This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
CivilisationsRevue internationale d'anthropologie et de scienceshumaines
59-1 | 2010Sexualités : apprentissage et performance
ÉditeurInstitut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles
Édition impriméeDate de publication : 28 juin 2010ISBN : 2-87263-029-5ISSN : 0009-8140
Référence électroniqueCivilisations, 59-1 | 2010, « Sexualités : apprentissage et performance » [En ligne], mis en ligne le 29 juin2013, consulté le 21 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/civilisations/2237 ; DOI :https://doi.org/10.4000/civilisations.2237
Ce document a été généré automatiquement le 21 septembre 2020.
Bien qu’elle ait su se faire discrète, la sexualité fait partie de ces thèmes
qui ont accompagné l’histoire de l’anthropologie, et des sciences sociales
en général. Or, si dans nombre d’études, elle a surtout été considérée
comme le révélateur d’enjeux qui la dépassent et l’englobent, ce dossier
invite à adopter une posture résolument pragmatique afin d’explorer
comment fonctionnent apprentissages et performances sexuels. Les textes
réunis ici cherchent ainsi à approcher anthropologiquement la sexualité
dans divers contextes de vie, en mettant l’accent sur l’apprentissage des
pratiques, l’incorporation des normes, la transmission des savoirs ou des
scripts, et l’invention des imaginaires.
Civilisations, 59-1 | 2010
1
SOMMAIRE
Dossiercoordonné par David Berliner et Cathy Herbrand
IntroductionPragmatique et médiations sexuellesDavid Berliner et Cathy Herbrand
À la recherche de l’homme capable…Concurrence entre femmes (Ouagadougou, Burkina Faso)Jacinthe Mazzocchetti
La socialisation du désir homosexuel masculin à BamakoChristophe Broqua
Sexualités et prévention dans les romans contemporains sur le VIH/sidaUne source d’apprentissage ?Joseph Josy Lévy et Lucie Quevillon
Une initiation diffuse à la sexualitéLe sabar des Wolof du SénégalAudrey Dessertine
La sexualité post-partum dans les fora internetSocialisation entre pairs et transmission des savoirsCatherine de Pierrepont
Varia
Ritualisation mémorielle et construction ethnique postcommuniste chez les Hongrois deTranscarpathie (Ukraine)Anne-Marie Losonczy
La fabrique de l’État néolibéral« Workfare », « Prisonfare » et insécurité socialeLoïc Wacquant
A propos
De qui l’immatériel est-il le patrimoine ?Gaetano Ciarcia
Civilisations, 59-1 | 2010
2
Dossiercoordonné par David Berliner et Cathy Herbrand
Civilisations, 59-1 | 2010
3
IntroductionPragmatique et médiations sexuelles
David Berliner et Cathy Herbrand
Au-delà du porno
1 Sur la toile, circule ces jours-ci une scène pornographique produite aux États-Unis1, quiparodie les questions d’apprentissage et de performance qui nous intéressent dans cevolume. Décliné sous des formes diverses, le script minimal du film est celui d’un jeune
couple souffrant de problèmes sexuels. Dans certains cas, la jeune femme y est décritepar son mari comme un « lame fuck » (en argot, un mauvais coup) et dans d’autres, c’estle jeune homme qui est incapable de satisfaire sa partenaire, tous deux étant inaptes àdévelopper une sexualité épanouissante, ici d’inspiration pornographique. Dépités, ilsse décident alors à demander conseil à une professionnelle du sexe, en général une stardu porno, qui leur montrera comment s’y prendre. L’on y voit alors un threesome
pédagogique où, pour le plus grand plaisir du mari et de sa femme (et, évidemment, duspectateur), l’actrice, qui adopte la posture de l’enseignante-thérapeute (avec carnet denotes et crayon), apprend aux deux maladroits comment se donner du plaisir. Ici, onpeut apprécier comment la performance, et la « bonne » performance en particulier(faite de gestes brusques et acrobatiques, d’éjaculations faciales et de parties-à-trois),un thème omniprésent dans l’imagerie pornographique contemporaine (Baudry 1997),est liée à son apprentissage. Le modèle parodié est évidemment celui de la pédagogiescolaire et de l’apprentissage d’un savoir-faire par imitation. En effet, la jeune femme
inexpérimentée suit les conseils avisés de la sexpro qui lui montre comment faire pourdonner « a good oral job » (une bonne fellation), tandis que le mari s’entraîne à lalevrette avec elle devant les yeux excités de sa femme. Bien entendu, ce modèle
d’apprentissage direct, caricaturé pour susciter l’excitation du spectateur, n’est pascelui qui préside à la plupart des situations vécues, et certainement pas dans ledomaine des sexualités. Alors que la pornographie elle-même constitue une forme
culturelle et pédagogique pour de très nombreux individus, pas seulement masculins,
sur le globe (Williams 2004), il existe bien d’autres types d’apprentissages sexuels,moins explicites, mais tout aussi efficaces. Approcher anthropologiquement la sexualité
Civilisations, 59-1 | 2010
4
dans divers contextes de vie, en mettant l’accent sur les divers mediums qui y opèrent :telle est bien l’ambition générale des textes réunis ici qui, tous, visent à comprendre
comment, dans le champ des sexualités, fonctionnent l’apprentissage des pratiques,l’incorporation des normes, la transmission des savoirs et des scripts, et l’invention desimaginaires. À partir d’ethnographies serrées, les auteurs de ce volume décrivent leslieux, les interactions, les acteurs, les institutions, les objets, les gestes, les textes, lesimages, les moments critiques, les idées, les temporalités ordinaires et moins
ordinaires, les rituels et les codes qui participent de l’apprentissage et de laperformance des sexualités et ce, dans différents environnements sociaux et culturels –mais principalement en Afrique et en Amérique du Nord. Comme on le verra dans lespages qui suivent, tous offrent un regard anthropologique novateur, et un démenti àl’image véhiculée par ce préliminaire pornographique.
Ethnographier les sexualités
2 Bien qu’elle ait su se faire discrète, la sexualité fait partie de ces thèmes qui ont
accompagné l’histoire de l’anthropologie (Bazin, Mendes-Leite et Quiminal 2000, Lyons
et Lyons 2004), en particulier, et des sciences sociales, en général. Qu’il suffise depenser aux textes fondateurs de Bronislaw Malinowski (1929) et de Margaret Mead
(1935) qui ont tous deux ouvert une brèche en ce domaine (certes vite refermée par unlong silence), utilisant la sexualité des « cultures autres » pour spéculer sur la nature
générale de la sexualité humaine, mais surtout – ce que l’on retiendra ici – montrant
combien la sexualité est construite culturellement et socialement. Avec le Kinsey Report
(réalisé entre 1948 et 1953), puis le développement des études sur le genre et duféminisme, les analyses anthropologiques sur la sexualité se sont multipliées,
s’intéressant notamment aux femmes et à la reproduction dans une perspectivemarxiste et psychanalytique (Mathieu 1985, Rubin 1975), ou cherchant à dresser une
comparaison transculturelle des comportements sexuels (Marshall et Suggs 1971).Toutefois, c’est surtout avec l’avènement, dans notre discipline, du féminisme
postmoderne dit « 3e vague » (Behar et Gordon 1995), des gay and lesbian studies (Weston
1993, Lewin et Leap 2002) et des études queer (Morris 1995), que les sexualités sont
devenues des objets d’étude anthropologiques à part entière, bien qu’ils soient
particulièrement malaisés à cerner (Kulick et Cameron 2003). Et l’anthropologie depasser ainsi d’une approche culturaliste centrée sur la mise en évidence de la variabilitédes formes sexuelles à un questionnement sur la sexualité per se, en tant queconstruction sociale dont la signification, les catégories et même le fondement, varient
à la fois individuellement, culturellement et historiquement (Vance 1991).
3 Parmi bien d’autres, l’on pensera aux textes fondateurs d’Esther Newton sur lescommunautés homos aux États-Unis (1972), de Thomas Gregor à propos de la sexualitéanxieuse des Mehinaku (1985), de Gilbert Herdt sur les pratiques initiatiques same-sex
des Sambia (Herdt 1987), de Don Kulick sur les travestis prostitués de Bahia (Kulick
1997), de Niko Besnier et des leiti transgenres de Tonga (Besnier 2004), d’Anne Allison
sur les clubs à hôtesses pour hommes d’affaires japonais (Allison 1994) ou encore à cesquelques pages stimulantes de Michael Moffatt sur la sexualité des jeunes adultes dans
les collèges américains (Moffatt 1989). Dans le même temps, ont vu le jour desrecherches ciblées, trop nombreuses pour être citées dans le détail, sur la prostitution(Deschamps 2003), la pornographie (Allison 2002, Liechty 2001) et les violences
s’est attachée à repenser les sexualités à l’heure de l’épidémie du VIH/SIDA, parexemple dans les sociétés africaines (Arnfred 2005), en Thaïlande (Lyttleton 2000) ou auMexique (Carillo 2002). Enfin, last but not least, un corpus important de littérature s’estattaché à discuter les enjeux méthodologiques autour de la sexualité et de lasubjectivité érotique de l’anthropologue dans le cours de sa recherche (Berliner etFalen 2008, Broqua 2000, Kulick et Wilson 1995, Markowitz et Ashkenazi 1999).
4 De manière générale, ces études ont fait de la sexualité humaine un site fascinant où sedéploient, à l’heure de la mondialisation et de la circulation accélérée des corps et desimages, des rapports particuliers au genre, aux normes, à l’intimité, au plaisir, àl’amour, au corps, à la violence, à l’argent, au risque, aux nouvelles technologies decommunication ou à la tradition et ce, dans des contextes culturels très divers. Or, à ybien regarder, nombre de ces travaux ont surtout considéré le sexe, non pas dans sadimension à proprement parler pragmatique, mais bien comme le révélateur, le signe
d’enjeux sociaux (voire sociétaux), économiques, religieux et politiques qui ledépassent et l’englobent. En témoigne, parmi bien d’autres, le volume Sexual Meanings,
un recueil de textes anthropologiques édités par Sherry Ortner et Harriet Whitehead,
dont l’introduction constitue un vibrant plaidoyer pour une sémiotique sociologiquedes sexualités où « the erotic dissolves in the face of the economic, questions of passionevaporate into questions of rank, and images of male and female bodies, sexualsubstances, and reproductive acts are peeled back to reveal an abiding concern formilitary honors, the pig herd, and the estate » (Ortner et Whitehead 1981 : 24). Tout sepasse en effet comme si, par une sorte de pudeur scientifique, à prendre la sexualité« de trop haut » (comme toujours déjà signifiant quelque chose), on s’empêchait aussi desaisir ce qui en fait la banale matérialité, la concrétude routinière, la praxis et, enparticulier,« l’imbrication des actes physiques et des significations » (Bozon 1999 : 3).Imbrication contextuelle et fluide des actes et des significations, qui mérite que l’ons’interroge également pour savoir si, d’un point de vue pragmatique, les actes sexuelsont obligatoirement un sens ou une fonction pour celle ou celui qui les pratique.
5 Aussi, les cinq textes qui constituent ce dossier nous invitent-ils, non pas à une pulsionscopique éthérée du sexe qui accorderait « une place excessive aux représentations etaux aspects purement symboliques » (Bozon 1999 : 3), mais bien à un voyeurisme
pratique, de basse altitude et ce, au prisme de deux concepts que l’anthropologie dutournant pragmatique a récemment redécouverts, ceuxd’apprentissage et de
performance.
Pour un voyeurisme pratique
6 En 1934, dans ses « Techniques du corps », Marcel Mauss nous invitait déjà à une telleapproche des sexualités, à décrire ce que l’on appelait alors chastement les« techniques de la reproduction », à savoir « toutes les techniques des actes sexuelsnormaux et anormaux. Attouchements par sexe, mélange des souffles, baisers, etc. »,dispositifs de plaisir où, écrivait-il, « les techniques et la morale sexuelles sont enétroits rapports » (Mauss 1989 : 383). Certes, à l’instar des psychanalystes, lesanthropologues n’ont pas « l’habitude d’observer directement, dans l’exercice de leurmétier, des actes sexuels. À première vue, ce qu’ils expérimentent, semble-t-il, c’est la
manière dont les gens en parlent ou n’en parlent pas » (Godelier 2007 : 145). Autant il
Civilisations, 59-1 | 2010
6
est chimérique (et peu productif) de sortir de la sémiotique, il nous semble également
impossible, dès lors qu’il est question de sexualités, de quitter le terreau ferme dulogocentrisme. On peut difficilement approcher et décrire la sexualité des gens sans
passer par le langage (le leur et le nôtre, anthropologique).
7 Pourtant, afin de tenter d’approcher le moins infidèlement possible la réalité despratiques, certains sociologues comme John Gagnon, l’un des pionniers des sexuality
studies, nous ont invités à adopter une posture médiane, entre actions et significations,
en mettant l’accent sur l’existence de scripts sexuels qui définissent une situationcomme potentiellement sexuelle, nomment les acteurs susceptibles d’être érotiques etindiquent le comportement adéquat à suivre (Gagnon 2008). Une approche résolument
pragmatique donc qui, liant l’apprentissage à la performance, traite de la sexualitécomme de formes d’action inscrites dans des systèmes d’interlocutions et d’interactions
normés et codés culturellement. Et qui, en dépassant le freudisme des théories sur lasexualité, tout en reconnaissant son enracinement dans « des capacités et processusbiologiques, mais pas plus que d’autres types de conduites » (Gagnon 2008 : 54), vient
nous rappeler à point nommé que les activités sexuelles sont des activités éminemment
sociales. Pour paraphraser le langage de Bruno Latour (2005), qui enrichit celui deGagnon, l’on pourrait avancer que « faire du sexe », c’est convoquer en même temps,
dans un espace, des institutions, des gestes, des idéologies, des odeurs, des processusmentaux, des capacités organiques, des sons, des émotions, des objets et destechnologies, et que le rôle de l’anthropologue est de décrire ces médiateurs qui, tous,rendent une telle opération possible. À cet égard, envisager les sexualités à travers leprisme de l’apprentissage et de la performance s’est révélé tout à fait éclairant pour enfaire émerger les dimensions pragmatiques souvent oblitérées.
Apprentissage…
8 D’abord, selon Gagnon, les scripts sexuels, assemblages d’éléments sociaux,
psychologiques et physiologiques « dans lesquels les significations et les
comportements se rejoignent pour créer des conduites sexuelles » (ib. : 42), sont l’objetd’un « apprentissage élaboré et séquentiel » (ib. : 46) qui transforme « desdénominations extérieures en capacités intérieures » (ib. : 53) ; mais aussi d’unapprentissage « qui est largement emprunté à d’autres domaines de la vie » (ib. : 46),une idée importante pour ne pas oublier que la sexualité dépasse aussi « le sexuel »stricto sensu et que s’y déploient des arrangements sociaux plus larges, par exemple desidéologies de genre, des contraintes économiques et des politiques identitaires. Alors
que la question de l’apprentissage et de la transmission de la culture s’inscrit au cœur
même de l’histoire de notre discipline (Berliner 2010), cette perspective nous invite àréfléchir sur les mécanismes compliqués à travers lesquels des pratiques, destechniques, des images, et des émotions sexuelles, loin de se convoquer d’elles-mêmes
au sein des individus, s’acquièrent par de lents processus de transmission (verticaux ouhorizontaux), mais aussi sur la manière dont les acteurs parlent (ou ne parlent pas) deces processus. En ce domaine, l’on dispose de textes devenus classiques enanthropologie qui traitent de la question des sexualités infantile et pubère, comme lafameuse description malinowskienne des « amusements sexuels » sans tabou desenfants trobriandais (Malinowski 2001 [1932] : 70). Il existe aussi une littératureabondante sur l’apprentissage des catégories et des pratiques liées au genre,
Civilisations, 59-1 | 2010
7
indissociable d’enjeux sexuels (notamment Thorne 2003). Par exemple, dans son étudemenée au sein d’un collège américain, C. J. Pascoe montre brillamment combien, pourun adolescent, apprendre à être un homme passe notamment par l’inculcation et lapratique de manières, particulièrement homophobes, de parler de sexualité, mais aussipar des rituels d’interactions entre garçons et filles (comme « se toucher », depuis leflirt au simulacre de combat), qui font partie d’un long « processusd’hétérosexualisation » dont l’institution scolaire est la scène de prédilection (Pascoe2007 : 86). De même, on trouve de nombreux textes traitant de l’histoire de l’éducationsexuelle et des manuels sur le sexe en Europe et ailleurs (Chaplin 2010, Nelson et Martin
2004). Il nous faut toutefois considérablement enrichir cette image scolaire et textuellede l’apprentissage sexuel. Michel Bozon nous rappelle d’ailleurs que « dans aucun paysl’éducation sexuelle, quand elle existe, n’a d’influence déterminante sur lescomportements des jeunes » (Blanchard, Revenin et Yvorel 2010 : 5). De fait, en cedomaine, les médiateurs sont multiples. Quels en sont les acteurs, les institutions et lesmedia ? Que s’agit-il d’apprendre ? Un savoir sur le sexe, un savoir-faire sexuel ouencore un ‘savoir-taire’ ?
9 Autant de questions que les textes réunis dans ce volume cherchent à explorer. Dans
son article, Audrey Dessertine montre comment les chorégraphies du sabar, une danse
provocante d’origine wolof (Sénégal), contribuent à faire circuler un savoir sur le sexeauprès d’enfants présents lors de la performance. En observant les mouvements
suggestifs des danseuses et à l’écoute des chants proférés, ces derniers se familiarisent
avec des codes et des pratiques sexuels, ainsi qu’avec des arrangements de genre. Aussi,
condensant des aspects sociaux, esthétiques et symboliques, le sabar est-il également
porteur d’une forme d’éducation sexuelle qui met en scène des pagnes érotiques, deschants obscènes et des mouvements dansés qui imitent le coït. Mais alors qu’existent
des formes locales d’apprentissage sexuel dont le sabar est un contexte particulier, latélévision, les cassettes vidéos, les DVD, l’internet et les téléphones cellulaires jouent
désormais aussi un rôle crucial dans la transmission de savoirs et d’imaginaires sexuels,au Sénégal comme dans bien d’autres parties du monde. Ainsi, en bien des lieux, il fautsouligner la part prépondérante jouée par la pornographie véhiculée sur l’internet etsur les téléphones cellulaires, désormais globalisée et synonyme pour beaucoup deliberté et de modernité sexuelles, dans la constitution de ces nouveaux imaginaires
(Liechty 2001, Lyttleton 2008, Mahdavi 2010). Jacinthe Mazzochetti montre ainsi quelleplace les films pornographiques, de véritables « canaux d’informations et deformations », occupent dans l’apprentissage de scénarios sexuels qui promeuvent lavirilité et la performance dans le milieu estudiantin à Ouagadoudou (Burkina Faso). Lesgarçons, en particulier, les visionnent en groupe pour apprendre de nouvelles pratiqueset partager leurs expériences, et ils tentent aussi d’inculquer ces scénarios sexuels àleurs partenaires féminines en leur offrant des revues spécialisées. Mais la toileapparaît aussi comme le lieu de transmission d’un savoir sur le sexe qui n’est pas issude l’industrie pornographique. Dans sa contribution, Catherine de Pierrepont examine
comment de jeunes parents (et, en fait, surtout de jeunes mères) recourent à internet
pour répondre aux difficultés sexuelles qu’ils rencontrent suite à la naissance d’unenfant. Par l’intermédiaire des cyberforums, les jeunes mamans sollicitent, produisent
et s’échangent une connaissance socio-médicale profane, issue de leurs expériences
personnelles, sur la sexualité postpartum. L’enjeu est ici de comprendre les modalités
de transmission de savoirs populaires sur le sexe via l’utilisation des nouvelles
technologies de communication. À l’heure du « tout-cyber », l’article de Joseph Lévy et
Civilisations, 59-1 | 2010
8
Lucie Quevillon vient, quant à lui, nous rappeler qu’à l’instar des manuels érotiques quiont existé de haute antiquité dans la plupart des sociétés, le roman continue de jouerun rôle important dans la création d’imaginaires sexuels autour de lieux, d’interactions
et de techniques spécifiques. Une idée déjà soulignée par Gabriel Tarde dans un coursdonné au Collège de France en 1901-02 sur les bouleversements de la morale sexuelle et« la part du théâtre et de la littérature, du roman surtout, dans ces lents et insensibles
changements de mœurs » (Tarde 2008 : 49). En centrant leur analyse sur des romans
destinés à un public masculin gay et qui traitent de la problématique du VIH/Sida, lesauteurs soulignent non seulement la dimension initiatrice que recèlent les scénarios,
notamment de par le registre des comportements érotiques qui s’y déploient, mais
aussi l’ambiguïté qu’ils véhiculent en matière de prévention, entre apologie de laliberté sexuelle et gestion des risques associés à la sexualité. Enfin, si l’apprentissage
sexuel passe par des médiums multiples, il s’opère aussi dans le cadre d’interactions
directes comme l’illustre l’article de Christophe Broqua sur la socialisation du désirhomosexuel masculin à Bamako (Mali). Les jeunes hommes interviewés par l’auteurracontent leur entrée en homosexualité : si certains d’entre eux ont vécu leurspremières expériences dans le cadre d’attouchements ludiques avec des adolescents deleur âge, d’autres, entre désir et contrainte, ont été initiés au sexe par des hommes plusâgés. Ils relatent aussi comment, dans un tel contexte de discrimination, tous ont trèsvite appris à savoir taire leur désir homosexuel2, la crainte de s’attirer la honte
contribuant simultanément à créer et à maintenir un réseau secret d’interconnaissance
et de solidarité, un « milieu » homo bamakois aux frontières floues qui se reproduitdésormais aussi via l’utilisation d’internet.
… et performance
10 Si la notion d’apprentissage nous aide à penser la manière dont des catégories, despratiques et des émotions sont acquises, le thème de la performance, désormais central
dans les sciences sociales (Ehrenberg 1991) et dans l’étude des sexualités, vient
également nourrir notre regard et ce, de deux manières. D’abord, la notion
vernaculaire a, elle-même, envahi le champ vécu des sexualités, notamment à travers lapornographie qui voue un culte à la performance sexuelle, ici comprise comme
évaluation (il y a une bonne et une mauvaise performance). Cette exaltation de laperformance sexuelle est particulièrement présente dans le contenu des ouvragesanalysés par Joseph Lévy et Lucie Quevillon, diffusant l’image d’une sexualité gay qui seprésente, dans le cadre occidental et urbain, comme affranchie de toute contrainte – àl’exception peut-être de celle de la maladie. Dans le sabar sénégalais aussi, l’accent estmis sur la performance sexuelle, une bonne performance faite de mouvements
saccadés, bien roulés et « épicés », la sexualité étant souvent comparée à des mets
culinaires qui doivent être relevés. Au rythme des tambours, les corps frénétiques desdanseuses, parées d’objets érotiques furtivement dévoilés sous leurs pagnes, donnent
ainsi à voir les qualités nécessaires à la réalisation d’un acte sexuel réussi. Face au cultede la performance, l’article de Catherine de Pierrepont attire, quant à lui, notre
attention sur les difficultés sexuelles qui peuvent être liées aux différents changements
induits par la venue d’un enfant. L’analyse des échanges virtuels sur la toile montre àquel point la baisse de désir et les problèmes sexuels rencontrés par les couples restent
souvent attribués par les internautes à des difficultés physiologiques et que sont peu
Civilisations, 59-1 | 2010
9
interrogées les dynamiques sociales et psychologiques qui influencent la performance
sexuelle.
11 Pourtant, il ne faudrait pas enfermer la question de la performance dans celle del’évaluation d’un exploit. Car la performance, en tant que notion anthropologique
(Turner 1986), met au centre de l’analyse le « faire », l’interaction, l’imitation et lacréation. Non pas comme une performance théâtrale qui serait uniquement réflexive,consciente et voulue (comme peuvent aussi l’être nombre de pratiques sexuellesd’aujourd’hui), mais aussi, au sens de la performativité de Judith Butler, reprise parcertains anthropologues comme Morris (1995) et Kulick (1997), où le genre est pensé entant que performance sociale apprise et répétée, qui produit toutefois l’illusiond’identités genrées fixées à jamais. En ce sens, parler de performance sexuelle, c’estaussi traiter du rapport aux normes sexuelles, de l’imitation, de l’improvisation, del’invention et de la transgression dans le cadre d’arrangements sociaux plus larges.Dans son article, Jacinthe Mazzocchetti montre ainsi comment à Ouagadougou, laperformance sexuelle joue un rôle stratégique dans les relations conjugales etéconomiques entre hommes et femmes, mais aussi entre femmes concurrentes.
Certaines étudiantes, qui n’ont pas encore de mari et luttent contre la précarité,profitent des atouts de leur jeunesse et d’une sexualité performante pour s’accaparerles « hommes capables », les « tontons » (des hommes souvent plus âgés et ayant
réussi), et jouir des avantages, principalement d’ordre économique, qu’ils peuvent leurprocurer. Transgressives, l’exhibition et l’offre sexuelle de ces jeunes femmes seheurtent à la sexualité « normale », vécue dans le cadre conjugal où le rôle de mère etd’épouse implique plus de retenue. D’une telle configuration, les hommes capablesretirent un pouvoir basé sur leurs exploits à accumuler de nombreuses conquêtes,
tandis que se crée un champ d’exclusion pour de nombreuses femmes « non-
performantes » qui manquent de frivolité et pour les hommes « non-capables » quidoivent revoir à la baisse leurs ambitions matrimoniales et leurs possibilités derencontres. Nombreux sont aussi les enjeux qui imprègnent le sabar sénégalais, à la foisinitiateur à une féminité adulte, transgressif (en ce qu’il joue sur le registre del’obscénité dans une société largement musulmane) et créateur d’un espace de libertéféminin, mais aussi conservateur des canons d’une masculinité hégémonique virile(surtout non-homosexuelle) et d’une féminité emprisonnée dans une séductionhypersexualisée. Enfin, l’article de Christophe Broqua met en avant la complexité desrencontres et des rapports homosexuels dans le contexte malien où se dévoilent demanière plus criante la stigmatisation, la précarisation et les rapports de domination
qui accompagnent souvent les pratiques homosexuelles masculines, étroitement liéesaux relations qui existent entre cadets et aînés, ainsi qu’aux représentations locales descomportements féminins (qui constituent le prisme à travers lequel les homos sont
principalement identifiés et stigmatisés). À cet égard, les textes réunis ici illustrent
surtout à quel point la sexualité, par-delà la diversité de ses pratiques et de sesreprésentations, est un lieu privilégié de l’exercice du pouvoir, un pouvoir capillaire àla Foucault qui, pulvérisé dans l’effectuation même des pratiques sexuelles, dans leurperformance, exprime et sert souvent « des motifs non-sexuels » (Gagnon 2008 : 57).
12 En souhaitant rassembler des contributions ethnographiques sur l’apprentissage et laperformance sexuels, nous savions devoir nous attaquer à un sujet particulièrement
difficile. Car, quand bien même nombre d’entre nous ont fait des sexualités leur objetfavori, rares sont ceux qui ont exploré ces questions pragmatiques tant elles consistent,
Civilisations, 59-1 | 2010
10
pour l’anthropologue, à tenter de déterminer maladroitement « ce qui est ressenti oupensé lorsqu’il est confronté à des organismes vivants dont les capacités langagières
restreintes sont susceptibles d’exclure certaines sensations et certaines pensées »(Gagnon 2008 : 52). À ce propos, les articles de ce numéro interrogent aussi, enfiligrane, les enjeux et les outils méthodologiques dont nous disposons pour réaliserune telle anthropologie de l’intimité. Certes, sur nos terrains de recherche, nous avons
(presque) tous surpris l’un de nos interlocuteurs un magazine ou un DVD porno à lamain. Mais qui, pour autant, s’est livré à une ethnographie serrée de la consommation
pornographique locale, de ses usages (quand, avec qui, à quelle fréquence, dans quellesconditions, par quels moyens d’accès), et de ses motivations (apprentissage sexuel,fantasmes, activité conjugale, masturbation, fun) ? Ou encore, par exemple, quelle placela cybersexualité, les jouets du sexe ou l’imagerie « sado-maso » occupent-ils dans lacréation ou la transformation de pratiques et de normes sexuelles en Occident etailleurs dans le monde ? Sont-ils, ici ou ailleurs, devenus des médiateurs dans
l’apprentissage et la performance du sexe ? Modestement, l’ambition de ce volume deCivilisations est de nous rappeler que ces fascinantes questions, parmi bien d’autres,méritent d’être approchées dans une optique anthropologique, compréhensive etcomparative, et que les recherches qu’elles susciteront pourront contribuer à affiner
notre connaissance des formes contemporaines du sexe, un savoir à l’intention desspécialistes des sciences sociales, mais aussi destiné à tous ceux qui, par manque
d’information, se trouvent désorientés par les évolutions récentes des sexualités.
BIBLIOGRAPHIE
ALLISON, Anne,
1994. Nightwork : Sexuality, Pleasure and Corporate Masculinity in a Tokyo Hostess Club. Chicago :University of Chicago Press.
2002. Permitted and Prohibited Desires : Mothers, Comics, Censors. Berkeley : University of California
Press.
ARNFRED, Signe (éd.), 2005. Rethinking Sexuality in Africa. Uppsala : Nordic Africa Institute.
BAUDRY, Patrick, 1997. La pornographie et ses images. Paris : Armand Colin.
des sexualités », Journal des Anthropologues, 82-82, p. 9-24.
BEHAR, Ruth et Deborah GORDON, 1995. Women Writing Culture. Berkeley : University of California
Press.
BERLINER, David,
2010 (à paraître). « L’anthropologie et la transmission ». Terrain 55, p. 3-15.
(à paraître). « Luang Prabang, sanctuaire Unesco et « paradis gay » ». In : Laurent Gaissad etChristelle Taraud (éds). Hétérotopies sexuelles. Formes et pratiques du désir d’ailleurs.
Civilisations, 59-1 | 2010
11
BERLINER, David et Douglas FALEN, 2008. Special Section on Men Doing Anthropology of Women. Men and Masculinities, 11.
BESNIER, Niko, 2004. « The Social Production of Abjection. Desire and Silencing among
Transgender Tongans », Social Anthropology, 12 (3), p. 301-323.
BLANCHARD, Véronique, Régis REVENIN et Jean-Jacques YVOREL, 2010. Les jeunes et la sexualité.
Initiations, interdits, identités (19e-21e siècle). Paris : Autrement.
BOZON, Michel, 1999. « Les significations sociales des actes sexuels », Actes de la recherche en sciences
sociales, 128 (1), p. 3-23.
BROQUA, Christophe, 2000. « Enjeux des méthodes ethnographiques dans l’étude des sexualitésentre hommes », Journal des Anthropologues, 82-82, p. 129-155.
CARRILLO, Hector, 2002. TheNight Is Young : Sexuality in Mexico in the Time of AIDS. Chicago :University of Chicago Press.
CHAPLIN, Tamara, 2010. « France. Émile perverti ? ou ‘Comment se font les enfants ?’ : deux sièclesd’éducation sexuelle (du 18e siècle à nos jours) » in Véronique Blanchard, Régis Revenin et Jean-
Jacques Yvorel, Les jeunes et la sexualité. Initiations, interdits, identités (19e-21e siècle). . Paris :Autrement, p. 22-36.
DESCHAMPS, Catherine, 2003. « D’un autre usage du corps dans la prostitution de rue à Paris :clandestinité et partage du territoire », Gradhiva, 33, p. 103-111.
ERHENBERG, Alain, 1991. Le culte de la performance. Paris : Hachette, Pluriel.
GAGNON, John, 2008 [1991]. Les scripts de la sexualité. Essai sur les origines culturelles du désir. Paris :Payot.
GODELIER, Maurice, 2007. « La sexualité humaine est fondamentalement a-sociale », in Au
fondement des sociétés humaines. Paris : Albin Michel, p. 145-173.
GREGOR, Thomas, 1985. Anxious Pleasures. The Sexual Lives of an Amazonian People. Chicago : Chicago
University Press.
HARVEY, Penelope et Peter GOW, 1994. Sex and Violence : Issues of Representation and Experience.
London : Routledge.
HERDT, Gilbert, 1987. Guardians of the Flutes : Idioms of Masulinity. New York : Columbia University
Press.
KULICK, Don, 1997. « Gender of Brazilian transgendered prostitutes », American Anthropologist, 99
(3), p. 574-585.
KULICK, Don et Deborah CAMERON, 2003. Language and Sexuality. Cambridge : Cambridge University
Press.
KULICK, Don et Margaret WILSON. 1995. Taboo : Sex, Identity and Erotic Subjectivity in Anthropological
Fieldwork. London : Routledge.
LATOUR, Bruno. 2005. Reassembling the Social : An Introduction to Actor-Network-Theory. Oxford :Oxford University Press.
LEWIN, Ellen et William LEAP, 2002. Out in Theory : The Emergence of Lesbian and Gay Anthropology.
Chicago : University of Illinois Press.
Civilisations, 59-1 | 2010
12
LIECHTY, Mark, 2001. « Women and Pornography in Kathmandu : Negotiating the « Modern
Woman » in a New Consumer Society » in Images of the « Modern Woman » in Asia : Global Media/
Local Meanings.Shoma Munshi. London : Curzon Press, p. 34-54.
LYONS, A. et H. LYONS, 2004. Irregular Connections. A History of Anthropology and Sexuality. Lincoln/
London : University of Nebraska Press.
LYTTLETON, Chris,
2000. Negotiating Sex and AIDS in Thailand. Bangkok : White Lotus Press.
2008. Mekong Erotics. Bangkok : UNESCO Asia and Pacific Regional Bureau for Education.
MAHDAVI, Pardis, 2010. « Iran. Une initiation sexuelle par la pornographie et internet » inVéronique Blanchard, Régis Revenin et Jean-Jacques Yvorel, Les jeunes et la sexualité. Initiations,
interdits, identités (19e-21e siècle). Paris : Autrement, p. 153-163.
MALINOWSKI, Bronislaw,
1929. The Sexual Life of Savages in Northwestern Melanesia. London : Routledge and Kegan Paul.
2001 [1932]. La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives. Paris : Petite Bibliothèque
Payot.
MARKOWITZ Fran et Michael ASHKENAZI, 1999. Sex, Sexuality, and the Anthropologist. Chicago :University of Illinois Press.
MARSHALL, Donald et Robert SUGGS, 1971. Human Sexual Behavior : Variations in the Ethnographic
Spectrum. New York : Basic Books.
MATHIEU, Nicole-Claude, 1985. L’arraisonnement des femmes. Essai en anthropologie des sexes. Paris :EHESS.
MAUSS, Marcel, 1989. « Notion de technique du corps », in Sociologie et anthropologie. Paris : PressesUniversitaires de France, p. 365-386.
MEAD, Margaret, 1935. Sex and Temperament in Three Primitive Societies. New York : William Morrow.
MOFFATT, Michael, 1989. Coming of Age in New Jersey. College and American Culture. New Brunswick :Rutgers University Press.
MORRIS, Rosalind, 1995. « All Made Up : Performance Theory and the New Anthropology of Sexand Gender », Annual Review of Anthropology, 24, p. 567-592.
NELSON, Claudia et Michelle MARTIN, 2004. Sexual Pedagogies : Sex Education in Britain, Australia and
America 1879-2000. New York : Palgrave Macmillan.
NEWTON, Esther, 1972. Mother Camp : Female Impersonators in America. Chicago : University ofChicago Press.
ORTNER, Sherry et Harriet WHITEHEAD, 1981. Sexual Meanings : The Cultural Construction of Gender and
Sexuality. Cambridge : Cambridge University Press.
PASCOE, C. J., 2007. « Dude, You are a Fag ». Masculinity and Sexuality in High School. Berkeley/Los
Angeles/London : University of California Press.
RUBIN, Gayle, 1975. « The Traffic in Women : Notes on the ‘Political Economy’ of Sex » in Reiter R., Toward an Anthropology of Women. New York : Monthly Review Press, p. 157-210.
SANDAY, Peggy, 1992. Fraternity Gang Rape : Sex, Brotherhood and Privilege on Campus. New York : New
York University Press.
Civilisations, 59-1 | 2010
13
TARDE, Gabriel, 2008. La morale sexuelle. Paris : Petite Bibliothèque Payot.
THORNE, Barry, 2003. Gender Play. Girls and Boys in School. New Jersey : Rutgers University Press.
TURNER, Victor, 1986. The Anthropology of Performance. New York : PAJ Publications.
VANCE, Caroline, 1991. « Anthropology rediscovers sexuality : A theoretical comment », Social
Science and Medicine, 33 (8).
WESTON, Kath, 1993. « Lesbian/Gay studies in the house of anthropology ». Annual Review of
Anthropology, 23, p. 339-369.
WILLIAMS, Linda (éd.), 2004. Porn Studies. Durham and London : Duke University Press.
NOTES
1. Voir, par exemple, <http://spa.thebrazzers.com/galleries/47/?t=2>, Brazzers (d’origine nord-
américaine) étant l’un de sites web pornographiques les plus consultés à l’heure actuelle.2. Un phénomène similaire est décrit par Hector Carrillo au Mexique sous le terme de « sexualsilence » (2002), une stratégie de dissimulation des comportements homosexuels qui permet deles rendre tolérables dans une société homophobe. À Luang Prabang, une ville religieuse du Nord
du Laos, David Berliner (à paraître) a mis en relief le secret stratégique entourant les rencontres
entre hommes (avec leurs lieux et leurs temporalités propres), perçues comme inadmissibles parla plupart des habitants.
AUTEURS
DAVID BERLINER
est anthropologue (Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains,
ULB) et chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles. Il a publié divers
articles sur l’apprentissage et la transmission, la mémoire, la religion, les
jeunes et la culture matérielle en Afrique de l’Ouest (notamment la Guinée-
Conakry) et en Asie du Sud-Est (Laos). Il a co-édité (avec Ramon Sarro, 2007)
Learning Religion : Anthropological Approaches ainsi qu’un numéro special de
la revue Men and Masculinities intitulé « Men Doing Anthropology of Women »
(avec Doug Falen, 2008). Un numéro spécial de la revue Terrain (intitulé
« transmettre ») est sous presse (2010).ULB-Institut de sociologie, Avenue Jeanne, 44, CP124, 1050 Bruxelles – [email protected]]
CATHY HERBRAND
est chargée de recherches au Fonds de la Recherche Scientifique (FRS-FNRS)
et enseigne la sociologie et l’anthropologie à l’Université Libre de Bruxelles.
Ses recherches portent sur les nouvelles formes de parenté et leur encadrement
légal. Elle a publié divers articles sur l’homoparentalité, la parenté sociale et la
filiation, notamment dans une perspective comparative avec le Québec. Elle est
Civilisations, 59-1 | 2010
14
l’auteure d’un courrier du CRISP sur l’ouverture de l’adoption aux couples de
même sexe et prépare actuellement un ouvrage sur les coparentalités gaies et
lesbiennes. Elle co-organise à l’ULB avec David Berliner l’Atelier Genre(s) et
À la recherche de l’hommecapable…Concurrence entre femmes (Ouagadougou, Burkina Faso)
Jacinthe Mazzocchetti
1 Au Burkina Faso, bien que différents changements affectent les organisations
familiales, les études s’accordent pour dire que de multiples formes d’organisation,
anciennes et nouvelles, coexistent dans chaque groupe de la population1. Dans l’étudeintitulée « Ménages et familles en Afrique », il est précisé que les recherches sur lesfamilles africaines contemporaines reconnaissent la diversité des formes familiales etremettent en question le postulat fondamental de la linéarité du changement : lafamille ne se nucléarise pas, la parenté demeure au cœur des stratégies même
nouvelles, et la polygamie ne diminue pas automatiquement. Enfin, de nouvelles
réalités africaines se sont imposées : la monoparentalité féminine, l’augmentation desunions consensuelles et les relations sexuelles des jeunes (Pilon, Locoh, Vignikin,
Vimard 1997).
2 Au travers de cette non-linéarité de la transformation des familles, mon étude porte surles relations entre hommes et femmes au sein du milieu universitaire ouagalais2. Âgés
de 20 à 35 ans, les étudiants et les diplômés de l’Université de Ouagadougou rencontrés
ont la particularité d’être exposés à de multiples influences communautaires,
familiales, religieuses assorties de désirs personnels construits via l’école, les lectures,les médias et les rencontres. Du fait qu’ils habitent en ville et qu’ils côtoient de côtoyerdes personnes provenant de régions voire de pays différents, que ce soit à l’université
ou dans les autres réseaux de socialisation, les jeunes urbains scolarisés ont lapossibilité de rencontrer des hommes et des femmes provenant de lignages et /ou derégions éloignées. Ils sont également dans une forme de déliaison des allégeances àl’ordre des anciens. En effet, même si la plupart des couples tiennent compte de l’avis,voire ne pourraient décider sans l’avis, de leurs parents, le fait d’être éloignés, d’êtreimprégnés d’autres références culturelles par leur parcours scolaire et les diversesinfluences médiatiques et religieuses notamment, les pousse petit à petit à choisir leurconjoint selon de nouveaux critères et à vivre leur union selon de nouvelles modalités.
D’un autre côté, leur mariage est conditionné par l’accès au monde professionnel et/ou
Civilisations, 59-1 | 2010
16
aux capacités à trouver un conjoint qui a réussi. Pèse sur eux une responsabilité
nouvelle à la fois dans la quête du partenaire et dans la réussite de l’union
(Mazzocchetti 2009a).
3 Leur situation matrimoniale est de plus tributaire de la crise socio-économique
actuelle3. En effet, qu’ils proviennent de milieux urbains ou ruraux, les étudiants et lesjeunes diplômés avec lesquels j’ai travaillé sont pour la plupart issus de familles
modestes, voire précaires. Les familles aisées ne mettent pas leurs enfants à l’Université
de Ouagadougou, mais dans d’autres lieux de formation en fonction de leurs possibilitésfinancières et de leurs réseaux. Suite à l’augmentation très rapide des effectifsd’étudiants, à l’application en 1991 des Programmes d’Ajustement structurel, mais aussià la réduction des bourses universitaires et des possibilités d’emploi à la fonction
publique, les conditions de vie des jeunes scolarisés se sont continuellement
dégradées4. Ces jeunes n’ont plus aucune garantie quant à leur accès à l’emploi, à laconsommation et aux possibilités de redistribution auparavant liées au diplôme et austatut de fonctionnaire. Cette mise à mal de la logique études-emploi-mariage, cet« éclatement du consensus scolaire » (Lange 1998 : 276) influent sur les possibilitésmaritales de ces jeunes ainsi que sur la régulation des rapports hommes-femmes.
4 Ces différents éléments conjugués ont pour conséquence une exacerbation des rapportsde forces entre hommes et femmes, mais aussi entre hommes et entre femmes. Laconcurrence entre femmes, aspect qui sera plus particulièrement développé dans lecadre de cet article, prend des proportions sans précédent. Pour apporter un éclairagesur ces questions, ce texte énonce tout d’abord le contexte matrimonial particulier desjeunes scolarisés ouagalais : entre obligations, désirs et précarités. La rencontre entre
obligation de mariage et infidélité des hommes « capables » amène la question desjalousies et concurrences. Dans un deuxième temps, ces questions sont traitées de façonplus spécifiques via une description des représentations qui entourent le corpsperformant ainsi que des pratiques de mises en concurrence des corps comme atouts etcomme outils de conquête et de reconnaissance.
Des rapports hommes-femmes bouleversés
5 Ce premier point a pour objet le contexte spécifique dans lequel s’inscrit la question dela concurrence entre femmes. Seront abordées la nécessité du mariage – pour les jeunes
scolarisés, le plus souvent délié des obligations lignagères – et l’infidélité des hommes
capables, en vis-à-vis des désirs amoureux.
Le mariage, une nécessité sociale
6 Au Burkina Faso, le mariage reste une nécessité sociale. Il est, pour les filles enparticulier, et ce même si elles sont étudiantes ou diplômées, un passage obligé afind’être reconnues et respectées (Cavin 1998). De nombreuses rumeurs circulent à proposdu célibat prolongé des femmes, alors soupçonnées d’avoir de nombreux amants (Pilon,
Seidou Mama et Tichit 1997). La société tolère difficilement qu’elles ne soient pas sousle joug d’un homme. Traitées de « bordels », elles inquiètent par leur apparente liberté.Une femme « bordel », à la fois dans le sens de bordel-prostitution et de bordel-bordélique, est une femme qui n’est pas « sous contrôle ».
Civilisations, 59-1 | 2010
17
7 Le problème se pose réellement aux étudiantes qui, si elles se consacrent à leurs études,laissent passer leur temps. Certains hommes, surtout s’ils sont scolarisés eux-mêmes,
tolèrent l’âge de leurs consœurs. Ils connaissent la raison de cette entrée tardive dans
la maritalité. Cependant, même si, pour ses pairs, elle n’est pas considérée comme
« bordel », une femme qui atteint les trente ans est « classée » parmi les « vieilles » ;elle n’a plus l’avantage de sa jeunesse pour attirer. Dès lors, le rapport de la femme audiplôme, à la carrière et au mariage est une question délicate. Le statut valorisé de lafemme passe avant tout par son statut d’épouse et de mère. Son niveau scolaire et sacarrière professionnelle sont le plus souvent secondaires pour la communauté. Mariage
et réussite professionnelle ne sont pas toujours compatibles et poussent certaines
femmes à des choix difficiles entre désir de réussite professionnelle et soif de respectsocial acquis à travers le mariage. Même si la situation socio-économique actuelle faitqu’il est difficile de mettre à l’écart quelqu’un qui a réussi, une femme non mariée restele plus souvent une honte pour sa famille (Traoré 2005).
8 Si un conjoint est rarement imposé aux jeunes femmes qui ont étudié, celles-ci ne sont
pas vraiment en position de refuser une demande venant d’un parti acceptable. Peud’hommes sont en effet « capables » d’envisager et d’assumer un mariage :
Si un homme vient vers toi, il faut le prendre pour ne pas risquer de se retrouverseule. Une fois le mari attrapé, il faut faire beaucoup d’efforts pour le garder.(Sonia, étudiante de 23 ans, 2006, jardin de la cité universitaire)
9 Du côté des hommes scolarisés, l’accès au mariage est généralement conditionné parleur situation financière. Situation qui s’est particulièrement dégradée ces dernières
années. Pour eux, la question centrale est plutôt celle du recul de l’âge du mariage5. Eneffet, leur entrée tardive dans le monde du travail retarde leur accès aux femmes6.
Toute une série de discours viennent justifier un célibat qui, avec l’âge, devient difficileà assumer : la déception amoureuse, le matérialisme des filles, le choix d’être seul… Lemariage reste cependant très important pour eux comme moyen de se conformer auxnormes sociales dominantes. Le fait d’avoir une famille et de gérer un foyer démontre
la capacité de l’homme à être responsable (Mazzocchetti 2007). S’il leur est très difficiled’envisager le mariage sans connaître d’abord une situation économique stable, leshommes, une fois « sécurisés », gagnent un « pouvoir » certain sur le
marché matrimonial. Ils ont l’embarras du choix dans une société où les hommes
« capables », c’est-à-dire capables financièrement d’entretenir une famille, se font
rares. Ainsi, d’un côté, des hommes n’ont pas accès au mariage et aux femmes, et, del’autre, ceux qui accèdent à une certaine réussite économique et sociale ont quelquepart le « plein pouvoir ».
L’infidélité des hommes capables
10 À Ouagadougou, que ce soit dans les discussions courantes ou dans les médias, la« normalité » de l’infidélité des hommes est largement reconnue. Certains discours« pseudo- scientifiques » permettent également d’entériner et de justifier ces pratiques.À titre d’exemple, le programme de télévision « C’est dimanche », diffusé sur latélévision nationale tous les dimanches matins, porte en général sur les questions desrapports hommes-femmes. Différentes personnalités (chefs « coutumiers », chefs
religieux et juristes notamment) animent le débat et répondent aux questions dupublic. Lors d’une émission consacrée à l’infidélité masculine7, le premier discours,tenu par un pasteur, mettait en avant les objets de tentation que sont les femmes,
Civilisations, 59-1 | 2010
18
ponctuant son intervention d’extraits « choisis » de la Bible : « Délivre-nous du mal etne nous soumets pas à la tentation. » Un homme âgé, présenté comme un chef Mossi,
expliquait que, chez les Mossi, les hommes peuvent avoir le nombre de femmes qu’ilsveulent8. Un professeur d’université indiquait que l’homme serait « génétiquement
infidèle ». Enfin, un juriste rappelait que le code de la famille burkinabè autorise lapolygynie. À la fin de la discussion, les femmes portaient une double faute. La première,
celle d’être des objets de tentations pour les pauvres hommes, « génétiquement »infidèles, impuissants à résister aux habillements « sexy » des jeunes filles. Ladeuxième, à l’opposé, était celle de leur incapacité à satisfaire un homme. Les propos deces « spécialistes » ont un impact sur la construction du « sens commun », mais aussisur la manière de se vivre et de se justifier au jour le jour. Ces types de programmes,
nombreux à Ouagadougou (radio et TV), sont à la fois reflets des préoccupations
ambiantes et créateurs d’opinions, de représentations.
11 Cette liberté sexuelle des maris s’inscrit dans l’histoire et il est probable que lesfemmes, d’une manière ou d’une autre (jalousie, négligence, abandon…), en ont
toujours souffert. Ce qui m’apparaît comme différent, et pour le groupe étudié enparticulier, c’est que les déconvenues de ces femmes sont exprimées ouvertement. Lesjeunes urbaines scolarisées rencontrées espéraient un homme fidèle. Leurs
représentations du mariage prennent en considération les sentiments amoureux.
Même si leurs possibilités maritales restent relatives en raison de critères économiques
et religieux, l’homme « infidèle » avec lequel elles se sont mariées, ne leur a pas étéimposé. Bien qu’au fait des difficultés de la vie de couple et de la rencontre entre
traditions réaménagées, injonctions religieuses et désirs individuels, les jeunes épousesrencontrées espéraient un homme qui ne sorte pas et qui les respecte. Leurs déceptions
sont sources de difficultés d’un nouvel ordre. Ces jeunes femmes se sentent atteintes
dans leur identité, responsables des écarts de leur mari, et coupables de ne pas réussir àles empêcher de sortir ou du moins, à ce qu’ils ne les négligent pas9.
L’infidélité, c’est si l’homme voit que subitement sa femme ne répond pas à sesbesoins : il trouve qu’elle a vieilli, elle ne fait plus l’affaire comme il se doit… Au lieude dire, voilà ma femme, il faut que tu t’améliores comme ça, je préfère que tu soiscomme ça, il préfère aller dehors, il y a ça aussi. (Yolande, étudiante de 32ans, 2006, cité universitaire)
12 Plutôt que d’être en révolte contre ce genre de discours et de pratiques masculines,
Yolande, comme bien d’autres jeunes femmes rencontrées, a intériorisé la faute, laculpabilité de la femme : l’épouse a vieilli, elle ne connaît pas assez ou elle ne connaît
pas les nouvelles choses… Ayant enquêté à la fois du côté des étudiantes, souvent
considérées comme des maîtresses de choix, et du côté des jeunes couples scolarisés,j’ai pu observer que les jeunes filles et les femmes mariées s’accusent, chacune
remettant la faute sur les autres. Mettre la responsabilité sur « les femmes », c’est aussise donner la possibilité d’imaginer que cela pourrait être différent pour soi. Cetimaginaire de la femme fautive, en défaut, maintient le désir d’un mari qui ne serait pasinfidèle (Mazzocchetti 2009b). Pour les femmes mariées, il s’agit surtout de parvenir àgarder son homme, et même en cas d’infidélité, de faire en sorte qu’il continue às’occuper de son foyer :
Je ne l’ai pas attrapé mais je sais qu’il drague. Comme il drague et en même temps, ilme respecte, je ne peux rien dire. Mais s’il ne [me] met pas dans le beurre10 et il sortpour mettre quelqu’un d’autre dans le beurre, alors là ça ne peut pas marcher. Jevais me révolter, clair et net. (Alimata11, jeune épouse de 32 ans, 2003,rencontre à son domicile)
Civilisations, 59-1 | 2010
19
13 La plupart des femmes rencontrées parlaient de l’infidélité de leur mari de manière
résignée12. En outre, les femmes mariées dont j’ai recueilli le récit mettaient en général
en balance infidélité et polygamie. Au Burkina, le mariage polygamique, en plus d’êtreautorisé par l’Islam et les instances coutumières, est reconnu par le Code des personnes
et de la famille. Bien que le consentement de la première épouse soit requis, le Codeautorise le mariage polygamique de l’homme13. Dans ce contexte, les femmes
interrogées marquent le plus souvent une préférence pour l’infidélité qui leur permet
de rester la seule femme légitime, la seule ayant des droits14. D’où leur insistance pourrégulariser leur union selon le code civil :
Bon, c’est un peu une garantie. S’il n’avait pas fait le civil, chez les Mossi de lareligion musulmane, en tant qu’homme tu as le droit de marier quatre femmes.Alors qu’au niveau civil, dès que vous signez, on a fait sous le régime monogamique.Même s’il va marier une autre femme, il faut ma permission. Lui, il dit que religieuxet civil, c’est la même chose… Je ne suis pas d’accord. La religion musulmane, çafavorise la polygamie alors que moi, j’ai horreur de ça. (Alimata, 2003,rencontre à son domicile)
14 Les craintes exprimées par rapport aux infidélités portent sur les risques de maladies,
notamment le sida, mais au final ces jeunes femmes semblent avoir plus à perdre dans
le célibat. Dans les discours, un mari responsable est censé se protéger, mais la peurqu’il ne le fasse pas taraude la plupart de ces jeunes femmes scolarisées et conscientes
du danger que représente une sexualité peu régulée. Les hommes m’ont pourtant
raconté être peu enclins à utiliser les préservatifs et repérer une fille en bonne santé
selon des critères légèrement douteux (son poids, sa mine, son âge15...). En fait, lesfemmes sont souvent résignées face à cette situation. Et même si certaines étudesnotent une augmentation des divorces notamment en milieu scolarisé (Cavin 1998), lestatut de divorcée reste lourd à porter. De plus, le contexte économique n’encourage
guère la prise de risque que représente le célibat. Si ces jeunes épouses urbaines etscolarisées, ont pour la plupart accès à un revenu, la majorité des emplois, exceptionfaite de la fonction publique, restent précaires. Les salaires ne sont en outregénéralement pas très élevés.
Nous les femmes, on pousse même les hommes à être infidèles. À Ouagadougou, lesfilles… elles ne sont pas mariées. C’est elles-mêmes actuellement qui vont vers leshommes, elles font toutes les tactiques pour attirer l’argent chez elles. Ellespoussent derrière16 nos maris mais comme on n’a pas de preuve, on se tait.(Alimata, 2003, rencontre à son domicile)
15 Les hommes mariés ont en effet le plus souvent accès à un certain revenu. Dans lecontexte actuel de précarité économique, ils sont plus sollicités que d’autres. Les jeunes
filles usent de leur charme et de leur jeunesse. Elles se posent en rivales des femmes
mariées, mères de familles, qui selon des critères purement physiques ont perdu deleur attrait. Ainsi, dans les « maquis17 » aux alentours des « services », les déferlements
de jeunes filles habillées plus « sexy » les unes que les autres font partie du paysage…Les femmes rentrent dans des combats de jalousie intenses. Elles aspirent à devenir ourester la seule légitime. Elles espèrent continuer à bénéficier du soutien de leur mari,
même s’il a d’autres femmes au dehors. Il leur faut rivaliser d’ingéniosité et de rusespour garder un homme capable, pour en faire leur mari, et surtout pour qu’il continue
à les respecter et donc, à assumer sa part dans les dépenses et les responsabilités duménage. Même si, avec les années, ces jeunes femmes se négocient des marges de
Civilisations, 59-1 | 2010
20
manœuvre, notamment par l’acquisition de revenus, le contexte économique et socialles pousse à obtenir et conserver le statut de femme mariée (voir aussi Haram 2004).
Concurrence entre femmes
16 Dans un contexte marqué à la fois par une crise socioéconomique, une injonction
persistante au mariage et la responsabilité individuelle de trouver et de garder unconjoint, les jeunes urbains scolarisés sont aujourd’hui confrontés à diversesdynamiques de concurrence, une concurrence entre les jeunes hommes pauvres et leshommes « capables »18, mais aussi et surtout une concurrence exacerbée entre femmes.
Pour elles, il s’agit d’attraper et de garder un homme capable. Ce climat de concurrence
se joue entre jeunes filles célibataires ainsi qu’entre jeunes filles et femmes mariées.
Cette question est ici abordée via deux terrains concrets de lutte entre femmes degénérations différentes : la sexualité comme enjeu et l’échange des corps comme
moyen de subsistance, d’entrée en consommation mais aussi de planification del’avenir.
Performances
17 Bien qu’elle soit au cœur de nombreux débats publics ou médiatiques, la sexualité resteencore au Burkina un sujet tabou pour une majorité de personnes. Les jeunes instruits,
veulent justement se démarquer de cette idée de « secret », de « tabou ». Ils affirment
parfois le fait d’être branchés par cette liberté, de discours tout au moins, concernant lasexualité. Le vocabulaire est souvent précis, voire cru. On se raconte sans beaucoup deretenue. Les jeunes scolarisés marquent la différence entre ce qu’ils vivent sur leterrain de la sexualité et ce qui se vit « au village », insistant sur le côté « caché » despratiques villageoises en la matière.
Au village, tu vas voir une femme qui va faire dix enfants sans voir le sexe de sonmari. La femme n’a même pas le temps de toucher son type, là. (Yasmina,étudiante, 24 ans, 2006, jardin de la cité)
18 Comme l’ensemble des discours qui concernent le monde villageois et non-scolarisé, ladistinction s’exprime presque en termes de clivage entre les « modernes » et les autres.La distinction entre les filles de la ville et les filles du village, entre le « paysan » etl’étudiant ou le diplômé et, de manière plus générale, entre le « corps » de la ville etcelui du village est très importante (Tonda 2005)19. Pour ces jeunes, il importe de sedémarquer du monde paysan, d’être « civilisé », « moderne », et donc de ne pas porterde vêtements proches du monde paysan, d’avoir des attitudes et des pratiques biendistinctes.
19 Pour eux, l’apprentissage de la sexualité se fait le plus souvent au travers des films etdes livres pornographiques. Les garçons sont plus spécifiquement influencés par cesmédias dans leur vision du corps de la femme, de l’intime et de la sexualité, que ce soitpour se tenir et s’embrasser, ou pour s’essayer à toutes les positions des films
pornographiques20. Maurice, étudiant de 27 ans, explique que s’il regarde, c’est« forcément » dans le but d’appliquer, d’apprendre de nouvelles choses :
Bon, à travers les films, c’est l’extase qu’on recherche. On s’identifie aux acteurs etpuis on essaie d’imiter. Faut pas que la fille fasse le bois mort, il faut innoverencore. (Maurice, 2007, débat lors d’un « grin » de thé)
Civilisations, 59-1 | 2010
21
20 Lui et d’autres m’ont raconté qu’en plus des lieux de diffusion publique et duvisionnement dans l’intimité du couple, les jeunes hommes se regroupent pourregarder les films pornographiques. Le but est ici d’apprendre mais aussi de confier sesexpériences et ses performances. Ahmad, étudiant de 24 ans, m’explique que seul ledétail des « actions » les intéresse. Le reste passe en mode accéléré. L’enjeu est celui dela virilité et de la performance.
21 Les travailleurs de lieux de location de cassettes que j’ai rencontrés m’ont par ailleursconfirmé que les films les plus demandés mettent en scène un homme avec plusieursfemmes dans des scénarios très virils, où le rapport de domination de l’homme sur lafemme est clairement marqué. Je leur ai également demandé de sortir leurs stocks,souvent rangés sous le petit comptoir de vente ou derrière un panneau. Les pochettes
des films confirmaient leurs discours sur la prégnance de films mettant en scène unrapport de forces entre l’homme et la femme. La grande majorité des films que j’ai puvoir proviennent de France ou des États-Unis et sont joués par des blancs. Certains
films tournés au Nigeria sont également disponibles.
22 Pour ces jeunes, les films, qu’ils soient classiques ou pornographiques, sont des canaux
d’informations et de formations. Les personnes de références deviennent les stars : Actuellement ce qui gagne l’adhésion des jeunes, c’est les films. On ne veut pas allervers la tradition parce qu’on ne retrouve pas ça dans les films, on ne retrouve pas çadans les personnes que nous prenons comme références. Pour les jeunes, lesréférences actuellement, c’est les stars. Les stars de football, les stars de musique etles stars de cinéma. On essaie de ressembler à ces stars-là. (Ismaël, étudiant de28 ans, 2006, rencontre en cité universitaire)
23 Yasmina m’explique en outre que les garçons ont de plus en plus tendance à payer des
revues pornographiques à leur copine pour qu’elles « s’éduquent » : On m’a vu regarder et on m’a dit que ce n’est pas bon. J’ai dit non, il n’y a pas demauvaises lectures en tant que telles, mais il y a des mauvaises interprétations desécrits qu’on lit. Tu te cultives très bien, tu te prépares en fait pour ton mariage pourpouvoir satisfaire ton homme. Donc vous vous éduquez correctement, comme ondit, sur ce plan. (Yasmina, 2006, débat dans les locaux du PLURI21)
24 Les filles expriment régulièrement cette peur de ne pas être à la hauteur : Il faut chercher à connaître, c’est normal. Si le monsieur vient et que tu ne sais pasde quoi il parle, il part… (Fati, étudiante de 24 ans, 2006, débat dans leslocaux du PLURI)
25 Les garçons et les filles racontent qu’il devient quelque part d’usage que la jeune filledemande à son compagnon « ce qui lui ferait plaisir » sur le plan sexuel afin de lesatisfaire et de freiner ses envies de sortir chercher autre chose au dehors. Les jeunes
femmes qui se sont confiées à moi voyaient le plus souvent la sexualité comme unenjeu. Entre outil de séduction utilisé pour attraper un homme et le garder, etobligation sociale de procréer, leur sexualité se déclinait rarement en termes de plaisirou de satisfaction. Les jeunes femmes rencontrées espéraient donc, par lesconnaissances acquises en matière de sexualité, avoir un « homme » qui ne sorte pas.Trouver et garder un homme, c’est aussi le satisfaire.
26 Bien que des jeux amoureux aient généralement été permis avant le mariage, la plupartdes ethnies du Burkina mettait en avant une sexualité au sein du couple marié où lafemme ne pouvait guère se refuser ni prendre d’initiatives (Lallemand 1977). Nous
assistons ici à un retournement de situation où il est attendu de la femme qu’elleentretienne le désir que son mari a pour elle par tous les moyens possibles. Pour Alice,
Civilisations, 59-1 | 2010
22
étudiante de 23 ans, les femmes doivent changer et briser le clivage qui existe entre une
« go » et une « tantie », entre le célibat et le mariage. Ce qui a l’air simple aux premiers
abords est en réalité empli de contradictions. La femme mariée, mère et épouserespectable, désire que cela soit vu et connu de tous, elle adopte donc un look différent
de celui de la jeune fille. Elle souhaite se démarquer des femmes célibataires et afficher
par son apparence son statut de femme accomplie. Cependant, ce changement de look,mais surtout d’attitudes, de comportements, autrefois attendu et valorisé, ne permet
pas forcément de garder un homme auprès de soi…
27 Les femmes sont souvent prises dans des dilemmes complexes. D’autant plus que leshommes ne souhaitent pas forcément que leur femme s’habille « sexy » et se comporte
comme une jeune fille. Ils vivent souvent très bien l’idée de l’épouse respectable à lamaison combinée à celle de la maîtresse sexy et frivole au dehors. Les jeunes épouses seretrouvent placées face à une alternative délicate. Partagées entre les rôles sociauxd’épouse et de maîtresse (voir aussi Helle-Valle 2004), elles doivent jongler entre laconformité à ce qui est attendu d’une femme mariée et ce qu’elles imaginent nécessaire
pour garder leur homme fidèle, sans garantie aucune quant au résultat. Ici les femmes ont une mentalité, si tu es femme, tu dois te respecter. Il y a deschoses que tu ne dois pas voir, que tu ne dois pas regarder avec ton mari tout ça.[Mais] les trucs de sexualité sont partout. Les cassettes vidéo, à l’internet aussi onpeut voir ça. Il y a des femmes aussi qui se disent que c’est mal vu. Elles prennent çamal. Moi je me dis que la sexualité, ça évolue. (Alice, 2005, récit réalisé à sondomicile)
28 S’ajoute à cette situation délicate, le fait que les hommes cherchent généralement àépouser une fille qui n’a pas ou peu connu d’hommes avant eux. En même temps
toutefois, ils voudraient qu’elle n’ait guère de retenue une fois avec eux : « vierge etperformante » à la fois. Les filles ont peu d’alternatives. Si elles savent trop tout desuite, elles sont soupçonnées de ne pas être sérieuses. Si elles n’en font pas assez, ellessavent que leur compagnon risque d’utiliser ce prétexte pour sortir. Alice résume laposition délicate des jeunes filles :
Le gars se dit : « j’ai trouvé la fille idéale, elle n’a pas connu beaucoup de garçonsmais avec moi, elle sera comme ça, elle va pouvoir faire ça et me satisfaire un jour ».Il faudrait qu’elle se réserve pour son mari mais que par la suite, elle ne lui refuserien. (Alice, 2005, récit réalisé à son domicile)
29 Les commentaires des amis poussent également les hommes à être plus exigeants ou àsortir. Chacun racontant à l’autre ses « exploits ». Et puis, comme le dit Alice,
« maintenant les filles sont devenues jolies jolies ». Il n’y a guère de remise en questiondu système mais plutôt critique des femmes « non performantes » ou incapables derester à la page et jalousie vis-à-vis des filles trop jolies :
Il faut que toi aussi tu sois informée. Il faut suivre. Maintenant, comme c’est devenubizarre, si tu ne t’occupes pas bien de ton homme, il s’en va. (Alice, 2005, récitréalisé à son domicile)
30 Pour ces jeunes femmes, les pressions à se marier et à garder leur mari font de lasexualité à la fois un défi et une arme à manier avec finesse… La concurrence entre
femmes et les jalousies les obligent à se vouloir performantes. Au-delà de mettre leurcorps en concurrence, il leur faut mettre leurs pratiques sexuelles, l’utilisation de leurscorps en concurrence. À celle qui sait plus, mieux, différemment… Les hommes
« capables » – les autres n’ont pas les moyens de faire l’objet de rivalités – en retirent
un pouvoir important.
