sur les lments naturels les plus valoriss, voil ce que sont
les ornements matis. En assimilant ainsi les parures des plumes et
surtout des poils, les Matis semblent entri- ner, par une mtaphore
physiologique, la vracit des thories amazo- niennes concernant la
formation annexe de la personne. Pour eux, les ornements sont donc
aussi vrais que des poils et, d'ailleurs, quand ils ont fini de
pousser et d'augmenter en nombre, ils peuvent continuer vieillir .
Tel est le cas par exemple des kwiot masculins qui, faute de
devenir plus volumineux, noircissent lorsque leur porteur atteint
un cer- tain ge. On les appelle alors isan katso (comme les
jottereaux), terme qui sert galement dsigner certains dards de
sarbacane.
10. Notons, dans le mme ordre d'ides, que ceux des enfants que
l'on estime indignes d'tre orns en raison de leur dficience
intellectuelle finissent gnralement par disparatre en fort. On dit
alors qu'ils ont t enlevs par l'un de ces esprits maru auxquels on
s'vertuait de les faire ressembler en refusant de leur confrer une
ornementation adquate.
Philippe Erikson
-
Valeur nergtique de l'ornement
Dans un premier temps, on a choisi de s'en tenir aux ornements
'43 piqus en raison de leur caractre permanent. On a galement
constat l'amalgame entre cette indlbilit et le dveloppement naturel
de la personne - les Matis se comportant comme si les ornements
faciaux pous- saient comme des poils, surtout chez les hommes.
Cependant l'ornemen- tation faciale fait plus qu'accompagner la
croissance, l'accumulation du savoir, etc. Elle est plus qu'une
simple srie de marqueurs de statut sym- boliquement associs au
dveloppement organique. En ralit, pour les Matis, les ornements
induisent la maturit tout autant qu'ils l'expriment. L'ornement est
certes l'insigne et l'indice de la maturit, mais il en est sur-
tout le vecteur. En perant une oreille ou une joue, on fait plus
que souli- gner ou consacrer un dveloppement. On contribue
l'instaurer.
Si la notion d'acupuncture est tellement importante pour
comprendre la signification des ornements, c'est non seulement
parce qu elle produit des marques indlbiles et permet l'insertion
de vibrisses sociales , mais plus gnralement parce que tout ce qui
a trait au poinonnage est synonyme, chez les Pano, de transmission
d'nergie. On sait en effet que dans l'ouest amazonien, le geste mme
de piquer constitue un moyen privilgi de trans- frer de l'nergie.
Par ailleurs, l'instrument de ce transfert, l'pine, y est en soi
synonyme de puissance : qu'on songe par exemple au rle fondamental
jou par l'accumulation de dards mystiques et autres minuscules
projectiles dans la constitution du pouvoir chamanique. Or les
ornements cumulent ces deux aspects : transmis au moyen d'pines,
ils sont aussi, trivialement et/ou symboliquement, des musha, des
pines, et partant, de l'nergie. La lexicographie pano en tmoigne,
puisqu'au vocable matis mushay tatouages, correspond l'amahuaca
muka (Tessmann 1930), terme minemment poly- smique dsignant, outre
les tatouages, l'amertume, la douleur et, plus gn- ralement, tout
ce qui allie les puissances vitales et ltales (le chamane est
muka-ya, dtenteur de muka ).
Que les ornements soient des musha est vident pour les tatouages
(musha) et les demush, mais non moins vrai pour les autres atours.
On a vu que pour reprsenter tout la fois les dents, la barbe, les
mananukit, et les kwiot des marituin, les Matis transperaient le
pourtour de la bouche de son masque avec de courts btonnets de
couleur claire cercls d'une ^ mche de kapok : autant dire de
flchettes (katso) armes de leur bourre. g Quant aux mananukit
eux-mmes, s'ils sont en isan, c'est peut-tre (entre autres) parce
que ce palmier sert aussi confectionner les dards noirs (isan ^
katso) destins aux mammifres terrestres. Le plus gros des ornements
vo- Q querait ainsi, par sa couleur et le matriau dont il est fait,
le plus gros des
Cycle de vie chez les Matis
-
projectiles de sarbacane. Les boucles d'oreille, enfin, sont
certes tenues par de la canne flche (encore un projectile... ),
mais comme on y enfonce trs souvent une aiguille servant s'extirper
les chardes du pied, on peut dire que mme cet ornement l est
support de musha.