Civilisations, 59-1 | 2010
23
Les tontons
31 En plus des rivalités entre les corps vieux et les corps jeunes, entre les corps contraints
et les corps libérés énoncées dans le point précédent, la concurrence entre femmes secristallise également autour de la question des « tontons ». Les tontons sont deshommes, généralement plus âgés qui, suite à leur réussite financière, peuvent sepermettre d’entretenir des jeunes femmes. Cette pratique n’est pas le propre duBurkina, elle a notamment été décrite par C. Vidal en ce qui concerne la Côte d’Ivoire(Vidal 1979, 1991). Cette pratique peut être lue sous différents angles. Je m’y intéresse
ici en tant que stratégie des étudiantes, en vue d’obtenir de quoi vivre ou « paraître »,mais aussi de se faire des réseaux avec pour option finale le mariage, l’emploi ou lamigration. Le recours aux « tontons » est particulièrement répandu dans le monde
scolaire (lycées et universités), même s’il ne lui est pas exclusif. Je n’aborderai toutefoisces pratiques que chez les étudiantes.
32 En fonction de la situation des jeunes femmes, la pratique des « tontons » peut sedécliner dans une triple temporalité de court, moyen ou long terme : survivre, paraîtreet se créer des réseaux, obtenir un emploi et trouver un mari. Certaines étudiantes
vivent dans des conditions difficiles. Elles partagent parfois à trois ou quatre une
chambre en cité universitaire de quelques mètres carrés. Certaines d’entre elles ne
mangent par moment qu’un repas par jour. Ces situations de précarité réduisent leurpossibilité de choisir. D’autant plus qu’au sein du milieu étudiant, la pratiquedes tontons tend à ne pas être stigmatisée. Certaines jeunes filles proviennent devillages assez éloignés ou de Côte d’Ivoire, elles n’ont pas de parents en mesure de lesaccueillir à Ouagadougou. Elles doivent plus que d’autres affronter des conditions devie précaires et sont donc parfois plus fragiles face aux hommes « bailleurs » qui leurproposent leur aide en échange de services sexuels.
Souvent on n’a pas l’intention de sortir avec eux, mais on t’aborde et puis c’est dur.Et puis on dirait qu’ils [les tontons] ont les yeux qui pétillent face aux étudiantes.Chacun veut une intellectuelle pour sortir avec. (Aïda, étudiante de 22 ans,2006, cité universitaire)
33 Si d’un côté, les femmes instruites ont plus de difficultés à trouver un mari car tropconscientes, vieilles ou supérieures, elles sont par contre la cible privilégiée deshommes en chasse d’amantes. Leur « liberté » mais aussi la précarité de leur situationcouplée, le plus souvent, à leurs désirs de consommer en font des maîtresses de premier
choix. Ces jeunes femmes, à qui il manque le minimum, ne sont pas toujours en positionde négocier avec les hommes rencontrés. La concurrence est rude et il s’agit de garderun homme généreux le plus longtemps possible, et donc de le satisfaire. Ce sont dès lorssouvent celles qui acceptent le plus de choses, et notamment d’avoir des rapports sans
protection.
34 Le désir d’ « être à la mode » pousse également certaines jeunes filles à aller vers leshommes pour de l’argent. Même dans certaines familles plus nanties où les jeunes fillesont la possibilité d’être prises en charge par leurs parents, ces derniers ne donnent paspour le « surplus » (la mode). Les filles se cherchent alors un « fonctionnaire » ou un« commerçant »… Pauline, étudiante de 26 ans, raconte que ce qui l’a amenée à sortiravec les tontons, c’est le fait « d’envier l’autre », l’envie de « ressembler aux autres » :
Moi aussi je veux une moto JC, aller au ciné, dans les grandes boîtes. Tout ça.(Pauline, 2005, cité universitaire)
Civilisations, 59-1 | 2010
24
35 Résister est difficile, la solution des tontons, vu qu’elle se généralise et qu’elle est demoins en moins mal vue, est tentante :
Tu es là, tu souffres. Tu veux enlever dans ta bourse et déposer 25.000 tous les troismois pour payer ta moto alors que quelqu’un vient te dire : « bon, je fais ton affaire,quoi. Je te l’offre et puis voilà ». Une bonne moitié en tout cas des filles qui sont surles motos, c’est les tontons. Si tu mets ça de côté, tu peux finir tes études sansmettre le pied dans les histoires de prostitution. Mais si déjà, arrivée au campus, tut’assois et tu regardes les camarades, leurs façons de s’habiller, leurs façonsalimentaires… Très vite, tu veux les imiter alors que vous n’avez pas les mêmesmoyens, facilement tu peux te retrouver dans la rue pour t’adonner à laprostitution. (Béatrice, étudiante de 28 ans, 2005, cité universitaire)
36 Même si parfois les mots se confondent, les jeunes femmes qui se font entretenir pardes hommes riches ne se considèrent en général pas comme « prostituées » et ne sont
pas considérées comme telles. Localement, la prostitution est liée à deux facteurs :chercher pour un soir et « trotter », c’est-à-dire faire le trottoir.
37 Certaines filles sortent avec des tontons parce qu’elles n’entrevoient pas d’autressolutions. D’autres prennent beaucoup de plaisir dans cette vie faite de sorties, defacilités et d’ « apparence ». Elles profitent de leur jeunesse et de leur beauté pouraccéder un tant soit peu à ce luxe omniprésent autour d’elles au travers des médias,
mais aussi des pratiques ostentatoires des « richards ».
38 En plus de ces enjeux de survie et d’accès à la consommation, sortir avec des tontons
permet également à certaines jeunes femmes de se créer des réseaux et éventuellement
des possibilités de mariage. Pour ces jeunes filles, il s’agit de garder cet homme
« capable » loin de sa femme, de la lui faire oublier afin qu’il donne le maximum decadeaux ou d’argent.
Nous les jeunes, les étudiantes : on a soif de montrer que nous connaissons sur leplan sexuel. Tu sors avec un homme marié, tu te dis sûrement sa femme, elle secouche sur le lit et puis... Par contre, toi, tu es une étudiante. Tu lis les œuvres, tu lisles trucs genre « Union ». Tu regardes les films pornographiques. Tu discutes avectes amies. Tu as une de tes amies qui te dit « écoute mon ami m’a sodomisée » et toi,tu es sûre et certaine qu’un homme marié ne va pas le faire avec sa femme.Automatiquement, tu viens et tu dis « chéri, sodomise-moi ». Il apprend denouvelles choses avec toi. Au fur et à mesure qu’il sort avec toi, il se sent à l’aise. Il ya des choses qu’il ne connaît pas à la maison qu’il apprend avec toi. (Sam,étudiante de 28 ans, 2005, récit à son domicile)
39 Cette stratégie de survie, d’accès à la consommation voire de réussite via l’échange deson corps ne peut être, dans ce contexte de valorisation de la jeunesse et de la beauté,que transitoire, éphémère. Il importe à ces jeunes femmes d’user de leur corps pouraccéder à certaines richesses mais aussi à certains réseaux. Ainsi, en plus de vivre la« belle vie », se faire entretenir par un homme offre d’être belle et attirante et dès lors,de se faire remarquer plus facilement par les hommes célibataires. L’habillement joueun rôle important dans ce que les uns et les autres nomment la beauté ou le fait d’être« sexy ». Bien que cela effraie certains jeunes hommes, posséder les attributs de la« modernité » permet aussi à ces femmes de chercher un mari dans la catégorie de leurchoix. Une partie d’entre elles profitent de leur « bailleur » pour fréquenter des lieuxoù elles ne pourraient aller seules. Elles tentent d’y rencontrer la perle rare qui peut-être les épousera ou sera à même de leur trouver un emploi, un contrat avec une ONG.
Les études, le diplôme obtenu à l’université de Ouagadougou, n’ouvrent généralement
les portes de l’emploi et de la réussite qu’accompagnés de capitaux sociaux, d’où
Civilisations, 59-1 | 2010
25
l’importance pour les jeunes femmes d’être insérées dans des réseaux (Mazzocchetti
2009a).
40 D’autre part, une partie d’entre elles envisagent de passer du « tonton » au mariage. Siquelques rares jeunes filles cherchent parfois à « rentrer » en envisageant l’idée de lapolygamie, elles espèrent le plus souvent faire sortir celle qui est dedans…
Yolande explique : « Il y a des filles qui se disent pourquoi ne pas m’engager, peut-êtreque je pourrai détrôner la première qui est dedans. » Elle me dit avoir passé l’âge (32ans) de perdre son temps avec des hommes au côté de qui elle n’est pas « à l’aise », oùelle se sent « frustrée » par leurs moyens limités. Elle n’aime pas se sentir « reléguée ausecond plan » :
Avec l’expérience que j’ai, je me dis que j’essaie de détourner l’homme de sa femme,je veux prendre la première place et puis il y a des choses que je vais lui faire et ilrisque d’oublier sa femme. (Yolande, 2006, cité universitaire)
41 L’idée de « détrôner » la première femme est révélatrice du statut de la femme mariée.
Les filles savent qu’une fois dedans, elles risquent de souffrir du manque d’intérêt deleur conjoint et de ses infidélités, mais la reconnaissance sociale semble compenser cesinconvénients. Même si la réussite économique et les études participent de leurémancipation, rares sont celles qui envisagent à terme de ne pas régulariser leursituation. La beauté et la jeunesse sont « périssables », les filles en profitent tant
qu’elles le peuvent pour bien vivre mais aussi pour ouvrir des créneaux de réussiteéconomique autres afin d’être prêtes quand leur beauté sera « fanée ». À moyen terme,
le corps périmé doit être remplacé par un revenu qui permet de vivre mais aussi de senégocier une place, tant au sein du mariage que de la société.
Conclusion : corps et conflits
42 Les jeunes femmes scolarisées avec lesquelles j’ai travaillé, jeunes épouses oucélibataires, soulignaient quasi à l’unanimité l’importance du mariage. Parfoishésitantes entre le désir d’émancipation inspiré par leurs études et les médias et laperspective d’une union « difficile », elles associent néanmoins mariage et réussite,célibat et échec. Si, bien souvent, pour ces jeunes filles scolarisées, la communauté ne
prend plus cette responsabilité en charge, elle garde un œil critique et sévère et classeles bonnes et les mauvaises épouses, les femmes respectables et les bordels.
43 Pour les hommes aussi, la pression est forte. Pourtant, beaucoup de ces jeunes hommes,
sans moyens, se voient rejetés hors du champ matrimonial, frustrés et en colère àl’encontre des « capables » et des femmes. En vis-à-vis, le manque « d’hommes
capables » octroie à ces derniers un pouvoir indéniable dans les rapports entre hommes
et femmes. La plupart des jeunes filles veulent se marier avec un homme « capable »pour obtenir une place prisée et respectée dans la société alors que le ratio entre leshommes « capables » et les femmes « célibataires » est déséquilibré à l’avantage deshommes. De ce contexte, découlent des logiques de concurrences.
44 Les jeunes femmes rencontrées vivent la quête matrimoniale comme un combat. Leursatouts sont la beauté, la jeunesse et l’utilisation rusée et pragmatique de leur corps. Lescorps performants nourris de pornographie, les corps jeunes narguent les corpsvieillissants, tout en s’effrayant de leur propre vieillesse et en grappillant ressources etréseaux au plus vite pour palier leur beauté fanée. Femme séductrice et femme
respectable, femme mère et femme désirable combattent au sein d’un seul et même
Civilisations, 59-1 | 2010
26
corps pour trouver place dans une société où les rapports de genres sont profondément
bouleversés. Ces différents « conflits de corps », sont, pour moi, révélateurs ducroisement entre addition de contraintes, performances et loi du plus fort, éléments-
clefs du fonctionnement des « modernités insécurisées » (Laurent 2003).
BIBLIOGRAPHIE
ABBINK, John et Ineke VAN KESSEL (dir.), 2005. Vanguard or Vandals, Youth, Politics and
Conflict in Africa. Leiden : Brill.
ANTOINE, Philippe, 1999. « Nuptialité et conditions de vie dans les villes africaines », Chaire
Quételet, Institut de démographie (UCL).
ANTOINE, Philippe, 2002. « L’approche biographique de la nuptialité : application à l’Afrique », in Traité de démographie, Volume II : Les déterminants de la fécondité, UCL, p. 51-74.
ANTOINE, Philippe et Jeanne NANITELAMIO, 1989. « Statuts féminins et urbanisation en Afrique », Politique africaine, 36, p. 129-133.
ATTANÉ, Anne, 2003. Cérémonies familiales et mutations des rapports sociaux de
sexe, d’âge et de génération. Ouahigouya et sa région, Burkina Faso, thèse dedoctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie. Marseille : EHESS.
BÂ, Mariama, 2001 [1979]. Une si longue lettre. Paris : Le Serpent à Plumes.
BEAUCHEMIN, Cris, 2005. « Émigration urbaine, pauvreté et ajustement structurel au Burkina Faso :une étude longitudinale (1980-2000) », Tours, IUSSP Congress (International Union for the
Scientific Study of Population).
CALVÈS, Anne-Emmanuèle, 2007. « Trop pauvre pour se marier ? Crise de l’emploi urbain et entrée
en première union des hommes au Burkina Faso », Populations 2007/2, 62, p. 339-359.
CALVÈS, Anne-Emmanuèle et BrunoSCHOUMAKER, 2004. « Crise économique et évolution de l’emploi
des jeunes citadins au Burkina Faso », African Population Studies, 19 (1), p. 35-58.
CAVIN, Anne-Claude, 1998. Droit de la famille burkinabè. Le code et ses pratiques à
Ouagadougou. Paris : L’Harmattan.
COUSSY, Jean et Jacques VALLIN (dir.), 1996. « Crise et population en Afrique », Les études duCEPED, 15.
DE LAME, Danielle (dir.), 2007. « Politique du corps », Politique africaine, 107.
FOURGEAU, Catherine, 1999. Dobadjo, la première épouse. Paris : L’Harmattan.
GAGNON, John, 2008 (1991). Les scripts de la sexualité. Essai sur les origines culturelles
du désir. Paris : Payot.
HARAM, Liv, 2004. « Prostitutes or Modern Women ? Negotiating Respectability in Northern
Tanzania », in Re-thinking sexualities in Africa. Uppsala : The Nordic Africa Institute,
p. 211-232.
Civilisations, 59-1 | 2010
27
HELLE-VALLE, Jo, 2004. « Understanding Sexuality in Africa : Diversity and Contextualised
Dividuality », in Re-thinking sexualities in Africa. Uppsala : The Nordic Africa Institute,
p. 195-210.
LALLEMAND, Suzanne, 1977.Une famille mossi. Paris, Recherches Voltaïques, 17.
LANGE, Marie-France, 1998. L’école au Togo. Processus de scolarisation et institution de
l’école en Afrique. Paris : Karthala.
LAURENT, Pierre-Joseph, 2003. Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et
guérison. Paris : IRD- Karthala.
LOCOH, Thérèse (dir.), 1995. Familles africaines, populations et qualités de la vie. Paris,Les dossiers du CEDEP, 31.
MAZZOCCHETTI, Jacinthe,
2007. « De l’autorité à l’affect : transformation des paternités au sein de la jeunesse ouagalaisescolarisée (Burkina Faso) », Recherches sociologiques et anthropologiques,Volume
XXXVIII, 2007/2, p. 47-64.
2009a. Être étudiant à Ouagadougou. Itinérances, imaginaire et précarité.
Paris :Karthala.
2009b. « Rapports de force et régulation de la jalousie au sein des jeunes couples scolarisésouagalais (Burkina Faso) », in Violences et agressivités au sein du couple, vol 1, sous dir.de P. De Neuter et N. Frogneux. Louvain-la-Neuve : Académia.
PAGEARD, Robert, 1969. Le droit privé des Mossi. Tradition et évolution, Recherches
PILON Marc, Thérèse LOCOH, Kokou VIGNIKIN et Patrice VIMARD (dir.), 1997. Ménages et familles
en Afrique. Approches des dynamiques contemporaines, Les Etudes du Ceped, 15.Paris : ORSTOM.
PILON, Marc, Mouhamadou SEIDOU MAMA et Christine TICHIT, 1997. « Les femmes chefs de ménage :aperçu général et étude de cas », in Ménages et familles en Afrique, Paris, Les Etudes duCEPED, 1), p. 167-191.
SEVEDE-BARDEM, Isabelle, 1998. Précarités juvéniles en milieu africain. « Aujourd’hui
chacun se cherche ». Paris : L’Harmattan.
TONDA, Joseph, 2005. Le souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale
(Congo, Gabon). Paris : Karthala.
TRAORE, Saratta, 2005. Mariage et célibat à Ouagadougou. Paris : L’Harmattan.
1991. Sociologie des passions, Rwanda, Côte d’Ivoire. Paris : Karthala.
VIGNIKIN, Kokou et Patrice VIMARD (dir.), 2005. Familles au Nord, Familles au Sud. Louvain-
la-Neuve : Académia-Bruylant.
VINEL, Virginie, 1998. La famille au féminin. Société patrilinéaire et vie sociale
féminine chez les Sikoomse (Moose-Burkina Faso), thèse de doctorat, Paris, EHESS.
Civilisations, 59-1 | 2010
28
NOTES
1. . Voir Locoh 1995 ; Coussy et Vallin 1996 ; Antoine et Nanitelamio 1989 ; Cavin 1998 et plusrécemment Laurent 2003 et Vignikin et Vimard 2005.2. . Cet article fait suite à une étude ethnographique réalisée à Ouagadougou, au Burkina Faso,entre 1999 et 2007. Mes travaux portaient sur les questions de réussite et de reconnaissance desétudiants et des jeunes diplômés aux prises avec l’éclatement du consensus scolaire, la crisesocio-économique et les dynamiques de mondialisation. J’ai investigué à la fois les figures« classiques » des études, de l’emploi et du mariage, mais aussi la marchandisation des corps, lesmultiples débrouilles ainsi que les logiques d’exil ou de repli. Combinant la méthode del’observation à celle du récit de vie, j’ai récolté environ quatre cents témoignages de jeunes
ouagalais étudiants, anciens étudiants ou diplômés. J’ai également recueilli 39 récits de couplesdont l’un des membres (a minima) était étudiant, ancien étudiant ou diplômé. Ces récits ont étéréalisés en quatre rencontres minimum (deux entretiens en couple et deux entretiens
individuels). 3. . Lire notamment les travaux de Ph. Antoine (1999 et 2002).4. . Depuis 1974, année où le C.E.S.U.P. (Centre d’Enseignement Supérieur de Ouagadougou)
devient l’Université de Ouagadougou, les effectifs d’étudiants ont très rapidement évolué. Ils sont
passés de 523 étudiants pour l’année académique 1974-75 à 22.205 en 2004-2005. Ils seraient
aujourd’hui environ 25.000. Sur les conséquences des Programmes d’Ajustement Structurel auBurkina Faso, lire Calvès et Schoumaker 2004 ; Beauchemin 2005. 5. . Dans l’étude statistique réalisée en 1985 par l’Institut National des Statistiques et de laDémographie de Ouagadougou, les auteurs considèrent les hommes comme célibataires définitifs
s’ils n’ont jamais été mariés à l’âge de 55 ans et les femmes, à l’âge de 30 ans. En ce qui concerne
les femmes, la situation des étudiantes est particulière car la longueur de leurs études repoussesouvent leur âge au premier mariage et l’âge de 30 ans ne peut donc pas être considéré pour ellescomme une date butoir. 6. . Certains revoient « à la baisse » leurs ambitions matrimoniales en épousant une fille duvillage, peu ou pas scolarisée. Les « sœurs de prière », notamment pour les jeunes convertis aupentecôtisme, sont aussi une possibilité, même en cas de moyens limités. Enfin, reste l’option devivre en concubinage en attendant d’être en mesure de régulariser l’union. Lire également Calvès2007.
7. . Émission diffusée le dimanche 16 février 2003. 8. . Les Mossis représentent environ 50% de la population burkinabè. R. Pageard note en 1969 :« Le droit traditionnel mossi permet à l’homme marié d’avoir des maîtresses… » (Pageard 1969 :132). Ceci dit, en principe, il ne doit pas pour autant négliger son ou ses épouses légitimes. 9. . En 1969, R. Pageard, notait déjà une difficulté nouvelle pour la femme mossi instruite face àun mari qui ne renonce pas à l’autoritarisme et à la liberté sexuelle (Pageard 1969 : 147). En 1977,S. Lallemand pointait que les litiges risquaient de s’intensifier dans les années à venir « puisqueles femmes, de plus en plus libres de leurs choix conjugaux, accepteront moins aisément encore
et la présence d’une coépouse, et l’obéissance aux femmes de leur beau-père » (Lallemand 1977 :372). 10. . Cela signifie qu’il doit faire en sorte de subvenir à ses besoins et qu’elle ne manque de rien.
11. . En 2003, Alimata était encore étudiante, en année de maîtrise en sociologie. Elle était mariée
depuis 8 ans et avait deux enfants.
12. . Pour l’ethnie mossi en particulier, R. Pageard (1969) note que « le mari n’est pas tenu à lafidélité alors que la femme y est tenue ». « Le droit traditionnel mossi permet à l’homme marié
d’avoir des maîtresses, des concubines et même d’héberger des concubines dans son foyer »(p. 132). Par contre, « l’épouse ne pouvait avoir de rapports sexuels avec un autre homme que sonmari » (p. 134). Il note néanmoins que, dans les faits, la fidélité de la femme mossi est variable :
Civilisations, 59-1 | 2010
29
« Il est évident que la liberté sexuelle des maris et des hommes célibataires serait purement
théorique si un nombre notable de filles ou de femmes ne parvenait pas à se soustraire àl’autorité du père ou de l’époux » (p. 136). Les travaux de S. Lallemand (1977) vont dans le même
sens. Au niveau de mes enquêtes, bien que des infidélités féminines, dans une moindre mesure
que les infidélités masculines, soient observées, elles sont systématiquement condamnées par leshommes comme par les femmes. Mes interlocuteurs expliquent l’infidélité féminine par lemanque d’argent et les difficultés auxquelles doivent faire face certaines femmes. Tandis quel’infidélité masculine est elle, au contraire, facilitée par la possession de moyens, par l’argent. Cesschèmes explicatifs ne sont d’ailleurs pas spécifiques aux jeunes scolarisés – voir Sévédé-Bardem
(1998).
13. . Pour une analyse fine du Code des personnes et de la famille au Burkina, lire Cavin 1998.14. . Dans son étude sur la vie sociale féminine en milieu mossi, V. Vinel énonce une visiondifférente de la polygamie en fonction des milieux de vie. Si en milieu villageois agricole, lescoépouses sont souvent les bienvenues pour aider la (ou les) première(s) femme(s) à accomplir
leurs tâches, il en va tout autrement en milieu urbain où le risque de traitement inégalitaire desépouses et de leurs enfants par le mari représente le tort suprême de la polygamie (Vinel 1998 :163-205). Sur mon terrain, les femmes critiquent la polygamie et cherchent en général à s’enprotéger via le mariage civil monogamique pour deux raisons principales. La première estd’ordre économique : contrairement à un mode de subsistance axé sur l’agriculture où des brassupplémentaires sont les bienvenus, le salaire du mari n’est, en ville, pas extensible. Une épousesupplémentaire supposerait de partager avec elle des ressources déjà précaires, surtout en ce quiconcerne l’achat de parures et le soutien à l’éducation des enfants. Être la seule légitime permet
aussi de ne pas se retrouver dans le dénuement en cas de décès du mari. La deuxième raison estd’ordre affectif, voire sentimental. Ces jeunes couples se sont choisis, les femmes entrevoient
donc plus difficilement la possibilité de partager leur mari, même si elles le font malgré tout avecles maîtresses. Les sentiments de jalousie et d’abandon sont très présents dans les discours. Cesdifférentes questions sont également traitées de façon intéressante dans les romans /récits deM. Bâ 2001 et de C. Fourgeau 1999 ; l’une prenant un point de vue de la femme urbaine scolarisée,et l’autre de femme villageoise. 15. . Certaines rumeurs circulent par ailleurs sur la guérison qui pourrait résulter dans l’acte decoucher avec une jeune vierge. En dehors de ces croyances, des filles de plus en plus jeunes sont
effectivement recherchées car, d’une part, leurs moindres expériences font qu’il y a moins dechance qu’elles aient déjà contracté la maladie et, d’autre part, la précarité ou encore le désir deconsommer qui les amène à sortir avec des hommes plus âgés ou à se prostituer très jeunes lesrendent fragiles, naïves et vulnérables face aux propositions de rapports non protégés. 16. . « Pousser derrière » signifie tenter de rentrer. Ce qui compte c’est « d’être dedans », c’estd’avoir un statut garanti (femme mariée).
17. . Bars, brasseries. 18. . Les hommes « non capables », c’est-à-dire sans moyens économiques, ont généralement peude marge de manœuvre et dès lors un accès très difficile au mariage. Même le retour vers levillage et des alliances coutumières, en dernier recours, est de plus en plus compromis parl’augmentation de la précarité, la dégradation et la diminution des terres cultivables en milieu
rural. 19. . Le corps « civilisé », le corps de l’élite est, depuis la période coloniale, caractérisé par desattributs extérieurs (le stylo, le costume, etc.). Voir également De Lame (dir.) 2007. 20. . Bien entendu, la pornographie n’est pas la seule influence de ces jeunes. L’intrapsychique,
l’interpersonnel et les scénarios culturels, pour reprendre les mots de Gagnon (2008), participent
à la construction des scripts sexuels. Tous les jeunes ne sont pas non plus influencés de la même
manière. Cependant, vu la très grande facilité d’accès et le peu de recul pris à propos de cesimages, une attention à leur influence s’impose. D’autres auteurs, notamment Attané (2003) et
Civilisations, 59-1 | 2010
30
Abbink et Van Kessel (2005), notent que la pornographie comme « outil » d’apprentissage sexueltend à se généraliser au sein de la jeunesse africaine.
21. . Le projet PLURI, attaché à la faculté de sociologie, comprend notamment la gestion d’une
bibliothèque et d’une salle de lecture. Cette salle était un de mes points de chute sur le campus.
RÉSUMÉS
À partir d’une étude ethnographique réalisée au sein du milieu universitaire ouagalais entre 1999et 2007, j’aborderai la question des rapports de forces entre les femmes dans une société où lesrelations de genre sont en profonds bouleversements.Les jeunes urbains scolarisés, avec lesquelsje travaille, ont la particularité d’être exposés à de multiples influences (famille, religion, école,médias,…). Leur situation matrimoniale est de plus grandement tributaire de la crisesocioéconomique actuelle. Entre une injonction au mariage toujours très forte, un désir dechoisir son conjoint et un contexte socioéconomique difficile, pèse sur eux une responsabilité
nouvelle à la fois dans la quête du partenaire et dans la réussite de l’union. La concurrence entre
femmes, aspect qui sera plus particulièrement développé dans le cadre de cet article, prend desproportions sans précédent. Les femmes mettent non seulement leurs corps en concurrence,
mais aussi leurs pratiques sexuelles, influencées par la pornographie. À celle qui sait plus, mieux,
différemment… Concurrence entre femmes et jalousies les obligent à se vouloir « performantes ».
Drawing on an ethnographical research conducted among University students in Ouagadougou
between 1999 and 2007, this article evokes the power relations between women in a societyexperiencing significant changes in the relations between genders. Urban and educatedyoungsters share the specificity of being be exposed to multiple influences (family, religion,
school, media, …). Additionally, their matrimonial situation is highly dependent on the current
socioeconomic crisis. Between an injunction to marry, a desire to choose one’s spouse and adifficult socioeconomic context, they have a new responsibility in their quest for a good partner
and a successful marriage. The concurrence between women therefore takes an unprecedented
importance. Women compete over beauty and appearances, but also over sexual practices, which
are influenced by pornography. Concurrence between women and jealousy force them to be“efficient”.
est chargée de cours et de recherche à l’UCL, elle a notamment coordonné avec Mathieu Hilgers
un numéro de la revue Politique Africaine intitulé « Le Burkina Faso : l’alternance impossible »consacré à l’évolution politique du Burkina Faso. Son ouvrage Etre étudiant àOuagadougou.
Civilisations, 59-1 | 2010
31
Itinérances, imaginaire et précarité consacré à la jeunesse étudiante et à la réussite au Burkina Fasoest paru en 2009 aux éditions Karthala.[LAAP (Laboratoire d’anthropologie prospective),Université catholique de Louvain, Place Montesquieu, 1/1, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique –[email protected]]
Civilisations, 59-1 | 2010
32
La socialisation du désir homosexuelmasculin à BamakoChristophe Broqua
1
La littérature consacrée aux comportements homosexuels dans les pays non
occidentaux a parfois été critiquée pour avoir dénié à ceux-ci leur dimension libidinale
au profit d’une analyse de leur fonction symbolique ou instrumentale (Murray 1997).Certains auteurs ont pointé l’incapacité des anthropologues à fournir des descriptions
de la composante érotique de ces activités, notamment à propos des rituels d’initiation
masculine en Mélanésie (Greenberg 1988 ; Herdt et Stoller 1990). Concernant lalittérature africaniste, une telle critique a été adressée par exemple à Gill Shepherd
(1987) pour n’avoir montré que l’aspect vénal de la sexualité, ou aux deux principaux
textes d’histoire sur les formes d’homosexualité institutionnalisée observées dans lesmines d’or sud-africaine (Moodie et al. 1988 ; Harries 1990), pour s’être focalisés sur ladimension instrumentale des unions et ne pas avoir voulu accorder davantage de créditaux éléments qui tendent à montrer l’existence du désir sexuel ou du sentiment
amoureux. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que les premiers travauxd’anthropologues africanistes consacrés à des pratiques que le regard occidental
pouvait associer à l’ « homosexualité » ont porté sur les mariages entre femmes
observés dans différents pays d’Afrique, dans le cadre desquels la sexualité étaitréputée absente, ce qui d’ailleurs a été plus tard mis en doute (Carrier et Murray 1998).Plus largement, dans de nombreux travaux ethnographiques, Jeffery P. Dennis montre
que le désir « homo-érotique » est évacué au moyen de deux métarécits, l’un ne luiaccordant aucune place, l’autre présupposant son omniprésence mais ne le discutant
pas davantage (Dennis 2000).
2 Cette réticence à traiter de la dimension libidinale des pratiques homosexuelles renvoie
au débat opposant approches essentialiste et constructionniste de l’homosexualité ausein de différentes disciplines depuis la publication du texte fondateur de Mary
McIntosh (1968), qui invitait à considérer l’homosexualité non pas comme un « état »,mais comme un « rôle » historiquement et culturellement situé. Selon cette approche,
les comportements homosexuels dans les pays non occidentaux répondent à des
Civilisations, 59-1 | 2010
33
significations variées qui ne correspondent généralement pas à la catégoriehomosexuelle telle qu’on l’observe dans les pays d’Amérique du Nord ou d’Europe. Lalittérature constructionniste s’attache à mettre au jour les conditions de possibilité etles effets du processus de catégorisation. Mais depuis son apparition, elle relègue dans
l’obscurité une question qui préoccupe pourtant bien des esprits, y compris chez lespersonnes « concernées » : celle de « l’origine » ou de la formation du désirhomosexuel.
3 Deux raisons principales s’opposent à l’analyse de cet objet par les sciences sociales, quis’ajoutent au fait que l’anthropologie peine plus largement à traiter des problématiques
du désir et du plaisir. La première tient au tabou qui entoure la question des « causes »de l’homosexualité. Depuis l’avènement de l’approche constructionniste (qui
correspond à celui de l’approche sociologique) de l’homosexualité, les recherches
portent majoritairement sur les conditions sociales de l’expérience de celle-ci, mais
répugnent à en retracer les conditions d’émergence et de développement individuels, larecherche des « causes » de l’homosexualité étant considérée comme relevant desdisciplines psychologiques ou sociobiologiques, dont les sciences sociales œuvreraient
ici précisément à se déprendre. Par souci de démarcation, le questionnement
sociologique ou anthropologique respecte un principe au moins tacite selon lequell’étiologie du désir homosexuel ne doit pas être recherchée davantage que celle dudésir hétérosexuel. En somme, pour contrer l’approche psychologique, les sciences
sociales préfèrent encore aujourd’hui rejeter la question qui l’incarne par excellence,
plutôt que la reformuler, en considérant qu’il n’y a pas lieu de s’intéresser àl’émergence du désir homosexuel chez l’individu.
4 La seconde raison est que pour pouvoir être élucidée, la question de la formation dudésir homosexuel nécessiterait idéalement que soient mobilisées de concert sciences
sociales et psychologiques, ce que les chercheurs de l’une ou l’autre disciplines ne
savent ou ne veulent généralement pas faire – à quelques exceptions près (Stein 1989 ;Epstein 1991) –, à plus forte raison dans le cadre d’une perspective transculturelle. Enoutre, cela pourrait inciter à renouer avec certaines approches culturalistes, qui ont
précisément œuvré à combiner outils anthropologiques et psychologiques, encherchant à éclairer des domaines de la vie sociale largement délaissés par la suite,dont bien sûr celui de la sexualité ; or de telles approches sont aujourd’hui frappées dedisgrâce. Pourtant, l’un des intérêts que peut présenter l’analyse anthropologique dudéveloppement sexuel, pour peu qu’elle sache tenir compte des apports de lapsychologie et de l’anthropologie culturaliste tout en les dépassant, est de permettre laprise en considération des contraintes spécifiques à l’environnement social et culturelde la sexualité (Herdt 2004).
5 Enfin, une difficulté supplémentaire se greffe aux précédentes, qui concerne ladéfinition et le sens de l’objet. Loin d’être neutre, la notion de désir porte l’empreinte
des sciences médicales et psychologiques qui en ont fait un des instruments de ladéfinition et du contrôle des sujets, ce que Michel Foucault résume en une formule :« Dis-moi quel est ton désir, je te dirai qui tu es comme sujet. » (Foucault 1996 : 45).Pourtant, avant que Foucault n’insiste sur ses usages normatifs, la notion de « désirhomosexuel » avait été investie d’une signification voulue transgressive par lesanalyses de Guy Hocquenghem, qui entendait précisément l’employer comme une arme
contre l’ordre sexuel et social dominant (Hocquenghem 1972). Dans cet article, le désirhomosexuel sera envisagé dans un sens plus comportemental que dispositionnel : il
Civilisations, 59-1 | 2010
34
désignera le sentiment (au moins en partie érotique) associé à un engagement
volontaire dans une pratique homosexuelle répétée.
6 Contrairement à ce que pourrait laisser croire le fait que les sciences sociales aient
délaissé l’analyse de la formation du désir homosexuel, sans affronter les difficultésqu’elle suppose, cette question fait incontestablement sens pour ces disciplines dès lorsqu’est évitée une conception essentialiste de la sexualité. Sans en faire l’objet exclusifde ce texte, je l’utiliserai comme point de départ de mon interrogation, sur la base del’hypothèse et de la question qui suivent. Dans certains pays occidentaux tels que laFrance, ceux qui éprouvent un désir sexuel pour les personnes de même sexe setrouvent progressivement associés, pour une partie d’entre eux au moins, à la catégoriehomosexuelle ; cette identification structure la formation du désir comme les formes deson expression ou de son accomplissement. Au Mali, aucun processus de socialisationn’est a priori « prévu » pour éduquer au désir homosexuel ; bien au contraire, on yentend souvent que l’homosexualité est un comportement spécifique aux pays d’Europeou d’Amérique du Nord. Dès lors, comment un tel désir peut-il naître, puis sedévelopper, dans un contexte où la catégorie homosexuelle est réputée absente
(Epprecht 2008) ? J’examinerai donc ici ce qu’il en est des voies du désir homosexuel
masculin à Bamako. Pour appréhender cet objet, j’ai fait le choix d’une optiquecomparative, visant à mettre prioritairement en perspective les situations maliennes etfrançaises, en raison à la fois des différences ordinairement reconnues, mais aussi dulien historique qui unit ces deux pays, faisant de la France, dans bien des domaines, unmodèle de référence (positive ou négative) pour les Maliens.
7 Ce texte repose sur les résultats d’une enquête effectuée à Bamako au moyen
d’observations ethnographiques, lors de séjours d’une durée totale de trois années,
entre 2003 et 20081. Elle a débuté suite à la découverte de « maquis » (bars) fréquentés
entre autres par des hommes ayant des pratiques homosexuelles, où de premiers
contacts ont été noués. J’ai ensuite intégré divers réseaux d’interconnaissance et côtoyéplus particulièrement certains individus. Parallèlement, des relations ont été établiespar le biais de sites de rencontre sur internet. Enfin, à cela s’est ajouté ma participationà une étude coordonnée par l’association Arcad-sida (Sylla et al. 2007), dans le cadre delaquelle ont été recueillis les entretiens cités ici, qui ont été réalisés en langue bambara
(la langue véhiculaire au Mali) puis transcrits en Français par les enquêteurs. Leshommes rencontrés dans ces deux contextes résident tous à Bamako et appartiennent
généralement à des milieux très modestes.
L’ entrée dans la sexualité entre hommes
8 Deux caractéristiques importantes des sexualités entres hommes à Bamako doivent êtresoulignées d’emblée. Tout d’abord, parmi les hommes qui ont des pratiqueshomosexuelles, ceux qui n’ont jamais eu de relation sexuelle avec une femme sont trèsrares, sous doute en raison de la forte pression sociale qui s’exerce dans ce sens, enparticulier de la part des pairs. Selon les résultats d’une enquête quantitative réaliséeau Mali en 1998, près de la moitié des jeunes hommes vivant en milieu urbain donnent
comme raison de leur premier rapport sexuel la pression sociale, exercée non
seulement par les pairs masculins, mais aussi par les filles qui, selon certains desgarçons interrogés, inciteraient leurs partenaires aux rapports sexuels dans le but debénéficier des rétributions financières ou matérielles qu’ils impliquent (Gueye et al.
Civilisations, 59-1 | 2010
35
2001). Chez les hommes ayant des pratiques homosexuelles qui ont eu des partenaires
féminines, on distingue ceux qui ont eu des relations sexuelles avec des femmes mais
qui ont cessé au profit de pratiques homosexuelles exclusives et ceux qui ont à la foisdes rapports sexuels avec des femmes et des hommes. Parmi ces derniers, qui sont lesplus nombreux, beaucoup ont une partenaire féminine attitrée. Généralement, ceux quin’ont pas (ou plus) de relations sexuelles avec des femmes sont aussi ceux qui dans lecadre des rapports sexuels entre hommes occupent le rôle « réceptif » (ou « passif »),renvoyant souvent à une position précise dans la relation et à une identité socialedéterminée. En effet – seconde caractéristique importante –, dans les discours despersonnes concernées, la pratique homosexuelle suppose une répartition des individus
en deux catégories définies principalement par le rôle occupé dans la relation sexuelle,mais aussi plus largement par l’identité sociale supposément associée, comme lesuggère le vocabulaire des initiés : les « yoss » occupent le rôle « insertif » et sont
d’apparence masculine ; les « qualités » occupent le rôle « réceptif » et présentent descaractéristiques féminines. Cette dichotomie est d’ailleurs courante en Afrique ; elle aété observée dans différents pays de la région, tels que le Nigeria par exemple (Gaudio
2009). Si l’on peut aisément inférer de cette relative diversité des profils l’hypothèse
qu’ils renvoient à différents modes d’entrée dans la sexualité, nulle typologie de cetordre ne sera présentée ici, mais plutôt quelques tendances générales.
9 Pour beaucoup d’hommes ayant des pratiques homosexuelles, l’entrée dans la sexualitéavec une personne de même sexe s’est déroulée au moment de l’adolescent, parfoisdans l’enfance. Pour d’autres, plus rares, elle a eu lieu à l’âge adulte. Il est possible dedistinguer deux grandes catégories d’expériences : les uns ont débuté avec des pairsgénérationnels, les autres avec des personnes plus âgées. Dans la première catégorie,les premiers rapports s’effectuent avec des proches de la même classe d’âge, souvent
sur un mode tout d’abord ludique. De tels comportements semblent fréquents durant
l’enfance ou l’adolescence, mais seuls quelques-uns les poursuivront au delà de cettepériode d’initiation. Ces jeux sexuels supposent au minimum des pratiquesd’attouchement ou de masturbation réciproques, avec ou sans éjaculation, ce quidépend notamment de l’âge des partenaires, puisque ces pratiques débutent souvent
avant la puberté. Ils peuvent également impliquer des actes de fellation ou depénétration anale. Si l’on tient compte du fait qu’en milieu urbain au Mali, chez les
garçons, l’âge médian au premier rapport hétérosexuel est d’environ dix-sept ans
(Gueye et al. 2001), on comprend que chez beaucoup de ceux qui en ont connu, cespratiques préadolescentes précèdent l’entrée dans la sexualité avec des filles. Toutefois,
l’initiation sexuelle entre pairs générationnels peut encore s’effectuer aprèsl’adolescence, une fois accomplie l’entrée dans la pratique hétérosexuelle.
10 Dans la seconde catégorie, le premier partenaire sexuel est un homme plus âgé, quiprend généralement l’initiative du rapport. Il peut avoir été rencontré au hasard desactivités de la vie quotidienne. Mais il n’est pas rare qu’il s’agisse d’un proche voire unmembre de la famille. Selon une enquête quantitative réalisée au Sénégal, le premier
rapport homosexuel a souvent eu lieu durant l’adolescence avec un homme plus âgé,issu de l’entourage ou récemment rencontré. Pour un tiers des répondants, l’homme
faisait partie de la famille élargie (Niang et al. 2003 : 504). Les auteurs citent
notamment des exemples où l’initiateur est un oncle. Ce fait se rencontre également àBamako :
C’est mon tonton qui m’a fait adhérer la pratique. […] Il me choyait en me donnantde l’argent, souvent 1 000 francs ou 500 francs [CFA]. De ce fait, je ne pouvais pas
Civilisations, 59-1 | 2010
36
expliquer aux parents ce qu’il me demandait. Pour finir, il m’a demandé le rapportet je ne pouvais pas le refuser. Entre temps, j’ai fait la connaissance des amishomosexuels. C’est comme ça que j’ai intégré le « milieu ». (Entretien 7, 16 ans)C’est le frère de mon père, mon tonton, qui m’a conduit dans cette pratique depuisque j’étais tout petit. Il avait environ 26 ou 28 ans. […] Quand j’étais petit, dans lagrande famille, il me déshabillait pour me faire l’amour. (Entretien 12, 22 ans)
11 Souvent, les premières expériences homosexuelles ont résulté d’un travail depersuasion de la part du plus âgé, où peuvent intervenir des arguments d’autorité, quivont parfois jusqu’à la contrainte physique, voire le viol dans certains cas. Le faitd’offrir des cadeaux ou de l’argent aide à obtenir de l’individu convoité qu’il accepte larelation sexuelle (Broqua 2009a), comme dans l’exemple qui suit :
J’ai commencé à 17 ans. Il y avait quelqu’un qui était chez nous, il jouait avec moichaque jour. Moi-même je ne connaissais pas le « milieu ». Il m’a invité un jour, onest parti chez lui, il m’a demandé de le masser. Moi je ne savais pas ce qu’il voulaiten réalité, donc j’ai commencé à le masser petit à petit. C’est comme ça qu’il acommencé à me toucher, et finalement il m’a déshabillé. Quand il m’a déshabillé, jevoulais refuser mais comme j’étais seul avec lui, il a commencé à me parler, à medire des paroles douces et il m’a demandé si je peux l’embrasser. Moi j’ai dit que jene connais pas ça, parce qu’à cet âge-là je ne regardais même pas les filles, je nesavais pas ce que c’est, j’étais surtout intéressé par les études, je ne connaissais pascette chose-là, je ne regardais pas la télé ni rien, je ne connaissais même pas le faitd’embrasser quelqu’un. Donc il m’a embrassé. Après il a essayé de me faire l’amour.Ce jour-là j’ai été un peu blessé. Mais après il m’a donné de l’argent, il m’a dit de nerien dire à personne. Il m’a donné beaucoup d’argent, si bien que j’ai creusé un troupour le mettre dedans. C’était beaucoup. Mais j’ai eu un peu peur après. Ilcontinuait à venir me chercher. Et à chaque fois qu’il venait, il me donnait del’argent, et aussi des habits. Et tous les membres de la famille disaient que c’étaitmon ami et qu’on était bien ensemble, parce qu’il y a certaines vieilles personnesqui s’entendent bien avec les enfants. Nous sommes restés comme ça. Il avait unemoto et à chaque fois il venait me chercher, et on sortait ensemble. À chaque foisqu’on sortait et qu’on partait chez lui, il essayait toujours de me faire l’amour, etfinalement j’y ai pris goût, si bien que même s’il ne venait pas, moi-même je partaisle chercher. C’est devenu une habitude. (Entretien 1, 22 ans)
12 Dans la majorité des témoignages, c’est la proposition d’un tiers qui semble avoirdéclenché le passage à l’acte, comme si la personne qui témoigne n’en avait paséprouvé le désir préalablement. En voici une autre illustration :
J’ai connu le rapport homme-femme, comme vous le voyez j’ai d’abord eu unecopine fille en tant que telle depuis le lycée. Après ça, ma vie a changé. Parce quej’ai rencontré un ami qui m’a été très cher après, il m’a été vraiment cher. Je saisque vous voulez qu’on parle de ma vie sexuelle, vraiment je n’aime pas en parlertrop mais s’il le faut… Je dis que j’ai connu un ami français, pas Françaisgénétiquement mais un ami malien qui a vécu en France, qui était venu pour sapremière fois au Mali. Et on se suivait, on sortait ensemble, il m’invitait trèssouvent. On faisait tout ensemble. Il me faisait des propositions. Et je me suis sentiobligé d’accepter. Et il me faisait vraiment beaucoup de choses. J’étais contraintd’honorer ses propositions. C’est comme ça que c’est venu. (Entretien 17, 28ans)
13 Finalement, ceux qui disent avoir éprouvé un tel désir avant de se trouver confrontés àune sollicitation de la part d’un tiers font figure d’exception. Parmi eux, l’auteur dutémoignage qui suit est de ceux que l’on rencontre le moins souvent :
Je n’ai pas été entraîné par quelqu’un. D’ailleurs, quand j’avais 22 ans, en voyantmes amis nus, je sentais un effet sur moi. C’est à partir de là que j’ai su vraiment quemon attirance vers les hommes était naturelle. (Entretien 19, 29 ans)
Civilisations, 59-1 | 2010
37
Désir contraint…
14 Les témoignages dont quelques extraits viennent d’être livrés suggèrent fortement quele désir homosexuel se trouve enchâssé dès son émergence dans des relations depouvoir ; le plus souvent, les premiers rapports homosexuels procèdent d’une initiative
extérieure et d’une plus ou moins grande liberté d’action de la personne concernée. Lerôle de la contrainte ou de l’incitation musclée apparaît dans les entretiens avecsuffisamment de récurrence pour que l’on s’y attarde.
15 Le processus de conversion par un tiers se retrouve dans le cas des individus initiés pardes pairs de même génération, mais plus clairement encore lorsque l’initiateur est unhomme plus âgé. C’est aussi dans ce second cas que l’épisode d’initiation témoigne engénéral d’une forme ou d’une autre de contrainte. Ce fait a lui aussi été décrit dans
d’autres pays. Les auteurs de l’enquête sénégalaise indiquent que 43% des hommes
interrogés disent avoir été violés au moins une fois « hors du foyer familial » (outsidethe family home) (Niang et al. 2003 : 507), laissant entendre que les viols au sein dufoyer ne sont pas comptabilisés, ou ne sont pas comptabilisés comme viols, ce qui dans
les deux cas suggère une fréquence tacitement reconnue du phénomène. Au Cameroun,
les résultats d’une enquête plus récente montrent eux aussi la place importante de lacontrainte lors du premier rapport sexuel, confirmant les observations antérieures deCharles Gueboguo (2006) : « Le rapport était souhaité pour 57,1% des répondants. 35,7%ont dit ne pas avoir souhaité le rapport sexuel mais l’avoir accepté et 7,1% ont déclaréque le rapport sexuel était forcé. » (Henry 2008 : 9). Étant exclusivement consacrées auxhommes ayant des pratiques homosexuelles, ces enquêtes effectuées en Afrique
n’offrent aucun élément de comparaison avec l’expérience éventuelle de rapportshomosexuels imposés chez les hommes qui n’ont pas de pratiques homosexuelles. EnFrance, en revanche, où de telles données existent, il a été montré que les homosexuels
et bisexuels déclarent beaucoup plus souvent que les autres l’expérience de rapportscontraints. Dans le cadre d’une enquête sur la sexualité des Français réalisée au débutdes années 1990, les homos- et bisexuels ont déclaré avoir subi des rapports sexuelsimposés vingt fois plus souvent que les hétérosexuels (Messiah et Mouret-Fourme
1993) ; dans une nouvelle enquête réalisée quinze ans plus tard, presque cinq fois plus(Bajos et Bozon 2008). Chez les homosexuels et bisexuels concernés dans la première
enquête, les rapports imposés ont eu lieu en moyenne six ans avant les premiers
rapports sexuels volontaires.
16 Ces résultats invitent à questionner le lien éventuel entre l’initiation contrainte etl’adoption ultérieure de pratiques homosexuelles, en suggérant que les rapportsimposés favorisent l’adoption ultérieure de pratiques homosexuelles, ou au minimum
ne la découragent pas. Comment le comprendre ?
17 Quelques enquêtes réalisées aux États-Unis sur les comportements sexuels en prisonsoulèvent la question de l’inclination homosexuelle en situation de contrainte, enrécusant la distinction souvent faite à ce sujet entre homosexualité situationnelle ethomosexualité véritable (Van Wormer 1984). Une étude menée auprès de neuf anciens
détenus ayant eu des pratiques homosexuelles en prison, mais jamais précédemment,
montre qu’après leur sortie, les agresseurs sont tous redevenus exclusivement
hétérosexuels alors que les agressés ont poursuivi les pratiques homosexuelles (Sagarin1976). Les hommes contraints au rapport homosexuel se sont donc durablement
Civilisations, 59-1 | 2010
38
conformés au rôle que leurs agresseurs leur avaient assigné, au-delà du seul contexte
de la prison. D’une manière éventuellement comparable, sans toutefois vouloir forcerl’analogie, on peut supposer que le rapport homosexuel contraint a pu favoriser chez
certains jeunes Bamakois la formation d’un goût pour la sexualité entre hommes. Il fautd’ailleurs souligner que d’après les témoignages recueillis, désir et contrainte
apparaissent souvent mêlés ; le viol constitue au fond la forme extrême d’un continuum
de comportements sexuels qui ont en commun d’être incités par autrui, et dans le cadredesquels l’articulation entre la contrainte, le consentement et le désir varie fortement
selon les cas.
18 Le fait qu’à Bamako, l’initiation homosexuelle soit souvent décrite comme impulsée,
voire imposée de l’extérieur doit être compris en relation avec certaines
caractéristiques du contexte local. Tout d’abord, la société malienne est très fortement
hiérarchisée, notamment du point de vue générationnel. Les cadets sociaux sont soumis
à l’autorité de leurs aînés et en particulier des membres de leur famille. Dans bien descas, ils se doivent d’obtempérer face à la volonté des plus âgés. Ensuite, les relations
sociales se trouvent structurées par le double critère de l’âge et du genre, produisant
une très forte homosocialité. La force des relations nouées en particulier entre jeunes
pairs générationnels s’exprime sous la forme d’une grande proximité des corps, àtravers le fait de se tenir la main, s’asseoir l’un sur l’autre, s’enlacer, etc. ; autant depostures qui, en France, évoqueraient automatiquement un lien de nature érotique. Àl’inverse, à Bamako, cette proximité corporelle tend plutôt à dés-érotiser les contacts
physiques entre hommes, c’est-à-dire à rendre plus lointaine la probabilité du désirhomo-érotique et la frontière entre sexuel et non sexuel. L’absence de signification
sexuelle associée aux contacts physiques entre hommes montre que l’éventualité durapport homosexuel ne hante pas les relations homosociales avec autant de prégnance
que dans le contexte français. Pourtant, en même temps qu’elle témoigne du caractèresouvent inconcevable du rapport homosexuel, la proximité permanente des corpsmasculins est aussi précisément ce qui, dans bien des cas, rend concrètement possiblele passage à l’acte sexuel. En témoignent les scénarios récurrents de relations sexuellesentretenues par deux adolescents ou deux jeunes adultes occupant ordinairement lemême lit – deux cousins ou deux amis par exemple –, sans d’ailleurs susciter le moindre
soupçon dans l’entourage immédiat.
19 En France, l’existence de la catégorie homosexuelle incite, voire contraint, certains deceux qui ont des pratiques avec des personnes de même sexe à s’y identifier. Ellestructure la socialisation sexuelle (la socialisation genrée en même temps que lasocialisation à la sexualité), fût-ce négativement, en favorisant la définition de soi, soitpar opposition, soit par identification à cette catégorie. À Bamako, la socialisationsexuelle se caractérise par une moindre prégnance du modèle de référence – à la foisnégatif et positif – de l’homosexualité comme catégorie sociale instituée, voire« publique ». Dès lors, dans un tel contexte, le désir homosexuel ne peut se formaliser
sous la même forme que dans les sociétés où existe une telle catégorie endogène dereprésentation – dans le sens à la fois de conception socialement construite et d’image
publique. Ainsi pouvons-nous expliquer qu’il soit rarement dit par les hommes
concernés qu’ils avaient été attirés par les hommes avant de passer à l’acte, ou quecertains affirment qu’ils ne savaient pas que l’homosexualité existait avant de setrouver confrontés à certaines sollicitations. Puisque l’homosexualité est censée ne pasexister au Mali, beaucoup d’hommes ne se posent pas la question de leur orientation
sexuelle et souvent le goût homosexuel n’apparaît qu’après l’expérimentation, le
Civilisations, 59-1 | 2010
39
passage à l’acte. N’étant pas suscité par la socialisation sexuelle ordinaire ou« primaire », le désir homosexuel est présenté dans les discours des intéressés comme
naissant de l’initiation par un tiers, voire de la contrainte.
20 La conception de l’entrée dans la pratique homosexuelle comme processus deconversion par autrui apparaît à travers divers éléments de langage. On entend souvent
les individus ayant des pratiques homosexuelles dire qu’ils ont été « mis dedans » parquelqu’un, l’expression « être dedans » indiquant dans ce cas le fait de faire partie despersonnes qui ont des pratiques homosexuelles. La pratique homosexuelle est icipensée comme nécessitant un initiateur, c’est-à-dire comme une forme de connaissance
et de savoir-faire engendrée par un tiers. En témoignent aussi les termes français lesplus courants pour évoquer l’homosexualité, « milieu » et « branché », qui désignent
plus largement un groupe déterminé et le fait d’en faire partie, d’en détenir les clés, derépondre aux critères d’appartenance qui le définissent. Il arrive également d’entendre
un homme qui a des pratiques homosexuelles dire au sujet d’autres personnes qu’ « ilsne connaissent pas ça », c’est-à-dire qu’ils ne savent pas que cela existe et ne sont donc
pas en mesure d’imaginer ce que peuvent faire sexuellement deux hommes entre eux.Enfin, certains désignent par le terme bambara « fàamu », qui signifie « comprendre »ou « compréhension », l’individu qui a connaissance de l’homosexualité à travers despersonnes de son entourage mais n’en est pas lui-même un pratiquant avéré – ce quirappelle étrangement le terme espagnol « entendido » que l’on retrouve aussi bien enEspagne que dans différents pays d’Amérique latine pour désigner une réalité proche, àsavoir les hommes hétérosexuels qui ont des pratiques sexuelles avec des hommes
efféminés. Ainsi, l’entrée dans la sexualité entre hommes est-elle souvent pensée etvécue comme un accès à un monde caché de pratiques réservées à des initiés,
expliquant que beaucoup de ceux devenus « branchés » disent avoir été, la première
fois, incités, voire plus ou moins contraints à la relation sexuelle par un tiers.
… ou désir « naturel » ?
21 En appréhendant le mode d’entrée dans la sexualité de manière comparative, onconstate donc que la définition sociale de l’homosexualité détermine la façon dont ledésir s’exprime : en France, où la catégorie homosexuelle correspond à un modèle enréférence auquel se structure tout parcours de socialisation sexuelle, beaucouptémoignent de leurs attirances homosexuelles avant le passage à l’acte (Lhomond 1997),ce qui est rare à Bamako, où le désir homosexuel se trouve plus souvent révélé suite àune initiation impulsée, voire imposée, par autrui. Toutefois, cette explication ne
saurait suffire, en particulier parce que la contrainte semble ne pas toujours s’exercerau hasard. En effet, certains hommes décrivant une entrée dans la sexualité marquée
par une incitation musclée expliquent présenter des caractéristiques qui ont pufavoriser le passage à l’acte de leur initiateur, tels que l’efféminement.
22 En effet, à Bamako, comme en France, certains jeunes garçons adoptent précocement
des attitudes ou des goûts réputés féminins. Dans la plupart des cas, les rappels àl’ordre scandés par l’environnement social auront pour effet de les réorienter vers desrôles de genre plus conformes aux modèles prescrits. L’efféminement peut alorsdevenir une partie de la personnalité dont l’expression sera limitée à quelquescontextes favorables. Plus rarement, il constitue une caractéristique permanente del’individu. Mais il n’existe à Bamako aucune institution de l’inversion de genre qui
Civilisations, 59-1 | 2010
40
pourrait s’apparenter aux catégories socialement reconnues d’hommes apparentés augenre opposé décrites ça et là dans la littérature anthropologique.
23 Selon certains des garçons interrogés, ce sont leurs attitudes féminines qui ont pustimuler le comportement sexuel imposé par l’initiateur :
- Est-ce que tu peux nous expliquer un peu comment tu es arrivé à cette pratiquehomosexuelle ?- Je veux parler en majorité, quoi ! J’étais comme ça depuis longtemps, mais jen’avais pas commencé la pratique. Je veux dire que moi je suis naturellementcomme ça, comme une femme, quoi ! Mais je n’avais pas commencé. Je peux direque j’ai véritablement commencé cette année même. J’ai commencé parce qu’onm’a violé. J’étais ami avec quelqu’un, mais je ne savais pas qu’il faisait ce genre dechose. Il m’a violé en me faisant l’amour. J’avais quand même des modèles defemmes mais je n’avais pas encore commencé à faire la pratique. (Entretien 3,20 ans)Quand je commençais la pratique, j’étais encore très jeune (12 ans environ).J’apportais du manger pour ma grand-mère au jardin. Un beau jour j’ai rencontréun monsieur sur mon chemin qui amassait de l’herbe. Il m’a approché pour prendresatisfaction de moi. Il a éjaculé et m’a mouillé tout le corps de son sperme sans fairede pénétration anale au juste. Un bon moment après, j’ai découvert le domicile dumonsieur avec mon camarade de classe qui fait la même résidence que lui. Dès lorsje n’ai cessé de fréquenter le monsieur pour qu’il reprenne les mêmes choses.- Pourquoi le monsieur a eu le courage de vous aborder en ce sens ?- C’est moi qui suis parti vers lui pour lui demander le passage car l’endroit étaittrès herbacé. Bien avant, j’avais des caractéristiques féminines, je crois que c’est cequi l’a surtout incité. (Entretien 6, 24 ans)
24 D’autres garçons évoquent différemment le rôle de leur efféminement, en suggérant
non pas qu’il a incité des hommes à engager une relation sexuelle, mais qu’il aprovoqué leur stigmatisation et que cette désignation extérieure de leur
« homosexualité » est à l’origine de leur passage à l’acte :- Comment êtes-vous venu à l’homosexualité ?- Depuis que j’étais petit, l’entourage me qualifiait d’homosexuel. À vrai dire j’avaisla « déclaration », c’est-à-dire les signes féminins : la lenteur de la démarche, de laparole, la gesticulation. S’il arrivait que quelqu’un me qualifie, je pouvais l’insulterpère et mère que je ne saurais pas prononcer maintenant. Cela date des années1998-1999. Par mépris pour la qualification qu’ils m’attribuent, j’ai décidé par moi-même d’adhérer à la pratique contre leur gré.- Pensez-vous que c’est seulement la raison ?- Oui. […]- Je n’arrive pas à comprendre comment les sabotages des gens vous ont poussé àcette pratique…- À supposer que, quelqu’un de passage, qu’on lui dise « pédé ». C’est la même chosequ’on me disait.- Est-ce ce qui vous a réellement poussé à cette pratique ?- Juste ! C’est bien ça. (Entretien 11, 22 ans) - Quelles sont les motivations liées à la pratique ?- Au delà de l’aspect matériel et du plaisir qu’on y trouve, on peut aussi retenir lecaractère naturel de la pratique chez certains. Tel est mon cas par exemple. Eneffet, ayant une voix et un comportement à tendance beaucoup féminin, les gensme taxaient d’être du « milieu » alors que je ne l’avais pas encore intégré. Ils necessaient de me critiquer. C’est ainsi que j’ai lancé le défi à quiconque pourm’empêcher de faire cette pratique. Et c’est comme ça que j’ai commencé à vivredans le « milieu ». Aujourd’hui personne ne peut me parler de ça ouvertement.(Entretien 28, 17 ans)
Civilisations, 59-1 | 2010
41
25 Ces nouveaux éléments permettent d’amender l’analyse qui précède, en ce qu’ilssuggèrent fortement que l’efféminement qui caractérise certains jeunes hommes dits« déclarés » constitue l’un des facteurs qui déterminent leur entrée dans la sexualitépar des effets d’assignation, qu’ils soient de l’ordre du rapport sexuel contraint ou de lastigmatisation provoquant par ricochet le passage à l’acte sexuel. Mais cetefféminement est aussi considéré par les intéressés comme le signe que leur attirance
pour les personnes de même sexe est « naturelle ». Si la catégorie homosexuelle
n’existe pas à Bamako avec la même prégnance qu’en France, certains expliquent
néanmoins avoir été catégorisés comme faisant partie du « milieu » avant de considérer
eux-mêmes qu’ils y appartenaient, et présentent a posteriori leurs attributs féminins
comme annonciateurs d’un désir homosexuel.
26 Ces exemples montrent encore que la désignation extérieure porte moins sur lecomportement sexuel effectif que sur la non-conformation des individus concernés auxnormes de leur genre, en tant qu’elle annonce potentiellement une orientation dudésir. De manière révélatrice, les deux termes les plus utilisés pour qualifierpéjorativement les « homosexuels » masculins sont le mot wolof « góor-jigéen », quise traduit littéralement par « homme-femme », et le mot bambara « sa », qui signifie
« serpent », en référence au mouvement ondulatoire de l’animal, en ce qu’il évoque une
démarche féminine. Ce dernier terme est utilisé plus largement comme injure endirection des hommes jugés insuffisamment masculins et témoigne donc à la fois dustigmate que suppose la non-conformation de genre et du fait que le comportement
homosexuel est conçu principalement comme une modalité du genre. Mais cesdifférents éléments indiquent aussi que le comportement homosexuel, à travers une
lecture comme inversion de genre impliquant donc une inversion du désir, peut êtreconsidéré comme « naturel » dans le contexte bamakois, tant par les personnes
directement concernées que par les autres.
27 Ainsi, à travers les différents propos relevés ici, deux conceptions majeures ducomportement homosexuel s’expriment, l’une considérant qu’il renvoie à un savoir-faire nécessitant une initiation, l’autre selon laquelle certains individus y seraient
naturellement disposés par leur apparentement au genre opposé, ces deux conceptions
n’étant évidemment pas exclusives l’une de l’autre. En même temps que deuxconceptions du désir homosexuel, ce sont aussi deux populations que l’on voit sedessiner, celle des hommes efféminés et celles des hommes conformes aux normes de lamasculinité – les deux découpages étant partiellement superposables. Cette dichotomie
implique un rapport différencié au stigmate : en fonction du degré d’identification
extérieure de la personne comme ayant des pratiques homosexuelles, notamment selonsa conformation ou non aux normes de genre, l’exposition au risque de stigmatisation
et sa gestion peuvent varier. Dans tous les cas cependant, chacun entend éviter lesentiment de honte qu’induit l’adoption de comportements socialement considérés
comme inconvenants, dont font partie les pratiques homosexuelles.