Les atours peuvent donc tre considrs comme un ensemble d'pines
matrialises. Mais sans doute l'nergie de l'pine compte-elle moins
que celle de la piqre mme. En effet, piquer (tuskay), transpercer
(sek), frapper (kwisek) constituent des actes tonifiants par
excellence chez les Pano. Correctement applique, toute perforation
est cense stimuler la croissance et la fertilit {a fortiori quand
il s'agit d'une perforation ornementale). Piquer fortifie et
dveloppe, comme le met en vidence la rationalisation invoque pour
justifier l'limination - au moyen d'aiguilles, bien sr - des kystes
pidermodes (appels perles d'Epstein ) sur les gencives des nour-
rissons : on dit qu'il s'agit de favoriser la pousse des dents.
Ayant dj abord ce thme de la valorisation des coups dans des
travaux antrieurs (Erikson 1986), je me contenterai ici d'voquer
l'exemple du kampo, injec- tion de venin de crapaud (Phyllomedusa
bicolor) que s'appliquent les Indiens de la rgion (Piro, Pano,
Kulina, Kanamari, Tikuna). Cet exemple est intressant car s'il
confirme bien que la piqre est une transmission d'nergie, il nous
renseigne galement sur la provenance de celle-ci.
Le kampo est considr comme un remde, et les Matis l'utilisent
pour soigner les maux de tte, d'estomac, etc. Il s'agit galement
d'un rite de chasse et plus gnralement, d'un stimulant utilis pour
fortifier celui qui le reoit. L'amertume (chimu, correspondant au
terme muka des autres langues pano) est le principe actif du kampo,
mais son efficacit dpend essentielle- ment du contexte
d'application, ce qui revient dire que son pouvoir pro- vient pour
une bonne part du donneur. Steven Romanoff (1984 : 239-241), propos
des Matses, est trs explicite ce sujet : l'onde maternel ou tout
autre an qui perce (c'est le terme employ) un cadet lui transmet
ainsi un peu de sa propre nergie, le venin ne jouant gure qu'un rle
instrumental.
Plus gnralement, on peut dire que pour que la violence ait une
vertu tonifiante, thrapeutique, fertilisante, etc., il faut qu'elle
soit convenable- ment oriente : les adultes piquent les enfants,
les hommes percent les femmes et, lors du sacrifice d'un pcari
apprivois, les plus prestigieux des ans frappent les avant-bras de
toute la communaut pour viter la mal- chance la chasse11. La
violence a beau tre indispensable, elle n'en reste pas moins
dangereuse et, utiliss mauvais escient, les coups sont au
1 1 . Les fouets qu'ils utilisent alors sont, comme ceux dont se
servent les mariwin, des tiges de palmier daratsintuk censes agir
moins en vertu de leur caractre cinglant - incontestable au vu des
marques qu'elles laissent sur la peau - qu'en vertu des
innombrables (et minuscules) pines dont elles sont pour- vues.
Cette multitude de piquants permet aux esprits (ou aux hommes gs)
d'injecter, au sens le plus littral du terme, une partie de leur
nergie (sho) aux rcipiendaires de leurs coups. Avant de les
.../...
Philippe Erikson
-
Fig. I &. 2 Visages fminin et masculin d'adultes matis
pleinement orns (cl. P. Erikson)
-
Fig. 3 & 4 Les marques faciales des Matis voquent celles des
aras, dont les plumes ornent les masques des mariwin (ci-contre) et
parfois les visages masculins (ci-dessus) (cl. P. Erikson)
-
/';-=09 )(8* =-0/']
-
Fig. 5 & 6 Contraste entre l'allure d'une jeune fille et de
sa grand-mre, toutes deux occupes filtrer la bire
(cl. P. Erikson)
-
mieux inefficaces, au pire mortels. Ainsi, l'nergie de la piqre
doit tre canalise, contrle : l'acupuncture est une dcoupe socialise
du corps, mais qui doit imprativement tre matrise. Aussi, les Matis
disent-ils avoir abandonn les tatouages cause de l'arrive des
Blancs, certes, mais aussi en raison de la mort de tous les vieux
qui savaient le faire. En leur absence, il semblait trop dangereux
de poursuivre.
En remodelant la face, il s'agit bien, pour reprendre
l'expression de Terence Turner (1980), de donner chacun une social
skin , de rendre visible le processus de socialisation. Mais chez
les Matis, l'enjeu dpasse lar- gement les simples apparences. Les
piqres agissent certes sur la partie visible de la personne,
contribuant ainsi la former , mais elles agissent galement un
niveau plus abstrait et essentiel. L'ornement pntre le corps au
plus profond : les tatouages n'endolorissent pas la peau, ils font
surtout mal aux dents me disait trs significativement un
informateur, ritrant en somme le discours des femmes sur les perles
d'Epstein. Plutt que de piqres, il vaudrait peut-tre mieux parler
d'injections, car en ornant, on use certes de violence, mais
surtout, on transmet quelque chose (d'o la funeste passion des
Matis pour les antibiotiques injectables). Plus que de l'nergie
abstraite , ce qu'on fait pntrer avec l'ornement c'est avant tout
l'nergie de quelqu'un, point essentiel mis en vidence propos du
kampoy sur lequel nous allons prsent nous pencher plus
systmatiquement.
Sociologie de l'ornementation
Si chacun de leurs ornements contribue faonner l'tre social et
indi- viduel des Matis, l'essentiel rside toutefois dans ce qui
tourne autour de l'acte d'imposition - la manire et le moment -
plutt que dans l'atour mme. Les ornements comptent bien plus en
tant qu'indices d'une trans- mission d'nergie qu'en tant que petits
morceaux de bois ou de coquille introduits dans diverses parties de
la face ; et ils valent moins en tant que tels qu'en tant que trace
d'une insertion dans la socit, car, plus que d'une chose possde, il
s'agit d'une chose reue et l'origine sociale du donateur compte
largement autant que le don lui mme.
L'antithse de la socit est incarne par le maru solitaire et
invisible dont on a vu qu'il se caractrisait par son absence
d'ornementation. Cette transparence inquitante du maru s'oppose
videmment l'opacit des Matis, dont chaque atour confirme le lien de
parent auquel il correspond.
utiliser, les mariwin enduisent parfois les baguettes d'un peu
de leur sueur, matrialisation concrte de l'nergie qu'ils cherchent
transmettre.
145
S hu Cycle de vie chez les Matis
-
Car si avoir des ornements est globalement synonyme d'avoir des
parents, une analyse dtaille permet d'tablir une correspondance
plus prcise entre catgories de parents et types d'ornements.
L'exemple des colliers de daratsintuk (Astrocaryum murumura), le
confirme : si Dani (alias Macho), unique reprsentante du troisime
ge chez les Matis contemporains n'en portait plus la fin de sa vie,
c'est parce que sa seule fille survivante tait encore trop jeune
pour lui en faire. Sa belle-fille, avec qui elle cohabitait et
s'entendait merveille, n'aurait jamais envisag de lui donner ceux
qu'elle avait en excdent : bien qu'elle dplort la nudit de sa
belle- mre, ce n'tait pas son rle d'y remdier.
Chaque ornement reprsente un morceau du socius, et le message
des ornements est clairement celui de la complmentarit. Devenir une
per- sonne, un Matis, requiert l'intervention de membres de
plusieurs catgories sociales aussi distinctes que prcises. Le
tatouage, par exemple, indique l'al- liance, puisqu'il est du
ressort exclusif des croiss : l'oncle maternel ou, plus rarement,
le cousin crois. En ce sens, il s'oppose aux mananukity obligatoi-
rement transmis par le pre ou, le cas chant, par le frre an (et eux
seuls, sous peine de mort surnaturelle). On voit ainsi se profiler
une division sociale du travail ornemental. Les ornements
largissent la sphre des reproduc- teurs , concrtisant par un
marquage physique l'insertion dans une parentle qui dborde
largement du cadre de la seule famille biologique.