Se soustraire à la honte
28 Dans une série d’articles connus pour les critiques qu’ils ont inspirées, John C. Caldwell
et ses collaborateurs ont voulu caractériser la « sexualité africaine » par opposition ausystème eurasien, en postulant notamment l’absence de « culpabilité profonde » (deepguilt) dans la conception africaine de la sexualité (Caldwell et al. 1989), ce point
Civilisations, 59-1 | 2010
42
faisant partie de ceux qui ont été contestés, même s’il n’est pas le principal. Dans lecadre de ces échanges, ni l’équipe de Caldwell, ni la majorité des critiques n’ont évoquéles comportements homosexuels, conformément au silence plus général des chercheurs
sur le sujet jusqu’au début des années 2000 (Epprecht 2008 ; Broqua 2009b). Pourtant,
l’absence supposée de culpabilité liée à la sexualité ne devrait-elle pas être logiquement
jugée favorable à l’existence de comportements homosexuels ? Il ne faudrait pas que lespropositions contestables de l’équipe de Caldwell entraînent le rejet de touteinterrogation sur le sujet, car la question du lien éventuel entre culpabilité et sexualitéen général, ou entre culpabilité et pratiques homosexuelles en particulier, mérite
certainement d’être posée. Pour y répondre, il peut être utile de revenir à la distinction
classiquement établie entre la culpabilité et la honte. Fréquente en psychologie, cettedistinction a d’abord marqué la littérature anthropologique (Benedict 1946 ; Mead
1950). Dans un ouvrage phare de l’école culturaliste, où sont comparés le Japon et lesÉtats-Unis, Ruth Benedict (1946) distingue « cultures de la culpabilité » (guiltcultures) et « cultures de la honte » (shame cultures). Dans les premières (ici lesÉtats-Unis), les conduites sont dictées par une logique intrapsychique supposant
l’intériorisation de la faute et l’examen de conscience, tandis que dans les secondes (icile Japon), c’est la crainte du regard des autres et des sanctions externes qui régule lescomportements. Cette distinction a bien sûr été fortement critiquée, à l’instar duprincipe même fondant la méthode culturaliste mise en œuvre par Ruth Benedict, pourson généralisme et (donc) son réductionnisme. Toutefois, la distinction entre honte etculpabilité ne doit pas être entièrement rejetée ; sa portée explicative s’avère non
négligeable dans le cas d’une approche comparée des pratiques homosexuelles.
29 Dans les pays d’Amérique du Nord ou d’Europe, en matière d’orientation homosexuelle,
la honte est souvent conçue et désignée comme le sentiment à combattre parexcellence (Hillier et Harrison 2004). Les mouvements homosexuels lui ont opposél’injonction à la fierté (pride). En revanche, la culpabilité, dont la puissance régulatriceest au moins aussi forte, se trouve rarement mise en cause. Lorsqu’elle est évoquée, ellepeut même être présentée comme bénéfique ; un psychiatre et psychanalyste écritainsi : « la honte pour une faute publiquement découverte est beaucoup plus gravement
redoutée que la culpabilité attachée à des fautes qui peuvent rester secrètes. Laculpabilité est une forme d’intégration sociale alors que la honte est une
désintégration. » (Hefez 2003 : 151).
30 Au Mali, comme dans bien d’autres pays africains, la honte (màlo en langue bambara)
constitue un puissant régulateur social, en ce qu’elle représente une menace contre
l’honneur (dànbe) et doit donc être évitée par tous les moyens possibles (Bouju 2004).Dans ce contexte, le comportement homosexuel est bien plus fortement régulé par lahonte que par la culpabilité. Un homme qui n’éprouve pas de culpabilité manifeste àadopter des comportements homosexuels peut dire avoir honte de tout gestedémonstratif en public avec son partenaire par exemple. Alors qu’en France, lescomportements sexuels sont conditionnés avant tout par l’incorporation des normes dela morale chrétienne et des sciences médicales ou psychologiques qui ont
progressivement façonné la définition sociale des catégories sexuelles, ce sont
davantage les conditions sociales de l’exercice de la sexualité, en particulier cellesrelatives à l’évitement de la honte, qui s’avèrent contraignantes à Bamako.
31 Toutefois, bien que la honte domine incontestablement dans le contexte malien, laculpabilité n’y est pas inexistante. Pour déceler le sentiment de culpabilité qui peut être
Civilisations, 59-1 | 2010
43
associé aux pratiques ou aux désirs homosexuels, il peut être utile de s’intéresser non
pas tant aux individus qui s’adonnent à de telles pratiques qu’à ceux qui sont tentés
mais s’interdisent de passer à l’acte, à l’instar de Moussa par exemple. Celui-ci réside àproximité d’un maquis de Bamako fréquenté par de nombreuses personnes ayant despratiques homosexuelles, dans lequel il se rend parfois. Ayant été sollicité par certains
hommes, il en vient progressivement à s’interroger sur son désir d’expérimenter lapratique homosexuelle. Sans jamais oser tenter l’expérience, il éprouve (et exprime)
continuellement la tension psychique que ce désir lui inspire. Moussa est un fervent
musulman et lorsqu’il évoque cette impossibilité de passer à l’acte en dépit de sondésir, il l’explique généralement par son engagement religieux. Ce seul exemple suffit àmontrer que la régulation des comportements homosexuels ne relève pas
exclusivement des stratégies visant l’évitement de la honte, mais aussi d’un sentiment
de culpabilité, puisque certains s’interdisent des pratiques sexuelles qui pourraient
avoir lieu sans que quiconque en ait connaissance. Cette culpabilité découle en grande
partie de l’intériorisation d’une conception du rapport homosexuel comme péché et desa condamnation par l’Islam, sachant que les références à ce comportement ne sont pasrares lors des prêches à Bamako. Aussi bien, pendant le mois de carême, nombreux sont
les pratiquants qui s’abstiennent de toute relation sexuelle en général, et homosexuelle
en particulier. Si la sexualité se trouvait exclusivement régulée par le risque de honte
que peut engendrer le regard de l’autre, pourquoi ici encore certains s’interdiraient-ils
des comportements sexuels pouvant s’accomplir à l’abri des regards ? L’intégration etle respect des normes de la sexualité dictées par l’Islam renforcent chez certains
l’examen de conscience individuel, et nourrissent en cela un sentiment de culpabilitéqui se superpose au sens de la honte.
32 Mais tous les hommes concernés entretiennent-ils le même rapport à la honte ? Dans
un article sur les pratiques homosexuelles au Nicaragua, Roger N. Lancaster montre
qu’une distinction nette s’opère entre hommes « actifs » et hommes « passifs » dans larelation sexuelle : les premiers ne mettent pas leur honneur en danger tandis que lesseconds sont susceptibles de honte (Lancaster 1988). À Bamako, dans les conceptions
comme dans les pratiques de l’homosexualité, il existe aussi une séparation entre lesrôles « actifs » et « passifs », qui renvoie en partie à une distinction entre les hommes
efféminés et les autres. Mais cette distinction est moins clivante qu’au Nicaragua dupoint de vue de la respectabilité sociale. Même lorsqu’ils se conforment aux normes
dominantes de la masculinité, les hommes qui ont des pratiques homosexuelles dans unrôle « actif » encourent le risque d’être stigmatisés si cela se sait. Contrairement autableau dépeint à propos du Nicaragua, le partenaire « actif » n’échappe pasautomatiquement à la honte à Bamako, où toute assimilation à un comportement
homosexuel est potentiellement stigmatisée.
33 Soucieux de contrer la menace sociale de la honte, les hommes qui ont des pratiqueshomosexuelles se montrent attachés à la sutura. La notion de sutura, surtout connue
au Sénégal en langue wolof, mais qui existe aussi en langue bambara, désigne ladiscrétion, le comportement susceptible de préserver la réputation et le respect de lavie intime. Ici, le meilleur moyen d’échapper à la honte est le silence ou le mensonge
qui, plus généralement, sont constamment mobilisés dans les relations sociales. Alors
qu’en France, le sentiment de culpabilité associé à l’homosexualité découle notamment
du mensonge que beaucoup s’imposent sur leurs pratiques, en tant qu’il est contraire àla morale (religieuse ou ordinaire), au Mali le mensonge correspond au contraire à l’undes principaux outils permettant de se soustraire à la honte. Ici, l’exposition au risque
Civilisations, 59-1 | 2010
44
de honte n’est pas distribuée selon le rôle que les individus occupent dans la relationsexuelle, mais bien selon leur aptitude à ne pas faire montre de leurs pratiques ouinclinaisons homosexuelles.
Savoir taire le désir homosexuel
34 À Bamako, les personnes qui ont des pratiques homosexuelles s’emploient à ledissimuler, comme l’indique bien le vocabulaire de l’homosexualité qui recourt dans cemême but à des termes non explicites et non spécifiques, tels que « branché » ou« milieu ». Si des stratégies sont développées afin de maintenir le secret sur cespratiques, c’est que l’hostilité à l’égard de l’homosexualité est fort prégnante. Parmi lesplus enclins à exprimer une telle hostilité, certains Bamakois travaillant en contact
avec les « toubabs » (Blancs) sont en bonne place, pour des raisons qui procèdent
précisément de leur proximité ambiguë avec les visiteurs occidentaux. En même temps,
les hommes qui ont des pratiques homosexuelles, y compris lorsqu’ils sont aisément
identifiables comme tels par leur seule apparence, ne sont pas forcément l’objet deremarques ou d’injures frontales. À ce sujet comme sur bien d’autres points, chacun faitvis-à-vis des autres comme s’il ne savait pas, tant que rien n’est verbalisé parl’intéressé. Les personnes concernées peuvent bénéficier d’une relative indulgence dèslors qu’elles font jouer cette règle du silence imposée par les convenances sociales qui,en principe, interdisent de s’étendre sur les éléments discréditables de la vie privéed’un individu en sa présence. Afin d’exemplifier ce processus, je présenterai la situationconcrète d’un jeune Bamakois.
35 Issa vit avec sa famille dans un quartier populaire de la ville, depuis sa naissance à la findes années 1970. Après avoir fait l’expérience de relations sexuelles avec quelquesjeunes femmes, maliennes et françaises, il rencontre au début des années 2000 unFrançais résidant au Mali, avec lequel il découvre la sexualité entre hommes. Quelques
mois plus tard, il fait la connaissance de David, un autre Français, avec lequel il décided’entretenir une relation suivie. Placé au contact de toubabs dans le cadre de sonactivité professionnelle, il se trouve immergé dans un milieu d’individus qui vivent dumême travail et dont beaucoup résident dans son quartier. Tous le respectent, en partieen raison du fait qu’il leur procure régulièrement du travail. Issa est un noctambule etsort presque chaque soir dans les maquis les plus animés de la ville, dont certains sont
fréquentés à la fois par des hommes ayant des pratiques homosexuelles et par cesjeunes hommes qui travaillent avec des toubabs. Son nouveau compagnon
l’accompagne le plus souvent et, comme il est de coutume au sein d’un couple dont l’undes partenaires est plus fortuné que l’autre, il prend en charge pour Issa les frais dechaque sortie. Ainsi, cette relation est rapidement connue de ceux qui ont l’œil exercé.C’est qu’à Bamako, le contrôle social s’exerce sans relâche ; afin de garantir le secret surses pratiques sexuelles, il est nécessaire de déployer des trésors d’ingéniosité enmatière de camouflage, de non-dit ou de faux-semblant, et le savoir-faire en la matière
excelle chez beaucoup. La particularité du couple que forment Issa et David est d’êtreconfronté, lors de ses sorties, à la fois aux hommes ayant des pratiques homosexuelles
qui les considèrent comme des « pairs », et aux jeunes hommes travaillant avec destoubabs que connaît très bien Issa. David se demande durant plusieurs mois si cesderniers comprennent la nature du lien qui l’unit à son compagnon. Lorsqu’il interroge
Issa à ce sujet, ce dernier lui répond avec assurance qu’ils ne savent rien. Pourtant, Issa
Civilisations, 59-1 | 2010
45
informe David à plusieurs reprises du fait que certains d’entre eux ont fait part à songrand frère de leurs soupçons, voire de leurs certitudes quand à l’homosexualité deDavid, le « si proche ami d’Issa ». Au fil du temps, les liens entre nos deux protagonistes
se distendent. Au moment de la saison froide, qui est aussi la saison la plus touristique,David sort de plus en plus souvent sans Issa, trop accaparé par son travail. À différentes
reprises, il se trouve alors confronté à des remarques ou des injures proférées par descollègues d’Issa, qui comportent des allusions évidentes à leur relation. Le lendemain
de l’incident le plus virulent, David le raconte à Issa qui lui répond que ses agresseursne se seraient jamais permis de tels comportements en sa présence. Ce dernier décided’intervenir avec son grand frère auprès des agresseurs qu’ils connaissent bien,
lesquels présentent finalement des excuses. David découvre ainsi que les proches d’Issaavaient compris probablement depuis longtemps la nature du lien l’unissant à son ami
français, mais qu’ils ne pouvaient se permettre d’y faire allusion en sa présence.
36 Cet exemple montre de manière claire qu’il ne suffit pas que les pratiqueshomosexuelles d’un individu soient connues pour être dénoncées ; le silence d’Issa surleur existence remplit une fonction performative. Comme l’écrit Raymond Jamous ausujet du monde méditerranéen : « Si le mensonge met l’autre à distance, c’est moins
pour l’empêcher de connaître votre secret que pour l’empêcher de le révéler, d’enparler en public devant vous. » (Jamous 1993). En revanche, les conditions sociales ne
sont pas réunies pour que David échappe à une agression qui est ici possible contre untoubab « isolé », alors qu’elle ne l’aurait pas été envers un Bamakois ordinairement
habile. La logique mise en exergue par cet exemple renvoie plus largement à la fonction
sociale du silence et du mensonge au Mali (Hoffman 1998 ; Jansen 2001), bien illustréepar le terme bambara gundo qui, généralement traduit par « secret », désigne aussiune réalité qui est connue de tous mais dont personne ne doit parler.
37 Le rôle central du secret, du silence et du mensonge dans la gestion du risque destigmate lié aux pratiques homosexuelles, à Bamako comme dans d’autres contextes
africains (Courtray 1998 ; Teunis 2001), ne peut manquer d’apparaître fortement
contradictoire avec la conception dominante de l’accomplissement homosexuel auxÉtats-Unis ou en France par exemple (Broqua et de Busscher 2003). Depuis plus d’unsiècle, l’orientation sexuelle y est soumise à une véritable épreuve de vérité,permettant de satisfaire la « volonté de savoir » (Foucault 1976) au moyen detechnologies confessionnelles tout d’abord mises en œuvre par la religion, la médecine,
la psychiatrie ou la psychanalyse, et relayées aujourd’hui par les médias et les nouvelles
techniques d’information et de communication. Le coming out, par lequel estdésignée la révélation à autrui de sa propre homosexualité, est devenu une étapeincontournable de la carrière homosexuelle, prescrite par les homosexuels eux-mêmes
depuis l’apparition des mouvements dits de libération, en même temps que parl’ensemble de la société (Cain 1991 ; Herdt et Boxer 1993). Bien entendu, cette incitation
au discours et au dévoilement ne suffit pas à homogénéiser les modes de vie ou lesformes identitaires, mais elle impose un modèle dominant en fonction duquel seconstitue tout positionnement en la matière.
38 Pour beaucoup d’hommes ayant des pratiques homosexuelles à Bamako, l’idée decoming out, telle que définie par son acception la plus récente, n’a pas de sens. Cettevolonté de faire savoir est en effet parfaitement contraire au principe de discrétion, etmême de brouillage des pistes, à propos de la vie intime, qui guide plus généralement lecomportement de chacun à Bamako. Cela ne signifie pas que la « volonté de savoir » n’y
Civilisations, 59-1 | 2010
46
existe pas, mais qu’elle ne peut y être satisfaite par les mêmes techniques qui la servent
en France ou aux États-Unis. Contrairement aux pratiques confessionnelles chrétiennes
qui cherchent à délier les langues, le contexte musulman de Bamako incite plutôt ausilence. Face aux interdits de l’Islam, en matière d’homosexualité comme dans le casd’autres comportements proscrits, le mensonge représente une ressource inépuisable.
39 Dans le cadre de l’idéologie du dévoilement qui s’impose en France ou aux États-Unis,
dire le désir homosexuel est aussi le consacrer, c’est atteindre le stade ultime del’accomplissement, celui de la libération. Contestant « l’hypothèse répressive »soutenue par les mouvements de libération, Michel Foucault a bien montré que le faitde dire sa sexualité ou son désir, c’est d’abord répondre à l’incitation au discours(Foucault 1976). Mais il faudrait ajouter que dans ces pays occidentaux, c’est aussi selibérer du sentiment de culpabilité que provoque le silence sur le fait de se considérer
homosexuel. À Bamako, le sentiment de culpabilité associé à la pratique homosexuelle
est moins prégnant, comme j’ai voulu le montrer, et surtout, lorsqu’il existe, il ne peuten aucune manière trouver le soulagement par la confession.
40 L’expression coming out n’a cependant pas toujours été définie par la signification
étroite que nous lui connaissons aujourd’hui ; elle a connu une évolution sémantique.
Autrefois, elle désignait non pas le fait de révéler son homosexualité auprès de sonentourage, mais l’intégration au monde homosexuel (Chauncey 1994). Dans ce sens plusancien, elle peut aider à décrire le processus de socialisation homosexuelle d’une partiedes hommes rencontrés à Bamako, et des modes d’articulation possibles entre désirhomosexuel et constructions identitaires.
Sentiments d’appartenance et trajectoires identitaires
41 Le silence entourant le désir homosexuel s’accompagne plus largement, dans lamajorité des cas, d’une conformation au modèle dominant de la conjugalité
hétérosexuelle et de la reproduction. L’expérience homosexuelle est presque toujoursune expérience parallèle, qui peut occuper une place importante dans la vie del’individu, mais ne se substitue pas à la carrière hétérosexuelle et aux rôles d’époux, depère, de chef de famille que suppose ordinairement le statut masculin. Pour leshommes concernés, le meilleur moyen de ne pas inspirer de soupçons sur le fait d’avoirdes pratiques homosexuelles est d’être officiellement engagé dans une relation decouple avec une femme (au minimum) ; à partir d’un certain âge (la trentaine environ),
ne pas se marier est perçu comme anormal, à plus forte raison si l’on gagne sa vie. Mais
cette conformation à la conjugalité hétérosexuelle n’est pas nécessairement une
couverture, elle répond souvent à une aspiration que la pratique ou le désirhomosexuels ne concurrencent pas. Dans le contexte bamakois, les expériences
homosexuelles peuvent être vécues intensément sans empêcher que soit parallèlement
respecté l’ordre dominant de la parenté et de la reproduction.
42 Le fait de taire le désir homosexuel ou celui de se conformer à la conjugalité
hétérosexuelle n’interdisent pas à une partie au moins des hommes ayant des pratiqueshomosexuelles d’éprouver le sentiment d’appartenir à un groupe formé par le partaged’un désir sexuel commun. Dans les propos des individus concernés, entendus dans lavie quotidienne ou lors des entretiens, affleurent sans cesse différents signes
d’identification à un groupe. Le seul fait de nommer l’homosexualité par les termes
« milieu » et « branché » signale une conscience collective. Dans les entretiens, on
Civilisations, 59-1 | 2010
47
constate clairement un sentiment d’appartenance communautaire, que renforcent lesilence et le secret partagés, ainsi que la capacité des individus concernés à identifier
leurs pairs, à l’inverse du plus grand nombre, ce que l’un d’eux exprime ainsi : « C’estcomme une association de sorciers, dès qu’on se voit, on se reconnaît. » (Entretien 7, 16ans). C’est aussi que parallèlement au silence maintenu vis-à-vis de l’extérieur, lacirculation, parmi les personnes concernées, d’informations sur les pratiqueshomosexuelles des uns ou des autres, crée les conditions d’existence d’un vaste réseaud’interconnaissance.
43 Dans de nombreux pays du monde, la vie homosexuelle urbaine se caractérise parl’existence de lieux de rencontre publics, extérieurs ou fermés, où s’exerce une
sexualité dite « anonyme », c’est-à-dire entre partenaires qui ne se connaissent pas etn’échangent parfois aucun mot, dessinant les contours d’une « communauté
silencieuse » (Delph 1978). Il n’existe pas d’espace de ce type à Bamako, à l’exceptiond’un lieu de drague extérieur assez peu fréquenté. Parce que les espaces de rencontre
spécifiques sont rares et que les risques de dévoilement sont importants dans la viecourante, les hommes qui ont des pratiques homosexuelles ont pour habitude de seprésenter mutuellement leurs connaissances, dans le but de nouer des relations
sexuelles ou amicales. Ce faisant, ils tissent un réseau social alimenté par la loi dusilence que chacun s’efforce de respecter sur ses propres pratiques, tout en faisant ensorte qu’elle ne soit pas brisée par les autres. Ces mises en relation limitent l’isolement
et favorisent la solidarité, mais elles renforcent en même temps le contrôle social quis’exerce au sein même de ce monde parallèle.
44 Depuis quelques années, ce réseau est alimenté par les rencontres qui s’effectuent aumoyen d’internet. Différents sites gratuits sont utilisés par les hommes en quête derelations homosexuelles à Bamako. Progressivement, au fil des rencontres rendues
possibles par ces sites, leurs usagers ont formé un nouveau réseau d’interconnaissance
disséminé dans toute la ville, qui s’est greffé au premier. L’une des caractéristiquesnotables de ces nouveaux modes de rencontre, en particulier dans une perspectivecomparée, c’est ici encore la rareté des pratiques de « sexualité anonyme », que l’usaged’internet favorise pourtant fortement dans d’autres régions du monde. Alors quesouvent, les individus qui utilisent internet à Bamako ne sont pas les mêmes que ceuxqui sont déjà insérés dans des formes de sociabilité homosexuelle, ils vont
progressivement intégrer le « milieu » suite à leur rencontre avec d’autres usagers dessites qui en font déjà partie, à travers par exemple la fréquentation de lieux publicsspécifiques, tels que certains maquis.
45 Ainsi, en raison de l’information qui circule et des rencontres en chaîne qui s’effectuent
dans la vie courante, avec ou sans le recours à internet, l’anonymat entre hommes
ayant des pratiques homosexuelles est très rare, à l’inverse de la situation desmétropoles européennes ou américaines. L’existence du réseau social formé par cesrelations dépend en premier lieu du silence que ceux qui le composent maintiennent
sur leur sexualité. Le fait que chacun soit informé des pratiques homosexuelles desautres ne permet pas seulement l’identification de « semblables » avec lesquelss’associer ou nouer des relations de différentes natures, mais aussi de disposerd’informations qui pousseront chacun à taire celles dont il dispose sur l’autre. Chacun
obtient le respect du silence de l’autre par le fait de connaître ses pratiques, sur la based’un contrat tacite selon lequel si l’un parle, l’autre le fera aussi. Si cela fonctionne le
Civilisations, 59-1 | 2010
48
plus souvent, il arrive cependant que certains se livrent à des actes de chantage ou àdes révélations gênantes.
46 Loin d’être homogène, en dépit du sentiment d’appartenance commune, la populationdes hommes ayant des pratiques homosexuelles se trouve clivée en deux principaux
groupes, comme nous l’avons vu plus haut : ceux qui ne sont pas identifiables à l’œil nu
et ceux qui sont parfois qualifiés de « déclarés », c’est-à-dire dont l’apparence
efféminée à valeur d’affirmation publique de l’orientation sexuelle. Cette divisionrappelle très fortement celle entre groupes d’ « homosexuels secrets » et
d’ « homosexuels déclarés » qui structurait la « communauté homosexuelle » deMontréal dans les années 1950 (Leznoff et Westley 1956). À Bamako, comme dans lecontexte étudié par Leznoff et Westley, les hommes qui ne sont pas repérablescraignent fortement l’assimilation à ceux qui le sont, et évitent soigneusement leurcompagnie afin de n’encourir aucun risque de dévoilement. Le fait qu’il existe ainsi
deux catégories d’hommes dont les relations oscillent entre défiance et évitement, à lafois atteste du sentiment de constituer une communauté globale (ce que déplorent lesuns et soulignent les autres) et rend impossible son développement unifié.
47 Comme dans d’autres capitales du monde, la socialisation homosexuelle à Bamako
s’effectue donc chez beaucoup en deux temps : celui de la socialisation primaire,
principalement hétérocentrée, puis celui de l’intégration à un réseau
d’interconnaissance parallèle. Mais ici, la phase de socialisation sexuelle secondaire
n’implique généralement pas de divulgation publique de l’orientation sexuelle.Contrairement aux scénarios majoritairement prescrits (sinon suivis) en France ou auxÉtats-Unis, l’expérience des Bamakois montre que le désir homosexuel peut être vécusans que s’impose la tentation de choisir un mode de vie alternatif dans le cadre duquels’exprimerait une vérité du sujet définie par sa seule sexualité. Si les trajectoiresidentitaires des hommes ayant des pratiques homosexuelles sont façonnées par cetteexpérience de l’homosexualité parallèle, la socialisation secondaire que cetteexpérience suppose parfois s’accomplit le plus souvent sans rupture biographique,
notamment du point de vue familial. Autrement dit, alors qu’en France, chez leshomosexuels, la phase de socialisation secondaire s’accompagne souvent d’un certainnombre de changements – déménagement vers une plus grande ville, distension desliens avec l’entourage familial ou amical initial, etc. – à Bamako, l’intégration au« milieu » s’effectue le plus souvent de manière parallèle voire superposée (mais
invisible) au maintien des liens familiaux, amicaux ou communautaires forgés au coursde la socialisation primaire.
48 Certains hommes n’entendent cependant pas suivre cette voie de l’homosexualité
vécue parallèlement à la conjugalité hétérosexuelle ou limitée à l’inversion de genre.
Une distance est alors prise à l’égard du modèle local des identités sexuellesminoritaires et du principe dominant qui détache la vérité du sujet de sa sexualité, pourlui substituer une conception de l’authenticité de soi où les pratiques homosexuelles
trouvent une place. Certains hommes qui quittent le Mali pour l’Europe, l’Amérique duNord ou d’autres pays plus proches, provisoirement ou plus durablement, vont parfoissuivre une trajectoire de socialisation homosexuelle plus fortement construite enréférence à des modèles extérieurs. Par exemple, Alassan, alors qu’il s’apprête à quitterBamako pour un pays du Maghreb afin de s’y installer avec son compagnon français etd’y poursuivre ses études, m’explique que l’on ne peut compter que sur soi pours’extraire des contraintes qui pèsent sur l’individu du point de vue de la trajectoire
Civilisations, 59-1 | 2010
49
sexuelle ou conjugale. Dernier enfant de sa fratrie, il a très tôt œuvré à conquérir sonautonomie pour ne pas se trouver confiné par l’emprise de sa famille et l’autorité de sesaîné-e-s, puisqu’il ne souhaitait ni se marier ni avoir d’enfant, ce qui est très rare àBamako. Lorsque ses sœurs lui demandent quand il va se marier et faire des enfants, illeur répond qu’elles ont déjà elles-mêmes beaucoup d’enfants, que ce sont aussi « ses »enfants. Il leur dit qu’il veut simplement réaliser son rêve, et lorsqu’elles lui demandent
quel est ce rêve, il leur répond que cela ne les regarde pas. Au sujet de sa lecture encours d’un ouvrage sur l’homosexualité en France qu’il m’a demandé de lui procurer, ilme dit que cela l’intéresse car cela lui apporte beaucoup d’informations sur l’histoire,
avant d’ajouter : « Je ne veux pas être étranger dans ma propre vie. »
***
49 Si, dans le contexte bamakois, le désir homosexuel contribue moins à définir la véritédu sujet que dans d’autres contextes, il apparaît à l’issue de ce texte qu’il n’est pas sans
effet sur les constructions identitaires, individuelles et collectives. L’un des signes enest ce sentiment d’appartenance qui relie bien des hommes ayant des pratiqueshomosexuelles. Le débat houleux qui a opposé approches constructionnistes etessentialistes de l’histoire de l’homosexualité portait notamment sur ce point : lestenants de la première approche reprochaient aux seconds un anachronisme lorsqu’ilsévoquaient des groupes plutôt que des pratiques à propos des époques au coursdesquelles n’existait pas de catégorie « homosexuelle » socialement instituée. Il ne
faudrait pas laisser cet antagonisme se rejouer non plus sur une échelle diachronique
mais sur celle de la géographie culturelle, en considérant que dans un contexte où,comme à Bamako, la catégorie sociale de l’homosexualité ne s’affirme pas sous une
forme instituée ni publique, il n’existerait que des comportements homosexuels etaucune identité associée. Bien que la catégorie homosexuelle y soit peu prégnante etsouvent rejetée comme étrangère aux mœurs locales, il existe un sentiment
communautaire et donc une production identitaire qui découlent non seulement de lapratique mais aussi du désir homosexuel. Car si le sentiment d’appartenance collectivedont témoignent les « branchés » bamakois n’est pas exactement assimilable à l’identité
homosexuelle des capitales d’Europe ou d’Amérique du Nord, il n’est pas réductible auseul partage d’une même pratique sexuelle mais se fonde aussi sur l’idée d’un désirsexuel commun. En se focalisant sur une distinction entre pratiques et identités, lestenants de l’approche constructionniste ont négligé cet élément qui structure pourtant
les catégories de pensée de la sexualité et mérite en cela toute l’attention des sciences
sociales. En dépit des réserves de Michel Foucault concernant cette notion, le désirn’est pas seulement un instrument servant la sujétion des individus, mais aussi un outilde subjectivation dont certains se saisissent pour négocier la définition de leur identité
sociale, à Bamako comme ailleurs.
Civilisations, 59-1 | 2010
50
BIBLIOGRAPHIE
BAJOS, Nathalie et Michel BOZON, 2008. « Les agressions sexuelles en France : résignation,
réprobation, révolte », in Nathalie Bajos, Michel Bozon et Nathalie Beltzer (éds), Enquête sur
la sexualité en France : pratiques, genre et santé. Paris : La Découverte, p. 381-407.
BENEDICT, Ruth, 1987 [1946]. Le chrysanthème et le sabre. Arles : Philippe Picquier.
BOUJU, Jacky (éd.), 2004. Les incivilités de la société civile : espace public urbain,
société civile et gouvernance communale à Bobo-Dioulasso et Bamako. Paris :rapport GEMDEV-ISTED.
BROQUA, Christophe,
2009a. « Sur les rétributions des pratiques homosexuelles à Bamako », Canadian Journal of
African Studies/Revue canadienne des études africaines, 43 (1), p. 60-82.
2009b. « Une découverte scientifique récente : l’homosexualité en Afrique », in Jean-Philippe
BROQUA, Christophe et Pierre-Olivier DE BUSSCHER, 2003. « La crise de la normalisation : expérience
et condition sociales de l’homosexualité en France », in Christophe Broqua, France Lert et Yves
Souteyrand (éds), Homosexualités au temps du sida : tensions sociales et
identitaires. Paris : ANRS, p. 19-33.
CAIN, Roy, 1991. « Disclosure and secrecy among gay men in the United States and Canada : a shift
in views », Journal of the History of Sexuality, 2 (1), p. 25-45.
CALDWELL, John C., Caldwell, PAT et Pat QUIGGIN, 1989. « The social context of AIDS in Sub-Saharan
Africa », Population and Development Review, 15 (2), p. 185-134.
CARRIER, Joseph et Stephen O. MURRAY, 1998. « Woman-woman marriage in Africa », in Stephen O.
Murray et Will Roscoe (éds), Boy wives and female husbands : studies of African
homosexualities, London-New York : St Martin’s Press, p. 255-266.
CHAUNCEY, George, 2003 [1994]. Gay New York, 1890-1940. Paris : Fayard.
COURTRAY, François, 1998. « La loi du silence : de l’homosexualité en milieu urbain au Maroc », Gradhiva, 23, p. 109-119.
DELPH, Edward W., 1978. The silent community : public homosexual encounters.
London : Sage.
DENNIS, Jeffery P., 2000. « From Arcadia to Utopia : manipulating same-sex desire in ethnographic
texts », Journal of Contemporary Ethnography, 29 (5), p. 618-640.
EPPRECHT, Marc, 2008. Heterosexual Africa ? The history of an idea from the age of
exploration to the age of AIDS. Athens : Ohio University Press.
EPSTEIN, Steven, 1991. « Sexuality and identity : the contribution of object relations theory to aconstructionist sociology », Theory and Society, 20 (6), p. 825-873.
FOUCAULT, Michel,
1976. La volonté de savoir. Paris : Gallimard.
Civilisations, 59-1 | 2010
51
1996. « Le gai savoir » (entretien), La revue h, 2, p. 42-54.
GAUDIO, Rudolf Pell, 2009. Allah made us : sexual outlaws in an islamic African city.
Chichester : Wiley-Blackwell.
GREENBERG, David F., 1988. The construction of homosexuality. Chicago : University ofChicago Press.
GUEBOGUO, Charles, 2006. La question homosexuelle en Afrique : le cas du Cameroun.
Paris : L’Harmattan.
GUEYE, Mouhamadou, Sarah CASTLE et Mamadou KANI KONATÉ, 2001. « Timing of first intercourse
among Malian adolescents : implications for contraceptive use », International Family
Planning Perspectives, 27 (2), p. 56-62.
HARRIES, Patrick, 1990. « La symbolique du sexe : l’identité culturelle au début de l’exploitation desmines d’or du Witwatersrand », Cahiers d’études africaines, 120, p. 451-474.
HEFEZ, Serge, 2003. « Adolescence et homophobie : regards d’un clinicien », in Christophe Broqua,
France Lert et Yves Souteyrand (éds), Homosexualités au temps du sida : tensions
sociales et identitaires. Paris : ANRS, p. 147-156.
HENRY, Émilie, 2008. Identités, pratiques sexuelles et risques en matière de VIH/sida
chez les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes dans la
ville de Douala (Cameroun). Mémoire DU Santé publique et promotion de la santé,
Université Henri Poincaré, Nancy 1.
HERDT, Gilbert, 2004. « Sexual development, social oppression, and local culture », Sexuality
Research and Social Policy, 1 (1), p. 39-62.
HERDT, Gilbert et Andrew BOXER, 1993. Children of horizons : how gay and lesbian youth
are forging a new way out of the closet. Boston : Beacon Press.
HERDT, Gilbert et Robert J. STOLLER, 1990. Intimate communications : erotics and the
study of culture. New York : Columbia University Press.
HILLIER, Lynne et Lyn HARRISON, 2004. « Homophobia and the production of shame : young peopleand same sex attraction », Culture, Health and Sexuality, 6 (1), p. 79-94.
HOCQUENGHEM, Guy, 1972. Le désir homosexuel. Paris : Éditions Universitaires.
HOFFMAN, Barbara G., 1998. « Secrets and lies : context, meaning, and agency in Mande », Cahiers
d’études africaines, 149, p. 85-102.
JAMOUS, Raymond, 1993. « Mensonge, violence et silence dans le monde méditerranéen », Terrain, 21, p. 97-110.
JANSEN, Jan, 2001. Epopée, histoire, société : le cas de Soundjata, Mali et Guinée.
Paris : Karthala.
LANCASTER, Roger N., 1988. « Subjet honor and object shame : the construction of male
homosexuality and stigma in Nicaragua », Ethnology, 27 (2), p. 111-125.
LEZNOFF, Maurice et William A. WESTLEY, 1956. « The homosexual community », Social Problems,
3 (4), p. 257‑263.
LHOMOND, Brigitte, 1997. « Attirance et pratiques homosexuelles », in Hugues Lagrange et Brigitte
Lhomond (éds), L’entrée dans la sexualité : le comportement des jeunes dans le
contexte du sida. Paris : La Découverte, p. 183-226.
Civilisations, 59-1 | 2010
52
MCINTOSH, Mary, 1968. « The homosexual role », Social Problems, 16 (2), p. 182-192.
MEAD, Margaret, 1950. « Some anthropological considerations concerning guilt », in Martin L.Reymert (éd.), Feelings and emotions. New York : McGraw-Hill, p. 362-373.
MESSIAH, Antoine et Emmanuelle MOURET-FOURME, 1993. « Homosexualité, bisexualité : éléments desocio-biographie sexuelle », Population, 48 (5), p. 1353-1380.
MOODIE, T. Dunbar, Vivienne NDATSHE, et Sibuyi BRITISH, 1988. « Migrancy and male sexuality on the
South African gold mines », Journal of Southern African Studies, 14 (2), p. 228-256.
MURRAY, Stephen O., 1997. « Explaining away same-sex sexualities : when they obtrude onanthropologists’ notice at all », Anthropology Today, 13 (3), p. 2-5.
Amadou Mody MOREAU, Dominique GOMIS, Abdoulaye SIDBÉWADE, Karim SECK et Chris CASTLE, 2003.« ‘It’s raining stones’ : stigma, violence and HIV vulnerability among men who have sex with men
in Dakar, Senegal », Culture, Health and Sexuality, 5 (6), p. 499-512.
SAGARIN, Edward, 1976. « Prison homosexuality and its effect on post-prison sexual behavior », Psychiatry, 39, p. 45-257.
SHEPHERD, Gill, 1987. « Rank, gender, and homosexuality : Mombasa as a key to understanding
sexual options », in Pat Caplan (éd., The cultural construction of sexuality. London :Tavistock Publications, p. 240-270.
STEIN, Arlene, 1989. « Three models of sexuality : drives, identities and practices », Sociological
Theory, 7 (1), p. 1-13.
SYLLA, Aliou, Amadigué TOGO, Alou DEMBÉLÉ avec la collaboration de Christophe BROQUA, 2007. Analyse de la situation du groupe des hommes ayant des rapports sexuels avec
d’autres hommes. Bamako : rapport de recherche Arcad-sida/Onusida.
TEUNIS, Niels, 2001. « Same-sex sexuality in Africa : a case study from Senegal », AIDS and
Behavior, 5 (2), p. 173-182.
VAN WORMER, Katherine, 1984. « Becoming homosexual in prison : a socialization process », Criminal Justice Review, 9, p. 22-27.
NOTES
1. . Cette recherche a bénéficié du soutien de Sidaction et de l’Agence Nationale de la Recherche.
RÉSUMÉS
La littérature consacrée aux comportements homosexuels dans les pays non occidentaux aparfois été critiquée pour avoir dénié la dimension libidinale de ces actes au profit de leurfonction symbolique ou instrumentale. C’est tout particulièrement le cas des écrits qui ont étéconsacrés aux pratiques homosexuelles en Afrique, rarement envisagées sous l’angle du désir
Civilisations, 59-1 | 2010
53
sexuel ou des sentiments. À partir des résultats d’une enquête ethnographique réalisée entre
2003 et 2008 auprès d’hommes ayant des pratiques homosexuelles à Bamako, sont exposées lesvoies par lesquelles se forme et se donne à voir ou à entendre le désir homosexuel. Dans uncontexte où la catégorie homosexuelle est généralement considérée comme ne renvoyant àaucune réalité locale mais, lorsqu’elle est connue, à un comportement occidental hautement
répréhensible, se pose la question du sens qui est donné au désir homosexuel et de son impact
sur la formation de l’identité sociale chez les personnes concernées. Il s’agit de rendre compte
des logiques de ce désir, de ses formes d’expression possibles mais aussi des contraintes socialesqui conditionnent son accomplissement.
The scholarly literature on homosexual practices in non-Western countries has sometimes beencriticized for its deny of the libidinal dimension of such acts, which was neglected to the benefit
of symbolic or instrumental functions. This has especially been the case for the literature onhomosexual practices in Africa, which have only rarely been considered under the angle of desireor feelings. Drawing on ethnographic fieldwork conducted between 2003 and 2008 in Bamako
among men having homosexual practices, this article shows how homosexual desire isunderstood and expressed in this context. Furthermore, the text explores the local meaning ofhomosexual desire and its impact on the identity of these men, in a society where homosexuality
is largely considered as a highly reprehensible Western behaviour.
est socio-anthropologue, docteur de l’EHESS (Paris) et chercheur associé à SOPHIAPOL-LASCO. Il anotamment publié Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida
(Presses de Sciences Po, 2006) et codirigé « La fabrique des identités sexuelles » (Autrepart, n°
49, 2009). Il consacre actuellement ses travaux aux mobilisations collectives relatives àl’homosexualité et au sida dans différents pays d’Afrique de l’Ouest francophone. [SOPHIAPOL-
LASCO, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre
Sexualités et prévention dans lesromans contemporains sur le VIH/sidaUne source d’apprentissage ?
Joseph Josy Lévy et Lucie Quevillon
Introduction
1 La transmission, définie comme « l’ensemble des processus par lesquels un groupehumain assure sa continuité dans le temps, à travers la succession des générations »(Hervieu-Léger 1997 : 131), constitue l’une des problématiques essentielles dans lechamp de la sociologie et de l’anthropologie. C’est en effet à travers les modes desocialisation, portés par différents agents et institutions, que se transmet l’héritage
culturel dans ses différentes dimensions : abstraites (valeurs, croyances, normes et
savoirs) et concrètes (comportements, gestes, savoir-faire et pratiques) (Bruner 1956 ;Pelissier 1991 ; Trueba 1993 ; Ohmagari et Berkes 2004). Les processus de transmission
varient selon les contextes socioculturels, les critères de classe, d’âge et de genre, mais
aussi en fonction des champs d’activités. La transmission culturelle des valeurs et desconduites sexuelles constitue un domaine particulièrement sensible à cause de lagrande importance reconnue transculturellement à la sexualité (Reiss 1986) et des liens
qu’elle entretient avec d’autres composantes de la vie sociale (rapports de parenté,
2 Plusieurs stratégies de socialisation sexuelle sont ainsi discernables. Dans nombre desociétés, l’apprentissage des normes et des pratiques sexuelles est limité et il s’effectuede façon détournée et souvent implicite, à cause des interdits et des conduites
d’évitement entourant cette sphère d’activité. C’est, par exemple, le cas de la sociétéirlandaise d’Inis Beag (Messenger 1971) où l’information sexuelle en milieu familial
était quasi absente et dépendait des connaissances transmises par le groupe des pairs et
de l’observation des animaux. Ailleurs, l’instruction peut aussi faire appel auxressources orales. Par exemple, les proverbes, chez les Tamouls, contribuent à la
Civilisations, 59-1 | 2010
55
structuration des normes sexuelles en insistant sur « la noblesse du désir sexuel enmême temps qu’ils vantent la continence » (Bourdier 2001 : 198) ; de même, les contes
dans certaines sociétés d’Afrique de l’Ouest (Lallemand 1985), les chansons érotiques,ou même pornographiques, au Japon (Maring et Maring 1997), orientent l’éducation àla sexualité.
3 Ces ressources servent à définir les normes de conduites sexuelles, en mettant enévidence, d’une part, les dilemmes et les tensions associées à la sexualité, et en offrant,
d’autre part, des intrigues et des exemples qui peuvent alimenter l’imaginaire sexuel
des auditeurs. Ces modes d’éducation orale peuvent être complétés, dans certains
contextes, par un apprentissage des techniques du corps entourant la sexualité(postures, mouvements, réponse sexuelle, etc.) qui servent à ancrer les modèles
valorisés, formes de conditionnement dont Mauss (1936) avait souligné l’importance1.
Ainsi, dans plusieurs rituels d’initiation africains, comme c’est le cas chez les Luvale(White 1953), les Vendas (Blacking 1985), les Ambos (Stefaniszyn 1964) ou les Zoulous(Krige 1968), en plus de l’apprentissage des identités de genre et des rôles sexuels, vient
s’ajouter celui des modalités corporelles touchant la sphère érotique valorisées par lesgroupes socioculturels. De telles initiations féminines peuvent comprendre une
éducation sexuelle sur les méthodes contraceptives et abortives de même que surl’apprentissage des techniques sexuelles (exercices visant à intégrer les mouvements
des hanches et du bassin) pour augmenter le plaisir lors de la relation coïtale2. Dans
d’autres contextes socioculturels, sans s’inscrire dans des rituels d’initiation, une
éducation sexocorporelle explicite est aussi présente comme c’est le cas, par exemple, àMangaia (Marshall 1971) et aux îles Marquises (Suggs 1966)3. Dans la région des Grands
Lacs africains (Kashamura 1973), les jeunes filles s’initient entre elles à la vie sexuelle etleurs activités portent sur les techniques qui permettent de modifier les zones
génitales, et sur les exercices concourant à l’intégration de la réponse orgastique(caresses du clitoris et des lèvres), accompagnées de techniques mentales visant audéveloppement de l’imaginaire érotique4. Ces modalités éducatives basées surtout surl’apprentissage corporel semblent constituer un cas particulier de la procédure liée à laproduction de la « vérité du sexe ». Foucault définit de concept de « vérité du sexe »comme celle de l’ars erotica où « la vérité est extraite du plaisir lui-même, priscomme pratique et recueilli comme expérience » (1976 : 77). Par ailleurs, d’autressociétés et d’autres civilisations encore (en Chine, au Japon, en Inde ou dans le monde
arabo-musulman) ont développé des pratiques mystico-érotiques faisant intervenir unsavoir secret transmis de maître à disciple (voir Evola 1968).
4 Les innovations liées à l’écriture et l’imprimerie (xylographie en Asie ou typographie enOccident) vont transformer les modalités d’éducation à la sexualité en contribuant à ladiffusion de nombreux ouvrages érotiques qui vont permettre une plus grande
autonomie dans les modes d’apprentissage en réduisant, en partie, le contrôle directdes instances éducatives sur les apprenants. Même si les ouvrages continuent àvéhiculer les normes sexuelles dominantes et propres à chaque groupe socioculturel,ces instances ne peuvent les imposer rigoureusement et, de ce fait, les lecteurs, àtravers les textes et les images qui accompagnent ces manuels, sont à même dedévelopper leurs compétences érotiques et de les évaluer de façon plus individuelle,
s’émancipant du même coup de rapports fortement personnalisés. Comme l’a montré
Goody (2003), les manuels érotiques vont prendre une place importante dans
l’instruction sexuelle. En Inde, dans le Kama Sutra :
Civilisations, 59-1 | 2010
56
[…] un genre de vade-mecum du sexe pour les jeunes mariés, […] lesrenseignements qu’on y trouve ne sont pas une description générale descomportements, mais un ensemble d’instructions, exposant par exemple un savoirnouveau ou restreint concernant les positions sexuelles et contribuant ainsi à ladifférentiation de sous-cultures dans la société indienne. (Goody 2003 : 231)5
5 Dans le monde chinois (Goody 2003 : 250-251), les manuels de la chambre à coucher
jouent aussi un rôle important et sont diffusés dans les classes privilégiées6. Ces typesd’ouvrages se retrouvent dans le contexte japonais avec les manuels de l’oreiller (Soulié1993) qui comprennent des textes et des images érotiques (shunga) sur les positions àprivilégier. Dans le monde islamique, l’érotologie élaborée, qui comprend plusieursouvrages dont l’un des plus connus est sans doute le Jardin parfumé du cheikh
Nefzaoui, rédigé au 16e siècle, explore aussi le champ de l’érotisme et propose desmodalités d’amplification du plaisir7 (Bouhdiba 2003).
6 Les manuels ne sont pas étrangers à la civilisation occidentale et, à partir de l’Antiquité,
plusieurs de ces ouvrages ont circulé, exposant des « listes de positions recommandées
dans les rapports hétérosexuels et bien d’autres précisions encore » (Goody 2003 : 242).Avec l’ascendance du christianisme, dont l’idéologie tendait à restreindre l’explorationde l’érotisme (Ranke-Heinemann 1990), ce type de littérature fut soumis à la censure
ecclésiastique. Les manuels continuèrent cependant à circuler sous le manteau, puis augrand jour, proposant des normes plus ou moins permissives, selon les auteurs et lespériodes, qui orientèrent les modalités de l’expression érotique (Melody et Peterson1999).
7 Parallèlement à cette production, la littérature romanesque, amoureuse et érotique, estvenue diversifier les modèles érotiques en privilégiant, à travers un traitement
rhétorique, la présentation de personnages, d’intrigues, de sentiments et de conduites
qui reflétaient les normes culturelles dominantes, ou s’en éloignaient en traitant depratiques transgressives que l’on retrouve dans les canons littéraires chinois, pouvant
aller jusqu’à des « descriptions paillardes » (Goody 2003 : 251) et dans la littératurejaponaise et occidentale (Évrard 2003 ; Alexandrian 1995 ; Brulotte 1998). La littératureromanesque érotique a ainsi constitué un nouveau développement dans les modalités
de transmission des savoirs et savoir-faire sexuels en insistant sur les fonctions liées àl’imaginaire érotique qu’elle contribue à structurer et à enrichir en nourrissant lesfantasmes8.
8 La dimension pédagogique est aussi soulignée par Turner (2003) qui, dans son étude surles textes érotiques italiens, français et anglais qui s’inscrivent dans la traditionlibertine, montre leur contribution à la pédagogie sexuelle orientée vers les jeunes
femmes et dégage les enjeux qu’elle soulève. Cette perspective est reprise dans destravaux sur les romans érotiques ultérieurs (Kraakman 1994 ; Hubier 2007). Laconstruction de soi pourrait ainsi être influencée par la lecture. Pour d’autres auteurs,cependant, les répercussions du roman et de la fiction en général dépassent le plan del’imaginaire et orientent la construction identitaire suite aux mécanismes
d’identification (De Singly 1993). Bourneuf (2007) insiste aussi sur ces fonctions du livrequi « suscite émotions et sentiments, active, relance la réflexion, tout ensemble nourrit
l’imaginaire et nous rapproche de la vie palpable, décrit les existences réelles etfictives, propose des modes d’être possibles, trace des voies pour notre évolutionindividuelle et collective » (Bourneuf 2007 : 10). Le rapport à la fiction s’est aussidiversifié avec le développement des productions télévisuelles, des films, des
Civilisations, 59-1 | 2010
57
reportages et des informations disponibles sur internet qui présentent des modèles deconduites sexuelles. À partir de cette constatation, Weitman (1999) commente :
[la société contemporaine] est caractérisée par la tendance des individus […] à êtreguidés dans la vie réelle par des dispositions d’habitus acquises au cours d’uneimmersion prolongée dans le monde imaginaire de la fiction, et moins par lesdispositions acquises au cours de l’adaptation à la vie et aux personnes réelles.(Weitman 1999 : 73-74)
9 Ces recherches suggèrent donc que la production romanesque constitue un matériau
intéressant d’un point de vue anthropologique en permettant d’accéder à un ensemble
de représentations sociales (Jodelet 1989)9 sur la sexualité et au contenu des scénarios
sexuels (Gagnon 2008). L’analyse des romans peut être particulièrement intéressante
pour comprendre le retentissement d’évènements socioculturels majeurs sur lasexualité, comme ce fut le cas avec l’épidémie du VIH/sida qui a modifié lesreprésentations de la sexualité et de ses risques, de même que les pratiques (Parker2001). Dès les années 1980, soit les premières années qui ont vu l’apparition de cetteépidémie, on voit en effet se mettre en place une création littéraire et artistique de plusen plus diversifiée (romans, poésie, théâtre, cinéma) qui explore les différentes facettesde l’épidémie. Sa construction et sa traduction dans l’imaginaire romanesque ont faitaussi l’objet de plusieurs recherches (Murphy et Poirier 1993 ; Volet, Jaccomard et Winn
2002).
10 Au plan anthropologique, la recension d’un premier corpus de romans publiés jusqu’en1994, par des auteurs anglo-saxons et français, et qui traitaient du thème du VIH/sida,
soit une quinzaine de romans et trois recueils de nouvelles, a été réalisée par Lévy etNouss (1994). Cette étude a cerné les représentations et l’expérience des maladies liéesau VIH/sida, son encadrement bio-médical, le retentissement de l’épidémie sur lerapport à la mort, le deuil et les rites, ainsi que sur les constructions de l’identité
sexuelle, en particulier homosexuelle, et l’expression de la sexualité confrontée auxenjeux de la prévention et du risque. Dans cet article, nous poursuivons cette analyse
en dégageant les scénarios sexuels présents dans des romans contemporains parusaprès 199610 ayant pour thématique le VIH/sida et la sexualité, et nous envisageons
successivement les représentations imaginaires des lieux, des relations
interpersonnelles, des pratiques sexuelles, des risques et des stratégies préventives11.
L’imaginaire des lieux
11 La lecture des romans et leur comparaison met en relief l’importance de l’espacegéographique et des lieux dans lesquels évoluent les personnages à des fins de loisirs,de rencontres amoureuses et sexuelles. L’imaginaire spatial peut renvoyer à desdestinations exotiques comme Madagascar, Honolulu ou Haïti, mais c’est surtout lemonde européen et américain, et leurs villes, qui retient l’attention des auteurs,complétant, en cela, l’importance de la ville présente dans l’imaginaire d’autres corpuslittéraires (Nicolas 2002), mais en en précisant la spatialisation sexuelle. Pour rendre
compte de cette interface, Bech (1999) a proposé le concept de Citysex qui renvoie non
seulement à la sexualisation de la ville contemporaine mais aussi à la conception de lasexualité moderne comme essentiellement urbaine. Dans cette perspective, l’espaceurbain moderne est caractérisé par la présence d’une foule composée d’étrangers encontact les uns avec les autres et par l’existence d’espaces publics et privés, mais aussitélémédiatisés. Dans ce contexte, même si plusieurs figures prototypiques sont
Civilisations, 59-1 | 2010
58
présentes (poètes, flâneurs, prostituées, etc.), l’homosexuel masculin, selon Bech,
constitue la figure urbaine par excellence et il occupe pleinement cet espace,contrairement aux autres prototypes.
12 L’univers urbain décrit dans les romans analysés semble confirmer ces hypothèses enprésentant les personnages, surtout d’orientation homosexuelle, et les intrigues dans lecontexte des grandes villes cosmopolites dans lesquelles on retrouve des populations
homosexuelles importantes (Sibalis 2004 ; Collins 2007). Cette géographie romanesque,
qui ne se fonde par toujours sur des descriptions détaillées, peut faire état delocalisations toponymiques ou anonymes et insiste en particulier sur l’espace publicplutôt que privé, signifiant ainsi l’effacement de la dimension clandestine de laprésence homosexuelle qui avait cours dans le passé (Demczuk et Remiggi 1998 ;Deligne, Gabiam, Van Criekingen et Decroly 2006).
13 À part la mention de la ville de Port-au-Prince en Haïti, ce sont surtout les références
aux villes européennes (Amsterdam, Barcelone, Lyon, Madrid, Nancy, Paris, Valence) ounord-américaines (Los Angeles, Montréal, New York, Québec, San Francisco, Toronto)
associées à la vie nocturne et homosexuelle, à la présence de grandes communautés
gaies et à la diversité des espaces de convivialité, qui dominent et que parcourent lesnarrateurs et les personnages dans leur vie quotidienne. Des rues (Christopher Streetou Amsterdam Avenue à New York, boulevard Saint-Laurent ou rue Laurier à Montréal)
de même que des quartiers où l’on retrouve une forte présence homosexuelle (leMarais, West Village, le Village et le quartier du Plateau montréalais) sont ainsi
spécifiquement mentionnés. Dans le cas de Paris, le quartier du Marais constitue unpoint d’attraction lié à l’exubérance de ses activités, à l’instar des parcs d’amusement
modernes comme Dysneyland12 New York attire pour ses possibilités multiples derencontres sexuelles aventureuses13La géographie sociale de l’univers gai est aussi
esquissée, mettant en évidence la diversité des styles de vie de couple et la répartitionspatiale en fonction de critères de distinction : les pantouflards se retrouvent àBrooklyn Heights, les chics dans l’Upper East Side et les intellectuels dans l’Ouest
de la ville14.
14 Les romans soulignent également les attraits de la vie urbaine, pour de jeunes
homosexuels dont la vie ne peut être circonscrite aux limites d’une petite ville quicontraint leurs possibilités d’autonomie, d’anonymat, d’expérimentation et de liberté15.
Ces représentations stéréotypées et idéalistes des avantages de la ville rejoignent lesconstatations de Bech (1999) sur la sexualité urbaine qui se fonderait sur « l’excitation,
l’offre, les occasions et la liberté », mais aussi sur la « liberté potentielle intérieure
« d’être soi-même » en lien avec l’anonymat et la non-implication des relations
urbaines » (Bech 1999 : 219). Il est à noter que cette analyse sous-estime les problèmes
de solitude, d’aliénation, de violence et d’exploitation sexuelle que l’on retrouve dans
les milieux urbains. À la liberté s’ajoute l’effervescence de la vie nocturne urbaine, sesbruits et la diversité des sous-cultures sexuelles et autres qui s’y retrouvent
(prostitution, travestisme, cuir, trafiquants de drogues, punks, etc.16).
15 La topographie des espaces de sociabilité et de sexualité où les personnages évoluent
recoupe celle rapportée dans les études en géographie urbaine (voir Deligne, Gabiam,
Van Criekingen et Decroly 2006, pour la ville de Bruxelles). On y remarque ainsi l’espacedu café, qui remplit des fonctions diverses : faire connaissance, retrouver descompagnons de jeux de société, rencontrer des partenaires sexuels ou même avoir desactivités sexuelles dans le sous-sol17 Ce sont aussi les bars gais, lieux de sociabilité et de
Civilisations, 59-1 | 2010
59
drague associés aux styles vestimentaires (surtout le style cuir) qu’évoquent lesauteurs, en y faisant seulement référence ou en décrivant leur atmosphère et leur rôledans la structuration des sous-cultures gaies, ce que les premiers travaux de sociologiesur le monde gai avaient déjà souligné (Achilles 1967 ; Harry 1974). On retrouve New
York avec le Candie, un bar cuir18, Montréal avec ses tavernes et ses bars comme leLimelight19, Paris avec le Trap, un bar parisien auquel Py (2002) consacre plusieurspages pour décrire son atmosphère musicale « lourde », l’odeur de transpiration, les
couleurs et les jeux de lumière, avec comme métaphore centrale celle de la prédation etde la chasse qui survient dans ce lieu gardé par des portiers qui « résumaient lescodes secrets du lieu. D’une part une fraternité inouïe, de l’autre ledanger de l’exclusion […] »20.
16 Les boîtes de nuit et les raves font aussi l’objet d’évocations de même que les saunas,
comme ceux de Los Angeles ou de Montréal sur la rue Saint-Laurent, mentionnés
également comme lieux de rencontres21 avec leur agencement spatial particulier : descubicules aux cloisons percées de trous qui permettent des rencontres sexuelles rapideset anonymes22, ou des pièces disponibles pour des échanges prolongés. Les endroits dedrague ou de rencontres sexuelles plus anonymes comme les dark-rooms, les back-rooms, les toilettes publiques (terminus de bus, universités, haltes routières), quefréquentent des jeunes provenant de petites villes et obligés de cacher leur orientation
sexuelle, sont aussi indiqués23. D’autres toilettes, comme celles du métro24, d’une
boutique ou d’un avion peuvent servir aux activités sexuelles25, tout comme les parcs(Parc Lafontaine à Montréal ; Bois de Vincennes, Parc des Tuileries en France) quiconstituent des espaces de drague propices aux contacts sexuels furtifs – favorisés parune végétation abondante et une absence d’éclairage – ou aux conduites
exhibitionnistes26. Moins fréquemment rapportés, le métro, les ruelles ou les gymnases
peuvent aussi favoriser les manœuvres de drague. Les espaces privés (appartements etchambres) sont aussi évoqués, sans trop de détails, dans la construction des scènes
intimes.
17 Le repérage des espaces dominants dans les romans met ainsi en évidence la centralité
des grandes villes où se concentrent les populations homosexuelles aux styles de viediversifiés. Les quartiers, rues, cafés ou saunas occupent une place significative comme
espaces de sociabilité dans lesquels circulent les narrateurs ou les personnages desromans qui les fréquentent. Les lecteurs peuvent donc se construire des
représentations des lieux imaginaires ou réels proposés dans les textes, évoquer leurambiance et se sensibiliser à la diversité des styles de vie urbains, surtout homosexuels,
ce qui peut les amener par le biais de la fiction à saisir un pan d’une réalité qu’ilspeuvent continuer à imaginer ou qu’ils peuvent, dans certains cas, confronter au réel.
L’imaginaire des relations
18 Grâce à la densité de sa population, son hétérogénéité et ses constants mouvements, laCitysex (Bech 1999) permettrait d’expérimenter un registre de relations variées qui sefondent sur des principes d’autonomie, de flexibilité et de fluidité. Les romans mettent
en évidence la présence de deux grands modèles : celui de la multiplicité despartenaires, essentiellement à des fins sexuelles, et celui de la relation de couple, leplus souvent problématique, où les enjeux sentimentaux et les aspirations à une
stabilité, qui n’est pas toujours atteinte, sont prégnants.
Civilisations, 59-1 | 2010
60
19 Le premier modèle recoupe en partie l’orientation sexuelle définie par Bozon (2001)comme celui du réseau sexuel ou de sociabilité sexuelle où « l’activité sexuelle apparaîtaux individus comme une composante ordinaire de leur sociabilité» (2001 : 16). Si ellepeut être « un élément central d’identité sociale », elle n’est pas toujours « génératrice
de capital social », « créatrice de liens d’interdépendance » ou constituante d’un « traitd’identité professionnelle » (Bozon 2001 : 16). Dans ce modèle, les individus multiplient
les relations et les fondent le plus souvent sur l’anonymat, l’aléatoire et la liberté : cesprincipes dominent, arrimés au primat de la pulsion et de l’excitation sexuelles,l’exacerbation des sens, l’excès et la recherche de la nouveauté, des éléments qui ne
sont pas mis en relief par Bozon. Cyr (1997), dans l’un de ses romans, résume lesfondements de cette option, en confrontant deux formes d’érotisme dont le premier
semble se rapprocher de l’érotisme des corps, « une forme d’égoïsme cynique », selon ladéfinition de Bataille (1957 : 26). Le roulement rapide des partenaires s’inscrit ainsi
dans la quête d’une satisfaction pulsionnelle, de l’énervement des sens et dans lemaintien d’une tension que ne peut assouvir une relation monogame qui condamne àl’ennui :
Parce que tu le connais son corps à lui, parce qu’il n’y a plus de surprise, plus demystère, plus de nouveauté. […] En fait, il y a deux sexualités : celle des sens etcelle des sentiments. L’abandon n’est pas le même. L’ivresse, non plus. […] Il y adeux sexualités. Celle du connu et celle de l’inconnu. […] Le sexe noir, anonyme,libre et cru, sans romantisme, sans extrapolation, sans attente. Le sexe du présent,animal.27
20 Cette collection insatiable de partenaires, qui s’apparente à une forme deconsumérisme noté par Bech (1999 : 219) se retrouve dans plusieurs romans (Gendron
1997 ; White 1998) qui insistent sur le fait que la relation de couple, se fondant sur ladomestication de la sexualité, constitue un obstacle majeur à la liberté et au plaisir.Cette relation exige en effet des accommodements quotidiens, jugés dégradants et, dece fait, elle doit être rejetée car incompatible avec l’expression d’une créativité qui sevoit atrophiée par les multiples accrocs inévitables de la vie commune :
[…] l’amour domestique – avec ses mélodrames adultères, ses compromis douillets,ses câlins asexués, ses prises de bec mesquines – me déplaisait précisément parcequ’il puait le possible, le faisable, ce que tout le monde faisait.28
21 Le second modèle se rapproche de l’orientation conjugale (Bozon 2001) sans s’inscrire
toujours dans une relation hétérosexuelle ou le mariage. Si, dans des romans, descouples homosexuels ou hétérosexuels semblent réussir à établir une relation stables’étendant sur plusieurs années29, d’autres présentent des narrateurs ou despersonnages qui font surtout état des difficultés rencontrées dans leur maintien à causedes enjeux affectifs liés au sentiment amoureux et à la jalousie, aux difficultés demaintenir l’exclusivité relationnelle, ce qui s’accompagne de tensions, d’ambivalences,
de rejets et de ruptures, mais aussi d’adaptations difficiles et de compromis quidemandent l’acceptation de relations avec plusieurs partenaires30, quelquefoisanonymes31.
22 Les textes relèvent aussi les aspirations à des relations fondées sur la stabilité etl’amour lorsque la maladie frappe et qu’elle remet en question la signification del’existence :
C’est peut-être la maladie, c’est peut-être tout simplement mon côté romantique,mais j’ai besoin de savoir que l’amour reste possible, qu’il peut durer, transformerla vie, faire grandir. Autrement, rien n’a de sens.32
Civilisations, 59-1 | 2010
61
23 Les romans, sans être très prolixes, illustrent certaines des tensions et desambivalences qui se retrouvent dans la gestion des relations modernes (Wouters 1999)où le régime monogamique, avec ses valeurs sentimentales et d’exclusivité, s’opposeaux modalités du multipartenariat où domine la quête sexuelle dénuée d’affectivité,donnant lieu à des formes hybrides et métisses qui tentent de réconcilier cesaspirations contradictoires. Comme le souligne Bozon (2001 : 26) :
Au plan intra-subjectif, on observe des clivages internes, qui font coexister ous’affronter plusieurs interprétations de la sexualité chez un même individu, et desglissements biographiques, qui font se succéder plusieurs perspectives au fil dutemps.
24 Les lecteurs de ces romans peuvent ainsi saisir les enjeux modernes de la relation decouple, de la sexualité ainsi que leurs dimensions affectives et temporelles, enjeux
auxquels ils pourraient être confrontés.
L’imaginaire du corps, des affects et des pratiquessexuelles
25 Les scénarios entourant le rapport au corps et les pratiques sexuelles occupent une
place importante dans ces narrativités romanesques, et l’imaginaire déployé renvoie àun vaste registre affectif et comportemental. Pour décrire les zones génitales et leshumeurs corporelles, deux types de lexique sont présents. Le premier renvoie à unlangage anatomique (anus, pénis, sexe, testicule, sperme, vulve) et le second à unvocabulaire cru (pine, queue, bite, con, couilles, foutre, par exemple). Cette oppositionse retrouve aussi dans la description des pratiques sexuelles avec le recours à unlexique technique (pénétrer, se masturber, sodomiser, être en érection) ou à un langage
argotique (baiser, enculer, se branler, bander, faire l’amour, fourrer, faire une pipe,sucer, pomper, juter). Si des descriptions de l’activité sexuelle peuvent être limitées àdes notations rapides et peu nuancées, d’autres, au contraire, renvoient à des scénarios
plus élaborés, les récits explorant, de façon quasi ethnographique, les zones érogènes,
les affects, les pratiques et les gestuelles dont les travaux sociologiques comme ceux deBolton (1992), Weitman (1999) et Bech (1999) ont montré la diversité.