C'est donc vritablement le rapport au monde qu'expriment les
orne- ments matis, et on comprend ainsi que la sant sociale de
chacun puisse se lire travers son ornementation. Les orphelins ont
trs peu de colliers et se font percer plus tardivement. Les captifs
peuvent n'avoir que des tatouages. Les survivants peuvent perdre
des ornements conjointement leur famille : l'panouissement de la
personne physique n'est pensable que dans son contexte social,
comme le montrent a contrario les rares cas de perte ornementale
dont nous ayons eu connaissance.
En effet, en dpit d'un idal de prennit et d'amlioration
constante de l'ornementation, on constate parfois une rgression
paradoxale de celle-ci en cas de deuil extraordinaire. Gnralement,
la mort de proches n'entrane qu'un simple raccourcissement
temporaire des atours et des cheveux. Toutefois, une perte massive,
faisant suite des pidmies par exemple, peut amener l'abandon
dfinitif d'un atour. C'est ainsi que Dama, le der- nier Matis ayant
eu quatre mananukit (ornement de la ligne paternelle) a renonc deux
d'entre eux aprs la mort de tous ses frres au cours des annes 1970.
La source nergtique tant trop tarie, rien ne semblait justifier le
port de tant de mananukit. Reprsentation mtonymique des disparus,
ces ornements devaient disparatre avec eux. Voil sans doute
pourquoi les Matis ont si peu d'ornements alors que leurs anctres
en
Philippe Erikson
-
avaient normment, comme l'attestent la tradition orale et les
chroniques anciennes. cet gard, la comparaison avec leurs voisins
Matses est rvla- trice de l'volution parallle et asymtrique de ces
deux fractions des Pano septentrionaux. Les Matses ont les cheveux,
les demush et les kwiot dme- surment longs, leur allure montrant
bien qu'il s'agit d'un peuple agressif et en pleine expansion
dmographique. Chez les Matis, tout semble au contraire raccourci,
mme en l'absence de deuil particulier.
En somme, les ornements matis permettent de faire intervenir un
maxi- mum de personnes dans le processus de fabrication d'un tre,
de permettre toutes sortes de parents de participer ostensiblement
la formation d'une personne. Ils sont prtextes une transmission
d'nergie et concr- tisent le besoin logique de la complmentarit
dans la fabrication nces- sairement composite des tres selon
l'pistm pano12.
L'avenir des ornements
II existe en langue matis un verbe, matisek, que l'on peut
traduire en premire approximation par modeler/augmenter le corps ,
ou contri- buer au dveloppement d'un individu . Le terme s'emploie
essentielle- ment pour parler des traitements appliqus aux trs
jeunes enfants afin de favoriser leur croissance (on dit aussi nami
wek, litt. accrotre la chair ). Nul doute, cependant, que
l'ensemble du processus d'ornemen- tation corporelle dcrit
ci-dessus s'inscrive dans la mme logique. Matisek drive bien
entendu de matis, personne , et c'est nettement dans cette
perspective de construction de la personne que les Matis des
gnrations passes envisageaient leurs pratiques d'ornementation
corporelle. En 1985, lorsque la vieille Dani, doyenne des Matis,
reprochait aux jeunes de n'tre pas encore tatous ou de ne pas
encore porter de pendants d'oreille, elle invoquait toujours
l'incongruit de leur allure l'gard de leur ge. Une dizaine d'annes
plus tard, commentant la rsurgence des tatouages aprs une longue
mise en veilleuse, le fils an de Dani, dc- de entre-temps,
invoquait comme principale motivation la volont de se dmarquer des
Nawa, des Blancs . Nawa pime, Matis nuki ( Nous ne sommes pas des
Blancs, mais des Matis ), s' exclama- t-il mon inten- tion. Il
s'agissait toujours, en se tatouant, de devenir Matis , mais en
vertu de l'acception nologique du terme, dsormais accept comme
eth-
12. On trouve ce mme souci de diversification dans la provenance
des matires premires constitutives des ornements. Les Matis
insistent par exemple normment sur la diffrence entre les
mollusques four- nissant les paut et les detashkete, qui viennent
respectivement des lacs et de la terre ferme. De mme y a- t-il
complmentarit entre les divers palmiers (isan et want) utiliss pour
les autres ornements, comme si le perfectionnement de la personne
ncessitait l'incorporation d'nergies puises dans divers biotopes.