Le corps
26 Le rapport au corps se décline de plusieurs façons. Il porte en premier lieu surl’apparence et sur l’exploration du corps. Bech (1999 : 220) a ainsi noté l’importance duvisuel et l’attention orientée sur « les surfaces, les parties et les morceaux [du corps], etnon pas sur l’autre personne comme un être humain complet ». La diversité des corps,avec leur potentiel de séduction, se fonde sur la jeunesse, la musculature et l’apparence
physique, ces facteurs étant renforcés par le vêtement33. Les codes d’appartenance à dessous-cultures gaies peuvent se définir par des modes vestimentaires, en particulier parl’usage du cuir, qui rehaussent les éléments de l’image corporelle34. Les stylesvestimentaires peuvent aussi être plus éclectiques, mettant en évidence la diversité desprêts à porter contemporains (jeans, baskets, survêtements, t-shirts, chaps, blouson,
etc.) et leur appropriation personnalisée pour attirer l’attention sur des zones
corporelles comme les fesses35.
Civilisations, 59-1 | 2010
62
27 Si les diverses parties du corps, dans leur grande majorité, sont mentionnées comme
éléments de séduction ou d’aversion, ce sont celles touchant les parties génitales etanales qui retiennent l’attention, avec un accent mis surtout sur la description dupénis, la diversité de ses formes, de sa taille, de son apparence et de la réponse sexuelleliée à l’éjaculation. L’érection et ses difficultés peuvent aussi être soulignées. Lessubstances corporelles comme la sueur ou le sang menstruel sont peu mentionnés alorsque la salive (impliquée dans la lubrification, les baisers et la fellation), mais surtout lesperme (quantité, couleur, texture, etc.), sont plus centraux dans des textes quivalorisent la portée érotique de ce liquide qui peut être avalé, étalé sur le corps ouléché. Les romans tendent donc à insister sur des représentations corporellesessentiellement fondées sur le primat du phallus et du sperme dont on retrouvel’importance dans d’autres textes littéraires pour célébrer l’érotisme homosexuel
(Gilles 2009). Les modalités affectives
28 Les activités sexuelles prennent place dans des contextes variés, qui peuvent inclure
des échanges de service sexuels ou de la prostitution, et font appel à des modalités
affectives diverses : brutalité et soumission d’une part, tendresse et partage, d’autrepart, des affects dénotant les oppositions entre une sexualité, qui est axée sur la pulsionexigeant un assouvissement rapide ou, au contraire, qui est sous-tendue par le désir etsa prolongation. On retrouve aussi des tonalités de fébrilité et de fièvre, d’espoir et dedésespoir, des tentatives de jonction entre sexualité et amour et, à l’inverse, leurdéliaison. Les affects de honte et de culpabilité liés aux activités anonymes font l’objetde jugements contradictoires. Ils peuvent ainsi dominer et affecter l’estime de soi ou ne
jouer aucun rôle dans la gestion de la sexualité36. La quête de l’avilissement comme
mode d’exploration intérieure et de connaissance de soi37, mais aussi paradoxalement
comme obtention d’une forme de pouvoir au prix de sa dignité, peuvent étayer lesactivités sexuelles anonymes.
Et il faut avoir pratiqué cette forme de sexualité débridée, ouverte, gourmande,constante, pour savoir à quel point elle donne du pouvoir. Un pouvoir immense,démesuré. […] En me livrant comme ça à de parfaits étrangers, j’acquérais unpouvoir phénoménal. En me pliant à tous leurs caprices, je les dominais. Endevenant leur chose, je les contrôlais. En me soumettant à eux, je les tenais à mamerci. […] Le pouvoir a un prix. Le pouvoir du cul s’obtient au prix de la dignité.38
29 Quant à la compulsion sexuelle, peu traitée, elle est considérée comme une stratégiepour trouver une source de valorisation et échapper ainsi à l’emprise d’affects négatifs :
Dans cette compulsion, il y avait du chagrin, évidemment, du dépit, del’écœurement, du désespoir aussi, beaucoup de désespoir. Et le cul, ça mepermettait de me valoriser. Dans le sexe, on cherche toujours à se valoriser. Ça nousdit qu’on est beau, désirable. Le sexe, ça flatte l’ego.39
30 Dans ces romans, l’intrication des affects et des motivations qui accompagnent
l’exercice de la sexualité met en relief une réflexivité qui peut amener les lecteurs àexplorer les différentes significations de l’érotisme, mais aussi ses dimensions sensibles
et métisses qui renvoient à une tension constante qui ne peut être résolue (Laplantine
1997). Cette dimension sensible se prolonge par l’exploration des modalités sensorielles
impliquées dans la sexualité et qui n’ont pas fait l’objet d’études approfondies malgré
Civilisations, 59-1 | 2010
63
l’importance des sens dans la construction des individus et dans les cultures (Le Breton
2006).
Les modalités sensorielles
31 Les modalités sensorielles dont il est question concernent le regard et la voix,l’olfaction et le goût de même que le toucher.
Le regard et la voix
32 La modalité visuelle est évoquée dans les rituels de drague ou de rencontre et faitréférence au ballet des regards et des codes gestuels de reconnaissance et d’invitation,
ainsi qu’aux affects fluctuants de l’attirance et de la peur qui accompagnent leséchanges qui peuvent survenir dans des endroits publics comme une rame de métro40
ou la rue :Il y avait la drague dans la rue avec son rythme de plus en plus rapide d’échange deregards, le contact visuel apparemment accidentel cédant la place à un examenminutieux et prolongé, la chorégraphie invariable unissant les danseurs en unevalse hésitation de désir et de peur.41
33 L’importance du regard se manifeste aussi dans les interactions érotiques entre lesprotagonistes qui transmettent des affects variés (amour, tristesse, douceur, sollicitude,colère, etc.) ou qui établissent un rapport de domination-soumission : « Ce regardme demande si je donnerais tout. Ce regard vérifie que je donnerai tout.Ce regard se regarde lui-même dans le miroir de ma soumission. »42
34 La charge érotique de la voix est peu rapportée, mais les romans font mention desmodulations vocales qui accompagnent l’activité érotique (grognements, geignements,
cris, râles) qui peuvent servir de source d’excitation : « Hubert entre en moi enrâlant […] puis me mord. Je crie : en général, ça l’excite... Il jouit. »43
L’olfaction et le goût
35 L’olfaction et la qualification des odeurs des parties du corps ou des vêtements jouent
aussi un rôle important dans l’induction de l’excitation sexuelle et renvoie aux senteurs
des zones corporelles ou des vêtements, dans une palette variée : « L’odeur du seldans ses cheveux et sur ses épaules. L’odeur de ses aisselles. […] L’odeurde son sexe. »44 ; « J’ai le visage au niveau de sa ceinture, une odeur depoivre et de menthe m’envahit, l’odeur de ses vêtements. »45. Les odeursdes substances corporelles fondent aussi la puissance reconnue à un slip d’homme
associé à des pratiques fétichistes : « Mais avant tout ce fétiche est odorant […]
je l’embrasse, n’y laisse pas trop longtemps la bouche de peur decorrompre son odeur, je jouis. […] Idolâtre fou de cette odeur de pisse etde sueur et de sexe que son slip recueille […]»46. Le goût est aussi impliqué
dans les rencontres érotiques, et les saveurs spécifiques, excitantes ou aversives, deszones érogènes sont évoquées : « Il se souvenait du goût brûlant et amer deconcombre desséché de son anus. »47 ; « J’ai dans la bouche son goût defer et de lait. »48; « Après on s’est sucé. Le goût était horrible. »49
Civilisations, 59-1 | 2010
64
Le toucher
36 La dimension tactile n’est pas non plus négligée et, si elle traverse l’ensemble desscènes érotiques, elle se retrouve en particulier dans les activités que Weitman (1999 :84) définit comme les self-entrustements pour désigner les différentes modalités detouchers comme les contacts des mains et les autres gestes manuels qui accompagnent
les interactions érotiques (caresses, frottements, palpations, pressions, pétrissage,pincements, morsures, etc.) et qui portent sur l’ensemble du corps ou des partiesprécises, en particulier les zones génitales. Les caresses buccales, le léchage des partiesdu corps, du derrière, de l’anus (rimming) ou des testicules, le têtage ou les contacts
corporels peuvent servir de préliminaires50,51,52. Cet univers sensoriel accompagne
l’expression d’un large registre de pratiques sexuelles qui rejoignent la nomenclature
dégagée par Bolton (1992), à partir d’une enquête auprès d’informateurs gais et quicomprend une liste de près de 100 énoncés renvoyant aux conduites érotiques. Bolton
propose de les appeler des « sexèmes » ou des « sexons », « c’est-à-dire les unités
élémentaires de comportement qui constituent des éléments significatifs (meaningful)
dans les rencontres sexuelles » (Bolton : 145).
Les sexons
37 Pratiquement tout l’ensemble des « sexons », définis par Bolton (1992), se retrouvedans les narrations qui en explorent les différentes facettes.
Le baiser
38 On peut ainsi repérer les références aux baisers sur les lèvres (« […], je remplis sa
bouche de ma langue »53ou plus profonds, renvoyant à des métaphores de typeénergétique (« Un baiser est une fusion nucléaire »54, ou encore aux échanges desalive qui constituent le signe d’une communion : « les […] partenaireshétérosexuels communient par leur salive échangée. »55. Le baiser prolongé
devient aussi l’expression d’un lien amoureux entre deux partenaires gais,56,57 mais il seretrouve aussi dans un contexte anonyme lié à des pratiques de type orgiaque où il peutêtre refusé, à cause de l’association aux infections comme l’herpès ou, au contraire,
accepté58. Ces notations recoupent les travaux sur l’histoire et les significations dubaiser qui renvoient à des connotations romantiques, communielles, mais aussihygiéniques (Médico-Vergriete et Lévy 1999).
Les pratiques bucco-génitales
39 Les pratiques bucco-génitales, surtout homosexuelles, peuvent être décrites de façonstéréotypée (sucer, pomper, prendre dans la bouche) ou être plus détaillées quant auxtechniques et aux gestes concomitants, absorption du sperme ou refus de l’ingestion,
masturbation et éjaculation, par exemple59. Ces pratiques peuvent survenir dans desrapports personnalisés ou plus anonymes dans le contexte des saunas60, du métro, destoilettes publiques ou des parcs, et s’accompagner, dans certains cas, de formes decoercition ou de brutalité61. On retrouve aussi dans l’un des romans, un éloge ducunnilingus lors de la période de menstruations pour le plaisir qu’il procure, le sang
Civilisations, 59-1 | 2010
65
menstruel constituant une substance appréciée qui peut être ingérée ou utilisée comme
peinture corporelle62.
Les pratiques masturbatoires
40 La fellation, comme nous l’avons vu, peut être concomitante à des pratiquesmasturbatoires, mais ce sont surtout les activités allomasturbatoires ou mutuelles quisont rapportées dans des contextes de rencontres anonymes dans les parcs ou lors derelations plus personnalisées. Les gestes (contacts des pénis, massages, frottements)63 et
les réactions de plaisir qui accompagnent ces pratiques sont ainsi esquissées, culminant
avec l’éjaculation sur le visage64 ou dans les mains, suivi de l’emploi du sperme comme
enduit corporel65.
Les pratiques digito-anales et le fisting
41 Les pratiques digito-anales avec l’insertion des doigts66 et du poing dans l’anus (fisting),
ou d’autres objets67, sont aussi rapportées, quelquefois avec le détail des gestuellesimpliquées (poussées, mouvements et positions des mains) et la mention des substances
(poppers et lubrifiants) pour faciliter la pénétration ainsi que les réactions dupartenaire68,69,70. Les risques de blessures et de saignements sont mentionnés, sans
constituer cependant une préoccupation importante.
Les pratiques interfémorales et anales
42 Les romans font mention de relations interfémorales (insertion du pénis entre lescuisses du partenaire), mais ce sont surtout les relations anales qui sont décrites enfaisant référence aux dimensions comportementales et, dans certains cas, aux affectscomme la surprise liée à l’absence de douleur et l’étonnement face au plaisir ressenti71.
Si, dans la plupart des scènes érotiques, la finalité du plaisir est recherchée, sanarration est le plus souvent limitée à l’usage de mots convenus, comme « jouir » ou« orgasme », le lexique le plus fréquent, ou peut renvoyer à d’autres expressions plusrares comme « venir ».
43 La conclusion des séquences érotiques obéit à des modèles variés. Dans le cas desrelations anonymes et furtives, l’activité sexuelle se termine avec l’acmé sexuel, suivide la séparation précipitée des partenaires. Dans certains scénarios, cette phase donne
lieu à des modalités de distanciation rapide de la part des partenaires ou, au contraire,
à des formes d’expression émotive jugée déplacée et désagréable72. Par contre, dans lecadre de relations personnalisées, les scénarios sont plus variés. Ainsi, les partenaires
peuvent prolonger le contact physique, en écoutant la musique ou s’endormant
ensemble, dans une étreinte73,74,75. Cette phase peut être aussi le moment de faire plusample connaissance et s’accompagner d’échanges sur les itinéraires personnels, la viefamiliale, amoureuse et sexuelle ou les projets d’avenir 76,77 :
Nous parlons longuement après avoir baisé. Nus tous les deux sous un drap mincedans le lit simple, éclairés seulement par une bougie, nous déconnons, rions,fumons ses cigarettes. Il me parle de son père, je lui parle du mien. Il me raconte sesexpériences sexuelles, je lui raconte les miennes. […] Nous parlons de sexualitéclandestine, souterraine, anonyme. De sexualité animale, primaire. Nous nousdemandons en souriant si nous sommes normaux.78
Civilisations, 59-1 | 2010
66
Les paraphilies
44 Les pratiques sadomasochistes sont aussi mentionnées, mettant en évidence, à part lebondage, des conduites de soumission et d’humiliation79,80. Le fétichisme, comme nous
l’avons déjà mentionné, est aussi présent, comme les pratiques urophiles, levoyeurisme, la pédophilie ou les pratiques de type orgiaque. Ces dernières visent à laquête des états de conscience modifiés recherchés à travers la musique, la danse et lerecours aux drogues comme le speed et l’ecstasy, des éléments des rituels orgiaquesmodernes qui permettent l’atteinte d’une transe, l’oubli de la fatigue et de soi81,82. Lesparticipants peuvent aussi s’impliquer dans plusieurs pratiques sexuelles (palpations,
baisers, fellations, relations digito-anales, etc.) avec des partenaires multiples
anonymes. L’obscurité contribue aussi à amplifier l’excitation rattachée à ces multiples
contacts et à l’effervescence érotique, même si des affects de honte peuvent aussi êtreprésents83.
Les pratiques médiatisées
45 Quant aux espaces télémédiatisés, auxquels Bech (1999) fait allusion dans sa définition
de la Citysex, les romans en font quelques mentions : emprunt d’une pratique sexuellesuite au visionnement de films pornographiques américains84, recours aux rencontres
téléphoniques et à la pornographie pour éviter les risques de transmission du VIH/sida,
mais en insistant sur le côté dérisoire de telles stratégies : Beaucoup trouvaient un soulagement au téléphone, payant des sommesimportantes pour atteindre le nirvana. Le sexe par téléphone, avait remarquéMichael, non seulement développait l’imagination mais donnait aussi la possibilitéaux hommes de faire une chose qui jusque-là ne leur était pas possible : fairesemblant d’avoir un orgasme.85
46 Si les pratiques cybersexuelles sont absentes des romans tout comme l’usage de gadgetsérotiques, on retrouve des références aux outils associés aux nouvelles technologies decommunication comme le Minitel, un réseau informatique français aujourd’hui disparu,l’internet et le téléphone portable qui servent à rencontrer des partenaires86 avec desprofils spécifiques, comme le barebacking ou le sadomasochisme 87,88. La
masturbation sans partenaire peut aussi survenir, associée à des fantasmes renvoyant
aux moments érotiques vécus avec des partenaires rencontrés dans le passé ou àl’usage d’images pornographiques89,90.
47 En conclusion, les romans permettent de cerner certaines des modalités affectivesentourant l’expression érotique et de mettre à jour ses fonctions psychologiques et lesdilemmes qui lui sont associés. Les scénarios rattachés aux conduites sexuelles, tout eninsistant sur les dimensions sensorielles, rejoignent dans leurs grandes lignes ceuxdégagés dans la littérature sociologique auprès des populations homosexuelles (Bolton
1992). Dans l’ensemble sans grande originalité, ils pourraient contribuer à renforcer
des représentations de la sexualité basée sur la performance et la quête du plaisir et àorienter les lecteurs vers ces valeurs dominantes qui semblent aujourd’hui moins
subversives, rejoignant ainsi les normes présentes dans les courants littéraires (Pivert2009).
Civilisations, 59-1 | 2010
67
L’imaginaire des risques et de la prévention
48 La question du VIH/sida et ses répercussions sur l’expression érotique, la prise derisques et les stratégies de prévention constitue l’un des thèmes majeurs de ces romans.
Plusieurs pages sont consacrées aux enjeux entourant la gestion complexe dupréservatif et le dévoilement du statut d’infection, des préoccupations qui font écho
aux travaux sociopsychologiques sur cette question (Paxton 2002). Les textes mettent
en évidence les ambivalences entourant les consignes de précaution prônées par lesinstances de santé publique et présentent des scénarios où la recherche du risque et dela contamination volontaire sont valorisés, subvertissant ainsi les mots d’ordre du sexesécuritaire critiqué par plusieurs romanciers. Si le thème de la mort continue d’êtreprégnant, sans atteindre l’intensité relevée dans les romans plus proches du début del’épidémie (Lévy et Nouss 1994), le risque d’être infecté est ainsi envisagé comme une
source d’excitation, une forme de conduite ordalique qui accompagne les conduites
extrêmes et qui permet d’atteindre à un surcroît d’existence (Le Breton 1991). Larelation entre éros et thanatos est ainsi clairement établie en recourant à la métaphore
classique de la roulette russe qui renvoie au jeu de l’aléa (Caillois 1958) privilégiant lerecours à la chance et à la victoire sur le destin (Lévy 1996) :
Chose certaine, notre sexualité flirte pas mal avec la mort. Pensez seulement à ceuxqui courent après la maladie. […] Pensez au barebacking […] très en vogue enAmérique. Nouvelle tendance. Pensez à tous ceux qui, conscients des risques et àcause justement des risques, n’hésitent pas à en prendre. Parce que les risques, çacrée une excitation supplémentaire, on accède à un autre niveau, on se détache ducommun des mortels, c’est comme jouer à la roulette russe. Le cul, sport extrême.Pourquoi la mort dans le sexe nous fascine-t-elle tant ? 91
49 La question du barebacking fait l’objet de nombreuses réflexions visant à le définir età dégager les enjeux éthiques associés à ce type de pratique en portant les débats sur leterrain de la liberté et de la responsabilité individuelle, en refusant des formes decontrôle répressif de la sexualité92, y compris de la part des instances associativesorientées vers la prévention comme Act Up, et en modulant la prévention en fonction
du statut sérologique des partenaires et de la relation.
50 La prise de risques peut aussi ne pas se situer dans une perspective réflexive etcorrespondre à une forme d’insouciance, à une perception du VIH/sida comme une
maladie aujourd’hui bénigne suite aux innovations liées aux traitements
antirétroviraux: Le seul tuyau pour être bien tranquilles : pas de tests, pas de capotes […] De toutesfaçons, c’est tellement con (depuis les traitements, surtout), tellement con d’êtreséroneg […] De « faire attention »; tout le temps. […] Du temps de Baudelaire, onne faisait pas tant de manières avec le cul, non mais ! On la chopait, la syphilis, etpuis on la refilait, à qui qu’en voulait... The bug, comme disent les barbaqueers, là-bas... Gimme the bu-u-ug, and 1 will be free-ee-ee ! No more worry-y-y.93
51 L’ignorance des risques, l’acceptation de l’infection au virus qui met fin auxpréoccupations entourant la prévention ou même l’acceptation fataliste de la mort
constituent aussi des modalités d’un rapport moins prudent face au virus94. La prise derisque apparait aussi comme une façon d’échapper à la conformité du monde ambiant
en privilégiant un style de vie basé sur l’excès, qui serait pour certains l’un des traits dela modernité (Arcand 1991), que ce soit dans le champ de la sexualité ou de laconsommation des drogues et de l’alcool95, laquelle contribue souvent aux conduites
Civilisations, 59-1 | 2010
68
sexuelles à risques et aux infections transmises sexuellement (Lévy 2006). Cesinfections sont illustrées dans les romans avec des mentions de la blennorragie
(pharyngée, rectale ou pénienne), dénotée argotiquement (chtouille) et liée à lamultiplicité des partenaires sexuels, mais elle ne fait pas l’objet, même lorsqu’elle estrépétée, de préoccupations particulières ni d’affects de honte ou de culpabilité, desantibiotiques étant disponibles pour le traitement ou pouvant être pris à titrepréventif. Les risques de mutations ou de résistance des bactéries sont ainsi envisagés
avec sérénité, les doses d’antibiotiques pouvant être augmentées pour contrer cesconséquences96.
52 Ces infections apparaissent, dans cette perspective, ne plus constituer des évènements
graves dont il faut cacher l’occurrence, mais des inconvénients banals facilement
traitables avec les médicaments disponibles.
53 Dans ce contexte l’inclusion du préservatif dans les scénarios sexuels renvoie à des casde figure variés. Suite à une simple demande du partenaire, il peut être intégré sans
discussion aux activités sexuelles ou susciter des demandes pour expliciter les raisons
qui en motivent l’usage comme par exemple la multiplicité des partenaires ou lafragilité de la relation. Les difficultés de communication quant au dévoilement dustatut d’infection et à la prévention donnent ainsi lieu à plusieurs hypothèses
contradictoires qui soulignent la complexité des interprétations proposées pourexpliquer le non-usage du préservatif lors de relations anales :
Il a voulu m’enculer sans condom. J’ai patiné, j’ai bafouillé. « On ne se connait pasbeaucoup. Et puis, on est instables ». […] Il ne s’est pas formalisé. Il a déchiré d’uncoup de dents une petite enveloppe carrée […] Mais, moi, je n’étais plus vraimentlà. […] Qu’est-ce que ça veut dire quand un gars se propose de baiser sans condom[…] ? Qu’il est séronégatif et naïf ? Ou qu’il est séropositif et dangereux ? C’est de lacandeur ou bien de la témérité ? Est-ce qu’il devine que je le suis et cherche à merévéler qu’il l’est aussi ? Ou exactement le contraire : qu’il n’a rien et suppose que jen’ai rien non plus ? […] J’ai échafaudé toutes sortes d’hypothèses, qui se valent lesunes comme les autres, et je ne suis arrivé à rien.97
54 D’autres extraits de romans indiquent le rejet du préservatif qui peut être abandonné àcause de ses effets anhédoniques jugés trop lourds sur la vie érotique, même après desannées d’utilisation chez une personne vivant avec le VIH/sida (PVVIH) impliquée dans
une relation stable98 : La capote […] protège du sexe. Et elle y parvient si bien, que, comme chacun sait,[…] elle empêche toute pénétration assez langoureusement digne de ce nom (ondébande, on ne sent rien). C’est la raison pour laquelle la capote n’est, n’a été, nesera jamais utilisée que dans des circonstances exceptionnelles, et n’est, n’a été, nepourra jamais être la règle en matière de sexualité humaine.99
55 Le préservatif est de ce fait rejeté, malgré les risques, pour que la PVVIH puisse seréapproprier des sensations érotiques normales, mais sans que le partenaire n’ait
donné toujours son accord à une activité risquée de ce type100, des situations dont onretrouve plusieurs exemples101,102 pouvant aller jusqu’à la transmission volontaire duvirus par vengeance ou l’acceptation de relations anales passives sans préservatif dans
le but de plaire à un partenaire, malgré les préoccupations face à ce type de pratiquesdont les risques sont connus103. Les possibilités que le préservatif puisse se briser ouglisser et contribuer ainsi à l’infection sont aussi envisagées, démontrant par là leslimites de ce mode de protection104,105.
Civilisations, 59-1 | 2010
69
56 Dans d’autres situations, les risques peuvent aussi être assumés en modulant l’usage dupréservatif en fonction du statut infectieux des partenaires, du positionnement actif oupassif dans la relation anale et de la maîtrise de l’éjaculation106. L’abandon dupréservatif peut aussi obéir à une décision prise en pleine conscience après discussionentre les partenaires sérodiscordants pour signifier la profondeur du lien de couple107.
57 Les romans analysés renvoient à des représentations contrastées de l’épidémie du VIH/
sida et à ses répercussions sur la vie sexuelle et la prévention. Cette dernière obéit àdifférents modèles qui mettent en évidence les possibles configurations dans cedomaine et la variété des stratégies dont certaines assument délibérément la prise derisques de transmission du VIH. On peut y voir comme le souligne Pivert (2009 : 19) une
perspective nouvelle dans la littérature homosexuelle qui, grâce à des auteurs comme
Rémès (2003) est « […] doublement subversive, dans la mesure où elle va àl’encontre des repères moraux de la société mais aussi d’une partie dela communauté homosexuelle elle-même ».
Conclusion
58 La transmission des valeurs, des normes et des comportements quant à la sexualité, faitappel à de nombreuses modalités selon les cultures. Alors qu’elle se réalise à travers desapprentissages corporels et des traditions orales dans les sociétés dites
« traditionnelles », dans les sociétés avec écriture et imprimerie, elle se fait aussi àtravers la publication de manuels érotiques et de romans. Les textes romanesques, touten proposant des scénarios sexuels conformes aux normes sociales, mais aussitransgressifs, amènent les lecteurs, à travers l’imaginaire, à bâtir un univers affectif etérotique qui peut les orienter dans l’expression de leur sexualité. Ceux-ci peuvent ytrouver une confirmation de leurs propres expériences ou une ouverture sur denouvelles possibilités d’expression, en offrant non seulement un registre de pratiquessexuelles qui peut alimenter les scénarios interpersonnels et intrapsychiques (Simon etGagnon 2005 ; Gagnon 2008).
59 De ce point de vue, les romans que nous avons analysés, et dont la thématique traite duVIH/sida dans une optique essentiellement homosexuelle, offrent des perspectives surles constructions de l’espace urbain et de ses territoires de sociabilité, sur les choix desorientations sexuelles (Bozon 2001), sur les modulations affectives et sensorielles liées àl’expression de la sexualité. Ils permettent aussi d’établir un registre des pratiquessexuelles, qui vont des préliminaires jusqu’aux paraphilies, tout en situant lesmotivations et les affects complexes qui les accompagnent. Ces romans enfin
présentent des scénarios préventifs face à la transmission du VIH/sida quicorrespondent aux normes de prévention ou, au contraire, s’en éloignent de façondélibérée quand, parfois, des situations sentimentales ou de relations de pouvoir entre
les partenaires rendent malaisée la protection.
60 Les représentations du VIH/sida tendent aussi à se diversifier, se banalisant suite auxprogrès médicaux, tout en continuant, par la prise de risques que le virus fait exister, àconstituer une source d’excitation. Les romans contribuent, même si leur traitement
narratif tend à privilégier des descriptions plutôt stéréotypées des pratiques sexuelles,au dispositif de sexualité proposé par Foucault en insistant sur « les sensations ducorps, la qualité des plaisirs, la nature des impressions aussi ténues et imperceptibles
qu’elles soient » (1976 : 140-141), et en portant sur les tout petits liens sociaux, ici
Civilisations, 59-1 | 2010
70
érotiques, dont Laplantine (2003) a montré l’intérêt anthropologique. L’intérêt de cesromans pourrait se situer au plan des dilemmes affectifs et éthiques qu’ils soulèvent etqui peuvent contribuer aux processus de réflexivité dont Giddens (1994) a montré
l’importance dans las sociétés modernes.
61 Toutefois, les romans entrent en compétition avec d’autres sources d’imaginaire et deréflexivité que sont par exemple les films et les séries télévisées, mais aussi avecinternet, formant un vaste ensemble de récits sexuels (sexual stories) définis comme
des « narrations de la vie intime, axées principalement sur l’érotique, le genre et lerelationnel » (Plummer 1995 : 6), des récits qui occupent de plus en plus l’espace publicet qui contribuent à la fois à problématiser la sexualité de multiples façons et à rendre
plus délicates les distinctions entre fantasmes et réalités. Il reste cependant à analyser
la réception de ces différents matériaux par les lecteurs afin de pouvoir mieux
comprendre leur contribution à la transmission et à l’apprentissage de la sexualité,dont la littérature constituerait un relais dans la société contemporaine.
BIBLIOGRAPHIE
Romans cités
CANESI, Michel et Jamil RAHMANI, 2006. Le syndrome de Lazare. Monaco : Éditions du Rocher.
CHABOT, Denis-Martin, 2007. Innocence. Paris : Éditions Textes gais.
CYR, Mario,
1997. L’éternité serait-elle un long rêve cochon ? Boucherville : Éditions de Mortagne.
2001. Journal intime d’Éric, séropositif. Montréal : Les Intouchables.
DELORME, Pascal, 2001. Afin que personne ne puisse nous faire de mal. Montréal : Stanké.
DEROCHE, Frank, 2002. Effets secondaires. Paris : Le Dilettante.
DUSTAN, Guillaume,
1997. Je sors ce soir : roman. Paris : POL.
1998. Plus fort que moi : roman. Paris : POL.
2001. Génie divin. Paris : Balland.
GENDRON, Marc, 1997. Le prince des ouaouarons. Montréal : XYZ éditeur.
HENRI, Nicolas, 2004. Bleu Caraïbes. Roman. Paris : Cylibris.
MAUPIN, Amistead, 1997, [1987]. D’un bord à l’autre (traduit par Gwenaël Hubert). Paris :Passage du Marais. [Titre original de l’ensemble : Tales of the city Series. Vol 5 : Significant
others. New York : Harper Collins Publishers.]
PY, Olivier, 2002. Paradis de tristesse. Arles : Actes Sud.
RÉMÈS, Éric, 2003. Serial fucker : journal d’un barebacker. Paris : Éditions Blanche.
Civilisations, 59-1 | 2010
71
WHITE, Edmund,
1998, [1997]. La symphonie des adieux (traduit de l’américain par Marc Cholodenko) Paris :Plon [The Farewell Symphony. New York : Alfred A. Knopf].
2000, [2000]. L’homme marié (traduit de l’américain par Anne Rabinovitch). Paris : Plon [The
married man. New York : Knopf].
Références citées
ACHILLES, Nancy, 1967. « The development of the homosexual bar as an institution », in John
Gagnon et William Simon (éds), Sexual Deviance. New York : Harper et Row, p. 228-244.
ARCAND, Bernard, 1991. Le jaguar et le tamanoir : vers le degré zéro de la
pornographie. Montréal : Éditions le Boréal.
ALEXANDRIAN, Sarane, 1995. Histoire de la littérature érotique. Paris : Payot.
BATAILLE, Georges, 1957. L’érotisme. Paris : Minuit.
BECH, Henning, 1999. « Representing Lust in public », in Mike Featherstone (éd.), Love and
Eroticism. Londres : Sage Publications, p. 215-242.
BLACKING, John, 1985. « Movement, Dance, Music and the Venda Girls’ Initiation Cycle », in PaulSpencer (éd.), Society and the Dance. Cambridge : Cambridge University Press, p. 64-91.
BOLTON, Ralph, 1992. « Mapping Terra Incognita : Sex Research for Aids Prevention – An Urgent
Agenda for the 1990s », in Gilbert Herdt et Shirley Lindenbaum (éds), The Time of Aids : Social Analysis, Theory, and Method. Londres : Sage Publications, p. 124-158.
BOUHDIBA, Abdelwahab, 2003. La sexualité en Islam. Paris : PUF.
BOURDIER, Frédéric, 2001. Sexualité et sociabilité en Inde du Sud. Familles en péril au
BOZON, Michel, 2001. « Orientations intimes et constructions de soi. Pluralité et divergences dans
les expressions de la sexualité, Sociétés contemporaines, 1 (41-42), p. 11-40.
BRULOTTE, Gaétan, 1998. Œuvres de chair. Figures du discours érotique. Québec : Pressesde l’Université Laval.
BRUNER, Edward M., 1956. « Cultural Transmission and Cultural Change », Journal of
Anthropology, 12 (2), p. 191-199.
CAILLOIS, Roger, 1958. Les jeux et les hommes. Paris : Gallimard.
COLLINS, Alan (éd.), 2007. Cities of Pleasure. Sex and the Urban Socialscape. New York :Routledge.
CORNATON, Michel, 1990. Pouvoir et sexualité dans le roman africain. Paris : L’Harmattan.
DELIGNE, Chloé, Koessan GABIAM, Mathieu VAN CRIEKINGEN et Jean-Michel DECROLY, 2006. « Lesterritoires de l’homosexualité à Bruxelles : visibles et invisibles », Cahiers de géographie du
Québec, 50 (140), p. 135‑150.
DEMCZUK, Irène et Frank REMIGGI (éds), 1998. Sortir de l’ombre : histoires des
communautés lesbienne et gaie de Montréal. Montréal : VLB éditeur.
Civilisations, 59-1 | 2010
72
DE SINGLY, François, 1993. « Le livre et la construction de l’identité », in François de Singly (éd.), Identité, Lecture, Écriture. Paris : B.P.I., p. 131-152.
EVOLA, Julius, 1968. Métaphysique du sexe. Paris : Payot.
ÉVRARD, Frank, 2003. La littérature érotique ou l’écriture du plaisir. Toulouse : Milan.
FOUCAULT, Michel, 1976. Histoire de la sexualité. Tome 1. La volonté de savoir. Paris :Gallimard.
GAGNON, John, 2008. Les Scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du
désir. Paris : Payot.
GARNIER, Xavier, 1999. La magie dans le roman africain. Paris : PUF.
GIDDENS, Anthony, 1994. Les Conséquences de la modernité. Paris : L’Harmattan.
GILLES, Audrey, 2009. « La poésie du phallus dans Le Condamné à mort de Jean Genet », @nalyses [En ligne], Articles courants, 20e siècle, mis à jour le : 26/10/2009, <http://
www.revue-analyses.org/index.php?id=671>. Page consultée le 3 avril 2010.
GOODY, Jack, 2003. La peur des représentations. L’ambivalence à l’égard des images, du
théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité. Paris : La Découverte.
HARRY, Joseph, 1974. « Urbanization and the Gay Life », The Journal of Sex Research, 10 (3),p. 238-247.
HERVIEU-LÉGER, Danièle, 1997. « La transmission religieuse en modernité », Social Compass, 44 (1),p. 131-143.
HUBIER, Sébastien, 2007. « “L’école des filles”. Le Bildungsroman érotique de Fanny Hill à Emmanuelle », in Philippe Chardin (éd.), Roman de formation, roman d’éducation
dans la littérature française et dans les littératures étrangères. Paris : Kimé.
HUBIN, Alexandra, Pascal DE SUTTER et Christine REYNAERT, 2008. « L’utilisation de textes érotiquesdans l’éveil du désir sexuel féminin », Réalités en gynéco-obstétrique, 134, Novembre/
2003. De tous petits liens. Paris : Mille et une nuits.
LE BRETON, David,
1991. Passions du risque. Paris : Métailié.
2006. La saveur du monde. Une anthropologie des sens. Paris : Métailié.
LÉVY, Joseph Josy et Alexis NOUSS, 1994. Sida-fiction. Essai d’anthropologie romanesque.
Lyon : Presses de l’Université de Lyon.
LÉVY, Joseph Josy,
1996. « Des jeux érotiques au temps du sida et de leurs enjeux éthiques », Cahier de recherche
éthique, 19, p. 227-236.
2006. « Drogues et sexualité », Drogues, Santé et Société, 5 (2), p. 11-48.
MARING, Joel M. et Lilliane E.MARING, 1997. « Japanese Erotic Folksong : From Shunka to Karaoké », Asian music, 28 (2), p. 27-49.
MARSHALL, Donald S., 1971. « Sexual Behavior on Mangaia », in Donald S. Marshall et Robert C.Suggs (éds), Human Sexual Behavior : Variations in the Ethnographic Spectrum. New
York : Basic Books, p. 103-162.
MAUSS, Marcel, 1936. « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, 32 (3-4), p. 365-372.
MÉDICO-VERGRIETE, Denise et Joseph Josy LÉVY, 1999. Le baiser. Montréal : Éditions Stanké.
MELODY, Michael E. et Linda M. PETERSON, 1999. Teaching America About Sex : Marriage
Guides and Sex Manuals from the Late Victorians to Dr. Ruth. New York : New York
University Press.
MESSENGER, John C., 1971. « Sex and Repression in an Irish Folk Community », in Donald S.Marshall et Robert C. Suggs (éds), Human Sexual Behavior : Variations in the
Ethnographic Spectrum. New York : Basic Books, p. 3-37.
MURPHY, Timothy F. et Suzanne POIRIER (éds), 1993. Writing AIDS : Gay Literature.
Language, and Analysis. New York : Columbia University Press.
NICOLAS, Lucienne, 2002. Espaces urbains dans le roman de la diaspora haïtienne.
Paris : L’Harmattan.
OHMAGARI, Kayo et Fikret BERKES, 2004. « Transmission of Indigenous Knowledge and Bush SkillsAmong the Western James Bay Cree Women of Subarctic Canada », Human Ecology, 25 (2),p. 197-222.
PAXTON, Susan, 2002. « The Paradox of Public HIV Disclosure », AIDS Care, 14 (4), p. 559-567.
PARKER, Richard, 2001. « Sexuality, Culture and Power in HIV/AIDS Research », Annual Review
of Anthropology, 30, p. 163-179.
PELISSIER, Catherine, 1991. « The Anthropology of Teaching and Learning », Annual Review of
Anthropology, 20, p. 75-95.
PIVERT, Benoît, 2009. « Préface », in Benoît Pivert (éd.), Homosexualité(s) et littérature, Cahiers
de la Revue d’Art et de Littérature, Musique (RAL,M), p. 11-34.
PLUMMER, K. (1995). Telling sexual stories: Power, change, and social worlds. London :Routledge.
Civilisations, 59-1 | 2010
74
RANKE-HEINEMANN, Uta, 1990. Des eunuques pour le royaume des cieux : L’Église
catholique et la sexualité. Paris : Laffont.
REISS, Ira, (1986). Journey into sexuality. An Exploratory Voyage. Englewod Cliffs, NJ :Prentice-Hall.
RIVIÈRE, Claude, 1995. Les rites profanes. Paris : PUF.
SIBALIS, Michael, 2004. « Urban Space and Homosexuality : The Example of the Marais, Paris’ ‘Gay
Ghetto’», Urban Studies, 41 (9), p. 1739-1758.
SIMON, William et John GAGNON, 2005. « Sexual Scripts : Permanence and Change », Archives of
Sexual Behavior, 15 (2), p. 97-120.
SOULIÉ, Bernard, 1993. L’art d’aimer au Japon. Paris : Solar.
STEFANISZYN, Bronislaw, 1964. Social and Ritual Life of the Ambo of Northern Rodhesia.
Londres : Oxford University Press.
SUGGS, Robert C., 1966. Marquesan Sexual Behavior. New York : Harcourt, Brace and World.
TURNER, James, G., 2003. Schooling Sex : Libertine Literature and Erotic Education in
Italy, France and England 1534-1685. Londres et New York : Oxford University Press.
TRUEBA, Henry T., 1993. « The Dynamics of Cultural Transmission », in Henry T. Trueba, Cirenio
Rodriguez, Yali Zou et José Cintron (éds), Healing Multicultural America. Londres : The
Falmer Press, p. 10-28.
VAN GULIK, Robert, 1977. La vie sexuelle dans la Chine ancienne. Paris : Gallimard.
VOLET, Jean-Marie, Hélène JACCOMARD et Phillip WINN, 2002. « La littérature du sida : genèse d’uncorpus », The French Review, 75 (3), p. 528-541.
WEITMAN, Sasha, 1999. « On the Elementary Forms of Socioerotic Life », in Mike Featherstone (éd.),Love and Eroticism. Londres : Sage publications, p. 71-110.
WHITE, Charles, M.N., 1953. « Conservatism and Modern Adaptation in Luvale Female PubertyRitual », Africa, 23 (1), p. 15-23.
WOUTERS, Cas, 1999. « Balancing Sex and Love since the 1960s Sexual Revolution », in Mike
Featherstone (éd.), Love and Eroticism. Londres : Sage, p. 187-214.
ZABUS, Chantal, 2007. Between Rites and Rights : Excision in Women’s Experiential Texts and
Human Contexts. Stanford : Stanford University Press.
NOTES
1. . D’après C. Rivière, l’apprentissage des rituels du corps a pour fonction, entre autres, d’inhiber
« les conduites qui ne répondraient pas au code collectif de l’échange fondé sur la présentation
d’un corps socialisé et sexué » (1995 : 147). 2. . L’exemple des transformations du rite d’initiation chez les Luvale (White 1953) illustrel’importance de la dimension érotique : bien que ce rite ait perdu la plupart de ses fonctions, il agardé celle qui touche la sexualité, permettant ainsi aux femmes de développer leur compétence
érotique.
3. . À Mangaia (Marshall 1971), le cunnilingus, les méthodes de contrôle de l’éjaculation etl’atteinte de l’orgasme simultané sont enseignés aux garçons qui, une fois cette périoded’instruction achevée, passent à des exercices pratiques avec une femme expérimentée. De la
Civilisations, 59-1 | 2010
75
même façon, les jeunes filles apprennent à développer la réponse orgastique sous la conduite des« good-men » qui l’initient à cette fin. L’apprentissage érotique peut aussi se faire d’une manière
informelle par la transmission d’informations, de discussions et d’exercices dans le groupe despairs. Chez les Marquisiens (Suggs 1966), une jeune monitrice montre les positions coïtales ainsi
que les mouvements du bassin en adoptant successivement le rôle du garçon et de la fille.4. . Kashamura (1973) précise que celles chez qui l’excitation sexuelle peut être atteinte par laseule imagination sont considérées comme des expertes. Les garçons impubères participent à cesactivités comme partenaires et comme apprentis, ce qui permet une co-éducation sexuelle.5. . Rédigé, selon la tradition, par Vatsyayana, un brahmane du 3e siècle de l’ère chrétienne, cetouvrage, dont le titre signifie « Aphorismes sur l’amour », insiste sur la notion de kama ou plaisir,ce qui exige un apprentissage du raffinement des sens afin d’amplifier l’excitation et lamodulation de la réponse érotique. Il présente donc sous une forme condensée des conseils quant
aux approches de séduction, au choix des partenaires et à la typologie des actes érotiques. À partla typologie des femmes et des hommes classés en fonction de la dimension des organes sexuels,l’essentiel de l’ouvrage porte sur la description et la classification des actes érotiques : baisers enfonction des zones érogènes, du type de toucher, de pénétration, de frottement ou de pression.
Différentes positions sont ainsi proposées, tout comme les signaux éroticocorporels qui indiquent
jouissance et satisfaction.
6. . Ces manuels, diffusés pendant la période de l’apogée de l’Empire, entre 590 et 1279 de l’èrechrétienne, avant que la Chine ne devienne beaucoup plus prude, règlent les arts de la chambre àcoucher. Ils exposent les approches érotiques conformes aux perspectives taoïstes quiconsidèrent le corps humain comme un microcosme de l’univers, parcouru par des énergies
fondamentales, le yin et le yang, forces à la fois opposées et complémentaires dont l’harmonie estnécessaire pour le maintien du bien-être et de la longévité, ou pour atteindre l’immortalité (Van
Gulik 1977). L’art érotique met ainsi en scène ce que la poétique érotique chinoise nomme « Lesjeux des nuages et de la pluie », pour illustrer, de façon sensible et tendre, les différents aspectsde l’activité érotique en insistant sur le contexte, les signaux corporels indiquant le désir oul’orgasme, les postures sexuelles aux noms poétiques, les réactions affectives des partenaires, lestypes de poussées et leurs rythmes.
7. . Ce petit ouvrage, rédigé pour un bey de Tunis, présente les modèles d’homme et de femme
idéaux sur le plan érotique et prodigue de nombreux conseils sur l’initiation de la relationsexuelle, les préliminaires (baisers, succion, caresses, morsures), les positions sexuelles, laréponse orgastique, de même que sur le traitement des dysfonctions érotiques. Il s’inscrit dans
une vaste littérature érotique qui fait appel à plusieurs formes, de la poésie aux contes dont lesplus connus sont LesMille et Une nuits.
8. . Comme le note Alexandrian (1995 : 389) : « La plupart des auteurs [de cette littérature]expriment leurs fantasmes plutôt que des expériences réelles, et ces fantasmes exagèrent oudéforment les véritables possibilités du sexe. Elle [cette littérature] n’en est pas moins
intéressante et authentique, puisqu’une partie de la sexualité humaine tend à s’assouvir dans
l’imaginaire. » Cette fonction de la littérature érotique est aujourd’hui utilisée dans les thérapies
sexuelles qui ont recours à ce type de textes pour enrichir la vie fantasmatique des patients etnourrir le désir par l’évocation de scènes érotiques (Hubin, De Sutter et Reynaert 2008).9. . Le matériau littéraire a été utilisé pour l’étude de la maladie (Laplantine 1986), la magie
(Garnier 1999) ou l’excision en Afrique (Zabus 2007). Dans le champ de la sexualité, l’analyse desromans africains a mis en relief les modalités du rapport au pouvoir et à la sexualité (Cornaton
1990). 10. . Cette analyse se base sur un corpus préliminaire de 16 romans qui soulèvent la thématique
du VIH/sida et de la sexualité. Ce corpus ne prétend pas à une exhaustivité ou à une
représentativité. Parus entre 1997 et 2007, les auteurs de ces romans sont des hommes, et les
Civilisations, 59-1 | 2010
76
textes, pour la plupart, sont écrits à la première personne. La grande majorité des personnages
principaux sont des hommes, d’orientation surtout homosexuelle.
11. . Les textes ont été analysés et codifiés en fonction de catégories touchant le VIH/sida
alternatifs et complémentaires, stigmatisation et discrimination, interprétation de la maladie), lamort (représentations de la mort, croyances, expérience de deuil, rituels mortuaires) et lesscénarios sexuels (espaces sexualisés, constructions de l’identité sexuelle, affects et les pratiques,risques et stratégies de prévention). Nous ne retenons ici, faute d’espace, que quelquesdimensions des scénarios. 12. . « Le Marais, c’est Disneyland. X : [Qu’est-ce que ce « X » ? Où commence le guillemet
d’ouverture ?] Pourquoi Disneyland ? Les gens, ils viennent là parce que c’est l’endroit le pluscivilisé à des centaines et des centaines de kilomètres à la ronde. Ils sont attirés et puis c’estvivant, alors que partout ailleurs, c’est mort. » (Dustan, Génie divin, 2001, p. 84).13. . « […] en réalité j’étais trop accroché au genre d’aventure sexuelle que seul New York pouvaitfournir. » (White, La symphonie des adieux, 1998, p. 218).14. . « Les couples gays étaient généralement relégués à Brooklyn Heights (s’ils étaient popotes)ou dans le Upper East Side (s’ils étaient chics) ou à l’Ouest (s’ils étaient intellos) – en tout cas hors
de vue de ces Villageois intrépides […] » (White, La symphonie des adieux, 1998,p. 254-255).15. . « Montréal, j’ai besoin de Montréal. Besoin d’espace, de liberté, d’anonymat. Un jeune gai dequatorze ans n’a pas de place dans une ville comme Valleyfield. Il ne peut rien y vivre. Il lui fautvenir à Montréal. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 61).16. . « Les rues de Montréal, l’agitation des rues de Mont-réal le samedi, passé minuit, lesprostituées, les travestis, les vendeurs de dope, les gars de cuir, la jeunesse dorée des banlieues,
toute agitée, les clochards, les punks, les cris, les klaxons. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve
cochon ?, 1997, p. 62).17. . « Je vais souvent dans un café de l’avenue Laurier dont les habitués sont des hommes gais detrente, qua-rante ans […] Nous baisons au sous-sol, entre un tas de chaises abîmées et une étagèreremplie de conserves, pendant qu’en haut, son chum et associé tient le comptoir. […] J’y viens
pour jouer. Au backgammon, au cribble, au Monopoly. Je recrute des partenaires. C’est une façonde faire connaissance. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 91). 18. . « De retour à New York j’allai au Candie, un bar cuir sur Amsterdam Avenue. » (White, La
symphonie des adieux, 1998, p. 242-243).19. . « Le barman qui me sert un verre avec un point d’interrogation dans les yeux, toujours lacrainte d’une descente, d’un contrôle de police. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?,1997, p. 62).20. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 29-30.21. . « André raconte que les clubs de sexe de Los Angeles sont de gigantesques saunas où tout lemonde baise avec tout le monde sans préservatifs. » (Cyr, Journal intime d'Éric, séropositif, 2001,p. 93-94).22. . « Je marche jusqu’au boulevard Saint-Laurent. Je m’arrête au sauna. Je m’installe dans un deces réduits minuscules dont les cloisons sont percées à la hauteur de la taille. Glory Hole. […]
Cloison. Distance. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 239).23. . « Je parle beaucoup. Du peu de place qu’ont les jeunes gais. Où vivre sa sexualité quand on aquatorze, quinze ans, qu’on habite un village où tout se sait, où tout se tait ? Les toilettes duterminus de Montréal, c’est la seule voie, la seule issue ? »(Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve
cochon ?, 1997, p. 92-93).24. . « Avant de connaître Sean […], je fréquentais les toilettes du métro pour sucer des types quirentraient du boulot. » (White, La symphonie des adieux, 1998, p. 48).25. . « Dans l’avion vers Honolulu… je me suis claustré avec lui [un stewart] dans les vécés. » (Cyr,L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 92-93).
Civilisations, 59-1 | 2010
77
26. . « Les parcs de Montréal, les bosquets sombres, touffus, les garçons qui circulent à vélo dans
les allées sans éclairage, les garçons qui, assis au pied d’un arbre, exhibent leur sexe. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 62).27. . Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 121.28. . White, La symphonie des adieux, 1998, p. 442.29. . « Quelques mois plus tard, nous déménageons dans un immense appartement de la rue desÉrables. J’y ai mon atelier ; Bruno, son bureau. Nous y resterons sept ans. » (Cyr, L'éternité serait-
elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 103).30. . « J’étais prête à tous les compromis, je me disais : aimer c’est rendre l’autre heureux, alors accepte. Et j’ai accepté
tes aventures[…] Tu prends même un malin plaisir à m’imposer tes conquêtes masculines. » (Canesi et Rahmani, Le
syndrome de Lazare, 2006, p. 51-52).
31. . « Depuis que je vis avec lui, je me permets un plus grand abandon à la sexualité fortuite,aléatoire, celle des parcs, des ruelles et des saunas. […] Parce que cette présence me rattache à laréalité aussi solidement qu’une ancre. Il est le filet sous le trapèze de mes nuits blanches. » (Cyr,L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 148). 32. . Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 152-153.33. . «On sortait au BH, la boîte Crash de la rue du Roule. Vingt-quatre et vingt-sept ans, pas ungramme de graisse, les cheveux très courts, parfaitement lookés. On était les plus beaux. On
ramenait des mecs. »(Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 45).34. . « Vêtements conçus comme de la publicité érotique […] leurs corps sans parfum moulés, enplus, par le cuir noir dans la mesure où seul le look sadique allait bien avec l’extrême pâleur. »(White, La symphonie des adieux, 1998, p. 254-255).35. . « L’un porte des jeans découpés en L sur la raie des fesses et sous la fesse droite. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 91-92).36. . « Il lui arrive, à lui aussi, de fréquenter les parcs et les toilettes publiques. Mais il en ressent
toujours une certaine honte, une culpabilité. Ces « écarts » entachent l’estime qu’il voudrait avoirde lui-même. Il s’y livre à son corps défendant. Ou plutôt à son esprit défendant, sa têteadmettant difficilement ce que son corps réclame. Moi, je n’éprouve ni honte ni culpabilité. Nous
avons des façons différentes, opposées, de gérer les mêmes pulsions. » (Cyr, L'éternité serait-elle un
long rêve cochon ?, 1997, p. 119).37. . « Je m’exorcise, je joue, je m’avilis s’il me vient l’envie de m’exorciser, de jouer, de m’avilir.
Je veux voir jusqu’où je peux aller là-dedans. J’ai besoin de savoir qui je suis, de savoir quelle estcette part de moi, de l’explorer, de la reconnaître comme j’explore et reconnais les images etl’âme des autres. Pourquoi broder ? Je passe au sexe de plain-pied, si je puis dire. » (Cyr, L'éternité
serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 122).38. . Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 157.39. . Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 157.40. . « Vous prenez le métro […] Puis, vous voyez ce garçon assis en face de vous, […] qui lèveconstamment les yeux de son bouquin pour regarder bien droit entre vos deux jambes. Il tire unpeu sur la fourche de son jeans pour révéler qu’il est bandé. […] Il descend à la station suivante.
Vous le suivez. » (Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 122).41. . White, La symphonie des adieux, 1998, p. 26.42. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 85-87.43. . Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare, 2006, p. 15.44. . Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 46.45. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 40.46. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 143-144.47. . White, L’homme marié, 2000, p. 36.48. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 85.49. . Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 15.
Civilisations, 59-1 | 2010
78
50. . « Je suis tout près de lui, je caresse son dos humide et chaud. […] je glisse ma main sous soncaleçon, palpe ses fesses. » (Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare, 2006, p. 82).51. . « M’a présenté son cul. J’ai mis le nez au creux de sa raie. […] J’ai léché à lents coups delangue, de l’entrecuisse à juste au-dessus du trou […] » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 110).52. . « Il […] se love derrière moi, effleure le bout de mes seins, glisse ses mains sous mon chemisier, me
caresse les hanches, le ventre, la poitrine. Je tremble de plus belle […] » (Canesi et Rahmani, Le syndrome
de Lazare, 2006, p. 250-251).53. . Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare, 2006, p. 82.54. . White, La symphonie des adieux, 1998, p. 280.55. . Deroche, Effets secondaires, 2002, p. 68-70.56. . « Austin n’avait connu pareille étreinte – chaque baiser empreint de la volonté d’absorberl’autre. » (White, L’homme marié, 2000 : 127).57. . « La nuit la plus romantique de ma vie je l’ai passée avec un homme plus âgé dans les dunes
de Fire Island, à l’embrasser jusqu’à ce que mon visage soit tout irrité par sa barbe […] » (White,
La symphonie des adieux, 1998, p. 349).58. . « Et puis tout d’un coup une bouche s’est collée à la mienne. Je n’avais aucune idée de celui àqui elle pouvait appartenir (un vieux !, l’herpès !). J’ai détourné la tête d’un coup sec. […] Je me
faisais palper de tous les côtés et puis le mec qui était face à moi a cherché à m’embrasser etcomme il était correct je me suis laissé faire. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 20-22).59. . « Sa bouche, sa salive, tout autour de mon pénis, qui va et qui vient dans sa bouche, déjàmon dieu, un éclair bleu, il avale tout en se masturbant jusqu’à ce que filent de sa queue delongues giclées argentées qui retombent sur le carrelage blanc, constellé de sable. » (Cyr,L’éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 46).60. . « Je m’arrête au sauna. […] Une queue jaillit de la cloison. Et je la prends dans ma bouche. »(Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 239).61. . « Bel uniforme ! […] il se sort la bite et sa main sur mon épaule m’indique le reste. Jem’agenouille et je fais ce qu’il demande. […] Tant qu’il est dans ma bouche, sa matraque, soninsigne ne tiennent plus, ne veulent plus rien dire. » (Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon,
1997, p. 72).62. . « Le plaisir est double : on tète le clitoris, on lape les replis cutanés de la vulve, voire lepourtour de l’anus. Ainsi s’assouvit cette faim de connaissance du corps étranger. […] le sang desmenstrues ne fait pas reculer le brave. […] on absorbe les sécrétions avec avidité. Le connaisseur
s’en oint les lèvres, les joues, le nez, avec la même gourmandise que l’enfant qui se barbouilleavec le nappage de son sundae fraise. » (Deroche, Effets secondaires, 2002, p. 68-70).63. . « Une nuit. Parc La Fontaine. Un homme dans les buissons. […] Qui masse doucement mon
sexe en regardant tout autour de nous pour s’assurer que personne ne vient. » (Cyr, L’éternité
serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 69).64. . « Le sofa est bien étroit. Il ne fait pas d’histoires. Je lui éjacule en plein visage. C’est pour luila première fois. Quoi, il croyait que ça n’arrivait que dans les revues de cul ? Il ne fait pasd’histoires. » (Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 103).65. . « Louis joignit son sexe au mien dans ses mains et les massa ensemble en leur imprimant unmouvement de va-et-vient de plus en plus rapide. […]Nous jouîmes ensemble dans ses mains.—
Ah ! ton foutre ! Que c’est bon ! J’aime ! J’aime ! Et il se frottait les lèvres, la gorge, la poitrine, leventre de ses mains gluantes. Il se pourléchait les doigts. » (Henri, Bleu Caraïbes, 2004, p. 52).66. . « Par petits mouvements circulaires, j’entre en lui mon majeur enduit de salive, il secontracte autour de mon doigt. » (Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare, 2006, p. 82).67. . « Il m’a refourré l’œuf bien au fond avec deux doigts, et puis il a rerentré sa main pour allerle chercher une deuxième fois. […] Le ramassage des œufs, encore un truc que je n’avais jamais
fait. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 55).
Civilisations, 59-1 | 2010
79
68. . « Il m’avait même enculé avec son poing un après-midi à Fire Island alors que nous étions
tous deux défoncés et immergés dans une mer de graisse. » (White, La symphonie des adieux, 1998,p. 97).69. . « Empalé sur mon poing tu te défonces en geignant telle une statue en transe […] »(Gendron, Le prince des Ouaouarons, 1997, p. 17).70. . « […] il a ouvert le sac, dévissé le poppers, sniffé sans s’arrêter pendant que je poussais […]
sans avoir à détendre les parois en faisant les ciseaux avec les doigts, pas une seule contraction
des sphincters, jusqu’à ce que ma main soit logée à l’intérieur et que son cul se referme sur mon
poignet. Dedans j’ai ramené mes doigts sur ma paume. J’ai fermé le poing. J’ai commencé àtourner sur la droite, sur la gauche. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 94).71. . « Il se plaque violemment sur moi, […] et au début je suis surpris de la brutalité qui est lasienne quand il entre en moi [..] mais surtout de l’absence de douleur, étonné par ce plaisir quirapidement monte, […] qui vient du plaisir que lui-même prend à me garder immobilisé sous sonpoids et qui vient de la dure poussée de ses reins. »(Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare,
2006, p. 82).72. . « Après la jouissance, certains deviennent durs et froids et distants, s’en vont tout de suite,honteux. D’autres deviennent tout mous, sucrés et finalement écœurants de douceurpaternaliste. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 64).73. . À la fin, ils restèrent couchés là sans bouger, écoutant la musique. » (Maupin, D’un bord à
l'autre, 1997, p. 243).74. . « Ses doigts glissèrent sur mes flancs apaisés. Nous nous endormîmes de concert. » (Henri,
Bleu Caraïbes, 2004, p. 15-16).75. . « Sur le sofa trop étroit, je m’endors dans ses bras. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon,
1997, p. 103).76. . « Bizarrement, sa curiosité naturelle pour les gens se manifestait après le sexe. […] il me
posa toutes sortes de questions sur moi, non pas avec la concentration avide de celui qui voustourne autour mais plutôt avec l’affabilité mâcheuse de chewing-gum d’un pote qui a les yeuxfixés au plafond. » (White, La symphonie des adieux, 1998, p. 281).77. . « La phrase « sexe anonyme » peut suggérer sexe sans sentiments, privé d’émotion. Etcependant, ainsi que je peux l’attester, se planquer dans une pièce d’un bain public avec un corps[…] la tête posée sur le ventre d’un type[…] et parler jusque tard dans la nuit et tôt le matin, denotre enfance, de ses malheurs en amour, de nos problèmes d’argent, de ses projets d’avenir – ehbien, rien n’est plus personnel, plus émouvant.Le meilleur de tout c’étaient les pensées
vagabondes et flottantes que nous partagions. »(White, La symphonie des adieux, 1998, p. 349).78. . Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 56.79. . « Il m’a montré qu’il était le maître, simplement en exhi-bant sa queue, en me l’interdisant,
qu’il n’ait pas bandé vraiment accentuait la force rituelle de son geste, il me présentait, présenter
est le verbe juste, sa puissance, et je m’étais agenouillé devant sa puissance. » (Dustan, Plus fort
que moi, 1998, p. 111).80. . « Ellert est nu sur le lit. Pascual lui écarte les jambes, cette inspection lente humilie
furieusement Ellert […] Pascual le gifle et lui ordonne de se taire. [Il] l’attrape par les che-veux etle force à lécher ses chaussures […] Pendant qu’il lèche, Pascual prend sa ceinture et lui frappe letrou du cul. Le visage d’Ellert est tout près du mien, au sol, je vois ses yeux pleins de larmes, sabouche qui bave. » (Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 95).81. . « Je me souviens comme il dansait, comme un fou, dans la boîte pédé de Valence, sur le tubehouse que nous préférions : Es imposible, no puede ser. » (Dustan, Je sors ce soir, 1997, p. 13-14).82. . « Je voudrais avec toi retourner au Stéréo ou dans un rave illégal, comme ceux où nous
allions danser toute la nuit, sur le speed et l’ecstasy, […] danser comme deux automates sur lerythme hypnotique de la transe […] inconscients de l’heure, de la fatigue, de la douleur dans nos
Civilisations, 59-1 | 2010
80
jambes, inconscients tout court, indifférents au monde, hébétés, absents et heureux de l’être. »(Delorme, Afin que personne ne puisse nous faire de mal, 2001, p. 63). 83. . « Je me faisais palper de tous les côtés […] Je pouvais m’engloutir dans ce magma de mains,
de bites, de bouches. Je pouvais me mettre à ne plus rien en avoir à foutre de savoir à quiappartenait quoi, qui était gros, vieux, moche, contagieux. Je pouvais […] devenir une bête,ressortir des heures après, les vêtements déchirés, tachés, nu, couvert de sueur, de salive, desperme. […) Je me suis redressé d’un bond, les larmes aux yeux. J’ai trébuché jusqu’à la sortie enretenant mon jean avec les mains. Je me suis rhabillé sur le seuil, le cœur battant, sans oserregarder devant moi. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 20-22).84. . « […]après je lui ai demandé où il avait appris ça [claquer les fesses], il m’a répondu dans lesfilms américains, j’ai rêvé sur la culture mondiale. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 61-62).85. . Chabot, Innocence, 2007, p. 40-41.86. . « Je fais du net, je collectionne les numéros de portable et les adresses […], ils sont tous sur lehaut débit […] » (Dustan, Génie divin, 2001, p. 28).87. . « C’est génial parce que sur le net nous les gens qui ont quelque chose en commun, lebareback par exemple, on peut tous se retrouver. » (Dustan, Génie divin, 2001, p. 138-139).88. . « Les jours suivants j’ai cherché sur minitel. J’ai fini par tomber sur un mec passif, soumis, laquarantaine, assez moche mais hyper-docile. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 76).89. . « Austin admettait être plus attiré par ce dernier – il pensait à lui toutes les nuits, et semasturbait encore en songeant à lui deux fois par jour. » (White, L’homme marié, 2000, p. 36).90. . « Austin avait acheté des revues porno et les utilisait scrupuleusement pour se masturber,
bien que la fixité des photographies lui déplût (il préférait les films cochons ou, mieux encore, leshistoires). » (White, L’homme marié, 2000, p. 230).91. . « François n’a jamais voulu se protéger, casse-cou de l’amour, pas de filet, peu de capotes. Ils’en fout. “Ce n’est pas grave”, il est sûr de lui. » (Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 156).92. . « Je ne suis pas un prosélyte du barebacking. Mon combat se situe au niveau de la liberté etde la responsabilité individuelle. Je suis contre toute répression de la sexualité et des libertésindividuelles surtout par la culpabilité, la honte, la morale et la terreur. Le rôle de l'écrivain estaussi de mettre en garde, de poser des questions violentes. Face à l'irrationalité du sexe, il s'agitdonc de ne pas avoir de positions trop tranchées, mais de faire preuve de souplesse. » (Rémès,
Serial fucker : journal d'un barebacker, 2003, p. 173).93. . Dustan, Génie divin, 2001, p. 131-137.94. . « Non, non, dans mon pays, l’Espagne (je suis ibère d’origine), on ne fait pas de tests (c’estpour ça, figurez-vous, que la “prévalence de l’épidémie” y est moins forte que chez vous, lesFrançais). Dans mon pays, on n’en met pas, des capotes. […] Et puis on meurt. Voilà. De ce qui faitmourir. C’est tout. » (Dustan, Génie divin, 2001, p. 131-132).95. . « Parce que le risque était pour moi un mode de vie, parce que le risque me semblait plusbeau, plus méritoire même, parce qu’il était un déni du confort facile des bien-pensants, desapôtres du conformisme. Je n’ai jamais fait attention à rien. J’ai baisé sans condoms mais aussi j’aibu et me suis gelé jusqu’à la démesure. » (Delorme, Afin que personne ne puisse nous faire de mal,
2001, p. 80).96. . « J’avais des rapports sexuels avec tant d’hommes, souvent un nouveau chaque soir, qu’une
fois par mois j’attrapais une blennorragie, généralement rectale, parfois pénienne, une fois dans
la gorge (si enflammée que j’avais du mal à avaler, mon seul symptôme). […] Essayons le Bactrim.
Il n’y a pas de danger qu’il perde son efficacité si j’en prends trop longtemps ? Non. Ça n’est pastoi qui deviens résistant au médicament, mais elle – la population entière des bactéries – qui peutmuter et devenir résistante à l’antibiotique, mais si ça arrive, tout le monde augmentera la doseet puis c’est tout. »(White, La symphonie des adieux, 1998, p. 98-99).97. . Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 32-33.
Civilisations, 59-1 | 2010
81
98. . « Il y a quatre ans que maintenant il baisait sans capotes avec son mec parce qu’il en avaitmarre. » (Dustan, Je sors ce soir, 1997, p.28).99. . Dustan, Génie divin, 2001, p. 123-124.100. . « J’ai débandé comme d’habitude dès que j’ai eu mis la capote. Il était de dos. J’ai retiré lacapote […] et ça m’a fait rebander de penser que je pouvais le baiser comme ça, il ne s’étaitaperçu de rien.[…] Je l’ai baisé en sentant tout. Je me suis retiré pour gicler, c’était tellement bond’avoir un orgasme comme ça, comme avant quand j’étais vivant. »(Dustan, Plus fort que moi, 1998,p. 70).101. . « Au lit je lui ai mis une capote […] et trente secondes plus tard le compte était bon. Je me
suis retourné et là j’ai vu la capote sur le bord du lit, sans rien dedans, et j’ai dit T’as retiré lacapote ?, et il a dit Oui, j’aime pas ça, et je suis devenu vert. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998,p. 61-62).102. . « Mais pourquoi n’as-tu pas insisté pour que je porte la capote ? demande le Malien […] Ettoi, tu m’as bien fourré sans protection, ajoute le Malien […] Alors, toi, tu t’en fous de passer deschoses aux autres, hein ? Tu t’en fous d’infecter un Nègre, hein ? […] J’étais sain avant de venir auCanada. C’est un Blanc qui m’a passé ça. Ce sont les Blancs qui ont passé ça aux Noirs. C’est bien lemoins que tu paies. » (Chabot, Innocence, 2007, p. 108-109).103. . « Le jeune s’inquiète, car il a déjà entendu parler des risques des relations sexuelles sans
protection ; mais le Malien continue à s’enfoncer en ignorant ses objections et ses plaintes.[…]
Imonfri est bâti comme un athlète. Il doit certainement être en santé. De toute façon, il ne luipasserait pas une maladie, se convainc-il. […] Le jeune est prêt à tout pour lui plaire. » (Chabot,
Innocence, 2007, p. 145).104. . « Je ne pense pas à Vincent avec qui la capote a claqué l’année dernière, il y avait du sang,
et trois mois après il était séropositif. » (Dustan, Je sors ce soir, 1997, p. 88).105. . « Peu de temps après, Jean-François perdait sa capote dans mon cul. En décembre j’ai faitune rétinite. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 47).106. . « J’ai réfléchi […] Je préfère baiser sans capote. Je prends le risque. […] Les jours suivants,
on a donc baisé sans capote. […] Je ne jouissais jamais en lui. Comme je ne mouille pas, le risqueétait faible. Il voulait gérer le virus comme ça. C’était son choix, sa liberté, comme il disait. Lui,par contre, me remplissait. Plusieurs fois par jour même. […] Ce n’était pas la première fois quej’étais en couple avec un séronég et que j’agissais de la sorte : me faire enculer sans capote etlaisser jouir dedans. Enculer sans capote mais ne pas jouir. » (Rémès, Serial fucker : journal d’un
barebacker, 2003, p. 181).107. . « […] il m’a regardé droit dans les yeux. – Ça suffit ! Ce n’est pas à toi de me protéger. Je suisassez grand pour m’en charger tout seul. […] Maintenant, tu vas t’abandonner. Et me permettre
de t’aimer, O.K. ? […] J’ai pris une grande, une très grande respiration. Et j’ai lâché prise. Il a faitde moi ce qu’il a voulu : il m’a comblé. » (Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 74).
RÉSUMÉS
Les romans peuvent contribuer à l’apprentissage de la sexualité et, à travers la fiction, nourrir lesscénarios érotiques. Dans le monde contemporain, l’épidémie du VIH/sida a inspiré de nombreux
romans qui mettent en relief les enjeux entourant l’expression de la sexualité et la prévention.
L’analyse d’un corpus de romans, qui abordent surtout l’homosexualité, parus après 1996 en
Civilisations, 59-1 | 2010
82
langues anglaise et française, a permis de cerner les représentations de l’espace sexuel, lesscénarios entourant les choix relationnels et le registre des comportements érotiques etpréventifs. Elle met aussi en relief des réflexions éthiques sur l’érotisme, sur la question desrisques, sur la prévention et ses limites, qui peuvent contribuer à enrichir le champ del’anthropologie de la sexualité et ses rapports à la maladie.
Novels can contribute to the learning of sexuality, in feeding erotic scenarios through fiction. Inthe contemporary world, the HIV epidemic inspired numerous novels that highlight issues of the
expression of sexuality and its prevention. The analysis of a corpus of novels dealing mainly with
homosexuality, published in English or French after 1996, allowed us to bring to light
representations of the sexual space, as well as scenarios leading to the choice of partners, and
diverse erotic and preventive practices. In the novels, our contribution also highlight ethical
reflections on eroticism, on prevention as well as on its limits, which can contribute to enrich the
field of the anthropology of sexuality and of its relations to health issues.
anthropologue, est professeur en sexologie à l’Université du Québec à Montréal. Il a publiéplusieurs articles sur la question de la sexualité et de la prévention du VIH/sida. [Département desexologie, Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, Succursale Centre-Ville, Montréal, Québec,
est détentrice d’une maîtrise en sexologie et a complété une scolarité de doctorat en sémiologie àl’UQAM. [Laboratoire d'analyse cognitive de l’information (LANCI), département de philosophie,
Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, Succ. Centre-Ville, H3C 3P8, Québec, Canada –[email protected]]
Civilisations, 59-1 | 2010
83
Une initiation diffuse à la sexualitéLe sabar des Wolof du Sénégal
Audrey Dessertine
Introduction
1 Les modes de socialisation de la sexualité et les codifications dont celle-ci fait l’objetdans les sociétés africaines ont été abordés par les anthropologues sous de multiples
aspects : éducation précoce au comportement propre à son genre1, prescriptions etinterdits sexuels (notamment Echard, Journet, Lallemand 1981 : 337-395), interventions
sur les organes génitaux, mises en scène rituelles (en particulier dans le cadre de ritesinitiatiques), etc. Plus rares sont les études mettant au cœur de l’observation une
technique corporelle2 telle que la danse, dans ses rapports directs avec la sexualité.
2 Performance non verbale qui condense de multiples dimensions esthétiques, sociales etsymboliques, la danse met en lumière différentes stratifications de la société : statutsparticuliers, rapports sociaux d’âge et de sexe (voir, sur ces questions dans la sociétéwolof, Le Cour Grandmaison 1967 ; Le Carme 2000). Elle est l’expression de codes deconvenance et, comme nous le verrons ici, de jeux sur les limites qui passent par lecorps, un corps qui, loin d’être clos sur lui-même, est ce qui permet la relation aumonde. Si la danse est un langage, comment penser en « texte » cet indicible traduitpar corps (Legendre 1978) ? Toute danse suppose une chorégraphie, soit un protocoleque les danseuses mettent en œuvre. Pour que ce corps soit écouté et saisi, il faut faireen sorte qu’il résonne en caractères lisibles. Si les mouvements dansés sont très codifiéset s’inscrivent dans un rapport de correspondance avec le code musical, le sabar estaussi une danse chargée de significations sociales, de représentations et de modes
d’agir qui ne prennent tout leur sens qu’au regard des normes qui continuent à setransmettre dans la société. Danse sans cesse réinventée, le sabar est loin d’être une
tradition figée. De nouveaux mouvements apparaissent quotidiennement,
intrinsèquement liés aux créations musicales des griots percussionnistes3. À partir del’analyse des gestes symboliques observés dans le sabar, quelle place cette danse
occupe-t-elle parmi les différents procédés qui contribuent à construire socialement lasexualité ? C’est à cette question que ce texte apporte des éléments de réponse.
Civilisations, 59-1 | 2010
84
3 Terme polysémique, sabar désigne au Sénégal à la fois un ensemble de tambours, une
danse et les diverses occurrences (réunions festives) au sein desquelles il est utilisé. Iltient son origine de la société wolof 4. Faisant partie intégrante de nombreuses
cérémonies, le sabar permet d’interroger les codes sociaux intervenant directement
dans la constitution de l’hexis corporelle des femmes wolof, tout comme il révèle laplace de représentations et de ritualités étrangères à l’Islam dans une société trèslargement islamisée. Au Sénégal, comme dans les populations immigrées en France, ilfait partie intégrante de nombreuses cérémonies familiales5 (pour célébrer un mariage
ou un baptême), il peut aussi être organisé lors de réunions féminines ou de fêtes derue. Quelle qu’en soit l’occurrence, toute séance de danse est indissociable destambours, des rythmes et des devises tambourinées qui l’accompagnent de manière
nécessaire.
4 Sept années de pratique régulière de la danse sabar à Paris ont favorisé mes
observations et mes analyses en contexte migratoire. Mais c’est surtout à partird’observations et de la pratique de la danse à Dakar au Sénégal dans les quartierspopulaires de la Médina et de la Gueule Tapée, que je poursuis aujourd’hui mes travaux.
5 Dans cet article, je m’interroge particulièrement sur ce qui donne au sabar sa tonalité
si particulière dans une société qui valorise par ailleurs si fortement les notions derespect, de pudeur (kersa), et de patience (mugn), et ce autant dans l’éducation d’une
jeune fille que dans la reconnaissance des qualités qui font la réputation d’une femme. Ici, on joue de toute la gamme des techniques de séduction féminine : tissus, fards, jeuxde regards, gestuelle. Des corps exacerbés dans leur féminité et une représentation
« crue » de la sexualité, tel est le donné à voir le plus saillant du sabar wolof, dansé parles femmes. En produisant d’étonnantes mises en scène de la sexualité (imitations ducoït, exhibition de sexes d’homme en bois ou en plastique)6, on essaiera de voircomment le sabar questionne et célèbre la sexualisation du corps et de quelle forme
d’éducation il est porteur.
Hexis corporelle et sociabilités féminines
6 Dès la petite enfance, l’éducation est, dans la société wolof, pensée différemment selonle sexe, et prépare progressivement les enfants à actualiser, respectivement, une
certaine image de la virilité et de la féminité7. Il existe des qualités inhérentes à laféminité à partir desquelles s’inscrivent les rôles sociaux féminins et les valeurs quiorientent les comportements et les choix. Les principes qui régissent l’éducation desenfants fixent les modalités des relations qu’ils entretiennent avec les membres de leursexe ou du sexe opposé. L’éducation donnée aux petites filles comprend très vitel’accomplissement de certaines tâches domestiques et la surveillance des petits frèreset sœurs. Les jeunes filles apprennent à être réservées, respectueuses et patientes
envers les hommes et les aînés des deux sexes. Jacqueline Rabain, dans son ouvrage surl’enfance en pays wolof, note que vers quatre ans déjà, on attend de l’enfant qu’il seclasse dans une génération parmi les enfants de même âge. Il apprend alors à garder sesdistances à l’égard des aînés et des adultes en général. C’est dans la compagnie desenfants de même âge, dans l’écoute discrète des aînés et des adultes, que sedéveloppera le sens de la séduction et que s’inscrira en même temps la nécessité de laprésence et des contacts tactiles (Rabain 1979 : 20). La relation qui lie une jeune fille àun autre membre du même sexe et de même âge est donc la seule relation qui est vécue,
Civilisations, 59-1 | 2010
85
au sein de cette société hiérarchisée, sous le signe de l’égalité. C’est sans doute une desseules relations où l’improvisation, la fantaisie et la liberté peuvent s’exprimer
(expression qui prend une grande importance dans la vie sociale féminine). Ainsi,les
jeunes filles d’un même groupe d’âge8 entretiennent des relations vécues sur un mode
affectif et leur attachement s’actualise par de nombreux contacts corporels. Les corpsen contact forment un espace de co-présence, où les attouchements, les regards, lespositions corporelles relâchées, concourent à créer une intimité partagée. Ce mode decontact corporel est aussi un moment d’apprentissage de la beauté et de la séduction. Ils’agit de rendre belle son amie, sa sœur, en façonnant son apparence. Une fois adultes,les mariées et les jeunes mères entrent, lors des baptêmes, dans un système d’échanges
de cadeaux, qui propage des modèles de beauté importés, diffusés par les médias
comme les crèmes de défrisage à froid, le xeesal et autres produits éclaircissant lapeau, le brillant à lèvres, le fard à paupières. Ces produits transforment les visages à lamanièred’un véritable marquage symbolique. Ils peuvent s’associer aussi aux canons
coutumiers de la coquetterie qui valorisent les tresses, la façon de nouer son mouchoir
de tête, les bijoux en or. Ces signes renvoient à des modes de consommation révélant
des processus d’identification différenciés selon les groupes d’âge. Les jeunes filleschoisiront de s’habiller à l’occidentale ou de revêtir une tenue unique, dessinée par leursoin chez le tailleur9 tandis que les femmes d’âge mûr opteront pour un élégant bouboutaillé dans un bazin riche.
7 Durant les sorties en ville, les jeunes filles actualisent de nouveau leur attachement ense tenant la main. Ce mode de contact, en public, est également observable entre jeunes
garçons. En effet, le mode tactile d’expression de l’attachement n’est permis qu’entre
jeunes gens du même sexe. L’engagement mutuel des corps n’est pas possible entre
homme et femme dans la sphère publique. Par contre, les relations qui lient une jeune
fille à une autre femme plus âgée sont placées sous le signe de l’obéissance et durespect, tout comme les relations entre mari et femme, vécues en public sous le signe
de la pudeur et de la réserve. Toutefois, pour les jeunes filles, certaines relations
d’amitié et de confidence avec des jeunes femmes un peu plus âgées ayant déjà del’expérience sont parfois le moyen de prendre connaissance de la sexualité et desrelations intimes entre hommes et femmes. Aujourd’hui en milieu urbain, j’ai observéque les jeunes gens des deux sexes partagent des moments privilégiés, usent d’une
liberté de parole pour communiquer (notamment sur les sujets liés à la sexualité) et ont
des contacts physiques, ceci n’étant possible qu’en l’absence d’aînés : on se chamaille,
on se cherche et l’on se séduit. Les médias jouent également un rôle non négligeable
aujourd’hui dans l’éducation sexuelle des jeunes à Dakar, qu’il s’agisse de la TV,
d’internet ou des DVD. Les corps et notamment la sexualité auparavant tenus secrets(ou du moins ne faisant pas l’objet de ce type de monstration) s’imposent par l’image etlaissent voir une nouvelle perception des relations sexuelles. Les films pornographiques
connaissent une diffusion grandissante, sans réel contrôle et avec une relative facilitéd’accès. Les jeunes se les procurent sans difficulté sur les marchés et par des réseauxd’amis. Les jeunes de même génération et de même milieu social se retrouvent trèssouvent pour partager des moments de loisirs. Dans ce cadre, certains organisent desséances de visionnage en groupe et parfois aussi en compagnie des petites amies10.
8 L’entre soi féminin se cultive tout au long de la vie d’une femme. En milieu wolof, ils’actualise notamment lors des nombreuses réunions d’associations d’âge ou d’affinités
qui fonctionnent sur le mode de la tontine. Très développées au Sénégal comme dans
Civilisations, 59-1 | 2010
86
toute l’Afrique de l’Ouest, les tontines féminines correspondent à une séparationmarquée entre les sphères d’activité féminine et masculine. Elles sont imbriquées dans
les échanges occasionnés par les cérémonies familiales11. Ces réunions, dans lacontinuité des groupements par classe d’âge, pratiqués dès l’enfance et au plus près dela vie sociale courante, présentent les traits marquants de groupes primaires : nombre
restreint, présence directe, relations intenses, forte solidarité et rôle dans la viemorale. Ce sont des ateliers de reproduction et d’invention sociale qui doublent
potentiellement tout le champ social d’un individu. Ainsi, Francesca Lulli a pu mettre
en évidence les liens étroits qui unissent pouvoir économique, sociabilité et séduction(Lulli 2003). La tontine permet de rendre actif ce pouvoir à travers la mise à dispositiond’une somme qui est d’une importance cruciale pour l’affirmation de la femme dans lasociété, tant du point de vue économique que du point de vue relationnel. La danse esttrès souvent présente au sein de ces rencontres et elle y joue un rôle important. Ellepermet de célébrer et de faire l’expérience d’un rapport au corps spécifique durant cesmoments d’intimité. Ces réunions, parmi leurs diverses caractéristiques, ont laprérogative de créer un espace-temps qui permet de ratifier des formes de solidarité,de contribuer à former un tissu social grâce au partage d’intérêts et à des modalités
d’entraide. Les relations entre femmes sénégalaises, dans ces moments privilégiés, ont
pour normes principales l’absence de contraintes et la démonstration de la dimension
affective. Les femmes se retrouvent entre elles pour vivre un moment fort d’amitié, dejoie et de plaisir partagé. Les tontines sont des espaces de parole où les conversations
permettent d’aborder des sujets délicats (l’espacement des naissances, la polygynie, ledivorce, la sexualité, les sentiments amoureux, les relations avec les maris, les amants,
les conflits entre co-épouses) où la vie des femmes est engagée. Les langues se délient,
on célèbre une beauté exaltée par les soins corporels et les parures, les corps jouent etdansent.
Une scène singulière : la danse sabar au cœur desréunions féminines
9 Si le sabar se pratique en diverses occasions et se déroule dans des espaces divers, jem’intéresse ici spécifiquement aux réunions féminines. C’est en effet dans ce contexte
que les danseuses pratiquent les mouvements les plus osés. Commençons par un aperçude deux scènes de sabar auxquelles j’ai assisté à Dakar, en février 2006.
10 La première se déroule à la tombée de la nuit (après la prière de 17h) dans une courfermée du quartier de la Médina, au cœur d’un espace clos et privé. Devant la porte, desjeunes filles « filtrent » le passage. À l’intérieur, une cinquantaine de femmes sont
assises en cercle, dans un espace délimité par des chaises. Elles sont très serrées etproches les unes des autres, certaines sont installées sur des pagnes étendus au sol, auxpieds de leurs amies, tenant dans leurs bras de jeunes enfants. Les musiciens12 sont
sept : quatre jouent les tambours du sabar13 et trois sont des joueurs de tambours
d’aisselle14. La majorité des femmes porte des tenues unies et identiques, constituées
d’un pagne et d’une tunique. La moitié de l’assistance est revêtue d’une parure réaliséedans un bazinorange, tandis que l’autre moitié porte une tenue confectionnée avec lemême tissu, mais de couleur jaune. Les femmes tiennent également des sifflets et desbonbons aux couleurs assorties. Deux équipes sont ainsi présentées et s’affrontent
amicalement par la danse. Cette mise en scène n’illustre pas une réelle compétition, elle
Civilisations, 59-1 | 2010
87
sert surtout à alimenter l’ambiance et à créer ainsi une atmosphère de fête. Dès qu’une
jeune femme de l’équipe jaune danse, toutes les autres, vêtues de même, l’encouragent
en sifflant et en jetant des bonbons en l’air15.
11 Les danseuses, après s’être entraînées aux différents rythmes du sabar16,
reconnaissent celui qui clôture toute séance de danse : le lëmbël. Il existe mille et une
façons de danser sur ce morceau également appelé « ventilateur ». Ici, c’est le lëmbël « couché » qui est réalisé. Les femmes installent alors un pagne, un petit pagne
(beeco) rose appelé filet, qu’elles étalent sur le sol face aux joueurs de tama. Une
première s’allonge sur le ventre et effectue la danse du ventilateur au sol sur le pagne
installé pour la danse. Elle roule les fesses et soulève le bassin en saccades violentes
avec une grande précision et une impressionnante agilité. Elle répond en interaction
directe avec le tama ndeer17qui est très proche d’elle et ne quitte pas des yeux lesmouvements des hanches et du bassin. Les danseuses se succèdent et certaines femmes
relèvent leur pagne tout en s’installant au sol : les beeco, les strings et même les fessessont à la vue de l’assemblée et des musiciens. Certaines s’amusent à remonter le petitpagne d’une exécutante, trop timide. Souvent, une autre femme arrive en dansant et sejette sur la première encore au sol, elle mime alors l’acte sexuel en se mettant àcalifourchon sur la première ou en s’allongeant. La danse « dégénère » alors. Lesfemmes s’entassent les unes sur les autres, par trois, par quatre, par « paquet »… Dans
ce cas, le joueur de tama, dans une feintecolère, intervient pour arrêter cette frénésie
générale, et toutes retournent s’asseoir rapidement. Par sa plus grande mobilité, il estcelui qui semble être le plus proche des danseuses. Même s’il n’y a pas souvent de réelcontact physique entre les musiciens et les jeunes femmes, j’ai pu observer quelquefoisun percussionniste pincer ou caresser une fesse furtivement.
12 La seconde réunion, toujours dans une petite cour du quartier de la Médina, débuteégalement vers 17 heures. On compte une trentaine de jeunes femmes avec leurs bébéset quelques petites filles. Les musiciens sont cinq (sabar et tama). Les femmes ne sont
pas spécialement habillées pour l’occasion et portent apparemment des tenues de tousles jours. Les corps se libèrent au fur et à mesure des rythmes et au paroxysme de lafête, une jeune femme soulève son pagne pour effectuer un saut, tout en montrant sonstring en dentelle, décoré de mèches de cheveux, de tablettes de chewing-gum et debonbons à la menthe. De la même manière, une seconde jeune femme dévoile sa culottesur laquelle est cousue, sur le devant, une rose rouge en tissu. Au plus fort de la séance
du lëmbël, une troisième lève son pagne et montre aux autres femmes, un sexed’homme en plastique accroché à sa taille par une ficelle. Elle joue avec, l’attrape, leplace devant les autres danseuses en simulant les élans d’un homme pressé, ce quiprovoque l’hilarité générale pendant quelques minutes.
« Travailler le corps » : soins et parures
13 Si, lors de cette deuxième séance, les femmes ne portent pas d’habits de fête, elles n’en
ont pas moins soigné leurs « dessous ». Dans la danse, le vêtement forme quasiment
une seconde peau que la danseuse utilise pour évoluer dans sa performance et embellir
certains mouvements. Le fait de porter un boubou ou un jean n’offrira pas la même
perception des mouvements dansés, des formes du corps, de ce qu’on laisse voir ou dece que l’on cache. Les vêtements et les parures sont porteurs de significations et font
partie des éléments qui donnent au sabar son caractère sensuel et érotique. Pour une
Civilisations, 59-1 | 2010
88
fête, le plus souvent, les femmes et les jeunes filles préfèrent revêtir le vêtement
«traditionnel », et de nombreuses formes de boubous sont représentées, ainsi qu’une
multitude de tissus et de matières : le bazin (coton damassé), le lin, la « djitpur »(wolofisation de « guipure »), le tiup (tissu teint à l’indigo), le « Khartoum » (tissu envoile de coton très léger, porté par les mauritaniennes) et le boubou « takk-uwé »(tissu transparent en voile ou en mousseline).
14 Le pagne se dit pendalen wolof. Aujourd’hui, les pagnes tissés, très lourds et trèschauds, sont la plupart du temps remplacés par des pagnes « seur-u-sor » (constitués
de bandes de coton léger) pour l’habillement. Ils restent malgré tout plus importants
que les autres, notamment pour faire des cadeaux, envelopper le bébé (le pagne
s’appelle alors mbotu) et couvrir les morts. Les femmes peuvent porter plusieurspagnes sous leur boubou, cela s’appelle këfëlu(le fait de mettre plusieurs pagnes pouraugmenter la rondeur des fesses). L’importance du pagne dans la danse est explicitéepar Sokhna Fall dans les termes suivants : il « rappelle à la danseuse la vie deson corps, collant sur les reins, obligeant sur les cuisses, incertain à lataille, il donne la parole au bas du corps » (1998 : 87).
15 Sous ces pagnes, les femmes portent de petits pagnes connus sous le nom de beeco. Ilen existe de très nombreuses sortes, qui connaissent des phénomènes de mode18. Parmi
les beeco, on trouve notamment le « ne-degueur », littéralement « ce qui est dur »,il est fabriqué à partir d’un tissu que l’on décore en faisant des trous à l’aide d’un ciseau(en forme de petits losanges). Quant au « bine-bine », « vas-y doucement », il est faitdans un tissu en satin, décoré avec des petits trous obtenus avec un morceau de boisbrûlant. « Les papiers de la maison » est un pagne qui ressemble au « filet ». Il est décritcomme ayant le pouvoir d’envoûter les hommes. Quand une femme porte ce type depagne, elle ne demande pas à son époux un téléviseur ou un frigidaire, mais le titre depropriété de la maison et celui-ci est censé ne rien pouvoir lui refuser, envoûté par lescharmes de sa femme, mis en valeur par ce « filet ».
16 Il existe également des petits pagnes brodés ou peints qui mettent en scène despositions sexuelles, des vulves et des pénis, ainsi que des petites phrases comme « safmana dem, saf, saf, saf » (« quelque chose de bon, de délicieux »). De tels beecose nomment diigal, qui signifie « s’immerger », « aller au fond et y rester un moment »,au sens sexuel du terme. Ces petits pagnes sont destinés au mari, au fiancé ou àl’amoureux, ils relèvent donc de l’intimité. Pourtant, dans un sabar, les danseuses
relèvent parfois leurs pagnes pour laisser voir ces beeco. Elles montrent ce quinormalement est caché. Cette démonstration de l’intime plaît particulièrement auxpercussionnistes. Tous m’ont parlé de ces fameux pagnes « érotiques », qui sont censés
leur donner du courage et de la force pour jouer et faire durer la fête.
17 En plus de ces vêtements, les femmes utilisent d’autres éléments pour se faire belles.Ces secrets dévoilés par certains mouvements dansés sont des objets quasiment
« incorporés », tant ils symbolisent le pouvoir de séduction des femmes
sénégalaises. Elles imprègnent leurs vêtements et leur corps de cuuraay, encens
sénégalais19 composé d’encens, de bois de santal, de gomme arabique et de parfums.
Elles attachent à leurs sous-vêtements des petits sachets appelés gongo, composés demusc, de santal, de parfums et d’encens. Elles massent leur corps avec du karité,qu’elles ont fait fondre préalablement, pour ajouter, une fois que le beurre est devenu
liquide, le parfum de leur choix. Les parures de bijoux dorés et argentés sont
complétées par des colliers de taille, appelés bine bine, djaldjali ou fer (fabriqués
Civilisations, 59-1 | 2010
89
avec des perles, en pâte de verre parfumée). Les perles peuvent être également enplastique, ou en rocaille aujourd’hui. Le sens de l’odorat est donc particulièrement
sollicité par toute cette préparation et cette mise en beauté.
18 Les perles des colliers de taille des femmes appartenant au groupe des boisseliers(lawbe)20 sont réputées porter chance et protéger celui qui en détient. Ainsi, selon unmusicien : « Si une lawbe, qui vient de danser, casse un fer, il fautramasser les perles qui tombent et les garder avec toi car ça portebonheur, mais seulement si ce sont des fer de lawbe »21. Ce pouvoir sexuelconféré aux femmes peut également s’avérer nuisible pour l’efficacité de certaines
amulettes (teere)22. Un autre musicien me signalait d’ailleurs à ce propos: Il y a des choses qu’il ne faut pas faire quand on porte certains teere. Par exemple, ily en a que tu ne dois pas porter quand tu fais l’amour, sinon ils se cassent et ilsn’ont plus d’efficacité. C’est pareil pendant la danse, quand une danseuse dansedevant toi de manière trop provocante, et que tu vois trop de choses, ça peut casserle grigri.23
19 Mais si parure et apprêts sont des éléments essentiels de la performance, ils ne font
évidemment sens que dans leur mise en mouvement.
Le langage de la danse : images et symboles de lasexualité dans le sabar
20 Quelles sont les caractéristiques si particulières du sabar ? Même si chaque rythme estconstitué de mouvements spécifiques, l’élément commun qui caractérise le sabar estle saut, appelé cinq temps ou ndioren wolof. Les rythmes qui accompagnent la danse
oscillent en permanence entre une pulsation binaire et une pulsation ternaire. Cettedynamique très particulière semble créer un équilibre instable qui se retrouve dans lespas du sabar. Le temps dansé est très bref, on reste rarement plus de trente secondes
au centre du cercle. On peut dire qu’il existe deux styles : le sabar aérien, constitué desauts dirigés vers le haut et le sabar près du sol. En wolof, le fait de danser de manière
aérienne se nomme « fecc gaaw » qui signifie littéralement « danser rapidement » etdanser près du sol se nomme « fecc suuf », signifiant « danser dessous ».
21 Toute particulière est la danse du « ventilateur », évoquée plus haut. Plusieurs types derythmes de clôture (lëmbël) sont joués par les musiciens. En voici quelques-uns, leplus souvent tirés de morceaux de mbalax, musique sénégalaise moderne trèsappréciée en contexte urbain24 : le « lëmbël naar », le « fuil meti », le« climatiseur », le « vibreur » et le « bosël ». Le premier signifie littéralement
« ventilateur des Arabes » et les mouvements imitent ceux de la « danse orientale »25.
Les danseuses effectuent des mouvements de hanche saccadés, tout en avançant versles musiciens, les bras et les poignets ondulant comme des serpents. Le second signifie
« là où tu as mal », le mouvement principal reste la rotation des fesses tout comme le« climatiseur ». Le « vibreur » annonce, quant à lui, un mouvement particulier quiconsiste à rester immobile et à contracter en alternance les muscles de la fesse gauche
et de la fesse droite, en suivant le rythme du tambour d’aisselle. « Bosël » signifie
appuyer. Accompagné d’un court texte psalmodié (taasu)26, ce rythme annonce
également un mouvement spécifique. Il se danse souvent à deux personnes, l’une enface de l’autre. La particularité de ce lëmbël est la suivante, quand le musicien chante
« bosël, bosël », les deux personnes qui se font face donnent deux coups de rein en
Civilisations, 59-1 | 2010
90
direction l’une de l’autre, tout en se tenant par les épaules. Toutes ces manières dedanser le « ventilateur » sont des modes et de nouvelles s’inventent sans cesse. Lerythme effectué par les musiciens reste sensiblement le même, ce sont les paroles quichangent. Certains mouvements spécifiques viennent également se rajouter au« traditionnel ventilateur ». Quand les tamas entament ce rythme, l’excitation est à soncomble et toutes connaissent les dernières phases dansées, notamment parl’intermédiaire du mbalaxet des tubes musicaux, où les danseurs ne cessent
d’inventer des nouveaux pas qui deviennent très vite les mouvements à la mode qu’ilfaut savoir reproduire.
22 C’est à l’aune de trois qualités que l’on reconnaît une bonne danseuse de sabar. Ainsi
faut-il qu’elle mette dans sa danse :
23 - du « bëret » (« se lever brusquement »), on peut également employer le terme « xadar » (« tempérament bilieux »),
24 - du « cekete » (certains utilisent les termes « nokkos » littéralement « piler lesépices » ou encore « safal » qui signifie « qui est bien relevé » et « qui a de la saveur »),
25 - du « daanel » (« conclure »).
26 La première qualité symbolise l’énergie et la puissance. La seconde, « cekete », estégalement utilisée quand on cuisine et qu’on rajoute des épices pour donner du goût auplat. Ce sont les petites attentions que rajoute la danseuse pour apporter le côtépimenté, osé et érotique de sa danse :un regard, un mouvement de boubou, bref, tout cequi personnalise sa prestation. Les métaphores liées au vocabulaire culinaire sont trèsfréquentes pour qualifier la danse et notamment l’aspect sexuel qui caractérise lesmouvements. De telles métaphores sont d’ailleurs également présentes dans le langage
de la sexualité. Enfin, la troisième caractéristique repose sur la fin de la danse, lamanière de couper et de terminer sa performance. C’est un aspect très important dans
l’appréciation du sabar.
27 Certains chants qui accompagnent les danses sont des métaphores culinaires de lasexualité insistant sur les condiments qui donnent du goût. En voici un exemple :
Sa data neex a neex a neex … poobar, kani, soble, jimbo, vinegar, netetu, waayesama kooy a ko daq, moom mi genne meew, meew tangana, meew gloria, meewnestle.Ton sexe est si bon…, poivre, piment, oignon, jimbo, vinaigre, netetu(condiment, graines de néré fermentées), mais mon pénis estmeilleur, lui il sort du lait, du lait chaud, du lait Gloria, du lait Nestlé.
28 Notons également qu’une bonne performance dansée sera qualifiée de « fecc tooy »,
cet adjectif signifie « être mouillé » en wolof. Une danse mouillée est une danse
particulièrement réussie et « sexy »27. Cet adjectif est également utilisé pour qualifierune jeune fille qui suscite le désir.
29 D’autres sont clairement des chants licencieux28 qui célèbrent la puissance masculine etla virilité :
Data bu nuux baaxul dëngal kooyPan pa la la tan, Pan pa la la tanKaay ma katala yo naari bum yu gaawSi ton sexe n’est pas droit, ce n’est pas bon car ça tord le sexe del’homme. Viens que je te baise, j’ai deux manières de baiser rapidement.
Civilisations, 59-1 | 2010
91
Les interactions du sabar
30 Attachons-nous un instant au rapport particulier qui se construità partir du dialogueentre la danseuse qui entre en scène et le musicien qui possède la fonction de tambour-
major. Cette interaction, tissée par un échange réciproque d’énergie entre lesmouvements dansés et le jeu du tambour, est au cœur de la réussite de la performance.
Cette rencontre est très souvent soulignée dans les entretiens menés avec lesmusiciens :
Les danseuses, elles doivent faire avec le feeling, tu dois avoir du sucre, du sel, desfleurs, du jimbo, tout ça quoi. C’est pour dire que c’est le style qui est important.C’est vraiment un duo. Il ne faut pas rester timide dans la danse sinon le griot nereçoit rien et il s’ennuie. Si une danseuse sort et [que] tout de suite une autreenchaîne, c’est bon, c’est ça le dialogue.29Aujourd’hui, le sabar c’est beaucoup plus rapide qu’avant et donc beaucoup plusfatigant qu’avant à jouer. La danse est beaucoup plus sexy qu’avant. C’est joli et cen’est pas une danse réservée. Moi, la danseuse qui danse mais qui ne me montrerien, ça ne me donne pas le courage de jouer. Nous on joue pendant longtemps sanspause, on se fait mal aux mains, on se tape sur les doigts, on a besoin de couragepour trouver cette force.30Aujourd’hui en effet, le discours commun souligne souvent la perte d’élégance de ladanse au profit de sa « sexualisation ». Les arguments évoqués par les acteurs sontmultiples, même si deux reviennent souvent, à savoir tout d’abord l’influence desclips américains de RAP et de R&B, qui mettent en scène des filles dénudées et deschorégraphies lascives, et ensuite une certaine « masculinisation » du sabar : leshommes, de plus en plus nombreux à devenir des danseurs professionnels (voirNeveu-Kringelbach 2007), envahissent les sabar de rue et excellent dans cet art enoffrant un style acrobatique. Les filles, ne pouvant atteindre cette dextérité et cetteforce physique, n’ont que l’évocation de la sexualité pour se faire remarquer durantleur performance. Tous ne partagent pas toutefois ce point de vue, et les référencesà la sexualité dans le sabar n’ont par ailleurs rien de nouveau (voir supra – note 6).En fait, la danseuse doit parfaitement connaître et comprendre les différentsrythmes du sabar pour assurer une bonne performance. Ce moment de danse estvécu comme un échange et une construction à deux, entre musicien et danseuse, oùla circulation d’énergie se fait par l’envie du musicien de donner sa force et par sacapacité à transformer les accents du corps en coups de baguette. Ce désir semblenaître de la qualité de la performance dansée (le « feeling » ou le ressenti de ladanseuse) qui s’évalue, selon les musiciens, au niveau de la dextérité, de laséduction et de la précision qui émanent des mouvements qu’elle réalise. Ladanseuse utilise son corps pour communiquer et lancer les appels, le musicien sesert de son tambour pour y répondre. L’énergie nécessaire à la danse se transmetpar le biais du corps et du tambour, ils sont à la fois diffuseurs d’énergie et en mêmetemps réceptacles. Cet échange prend une autre dimension quand le joueur de tambour d’aisselle, letamakat, entre en scène. C’est l’évènement qui marque le paroxysme du sabaraux niveaux de l’ambiance, de la mise en scène de la sexualité et de l’échangeinteractionnel entre le musicien et la danseuse. Entre ces acteurs se noue unerelation dont le rythme et l’intensité ne sont pas sans évoquer une sorte decopulation symbolique. Durant une performance de « ventilateur », l’union peutprendre une forme plus concrète : le musicien, qui évolue avec son tama au centredu cercle de danse, peut, d’un geste rapide, toucher la danseuse avec unmouvement vif de bassin, symbolisant l’union sexuelle. Durant une séance de« ventilateur », l’échange d’énergie et l’union symbolique entre le musicien et ladanseuse, ne passent plus par le tambour, mais par un corps à corps très bref, lesdeux étant en contact l’espace d’un instant. Le tamakat, en touchant rapidement
Civilisations, 59-1 | 2010
92
la danseuse de manière significative veut la féliciter et la remercier pour la qualitéde sa prestation. C’est une façon de lui montrer qu’il a été touché et qu’il s’estamusé à accompagner ses mouvements. C’est aussi un moyen de réinvestirl’attention du public et de tourner tous les regards vers lui. Au cœur de l’exhibitiondansée, le joueur de tama répond par une gestuelle stéréotypée et attendue danstoute fin de sabar. C’est un jeu au sein de la danse, mais un jeu qui ne peut existerqu’en tant qu’il signe une véritable performance artistique. Le tamakat saitexactement les gestes qu’il peut se permettre d’effectuer auprès d’une danseuse etconnaît les limites à ne pas franchir, les règles à ne pas transgresser. Le contact doitêtre bref et joué magistralement. Dans ce cas, il est accepté par tous. Cette actionn’est pas le simple reflet de l’état émotionnel dans lequel se trouverait le musicienface aux manifestations lascives des danseuses, c’est un geste attendu par toutes,conforme aux règles du jeu de la danse du ventilateur. Cette mise en scène de l’actesexuel ne met pas réellement en relation les acteurs présents, On se sert dupartenaire (le musicien ou la danseuse) pour jouer à un jeu qui ne s’adresse pas(seulement) à lui. Le sabar mobilise des relations plus complexes que ce qui estimmédiatement donné à voir. En effet, le but n’est pas de faire des conquêtes, il n’ya pas de corrélation avec la vie quotidienne, on séduit, mais ce n’est pas unetechnique de « drague ». C’est un jeu qui reste cantonné à l’espace de danse. Notonsque les acteurs jouent la sexualité mais sans risque de débordement carsocialement, les hommes présents sont ceux avec qui les relations sexuelles sontinterdites, les griots étant des hommes « castés »31. On séduit, on met en scène desmétaphores et des images de la sexualité avec des partenaires, qui, par définitionsociale, n’en sont pas (les autres femmes présentes et les griots). Par contre, ce qui semble s’échanger, c’est le savoir technique du rythme et de ladanse, ainsi que le plaisir de construire quelque chose de beau, ensemble.Finalement, cet échange d’énergie et cette osmose entre musicien et danseusepermettent à chacun de briller individuellement, toujours dans la recherched’exhibition.
« Apprendre par corps »32
31 À propos de l’éducation sexuelle des jeunes filles au Sénégal, Colette Le CourGrandmaison rapportait qu’il n’y avait pas d’explication donnée sur la sexualité dans lecadre familial, où « l’ignorance apparaît comme une protection assurée de lavirginité ». Elle ajoutait toutefois que, comme cela s’observe toujours aujourd’hui dans
de nombreuses familles dakaroises, « les couples partagent souvent la chambre avec lesenfants », lesquels développaient de ce fait « une connaissance rapide de l’intimité
conjugale ». Cependant, en raison du « silence total » pesant entre mères et filles sur laquestion de la sexualité, « les adolescentes doivent feindre d’ignorer les rencontres
entre femmes (où elles donnent libre cours à leur sexualité) alors qu’elles en sont lestémoins illicites mais tout de même présents » (1967 : 58).
32 En fait, comme je l’ai observé, les enfants, dès le plus jeune âge, ne sont pas seulement
témoins, mais également acteurs, invités à reproduire les mouvements dansés desadultes. Les moments de sabar représentent pour les enfants des deux sexes, une
réelle initiation aux jeux de séduction et une mise en scène d’actes et de paroles référésà la sexualité. Les tout petits et les jeunes filles sont tolérés dans les moments de danse
entre femmes. Ils sont sollicités pour s’initier à la danse et les jeunes filles, même sielles doivent rester passives devant les aînées, organisent des moments qui leur sont
dédiés pour s’exprimer de la même manière. Si la danse semble participer à latransmission de certaines représentations liées à la sexualité, on peut néanmoins seposer la question suivante : ces enfants et ces jeunes filles n’en seraient-ils pas
Civilisations, 59-1 | 2010
93
finalement les destinataires principaux, ou tout au moins souhaités, à l’instar de laposition qu’ils occupent dans d’autres manifestations, telles les séances de contes ?Ainsi, Suzanne Lallemand, dans son ouvrage sur les contes paillards d’Afrique del’Ouest, rappelle que ces récits sexuels qui existent dans plusieurs sociétés, sont avant
tout des récits pédagogiques. Selon elle, « non seulement les jeunes enfantsconstituent un public toléré, admis à la réception de messages sexuelsdélivrés par certains récits, mais il en est même la cible principale,l’auditoire électif, le destinataire souhaité » (1985 : 15-16).
33 Dans le cadre de réunions féminines, les mères exercent les petites à la danse. Celles quine marchent pas encore sont allongées sur les genoux d’une adulte qui pose alors sesmains sur les fesses de la novice pour les faire bouger en rythme33. Une fois que lespetites marchent, l’apprentissage est basé sur l’imitation. Sylvia Faure note que chez lesjeunes enfants, l’imitation se rapporte d’abord au mimétisme (défini comme étant unprocessus d’acquisition pratique reposant sur le faire semblant et supposant un rapportglobal d’identification), les petits ayant une tendance naturelle à se modeler sur autrui(2000 : 124). Pierre Bourdieu, s’appuyant sur ses observations en Kabylie, remarque quel’essentiel de la transmission peut s’effectuer par la pratique sans accéder au niveau dudiscours (notamment Bourdieu 1972 : 189). Dès la plus tendre enfance, au Sénégal et encontexte migratoire, de nombreuses fillettes sont, de ces deux manières, entraînées à laréalisation des mouvements du lëmbël. À l’extérieur, pendant ce temps, les plusgrands, qui ne peuvent rentrer, dansent sur les tambours dont le son sort largement del’espace clos et organisent leur petit sabar. Les mouvements qu’ils effectuent sont déjàtrès imagés et reprennent à l’identique ceux des adultes, comme un savoir incorporé,
intégré très tôt. Lors d’une participation à une tontine, se déroulant dans une petitecour intérieure, j’ai relevé la présence de nombreux jeunes garçons grimpés sur lestoits voisins pour voir ce que faisaient les femmes. Ils dansaient eux aussi en produisant
des mimiques et des gestes de bouffonnerie. Les femmes semblaient s’en moquer et n’y
prêtaient pas attention. Cet autre exemple illustre des modalités d’éducation sexuellene passant pas par un enseignement dogmatique, mais davantage par le corps, parl’intermédiaire de la danse et du mimétisme. Les chants qui accompagnent le sabarentrent également dans le champ de la socialisation sexuelle puisqu’ils sont desévocations explicites des organes génitaux et de l’acte sexuel.
34 Par ailleurs, des sabar d’enfants se tiennent souvent dans les quartiers populaires.Quelques musiciens sont payés pour animer et un petit cercle de chaises est installé. Lesfillettes évoluent sur les mêmes rythmes que les adultes et reproduisent lesmouvements des aînées. Elles sont habillées à l’image de ces dernières. En effet, une
tenue est confectionnée à leur intention, reproduction parfaite d’une coupe à la mode :ndoket ou boubou, mussor (mouchoir de tête), petit pagne, … Quelques adultes sont
présentes, mères ou grandes sœurs, pour encourager les petites à se lancer dans lecercle. Il existe également des tontines de jeunes filles adolescentes qui se déroulent
également autour de danses accompagnées de percussionnistes, à la manière desréunions de femmes mariées34.
35 La danse est donc présente à tous les âges de la vie d’une femme wolof et cela dès laplus tendre enfance. Elle représente un moyen d’apprendre, de s’entraîner, de laisserexprimer sa féminité, de s’exercer aux techniques de séduction et d’intégrer deséléments de la sexualité. Solliciter les petites et les jeunes filles pour venir danser, quece soit dans le cadre d’une réunion féminine ou d’un sabar est une pratique courante.
Civilisations, 59-1 | 2010
94
Il n’est pas rare qu’une jeune fille assurant une performance réussie et remarquée sevoit offrir, par les femmes de l’assistance, une paire de chaussures à talons, un sac àmain, un string, … Soit une série d’objets qui symbolisent la féminité, la sexualité et lepouvoir de séduction mis en avant comme une force.
36 Les arguments exposés par Suzanne Lallemand, reprenant l’analyse de M. Duponchel
concernant les contes baoulés de Côte d’Ivoire, peuvents’appliquer ausabar : Certains contes racontés à la veillée familiale sont très instructifs sur les choses dusexe et traduisent la nature avec lequel ce domaine est présenté aux enfants qui àtout âge bénéficient de cet enseignement par la tradition orale. […] Rien n’estenseigné à l’enfant de façon dogmatique, mais on lui laisse puiser librement dans levécu quotidien des adultes. (1985 : 19)
37 Cependant, ce mode pédagogique qui repose sur la parole ne semble pas totalement seconfondre avec celui que propose la danse. En effet, concernant les contes paillards,S. Lallemand précise qu’ « il est beaucoup de choses que ces contes ne disentpoint », et qu’en aucun cas, « l’ensemble de ces contes ne peut évoquer unde ces manuels à recettes susceptibles d’indiquer au néophyte lamanière de varier ses futurs plaisirs ». Qu’en est-il des mouvements du sabarqui miment l’acte sexuel, du fait de montrer son sexe dans la danse, de la présence
symbolique du sexe masculin par l’intermédiaire d’un phallus façonné en plastique ouen bois, du jeu entre le joueur de tama et la danseuse simulant une copulation ? Lesenfants présents sont ainsi témoins de mises en scènes qui évoquent la sexualité et plusparticulièrement l’acte lui-même. Si le sabar entre dans un modèle éducatif au même
titre que les contes paillards autrefois, que propose-t-il de manière implicite etsymbolique ? Je pense que si le conte suggère, la danse mime et imprime une
représentation de l’acte sexuel par la monstration du corps et par la gestuelle qui prend
parfois la figure d’une restitution fidèle.
38 La danse semble aussi constituer un moyen d’ « éduquer » certaines femmes adultes,mariées mais trop timides et réservées, ainsi que l’illustre cet extrait :
Il y a des femmes qui savent s’y prendre avec leur mari, et d’autres qui sont timides,complexées quoi. Dans nos fêtes, les femmes dégourdies montrent tout ce qu’ellesfont pour leur mari. Elles encouragent les femmes timides et les poussent au milieu.On les oblige à danser. On leur parle et, petit à petit, elles vont changer. (Fall1998 : 118)
39 Il n’y a donc pas d’âge pour apprendre et appliquer « des recettes » qu’offre le sabar àtoutes celles qui y participent35, pour séduire.
Le sabar : une affirmation des codes sexués
40 Le sabar célèbre les représentations de la féminité et de la virilité. Les femmes doivent
se montrer séduisantes et excitantes lors de leur performance. Les métaphores de lasexualité sont les éléments principaux auxquels elles recourent et constituent lescritères qui seront jugés durant leurs prestations. Les hommes qui, aujourd’hui, sont
acceptés sur la piste d’un sabar, le sont en raison de leur statut particulier, celui deprofessionnel de la danse36. Plus généralement les hommes danseurs ont développé unstyle qui leur est propre et qui n’engage pas les mêmes attributs que ceux des danses
féminines. Les hommes excellent dans l’invention de multiples « phases ». Ils insistent
sur l’aspect théâtral dans leurs réalisations à travers le mime pour se faire remarquer.
Ici, ce n’est pas la sensualité qui est recherchée mais la démonstration de force, de
Civilisations, 59-1 | 2010
95
puissance musculaire, d’acrobaties, et la capacité à faire rire le public par des gestes quisuggèrent des situations comiques. La pratique de la danse par des hommes est ainsi
acceptée parce qu’elle incarne une image de la masculinité conforme aux codes de lavirilité. Car un homme qui, en dansant, exprime une certaine féminité, sera stigmatisé,
traité de « goor-jigeen »37 (homosexuel) et rejeté par la majorité de l’assemblée auregard d’une aversion généralisée de la société sénégalaise pour l’homosexualité38. Ilexiste donc, des limites à ne pas franchir et des codes à respecter qui inscrivent chaque
sexe dans des attitudes corporelles et dans des « canons » respectifs.
41 Cependant, en exhibant crûment une mise en scène de l’acte sexuel qui met à mal
toutes les règles de la vie quotidienne, le sabar joue aussi surle registre del’obscénité,manifestation attentatoire à la pudeur ordinaire, que l’on pourraitcomprendre, selon les termes de Beidelman (1968 : 115), à partir de la catégorie de la nakedness, à savoir comme « a state of being undressed which causesshame, disrespect, and harmful results in one’s social surrounding ».Evans-Pritchard fut l’un des premiers anthropologues africanistes à tenter decomprendre le sens des comportements d’ « obscénité collective ». Examinant de prèsun ensemble de chants et de pantomimes licencieux, le plus souvent réalisés par lesfemmes dans quelques sociétés de langue bantoue, il rappelait qu’en certaines
circonstances, ces comportements ne sont pas seulement autorisés, mais prescrits. Illeur attribuait une double fonction, une fonction générale, celle de mettre en évidence
la valeur sociale de l’activité avec laquelle elle est liée, et une fonction de décharge
émotive : l’obscénité s’exprime lors d’occasions chargées d’une grande tension
émotionnelle et fournirait alors « un moyen socialement autorisé d’exprimercette émotion » (Evans-Pritchard 1971). On sait, par ailleurs, que de telscomportements obscènes sont fréquemment mobilisés lorsqu’il s’agit, dans les sociétéset les époques les plus diverses39, de faire face à différentes formes de danger ou decalamité. En Afrique, les occurrences les plus fréquemment mentionnées sont la guerre,la sécheresse et les épidémies40. Ces contextes n’ont certes rien à voir avec celui dusabar, pourtant, l’exhibition et la mise en scène de la sexualité y sont sinon prescrites,du moins fortement attendues. D’après Michael Houseman reprenant l’argument deMarcel Mauss (1921), « l’expression obligatoire des sentiments » lors des rites consiste
moins en l’exhibition convenue de certains états émotionnels, qu’en l’impératif des’engager dans certaines activités dont la poursuite implique des manifestations
affectives (Houseman 2008 : 8). Dans le sabar, chacune des participantes se doit deproposer une surenchère de mouvements osés, de corps déshabillés et d’obscénité quipermet une décharge des tensions. Elle est l’expression collective d’émotions
déclenchées dans cet espace de liberté, d’actes et de paroles que les femmes ne
semblent pas avoir dans le quotidien. Mais que chercheraient-elles à conjurer ?
42 Du fait de son aspect « hyper-sexualisé », la danse wolof a pu êtreperçue comme une
forme d’exutoire face à la domination masculine. La danse, semble être une expression de résistance qui révèle quelque choseconcernant le peu d’autonomie des femmes dans les politiques de genre au Sénégalen milieu urbain. […] Les résistances quotidiennes ne mettent pas seulement enévidence l’action d’une critique consciente des membres subordonnés à uneculture, c’est également un moyen de comprendre les différentes formes de pouvoirqui englobent les notions de résistance, de complicité et de structure dedomination. (Heath 1994 : 88)
Civilisations, 59-1 | 2010
96
43 Si l’auteur relativise sa position, signalant aussi que « la dynamique est largement
plus complexe qu’une simple résistance des femmes face à leur
subordination envers les hommes », elle n’apporte pas d’autre interprétation àce qui est en jeu.
44 Cependant, peut-on réduire l’analyse du sabar à une forme rituelle de conjuration dela domination masculine, ou encore à une attitude ostentatoire de compétition entre
participantes, au risque de s’inscrire dans une approche fonctionnaliste et
certainement insuffisante ? L’étude de ces moments d’entre-soi féminin doit conduire àaller au-delà de ce qu’ils donnent à voir. Le sabar, dans le cadre de ces réunions
féminines, semble d’abord être une leçon de séduction, une recette pour attraper leshommes que les femmes exercent, apprennent et enseignent, plus qu’une manière
d’affirmer une résistance. Ces temps sont aussi l’occasion de parler des maris, desamants, des difficultés de la vie, sans pour autant qu’il y ait une mise en cause del’ordre établi. Sans négliger le pouvoir de la danse, comme espace de défoulement, dedémonstrations affectives et de décharge émotive, une autre proposition d’analyse peutêtre développée. Tout d’abord, l’effectivité de la domination masculine dans les sociétésouest-africaines, exacerbée par l’islamisation, doit être relativisée. Si les hommes sont
considérés comme des aînés et respectés en tant que tels, il faut distinguer le discoursofficiel, repris par tous et toutes, de la réalité de la pratique, car les femmes n’en
gardent pas moins une grande liberté d’action, notamment sur la place publique du faiten particulier d’une relative indépendance économique (Le Carme 2000). En ce sens, lestours de danse féminins pourraient tout aussi bien être perçus comme les moments
privilégiés d’une initiation diffuse à la féminité, qui transforme les femmes jusque dans
leur corps, vecteur d’intériorisation des symboles, et les rend aptes à devenir de« véritables femmes », selon les normes culturelles en vigueur.
45 Les rites d’initiation, très souvent étudiés dans la littérature anthropologique
africaniste, doivent régulièrement répondre à la nécessité de modifier en profondeur
l’être des personnes destinées à accéder au statut d’adulte et à remplir les fonctions quiy sont liées :
De simples humains demeurés jusque-là dans l’état où, dirons-nous, la nature les afaits, sont transformés en des êtres dotés de propriétés « extraordinaires » qui lesrendent aptes soit à devenir ‘les véritables hommes’ ou ‘les véritables femmes’ queles normes culturelles en vigueur ont définis. (Adler 2007 : 77)
46 Sous l’effet de l’histoire, la société wolof a abandonné les grands rites d’initiation
collectifs masculins. Il n’existe pas d’équivalent féminin à cette institution. Les ritesd’initiation féminins s’imbriquent dans ceux du mariage, notamment lorsque la jeune
mariée rejoint le domicile conjugal. Si l’initiation féminine ne fait pas l’objet d’unmarquage corporel comme la circoncision (opération au cœur du rituel de l’initiation
masculine), il existait cependant des pratiques relatives au modelage du corps en ce quiconcerne les jeunes filles devenues nubiles. Il s’agissait d’un rituel, dont l’opérationprincipale consistait en un tatouage des gencives et des lèvres « njamm ». Au cours dece rite de passage, effectué par une lawbe, la jeune fille était supposée maîtriser ladouleur et montrer son courage par la danse. Pendant l’opération, les amies de latatouée, appartenant à la même classe d’âge, l’encourageaient par des chants (Cissé2006). Si aujourd’hui ce rituel spécifique a disparu, il ne reste pas moins diversesoccasions de construire socialement les rôles et obligations féminins normés, dans une
société qui reste marquée par la séparation des genres. Le marquage corporel du
Civilisations, 59-1 | 2010
97
tatouage n’est plus, mais le corps continue d’être modelé, notamment par la danse dusabar qui initie les corps féminins à la sexualité comme une trace invisible mais
indélébile. Par l’intermédiaire de la danse et des chants qui l’accompagnent, les jeunes
filles touchent aux aspects de la féminité qui leur sont encore en partie voilés41. Lesabar les projette dans l’avenir. À travers ce qui est considéré comme un jeu, lesmouvements du sabar ajoutent la préparation des corps à celle des esprits : les fillesstimulent des muscles peu utilisés dans la vie courante et, en dansant, préparent leurscorps à leur future vie sexuelle42. Le sabar permet aussi une intériorisation desreprésentations des genres et ce, dès la plus tendre enfance, afin de préparer chaque
« enfant du lignage » (Rabain 1994 [1979]) à la question du mariage et de l’union
sexuelle. En offrant une image caricaturale de cette union, réduite à ses signifiants lesplus crus, les performances des danseuses ne viennent-elles pas, en même temps,
rappeler l’arbitraire des conventions sociales qui se greffent sur un acte aussi trivial ?
BIBLIOGRAPHIE
ADLER, Alfred,2007. « Initiation, royauté et féminité en Afrique Noire. En deçà ou au-delà de ladifférence des sexes : logiques politiques ou logiques initiatiques ? », L’Homme, 183, p. 77-116.
BEIDELMAN,Thomas, 1968. « Some Nuer notions of nakedness, nudity and sexuality », Africa, 38(2), p. 113-132.
BOURDIEU, Pierre,
1972. Esquisse d’une théorie de la pratique. Genève : Droz.
1987. Choses dites. Paris : Editions de Minuit.
CISSÉ, Momar, 2006. Paroles chantées ou psalmodiées wolof, collecte, typologie et
analyse des procédés argumentatifs de connivence associés aux fonctions
discursives de satyre et d’éloge. Dakar, thèse de l’Université Cheikh Anta Diop.
DIOP, Abdoulaye, 1981. La société wolof, tradition et changement. Paris : Karthala.
DIOUF, Jean-Léopold, 2003. Dictionnaire wolof-français et français-wolof. Paris : Khartala.
DUERR, H. P. 1992. Der Mythos vom Zivilisationsprozess. III. Obszönität und Gewalt.
Frankfurt am Main : Suhrkamp.
DUPIRE, Marguerite, 1976. « Chasse rituelle, divination et reconduction de l’ordre sociopolitiquechez les Serer du Sine (Sénégal) », L’Homme, 16 (I), p. 5-32.
ECHARD, Nicole, Odile JOURNET, Suzanne LALLEMAND, 1981. « De la prohibition à la prescription : sens
et non-sens de la virginité des filles (Afrique de l’Ouest) », La Première Fois. Paris : Ramsay,
p. 337-395.
EVANS-PRITCHARD, Edward Evan, 1971. La femme dans les sociétés primitives et autres
essais d’Anthropologie sociale. Paris : PUF.
FALL, Sokhna, 1998. Séduire : cinq leçons sénégalaises. Paris : éditions alternatives.
Civilisations, 59-1 | 2010
98
FAURE, Sylvia, 2000. Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de
danse. Paris : La Dispute.
FÜRNISS, Susanne, 2005. « Femmes, maîtresses, mères. Chants et danses des jeunes filles baka », Cahiers de musiques traditionnelles, 18, numéro thématique « Entre Femmes »,
p. 217-237.
HEATH, Deborah, 1994. « The politics of appropriateness and appropriation : recontextualizing
women’s dance in urban Senegal »,American Ethnologist, 21 (1), p. 88-103.
HOUSEMAN, Michael, 2008. « Introduction », Systèmes de pensée en Afrique noire, 18,numéro « Éprouver l’initiation », p. 7-40.
JOURNET, Odile, 2008. « L’initiation mise en dérision (Sénégal, Guinée-Bissau) », Systèmes de
pensée en Afrique noire, 18, numéro « Éprouver l’initiation », p. 165-192.
LALLEMAND, Suzanne, 1985. L’apprentissage de la sexualité dans les contes d’Afrique
de l’Ouest. Paris : l’Harmattan.
LE CARME, Mireille, 2000. Marchandes dakaroises entre maison et marché, approche
anthropologique. Paris : L’Harmattan.
LE COUR GRANDMAISON, Collette,
1978. La natte et le manguier. Paris : Mercure de France.
1967.Femmes dakaroises en milieu urbain. Abidjan : Annales de l’université d’Abidjan.
LEGENDRE, Pierre, 1978 (2000 pour la préface). La passion d’être un autre, étude pour la
danse. Paris : Seuil.
LULLI, Francesca, 2003. « Stratégies d’insertion urbaine : Associationnisme et éthique au féminin àDakar », in Adriana Piga (éds), Islam et villes en Afrique au sud du Sahara. Paris :Karthala, p. 345-355.
MOYA, Ismael, 2004. « Entre démesure et tempérance. Argent et don au féminin à Dakar », inDrach Marcel, L’argent. Croyance, mesure, et spéculation. Paris : La Découverte, p. 167-180.
NDIAYERaphaël, 1986. La place de la femme dans les rites au Sénégal. Dakar : NEA.
NEVEU-KRINGELBACH, Hélène, 2007. « ‘Le poids du succès’ : Construction du corps, danse et carrière àDakar », Politique Africaine,107, p. 81-101.
RABAIN, Jacqueline, 1994 [1979]. L’enfant du lignage, du sevrage à la classe d’âge.
Paris :Payot.
SEMIN, Jeanne, 2007. « L’argent, la famille, les amies. Ethnographie contemporaine des tontines
africaines en contexte migratoire », Civilisations, 56 (1-2), p. 183-199
SOW, Fatou,1976. Femmes, sociabilité et valeurs africaines : la téranga dans la société wolof.
Dakar : IFAN.
Civilisations, 59-1 | 2010
99
NOTES
1. . Parmi les nombreux ouvrages qui accordent une attention particulière au façonnement
précoce du genre, on citera, pour la société wolof, les ouvrages de Collette Le Cour Grandmaison
(1967, 1978). 2. . M. Mauss est le premier anthropologue, en 1934, à témoigner de la valeur heuristique duconcept des techniques du corps. Il établit un lien entre les techniques corporelles, lasocialisation et la culture.3. . Pour prendre un exemple, aujourd’hui, de nombreux musiciens affirment que les rythmes
sont joués plus rapidement qu’avant. Ce changement de tempo influence la danse : certains
mouvements disparaissent et laissent place à d’autres, plus adaptés. Les danseuses doivent donc
faire preuve d’une plus grande maîtrise et d’une importante dextérité pour parvenir à danser
dans le temps.
4. . Sur la société wolof, l’ouvrage de référence reste celui d’Abdoulaye Diop (1981). Le domaine
traditionnel des wolof s’étend du nord au sud, depuis le delta du Sénégal jusqu’à la latitude dejurbel, limite septentrionale approximative du pays sereer, et d’ouest en est, de la côte atlantique
au désert du ferlo. Les régions qu’il englobe ont constitué, dans le passé précolonial, les royaumes
du waalo, du jolof , du kajoor et du baol . Aujourd’hui encore, les wolof occupent
principalement cet espace géographique, et voisinent au nord avec les maures et les tukuloor, ausud avec les serer et à l’est avec les pël ; des minorités issues de ces ethnies vivent au milieu
d’eux, souvent depuis des siècles. Aujourd’hui, les wolof constituent le groupe le plus important
du Sénégal, du point de vue démographique (en 1988, ils représentaient 43,7% de la populationsénégalaise). Leur importance culturelle est aussi une réalité, l’expansion générale de leur langue
en est un signe. Il s’avère que plus de 80% des sénégalais parlent wolof, comme première oudeuxième langue. 5. . Les implications de ces cérémonies quant à la réputation d’une femme ont été très finement
analysées par Fatou Sow (1976) dans son étude sur la teranga.
6. . De telles scènes avaient frappé l’attention de Collette Le Cour Grandmaison (1978), lorsqu’elletravaillait en milieu dakarois dans les années 1960.7. . Jacqueline Rabain note que le sevrage est une opération rituelle qui inaugure une série detransformations dont l’accès à une identité sexuée spécifiée (1979 : 44).8. . Les wolof connaissaient un système de classes d’âge, organisant selon un principe linéaire
garçons et filles par échelon d’âge. Il ne reste plus aujourd’hui que des débris de ce système et unterme de référence dont l’utilisation est devenue assez vague. C’est le terme « maas » par lequelon désigne à partir de 4-5 ans le compagnon de même âge d’un enfant ou encore les compagnes
de la jeune épousée. Des activités ludiques des maas ont subsisté, telles des fêtes qu’organisent
de temps en temps, à partir de cotisations, garçons et filles d’un même quartier. Ces fêtes sont
chantées et dansées (Rabain 1979 : 218).9. . L’hiver 2008-2009, un engouement pour la mode « Bollywood » poussa les jeunes femmes
dakaroises à rivaliser d’inventivité pour concevoir des tenues inspirées du sari et de la kurtaindienne, confectionnées dans des voiles satinés aux couleurs vives et agrémentés de perlagesbrillants. Les danseuses tournoyaient dans la nuit, telles des papillons scintillants attirés par lalumière. 10. . Il serait pertinent de faire une analyse fine de l’impact de ces images, notamment sur lesreprésentations que se font les jeunes des rapports sexuels et plus généralement, des relations
entre les sexes.11. . La tontine est une association rotative d’épargne et de crédit. Le terme courant pourdésigner une tontine en wolof est natt (une somme égale versée par chacun) ou tegg,
littéralement « poser une mise ». Sur ce sujet, voir l’article de Jeanne Semin (2007). Pour une
Civilisations, 59-1 | 2010
100
description des transactions et des enjeux économiques des cérémonies familiales, voir l’articled’Ismaël Moya (2004).12. . Jouer des tambours est une activité masculine par excellence. Les musiciens sont, la plupartdu temps, les seuls hommes présents durant ces réunions féminines. Parfois les organisatrices
payent un photographe ou un caméraman pour filmer la fête et proposer des portraits auxparticipantes.