Montagner Melatti (1985) utilise, cet gard, la belle formule de
bricolage ontologique .
147
'
Cycle de vie chez les Matis
-
nonyme13. La revendication d'une identit collective prenait le
pas sur la volont de marquer la maturation individuelle.
Le contact rgulier instaur avec la socit dominante brsilienne
par- tir du milieu des annes 1970 a considrablement boulevers le
rapport des Matis leurs ornements. Les pratiques sont certes loin
d'tre tombes en dsutude, puisque pas moins de quarante-cinq jeunes
- soit environ un sixime de la population totale -, ont encore t
tatous au dbut de l'an- ne 200214. Cependant, l'importance mme du
nombre de jeunes concer- ns par la crmonie indique l'vidence qu'on
avait beaucoup tard avant de la raliser. Cela s'explique entre
autre parce que d'assez vifs dbats oppo- sent depuis une vingtaine
d'annes les partisans de cette tradition ceux qui prnent son
abolition15. Certains adolescents se montrent dsormais rticents tre
orns et tatous, ou refusent de porter tel ou tel lment de parure
qu'ils jugent incommode ou inesthtique. Se faire tatouer est donc
loin d'aller de soi. Paradoxalement, il faut aujourd'hui exercer
une certaine pression pour que les jeunes acceptent de se laisser
faire, alors qu'il fallait anciennement rfrner leur ardeur
lorsqu'ils sollicitaient le privilge de se faire tatouer avant
qu'on ne les en estime dignes16. Pour le plus grand dsar- roi de
leurs ans, beaucoup d'adolescent(e)s prfrent mme adopter une allure
calque sur celle de leurs voisins marubo : cheveux longs, vtements
manufacturs, maquillage criard, perles de plastique...
Par ailleurs, l'on constate que les ornements s'enlvent
aujourd'hui beau- coup plus facilement, en particulier l'occasion
de sjours en ville au cours desquels on prfre viter les regards
trop insistants, voire dsapprobateurs, des Blancs. Autrefois, les
atours n'taient dlaisss que pour de trs brves priodes et dans des
contextes fortement ritualiss, qui impliquaient comme on sait une
transformation ontologique perue comme potentiel- lement lourde de
consquences. Aujourd'hui, la gestion des apparences dcoule de
considrations nettement plus prosaques, qu'il s'agisse d'enle-
13. Il faut cependant prciser que certains des jeunes Matis
prfreraient, en guise d'ethnonyme, voir le terme deshan mikitbo,
gens de l'amont , se substituer celui de Matis, auquel ils
reprochent son carac- tre trop peu distinctif. 14. Hilton Kiko
Silva do Nascimento, communication personnelle. 15. Les crmonies de
tatouage prcdentes avaient eu lieu en 1987 (aprs une douzaine
d'annes d'in- terruption conscutive au contact avec les Blancs),
puis en 1995. L'un des hommes les plus influents chez les Matis est
dcd (d'une piqre de serpent) peu aprs la seconde crmonie. Certains
pensent mme qu'il serait mort cause d'un tatouage qu'il aurait
alors rat. La priode de deuil exceptionnellement longue qui
s'ensuivit a sans doute contribu rallonger encore l'intervalle
entre la crmonie de 1995 et celle de 2002. Relevons galement que
l'une comme l'autre se sont droules dans des villages relative-
ment neufs, ce qui n'est sans doute pas l'effet du hasard (cf.