13. . La batterie de sabar est constituée de différents tambours qui connaissent un rôlespécifique dans la polyrythmie qui accompagne la danse : - Le ndeer (le tambour qui dirige et marque les pas de la danseuse) - Le mbeu mbeu et le tumguni (rôle d’accompagnement) - Le lamb et le col (les deux tambours qui tiennent le rôle de basse) 14. . Le tama est un tambour d’aisselle qui n’est pas spécifique à la société wolof contrairement
aux tambours qui constituent la batterie de sabar ; on le retrouve dans de très nombreuses
régions d’Afrique et notamment dans toute l’Afrique de l’Ouest. Il joue cependant un rôleessentiel dans chaque cérémonie où la danse sabar est présente. Le terme tamakat désigne lesjoueurs de tama. 15. . Notons qu’il existe souvent des concours organisés durant ces rencontres entre femmes. Lagagnante elle celle qui danse le mieux ou qui porte le plus joli petit pagne. Le premier prix estsouvent un lot constitué de tissus et de produits de beauté, soit autant d’objets utilisés dans lamise en valeur de la beauté et du charme féminins.
16. . Dans le sabar, il existe plusieurs rythmes sur lesquels les danseuses évoluent, dont voici lesprincipaux : le faru jar, le ceebujen, le baara mbaye, le kaolack, le mbabas, le niari
goron et le lëmbël.
17. . Ce terme désigne le joueur de tama qui dirige l’ensemble de ces petits tambours d’aisselle.Le rythme du ventilateur est toujours accompagné par des tama.
18. . De nombreux termes pour désigner ces petits pagnes sont inventés sans cesse et sont
souvent inspirés de la musique sénégalaise moderne appelée mbalax en wolofet très à la mode
dans tout le Sénégal, dont les paroles évoquent souvent la sexualité et les sentiments amoureux.
19. . Chaque nouveau cuuraay vendu sur le marché, mélange subtil de différents parfums, porteun nom spécifique très souvent évocateur comme « ne bouge pas chéri » ou « tu es mon âme ».Les femmes en achètent souvent, mais elles peuvent également se confectionner des senteurs
personnelles et uniques. 20. . Les lawbe sont des boisseliers. Les hommes travaillent le bois et fabriquent notamment lesfûts des tambours, tandis que les femmes ont la réputation d’être les spécialistes des choses liéesà la sexualité. Elles confectionnent de nombreux objets vendus sur les marchés, comme les petitspagnes, les colliers de taille odorants, les encens spécifiques aux pouvoirs envoûtants, etégalement de nombreuses potions à partir de substances variées qui agissent notamment pourrétrécir le vagin avant un rapport. En voici deux exemples : « la glace », poudre blanche àmélanger avec du lait et à boire trente minutes avant l’amour, et « le cure-dent », il fautcommencer à se curer les dents en fin d’après-midi (tout en avalant la salive) pour que l’effetattendu soit effectif le soir. Les femmes lawbe ont également la réputation d’exceller dans l’artdu lëmbël, dont elles seraient même les inventrices. 21. . Entretien avec un griot-percussionniste, Dakar, janvier 2007. 22. . Un teere est une amulette confectionnée par les soins d’un marabout. Il est censé protégerla personne qui le porte de différentes formes d’attaque, notamment du mauvais œil, des dangers
des paroles malveillantes et de la sorcellerie.23. . Entretien avec un griot-percussionniste, Dakar, janvier 2007. 24. . Le lëmbël est un rythme « traditionnel » qui se nourrit constamment de la musique
moderne sénégalaise. C’est notamment le percussionniste et chanteur Mbaye Dieye Faye qui,avec Salam Diallo et Pape Ndiaye Thiopet, crée les morceaux de mbalax les plus « hot », comme
Civilisations, 59-1 | 2010
101
« bine bine tuuti » qui signifie « vas-y doucement » et qui est aussi le terme pour désigner lescolliers de taille, ainsi que « Ubil barken Ndiaye » traduit par « ouvre-moi ton minou ».Lëmbël naar, la danse des Arabes en référence aux habitants de la Mauritanie, est tirée d’unclip du chanteur Secka. Ce terme se traduit aussi bien par « Arabe » que par « Maure » d’après ledictionnaire de Jean-Léopold Diouf (2003 : 233).25. . Terme trop générique pour être significatif, mais je l’utilise car les mouvements du « lëmbël nar » apparaissent comme une caricature de ce qu’on appelle communément la « danse
du ventre ».26. . Taasu en wolof désigne un court texte chanté ou psalmodié. Dans cet exemple, lepercussionniste utilise l’homorythmie pour renforcer l’effet recherché : il déclame le taasu touten le jouant sur son tambour.
27. . Cette traduction m’a été donnée par un percussionniste lors d’un sabar en régionparisienne en 2008.28. . Les termes appartiennent à un langage familier dont la traduction n’est pas aisée dans lamesure où ces chants sont construits à partir d’images et de métaphores. Un percussionniste,
C. Mboup, m’a aidé à traduire ces paroles à Dakar, en janvier 2007.29. . Extrait d’un entretien réalisé à Paris avec M. Samb, griot percussionniste, en avril 2008.30. . Extrait d’un entretien réalisé à Paris avec M. Diop Mbengue, percussionniste, en avril 2008.31. . Les griots jouent un rôle dans l’éducation sexuelle. Cette délégation des tâches pédagogiquess’expliquent par le fait qu’ils détiennent une liberté de parole et d’actions que ne possèdent pasles « nobles ». Ceux-ci doivent en effet respecter un code de l’honneur qui évacue presquecomplètement la possibilité de parler en société d’activités liées au sexe. 32. . D’après le titre de Sylvia Faure (2000). 33. . De la même manière, Jacqueline Rabain rappelle que toutes les opérations rituelles del’enfance soulignent l’investissement collectif du corps et son marquage social. Par exemple, lemassage forme et modèle le corps du petit enfant selon des caractéristiques sexuelles : il durcit lecorps du garçon et épanouit les fesses des filles (1979 : 81). Il semble en être de même pour lesabar oùla pratique des tambours muscle les bras et le torse des musiciens, tandis que la danse
façonne les fesses et assouplit les muscles des danseuses. 34. . Jacqueline Rabain décrit un jeu similaire : le baptême de poupée, image de la cérémonie
adulte d’attribution d’un nom à l’enfant au 8e jour. La cérémonie est un repas de fête consommé
par les enfants de 8 à 12 ans d’un quartier du village. L’auteur explique que ce jeu permet auxenfants de faire l’apprentissage de certains rôles sociaux qu’ils se distribuent ; dont ceux desgriots hommes et femmes, et de les articuler à travers les activités de préparation culinaire et dedanse (1979 : 51).35. . Il faut souligner une certaine immixtion sociale dans l’intimité conjugale à traversl’enseignement sexuel que les épouses reçoivent par l’entremise des proches parentes (cousines,
tantes) et des amies. L’érotisme conjugal n’est pas qu’une histoire de couple et la danse est unmoyen de rappeler les bonnes conduites gestuelles et une certaine soumission au désir del’homme.
36. . Sur la danse professionnelle, lire l’article d’Hélène Neveu Kringelbach (2007 : 81-101). 37. . Littéralement un « homme femme ». Des figures traditionnelles d’hommes danseurs
travestis existent dans la société wolof et tenaient autrefois un rôle important dans lescérémonies, mais aujourd’hui, ils sont très mal considérés. Certains groupes de danse tentent
encore d’apparaître dans les sabar déguisés en femmes, mais ils sont très vite hués et sommés
de partir.38. . La société urbaine dakaroise connaît un durcissement à l’égard de l’homosexualité. De
nombreux faits exposés dans la presse sénégalaise relatent des passages à tabac d’homosexuels
(cas de violences très grave, profanation de tombes, durcissement des peines infligées par lajustice à l’encontre d’homosexuels). Les prêches de certains dignitaires religieux sont des plus
Civilisations, 59-1 | 2010
102
virulents, exposant l’homosexualité comme un mal à éradiquer, une maladie contagieuse quis’empare de la jeunesse. Au Sénégal, l’homosexualité est officiellement interdite et passible, selonle Code pénal, d’une peine allant d’un à cinq ans d’emprisonnement.
39. . H. P. Duerr a mené une exploration encyclopédique de ces exemples où les femmes, que cesoit pour exprimer le plus grand mépris, effrayer ou insulter l’ennemi, raffermir leurs guerriers,faire rire les dieux ou encore assurer le renouvellement de la fertilité, usent de l’ « arme » qui estla leur : dévoiler et exposer leur sexe. Ce geste, dit-il, on le trouve dans des cultures et desépoques si diverses que l’on est tenté de le qualifier d’universel (Duerr 1992 : 105).40. . Ainsi, pour ne prendre que des exemples de sociétés proches, chez les Sereer, lespantomimes érotiques des femmes exécutées dans le cadre des rites d’appel à la pluie, auraient
pour but « de dérider Dieu et les puissances ancestrales, pangol »(Dupire 1976). Chez les Joola,les comportements d’obscénité féminine sont intégrés à un rituel réservé aux femmes en mal
d’enfants (Journet 2008).41. . Pour Pierre Bourdieu, il y a une manière de comprendre avec le corps qui se situe en deçà dela conscience discursive : on connaît sans avoir les mots pour le dire (notamment Bourdieu 1987 :203).
42. . Susanne Fürniss parle de « la structuration » des futures femmes baka par le chant et ladanse. Elle démontre que l’apprentissage de la féminité et les activités de musique et de danse
sont indissociablement liées (2005 : 217).
RÉSUMÉS
À Dakar, la danse est présente à tous les âges de la vie de nombreuses femmes wolof, et cela dès laplus tendre enfance. Si toutes ne dansent pas dans les réunions féminines où se danse le sabar,
beaucoup sont appelées à participer à ces moments de sociabilité où se donne à voir, à travers lesmouvements dansés, une image saisissante de la sexualité. En effet, le sabar célèbre lasexualisation du corps tout en produisant une étonnante parodie des rapports entre les sexes quipasse non seulement par un jeu sur les conventions mais aussi par la mise en scène d’une forme
grotesque de sexualité. Toutefois, s’il est un moment de jeu et de détente, le sabar n’en est pasmoins dûment codé : il exige une maîtrise de techniques du corps que les fillettes s'exercent àreproduire en observant leurs aînées. Ainsi, l’article traite de la question de la fabrique socialedes corps féminins, de l’apprentissage d’une certaine hexis corporelle ainsi que des modalités
singulières et souvent paradoxales de cet apprentissage, censé transformer une « enfant dulignage » en une femme confrontée à la question de l’union sexuelle.
In Dakar, dance is part of the life of most wolof women. All women do not dance regularly infeminine meetings, but most of them participate in moments of sociability where sabar dance isperformed, displaying a surprising image of sexuality. Indeed, sabar performances celebrates the
sexualisation of the body and simultaneously produces a parody of the relations between genders
in playing with conventions and in staging a grotesque form of sexuality. However, if sabar
performances are moments of play and entertainment, they also demand to master specificbodily techniques that young girls progressively learn in observing and imitating (young)
women. Drawing on ethnographical fieldwork conducted in Dakar and in Paris, the article evokesthe social making of feminine bodies, the learning of a bodily hexis as well as the specific and
Civilisations, 59-1 | 2010
103
paradoxical modalities of this process of embodiment, which progressively transforms a “child ofthe lineage” into a woman confronted to the issue of sexuality.
est doctorante en ethnologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Au Sénégal et en régionparisienne, ses recherches portent sur le sabar, qu’elle envisage comme un genre d’exhibition « àl’envers » des codes du quotidien, au regard du paradoxe que représente dans la société wolof
une danse où il est avant tout question de briller et d’attirer l’attention à titre individuel. Sontravail s’articule aujourd’hui autour de plusieurs réflexions, notamment sur « la fabrique socialedes corps féminins », sur l’apprentissage d’une certaine hexis corporelle, ainsi que sur lesmodalités singulières et souvent paradoxales de cet apprentissage. [Audrey Dessertine, 56,Passage des roses, 93 300 Aubervilliers, France – [email protected]]
Civilisations, 59-1 | 2010
104
La sexualité post-partum dans lesfora internetSocialisation entre pairs et transmission des savoirs
Catherine de Pierrepont
Introduction
1 Avec la mise en place des nouvelles technologies de l’information et de communication
(NTIC), les concepts, les hypothèses et les travaux empiriques touchant à la question dela transmission des informations, au partage et à la sociabilité associés aux différents
outils d’internet, notamment les fora de discussion, ont fait l’objet de nouveaux
développements, sans toutefois approfondir le domaine de la sexualité,
particulièrement celui du post-partum, une problématique qui fera l’objet de mon
étude. Celle-ci permettra de cerner les principales composantes de la transmission
socioculturelle (acteurs en jeu, modalités de transmission et contenus des savoirstransmis, connaissances, savoir-être et savoir-faire) reliés à la sexualité post-partum, àtravers l’analyse des interactions d’internautes sur un forum de discussionfrancophone. Mon travail contribuera dès lors également à élargir les recherches
menées sur cette problématique (Olsson, Lundqvist et Faxelid 2005 ; Pastore, Owens etRaymond 2007 ; Adams et al. 2006 ; Wyder 2007 ; Barrett et al. 1999 ; Barrett et al.2000 ; Glazener 1997 ; Connolly, Thorp et Pahel 2005) qui n’ont pas encore tenu compte
de l’apport d’internet dans ce domaine et de réfléchir sur les modes d’éducation etd’apprentissage sexuel auxquels internet contribue. Il sera ainsi possible de répondre
aux questions suivantes : Quelles sont les problématiques sexuelles touchant la périodepost-partum soulevées sur ces fora ? Quels sont les expériences, les savoirs et lessavoir-faire touchant la sexualité post-partum qui sont évoqués sur ce site ? Quelles
sont les stratégies de transmission employées sur les fora ? Dans un premier temps, onsituera les principales dimensions liées à la sexualité post-partum, avant de cerner
celles touchant internet, fora et sexualité. On présentera ensuite la méthodologie et lesrésultats avant de les discuter.
Civilisations, 59-1 | 2010
105
La sexualité post-partum
2 Comme l’ont montré plusieurs études anthropologiques (Saucier 1972 ; Laughlin 1989,1992, 1994), la période post-natale fait l’objet de prescriptions et d’interdits variablesselon les sociétés, entraînant des formes d’abstinence des relations sexuelles dont ladurée peut être de quelques mois à quelques années, selon les structures sociales etfamiliales. Dans les sociétés occidentales, en dehors des mondes sociaux issus del’immigration où des interdits divers peuvent s’avérer présents, la période post-partum, sans obéir à des tabous explicites, fait l’objet de préoccupations quiretentissent sur la vie relationnelle et sexuelle du couple, confronté à un manque
d’informations entourant cette étape de vie, rendue plus difficile par l’évitement desdiscussions explicites quant aux normes et aux conduites à suivre.
3 Les recherches menées sur la période qui va de l’accouchement au premier
anniversaire de l’enfant indiquent une augmentation des conflits relationnels etsexuels qui peuvent affecter le bien-être du couple. Au plan sexuel, les chercheurs
constatent une diminution des activités, attribuée à des facteurs d’ordre biologique,psychologique ou socioculturel (Olsson, Lundqvist et Faxelid 2005 ; Pastore, Owens etRaymond 2007 ; Adams et al. 2006 ; Wyder 2007 ; Barrett et al. 1999 ; Barrett et al. 2000 ; Ahlborg, Dahlöf et Strandmark 2000 ; Ahlborg et Strandmark 2001 ; Condon,
Boyce et Corkindale 2004 ; Ahlborg, Dahlöf et Hallberg 2005 ; Connolly, Thorp et Pahel
2005). Les difficultés vécues par le couple, tout en étant reconnues comme un enjeu
important par les partenaires ou les intervenants en santé, ne font pas l’objet deprogrammes particuliers ou de la mise en place de groupes de soutien et d’aide de lapart de la famille et de l’entourage. L’information et le soutien dans ce domaine
demeurent donc limités (Olsson, Lundqvist et Faxelid 2005 ; Pastore, Owens et Raymond
2007 ; Adams et al. 2006 ; Wyder 2007 ; Barrett et al. 1999 ; Barrett et al. 2000 ;Glazener 1997 ; Connolly, Thorp et Pahel 2005).
4 Ainsi, les rencontres pré- et post-natales entre parents et différents professionnels dela santé (médecin, infirmière, sage-femme, etc.), qui ont pour but de favoriser une
grossesse sereine puis une adaptation à la nouvelle situation familiale, ne répondent
que partiellement aux besoins exprimés par les parents. Ceux qui abordent cesquestions orientent la discussion essentiellement sur le retour à l’activité coïtale et surla contraception, sans tenir compte des enjeux plus affectifs et relationnels. Une
majorité de parents, surtout de femmes, aimeraient être informées, rassurées,encouragées et soutenues, mais comme le soulignent les études de Pacey (2004), deBitzer et Alder (2000) ainsi que de Wyder (2007), les professionnels de la santé sont
réticents à discuter de ces questions avec les futurs ou les nouveaux parents. Ilsaffirment ne pas avoir assez de connaissances, d’entraînement et d’expérience sur cesquestions, et vivre un inconfort et une gêne à aborder ces sujets intimes. Ils leuraccordent de ce fait peu de place, plaidant même pour un désintérêt personnel etprofessionnel. Les informations ou les conseils disponibles sur la sexualité prénatale oupost-natale sont aussi rares dans les dépliants, les brochures et les livres qui servent àla vulgarisation de ce type d’informations (Pacey 2004 ; Bitzer et Alder 2000 ; Wyder
2007).
5 Dans ce contexte, les connaissances sur la sexualité post-partum restent donc limitées,
entraînant un certain désarroi dans le couple, souvent laissé à lui-même. Les nouveaux
parents peuvent cependant aujourd’hui accéder à de nouvelles sources d’informations à
Civilisations, 59-1 | 2010
106
travers internet où l’on retrouve de nombreux sites sur le thème de la période post-partum ainsi que des fora de discussion où les expériences peuvent être partagées, lessavoirs transmis et un soutien moral obtenu.
Internet, fora et sexualité
6 Les nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) offertes parinternet contribuent à la diversification des sources de transmission des savoirs et desocialisation. Elles viennent compléter ou prendre le relais des autres modalités
présentes dans l’espace proximal des internautes (parents, amis, collègues, etc.) (Arnett
1995 ; DiMaggio et al. 2001). Bien que cette communication soit virtuelle, puisqu’ellepasse par un médium technologique qui assure la connexion entre des individus
souvent anonymes, elle permet la formation de réseaux ou de communautés partageant
les mêmes intérêts et les mêmes préoccupations. Internet, de par ses nombreux
avantages comme l’accessibilité (du moins dans le monde occidental), l’anonymat, laconfidentialité et le coût abordable peut remplir plusieurs fonctions : acheter, discuter,partager, conseiller, recevoir l’avis de spécialistes ou de pairs et permettre ainsi l’accèsà des sources de savoirs et de savoir-faire expérientiels ou plus formalisés insérés dans
des espaces d’hospitalité et de sociabilité (Katz et Rice 2002 ; Jackson et al. 2001 ; Barak
et Fisher 2003 ; Rambaree s.d. ; Cooper, McLoughlin et Campbell 2000 ; Barak et Fisher
2001).
7 Dans un tel contexte, les fora de discussion virtuelle constituent une composante
d’internet de plus en plus populaire dans divers milieux segmentés selon différents
facteurs socio-économiques et /ou des champs d’intérêts. Ces fora reposent sur desgroupes asynchrones qui échangent des messages textuels (Henri et Charlier 2005 ; Fox,Ward et O’Rourke 2005 ; Breshnahan et Murray-Johnson 2002), et dont les participants
sont à même d’obtenir des informations, des conseils, de se procurer de l’assistance etdu soutien, ou de réaliser des productions collectives, le plus souvent dans une
atmosphère de compréhension, d’empathie, de considération et d’encouragement
(Henri et Charlier 2005 ; Hirt 2005). Ces avantages peuvent aider à passer à travers descrises liées, par exemple, à la ménopause ou aux transitions entre âges de la vie(Breshnahan et Murray-Johnson 2002 ; Thoër et de Pierrepont 2009). Les fora dediscussion constituent ainsi un outil intéressant pour le développement decommunautés virtuelles et la transmission d’informations (Moussa 2003), qu’ellessoient scientifiques, biomédicales ou expérientielles, sans négliger leurs composantes
émotionnelles et sociales (Atifi, Gauducheau et Marcoccia 2000, 2001, 2002 ; Paganelli etal. 2008 ; Morrow 2006).
8 Dans le domaine de la sexualité, le cyberespace est devenu l’un des pourvoyeursessentiels d’échanges et d’informations (Katz et Rice 2002 ; Cooper, McLoughlin etCampbell 2000), le mot sexe et ses dérivés lexicaux étant incontestablement les plusrecherchés sur le Web (Cooper, Scherer et Mathy 2001). Malgré une surabondance
d’informations sexuelles disponibles dans les domaines les plus divers, de l’anatomie
aux paraphilies, leur qualité et leur exactitude restent problématiques (Barak et King
2000). Si les professionnels de la santé sont plus à même de recourir aux outilsd’internet pour trouver des informations expertes touchant à des thématiques ou desquestions spécifiques, participer à des communautés de pratique, ou même à desinterventions en ligne dans le domaine de l’éducation sexuelle ou de la relation d’aide
Civilisations, 59-1 | 2010
107
(Cline et Haynes 2001 ; Maheu et Gordon 2000 ; Hardey et al. 2004 ; Hesse et al.2005),les internautes, mise à part la quête de renseignements divers et de demandes
d’aide, peuvent aussi rechercher des groupes de discussion où ils peuvent s’exprimer
avec moins de gêne, de peur et d’anxiété que dans les échanges en face à face, ce quiconstitue un avantage pour les minorités sexuelles et les adolescents qui peuvent alorslibrement accéder à de multiples ressources (Cooper, McLoughlin et Campbell 2000).
9 Comme l’ont montré plusieurs recherches, les possibilités informatives et éducativestouchant la sexualité dans le cyberespace sont en pleine expansion (Katz et Rice 2002 ;Cooper, McLoughlin et Campbell 2000 ; Dumas 2008 ; Munger 2008). Plusieurs études desites qui ont été réalisées démontrent empiriquement ces potentialités. Ainsi, l’étudedu site <http://masexualite.ca/> (Barak et Fisher 2003), dont la popularité monte enflèche, indique que les internautes le visitent fréquemment pour s’informer sur lesdifférentes facettes de la sexualité, notamment les relations sexuelles, l’anatomie
sexuelle et la masturbation, ou pour collecter du matériel pédagogique à des fins
d’éducation sexuelle. Autre cas de figure, une analyse qualitative de salons declavardage (chats) de l’île Maurice indique que la sexualité est un thème dominant,
surtout dans les ICR (Internet Chat Rooms) (Rambaree s.d.). Ces salons declavardage constitueraient ainsi des espaces importants à la fois pour s’informer etsocialiser entre pairs autour du thème de la sexualité. L’étude de salons declavardaged’hommes gays (Sanders 2008) indique qu’ils favorisaient la socialisation etles interactions entre les participants par le biais de l’exploration des communautés
spécifiques d’intérêts sexuels, et la création de réseaux qui permettraient de connecter
des homosexuels dispersés, réduisant ainsi leur isolement et permettant latransmission de savoirs. Cette dernière fonction est aussi importante pour lesadolescents (Cooper, McLoughlin et Campbell 2000 ; Skinner, Biscope, Poland etGoldberg 2003 ; Gray et Klein 2006 ; Kanuga et Rosenfeld 2004 ; Harvey et al. 2007) quidiscutent desexualité sur internet, notamment dans les salons de clavardageaméricains où ils affirment leur identité, utilisent des surnoms sexualisés et font
référence à des thèmes sexuels implicites, explicites ou obscènes (Subrahmanyam,
Smahel et Greenfield 2006). Certaines de ces pratiques se retrouvent également chez lesjeunes de 15-19 ans vivant dans la capitale du Vietnam, Hanoï (Ngo, Ross et Ratliff
2008), où internet est devenu une ressource importante en matière d’information sur lasanté sexuelle. Médium de communication non censuré à travers lequel les désirs et lesidentités sexuelles peuvent s’exprimer, internet contribue ainsi de façon croissante à laconstruction de l’identité sexuelle.
10 Les questions de la sexualité pré- et post-partum sont aussi abordées sur la toile, et cesur des sites d’informations médicales ou générales et sur des pages personnelles
(blogs, journaux intimes), de même que sur des fora de discussion qui se sont aussiparallèlement mis en place, sans faire l’objet d’études spécifiques. Cette recherche
portera donc sur des fora de discussion sur la sexualité post-partum, où les nouveaux
parents peuvent à la fois s’informer et être en interaction avec leurs pairs.
Méthodologie
11 Pour réaliser cette étude, une recherche et une sélection de pages de fora en français
sur <http://www/doctissimo.fr> abordant la sexualité post-natale ont été effectuéesentre le 9 et le 11 juillet 2008. Le site <http://www/doctissimo.fr> est un site français
Civilisations, 59-1 | 2010
108
appartenant maintenant au groupe Lagardère Active, groupe de presse et d’audiovisuelfrançais (Doctissimo 2009), et originellement crée par un urologue français (Thoër et dePierrepont 2009). Lancé en mai 2000, il est « le premier portail dédié au bien-être et à lasanté destiné au grand public » (Doctissimo 2009). Il constitue le premier site internet
de santé consulté en France et l’un des sites francophones « grand public » sur la santé
parmi les plus visités, avec 7,2 millions de visiteurs uniques par mois, plus de 1 500 000membres enregistrés et plus de 500 000 abonnés à la lettre virtuelle hebdomadaire
(Paganelli et al., 2008). Ses internautes sont majoritairement de sexe féminin et vivent
en France, mais la communauté francophone de l’Europe et du Canada, et notamment
du Québec, y est aussi représentée (Thoër et de Pierrepont 2009). Le site couvre diverssujets : santé, médicaments, grossesse et bébé, psychologie, nutrition, beauté, forme /sport, sexualité, cuisine et docTV (Paganelli et al. 2008 ; Doctissimo 2009). Il estcomposé principalement de deux sections, soit la partie éditoriale qui regroupe desinformations médicales vulgarisées classées par articles et dossiers, et la sectioninteractive qui permet la communication et l’interaction entre les internautes par lebiais de chats, blogs et fora. Ces derniers donnent notamment accès à 97 millions demessages postés (Thoër et de Pierrepont 2009) et ce sont 30 000 messages qui ycirculent chaque jour (Paganelli et al. 2008). Il est possible de s’y inscrire en tant quemembre et d’ainsi profiter de certains suppléments, mais les principales attractions dusite sont publiques et ouvertes à tous : encyclopédie, fora, chats, blogs.
12 Les messages recueillis pour cette étude proviennent tous de la section « Grossesse etbébé », dans le sujet « Sexe et grossesse »1. Une lecture exhaustive des messages a étéentreprise pour ne garder que ceux sur le post-partum qui contenaient troisinteractions ou plus. À la suite de la collecte des messages bruts, une standardisation aété effectuée en suivant les consignes demandées par Sémato, le logiciel d’analyse
utilisé (Plante, Dumas et Plante s.d.) : élimination des espaces, correction du français
(français standard demandé), suppression du gras et de l’italique, suppression descaractères non alphabétiques dont les « émoticônes » (signes graphiques et
typographiques révélant une émotion, qui ne peuvent être traités par le logiciel) et lesbanderoles animées ou dessinées de présentation personnelle.
13 Suite à cette étape de réduction et de standardisation des matériaux, 484 pages demessages standardisés, couvrant 252 fora en tout (1 forum est constitué d’une suite demessages échangés formant un tout), ont été soumis à une analyse en plusieurs temps.
Les cinq principales composantes de la transmission culturelle ont été analysées : lestechniques, le contexte, les acteurs, les moyens de transmission et le contenu (Gire
2003 ; Wolcott 1982 ; Cavalli-Sforza et Feldman 1981 ; Bisin et Verdier s.d. ; Chanez
2007).Pour cerner les acteurs, les caractéristiques principales des internautes (sexe,primiparité, soit le fait d’avoir son premier enfant, ou multiparité, soit le fait d’avoir euplus d’un enfant) ont été dégagées, ce qui permettait de saisir les profils des acteursimpliqués dans les échanges d’information. Les émoticônes ont aussi fait l’objetd’analyses distinctes afin de dégager les registres d’émotions exprimées.La structuredes interactions a été par la suite cernée à l’aide d’une grille pour en dégager lesdifférents types : questions, réponses (témoignages d’expériences, savoirs populairesou experts, savoir-faire et savoir-être), marques d’encouragement ou de soutien etinterpellations.
14 Le logiciel, pour sa part, a servi à faire un relevé sommaire des thèmes les plusfréquents dans le corpus, correspondant au contenu transmis. Une codification
Civilisations, 59-1 | 2010
109
manuelle, avec l’identification et la compilation d’extraits représentatifs, a suivi afin decerner et catégoriser les thèmes dominants et reliés à la sexualité post-partum, ainsi
que leurs étendues sémantiques respectives, soit tous les termes et expressions reliésau thème principal. Les thèmes ont été classés par ordre d’importance afin de donner
un aperçu global des enjeux soulevés par les discussions virtuelles. Toutes ces étapesont permis de cerner précisément les informations transmises culturellement reliées àla sexualité post-partum sur les fora, tout en soulevant des éléments-clés de lasocialisation présents.
Résultats
Technique et contexte
15 Au plan technique, un processus de transmission peut reposer sur des formes decommunication directe ou indirecte, écrite ou verbale (Gire 2003), mais aussi bienentendu par l’ensemble de ce que Pierre Bourdieu (1972) a désigné comme « lapratique », sans donc passer nécessairement par le langage. Dans le cas qui nous occupeici toutefois, c’est bien d’une socialisation passant largement par le langage qu’il s’agit.En effet, les fora étudiés constituent des lieux de transmission culturelle parcommunication écrite indirecte, puisque l’internet, par sa médiation technologique,
constitue un intermédiaire entre les internautes. L’environnement virtuel etcommunautaire du forum constitue le contexte de transmission, un espace publicregroupant des parents qui se posent des questions sur les enjeux sexuels post-nataux
vécus et anticipés, ou qui veulent partager leurs expériences et leurs savoirs. L’entrée
dans cet espace ne nécessite pas une inscription personnalisée (les internautes peuvent
se contenter d’inscrire un pseudonyme comme identification) et aucune règle deconfidentialité n’est indiquée dans la charte d’utilisation des fora, mis à part que lesinternautes peuvent s’identifier ou rester anonyme selon leur préférence, et qu’aucunnuméro de téléphone et aucune adresse ne doivent être divulgués sur les fora.Toutefois, la quasi-totalité des internautes ont recours à des pseudonymes (composés
de lettres, de mots ou de chiffres) pour assurer leur anonymat.
Acteurs
16 Dans l’ensemble des messages analysés, la très grande majorité des internautes étaient
des femmes : on comptait ainsi 1110 locutrices (87,1%) et 164 locuteurs (12,9%). Ce sont
aussi les femmes qui initient très majoritairement (88,9%) les discussions sur lasexualité post-partum. Pour ce qui est de la présentation de soi, elle est restreinte àl’identification de l’internaute par la parité (primi- ou multiparité), l’âge et le temps
écoulé depuis l’accouchement (ou âge de l’enfant) : « Coucou les filles si vousvoulez une expérience de doyenne moi j’ai 36 ans et viens d’avoir mon2e bébé en juin » [Annabelle, forum114]. Parmi les internautes ayant identifié leurstatut de parité, 426 personnes ont déclaré être primipare ou avoir une conjointe
primipare (58,3%) tandis que 199 individus ont déclaré être multipares ou avoir une
conjointe multipare (27,3%), et avoir alors entre 2 et 6 enfants ; 105 participants (14,4%)
ont déclaré être enceintes ou avoir une conjointe enceinte au moment de leursinteractions sur internet. Les autres n’ont pas identifié leur parité, mais considérant
leur présence sur ces fora spécialisés, leur intérêt envers la sexualité post-natale doit
Civilisations, 59-1 | 2010
110
probablement correspondre également à des enjeux personnels. Les femmes enceintes
rejoignent davantage les fora au milieu de leur grossesse (entre 3 et 8 mois degrossesse) ; les femmes en période post-partum, pour leur part, rejoignent davantage
les fora en débutdematernité (dans les six premiers mois et particulièrement dans lesdeux premiers), pour répondre à leurs interrogations sexuelles nouvelles, et plus de 10mois après leur accouchement, pour comprendre et partager des problèmes persistants
dans le temps.
17 Pour ce qui est de l’âge, 140 locuteurs ont clairement identifié leur âge qui se situe enmoyenne à 26,7 ans (étendue : 17 à 38 ans) et pour 115 partenaires ou conjoints, leurâge a été identifié, avec une moyenne de 30,3 ans (étendue de 19 à 48 ans). Ces âgesmoyens rejoignent ceux associés à la maternité : 30 ans pour la France en 2008 (INSEE
2009) et 29,6 ans pour le Québec en 2007 (ISQ 2009).Les pays d’origine des internautes
sont rarement indiqués, mais on peut néanmoins supposer que ces derniers sont
d’origine francophone, provenant surtout de France, d’autres pays européens et duCanada, et ici particulièrement du Québec (Thoër et de Pierrepont 2009). Pour ce qui estdu statut marital, 77 personnes se disent en couple (étendue : 1 mois à 21 ans) et 27personnes se déclarent mariées, tandis que les autres utilisateurs, soit la grande
majorité, ne mentionnent pas explicitement leur statut marital.
18 Parmi les fora, 110 (43,7%) sont mixtes, c’est-à-dire que des hommes et des femmes yinteragissent. Deux fora (0,8%) ont été monopolisés par des hommes tandis que 140(55,5%) d’entre eux ont été investis par des femmes uniquement. La variation des sexeset de la parité est présente à travers l’ensemble des fora, mais certaines grandes
tendances ont pu être observées, particulièrement dans les fora où les informations surle sexe ont été complétées par tous et qu’il manque moins de 4 informations sur laparité sur les locuteurs. Le modèle prédominant est celui de femmes primipares
discutant avec des femmes multipares (49 fora ; 19,4%), suivi de celui où des femmes
primipares discutant entre elles (28 ; 11,1%). Des discussions entre des hommes
primipares discutant avec des femmes primipares et multipares (7 ; 2,8%), ainsi quecelles entre des hommes primipares et des femmes primipares (5 ; 2%), et celles entre
des hommes multipares et des femmes primipares (4 ; 1,6%), sont trois autres modes
d’interaction présents sur les fora, mais ils sont moins nombreux.
19 Par ailleurs, aucun « expert » ne se présente comme tel, et aucun internaute n’affirme
détenir ce rôle. Les informations transmises ne sont donc ni vérifiées ni confirmées pardes spécialistes détenteurs de « savoirs experts » sur la question, bien que certains
internautes semblent être devenus compétents dans le domaine par leur participationfréquente à plusieurs fora ou par leurs expériences en matière de grossesse et de post-partum, surtout chez les femmes. La présence répétée d’un certain nombre
d’internautes sur les fora (2 à 5 fois : 122 ; 6 à 10 fois : 11 ; 11 à 15 fois : 2 ; 16 à 20 fois : 1 ;27 fois : 1 ; 50 fois : 1) contribue à la reconnaissance d’experts expérientiels reconnus,
mais le renouvellement élevé des internautes réduit leur influence.
Modalités d’interactions
20 Les interactions virtuelles étudiées contiennent différents types d’échanges. Ellesdébutent par des questions ou des demandes adressées au groupe ou à un membre duforum : « Je voulais savoir une petite chose, à partir de combien de tempsaprès l’accouchement les câlins peuvent reprendre ? (pas tout de suite
Civilisations, 59-1 | 2010
111
je me doute, mais je voudrais savoir) » [Sonia, forum006]. En moyenne, 9réponses sont présentées aux messages initiateurs à travers les fora, l’étendue variant
de 2 à 100 réponses. Les messages ont été lus en moyenne 1052 fois, avec une étendue
de 74 à 86 148 lectures. La plupart des échanges sont constitués d’une suite de réponses
diverses, pour la plupart convergentes. Bien que certaines polémiques et
argumentations soient présentes, la majorité des internautes préfèrent poster leurpropre solution à la suite des autres et laisser le demandeur choisir celle qui luiconvient. Les débats sont donc rares et les consensus plus fréquents.
21 Les questions constituent un type de message répandu, initiant la plupart des échanges
de messages, et peuvent comprendre des informations personnelles qui font partie dela présentation de soi : « Je me présente j’ai 18 ans et mon fiancé 24 ans.Depuis que j’ai accouché il y a trois semaines… » [Lorie, forum069] ; « Bonjour à tous je suis jeune papa depuis 15 jours… » [Simon, forum101]. Lesréponses se présentent souvent sous la forme de témoignages personnels de typeexpérientiel : « Personnellement, on ne ressent pas de différence ! Etpourtant j’ai eu une épisiotomie et une extraction aux spatules ! » [Nicole,
forum015] ; « Ne t’inquiète pas moi ça va faire un an que j’ai eu mon bébéet il m’arrive encore d’avoir mal… » [Aurélie, forum115] ; « Je ne veux pas tedécourager, mais pour moi ça été pareil. Ma fille a 2 ans et il m’a bienfallu 8 à 10 mois pour que cela redevienne normal » [Kisha, forum147].
22 Le témoignage peut être associé à la transmission de savoirs populaires ou experts.Ainsi, la réponse peut ne comprendre que la transmission de savoirs de type médical(« Non ce n’est pas l’utérus, c’est le col qui doit se fermer… L’utérus seremet en place en quelques jours d’ailleurs » [Mélanie, forum044] ; « environ40 jours de saignements puis après arrêt des saignements, environ 1 à 2semaines (voire moins ça arrive) puis après retour de couches … quivont durer environ 5 à 10 jours…» [Hilary, forum086]), ou de type populaire (« Prends un bon bain chaud, fais-toi belle habille-toi sexy, tu te sentirasmieux dans ton corps et ça devrait aller mieux » [Germaine, forum149]), oumême proposer des éléments de savoir-faire qui tient compte de critères sensibles etcommunicationnels : « Tu verras bien quand tu le sentiras, juste faisdoucement pour la cicatrisation. Si tu n’as pas mal c’est que c’est bon. »[Barbara, forum050] ; « Je pense qu’il faut que tu commences par des gestesde tendresse et si elle y répond favorablement essaie d’aller un peu plusloin mais vas-y petit à petit ne brusque pas les choses et essaie d’endiscuter… » [Linda, forum101].
23 Les messages peuvent inclure des conseils et des avis (« Parce que si c’est ça c’est
le col et il faut consulter! » [Martine, forum021]), et comporter des marques
d’encouragements et de soutien (« mais ça revient, ne t’inquiète pas » [Josée,forum035] ;« mais je pense qu’il faut qu’on soit patiente » [Joannie, forum104] ;« ne désespérez pas! » [Pierrette, forum150] ; « bon courage » [Rose, forum156] ;« bonne chance » [Gaétanne, forum173]). L’interpellation directe au groupe ou à unmembre permet aussi de structurer la conversation, de préciser l’interlocuteur à quis’adresse le message (« Audrey, qu’est-ce qui te dérange actuellement ? »[Andrée, forum120]), ou de se lier au groupe virtuel (« Coucou les filles » [Audrée,
forum130]).Parallèlement, desformules de remerciements sont adressés aux
internautes pour leur support anticipé à la fin des demandes (« D’avance merci
Civilisations, 59-1 | 2010
112
beaucoup à tous » [Leila, forum155]) ou clôturent les échanges, une fois lestémoignages, les informations et les conseils partagés, adressés soit à des personnes enparticulier (« Merci Minnie ! » [Michèle, forum125] ; « Merci de ta réponse »[Emmanuelle, forum062]) ou au groupe (« Merci pour toutes vos réponses »[Jeanne, forum154] ; « Merci à tous » [Cassandra, forum186]).
24 Les messages sont rédigés dans un style informel, sans recourir à un vocabulairecomplexe de type « expert », et emploient le plus souvent le tutoiement. Lesémoticônes qui complètent les messages sont situés soit à la fin du message, pour laplupart, soit dans le corps du message, pour appuyer visuellement les émotions décriteset partagées. Ils couvrent différentes catégories d’émotions : joie (très fréquent),
tristesse et déception, colère et frustration, surprise, questionnement et inquiétude,
amour et images diverses. Ils sont présents autant dans les demandes et dans lesréponses, servant d’éléments indicateurs des sentiments tout en contrebalançant
l’absence physique des interlocuteurs, rendant ainsi les écrits plus vivants.
Informations sexuelles transmises
25 Les catégories de préoccupations sur la sexualité soulevées lors des échanges sur lesfora sont multiples et peuvent se recouper entre elles. Les questionnements portent surles modifications corporelles provoquées par l’accouchement (seins, région vaginale,
poids) et celles affectant la zone vaginale : « Alors voilà, est-ce que après unaccouchement le sexe reprend sa taille d’avant ou bien est-ce qu’il seradifférent ? Les sensations que l’on ressent sont-elles toujours lesmêmes ? » [Marie, forum020]. Une majorité de femmes et quelques hommes
préconisent des exercices musculaires de la région vaginale : « Ton vagin seremettra en place avec la rééducation »[Suzie, forum011]. Le retour à lanormale dans la taille et la forme des seins fait aussi l’objet d’interrogations (« Pournos seins : moi je n’allaite pas donc je voudrais savoir à peu près au boutde combien de temps auront-ils leur forme définitive ? » [Carine, forum094])
et donne lieu à plusieurs conseils : faire preuve de patience et laisser le temps jouer.Des exercices pour les raffermir sont aussi proposés (« n’hésite pas à fairequelques exercices d’ici 2 mois pour les retonifier » [Nathalie, forum094]),
tout comme, en dernière instance, le recours à des interventions chirurgicales.
26 Le moment de la reprise des relations sexuelles après l’accouchement et la durée de lapériode d’abstinence soulèvent aussi des questions : « Combien de temps aprèsl’accouchement pour faire l’amour ? » [Sophie, forum135] ; « Après combiende temps peut-on reprendre une vie sexuelle ? » [Pierre, forum023]. Lesréponses conseillent de reprendre les activités sexuelles quand l’envie se manifeste,
aucune contre-indication n’étant définie (« Moi je pense pas si tu en as envievas-y il n’y a aucune contre indication !!! » [Marylise, forum058]), ou quand lapersonne se sent mûre (« Après il faut se sentir prête aussipsychologiquement » [Annie, forum113]), mais ces recommandations ne font pasl’unanimité. Des avis d’instances médicales (médecin, sage-femme et gynécologue) sont
rapportés, faisant mention de paramètres à respecter dans ce domaine : attendre la findes lochies, pour éviter les infections, ou se conformer à une période de six semaines
d’abstinence pour permettre un retour à un état physiologique normal. Les modalités
de la reprise mettent aussi l’accent sur un retour progressif à l’activité sexuelle, et sur
Civilisations, 59-1 | 2010
113
la prise en compte des sensations associées à la pénétration, avec un arrêt du rapport sides douleurs sont présentes : « Pourquoi attendre ? Essaye et si tu n’as pas unpeu mal c’est que c’est bon ! » [Lise, forum018].
27 La question de la dyspareunie (définie par le Mini DSM-IV-TR comme une « douleurgénitale persistante ou répétée associée aux rapports sexuels » – American Psychiatric
Association, 2004) lors des rapports sexuels fait l’objet de plusieurs interrogations
quant à leur normalité et leur durée : « au début des câlins j’ai encore mal …C’est à cause de quoi ? Qu’est ce qu’on peut faire ? Ça passe au bout decombien de temps après l’accouchement ? » [France, forum144]. Face à cesinterrogations, les réponses soulèvent des causes diverses, sans toutefois poser undiagnostic personnalisé : ces douleurs pourraient être liées à des infections, à lasécheresse vaginale, aux effets de l’épisiotomie et à une mauvaise cicatrisation de larégion du périnée. Face à cette situation des solutions diverses sont proposées :attendre et faire preuve de patience : « Donc pas de panique, laisse faire letemps » [Françoise, forum136] ; procéder avec circonspection : « Vas-y toutdoucement, fais en plusieurs étapes » [Mélissa, forum130] ; utiliser un lubrifiant
(crème, gel ou huile d’amande douce) : « Essaye un lubrifiant » [Caroline,
forum134] ; se détendre ou suivre un programme de rééducation en kinésithérapie : « N’oublie pas ta rééducation !! » [Christine, forum179].
28 Les questions portent aussi sur l’absence de lubrification vaginale (« Nous avons
essayé de nous faire des câlins, mon mari et moi et là, et bien pas delubrification, rien de rien ! Alors que d’habitude, je n’ai vraiment pas deproblème… Vous avez eu ça ? » [Carole, forum183], sur l’absence de sensations
vaginales ou au niveau des seins de même que sur l’anorgasmie : « On dirait que jene ressens rien. … Êtes-vous dans mon cas ou pouvez-vous me donnerdes pistes ? » [Viviane, forum153]. Face à ces préoccupations des pistes de solutions
sont suggérées. Plusieurs considèrent la sécheresse vaginale comme normale, comme
disparaissant avec le temps : « Après l’accouchement c’est normal d’avoir unpeu de sécheresse vaginale » [Béatrice, forum183] ; et pour pallier à cettecarence, recommandent l’usage de lubrifiants divers. Pour rétablir les fonctions
sexuelles adéquates, il est proposé d’attendre que l’organisme revienne, avec le temps,
à la normale ou d’assurer la rééducation musculaire de la zone du périnée : « C’est ceque j’allais dire la rééducation périnéale peut donc aider » [Chloé,
forum229]. Les échanges dans le couple et l’intégration des préliminaires dans lesscénarios sexuels peuvent aussi aider à réintégrer la sensibilité.
29 Les femmes et les hommes s’interrogent aussi sur la baisse ou l’absence de désir sexuel féminin après l’accouchement et sa durée : Cette dysfonction est-elle normale ? Quand
ce désir se rétablit-il ? Quelles sont les causes ? Que faire pour y remédier ? Autant dequestions qui sont soulevées comme le montrent ces extraits : « Je voulais savoir,est-ce normal de ne pas avoir envie après bébé »[Chantal, forum001] ; « Pourquoi la libido ne revient-elle pas ???????? » Sandra, forum056] ; « Je veuxbien comprendre qu’elle n’ait pas envie. Mais ça va durer combien detemps ? Que peut-on faire pour améliorer la situation ? » [Maxime,
forum156]. Les réponses proposées avancent des causes multiples. Les fluctuations
hormonales, souvent associées à l’allaitement peuvent intervenir : « Je sais queallaitement ou pas, pendant environ 3 semaines à cause des hormoneson n’a pas envie du tout ! »[Estelle, forum008] ; tout comme la fatigue qui suit
Civilisations, 59-1 | 2010
114
l’accouchement : « Il se peut que la fatigue y joue aussi ! » [Isabelle, forum019].
La priorité donnée au rôle maternel et au lien mère-enfant, qui éclipse les autresdimensions de la féminité, est aussi avancée : « ou tout simplement que pourl’instant tu es trop dans ton trip maman-bébé et pas femme » [Stéphanie,
forum161]. Les difficultés à accepter les transformations corporelles et les effetssecondaires de la pilule contraceptive sur les fonctions sexuelles sont aussi proposéescomme explications : «…la pilule peut rendre frigide » [Tania, forum161]. Lescauses psychologiques comme la dépression ou le baby-blues ainsi que la fusionmaman-bébé sont également évoquées : « Je sais pas... peut-être c’estpsychologique, je suis peut-être trop fusionnelle avec mon petit et c’estpeut-être pour ça que je n’ai pas envie de mon homme »[Alexandra,
forum008]. Des facteurs multiples renvoyant aux effets combinés des contraintes
physiques, psychologiques ou liées à la nouvelle situation de mère sont aussi avancés :« Par contre, ce qui peut affecter la libido – l’allaitement au sein, lafatigue, la difficulté à accepter que le corps ait encore changé ! »[Roxanne, forum017].
30 À part les facteurs explicatifs émis, qui restent dans l’ensemble peu élaborés, desconseils pour remédier à ce manque de désir sont proposés. Certains avis mettent
l’accent sur la normalité de cette situation et conseillent de laisser faire le temps et deprendre patience jusqu’à ce que cet état de chose s’estompe, une période de repos étant
bénéfique : « Il faut juste laisser le temps au temps pour que tout se soitrestabilisé » [Jenny, forum052]. D’autres préconisent de recourir à un retour
progressif et en douceur à l’activité sexuelle ou même de s’obliger à avoir des activitéssexuelles pour y retrouver un intérêt : « Tu peux peut-être « te forcer » un peuet avoir des rapports même si tu n’as pas tellement le goût car parfois,comme on dit, l’appétit vient en mangeant »[Solange, forum209]. S’adonner àdes pratiques masturbatoires, s’accorder des moments privilégiés d’intimité avec leconjoint peut aussi aider, tout comme un échange ouvert avec le conjoint sur lemanque ou la baisse de désir: « En tout cas je vous conseille d’en parler avecvos maris » [Samantha, forum219] ; « Après si vraiment toi ça revient toujourspas je te conseille d’en parler vivement avec elle, lui expliquer tesattentes, tes envies… » [Joseph, forum156]. Dans l’un des fora, une situation plusextrême est présentée : « En fait j’aimerais savoir si d’autres personnes sontdans mon cas car depuis bientôt 2 ans nous n’avons plus de rapportssexuels » [Claude, forum123]. Plusieurs conseils sont alors suggérés : recourir à desfilms pornographiques et à des gadgets sexuels : « Le porno !! Il n’y a que ça devrai !! Et on regarde à deux… Après, on achète des gadgets » [Marc,
forum032] ; communiquer dans le couple, se donner des massages et faire preuve depatience : « Il faut être patient, après cela redevient comme avant »[Cassandra, forum128].
31 L’absence de désir ou d’intérêt du conjoint (masculin) apparaît aussi comme une
préoccupation féminine. Les causes avancées sont la fatigue et le traumatisme
provoqué par la participation du conjoint à l’accouchement : « Peut-être que s’il aassisté à l’accouchement, il a été un peu choqué, et il ne voit plus tonsexe comme avant » [Patricia, forum046]. Le sentiment du conjoint d’être mis decôté pour laisser une place plus centrale au bébé, la déception face aux transformations
corporelles de la conjointe et la perception d’un changement de son statut qui passe decelui de femme à celui de mère peuvent aussi intervenir : « Peut-être qu’il te voit
Civilisations, 59-1 | 2010
115
plus comme une mère plutôt qu’une femme… » [Delphine, forum196]. Lesconseils proposés se situent sur plusieurs registres : faire preuve de patience,
communiquer dans le couple (« Il faut absolument que tu en parles avec tonmari » [Mireille, forum046]), re-séduire le conjoint, le rassurer et lui redonner
confiance peuvent ainsi contribuer à résoudre les difficultés considérées comme
passagères : « Rassure-le comme tu le peux, avec tes mots et tout tonamour » [Daphnée, forum082] ; « Rassure-le, dis-lui que tu as envie de lui,que ton corps est redevenu le même, et incite-le à te confier ce qui sepasse dans sa tête » [Marie-Andrée, forum046].
32 D’autres questionnements sur la sexualité, plus secondaires, sont aussi exposés. Ainsi
des femmes se demandent s’il est possible de recourir à des jeux sexuels qui incluent lesseins, compte tenu de leur fonction primaire d’allaitement,ou s’interrogent sur lanormalité des sensations érotiques pendant l’allaitement ou même des orgasmes quipeuvent être expérimentés pendant cette activité. À ces questionnements, lesparticipants répondent par l’affirmative en insistant sur la normalité de tellessensations (« je pense que ce que tu ressens est normal », [Maude, forum026] ; « oui, c’est normal » [Julie-Anne, forum031]) et l’origine physique de cessensations (« Ce n’est pas le tètage qui te fait jouir. Ce sont lescontractions de ton utérus, provoquées par la succion » [Hally, forum031]).
Des internautes s’interrogent aussi sur la place d’autres pratiques sexuelles comme lamasturbation ou les relations anales : « pensez-vous qu’une sodomie peut êtrepratiquée ? » [Émilie, forum083] ; « Est-ce que je peux me masturber sanscrainte ? » [Lorraine, forum099]. Les réponses sont affirmatives mais recommandent
des précautions dans tous les cas, surtout en matière de relations anales : « noticepour une sodomie réussie : en avoir envie tous les 2 ; se prémunir d’unbon tube de gel ; très détendue et réceptive » [Diane, forum083] ; « Douceursurtout… » [Kenny, forum039] ; « Disons qu’avec de la douceur et dulubrifiant il ne devrait pas y avoir de problème » [Vicky, forum039].
33 Suite à la reprise des relations sexuelles, les préoccupations face à une nouvelle
grossesse font aussi l’objet de questionnements et les commentaires attirent l’attention
sur les risques d’une fécondation non planifiée et conseillent, dans la plupart des cas, lerecours au préservatif. Dans tous les cas de figure soulevés dans les échanges sur lasexualité, les internautes recommandent la consultation de spécialistes (médecin,
gynécologue, sage-femme, sexologue, conseiller matrimonial ou psychologue), pourdiscuter du problème et trouver des stratégies qui pourront rétablir les fonctions
relationnelles ou sexuelles.
Discussion
34 En s’attachant à l’exploration, l’analyse et la documentation d’une communauté
virtuelle et en étudiant les interactions virtuelles d’une population dispersée (enmouvement, hétérogène et géographiquement délocalisée) se regroupant autour d’unmême intérêt sur le web (Hine s.d. ; Ward 1999a, 1999b), cette étude exploratoired’ « ethnographie virtuelle » sur des fora de discussion sur la sexualité post-partum apermis, à travers la collecte de documents numériques collectifs et dynamiques
(Marcoccia 2001), de cerner la façon dont des informations circulent entre internautes
sur ce sujet. Internet, et plus particulièrement ses fora, semblent donc s’imposer
Civilisations, 59-1 | 2010
116
comme un moyen complémentaire d’accéder à des renseignements jugés importants
(DiMaggio et al. 2001), que les internautes ne semblent pas trouver ailleurs.
35 La distribution des acteurs impliqués indique que les fora attirent en grande majorité
des femmes, surtout primipares, mais aussi multipares, alors que les hommes sont peunombreux et prennent de ce fait moins part aux échanges, une situation qui ressemble
à celle que l’on retrouve sur les sites de discussion de la contraception sur <http://
www/doctissimo.fr> (Bruchez, Del Rio Carral et Santiago-Delefosse 2009). Cetteconvergence suggère que ces deux champs, la sexualité post-partum et lacontraception, restent des domaines fortement féminisés, avec une contribution
masculine modeste aux préoccupations et aux débats. Cet espace public virtuel apparaîtdonc comme une zone investie surtout par les femmes, qui peuvent exposer leurspréoccupations et recevoir des informations.
36 La transmission culturelle par le moyen de messages hybrides qui relèvent à la fois dulangage parlé et de l’écrit s’inscrit dans un mode d’échanges de type horizontal où lesinteractions entre les pairs sont centraux, les internautes s’entraidant en répondant
aux questions proposées. Même si l’on trouve une référence à des experts, ceux-ci ne
sont pas directement impliqués dans la discussion. Celle-ci repose sur des questions
suivies de réponses, ce modèle constituant le principal type d’interactions à traverslequel se met en place la « communauté virtuelle » des utilisateurs (Revillard 2000 ;Morrow 2006 ; Marcoccia 2001, 2002). La structuration des échanges (questions suiviesde réponses sous la forme de conseils, d’avis et de témoignages) rejoint par ailleurs lesconstatations de Morrow (2006) dans son analyse du discours et de la structure d’unforum portant sur la dépression.
37 Dans les fora analysés ici, les informations transmises se réfèrent essentiellement à desréflexions issues des expériences personnelles et renvoient à des savoirs techniques
(savoir-faire), moraux (savoir être pour le bien-être du groupe) et intellectuels (façons
de penser, savoirs) qui ne s’appuient pas, pour la plupart, sur des sources biomédicales
ou socio-psychologiques scientifiques, même si les messages font aussi mention desdivers intervenants en santé qui peuvent contribuer à répondre aux questions dans cedomaine. L’absence sur les fora d’experts ou de spécialistes suggère également que lesdiscussions se situent surtout sur le plan des savoirs « populaires » (Massé 1995), ce quireflète d’une certaine manière le développement restreint des études théoriques
empiriques dans le domaine. Cette situation suggère que la médicalisation ou lapharmacologisation de cette problématique n’est pas encore très avancée,
contrairement à ce que l’on constate dans l’étude de Paganelli et al. (2008) sur les forade discussion Doctissimo sur les médicaments, où l’on retrouve bien plus un partaged’informations scientifiques que de témoignages et de conseils.
38 Les thèmes touchant aux enjeux sexuels de la période post-partum soulevés par lesinternautes rejoignent ceux mis à jour dans la littérature socio-psychologique sur cettequestion (Pastore, Owens et Raymond 2007 ; Ahlborg, Dahlöf et Hallberg 2005 ;Connolly, Thorp et Pahel 2005 ; Olsson, Lundqvist et Faxelid 2005) comme lestransformations physiques, le moment de la reprise des activités coïtales et lesdifficultés rencontrées dans ce domaine, la baisse du désir sexuel tant chez les femmes
que chez les hommes. Les préoccupations centrales dans les discussions en ligne
portent sur la normalité de ces changements, leurs causes et le temps nécessaire pourqu’ils se dissipent. Les participants mettent en commun des vécus et des situations
semblables, et des conseils qui doivent leur permettre de trouver réponse à leurs
Civilisations, 59-1 | 2010
117
questionnements et résoudre ainsi leurs difficultés. À certains égards, la mise encommun des informations touchant la question dans un même univers délimité (leforum) rejoint notamment les configurations d’apprentissage collectif dans un milieu
pédagogique (Guzdial et Turns 2000), où la collaboration de collègues est nécessaire
pour comprendre un sujet.
39 Parallèlement à la transmission de savoirs de plusieurs ordres, les fora offrent unespace de soutien et d’encouragement, mais aussi d’expression affective, à travers lesémoticônes : ce sont là des stratégies d’expression à travers lesquelles les internautes
expriment leur vécu émotionnel, et qui contribuent à créer une solidarité entre lesinternautes, confirmant la valeur communautaire et sociale des fora. Par ailleurs, lerecours à l’interpellation directe et aux remerciements constitue une forme dereconnaissance réciproque des internautes qui permet de réduire l’anonymat et dedévelopper des contacts plus personnalisés et plus chaleureux avec des étrangers enfaisant preuve de politesse et d’appréciation des interventions d’autrui. Les valeurs departage sont ainsi évidentes et viennent renforcer le sentiment d’appartenance
communautaire. La présentation de soi dans ces échanges, en reprenant l’expérience
personnelle des internautes, permet de personnaliser les relations et renforcer ainsi
l’atmosphère de convivialité. Les critères proposés par Marcoccia (2001, 2002), pourdéfinir la présence d’une communauté virtuelle (création d’un sentiment
d’appartenance, possibilité de construire son identité dans la communauté, importance
de la dimension relationnelle, engagement réciproque, partage des valeurs et desfinalités, émergence d’une histoire commune, durée des échanges, existence deprincipes de pilotage des comportements des membres et mécanismes de résolution deconflits, réflexivité du groupe) semblent se retrouver partiellement dans le cas des forasur la sexualité post-partum. En effet, ceux-ci déploient une composante
communautaire et sociale identifiable, même si la « durée des échanges » est ici limitée,
et qu’on peut discuter de l’émergence d’une véritable « histoire commune » et d’un« sentiment d’appartenance », au-delà de la mise en commun finalement assezponctuelle d’expériences et de vécus.La présence répétée d’un certain nombre
d’internautes assure une continuité dans les échanges, sert de pilier dans lastructuration des réseaux et permet de pallier à l’absence d’experts attitrés sur cetteproblématique, mais le roulement considérable de la grande majorité des internautes
tend à diluer cet effet.
Conclusion
40 L’étude des fora de discussion sur la sexualité post-partum permet de cerner lescomposantes principales de la transmission d’informations, qui est de type horizontal.
On est en effet ici dans le cadre d’une socialisation entre pairs, qui passe par deséchanges explicites et intentionnels d’expériences, relatées par les uns, délibérément
recherchées comme points d’appuis par les autres. Les internautes, à partir de leursexpériences personnelles et de leurs questions, se mettent en quête d’informations, deconseils et du soutien de leurs pairs. Les thèmes traités dans ces fora font
essentiellement référence à des problèmes sexuels fréquemment rencontrés lors de lapériode post-partum, et portent peu sur un renouvellement des scénarios sexuels ou del’expression érotique, la composante coïtale restant dominante et les autresexpressions secondaires. Les savoirs et savoir-faire partagés proviennent en majorité
Civilisations, 59-1 | 2010
118
de l’expérience personnelle et ne font que très rarement référence à des travauxd’experts ou de spécialistes sur la question, confirmant ainsi l’importance desreprésentations culturelles populaires, dominantes dans la transmission des savoirs surce sujet.
41 Il serait intéressant de poursuivre ce type d’analyse en comparant les modalités de latransmission culturelle mises en évidence ici avec la structure des interactions et lecontenu des échanges de fora provenant d’autres milieux culturels, anglo-saxons parexemple, pour dégager les convergences et les écarts. Ensuite, une analyse plusapprofondie des émoticônes et de la Netiquette permettrait probablement aussi demieux saisir les modalités des communications virtuelles. Enfin, il serait nécessaire demieux étudier la distribution des échanges en fonction des caractéristiquessociodémographiques et du genre des internautes, et de mettre en place des dispositifsde recherche permettant de prendre la mesure de l’influence de ces échanges sur lesreprésentations et les pratiques sexuelles post-partum des utilisateurs des fora. En fait,en raison des limites d’accès aux données sociodémographiques de ces utilisateurs, ilapparaît comme nécessaire aujourd’hui de développer des techniques et des stratégiesde recherche permettant de combler cette lacune pour mener plus avant l’étude de lacommunauté post-natale des fora de <http://www.doctissmo.fr>, comme d’ailleurspour approfondir d’autres « ethnographies virtuelles » menées sans véritable accès auxconditions de réception et aux modalités d’appropriation des informations transmises
par le biais des fora de discussion sur internet.
BIBLIOGRAPHIE
ADAMS, Lisa G., Amney J. HARPER, Elise P. JOHNSON, et Debra C. COBIA, 2006. « New mothers and
sexual intimacy : an existential framework for counselling », The Family Journal :
Counselling and therapy for couples and families, 14 (4), p. 424-429.
AHLBORG, Tone, Lars-Gösta DAHLÖF et Margaretha STRANDMARK, 2000. « First-time parents’ sexualrelationships », Scandinavian Journal of sexology, 3 (4), p. 127-139.
AHLBORG, Tone, Lars-Gösta DAHLÖF et Lilemor R.-M. HALLBERG, 2005. « Quality of the intimate and
sexual relationship in first-time parents six months after delivery », The Journal of Sex
Research, 42 (2), p. 167-174.
AHLBORG, Toneet Margaretha STRANDMARK, 2001. « The baby was the focus of attention – first-time
parents’ experiences of their intimate relationship », Scandinavian Journal of Caring
Sciences, 15 (4), p. 318-325.
AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, 2004. Mini DSM-IV-TR ; Critères de diagnostiques,
traduction française par J.‑D. Guelfi et al. Paris : Masson.
ARNETT, Jeffrey J., 1995. « Broad and narrow socialization : The family in the context of a culturaltheory », Journal of Marriage and the Family, 57, p. 617-628.
Civilisations, 59-1 | 2010
119
ATIFI, Hassan, Nadia GAUDUCHEAU et Michel MARCOCCIA, 2005. « Les manifestations des émotions
dans les forums de discussion », présentation dans le cadre des Journées d’étude « Émotions etinteractions en ligne », ICAR ENS LSH-Lyon 2, 17 mars 2005, 36 diapositives.
BARAK, Azy et Storm A. KING, 2000. « The two faces of the internet : Introduction to the specialissue on the internet and Sexuality »,Cyber Psychology et Behaviour, 3 (4), p. 517-520.
BARAK, Azy et William A. FISHER,
2001. « Toward an internet-driven, theoretically-based, innovative approach to sexeducation »,Journal of Sex Research, 38 (4), p. 324-332.
2003. « Experience with internet-based, theoretically grounded educational resource for the
promotion of sexual and reproductive health »,Sexual and Relationship Therapy, 18 (3),p. 293-308.
BARRETT, Geradine, Elizabeth PENDRY, Janet PEACOCK, Christina VICTOR, Ranee THAKAR et Isaac MANYONDA,
1999. « Women’s Sexuality After Childbirth : A Pilot Study », Archives of sexual behaviour,
28 (2), p. 179‑191.
2000. « Women’s sexual health after childbirth », BJOG : An international journal of
Obstetrics et Gynaecology, 107 (2), p. 186-195.
BISIN, Alberto et Thierry VERDIER, s.d. « Cultural Transmission », 10 p., article disponible sur<http://www.nyu.edu/econ/user/bisina/Cultural%20Transmission%20Final1.pdf>
BITZER, Johannes et Judith ALDER, 2000. « Sexuality during pregnancy and the postpartum period »,Journal of sex education et therapy, 25 (1), p. 49-58.
BRESNAHAN, Mary J. et Lisa MURRAY-JOHNSON, 2002. « The healing web », Health Care for Women
International, 23, p. 398-407.
BOURDIEU, Pierre, 1972. Esquisse d’une théorie de la pratique. Genève : Droz.
BRUCHEZ, Christine, Maria DEL RIO CARRAL et Maria SANTIAGO-DELEFOSSE, 2009. « Co-construction dessavoirs autour des contraceptifs dans les forums de discussion internet » in C. Thoër,
B. Lebouché, J.J. Lévy et V.A. Sironi (sous dir.), Médias, médicaments et espace public.
Québec : Presses de l’Université du Québec, p. 245-272.
CAVALLI-SFORZA, Luigi L. et Marcus W. FELDMAN, 1981. Cultural transmission and evolution : a
quantitative approach, Monographs in population biology, 16.
CHANEZ, Amélie, 2007. « Vers une théorisation de la transmission intergénérationnelle : analyse
comparative des aînés et des descendants de deux familles québécoises », mémoire présenté
comme exigence partielle de la maîtrise en sociologie, UQAM, 185 p.
CLINE, R.J.W. et M. HAYNES, 2001. « Consumer health information seeking on the internet : the stateof the art », Health Education Research, 16 (6), p. 671-692.
COMITÉ DE TRAVAIL SPÉCIAL DE L’ÉTHIQUE DE LA RECHERCHE EN SCIENCES HUMAINES, 2008. « Élargir le spectre :l’EPTC et les enjeux éthiques de la recherche sur internet », Groupe consultatif interagences enéthique de la recherche, 28 p.
CONDON, John T., Philip BOYCE et Carolyn J. CORKINDALE, 2004. « The first-time fathers study : aprospective study of the mental health and wellbeing of men during the transition toparenthood », Australian and New Zealand Journal of Psychiatry, 38, p. 56-64.
Civilisations, 59-1 | 2010
120
CONNOLLY, Anna-Marie, John THORP, et Laurie PAHEL, 2005. « Effects of pregnancy and childbirth onpostpartum sexual function : a longitudinal prospective study », International
Urogynaecology Journal, 16, p. 263-267.
COOPER, Al., Irene P. MCLOUGHLIN et Kevin M. CAMPBELL, 2000. « Sexuality in cyberspace : update forthe 21st century », Cyber Psychology et Behaviour, 3 (4), p. 521-536.
COOPER, Al., Coralie SCHERER et Robin M. MATHY, 2001. « Overcoming methodological concerns inthe investigation of online sexual activities », Cyber Psychology et Behaviour, 4 (4),p. 437-447.
DALY, Martin, 1982. « Some caveats about cultural transmission models », Human Ecology, 10
(3), p. 401-408.
DIMAGGIO, Paul, Eszter HARGITTAI, W. Russell NEUMAN et John ROBINSON, 2001. « Social implications ofthe internet », Annual Review of Sociology, 27, p. 307-336.
DOCTISSIMO, 2009. Consulté le 1er mars 2008, <http://www.doctissimo.fr>
DUMAS, Jean, 2008. « Internet : Interventions en ligne ». In Questions de sexualité au
Québec, sous la direction de J.J. Lévy et A. Dupras. Montréal : Liber, p. 246-252.
FOX, Nick, Katie WARD et Alan O’ROURKE, 2005. « Pro-anorexia weight-loss drugs and the internet :an ‘anti-recovery’ explanatory model of anorexia », Sociology of Health et Illness, 27 (7),p. 944-971.
GIRE, Pierre, 2003. « Épistémologie du concept de transmission », in La transmission dans la
famille : secrets, fictions et idéaux, de Chantal Rodet et l’Institut des sciences de la famille
(Lyon, France). Paris : L’Harmattan.
GLAZENER, Cathryn M.A, 1997. « Sexual function after childbirth : women’s experiences, persistent
morbidity and lack of professional recognition », British Journal of Obstetrics and
Gynaecology, 104, p. 330-335.
GUGLIELMINO, C.R., C. VIGANOTTI, B. HEWLETT et L.L. CAVALLI-SFORZA, 1995. « Cultural variation inAfrica : role of mechanisms of transmission and adaptation », Proceedings of the National
Academy of Sciences, 92, p. 7585-7589.
GUZDIAL, Mark et Jennifer TURNS, 2000. « Effective discussion through a computer-mediated
anchored forum », The Journal of the Learning Sciences, 9 (4), p. 437-469.
GRAY, Nicole J. et Jonathan D. KLEIN, 2006. « Adolescents and the internet : health and sexualityinformation », Current Opinion in Obstetrics and Gynaecology, 18 (5), p. 519-524.
HARDEY, Michael, Madeleine AKRICH, et Cécile MEADAEL, 2004. « Internet et société : reconfigurations
du patient et de la médecine ? », Sciences Sociales et Santé, 22 (1), p. 21-42.
HARVEY, Kevin J., Brian BROWN, Paul CRAWFORD, Aidan MACFARLANE, et Ann MCPHERSON, 2007. « Am Inormal ? Teenagers, sexual health and the internet », Social Science et Medicine, 65,
p. 771-781.
HENRI, France et Bernadette CHARLIER, 2005. « L’analyse des forums de discussion : pour sortir del’impasse », in M. Sidir, E. Bruillard et G.-L. Baron (coord.), Symposium, formation et
nouveaux instruments de communication, Amiens, consulté le 30 novembre 2008,<http://www.dep.u-picardie.fr/sidir/articles/henri_charlier.htm>
HESSE, B.W., D.E. NELSON, G.L. KREPS, R.T. CROYLE, N.K. ARORA, B.K. RIMER, et K. VISWANATH, 2005.« Trust and sources of health information : the impact of the internet and its implications for
Civilisations, 59-1 | 2010
121
health care providers : findings from the first Health Information National Trends Survey », Archives of International Medicine, 165 (22), p. 2618-2624.
HINE, Christine, (s.d.) « Virtual ethnography », article pour le Centre de la recherche dans
l’Innovation, la Culture et la Technologie, Université de Brunel, Royaume-Uni, consulté le 15juillet 2008, <www.cirst.uqam.ca/pcst3/pdf/Communications/hine.pdf>
HIRT, Caroline, 2005. La baisse ou absence de désir sexuel après l’accouchement :
analyse de la construction d’un problème social, mémoire de licence en ethnologie,
Université de Neuchâtel, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 94 p.
INSTITUT DE LA STATISTIQUE DU QUÉBEC (ISQ), 2009. « Population, ménages et familles », chapitre 1,p. 19-44, disponible sur : <http://www.stat.gouv.qc.ca/publications/conditions/pdf2009/
donn_sociale09c1.pdf>
INSTITUT NATIONAL DE LA STATISTIQUE ET DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES (INSEE), 2009. « Bilan démographique
2008 », disponible sur : <http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1220>
JACKSON, Linda A., Kelly S. ERVIN, Philip D. GARDNER et Neal SCHMITT, 2001. « Gender and the
internet : women communicating and men searching », Sex Roles, 44 (5/6), p. 363-379.
KANUGA, Mansi et Walter ROSENFELD, 2004. « Adolescents sexuality and the internet : the good, the
bad and the URL », Journal of Pediatric and Adolescent Gynecology, 17, p. 117-124.
KATZ, James E. et Ronald E. RICE, 2002. Social consequences of internet Use ; Access,
Involvement, and Interaction, MIT Press : Cambridge.
LAUGHLIN, Charles D.,
1989. « Pre- and perinatal anthropology : a selective review », Pre- and Peri-Natal
Psychology, 3 (4), p. 261-296.
1992. « Pre- and perinatal anthropology II : the puerperium in cross-cultural perspective », Pre-
and Peri-Natal Psychology Journal, 7 (1), p. 23-60.
1994. « Pre- and perinatal anthropology III : birth control, abortion and infanticide in cross-cultural perspective », Pre- and Peri-Natal Psychology Journal, 9 (1), p. 85-101.
MAHEU, Marlene M. et Barry L. GORDON, 2000. « Counselling and therapy in the internet », Professional Psychology : Research and Practice, 31 (5), p. 484-489.
MARCOCCIA, Michel,
2000. « Les Smileys : une représentation iconique des émotions dans la communication
médiatisée par ordinateur », in C. Plantin, M. Doury, V. Traverso (éds), Les émotions dans les
interactions communicatives. Lyon : ARCI-Presses Universitaires de Lyon, p. 249-263.
2001. « L’animation d’un espace numérique de discussion : l’exemple des forums usenet », Document numérique, 2001/3-4, (5), p. 11-26.
2002. Les communautés en ligne comme communautés de parole, conférence
présentée dans le cadre des Journées d’études « Internet, jeu et socialisation », Paris, organisées
MORROW, Philip R., 2006. « Telling about problems and giving advice in an internet discussionforum : some discourses features », Discourse Studies, 8 (4), p. 531-548.
Civilisations, 59-1 | 2010
122
MOUSSA, Sarr, 2003. « Du cyberspace à New York : la communautique et l’intelligence collective »,thèse présentée à la Faculté des Études Supérieures de l’Université de Laval pour l’obtention dugrade de Philosophiae Doctor (Ph.D.), Université de Laval, 263 p.
MUNGER, Placide, 2008. « Éducation et enseignement : Élysa ». In Questions de sexualité au
Québec, sous la direction de J.J. Lévy et A. Dupras. Montréal : Liber, p. 110-114.
NGO, Anh D., Michael W. ROSS et Eric A. RATLIFF, 2008. « Internet influences on sexual practicesamong young people in Hanoi, Vietnam », Culture, Health et Sexuality, 10 (supplement),
p. 201-213.
OLSSON, Ann, Martina LUNDQVIST et Elisabeth FAXELID, 2005. « Women’s thoughts about sexual lifeafter childbirth : focus group discussions with women after childbirth », Scandinavian Journal
of Caring Sciences, 19, p. 381-387.
PACEY, Susan, 2004. « Couples and the first baby : responding to new parents’ sexual and
relationship problems », Sexual and Relationship Therapy, 19 (3), p. 223-246.
PAGANELLI, Céline, Viviane CLAVIER, Caterina M. MANES-GALLO, Evelyne MOUNIER, Hélène ROMEYER, etAdrian STALL, 2008. « Web participatif et santé : de nouveaux rapports à l’information ? », article àparaître à partir de ce résumé de thèse, 18 p., présenté au congrès de l’ACFAS, 2008.
PASTORE, Lisa, Annette OWENS et Colleen RAYMOND, 2007. « Postpartum sexuality concerns among
first-time parents from one U.S. academic hospital », Journal of Sexual Medicine, 4 (1),p. 115-123.
PLANTE, Pierre, Lucie DUMAS, et André PLANTE, (s.d.) « Sémato, Logiciel WEB d’assistance
sémantique à la catégorisation et à l’exploration des données textuelles », Faculté des Sciences
Humaines, UQAM, consulté le 30 septembre 2007, <http://semato.uqam.ca/guidexpert-ato/
gea.asp>
RAMBAREE, K., (s.d.) « The ecology of sexuality in a Mauritian internet Chat Room (ICR) : An
internet Mediated Research (IMR) », 32 p., consulté le 15 janvier 2009, <http://www.irfd.org/
events/wfsids/virtual/papers/sids_krambaree.pdf>
REVILLARD, Anne, 2000. « Les interactions sur l’internet (note critique) », Terrains et Travaux,
1, p. 108-128.
SANDERS, T.C., 2008. « M4M chat rooms : Individual socialization and sexual autonomy ! », Culture, Health et Sexuality, 10 (3), p. 263-276.
SAUCIER, Jean-François, 1972. « Correlates of the long postpartum taboo : a cross-cultural study », Current Anthropology, 13 (2), p. 238-249.
SKINNER, Harvey, Sherry BISCOPE, Blake POLAND et Eudice GOLDBERG, 2003. « How adolescents usetechnology for health information : implications for health professionals from focus groupstudies », Journal of Medicine and Internet Research, 5 (4), p.e32.
SUBRAHMANYAM, Kaveri, David SMAHEL et Patricia GREENFIELD, 2006. « Connecting developmental
constructions to the internet : identity presentation and sexual exploration in online teen chat
rooms », Developmental Psychology, 42 (3), p. 395-406.
THOËR, Christine et Catherine DE PIERREPONT, 2009. « Quand les femmes du baby-boom discutent destraitements de la ménopause sur internet : étude exploratoire d’un forum de discussion ». InIgnace Olazabal (s.d.) Que sont les baby-boomers devenus ? p. 137-162, Montréal : Nota
Bene.
Civilisations, 59-1 | 2010
123
WARD, Katie J.,
1999a. « Cyber-ethnography and the emergence of the virtually new community », Journal of
Information Technology, 14, p. 95-105.
1999b. « The cyber-ethnographic (re)construction of two feminist online communities », Sociological Research Online, 4 (1), 19 p.
WOLCOTT, Harry F., 1982. « The anthropology of learning », Anthropology et Education
Quarterly, 13 (2), p. 83‑108.
WYDER, Mathilde, 2007. « Sexualité et parentalité », mémoire présenté pour le certificat deFormation Continue en Études Genre, Université de Genève, 31 p.
NOTES
1. . Étant donné que la chercheure n’est pas impliquée sur le forum, que les données sont
publiques et donc accessibles sans mot de passe, que les informations sont publiquement
archivées et qu’aucun règlement sur le site ne l’interdit (Comité de travail spécial de l’éthique dela recherche en Sciences Humaines 2008), la certification éthique n’était pas nécessaire.
Toutefois, afin d’éviter la reconnaissance ou l’identification possible des internautes, les avatars,pseudonymes qu’adoptent les participants, ont été modifiés dans la présentation des résultats,tout en conservant le caractère sexuel relié à l’internaute.
RÉSUMÉS
La période post-partum constitue un moment de changements majeurs dans la vie sexuelle d’uncouple. Face à ces préoccupations, peu discutées publiquement et parmi les intervenants en santé
à cause des tabous entourant cette phase, les parents se tournent vers de nouvelles sourcesd’information, parmi lesquelles internet et ses fora de discussion prennent une place importante.
Afin de mieux saisir la dynamique de ce nouveau processus de transmission des savoirs sur cettethématique, des fora du site <http://www.doctissimo.fr> ont été analysés, à l’aide du logicielSémato. Les principaux thèmes de discussion dégagés portent sur les préoccupations entourant ledésir sexuel, la reprise des activités sexuelles et les modifications physiques. Les informations
sont surtout transmises par le biais de témoignages d’ordre expérientiel. Cette recherche permet
de documenter les nouveaux modes de transmission de savoirs sexuels dans lesquels internet etles fora s’inscrivent.
Post-partum is a period which provokes major changes in the sexual lives of couples. These
preoccupations are rarely discussed in the public sphere or among health professionals becauseof the taboos involved. In this context, parents rely on new sources of information such asinternet and its discussion forums which are more and more developed. In order to betterunderstand the dynamics of this new process of knowledge transmission, forums from <http://
www.doctissimo.fr>, a french web site, have been analysed with the software Sémato. The main
themes of discussion were related to sexual desire, resumption of sexual activities and physical
Civilisations, 59-1 | 2010
124
changes, and used testimonies based on personal experiences. This research helps to understand
the new modes of transmission of sexual knowledge developed on the web and its forums.
est bachelière en sexologie de l’Université du Québec à Montréal et a finalisé à l’automne 2009son mémoire de maîtrise en sexologie dans la même université. Dirigée par Joseph J. Lévy,professeur en sexologie à l’UQAM, et co-dirigée par Christine Thoër, professeure encommunications à l’UQAM, elle tente d’articuler son intérêt pour la sexualité périnatale auxnouveaux médiums et moyens de communication contemporains. [4665, avenue Jeanne d’Arc,
Ritualisation mémorielle etconstruction ethniquepostcommuniste chez les Hongroisde Transcarpathie (Ukraine)Anne-Marie Losonczy
Notre passé est imprévisible
Joseph Brodsky
1 Interroger la notion de mémoire collective (Halbwachs 1994 [1925]) signifie rappeler sastructure feuilletée : au-delà de son usage politique, elle comprend la persistance dupassé qui reste imprimé dans le présent, souvent en deçà de la conscience, laperpétuation de pratiques et de représentations dans la définition du groupe, le rappeldu passé par les souvenirs matériels et narratifs transmis de génération en génération,
la mémoire sans souvenir, ancrée dans la recherche et la reconstruction délibéréesd’éléments du passé, enfin des bribes de connaissance du passé, sédimentées dans lesconsciences, collectivement partagées et souvent irriguées d’affect. Facettes
constitutives du processus mémoriel, le silence, l’oblitération et le non-dit autour decertains contenus mémoriels – qui ne se confondent ni avec le secret ni avec l’oubli –constituent souvent, en tant que stratégie sociale historiquement construite ettransmise, un marqueur identitaire implicite des sociétés, traçant les contours fluidesd’une « intimité culturelle » (Herzfeld 2007 [1997]), productrice d’une sorte decommunauté du non-dit. L’irruption d’une mise en scène publique et une explicitationdes composantes de cette communauté sont alors de nature à restructurer autant leslimites extérieures du groupe que les rapports sociaux en son sein.
2 Les débats actuels en Europe, parfois très vifs, confrontant histoire et mémoire
(Wachtel 1986), tentent de tracer les limites et la légitimité de leurs champs respectifset s’interrogent sur les conditions de leur construction ; ils spécifient, souvent demanière contrastive, les caractéristiques de leurs pratiques et de leurs discours. Selonles historiens, l’historicisation peut se définir par une mise en chronologie, un récitcontextuel, causal et appuyé sur des sources documentaires écrites et un relatif
Civilisations, 59-1 | 2010
127
détachement, par rapport au présent, des événements considérés. L’approche duchamp mémoriel d’une société locale post-communiste offre quelques pistes deréflexion supplémentaires sur les figures d’emboîtement entre ces deux régimes derapport au passé, de même que sur les processus de transformation et les va-et-vient decertains événements et acteurs entre histoire, mémoire collective, et mémoires
individuelles testimoniales.
3 La fin des régimes communistes en Europe centrale et orientale a entraîné, selon desmodalités propres à chaque pays, une crise, une rupture et un changement delégitimité dont l’étendue, au-delà de l’espace politique, juridique et économique, aenglobé et bouleversé l’ensemble du corps social (Hann, Sarkany et Skalnik 2005).L’émergence subséquente de nouveaux acteurs sociaux, civils et politiques, s’estaccompagnée de la constitution d’élites concurrentes dont la lutte pour la légitimité
nationale et internationale ne pouvait reposer que sur le déni de tout rapport decontinuité avec l’héritage du communisme. La recherche d’autres passés, qui puissent
fonder une généalogie politique et morale nouvelle, a suscité, face au passé communiste
récent, deux voies qu’ont empruntées les initiatives politiques : celle de l’oblitération etcelle de la construction d’une nouvelle mémoire collective d’événements historicisés
auparavant. Cette dernière doit donc opposer à l’historiographie et à la littératuremémorielle officielles produites par le régime communiste, des événements et desfigures qui avaient été tus, effacés, délégitimés, exilés dans le silence, le non-dit, lesecret et les mémoires privées.
4 Le démantèlement d’une historicité officielle antérieure par un nouveau régime demémoire publique, au-delà de ses enjeux de légitimation des nouveaux acteurspolitiques du moment, loin de s’y opposer, peut au contraire constituer l’étapeintermédiaire à la revendication d’une nouvelle historicité. Le socle de cetterevendication est l’appel à la « vérité historique », entendue à la fois comme
rétablissement d’un ensemble de faits oblitérés ou déformés et comme Némésis, entité
transcendante qui reclasse les acteurs du passé sur l’axe du Bien et du Mal à la lumière
du présent. Toutefois la « mise en mémoire » publique, particulièrement d’un passérécent, butte sur la multiplicité des témoins encore vivants, les aléas de leurs positions
successives sur l’échiquier politique de la période (Hofer 1992), les conflits entre
mémoires sectorielles et leur éparpillement. L’usage politique de la mémoire semble
donc exiger la construction et la fixation d’un « bloc de mémoire » unifié qui faitdisparaître la multiplicité, les contradictions et les paradoxes des mémoires
individuelles ou sectorielles.
5 Mais la somme récente de souffrances, multiples, enchevêtrées et oblitérées, quiémerge dans l’espace public des sociétés post-communistes, articulée à une exigence
d’empathie, emblème et nouvelle figure dominante des sensibilités démocratiques
européennes, oriente souvent cette entreprise vers la construction d’une Victime
collective, personnification de la Vérité historique, susceptible de devenir objetd’identification émotionnelle et de commémoration rituelle. Ce processus constitue
l’une des manifestations de la nature culturelle des mémoires patrimonialisées dans lessociétés contemporaines sécularisées.
6 Aussi le propos de ce texte est-il de situer les multiples composantes du champ
mémoriel de la société magyarophone de la Transcarpathie dans le contexte d’une
(re)construction des identifications collectives, d’en saisir les tensions, et les acteurs,les modes et contextes d’énonciation et de ritualisation de contenus mémoriels
Civilisations, 59-1 | 2010
128
diversifiés ainsi que leurs interactions et les espaces-temps qui les articulent. Entamée
en 2008, la recherche ethnographique dont il est issu, est centrée sur la recomposition
des interfaces multi- ethniques, religieuses et économiques transfrontalières enTranscarpathie, à partir de l’étude du monde social magyarophone. Le choix de cedernier, comme point de départ, s’explique par ma connaissance de la langue
hongroise, mais la recherche devra s’ouvrir vers les groupes et espaces sociauxruthènes, ukrainiens et russes et le processus complexe de leur intégration dans lenouvel espace social ukrainien, dès que mon (ré)apprentissage du russe, langue
véhiculaire dans le pays, me le permettra. Les deux premiers séjours se sont déroulésdans la ville de Beregovo, trois villages proches, ainsi que deux villages magyarophones
(Chap et Tiszapéterfalva), à proximité immédiate de la frontière hungaro-ukrainienne,
avec quelques visites dans les villages à prédominance ruthène proche du col deVerecke dans les Carpathes. Au-delà de l’observation et l’accompagnement de certaines
activités économiques (commerce informel, accueil de touristes, agriculture) et devisites familiales, la mémoire de la déportation massive de la population masculine auGoulag et les étapes de sa mise en commémoration publique émergeant constamment
et sans question préalable dans les conversations et entretiens avec villageois, ouvriers,enseignants locaux ou commerçants, survivants, descendants ou voisins de déportés,elles ont fini par s’imposer dans ma recherche et élargir mes contacts et mes lecturesvers les fondateurs et dirigeants régionaux et locaux des deux organisations politiqueshongroises, et vers les récits et recueils de témoignages.
La valse des frontières, des toponymes et du temps :la périphérie en héritage
7 L’Europe centrale et orientale d’aujourd’hui est composée d’États multi-ethniques, quise caractérisent notamment par l’existence sur leurs frontières de groupes ethniques
dont la spécificité est qu’ils possèdent des correspondants – de même ethnie et langue –construits en états-nations, en général limitrophes. Dès lors, l’historiographie etl’ethnographie de l’Europe centrale les distinguent par le terme de « minorités
nationales ». Ces dernières furent créées pour la plupart par des traités de paixachevant les deux guerres mondiales, et résultèrent de multiples déplacements depopulation et redécoupage des frontières étatiques (Bibo 1986 [1946]), celles-ci séparant
souvent politiquement les « minorités » de leur État-nation « majoritaire ». Il endécoule que nombre d’entre elles sont disséminées dans des régions limitrophes desfrontières étatiques – historiquement changeantes – et leur sociabilité est fortement
marquée par ce qu’on peut appeler un « vécu frontalier »1.
8 Ainsi la minorité nationale constituerait une collectivité ethnique d’un type particulierdont la loyauté politico-juridique (citoyenneté) et la loyauté nationale (ethno-culturelle
et référentielle) ne coïncident pas. Les liens politiques définis par l’organisation de l’État (que Thomas Eriksen désigne comme l’aspect « formel » du nationalisme) et lefonctionnement local de la société civile, de même que ses représentations culturelles(le « nationalisme informel »), loin de se compléter comme le plus souvent, sepolarisent (Eriksen 1993). Cependant les groupes minoritaires se caractérisent
également par un champ politique interne propre, dont certains acteurs sont porteursde relations avec d’autres groupes équivalents et avec l’État (Hobsbawm 1992), et où desmobilisations identitaires peuvent s’institutionnaliser. Par ailleurs, la solidarité et
Civilisations, 59-1 | 2010
129
l’identité ethno-culturelles transfrontalières, qui attachent ces minorités à leur « État-nation », sont mobiles et changeantes.
9 Au début du 20e siècle, la région, appelée Transcarpathie aujourd’hui, appartenait auxquatre départements à population multi-ethnique du Nord-Est du Royaume de Hongrie,
partie de la monarchie austro-hongroise. Elle ne possédait aucun nom régional propre,ni aucune identité régionale distinctive. En 1910 les statistiques estiment sa populationà environ 600.000 personnes, composée à 60% de Ruthènes, bergers et agriculteurshabitant la zone montagneuse des Carpathes, alors que la plaine de l’amont du fleuveTisza, ainsi que les bourgs et les villes étaient peuplés d’agriculteurs magyars (25%),
d’une importante communauté juive, en grande partie magyarophone, et d’un nombre
réduit de Souabes (germanophones), de Roumains, de Slovaques et de Tziganes, souvent
magyarophones (Szabo 1993). La population catégorisée comme « magyare » par lesstatistiques du Royaume y apparaît déjà démographiquement minoritaire : enrevanche, sa langue domine la région et sert de véhicule à tous les échanges inter-
ethniques. Les frontières entre les groupes apparaissent poreuses, notamment grâce aucommerce et aux intermariages.
10 En 1918, avant d’être rattachée à la Tchécoslovaquie, la région prend brièvement lenom de Russka Kraina (territoire ruthène) et se constitue en province autonome au seindu royaume de Hongrie, à la demande de l’élite ruthène naissante. À l’issue du traité deTrianon, elle fut détachée de la Hongrie et devint une partie de la Tchécoslovaquie
nouvellement créée. C’est donc sous l’autorité tchécoslovaque que la région estorganisée en une unité territoriale pourvue d’un nom distinctif, Podkarpatnka Rus, etque des familles hongroises émigrent vers la Hongrie, remplacées par des Tchèques. En1938, lors la désintégration de la Tchécoslovaquie, la frange majoritairement habitée
par des Hongrois se retrouve incluse dans la Hongrie, qui annexe quelques mois plustard le reste de la région. À l’automne 1944, l’URSS force la Tchécoslovaquie à lui céderla région et l’annexe en l’intégrant à la République socialiste d’Ukraine. Lors du
rattachement à l’URSS en 1945, son nom sera modifié en Zakarpatska ou Zakarpattia, cequi signifie « la région au delà des Carpathes » (Magocsi 1978). À partir de cette date,Moscou impose à la Hongrie de se référer à cette région sous le nom de « Karpat-Ukrajna
» (Carpatho-Ukraine ) dans toutes les publications, mais le parler commun local ethongrois continue à utiliser le terme Kàrpàtalja, apparu au début du 20e siècle dans lespublications savantes. À la faveur de l’effondrement soviétique, celui-ci réapparaît dans
l’ensemble des communications écrites, tant parmi les Hongrois de Transcarpathie quepar les autorités de Hongrie tandis que le nom officiel en ukrainien reste Zakarpatska.
11 Les magyarophones habitent pour la plupart les zones agricoles frontalières avec laHongrie et dans les trois villes importantes de la région, Beregovo (Beregszàsz enhongrois), Munkasevo (Munkacs) et Usgorod (Ungvar). Dans environ 600 bourgs etvillages, les magyarophones vivent, parfois entre eux, mais le plus souvent avecd’autres groupes ethniques : les Ukrainiens, majoritaires, les Tziganes, souvent
magyarophones, les Ruthènes, prédominant dans les zones montagnardes puis lesSlovaques, Roumains et Russes, chacun quelques dizaines de milliers. D’après lerecensement de 1989, (Szabo 1993), 78% de la population régionale est ukrainienne
(environ un million) et 12,5% hongrois. Dans la ville de Beregovo, ces derniers sont
majoritaires.
12 Après la fin de l’URSS, on assiste au réveil et à l’extension des activités des diverseséglises, piliers du caractère historiquement multi-religieux de la région. Elles
Civilisations, 59-1 | 2010
130
récupèrent alors leurs lieux de cultes et leurs écoles, souvent endommagés, détruits ourecyclés pour des usages industriels et seront rapidement reconstruits. Si
l’appartenance religieuse fonctionne ici dans une grande mesure comme marqueur
ethnique, très présent dans le parler local, elle peut aussi constituer un lieu inter-
ethnique privilégié. Ainsi, la plus grande partie des magyarophones se convertit dès le16e siècle au protestantisme : d’abord au luthéranisme, puis assez rapidement à lareligion réformée calviniste. Toutefois quelques dizaines de milliers, surtout dans lesvilles, partagent avec les Slovaques l’appartenance au catholicisme, alors que d’autres,tout comme la plupart des Ruthènes et Roumains, disent appartenir à la religion la plusbrutalement réprimée de la région et de l’Ukraine par le régime soviétique, en raisond’accusations de « nationalisme » ukrainien et de collaboration avec les Allemands : ilssont uniates (gréco-catholiques). Parmi les pravoslaves (orthodoxes russes), si ontrouve aujourd’hui Ruthènes et Ukrainiens, ayant été souvent forcés à la conversion, onne compte guère de magyarophones.
13 La présence juive, multiséculaire dans la région, représentait entre les deux guerresune population culturellement et économiquement très dynamique d’environ 86.000personnes, à majorité urbaine. Et magyarophone. Les survivants de l’Holocauste – à peuprès un quart – émigrèrent très rapidement aux États-Unis ou en Palestine, plus tard enIsraël. Aujourd’hui, les quelques centaines de personnes âgées peuvent, dans les villesde Beregovo, Munkasevo et Ujgorod, pratiquer leur religion dans de petites synagogues
urbaines informelles récentes, les anciennes ayant été détruites ou recyclées par lesAllemands ou le régime soviétique.
14 L’identification ethnique de personnes ou familles par la mention de l’appartenance
religieuse ou de leur langue principale constitue l’usage majoritaire local en milieu
rural, celui qui est considéré comme le plus « poli » : en revanche, le terme « Hongrois »est souvent réservé aux occasions de commémorations rituelles ou de discours de typepolitique : son usage signale le degré de perméabilité du langage local ou personnel auxtournures savantes ou politiques, diffusées par la médiatisation mémorielle
magyarophone autour de la déportation au Goulag et des revendications ethniques. Enoutre, l’idiome des catégories d’appartenance religieuse apparaît comme le seul àpouvoir connoter l’importante population « mixte » : à savoir des personnes nées demariages inter-ethniques ou ayant des enfants « mixtes ». Cette dimension inter-
ethnique de l’organisation sociale locale, déjà ancienne, dont la fonction est aujourd’hui
fondamentale dans les activités économiques, garantissant seules la survie, comme lecommerce informel, la contrebande et le tourisme, constitue l’un des non-dits
importants des discours politiques et mémoriels autour de l’identité « hongroise » de larégion.
15 La multiplicité des toponymies constitue une entrée pertinente pour analyser lescontours symboliques de la territorialité du groupe2 : en hongrois, la longue absence
d’un terme précis reflète l’inexistence d’une identité régionale transcarpathique dans
l’espace national hongrois. Mais l’apparition du toponyme Karpatalja, dans lespublications savantes et officielles, manifeste la vision d’un centre qui assigne une
position marginale à cet espace. Ce terme (« début des Carpates » en hongrois) ne faitsens qu’à partir du point de vue d’un Centre situé à l’Ouest. De même, le terme deZakarpatska (« au-delà des Carpathes »), reflète la place assignée à la région par une
autorité située à l’Est, séparée de la Transcarpathie par les Carpathes. Ainsi, lasémantique de ces dénominations s’inscrit dans la même logique, tout en signalant un
Civilisations, 59-1 | 2010
131
conflit symbolique important : les toponymes, hongrois et russe/ukrainien renvoient
implicitement à la concurrence entre deux Centres distincts qui imposent des rapportsde domination et d’inclusion différents. Le dénominateur commun entre les deux restela place qu’ils attribuent à la région : celle d’une périphérie.
16 Cette position écartelée entre Centres concurrents en est venue à marquer autant lesreprésentations territoriales locales que celle du temps social. Bien que depuis plus de60 ans toutes les toponymies de la région soient officiellement écrites et enseignées enrusse, puis en ukrainien, dans le parler quotidien, les magyarophones et la plupart desRuthènes n’évoquent jamais les lieux et les itinéraires que par leur nom hongrois, touten utilisant avec aisance les dénominations russes, puis ukrainiennes dans tous leurscontacts avec les institutions. De même, si le territoire de l’Ukraine est placé sous lerégime d’un décalage d’une heure par rapport à la Hongrie (et à l’Europe occidentale),
les magyarophones et de nombreux Ruthènes et Tziganes de la région règlent
cependant leurs montres et horloges, fixent leurs rendez-vous, ouvrent et ferment
magasins et échoppes selon « l’heure hongroise », désignée dans le parler inter-
ethnique local, à base lexical russo-ukrainien comme « po misnamu » (heure locale). Enrevanche, toutes les institutions officielles, entreprises d’État, transports et horloges
publiques fonctionnent à « l’heure de Kiev » qui rythme également la vie quotidienne
des Russes et Ukrainiens établis dans la région depuis 1946. Si les deux codes temporels
sont connus et utilisés ponctuellement par tous, cette dualité du régime temporel traceà coup sûr une frontière identitaire, dessinant deux figures d’allégeance supra-locale.
17 La perspective d’un rattachement politique à l’État hongrois disparut après 1944 ;cependant les magyarophones de Transcarpathie ont continué à se représenter comme
partie d’une unité nationale hongroise qui transcende les frontières internationales
imposées après 1918. Cette représentation fut puissamment étayée par la déportationmassive dans les camps du Goulag dont ils devinrent les cibles en tant que citoyens
hongrois, dès l’occupation, puis l’annexion soviétique de leur région : elle a renforcé une
représentation victimaire et résistante de cette appartenance. Par la suite, pour lareconstruction des identifications à l’échelle locale, la catégorie de « hongrois » restaitégalement légitime pour les populations car elle permit une sauvegarde et une certaine
reproduction des structures sociales des traditions de socialisation, du capital culturelet linguistique et des solidarités de la communauté, dans le domaine privé, tandis queles catégories et modèles imposées par le haut dans le domaine public ou politique ont
été discréditées par les vagues de répression. Ce processus confirme l’analyse
développée par Rogers Brubaker (2007), à propos de la recomposition ethnique enTransylvanie, sur la coexistence de plusieurs domaines, parfois discontinus etcontradictoires de l’ethnicité : le domaine du pouvoir, celui d’une ethnicité politique, etle domaine de la solidarité, celui d’une ethnicité « du quotidien ».
18 Ce sont ces tiraillements entre relations d’allégeance économique, politique etculturelle concurrentes qui semblent dessiner les contours d’une singularité régionale
transcarpathique qui englobe tous les groupes ethniques. Devenue à l’issue de sondétachement de la Hongrie une périphérie, tributaire de plusieurs Centres, toujourséloignés, c’est la permanence de cette position de dépendance périphérique qui finit
par produire une territorialité particulière, marquée par la fragmentation desallégeances face à plusieurs sphères d’influence avec lesquels elle partage des passésdifférents et entretient des rapports changeants.
Civilisations, 59-1 | 2010
132
De la minorité nationale à l’ethnicité périphérique
19 Si les politiques aussi brutales que contradictoires de l’URSS ne sont jamais parvenues àanéantir la centralité culturelle de l’appartenance supra-locale magyare, ce sont
paradoxalement les recompositions géopolitiques d’après 1989 qui semblent mettre àmal ce lien culturel d’identification à la Hongrie, fondement d’un profil de minorité
nationale. À la faveur d’une relation que Budapest souhaite particulièrement cordialeavec Kiev, un Traité bilatéral est signé en 1991 où la Hongrie s’engage à abandonner
toute prétention territoriale et confie le sort des Hongrois de Transcarpathie à labienveillance de l’État ukrainien. Ce traité est vécu comme une véritable trahison
parmi les élites hongroises locales et dessine pour les Hongrois de Transcarpathie
l’image nouvelle et conflictuelle d’une Hongrie en tant que pays étranger.
20 Enfin l’intégration de la Hongrie dans l’UE et dans l’espace Schengen, qui impose desformalités administratives très lourdes aux citoyens ukrainiens – y compris donc lesHongrois ethniques – voulant se rendre, s’installer ou étudier en Hongrie semble avoirdiffusé dans l’ensemble de la population une désillusion, qui s’est progressivement
muée en méfiance envers l’État hongrois.
21 Aujourd’hui, sans abandonner leur identitification comme Hongrois, les
magyarophones de Transcarpathie ont intégré le fait qu’ils ne faisaient pas partie de lamême communauté politique que les Hongrois de Hongrie. En revanche, depuis la finde l’URSS, l’intense activité commerciale informelle et une contrebande multiforme –ressources économiques fondamentales pour la survie dans la région – ont densifié etdiversifié les interactions inter-ethniques entre Ruthènes, Ukrainiens et
magyarophones locaux, tout en activant et élargissant les réseaux familiaux etd’affinité de part et d’autre de la frontière hungaro-ukrainienne : ces pratiques ont
étendu et prolongé l’espace social pluri-ethnique de la Transcarpathie vers lesdépartements frontaliers du Nord-Est hongrois par l’installation de familles et de diverscommerces transfrontaliers, transformant le paysage urbain et social de ses bourgs etvilles. Ces pratiques multiformes, qu’aucune disposition policière ou réglementaire ne
parvient à stopper, dessinent les contours d’une identité régionale transfrontalière, oùl’échelle de prestige se déplace vers les compétences sociales de négociation, demobilisation de multiples ressources culturelles, identitaires et d’interaction.
Parallèlement en Transcarpathie, discours et pratiques (notamment festives, de voyage,et de création et d’utilisation d’espaces virtuels) des générations plus jeunes
témoignent d’une identification progressive envers le territoire transcarpathique lui-même, comme référent d’origine, qui marque l’émergence d’une identité
magyarophone de Transcarpathie.
22 Dans ce processus, la Transcarpathie, au lieu d’être perçue comme un territoireartificiellement séparé d’un territoire hongrois commun – celui d’avant 1918, et celuid’aujourd’hui – devient le référent principal dans le passage d’une logique de minorité
nationale à celle d’une ethnicité locale qui rend disponibles de nouveaux ancrages
identitaires : le territoire régional de Transcarpathie « par le bas », comme terreaud’une ethnicité hongroise locale, et « par le haut », la figure de la « nation hongroise »qui désigne dans les gloses locales une communauté méta-territoriale de l’ethnos
disséminé dans plusieurs États, dont le territoire immatériel est la langue hongroise.
23 Ainsi, l’assouplissement post-soviétique des frontières d’État, en faisant voler en éclatsl’idéal d’un homeland englobant, soigneusement conservé et transmis par la mémoire
Civilisations, 59-1 | 2010
133
familiale pendant la période soviétique, finit par faire émerger à la place de la frontière
d’État hermétique du passé, de nouvelles frontières culturelles entre forme étatique etformes ethniques de la « magyarité ». Cependant, la tension entre ces deux typesd’identification – vis-à-vis de l’ethnicité hongroise (et de l’État hongrois) d’une part, etdu territoire transcarpathique d’autre part – est permanente et se manifeste à plusieursniveaux.
24 Les fêtes commémoratives sont des moments privilégiés de la mise en scène de cettetension. Ainsi, le 15 mars, qui commémore la révolution hongroise de 1848 contre lesHabsbourg, continue à être considéré comme la fête la plus importante pour lesHongrois de Transcarpathie, dont la célébration implique souvent la présence depoliticiens hongrois invités. D’une part, elle sacralise un moment historique d’unité
entre le territoire de la Hongrie d’avant 1918 et la nation ethnique hongroise,
commémorée pour sa lutte pour l’indépendance nationale. Dès lors, la célébrationlocale de cette fête continue à ancrer la mémoire historique des magyarophones deTranscarpathie dans une mémoire partagée, rappelant une unité perdue. D’autre part,cette fête est perçue dans l’ambivalence, et non seulement par les Ukrainiens : car c’estaussi la fête nationale de la Hongrie, ce qui rend l’enjeu de la commémoration
équivoque. Cependant, la présence d’un drapeau tricolore hongrois, dépourvu de la croix
de Lorraine, considérée comme blason de l’État, est glosée dans les discours des dirigeants
politiques locaux, et perçue par la majorité, comme le symbole de la communauté
virtuelle de tous les Hongrois, disséminés par le monde, celui de la « nation »,débordant et transcendant les frontières de l’État hongrois. Ainsi, l’interprétation,
interne ou externe aux groupes magyarophones, peut osciller entre celle d’une mise enscène de l’unité des Hongrois ethniques par-delà les frontières, ou celle d’une
affirmation identitaire de portée locale qui permettrait aux magyarophones deTranscarpathie de redessiner symboliquement les frontières de la « communauté » vis-à-vis des autres groupes.
25 Dès lors, l’ethnicité hongroise de Transcarpathie se révèle être une construction
complexe : peu à peu, la Transcarpathie elle-même devient un homeland, le territoireidentitaire privilégié d’une ethnicité hongroise locale en voie de construction.
Parallèlement, les fêtes commémoratives des magyarophones de Transcarpathie
évoquent et mettent en scène de plus en plus souvent une appartenance supra-locale àune communauté déterritorialisée, englobant tout l’ethnos hongrois, alors quel’impossibilité d’une solidarité forte avec un motherland, terre des origines, État auxstratégies totalement différentes de leurs buts constitue un leitmotiv des discoursquotidiens. Si la dimension maternelle est récurrente dans les termes hongrois
couramment utilisés d’Anyaorszag (« pays-mère ») mais aussi de Szülöföld (littéralement
« la terre qui donne naissance », la terre de naissance), le premier, désignant laHongrie, est progressivement mise à distance dans les identifications locales. Ainsi laHongrie comme Anyaorszàg, ne recouvre, ni ne contient plus symboliquement la régiontranscarpayhique représentée désormais comme le szülöföld (terre de naissance). Cettedernière connote en hongrois, la part affective du vécu du haza (patrie), appartenant àla fois à l’intimité individuelle privée et à celle, culturelle, partagée. Mais l’assimilation
de la Transcarpathie à cette représentation est récente et montre que le territoire local,comme ancrage à la fois de référence et d’appartenance remplace progressivement
celui de la Hongrie.
Civilisations, 59-1 | 2010
134
26 Ainsi, la position périphérique de dépendances multiples modèle les contours de laterritorialité transcarpathique jusqu’à ce qu’il devienne lui-même le territoireprivilégié de l’identification ethnique. Mais aujourd’hui cette périphérie apparaît, dupoint de vue des acteurs locaux, comme étant « sans Centre », car l’adhésion
magyarophone à des collectifs politiques ou nationaux plus larges est devenue mitigée.
Aucun n’est perçu comme entièrement légitime ou capable d’assumer ce rôle, ni
l’ensemble des Hongrois ethniques qui constitue une espèce de « communauté
culturelle imaginée » sans espace politique commun, ni l’État hongrois dont lespriorités sont étroitement liées à son intégration européenne, ni l’État ukrainien perçucomme étranger et pour lequel l’infime minorité hongroise ne constitue pas une
question primordiale. Ainsi, la Transcarpathie devient elle-même productrice d’une
ethnicité hongroise locale. Cependant celle-ci est ancrée dans un territoirepériphérique dominé que les multiples pratiques commerciales informelles et illégalesétendent au-delà de la double frontière – celle entre deux États-nations et celle del’Union Européenne – et en font une région multi-ethnique transfrontalière.
Itinéraires d’une élite : de la mémoire à la visibilité
27 Après le début d’une déportation massive qui a pour longtemps scellé les rapportsentre la communauté hongroise et leur nouvel État, une série de nouvelles mesures
politiques ont contribué à ébranler la société locale : l’épuration, la dékoulakisation, lacollectivisation des terres et des moyens de production, l’interdiction de l’Église gréco-catholique fondue dans l’Église orthodoxe et la transformation du système éducatif.Étant donné que les Hongrois de Transcarpathie n’étaient pas géographiquement isolésdes autres « nationalités » – ce qui excluait une administration spécifique – et qu’ils ne
disposaient pas non plus de leurs propres institutions politiques alors même qu’ilsconstituaient une minorité importante et, dans beaucoup de localités, une majorité
ethnique, le pouvoir soviétique disposait avec la politique d’éducation d’un leviersouple et efficace3.
28 Si les écoles primaires hongroises n’ont pas été fermées et ont assuré l’éducation sans
interruption, les autres niveaux d’enseignement ont été rapidement étatisés etrefondés en russe avec des programmes soviétiques. La politique éducative a donc
constitué pour les autorités soviétiques un domaine privilégié de contrôle et denormalisation de la minorité hongroise, tandis que pour les Hongrois, la lutteincessante pour une éducation dans leur langue devint la caution de la continuité de lareproduction culturelle.
29 Si auparavant il s’agissait de briser un groupe ethnique, perçu comme inconciliable
avec le projet soviétique, après la mort de Staline, la politique soviétique semble
chercher davantage à fabriquer une communauté hongroise soviétique. Mais cettepolitique, loin de désorganiser les identifications magyarophones, permit au grouped’investir des institutions – l’éducation en général et la nouvelle faculté magyarophone
de philologie en particulier, preuve de la nouvelle orientation de la politiquesoviétique. Cette faculté donna naissance à une élite intellectuelle magyarophone quiémergea après les années 1960 : elle offrit de fait un espace commun à l’auto-organisation du réseau de celle-ci. En cherchant à particulariser la communauté
hongroise de Transcarpathie par rapport aux Hongrois de Hongrie à travers sonéducation, son orthographe, ses patronymes4, à constituer en somme une culture
Civilisations, 59-1 | 2010
135
soviétique de langue hongroise, les autorités soviétiques ont en fait renforcé lasolidarité ethnique de la très minoritaire élite hongroise qu’ils pensaient assimiler.
30 Rapidement, les intérêts de ces universitaires débordent le strict cadre littéraire versdes activités de type ethnographique parmi lesquelles des recueils de contes populaires,de poésie, danses et chansons folkloriques, parfois assorties de tentatives d’analyse
sociologique. Ces retrouvailles avec un milieu rural dont la plupart sont originaires,
médiatisées par l’écrit et par leur nouveau statut d’intellectuels, ont fait émerger,
filtrées par le biais folklorique, des bribes de récits et de réminiscences de ladéportation massive au Goulag, ressentie à la fois comme fondement de la cohésion
interne du collectif hongrois et comme l’événement fondateur de son inclusion forcéedans l’espace soviétique. Ces universitaires privilégiés – car bénéficiant d’une mobilité
sociale inaccessible à leurs aînés – redéfinissent alors progressivement leur propreidentité, en la projetant autant qu’en la puisant dans le terreau des traditions locales.Leur identification aux paysans qu’ils interrogent offrit à ces jeunes intellectuels unancrage dans une communauté plus large, pouvant servir de système de contre-
légitimation vis-à-vis du régime soviétique.
31 Si la politique éducative plus libérale après 1953 a échoué à produire une élitehongroise entièrement loyale au régime, il serait faux d’en conclure que l’identité
ethnique hongroise n’a pas été fondamentalement reconfigurée dans le contexte
soviétique, notamment par cette nouvelle élite intellectuelle qui est devenue, dès la findes années 1970, l’acteur principal de la construction d’une mobilisation : elle en adéfini les discours, les stratégies et les cadres institutionnels (Karas 2008 : 75).Cependant, si elle a pu en devenir la force motrice, c’est précisément en raison de sonintégration dans le système institutionnel soviétique.
32 Mais le passage progressif du club informel de discussions littéraires à celui de groupede collecte ethnographique, et enfin à celui de groupe politique, a été conditionné aussipar la pression grandissante que les autorités déployèrent pour reprendre le contrôle
d’un espace qui tentait de s’autonomiser. Loin d’être une simple machination des élitesluttant pour étendre leur pouvoir, le succès de la mobilisation, parti d’une dizaine
d’étudiants dans les années 1960 et rassemblant pratiquement toute la populationhongroise active en 1989-19905 peut s’éclairer par l’attrait d’un espace ethnique,
susceptible de rétablir ce qui est perçu comme une continuité historique rompue par lacontrainte : l’appartenance référentielle à la « nation » hongroise, sinon à l’État.
33 Dans cette expansion réticulaire d’une mobilisation, comme dans d’autres contextes
nationaux, le combat pour et par la mémoire a joué un rôle pivot de médiateur et delieu de rencontre entre l’élite et les groupes locaux, grâce aux réseaux familiaux,
d’interconnaissance et à celui des « clubs culturels » locaux. Leur mise en récit écrit etdiffusion par les réseaux d’intellectuels opère dans ce contexte social le reclassement
progressif des souffrances individuelles et familiales dues au communisme, en autant
d’emblèmes de la blessure d’une communauté, punie pour son appartenance à une
nation d’origine. Devenue ainsi pièce maîtresse d’une mémoire collective magyare enconstruction, à l’effacement totalitaire antérieur des traces et de la mémoire despersonnes déportées, a succédé l’effacement post-totalitaire des profils individuels
derrière la communauté nationale victime.
34 En effet, le déferlement ininterrompu dès 1991 de discours rituels commémoratifs
médiatisés et de recueils de récits de déportation, souvent signés par des figuresintellectuelles dirigeantes du mouvement, suivis d’érudits locaux, a fixé
Civilisations, 59-1 | 2010
136
progressivement les conventions narratives et interprétatives d’un « bloc mémoriel »autour d’une expérience « hongroise » du Goulag, articulé sur des figures rhétoriques
stéréotypées dont la répétition les ritualise. Ainsi la phrase attribuée à Staline « Laquestion hongroise est une question de wagons » ou une phrase issue du roman d’unécrivain local, massivement et souvent clandestinement lu dans les années soviétiques :« leur seul crime était d’être Hongrois. » Il s’agit d’une figure mémorielle unifiée, devictimisation ethnique collective, figure construite par la sélection et la canonisation
d’évènements et de comportements emblématiques, susceptibles de servir delégitimation, faire-valoir et base de revendication collective. Cette production visaitautant à obtenir l’aval et l’appui de certaines composantes de la sphère politiquehongroise qu’à négocier des concessions politiques avec l’État ukrainien.
35 Les premières transcriptions des récits locaux, sauvegardant minutieusement le stylenarratif tissé d’allusions, de tournures populaires parfois humoristiques et d’émotions
rentrées (par exemple Punyko 1993), faisaient encore apparaître conflits et soupçons
internes dans les villages, entre magyarophones locaux, sympathisants pro-soviétiques,communistes et anti-communistes, complicités et solidarités inter-ethniques et inter-
religieuses dans l’épreuve du Goulag, de même que la découverte chargée d’émotions
contradictoires de la profonde misère et parfois de la solidarité des Russes libres,autour des camps. Elles furent rapidement suivies par des récits recomposés dans unstyle uni savant, et épurés autour du fil rouge d’un martyre ethnique d’un collectifhongrois entièrement soudé et uni, sans aucune division interne, ni contacts oucomplicité avec d’autres groupes (Balog 1992 ; Bottlik 1997 ; Dupka 1993a, 1993b ; Nagy
1992 ; Szebeni 1991).
36 Entre-temps, le consensus postcommuniste a progressivement laissé place à une
atomisation de la communauté de mobilisation : peu à peu, la mémoire publique ainsi
construite devint la seule passerelle et point de convergence dans un processusd’antagonisation des divergences politiques. Ce processus culmina par l’implosion dumouvement unitaire qu’a été le KMKSZ des années 1989-1990 : c’est dans la formulation
des choix stratégiques, notamment des modes de partenariat et de dépendance vis-à-vis de diverses forces politiques hongroises et ukrainiennes que les différences secreusèrent. Ces choix différenciés créèrent des identités politiques multiples que le butcommun, la défense des droits collectifs, ne parvint plus à rassembler : l’ethnicité
politique hongroise se polarisa.
37 En 1996, les groupes qui se sont progressivement retirés du KMKSZ décident defusionner pour former une alternative à ce dernier qui dispose toujours de la meilleure
structure avec une implantation à tous les échelons territoriaux, vestiges des anciens
clubs culturels qui se sont mués en sections locales et régionales. Dès lors, avec cesscissions, l’unité du monde social magyarophone s’émietta en sociabilités politiques,organisés comme des réseaux rivaux. La logique de la compétition politique entre deuxpartis, tous deux dépendants d’alliés nationaux hongrois et ukrainiens, brise souvent
les anciennes solidarités et va élargissant son emprise sur l’ensemble de l’espace social,jusqu’au niveau local. Ainsi, chaque camp devient un super-réseau quasi autarcique etcorporatiste, ayant des organisations spécifiques pour les enseignants, écrivains,
journalistes, avocats (Karas 2008 : 84). Les acteurs se plient à cette contrainte, pouravoir accès à des ressources financières et symboliques de légitimation, extérieures à larégion et en quantité limitée : notamment les subventions qui viennent de Hongrie.
Civilisations, 59-1 | 2010
137
38 Aujourd’hui, les élites influentes dans chaque camp sont celles qui ont réussi à cumuler
différents rôles et statuts, à jouer sur plusieurs plans, à conserver des attaches dans
plusieurs activités et domaines professionnels et politiques : aussi est-il difficiled’opérer ici la distinction classique entre élite politique, économique, administrative etintellectuelle.
39 Dans ce contexte de clivage d’un monde social dont ces partis-réseaux prétendent
encore tous à assumer la sauvegarde et la reproduction, le seul bien symbolique
commun des sociabilités politiques rivales reste la mémoire publique « hongroise »centrée sur la déportation, de plus en plus ritualisée. Si cette dernière a fini parinfluencer en retour les modes locaux, de remémoration, ceux-ci subsistent et sereproduisent encore, alors que des initiatives touristiques locales s’attachent à créer denouveaux « lieux de mémoire » et exploitent ceux, déjà créés, comme ressourcespatrimoniales.
Les années de la peur : souvenir et oblitération autourdu « malenki robot »
40 L’oblitération, loin de se confondre avec l’oubli, effacement d’un élément de lamémoire, constitue une mise en latence collective du souvenir d’un événement, en ensauvegardant des marqueurs indirects, est un processus culturel socialement construit,
qui apparaît comme une modalité particulière de la mémoire collective. Elle sedistingue également du secret, car ce qui est éludé ou évoqué allusivement, fait partieau contraire d’un savoir commun localement partagé et non explicitement interdit
d’évocation à l’intérieur du groupe. Ainsi, dès 1945, sous le poids d’une répressionbrutale, les collectifs magyarophones de Transcarpathie, à l’instar d’autres populations
de l’URSS, ont dû recouvrir par la chape d’un silence, imposé de l’extérieur, l’évocationexplicite du déroulement des arrestations, des étapes pénibles et du travail forcé de ladéportation, du déclassement, de la misère ou des harcèlements des familles, de la mort
lointaine et souvent non communiquée des déportés, puis des modalités de retour etréinsertion des survivants. Dès cette époque, le terme local usuel condensant etévoquant l’ensemble de cette expérience collective sera celui, issu du russe, de malenki
robot. Signifiant dans un russe mal perçu littéralement « petit travail », l’étymologie
populaire l’attribue aux soldats et autorités soviétiques ramassant les civils sous le fauxprétexte d’un court travail de déblaiement de deux trois jours : cette expression associeainsi cruauté et tromperie au collectif russe.
41 Si le respect forcé des codes soviétiques du non-dit de la répression constitua
l’expérience commune de toutes les composantes de la société soviétique, les cachettes,
au sein de l’intimité familiale, contenant de témoignages matériels des déportés –objets personnels, papiers et photos antérieurs, cartes envoyées des camps – semblent
avoir constitué autant des reliques familiales, que des ancrages d’une silencieuse
intimité culturelle au sein du collectif hongrois, à l’instar d’autres groupes victimes. Cesreliques furent ensuite enrichies par des objets usuels des camps, des poèmes, chants,
prières, listes de compagnons décédés et notes que certains survivants mirent enécriture après leur retour.
42 Aujourd’hui, le mode de visibilité de ces objets testimoniaux s’est diversifié et ritualisé.D’une part, ils occupent, le plus souvent, un lieu particulier, entre intime et public, dans
Civilisations, 59-1 | 2010
138
la maison : si une photo du disparu est souvent exposé dans la pièce commune, ornée
d’une fleur ou d’une bougie, les documents écrits, et objets usuels soigneusement
regroupés et séparés d’autres, se trouvent dans les chambres à coucher, prêts à êtreressortis pour les visiteurs. Lors des commémorations annuelles, à l’église, au cimetière
ou devant le monument local, les souvenants âgés se présentent souvent, portant desphotos, notes ou objets usuels du Goulag, ayant appartenu au disparu. S’il n’existe
aucun musée, consacré à la déportation dans la région, un certain nombre de ces objetsfurent donnés au petit musée historique de Beregovo, construit sur des collections
hétérogènes d’un intellectuel local magyarophone.
43 En raison de la répression soviétique, l’état, les caractéristiques et les changements dusavoir narratif portant sur le Goulag, latent pendant les quatre décennies avant laperestroïka, resteront à jamais dans l’ombre. Cependant, les premiers recueils de récitsdes années 1980, réalisés par des jeunes intellectuels locaux, de même que les premiers
travaux d’ethnographes hongrois (par exemple, Fejös 1995), font état de conventions
narratives suffisamment élaborées dans l’évocation du lager et du malenki robot pour
signaler une tradition orale familiale vivante, dont le style de narration rappelle celui,local, des conflits quotidiens et celui des récits de soldats hongrois de la Première
Guerre mondiale (Fejös 1995).
44 Par ailleurs, un certain nombre de poèmes, prières et ballades en hongrois, nés dans lescamps du Goulag, s’intégrèrent dans la tradition orale locale, se cachant souvent parmi
les chants religieux ou folkloriques. La « Prière des mille prisonniers » en six strophes – recueillie dans nombre de villages et de bourgs – fut créée collectivement à Noël 1944dans le camp de rassemblement de Szolyva en Transcarpathie ; le poème d’un lycéen,
intitulé « Noël de prisonniers », écrit également à Szolyva où les épouses et mères,
ayant pu visiter une fois leurs proches avant le départ en Sibérie les ont appris parcœur, diffusé dans les familles puis chanté sur les mélodies de psaumes dans l’église. Un
chant funéraire de l’Église réformée, écrit dans le village de Szaloka par des survivants
revenus, en commémoration des déportés morts du village s’est également diffusé,chanté sur la mélodie du psaume 35. Il semble que des poèmes chantés, localement
appelés « ballades de lager » ont pu se mouler dans les chants et ballades populairestraditionnels (Punyko 1993 : 12). Diffusés et folklorisés, ou constituant un patrimoine
mémoriel, passé directement de l’intimité familiale à la publication militante et/ousavante, ces textes signalent, sous l’épaisse couche de « secret » officiel, un processuscontinu d’appropriation familiale et collective de la continuité mémorielle.
45 En général, les familles finirent par apprendre la mort du déporté, sans en connaître lelieu, ni la date exacte. L’absence définitive du cadavre et l’impossibilité del’enterrement furent vécues comme une amputation du patrimoine mémoriel familial
et villageois, engendrant des pratiques ritualisées de substitution. Si le chant réitéré dupsaume funéraire de Szaloka dans l’église locale peut être interprété comme une sorted’enterrement déterritorialisé, ériger un poteau funéraire – traditionnellement en boisau sein de la population magyarophone réformée de la région – à un défunt déportén’était pas possible sans danger. D’aucuns se souviennent cependant de noms de morts
gravés sur le poteau familial, mentionnant parfois « décédé au loin » ou « décédé enlieu inconnu », mais les épitaphes, lisibles aujourd’hui dans les cimetières de villages etde bourgs, furent créées dès 1987 dans le style poétique traditionnel par l’écrivain locald’épitaphes. Ailleurs, on a placé une plaque, commémorant tous les déportés du village(Gôdényhàza), mais le secrétaire du parti a ordonné son enlèvement.
Civilisations, 59-1 | 2010
139
46 Aujourd’hui, dans le discours des « souvenants » et de leurs descendants, ces chants,
poèmes et prières mais aussi les nombreux récits et notes d’époque recueillis et publiés,les monuments publics et les commémorations annuelles apparaissent tous, à la foiscomme créateurs de tombes immatérielles, restituant la trace des absents, comme
justice rendue aux victimes innocentes et comme réparation d’une déchirure dans letissu généalogique du groupe. Mais la lecture de ces livres, leur médiatisation dans lesmédias locaux et hongrois et l’enseignement scolaire local influencent en retourcertains cadres expressifs et interprétatifs de la mémoire locale. Ainsi, le déficit deterritorialisation que signale l’absence d’enterrement et l’impossibilité persistante deconnaître avec certitude la date et le lieu des décès s’interprète de plus en pluscouramment comme signe d’une mort héroïsée, d’un destin moralement exemplaire.
Pour les plus jeunes, sans souvenir, la mémoire, de familiale se transforme souvent
désormais en livresque et rituelle : elle semble donc redessiner à l’infini la figure d’unmartyre hongrois collectif sans visage, exprimé dans un registre victimaire
d’inspiration chrétienne.
47 Mais si dans l’évocation informelle et orale du passé, coexistent des composantes
mémorielles multiples teintées par l’ambivalence, télescopant temporalités, espaces et
registres divers, leur mode d’énonciation épouse parfois les nouvelles normes
mémorielles écrites. En comparaison avec les récits recueillis au début des années 1990,actuellement, dans les générations adulte et âgée, des bribes de récits sur desévénements sanglants de la guerre, avant l’occupation soviétique, sur ceux, ultérieurs,de la collectivisation et la dékoulakisation, suivis de graves pénuries, sur le quotidiende la répression, semblent de plus en plus « aspirées » par le bloc mémoriel de ladéportation et sa trame narrative : elles émergent rarement sans y être insérées et ellesy apparaissent dépourvues de repères chronologiques ou spatiaux propres. Si lachronologie et les changements de la période soviétique sont ainsi de plus en plusneutralisés et « noyés » dans l’expérience emblématique du Goulag, l’évocation dupartage avec d’autres groupes de ces épreuves ultérieures devient aussi plus ténue etdifficile et son potentiel de solidarité et d’identification s’affaiblit.
48 Dans les allusions très codées sur l’existence et l’identité de dénonciateurs et complices
de la répression soviétique locale – ayant été souvent déportés eux-mêmes – ilscontinuent à être évoqués dans l’idiome traditionnel de référence à des acteursambivalents du passé : jamais nommés, mais spécifiés soit par le village d’origine, soitpar la langue maternelle, soit par l’appartenance religieuse. Si ces allusions, disparuesdes récits plus récemment publiés, apparaissent encore dans les différents entretiens
comme renvoyant à une trame latente d’accusations mutuelles, paradoxalement leurcaractère à peine esquissé et jamais public perdure jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, le silence
imposé par le régime soviétique semble s’être transformé en une oblitération interne,
partagée entre élites savantes, produisant la mémoire écrite, et locuteurs locaux : sondouble but paradoxal semble être à la fois de préserver localement des rapportsinterfamiliaux et inter-ethniques d’échange et de collaboration économique,
indispensables pour la reproduction du groupe et de conforter une unité ethnique post-soviétique fondée sur la victimisation.
49 Point de convergence entre mémoire informelle et mémoire publique et écrite del’année 1944, l’épais silence, sans marqueur mémoriel indirect, qui recouvre le plussouvent la disparition de l’une des composantes, dynamique et majoritairement
magyarophone de la population régionale : bourgeois, intellectuels, commerçants et
Civilisations, 59-1 | 2010
140
même agriculteurs, les Juifs transcarpathiques urbains et ruraux. Leur dépossession etdéportation massive dans les camps de concentration nazis, œuvre conjointe desAllemands et de la gendarmerie envoyée du centre de la Hongrie, a précédé de peu ledébut de l’occupation et de l’annexion soviétiques. Questions ou allusions se heurtent
presque toujours à un déni de mémoire et de savoir (« je ne me souviens pas », « je n’en
ai pas connu », « je ne le savais pas »). Malgré le témoignage des archives et celui detraces architecturales, désormais à peine visibles de la présence culturelle juive,l’association de ce qui est souvent nostalgiquement nommé « l’époque hongroise » àdes massacres et exactions semble dessiner pour les souvenants la figure insupportable
d’un bourreau nazi, en partie hongrois. Elle serait susceptible de fissurer
douloureusement l’image de l’ancien motherland, la Hongrie, de même que l’unité
ethnique et identitaire créée autour d’un récit fondateur victimaire dans lamobilisation mémorielle collective de la fin de l’URSS.
50 Ce silence dessine les limites des paradoxes que peut porter une mémoire sociale(Collard 1989), dont la composante informelle constitue une sorte de mosaïque
mémorielle, dotée d’une chronologie mouvante qui peut condenser événements etacteurs divers dans l’intemporel d’une seule expérience dramatique emblématisée. Elleest faite d’un savoir implicite – diffusé par les souvenants et par des objets ou reliquesmémoriels – engendrant et alimentant un mode d’énonciation particulier, soutenu pardes locutions et tournures spécifiques, condensatrices de l’évocation, et de modes
ritualisés de conduite et d’actions symboliques. Cette figure mémorielle se produit leplus souvent en contrepoint et parfois en contestation d’idéologies et d’historicités
dominantes et officielles, ce qui augmente encore sa charge émotionnelle. L’attributionde ces pratiques et représentations idéologiques hostiles, comme propre non pas à unsystème transnational mais à un persécuteur collectif national ou ethnique, ethnicise
en retour l’identité des victimes.
La symbolique des monuments commémoratifs
51 Le symbolisme des plaques et monuments commémoratifs, érigés pour les cérémonies
de 1989 et par la suite éclaire le double rapport de la construction mémorielle publiqueavec l’espace culturel et politique local et avec celui, national, hongrois.