Erikson 1996 : 182). 16. Comme toi jadis on l'a fait, fais-le moi
prsent... (mibi paren shebondash, eobi akta, nebi) est une formule
que les jeunes doivent adresser ceux qui se chargeront de les
tatouer, comme pour mieux souligner qu'il ne s'agit pas d'une
preuve initiatique qui leur est inflige, mais bel et bien d'un
service qu'ils demandent expressment qu'on leur rende.
Philippe Erikson
-
ver ses parures pour aller en ville ou, au contraire, de les
remettre de retour au village, dans l'espoir d'obtenir de l'argent
de la part des quipes de tour- nage des tlvisions du monde entier.
cet gard, il est intressant de noter que ceux des Matis qui se sont
le plus investis dans les relations extrieures avec le monde des
Blancs ont commenc, dans les annes 1980, par prner l'abandon des
ornements (pour mieux s'intgrer ), mais sont aujourd'hui les plus
farouches zlateurs du maintien de ce qu'ils ont rcemment appris
appeler la cultura . Sans doute ce revirement est-il pour beaucoup
dans la rsurgence rcente des tatouages, favorise par ce paradoxal
rapproche- ment entre ceux qui prconisent le maintien des ornements
pour leur valeur propre et ceux qui y semblent plutt attachs pour
l'image exotique qu'ils peuvent monnayer.
Cette tonnante conjonction de facteurs intrinsques et
extrinsques, de motivations tantt mystiques , tantt matrialistes ,
tantt pas- sistes tantt au contraire tournes vers l'avenir, offre
ainsi un sursis aux ornements matis. Force est cependant de
reconnatre qu'ils sont sur la sel- lette depuis bientt un quart de
sicle, et qu'ils sont plus aujourd'hui un objet de controverses que
de consensus. une poque o l'apparence est de plus en plus
tributaire des inclinaisons et des fantaisies individuelles,
l'allure de chacun ne rflchit plus aussi clairement qu'avant son ge
et son statut social, ou du moins ne les rflchit plus de manire
aussi mca- nique. Les distorsions induites par les pratiques
ornementales dissi- dentes d'une fraction non ngligeable de la
jeunesse constituent sans aucun doute le principal facteur d'rosion
smantique auquel les orne- ments matis sont dsormais soumis. Ils
n'en demeurent pas moins, fidles ce qu'ils ont toujours t, le mode
privilgi de gestion du rapport l'al- trit, qu'elle s'incarne dans
les mariwin et les gnrations passes, ou dans ceux qui voient des
diables-hrissons ou des hommes-jaguars l o n'exis- tent pourtant
que des Matis, des gens .
MOTS CLS/KEYWORDS : Amazonie/ Amazonia - Amrindiens/ Amerindians
- ornements corpo- rels/ body ornaments - cycle de Viel life cycle
- cosmologie/ cosmology.
!
Cycle de vie chez les Mats
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RSUM/ABSTRACT
Philippe Erikson, "Comme toi jadis on l'a fait, fais-le moi
prsent. .." Cycle de vie et ornemen- tation corporelle chez les
Matis (Amazonas, Brsil). - Les Matis peroivent leurs ornements cor-
porels comme de vritables constituants de la personne, voire des
parties du corps compa- rables des poils. Indices, mais aussi
vecteurs de maturit, ils sont censs confrer de l'ner- gie leurs
porteurs et sont transmis de manire graduelle, par petits -coups,
tout au long de l'existence. Outre ce rle essentiel dans le
modelage des destines individuelles, les orne- ments matis servent
redfinir les contours des groupes sociaux, en largissant la base
ethno-physiologique sur laquelle reposent les prenteles et en
assurant la continuit avec les gnrations passes. Ils jouent un rle
emi- nent dans la politique trangre, aidant grer les relations avec
les populations voisines, tant occidentales qu'amrindiennes. Enfin,
ils refl- tent de manire complexe la cosmologie et l'ontologie
locales, en tant que supports de dis- cours sur l'au-del et
l'univers des esprits.
Philippe Erikson, From Physiology to Cosmology : The Life Cycle
and Body Ornaments among the Matis (Amazonas, Brazil). - The Matis
(Amazonas, Brazil) consider their body orna- ments to be actual
constituents of the person, or even body parts like hair. As
evidence and vectors of maturity, such ornaments suppo- sedly give
energy to those who wear them and are transmitted gradually, little
by little, throughout life. Besides this essential func- tion in
shaping individual destinies, these ornaments are used to redefine
social group boundaries by broadening the ethno-phys- iological
foundations of kin groups and ensuring the continuity with past
genera- tions. They have a leading role in foreign policy by
helping to manage relations with neighboring populations, whether
Western or Native American. As the basis of talk about the beyond
and the world of spirits, they reflect, in a complex way, the local
cos- mology and ontology.
Article Contentsp. [129]p. 130p. 131p. 132p. 133p. 134p. 135p.
136p. 137p. 138p. 139p. 140p. 141p. 142p. 143p.
144[unnumbered][unnumbered][unnumbered][unnumbered]p. 145p. 146p.
147p. 148p. 149p. 150p. 151p. 152
Issue Table of ContentsL'Homme, No. 167/168, PASSAGES L'GE
D'HOMME (juillet/dcembre 2003), pp. 1-408, I-XIXFront
MatterPRSENTATIONL'ocan des ges [pp. 7-23]
TUDES ET ESSAISLes politiques de l'ge [pp. 25-48]Enfance, ge et
dveloppement chez les Wolof du Sngal [pp. 49-65]Aux files des ges
Classes d'ge et gnrations dans cinq rgions dogon (Mali) [pp.
67-104]ges de la vie et accomplissement individuel chez les Gouro
(Nord) de Cte-d'lvoire [pp. 105-127]"Comme toi jadis on l'a fait,
fais-le moi prsent..." Cycle de vie et ornementation corporelle
chez les Matis (Amazonas, Brsil) [pp. 129-152]Seul ou tous ensemble
? Dynamique des classes d'ge dans les cits de l'le de Ngazidja,
Comores [pp. 153-186]Cisungu nouveau Initiation des femmes et
structure sociale dans le Nord de la Zambie [pp.
187-207]Arrangements gnrationnels Le cas inattendu des Gusii
(Kenya) [pp. 209-234]Dynamiques gnrationnelles et expansion des
Oromo en Ethiopie au XVIe sicle [pp. 235-251]
NOTES ET DOCUMENTSLes classards de la valle d'Abondance
(Haute-Savoie) [pp. 253-269]
PROPOSUn paradigme africain [pp. 271-284]L'thique des dclasss
[pp. 285-295]Le structuralisme et ses transformations. Des
Mythologiques aux logiques du rite [pp. 297-306]La nouvelle
philanthropie capitaliste [pp. 307-313]
DBATRponse Claude Lvi-Strauss [pp. 315-318]
COMPTES RENDUSDE L'GE D'HOMME ET DE FEMMEReview: untitled [pp.
319-320]Review: untitled [pp. 320-322]Review: untitled [pp.
322-325]Review: untitled [pp. 325-326]Review: untitled [pp.
326-329]Review: untitled [pp. 329-329]Review: untitled [pp.
330-331]Review: untitled [pp. 332-333]Review: untitled [pp.
334-337]Review: untitled [pp. 337-339]Review: untitled [pp.
339-341]Review: untitled [pp. 342-344]
HISTOIRE ET PISTMOLOGIEReview: untitled [pp. 345-347]Review:
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AFRIQUEReview: untitled [pp. 359-361]Review: untitled [pp.
362-364]
AMRIQUESReview: untitled [pp. 365-367]Review: untitled [pp.
368-370]Review: untitled [pp. 370-371]
ASIEReview: untitled [pp. 373-378]Review: untitled [pp.
378-380]Review: untitled [pp. 380-382]Review: untitled [pp.
383-387]
EUROPEReview: untitled [pp. 389-390]Review: untitled [pp.
391-395]
ANTIQUITReview: untitled [pp. 397-399]
LIVRES REUS [pp. 401-405]Back Matter