52 Le combat identitaire et politique par symboles et représentations interposés pour lemarquage et la « possession » symbolique des espaces centraux de villes et villages estamplement documenté (Aguilhon 1978), notamment dans les études portant sur lessociétés post-communistes ou en crise de légitimité politique (Hofer 1992). En 1989-90,les autorités locales soviétiques de la Transcarpathie ont très souvent empêché, autant
la célébration de la cérémonie que l’érection d’un monument commémoratif dans lescentres-villes ou sur la place principale des villages. Ainsi, de nombreuses cérémonies
et monuments datant de ces années ont investi les églises et les cimetières. Si en raisondu marquage ethnique local de l’appartenance religieuse, ces derniers continuent àconstituer les espaces sociaux et symboliques privilégiés de l’intimité culturelle(Herzfeld 1997), le caractère funéraire de la commémoration y ajouta une légitimité
supplémentaire, perpétuée par des plaques ou pierres tombales commémoratives,
portant les noms des disparus et objets de commémorations annuelles suivies d’unoffice religieux.
Civilisations, 59-1 | 2010
141
53 À partir de la fin de l’URSS et de la naissance de l’État ukrainien, le marquage
symbolique de lieux emblématiques de la « magyarité » investit progressivement une
multiplicité d’espaces ruraux et urbains. L’érection de monuments commémoratifs non
figuratifs ou de statues semble suivre les normes esthétiques des monuments
européens aux victimes des guerres mondiales (Agulhon 1978), en activant parfois desmotifs issus de la tradition régionale, comme le fejfa, bâton funéraire sculpté par desartisans locaux, élément traditionnel de la culture locale issu du calvinisme populaire.Ce symbole funéraire a connu au 20e siècle une extension urbaine et un élargissement
de sens : autant en Hongrie qu’en milieu minoritaire ou émigré, il en est venu àcommémorer victimes et héros d’événements tragiques de l’histoire nationale (Hofer
1992). Exemplaires de ce processus, des fejfa érigés ici en mémoire des déportéssemblent inscrire dans le paysage et la mémoire régionaux la représentation supra-étatique d’une « magyarité » sans frontière dont l’un des motifs, remontant au 19e
siècle, est un destin national tragique partagé.
54 Les monuments les plus impressionnants, investissant des lieux centraux ouauparavant non marqués, sont le « Parc du Souvenir » érigé à Szolyva, à la place ducamp de transit des déportés transcarpathiques – solennellement inauguré en 1994,cinquantenaire de la déportation – et le monument du village de Tiszapéterfalva,
réalisé en 1990.
55 Si, surtout au début des années 1990, plaques, pierres tombales et monuments furent
réalisés par l’initiative et les donations conjointes d’acteurs locaux et d’organisations
ethniques, ces dernières, mobilisant politiciens et partis hongrois alliés, vont seréappropriant et sacralisant progressivement des lieux de mémoires régionaux
emblématiques d’un passé hongrois plus lointain, comme si le foyer mémoriel construit
autour du Goulag, ouvrait la voie à la réorganisation et re-territorialisation de tout unpaysage commémoratif, offrant un contexte interprétatif plus large aux événements
collectifs plus récents. Ainsi, dès le début du combat politique pour l’introduction del’enseignement de l’histoire hongroise dans les écoles de la région, furent rénovés etdotés de plaques commémoratives des lieux de mémoire plus anciens, comme ceux liésà l’insurrection anti-Habsbourg dirigé par le prince Ferenc Rakoczi, originaire de larégion, ou le château fort de Munkacs (Munkasevo), lieu d’une longue résistance contre
l’assaut des Turcs, tous ritualisés par des commémorations annuelles. De même, dans
l’un des lieux les plus emblématiques de la mythologie nationale hongroise, le col deVerecke dans les Carpathes, réputé avoir été le lieu d’arrivée dans le bassin desCarpathes des tribus dont la sédentarisation, l’alliance et la conversion auchristianisme furent les fondements du royaume millénaire fondé par Saint-Etienne,
fut récemment reconstruit un monument commémoratif massif. Son existence
intensifia encore ce que l’on peut appeler un « tourisme patriotique », pèlerinage laïquemais ritualisé d’individus, de familles et de groupes, de Hongrie et de magyarophones
d’autres pays, se recueillant sur des lieux, considérés comme ancrages identitaires
ethniques débordant les frontières étatiques.
56 Ce marquage et cette ritualisation d’espaces interpatriotiques (Losonczy 1997), parce qued’autres groupes ethniques, comme les Ruthènes, ou les Ukrainiens « nationaux » lesinvestissent également comme les leurs, continuent à alimenter de « contre-rituels »politiques comme l’endommagement, le déboulonnement des monuments ou laconstruction de marquages rivaux, accompagnés de polémiques dans les médias etparfois même d’incidents diplomatiques. Cette figure de l’histoire territorialisée,
Civilisations, 59-1 | 2010
142
transformée en expérience mémorielle par des visites touristiques et des rituelscommémoratifs, parfois rivaux, semble être l’élargissement d’une mémoire publiqueethnicisée, car elle porte un double enjeu paradoxal : soutenir symboliquement à la foisdes reconstructions nationales rivales, ancrées dans des états, et des reconstructions
ethniques régionales, s’identifiant à une unité ethnique supra-locale transfrontalière.
En guise de conclusion
57 Les rituels politiques de portée ethnique (Kertzer 1988) apparaissent comme desdispositifs privilégiés pour condenser les mémoires personnelles, familiales etsectorielles en une figure unitaire, les transformant ainsi en mémoire publiqueexemplaire, emblème d’une communauté. Mais en explicitant l’implicite et le flou de lamémoire sociale, la mise en écrit savante, la patrimonialisation d’une doxa mémorielle
ethnicisée et surtout sa ritualisation, changent la nature de la mémoire collective : debribes d’expériences fragmentées, souvent contradictoires, portant une conflictualité
latente et traversées d’oblitération, elles la transforment en un savoir explicite collectif
incontestable, pièce maîtresse d’une unité ethnique idéale, au-delà de toute division,
conflit ou ouverture vers d’autres groupes. Cette transformation savante et ritualiséede la souffrance en victimisation engendre un mode d’énonciation normatif etstéréotypé, expurgé de l’ambivalence et de la polyphonie, qui fondent la multiplicité
complexe de profils individuels et de partage d’expériences. Il est étayé sur deuxfigures aussi immuables que leur antagonisme : la Victime et le Bourreau, l’assignation
ethnique de l’un impliquant celle de l’autre. Cette figure publique d’une mémoire
cultuelle, sur laquelle s’articulent des représentations spatialisées de la mythologie
nationale hongroise, délimite ici clairement les frontières d’un « nous » minoritaire, enmême temps que le socle sur laquelle émerge une nouvelle ethnicité politique.
58 Le cas des magyarophones de Transcarpathie est éclairant à ce sujet puisque lesinstitutions issues de la mobilisation collective autour de l’ethnicité ont fini par devenir
la colonne vertébrale des sociabilités dominantes. C’est par elles que tout l’espace socialest innervé des deux réseaux politiques à forte hiérarchie interne.
59 Si le monde social magyarophone de Transcarpathie n’a pas réussi à résister à cettepression, c’est aussi parce que les élites qui en sont issues, en initiant la mobilisation,
en instituant un espace politique particulier à l’ethnicité, ont défini elles-mêmes lesnormes, les vocables et les symboles de cette ethnicité. Comme le rappellent Tournon etMaiz (2005), les identités ethniques sont des ensembles malléables ; ainsi les éliteshongroises ont modelé cette ethnicité en une image, susceptible de devenir un biensymbolique de valeur, économiquement et politiquement négociable sur les scènes
politiques nationales instables et parfois rivales de la Hongrie et de l’Ukraine. Cetteidentité hongroise explicite et singulière de Transcarpathie n’a jamais existé jusqu’à cesdernières années, ni au sein de l’État hongrois d’avant 1920, ni dans la Transcarpathie
soviétique : il n’existait qu’une ethnicité quotidienne, en contact permanent avecd’autres.
60 Pour autant, il ne s’agit pas d’affirmer que cette nouvelle ethnicité est une création« artificielle », montée de toute pièce, ni que c’est la mobilisation des années 1960 qui aconstruit la « magyarité » de Transcarpathie. Celle-ci préexistait et continue à existersous des formes et dans des contextes différents. En revanche, c’est en effet lemouvement collectif qui politise cette ethnicité en la construisant sur le double pilier
Civilisations, 59-1 | 2010
143
de la mémoire collective, spatialisée et ritualisée et de la langue, et en l’inscrivant dans
l’espace public alors qu’elle demeurait dans le privé et le local jusqu’alors. Les élites, ensurimposant ce nouvel espace public à une ethnicité quotidienne, latente jusque là,créent une l’ethnicité politique, publique (Tournon et Maiz 2005), organisée
aujourd’hui en réseaux concurrents, qui prétend épouser l’ensemble des sociabilités desmagyarophones. À partir du moment où l’ensemble de l’espace public est médiatisé parl’ethnicité, le renforcement de frontières culturelles qu’elle implique fait émerger une
normativité appelant à l’isolement de la communauté.
61 Cependant, l’observation ethnographique du quotidien et de la vie religieuse desbourgs, villages et quartiers périphériques et l’accompagnement, souvent
transfrontalier, de pratiques courantes permet de constater qu’une grande partie del’économie et de l’organisation sociale locales de l’espace magyarophone deTranscarpathie est largement emboîtée dans celui d’autres groupes ethniques
régionaux et transfrontaliers et mobilise des solidarités familiales et locales pré-existantes aux réseaux politiques polarisés. Si ces pratiques échappent donc à la logiquepolitique de l’isolement ethnique, la normativité dominante de ce dernier renforce leurancrage dans le domaine de l’informel. Illégales, selon les normes juridiques nationales,
elles tendent à être perçues par l’élite ethnique comme illégitimes, polarisant ainsi lemonde social local entre bénéficiaires de ressources économiques légitimées ettravailleurs précaires, tentant de capter des ressources illégales.
62 Le tourisme – essentiellement de proximité – offre un cadre privilégié à latransformation locale des lieux et des ritualisations de la mémoire publique en biens
dont la symbolique permet une marchandisation diversifiée. Légalisée ou informelle,
cette activité permet de contourner le modèle ethniciste de légitimité politique etd’isolement, tout en capitalisant les ressources mémorielles créées par lui. Ainsi, pourle tourisme identitaire hongrois – venant de Hongrie ou d’autres pays limitrophes ouoccidentaux – les petits entrepreneurs locaux construisent une offre de visites,présentées – essentiellement sur internet – en termes d’apprentissage : revivre etpartager l’expérience d’une magyarité sans frontières, alors que pour les visiteursukrainiens, roumains ou russes, les mêmes lieux seront présentés comme porteursd’une altérité exotisante esthétisée à laquelle les nouvelles opportunités de voyagepermettent enfin un accès aisé. Nature environnante intacte et bains thermaux enrenaissance, échos de valeurs occidentales globalisées, constituent les points communs
entre l’offre d’une expérience d’intimité culturelle, élargie dans le temps et l’espace, etcelle, esthétique, d’une altérité proche.
63 Ainsi, au terme d’un itinéraire tortueux, la marchandisation touristique d’une mémoire
ethnicisée, centrée sur la déportation, permet que celle-ci, de pièce maîtresse d’un« nous » collectif victimaire, opposé à d’autres et à celui des bourreaux, devienne objetde partages momentanés qui la dotent de multiples sens.
Civilisations, 59-1 | 2010
144
BIBLIOGRAPHIE
AGULHON, Maurice, 1978. La « statuomanie » et l’histoire. Ethnologie française,8 (mars-septembre),
p. 145-72.
BALOG, Sándor, 1992, Sorsüldözöttek. Ungvár-Budapest : Galéria Kiadó.
BOTLIK, Jozsef, 1997, Harmas kereszt alatt. Budapest : Hatodik Sip Alapitvany Uj Mandatum
Könyvkiado.
BRUBAKER, Rogers et alii, 2007. Nationalist Politics and Everyday Ethnicity in a Transylvanian Town.
Princeton et Oxford : Princeton University Press.
BIBÓ, István, 1986. A kelet-európai kisállamok nyomorúsága (1946). In Bibó István : Válogatott
tanulmányok II. kötet. Budapest : Magvetö, p. 185-265.
COLLARD, Anna, 1989. Investigating « Social Memory » in a Greek Context. In : History and ethnicity.
Ed. by Elizabeth-McDonald Tonkin, Malcolm Maryon-Chapman. London : Routledge, p. 89-103.
DUPKA György (éd.),
1993a. Egyetlen bűnük magyarságuk volt. Emlékkönyv a sztálinizmus kárpálaljai áldozatairól (1944-1946).
Ungvár-Budapest : Intermix.
1993b. « Sötét napok jöttek.. » Koncepciós perek magyar elitéltjeinek emlékkönyve 1944-1955. Ungvár-
Budapest : Intermix.
ERIKSEN, Thomas Hylland, 1993. « Formal and informal nationalism », Ethnic and Racial Studies, 16
(January), p. 1-25.
FEJÖS, Zoltàn, 1995. Kollektiv emlékezés és az etnikai identitàs megszerkesztése, Magyarságkutatás
1995-96. Szerk.: Diószegi László. Budapest : Teleki László Alapítvány, p. 125-141.
HAHN, Chris, Mihály SÁRKÁNY et Peter Skalnik (éds), 2005. Studying peoples in the people’s democracies.
Socialist era anthropology in East-Central Europe. Munster : Lit Verlag.
HALBWACHS, Maurice, 1994 [1925]. Les cadres sociaux de la mémoire. Paris : Albin Michel.
HERZFELD Michaël, 2007 [1997]. L’intimité culturelle. Politique sociale dans l’État-nation.
Québec :Presses de l’Université Laval.
HOBSBAWM, Eric J., 1992. « Ethnicity and Nationalism in Europe Today », Anthropology Today, 8.
(February), p. 3-8.
HOFER, Tamás, 1992. Harc a rendszerváltásért szimbolikus mezőben. 1989. március 15-eBudapesten. Politikatudományi Szemle 1, p. 29-51.
Istenhez fohászkodva. Verses levelek, imák a sztálini lágerekben raboskodott magyarok verseiből, imáiból,
KARAS, David, 2008. Politiques de l’ethnicité. Le cas des Hongrois de Transcarpathie. Mémoire de master
en Politiques comparées, IEP, Paris.
KERTZER, David, 1988. Ritual, Politics, and Power. New Haven-London : Yale University Press.
LOSONCZY Anne-Marie, 1997. « Les itinéraires de la ‘patrie’. De la construction de l’espaceinterpatriotique en Hongrie contemporaine ». Dire les autres. Réflexions et pratiques ethnologiques.
MAGOCSI, Paul R. 1978. The Shaping of National Identity. Subcarpatian Rus’, 1848-1948. Cambridge etLondres : Harvard University Press.
NAGY Jenö, 1992. Megaláztatásban. Ungvár-Budapest : Intermix.
PUNYKÓ Mária, 1993. Reggelt adott az Isten. A szenvedés évei kárpátaljai népi elbeszélésekben. Debrecen :Györffy István Néprajzi Egyesület.
SZABÓ, László, 1993. Kárpátaljai demográfiai adatok. Ungvár-Budapest : Intermix.
SZEBENI Ilona, 1991. Merre van a magyar hazám ? Kényszermunkán a Szovjetunióban 1944-1949.
Budapest : Széphalom Könyvműhely.
Tiz év a magyarsag szolgalataban, KMKSZ X. közgyûlése. Ungvar : 1999.
TOURNON, Jean et Ramon MAIZ (dir.), 2005. Ethnicisme et politique. Paris : L’Harmattan.
WACHTEL, Nathan, 1986. Introduction. Special issue : Between Memory and History. History and
Anthropology, 2, p. 207-224.
NOTES
1. . Les aspects de ce vécu frontalier constituent la trame de la recherche en cours dont ce texteest issu. Elle a débuté en 2008 par quelques semaines, passées à deux reprises dans la ville deBeregovo et dans des villages frontaliers de part et d’autre de la frontière magyaro-ukrainienne.
Ce texte s’appuie sur une observation ethnographique, complétée par des dizaines d’entretiens etla lecture de la littérature militante et testimoniale locale, de même que celle des (rares) écritsethnographiques et sociologiques sur la population transcarpathique. Je remercie mes nombreux
interlocuteurs de leur confiance, de m'avoir ouvert leurs maisons, leurs activités et surtout lescomplexités de leur passé.2. . L’analyse qui suit doit beaucoup à l’excellent mémoire de master de David G. Karas (2008)ainsi qu’à nos discussions sur le terrain et à Budapest. Qu’il en soit ici remercié.
3. . Le cas des Hongrois n’est pas particulier : toutes les minorités soviétiques ont étéadministrées ainsi en Transcarpathie comme ailleurs. Le cas des Hongrois en Transcarpathie estsimilaire à celui des Ruthènes, des Roumains, des Slovaques, etc. Même si les Hongrois deTranscarpathie vivent dans une région facilement identifiable, présents dans pratiquement
toutes les villes et les villages de la Transcarpathie, pour les autorités soviétiques ils constituent
la composante ethnique la plus « sensible » du fait de l’attachement historique de la région à laHongrie. Dès lors, ils deviennent les cibles privilégiées des politiques éducatives nouvelles quivisaient à mater les résistances potentielles.
4. . On a aussi introduit l’usage du second patronyme, usité en russe mais inconnu en hongrois.
5. . Le KMKSZ compte alors plus de 40.000 membres, voir Tiz év a magyarsag
Issu d’une recherche ethnographique, entamée sur le terrain en 2008, ce texte proposed’interroger dans le contexte post-communiste de la région frontalière de Transcarpathie
(Ukraine), un double rapport. D’abord, celui existant entre la construction publique d’une
mémoire collective victimaire liée à la déportation au Goulag et sa ritualisation commémorative
périodique d’un côté, et les modes d’énonciation et les non-dits des gloses mémoriels informels
dans la société magyarophone rurale et urbaine, (re)construisant ses identifications collectives,de l’autre. Ensuite, ce texte tente de circonscrire le lien paradoxal entre les pratiques et discoursmémoriels ethnicisés et le caractère nécessairement muti-ethnique et interactionnel des activitéséconomiques, liées au caractère pluri-frontalier de la région, qui seules assurent la survie et lareproduction des groupes, notamment par la contrebande et l’accueil touristique informel
construit autour des lieux de mémoire patrimonialisés.
Drawing on ethnographical research conducted since 2008 in Transcarpathia (Ukraine), this
article raises two main issues regarding memory processes in a post-communist context. The
first question bears on the relation between the public construction of a collective memory ofvictimhood grounded in the Goulag experience, and its ritualization, on the one hand, and the
silences and uneases of informal memory glosses in the urban and rural local Magyar-speaking
society (re)making its categories of collective identification. The second issue arises from the
paradoxical relation between ethnicized memory practices and discourses on the one hand, and
the necessarily multi-ethnic and interactional nature of economic activities, grounded in the
existence of multiple borders in the region, while some of these economic activities, such assmuggling and informal touristic tours built around the local post-communist lieux de mémoire,
are precisely crucial in the reproduction of the local society.
anthropologue, directeur d’études à l’EPHE-Sorbonne (Paris), est membre d’IRIS (CNRS-EHESS-
INSERM-Paris 13) et du Laboratoire d’Anthropologie des Mondes Contemporains de l’ULB. Sesdomaines de recherches sont l’anthropologie des systèmes inter-ethniques, les sociabilitéstransfrontalières, l’anthropologie du rituel et l’anthropologie de la mémoire et de latransmission. Ses terrains d’enquêtes sont le Choco (Colombie), la Caraïbe et les villescolombiennes, la Havane (Cuba), la Hongrie, la Transylvanie, et l’Ukraine transcarpathique. [ULB
La fabrique de l’État néolibéral« Workfare », « Prisonfare » et insécurité sociale
Loïc Wacquant
NOTE DE L’ÉDITEUR
Droit de réponse des Editions Agone
Dans une note malheureuse de son article sur « La fabrique de l’Etat néolibéral » parudans Civilisations, 2010, vol. 59, n° 1, Loïc Wacquant indique que la version française deson livre Punishing the Poor, publiée par Agone en 2004 (Punir les pauvres, voir http://
atheles.org/agone/contrefeux/punirlespauvres/), en serait une « versioncontrefaisante et dont le contenu est nul et non avenu ». En réponse à cette opinion très personnelle, à laquelle la justice française n’a pas crubon se ranger jusqu’ici, vous trouverez dans la lettre ouverte publiée sur notre sitequelques faits :http://blog.agone.org/post/2010/09/02/Lettre-ouverte-a-celles-et-ceux-qui-ont-
echappe-au-psychodrame
Les Editions Agone
1 Trois ruptures analytiques ont été nécessaires pour diagnostiquer l’invention d’unnouveau gouvernement de l’insécurité sociale mariant une politique assistantielle
restrictive de mise au travail forcée (« workfare ») à une politique pénale expansive
marquée par le déploiement élargi de la prison et de ses appendices (« prisonfare »),tel que je l’ai énoncé dans mon livre Punishing the Poor (Wacquant 2009a), et ainsi
rendre compte du tournant punitif des politiques publiques pris par les États-Unis puispar les autres sociétés avancées engagées sur la voie de la dérégulation économique etde la réduction de la protection sociale dans les dernières décennies du 20e siècle1.
2 La première consiste à échapper au couple conventionnel « crime et châtiment », quicontinue de paralyser le débat politique et scientifique sur l’incarcération alors même
que leur divorce est patent. La seconde rupture commande de penser ensemble
politique sociale et politique pénale, si tant est que ces deux domaines de l’actionétatique envers les catégories défavorisées sont désormais informées par une même
philosophie behavioriste qui s’appuie sur la dissuasion, la surveillance, la
stigmatisation et l’usage de sanctions graduées pour modifier les comportements. Lewelfare transmué en workfare et la prison dépouillée de toute velléité de réinsertion
forment désormais un seul et même canevas organisationnel qui enserre une même
clientèle prise dans les fissures et les bas-côtés de la ville dualisée. Workfare etprisonfare opèrent de concert de sorte à rendre invisibles les populations à problème
– soit en les excluant des registres de la protection sociale, soit en les mettant sous lesverrous – pour finalement les pousser vers les secteurs périphériques d’un marché dutravail secondaire en plein boom.
3 La troisième rupture vise à surmonter l’opposition traditionnelle entre approches
matérialistes et approches symboliques, descendues des figures totémiques que sont
Karl Marx et Émile Durkheim, de sorte à reconnaître et rassembler dans l’analyse lesfonctions instrumentales et les fonctions expressives de l’appareil pénal. Tenir
ensemble les missions de contrôle et de communication, la gestion des catégoriesdéshéritées et l’affirmation des frontières sociales saillantes, permet de dépasser une
analyse formulée dans le langage de l’interdit pour découvrir comment l’expansion etle redéploiement de la prison et de ses tentacules institutionnelles (libertéconditionnelle, probation, bases de données judiciaires, discours tourbillonnants sur lecrime et une virulente culture de dénigrement des criminels) ont remodelé le paysagesocio-symbolique et refait l’État lui-même.
4 Un seul concept suffit pour effectuer simultanément ces trois ruptures : la notion dechamp bureaucratique développée par Pierre Bourdieu (1993) dans son cours duCollège de France au début des années 1990 pour repenser l’État comme instance quimonopolise non seulement l’usage légitime de la violence physique (selon le schéma
classique de Max Weber) mais aussi celui de la violence symbolique, et qui façonne
l’espace social et les stratégies sociales en fixant le taux de conversion entre lesdiverses espèces de capital. Dans ce chapitre, j’élargis la formulation de Bourdieu afind’aiguiser les contours analytiques et de clarifier les implications théoriques du modèle
du gouvernement néolibéral de l’insécurité sociale au tournant du siècle avancé dans
Punishing the Poor. Dans la première partie, je revisite et révise la thèse classique dePiven et Cloward (1993 [1971]) sur la régulation de la pauvreté par l’aide sociale et jecontraste la pénalisation comme technique de gestion des populations précarisées dans
les sociétés avancées avec la vision de Michel Foucault (1975) de la place de la prisondans la « société disciplinaire », la thèse de David Garland (2001) sur la cristallisation dela « culture du contrôle » à l’âge de la modernité tardive, et l’analyse de la politiquenéolibérale livrée par David Harvey (2005). Ce passage au crible théorique me
permettra, dans la seconde partie, d’esquisser une caractérisation proprement
sociologique du néolibéralisme qui rompt avec son portrait économique habituel
comme simple règne du marché (qui fait écho à l’idéologie néolibérale). Je soutiendrai
qu’un système pénal actif et expansif n’est pas une déviation ou un dévoiement dunéolibéralisme mais bien l’une de ses composantes, avec l’aide sociale disciplinaire et letrope culturel de la « responsabilité individuelle ». C’est dire qu’il faut penser la prison,
non pas comme un simple appareil technique de maintien de l’ordre, mais comme unorgane central de l’État dont le déploiement sélectif et agressif dans les régions
inférieures de l’espace social est foncièrement antithétique d’une conception
démocratique de la citoyenneté.
Civilisations, 59-1 | 2010
149
Quand « workfare » et « prisonfare » se rejoignent :(ré)percussions théoriques
5 Dans La Misère du monde et une série d’articles qui en sont dérivés, PierreBourdieu propose de concevoir l’État non pas comme un ensemble monolithique etcoordonné, mais comme un espace fragmenté de forces qui s’affrontent pour définir etdistribuer les biens publics, qu’il appelle « champ bureaucratique » (Bourdieu 1993a,1993b). La constitution de cet espace résulte d’un long processus historique deconcentration des différentes espèces de capital efficientes dans une formation socialedonnée, et en particulier « du capital juridique en tant que forme objectivée et codifiéedu capital symbolique » qui permet à l’État de monopoliser la définition officielle desidentités et l’administration de la justice (Bourdieu 1993a : 55). Dans la périodecontemporaine, le champ bureaucratique est traversé par deux luttes intestines. Lapremière oppose la « haute noblesse d’État », décidée à promouvoir des réformes
renforçant la logique de marché, à la « basse noblesse d’État », composée defonctionnaires d’exécution attachés aux missions traditionnelles de l’administration
publique. La seconde lutte oppose ce que Bourdieu nomme la « Main gauche » et la« Main droite » de l’État. La Main gauche, versant féminin du Léviathan, estmatérialisée par les ministères dits dépensiers en charge des « fonctions sociales » – l’enseignement, la santé, le logement, la protection sociale et le droit du travail – quioffrent protection et soutien aux populations dépourvues de capital économique etculturel. La Main droite, du côté masculin, est chargée d’appliquer la nouvelle
discipline économique au moyen de coupes budgétaires, d’incitations fiscales et dedérégulation économique.
6 En nous invitant à saisir dans un même cadre conceptuel les différents secteurs del’État qui affectent les conditions et les chances de vie des catégories populaires, et àdiscerner que ces secteurs sont enchâssés dans des rapports de coopérationantagonistes puisqu’ils s’affrontent pour exercer la prééminence au sein du champ
bureaucratique, cette conception nous a aidés à cartographier la transition en cours quiconduit du traitement social à la gestion pénale de la marginalité urbaine. Punishingthe Poor comble une lacune dans le modèle de Bourdieu en y insérant la police, lajustice et la prison comme composantes intégrales de la Main droite de l’État, aux côtésdes ministères de l’économie et du budget. Il faut ramener les politiques pénales de lapériphérie au cœur de notre analyse de la recomposition et du redéploiement desprogrammes publics visant à contenir les remous associés à la montée de la pauvreté etau creusement des disparités suite à la mise au rebut du contrat social fordiste-keynésien. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, mis en place aux États-
Unis et proposé en modèle aux autres pays avancés, implique à la fois un glissement del’aile sociale vers l’aile pénale de l’État (qui se manifeste par la réallocation des budgetset du personnel, ainsi que par les changement de priorité dans le registre discursif) etla colonisation du secteur social par la logique panoptique et punitive caractéristiqued’une bureaucratie pénale qui a renoncé à l’objectif de réinsertion. Le déplacement del’activité de l’État du social vers le pénal et la pénalisation insidieuse de la protectionsociale participent de la re-masculinisation de l’État, en réaction aux
bouleversements provoqués dans le champ politique par les mouvements féministes etpar l’institutionnalisation de droits sociaux antinomiques à la logique de lamarchandisation. La priorité désormais accordée aux devoirs sur les droits, aux
Civilisations, 59-1 | 2010
150
sanctions sur le soutien, la rhétorique rigide des « obligations de la citoyenneté » et laréaffirmation martiale de la capacité de l’État à enfermer les « populations àproblèmes » (allocataires d’aides sociales et délinquants) dans un rapport hiérarchique
de dépendance et d’obéissance envers les managers d’État présentés comme lesprotecteurs virils de la société contre ses membres qui tournent mal (Young 2005 : 16) :toutes ces politiques publiques annoncent et promeuvent la transition de l’État« maternaliste » et protecteur de l’ère fordiste-Keynésienne vers le nouvel État« paternaliste » et autoritaire du néolibéralisme.
7 Dans leur célèbre étude Regulating the Poor, Frances Fox Piven et Richard Cloward
ont forgé un modèle influent pour penser la gestion de la pauvreté dans le capitalisme
industriel. Selon ce modèle, l’État élargit ou contracte ses programmes d’aide sociale demanière cyclique en fonction des hauts et des bas de l’économie, de sorte à répondre
aux fluctuations du marché du travail et à endiguer les perturbations sociales que lamontée du chômage et de la misère génèrent au sein des classes populaires. Les phases
d’extension de l’aide sociale servent à « étouffer les désordres civils » qui menacent
l’ordre établi, tandis que les phases de rétraction visent à « faire respecter la discipline
du travail » en repoussant les allocataires vers le marché de l’emploi (Piven et Cloward
1993 : xvi et passim). Punishing the Poor reconnaît que ce modèle fonctionnait
bien durant la période fordiste-keynésienne, et qu’il explique les deux pics decroissance de l’aide sociale observés aux États-Unis lors de la Grande crise et desturbulentes années 1960, mais propose qu’il a été rendu caduc par le remodelage
néolibéral de l’État au fil des trente dernières années. À l’ère du salariat fragmenté, ducapital hypermobile et du creusement des inégalités et des anxiétés sociales, le « rôlecentral de l’aide sociale dans la régulation du travail précaire et dans le maintien del’ordre social » (Piven et Cloward 1993 : xviii) se voit compléter et/ou supplanter par levigoureux déploiement de la police, la justice et la prison dans les régions inférieures
de l’espace social. À la supervision des pauvres par la seule Main gauche de l’Étatsuccède une double régulation de la misère par l’action conjointe du welfare devenu
workfare punitif et d’une bureaucratie pénale diligente et belligérante. La dynamique
cyclique d’extension et de contraction de l’effort social de l’État fait place à lacontraction continue de la protection sociale associée à une expansion incontrôlée duprisonfare.
8 On peut éclairer le couplage organisationnel de la Main gauche et de la Main droite del’État, sous l’égide d’une même philosophie disciplinaire du behaviorisme et dumoralisme, d’une part en rappelant l’origine historique commune de l’assistance auxpauvres et de l’emprisonnement lors du passage chaotique menant du féodalisme aucapitalisme. Ces deux politiques ont été conçues au 16e siècle afin « d’absorber et deréguler les masses de gens déracinés et frustrés » par cette transition historique2. De
même, ces deux politiques ont été réorganisées durant les deux dernières décennies du20e siècle en réponse aux dislocations socioéconomiques provoquées par lenéolibéralisme : lors de la seule décennie 1980, en plus de réduire les aides sociales, laCalifornie a voté près d’un millier de lois élargissant le recours aux peines
d’emprisonnement ; au niveau fédéral, la réforme de 1996 qui signe « the end ofwelfare as we know it » (promesse et slogan de la première campagne
présidentielle de Bill Clinton) fut complétée par le « Violent Crime Control and LawEnforcement Act » de 1993 (qui stipule la plus forte augmentation des peines pénales de
Civilisations, 59-1 | 2010
151
l’histoire américaine) et renforcée par le « No Frills Prison Act » de 1995 (qui finance
l’agrandissement du parc pénitentiaire et élimine les incitations à la réinsertion).
9 Le couplage institutionnel de l’aide sociale et de l’incarcération comme instruments de
gestion des pauvres disruptifs peut également se comprendre en relevant les similarités
structurales, fonctionnelles et culturelles entre le workfare et le prisonfare comme
« people-processing institutions » ciblées sur les populations à problèmes
(Hasenfeld 1972 : 256-263). Ce couplage a été facilité par la transformation de l’Étatsocial (welfare) dans une direction punitive et par l’activation du système pénal pourgérer un volant croissant de la clientèle habituelle de l’aide sociale – la pénalisation
progressive du welfare trouvant ainsi écho dans une version dégradée de « welfarization » de la prison. Leurs réformes parallèles au fil des trente dernières
années ont permis de cimenter leur convergence organisationnelle, alors même
qu’elles ont obéi à des principes opposés. L’érosion progressive de l’aide sociale et sarecomposition en workfare en 1996 s’opère en restreignant l’entrée dans le système,
en réduisant la durée des aides et en accélérant la sortie, ce qui a conduit à une
réduction spectaculaire du nombre d’allocataires (il chute de quelques cinq millions deménages en 1992 à moins de deux millions une décennie plus tard). Les tendances de lapolitique pénale ont suivi une courbe exactement inverse : les mises sous écrou ont étéfacilitées, la durée des séjours derrière les barreaux a augmenté et les libérations enconditionnelle ont été réduites, avec pour résultat un gonflement spectaculaire de lapopulation incarcérée (elle augmente d’un million durant la décennie 1990). Lesfinalités opératoires du welfare sont passées d’un « people-processing » passif à untravail actif de « people-changing »après 1988, et plus encore après l’abolition duprogramme AFDC (Aid to Families with Dependent Children) en 1996, alors que,parallèlement, la prison évoluait dans la direction inverse, passant d’un objectif deréforme des détenus (guidé par la philosophie de la réinsertion, hégémonique desannées 1920 au milieu des années 1970) à une logique de simple stockage (la fonction duchâtiment se réduisant à punir et à neutraliser).
10 Leurs racines historiques communes, l’isomorphisme organisationnel et la convergence
opératoire des pôles assistantiels et pénitentiels du champ bureaucratique aux États-Unis ont été fortifiés par le fait que les profils sociaux de leurs bénéficiaires sont
pratiquement identiques (voir Wacquant 2009a : 291-292). Les allocataires de l’AFDC (leprincipal programme d’assistance aux pauvres jusqu’en 1996) et les détenus desmaisons d’arrêt vivent dans leur grande majorité en deçà de 50% du seuil officiel depauvreté (pour la moitié et les deux-tiers d’entre eux respectivement) ; ces deuxpopulations sont, de manière disproportionnée, noire et hispanique (à hauteur de 37%et 18% contre 41% et 19% respectivement) ; la plupart d’entre eux n’ont pas terminé
leur scolarité secondaire et sont affectés de handicaps physiques et mentaux assezsévères pour freiner leur participation au monde du travail (c’est le cas de 44% desmères bénéficiaires de l’AFDC contre 37% des détenus de maison d’arrêt). Et ces deuxpopulations sont fortement liées entre elles par des rapports de parenté, de mariage etde voisinage ; elles proviennent très majoritairement des mêmes ménages pauvresrésidant dans les mêmes quartiers dévastés où elles font face au même horizon fermé,
au bas de la structure sociale et ethnique.
11 Punishing the Poor montre, non seulement que les États-Unis ont basculé d’untraitement simple (assistantiel) des pauvres vers une double régulation (assistantielle
et pénitentielle), mais aussi que « le développement tronqué des politiques sociales »,
Civilisations, 59-1 | 2010
152
disséqué avec talent par Piven et Cloward (1993 : 409), est lié au déploiement
hypertrophique et hyperactif des politiques pénales par une double relation causale etfonctionnelle. La misère de l’Amérique sociale et la grandeur de l’Amériquecarcérale à la fin du 20e siècle sont les deux faces d’une mêmetransformation politique. La générosité de la seconde est directement
proportionnelle à l’avarice de la première, et elle s’accroît dans la mesure où les deuxmouvements sont impulsés par la philosophie du behaviorisme moral. Les mêmes
caractéristiques structurales de l’État américain – sa fragmentation bureaucratique etson biais ethnoracial, la bifurcation institutionnelle entre une « couverture salariale »universelle (social insurance) et une aide sociale catégorielle et conditionnelle
(welfare), et la marchandisation de l’assistance aux démunis – qui ont facilitél’atrophie organisée du secteur social en réaction à la crise raciale des années 1960 etaux tumultes économiques des années 1970 ont également favorisé l’hypertrophie
incontrôlée du secteur pénal envers la même population précarisée. De plus, « l’impact
multiforme de l’esclavage et du racisme institutionnel sur la construction de l’espacepolitique américain » a fait sentir ses effets non seulement sur « le sous-développement » des aides sociales et sur « le système de gouvernement et des partisfragmenté et décentralisé » qui les distribue aux plus démunis mais encore sur lesurdéveloppement et l’incroyable sévérité de son aile pénale. La division ethnoraciale
et l’activation du stigmate de la blackness comme dangerosité sont essentiels pourcomprendre, d’un côté, le rabougrissement initial et la dégradation accélérée de l’Étatsocial américain après l’acmé du mouvement des droits civils et, de l’autre, la facilité etla diligence stupéfiantes avec laquelle l’État pénal s’est érigé sur ses ruines3.
12 En revenant sur la bifurcation historique entre la question sociale et la questioncriminelle réalisée à la fin 19e siècle, la contention punitive comme technique degouvernement de l’approfondissement de la marginalité urbaine a réunifié lespolitiques sociale et pénale à la fin du 20e siècle. Son déploiement exploite l’anxiété
sociale diffuse qui court dans les régions inférieures et intermédiaires de l’espacesocial, en réaction à la fragmentation du salariat et à la résurgence des inégalités, pourla convertir en animosité populaire à l’égard des bénéficiaires de l’aide sociale et descriminels de rue, présentés comme deux catégories sœurs qui sapent l’ordre social parleur morale dissolue et leur comportement déviant, et doivent de ce fait être placéssous une tutelle sévère. Le nouveau gouvernement de la misère inventé par les États-Unis pour imposer la normalisation de l’insécurité sociale donne ainsi une signification
nouvelle à la notion de « poor relief » : la contention punitive vise non pas à soulagerles pauvres mais à soulager la société des pauvres, en faisant « disparaître » par lacontrainte les plus perturbateurs d’entre eux des registres en contraction de l’aidesociale, d’un côté, pour les enfermer dans les donjons en expansion du château
carcéral, de l’autre.
13 Michel Foucault a produit l’analyse la plus influente de l’ascension et du rôle de laprison dans la modernité capitaliste, et il est utile de situer mon argument sur le dense
canevas des investigations qu’il a conduites et stimulées. Je m’accorde avec l’auteur deSurveiller et Punir quand il propose de concevoir le châtiment comme une forceprotéenne et fertile qui exige qu’on lui accorde une place centrale dans l’étude dupouvoir contemporain (Foucault 1975). Bien que son moyen réside à l’origine dans
l’application de la coercition légale, le châtiment doit être saisi non pas au travers duprisme étroit et technique de la répression mais par recours à la notion de production.
Le déploiement agressif de l’État pénal a en effet généré de nouvelles catégories et de
Civilisations, 59-1 | 2010
153
nouveaux discours, de nouveaux corps administratifs et de nouvelles politiquesgouvernementales, des types sociaux et des savoirs novateurs tant dans le domaine
social que dans le domaine pénal (Wacquant 2008b). Mais c’est ici que mon argument
diffère nettement du portrait que Foucault livre de l’émergence et du fonctionnement
d’une société punitive et ce, sur quatre points centraux.
14 Tout d’abord, Foucault s’est mépris en annonçant la retraite du pénitencier. Si lesdispositifs disciplinaires se sont sans doute diversifiés et diffusés selon un processusmétastatique pour tracer leurs réseaux sinueux de contrôle au travers de la société, laprison n’en a pas pour autant abandonné sa place historique et « perdu sa raisond’être » (Foucault 1975 : 304-305). Au contraire, l’emprisonnement pénal a fait unretour en force fracassant et s’est réaffirmé comme l’une des missions centrales duLéviathan au moment même où Foucault et ses adeptes proclamaient son déclin. Après
l’élan disciplinaire fondateur de la fin du 16e siècle, puis sa consolidation au 19e siècle, letournant du siècle présent constitue le troisième « âge de l’emprisonnement », comme
l’avait anticipé le pénaliste Thomas Mathiesen en 1990 (Mathiesen 1990). Ensuite, quelsqu’aient été leurs usages au 18e siècle, les technologies disciplinaires ne sont pasdéployées au sein du système carcéral surdimensionné et surchargé de notre fin desiècle. La classification hiérarchique, l’organisation méticuleuse de l’emploi du temps,
la lutte contre l’oisiveté, la surveillance rapprochée et l’enrégimentement des corps :ces techniques de « normalisation » pénale ont été rendues impraticables par le chaos
démographique généré par la surpopulation, la rigidité bureaucratique, l’épuisement
des ressources et l’indifférence délibérée, voire l’hostilité des autorités pénales àl’égard de la réinsertion4. En lieu et place du « dressage » censé façonner des « corpsdociles et productifs » postulé par Foucault, la prison contemporaine vise à laneutralisation brute, à la rétribution aveugle, et au simple entreposage des corps – pardéfaut si ce n’est par choix. S’il existe des « ingénieurs de la conscience » et des« orthopédistes de l’individualité », ils ne sont certainement plus employés parl’administration pénitentiaire (Foucault 1975 : 301).
15 En troisième lieu, les « dispositifs de normalisation » ancrés dans l’institution carcéralene se sont pas diffusés à travers la société à la manière de capillaires irriguant
l’ensemble du corps social, bien au contraire. L’extension du filet pénal sous régime
néolibéral a été extrêmement discriminant : en dépit d’une hausse spectaculaire de lacriminalité d’entreprise (dont attestent le scandale financier des Savings and Loans de la fin des années 1980 et l’effondrement d’Enron une décennie plus tard), il n’a
pratiquement touché que les habitants des régions les plus basses de l’espace social etphysique. Le fait que la sélectivité de classe et ethnoraciale de la prison se soitmaintenue, voire renforcée, alors même que le volume des mises sous les verrousexplosait démontre que la pénalisation n’est pas une logique-maîtresse qui traversel’ordre social à l’aveugle pour plier et lier ses composantes. Au contraire, c’est une
technique biaisée qui procède selon un gradient de classe, d’ethnicité et de lieu et quiopère de sorte à diviser les populations et à différencier des catégories en fonction desconceptions établies de la valeur morale. À l’aube du 21e siècle, le sous-prolétariatétasunien vit dans une « société punitive », mais ce n’est certainement pas le cas desclasses moyennes et supérieures de ce pays. De même, les efforts visant à importer et àadapter à l’Europe les méthodes et les slogans du maintien de l’ordre à l’américaine –tels que la police dite de tolérance zéro, les peines minimales incompressibles et lescamps de redressement pour mineurs – ont été ciblés sur les criminels issus des classespopulaires et sur les immigrés relégués dans les quartiers mal famés au cœur de la
Civilisations, 59-1 | 2010
154
panique sur la « ghettoïsation » qui sévit sur le continent depuis une décennie
(Wacquant 2009b).
16 Enfin, la cristallisation d’une pornographie sécuritaire, soit l’inflation et l’inflexion
accélérées de l’activité pénale conçue, mise en scène et mise en œuvre dans le butprincipal d’être exhibée sous des formes ritualisées par les autorités – dont leparadigme est donné par la réintroduction à demi-avortée des brigades enchaînées enuniformes de bagnards dans les États du Sud de l’Amérique – suggère que l’annonce dela mort du « spectacle du gibet » est quelque peu prématurée. La « redistribution » de« l’économie du châtiment » (Foucault 1975 : 13) dans la période postfordiste aentraîné, non pas sa disparition de l’espace public, comme le pensait Foucault, mais sarelocalisation institutionnelle, son élaboration symbolique et sa prolifération socialeau-delà de tout ce que l’on pouvait imaginer au moment de la parution de Surveilleret Punir. Au fil du quart de siècle passé, c’est toute une galaxie de nouvelles formes
culturelles et sociales, en réalité une véritable industrie des représentations descriminels et des agents du maintien de l’ordre, qui a surgi et proliféré. Lathéâtralisation de la pénalité a migré de l’État vers des médias commerciaux et lechamp politique in toto, et elle s’est étendue depuis la cérémonie finale de la sanction
de sorte à englober l’intégralité de la chaîne pénale, en accordant une place privilégiéeaux opérations de police dans les quartiers déshérités et aux confrontations judiciairesimpliquant des célébrités. La Place de Grève, où le régicide Damiens avait été supplicié,a ainsi été supplantée non pas par le Panoptique mais par la chaîne câblée consacrée
aux affaires judiciaires (Court TV) et par la profusion des émissions de « télé-réalité »construites autour du couple crime et du châtiment (Cops, 911, America’s Most Wanted,
American Detective, Bounty Hunters, Inside Cell Block F, etc.), sans oublier l’utilisationde la justice criminelle comme matériau privilégié dans la presse quotidienne et lesséries télévisées (Law and Order, CSI, Prison Break, etc.). Autant dire que la prison n’a
pas « remplacé » le « jeu social des signes du châtiment et de la fête bavarde qui lesfaisait circuler » (Foucault 1975 : 134). Elle lui sert plutôt désormais de voûteinstitutionnelle. Partout le guignol sécuritaire est devenu un théâtre civique depremier plan sur la scène duquel les élus caracolent pour dramatiser les normes
morales et exhiber leur capacité retrouvée pour l’action décisive, réaffirmant ainsi lapertinence politique du Léviathan au moment même où ils organisent son impuissance
face au marché.
17 Ceci nous amène à la question des profits politiques de la pénalisation, thème central
du livre de David Garland, The Culture of Control, le travail plus ambitieux sur lecroisement entre crime et ordre social proposé depuis Foucault. Selon Garland, « lesconfigurations sociales, économiques et culturelles propres à la modernité
tardive (late modernity) » ont déterminé « une nouvelle expérience collective ducrime et de l’insécurité », à laquelle les autorités ont donné une lecture réactionnaire etune réponse bifide combinant l’adaptation pratique par les « partenariats préventifs »et le déni hystérique à travers la « ségrégation punitive » (Garland 2001 : 139-147 etpassim). La reconfiguration du contrôle criminel qui s’en est suivi trahit l’incapacité
des puissants à enrégimenter les individus et à normaliser la société contemporaine, etson caractère disjoint rend patentes « les limites de la souveraineté de l’État ». PourGarland, la « culture du contrôle » qui se noue autour d’ « un nouveau dilemme
criminologique » né de l’accouplement d’un fort taux de criminalité et des limites
avouées de la justice pénale montre et masque à la fois un échec politique. Punishingthe Poor affirme au contraire que la contention punitive s’est révélée être un succès
Civilisations, 59-1 | 2010
155
remarquable du point de vue de la stratégie politique : loin d’éroder « l’un des mythes
fondateurs de la société moderne » selon lequel « l’État souverain est capable d’assurerle maintien de la loi et de l’ordre » (Garland 2001 : 109), elle l’a revitalisé. Cela est vraien Amérique, où les leaders des deux partis établis ont atteint un consensus complet
sur les bénéfices supposés des politiques pénales punitives ciblées sur les quartiersségrégués et déshérités de l’inner city (Chih Lin 1998), mais aussi en Europe : Blair auRoyaume-Uni, Berlusconi en Italie, et Chirac et Sarkozy en France ont tous monnayé envictoire dans les urnes leur image martiale de téméraires « combattants du crime »décidés à « nettoyer » la ville5.
18 En élevant l’insécurité criminelle (Sicherheit, sicurezza, seguridad, etc.) aupremier rang des priorités gouvernementales, les décideurs politiques ont condensé
l’anxiété de classe diffuse et le ressentiment ethnique bouillonnant générés par ledélitement du contrat Fordiste-Keynésien et ils les ont dirigés vers le délinquant de rue(au teint foncé ou basané), coupable désigné du désordre social et moral dans la ville,aux côtés de l’allocataire-profiteur de l’aide sociale. Déployer l’État pénal en tandem
avec le workfare disciplinaire a donné à la noblesse d’État l’outil nécessaire pourappuyer la dérégulation du salariat et en même temps contenir les dislocations socialesque cette dérégulation induit au bas de la hiérarchie socio-spatiale. Plus important, cedéploiement a permis aux politiciens de combler le déficit de légitimité dont ilssouffrent dès lors qu’ils réduisent les soutiens économiques et les protections socialestraditionnellement offertes par le Léviathan. Contra Garland, donc, j’affirme que lapénalisation de la pauvreté urbaine a servi de véhicule efficace pour la ré-assertionritualisée de la souveraineté de l’État dans le domaine réduit et théâtralisé dumaintien de l’ordre qu’il a priorisé dans ce but exprès, au moment justement où cemême État concède l’incapacité dans laquelle il se trouve de contrôler les flux decapitaux, de corps et de signes qui traversent ses frontières. Cette divergence dediagnostic mène à trois différences majeures entre nos diagnostics respectifs de ladérive punitive dans les pays du Premier monde.
19 Tout d’abord, le tournant débridé vers la pénalisation lors de cette fin de siècle ne
répond pas à l’insécurité criminelle mais à l’insécurité sociale. Pour être plus précis,les courants d’anxiété sociale qui agitent les sociétés avancées sont ancrés dans
l’insécurité sociale objective au sein de la classe ouvrière postindustrielle, dont lesconditions matérielles de vie se sont détériorées avec la diffusion du salariat instable etsous-payé dépourvu des avantages et des protections conventionnels, et dans
l’insécurité sociale subjective au sein des classes moyennes dont les perspectives dereproduction ou de mobilité sociales se sont assombries avec l’intensification de lacompétition pour les positions sociales valorisées et la réduction concommittante del’offre de biens publics par l’État. L’idée de Garland selon laquelle « des taux decriminalité élevés sont devenus un fait social normal – un élément routinier de laconscience moderne, un risque quotidien qui doit être évalué et géré » par « lapopulation dans son ensemble », et notamment par les classes moyennes, est contredite
par les études de victimisation. Les statistiques officielles montrent que les atteintes àla loi aux États-Unis ont diminué ou stagné au cours des vingt années qui ont suivi lemilieu de la décennie 1970, avant de baisser en flèche au cours des années 1990, alorsque l’exposition à la violence continuait de varier fortement selon la localisation dans
l’espace social et physique (Wacquant 2009b : 144-147). De même, les pays européens
qui affichent des taux de criminalité similaires ou supérieurs à celui des États-Unis (àl’exception de deux catégories d’atteintes spécifiques, les vols avec violence et les
Civilisations, 59-1 | 2010
156
homicides, qui ne composent qu’une part infime de l’ensemble des infractions), etpourtant ils ont répondu très différemment aux fluctuations de l’activité criminelle,
avec des taux d’incarcération qui varient d’un cinquième à un douzième du tauxaméricain.
20 Ceci nous mène à une seconde différence : pour Garland, la réaction de l’État face audilemme posé par une forte criminalité et la faible efficience de la justice a pris une
tournure disjointe voire même schizoïde, alors que j’en ai montré la cohérence globale.Mais cette cohérence n’apparaît que lorsqu’on ouvre le compas de l’analyse au-delàdu couple « crime et châtiment » pour embrasser la gamme complète despolitiques publiques visant les populations précaires, de sorte à relier les évolutions
pénales à la restructuration socioéconomique de l’ordre urbain, d’un côté, et leworkfare au prisonfare de l’autre. Ce que Garland caractérise comme
« l’ambivalence structurée de la réponse de l’État » est moins une ambivalence qu’uneffet de la division organisationnelle du travail de gestion des pauvres. C’est ici que lathéorie de l’État de Bourdieu s’avère utile, car elle nous permet de discerner que lesstratégies « adaptatives » qui, reconnaissent les limites des capacités de l’État à jugulerle crime en promouvant la prévention et la dévolution sont déployées dans le secteurpénal du champ bureaucratique, tandis que ce que Garland appelle les « stratégiesnon adaptatives » de « déni et de démonstrativité » visant à réaffirmer cette même
capacité sont elles poursuivies dans le champ politique, en particulier dans sesrapports avec le champ journalistique6.
21 En troisième lieu, à l’instar d’autre analystes de tendances contemporaines duchâtiment tels que Jock Young, Franklin Zimring et Michael Tonry, Garland voit dans letournant punitif une créature réactionnaire impulsée par des politiciens de droite(Young 1999, Zimring et al. 2001, Tonry 2004). À l’inverse, Punishing the Poormontre, d’abord, que la pénalisation de la pauvreté n’est pas un simple retour enarrière mais bien une authentique innovation institutionnelle et, ensuite, qu’elle n’est
en rien l’apanage des politiques néoconservatrices. Si les politiciens de droite ont
inventé la formule, elle n’en a pas moins été utilisée et raffinée par leurs rivaux ducentre et même « progressistes ». De fait, le président qui a impulsé la plus forteaugmentation de l’incarcération de l’histoire américaine, et de loin, n’est pas Ronald
Reagan mais William Jefferson Clinton. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est la gauche deBlair en Angleterre, Schröder en Allemagne, Jospin en France, d’Alema en Italie etGonzalez en Espagne qui a négocié le virage de la pénalisation agressive, et pas leursprédécesseurs conservateurs. La raison en est que le moteur du tournant punitif n’est
pas la modernité avancée mais le néolibéralisme, c’est-à-dire un projetpolitique qui peut être poursuivi indifféremment par les politiciens de droite comme degauche.
22 Le mélange bigarré de tendances de tous ordres que Garland rassemble sous le terme
parapluie de « modernité tardive » – « la dynamique de modernisation de la productioncapitaliste et des échanges marchands », les bouleversements de la composition desménages et des liens de parenté, les changement de l’écologie urbaine et ladémographie, le désenchantement généré par les médias électroniques, « ladémocratisation de la vie sociale et culturelle » – n’est pas seulement excessivement
vague et caractérisé par des corrélations très faibles. Ces tendances ne sont en outrepas propres aux dernières décennies du siècle passé ; certaines d’entre elles sont
spécifiques aux États-Unis ; d’autres se sont affirmées de manière prononcée dans les
Civilisations, 59-1 | 2010
157
pays sociaux-démocrates du Nord de l’Europe qui justement n’ont pas été submergés
par la vague internationale de pénalisation7.Qui plus est, l’avènement de la « modernité
tardive » est un phénomène graduel et évolutif, alors que les récentes mutations de lapénalité ont été abruptes et révolutionnaires.
23 Punishing the Poor soutient que ce ne sont pas « les risques et les angoisses » d’une
« société d’étrangers ouverte, poreuse et mobile propre à la modernité tardive »(Garland 2001 : 165) qui ont suscité la réplique punitive contre les catégories socialesinférieures perçues comme « déméritantes », déviantes et irrécupérables, mais bienl’insécurité spécifiquement sociale générée par la fragmentation du salariat, ledurcissement des divisions de classe et l’érosion de la hiérarchie ethnoraciale établiegarantissant le monopole de l’honneur collectif des blancs aux États-Unis et desnationaux dans l’Union Européenne. L’expansion soudaine et l’exaltation consensuelle
de l’État pénal après le milieu des années 1970 n’est pas le produit d’une lectureculturellement réactionnaire de la « modernité tardive », mais bien une réponse de laclasse dominante visant à redéfinir le périmètre et les missions du Léviathan, de sorte àasseoir un nouveau régime économique fondé sur l’hyper-mobilité du capital et laflexibilité du travail et à contenir les désordres sociaux générés au bas de l’ordre urbainpar les politiques de dérégulation du marché et de démantèlement de l’État social quisont des blocs fondateurs du néolibéralisme.
Vers une spécification sociologique du néolibéralisme
24 L’invention de la double régulation des fractions précarisées du prolétariatpostindustriel à travers le couplage des politiques sociales et pénales au bas d’une
structure de classe polarisée constitue une innovation structurelle majeure quiéchappe au modèle du traitement social de la pauvreté élaboré par Piven et Cloward aumoment même où le régime fordiste-keynésien se défaisait. La naissance de cedispositif institutionnel n’est pas non plus saisi par le concept de « sociétédisciplinaire » de Michel Foucault, ni par la notion de « culture du contrôle » de David
Garland : ni l’un ni l’autre ne rendent compte du surgissement imprévu, de lasélectivité socio-ethnique sévère et du cheminement organisationnel particulier, enforme de tête-à-queue abrupt, pris par les tendances pénales dans les dernières
décennies du 20e siècle. Car la contention punitive de la marginalité urbaine par lemouvement simultané de rétraction de la protection sociale et d’extension des filets dela police et de la prison, et leur tricotage en maillage carcéro-assistanciel, n’est pas leproduit d’une étape du développement sociétal – qu’il s’agisse de la montée du« biopouvoir » ou de l’avènement de la « modernité tardive » – mais bien, au fond, unexercice de remodelage de l’État (state crafting). Elle participe de la redéfinition
corrélative du périmètre, des missions et des capacités des autorités publiques sur lesfronts économique, social et pénal. Cette reconfiguration a été particulièrement rapide,large et profonde aux États-Unis, mais elle est en cours – ou, en question – dans toutesles sociétés avancées soumises à la pression pratique et idéologique du patronaméricain.
25 En attestent ces tendances récentes qui s’observent en France : le pays a desserré lesrestrictions au travail à temps partiel, de nuit et de week-end. Les gouvernements dedroite comme de gauche y ont soutenu activement le développement des contrats detravail à durée déterminée, l’emploi intérimaire et les stages sous-payés, et ils ont
Civilisations, 59-1 | 2010
158
élargi les prérogatives des employeurs en matière d’embauche, de débauchage etd’utilisation des heures supplémentaires. Avec pour résultat le gonflement des rangs
des salariés précaires, qui sont passés de 1,7 millions en 1992 à 2,8 millions en 2007 – soit de 8,6% à 12,4% de la main d’œuvre (Maurin et Savidan 2008). En juin 2008, laFrance a institué le RSA (Revenu de Solidarité Active), qui doit graduellement
remplacer le RMI (Revenu Minimal d’Insertion, que reçoivent 1,3 millions de personnes
démunies), un programme conçu pour pousser les allocataires de l’aide sociale vers lespans inférieurs du marché de l’emploi par le truchement de subventions publiques auxtravailleurs pauvres désormais tenus d’accepter les postes qui leur sont proposés(Grandquillot 2009). Dans le même temps, la supervision des allocations-chômage est entrain d’être sous-traitée à des opérateurs privés qui, d’une part, ont autorité pourmettre fin aux droits des récipiendaires qui refuseraient deux offres d’emploi et qui,d’autre part, touchent une prime financière pour chaque allocataire qu’ils « placent »sur le marché du travail. Dans le registre pénal, le virage punitif amorcé par legouvernement dit de « gauche plurielle » de Lionel Jospin en 1998-2002, puis amplifié
par les gouvernements successifs de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, ont conduit àl’adoption de mesures d’expansion pénale sans précédent (Bonelli 2008) : mise souscoupe policière intensifiée des quartiers de relégation de la périphérie urbaine, couvre-feu pour les adolescents, recours accru à l’emprisonnement pour les délits de rue (alorsque, dans le même temps, le droit des affaires est largement dépénalisé), instauration
du « plaider-coupable » et usage élargi des procédures dites de flagrant délit pour lesatteintes mineures, mise en place de peines-plancher pour les jeunes récidivistes, quotaannuel d’immigrés clandestins à expulser et détention indéfinie de certaines catégoriesd’ex-délinquants sexuels après qu’ils aient purgé leur peine. Le budget pénitentiaire dupays est passé de 1,4 milliards d’euros pour 22.000 surveillants gardant 48.000 détenus
en 2001 à 2 milliards d’euros pour 24.000 gardiens et 64.000 détenus en 2009 (Wacquant
2009a : 270-281).
26 Retracer les racines et les modalités de l’emballement stupéfiant de l’Amérique versl’hyperincarcération ouvre une voie d’accès privilégiée au sanctum du Léviathan
néolibéral et nous conduit à articuler deux thèses théoriques majeures. La première estque l’appareil pénal constitue un organe central de l’État, qui exprime sasouveraineté et s’emploie à imposer des catégories, à consolider les divisions
matérielles et symboliques, et à modeler les rapports et les comportements sociaux parla pénétration sélective de l’espace social et physique. La police, les tribunaux et laprison ne sont pas de simples appendices techniques servant au maintien de l’ordrelégal (comme le voudraient le droit et la criminologie) mais bien des vecteurs deproduction politique de la réalité et de supervision des populations démunies etdépréciées, ainsi que de leurs territoires d’assignation (Wacquant 2008a). Les analystes
de la genèse de l’État dans l’Europe moderne, de Norbert Elias à Charles Tilly en passant
par Gianfranco Poggi, reconnaissaient pleinement que la monopolisation de la force, etdonc la construction d’une machinerie bureaucratique pour policer, juger et punir lesmécréants, capable de pacifier la société, ont joué un rôle-clef dans l’érection duLéviathan. Il est grand temps que les analystes de l’ère néolibérale prennent note dufait que la reconfiguration de l’État après la dénonciation du pacte social keynésien
n’implique pas seulement des actions nouvelles visant à promouvoir la compétitivité
internationale, l’innovation technologique et la flexibilité salariale (Jessop 1994 :251-279, Streeck et Thelen 2005, Levy 2006) mais aussi, et de manière distinctive, la
Civilisations, 59-1 | 2010
159
réaffirmation forcenée de sa mission pénale désormais poursuivie dans un registremanagérial et pornographique.
27 De fait, la seconde thèse avancée par Punishing the Poor est que la révolutioncapitaliste « par le haut » en cours, communément appelée néolibéralisme,implique
l’élargissement et l’exaltation du secteur pénal du champ bureaucratique, de sorte quel’État puisse juguler les réverbérations causées par la diffusion de l’insécurité socialedans les étages inférieurs de la hiérarchie de classe et ethnique, et apaiser lemécontentement populaire suscité par le dépérissement de ses fonctions économiques
et sociales traditionnelles. Le néolibéralisme résout ce qui, du point de vue de la« culture du contrôle » de Garland, constitue un paradoxe énigmatique de la modernité
tardive, à savoir le fait que « le contrôle est désormais renforcé dans tous les domaines
de la vie sociale – à l’exception singulière et étonnante de l’économie, alorsmême que c’est de ce domaine dérégulé que jaillissent la plupart des risquescontemporains » (Garland 2001 : 165, c’est moi qui souligne). Le remodelage néolibéral
de l’État explique aussi le biais social, ethnoracial et spatial qui affecte le mouvement
simultané de retrait de son giron social et d’expansion de son poing pénal : lespopulations les plus directement et négativement touchées par les changements
convergents du marché du travail et des aides publiques se révèlent être également les« bénéficiaires » privilégiés des largesses des autorités pénales. C’est vrai aux États-Unis
où le boom carcéral a mis sous le boisseau le sous-prolétariat noir pris dans la nasse del’hyperghetto. C’est aussi le cas en Europe de l’Ouest, où la clientèle prioritaire dusystème carcéral en expansion se compose principalement de chômeurs et detravailleurs précaires, d’immigrants postcoloniaux et de toxicomanes de classeinférieure et autres épaves de rue (Wacquant 2009b : 87-102).
28 Enfin le néolibéralisme est étroitement corrélé avec la diffusion internationale depolitiques punitives sur le double front pénal et social. Ce n’est par hasard si les paysoccidentaux qui ont importé d’abord des mesures assistantielle de mise au travail(workfare) destinées à discipliner les travailleurs précaires, puis divers dispositifs dejustice pénale inspirés des États-Unis, sont les pays du Commonwealth qui ont
également poursuivi des politiques agressives de dérégulation économique guidées parla rengaine du « libre marché » venue elle aussi des États-Unis, alors que les pays quirestent attachés à un État régulateur fort capable d’endiguer l’insécurité sociale sont
ceux qui ont le mieux résisté aux sirènes de la « tolérance zéro » et du slogan « prisonworks »8. De même, les sociétés du Second monde telles que le Brésil, l’Afrique du Sudet la Turquie, qui ont adopté des mesures pénales hyper-punitives inspirées par lesévolutions étasuniennes des années 1990, et qui ont vu leur population carcérales’envoler en conséquence, ne l’ont pas fait parce qu’ils avaient atteint un état de« modernité tardive », mais bien parce qu’elles avaient pris le chemin de ladérégulation du marché et du retrait de l’État protecteur9. Mais, pour discerner cesconnexions multi-niveaux entre le surgissement du Léviathan punitif et la propagationdu néolibéralisme, il est nécessaire de développer une conception à la fois précise etexpansive de ce dernier. Au lieu de rejeter le néolibéralisme comme clé d’analyse,
comme le fait Garland, au motif que le phénomène serait « trop spécifique » (Garland
2001 : 77) pour rendre compte de l’escalade pénale, il convient plutôt d’élargir notre
conception dudit phénomène, et de passer d’une vision économiste à une
compréhension pleinement sociologique du néolibéralisme.
Civilisations, 59-1 | 2010
160
29 Le néolibéralisme est une notion fugitive et contestée, un terme hybride suspendu
entre l’idiome profane du débat politique et la terminologie technique des sciences
sociales, et qui par ailleurs est souvent invoquée sans référent précis. Qu’on leconsidère comme singulier ou polymorphe, comme évolutif ou révolutionnaire, laconception dominante du néolibéralisme est essentiellement économique : elledésigne une gamme de politiques publiques favorables au marché, telles que ladérégulation du travail, la mobilité du capital, la privatisation des services publics, unordre du jour monétariste de déflation et d’autonomie des circuits financiers, lalibéralisation du commerce international, la compétition entre les lieux, et la réductiondes impôts et des dépenses publiques10. Mais cette conception est mince et incomplète,
ainsi que trop étroitement dépendante du discours moralisateur des partisans dunéolibéralisme. Nous devons dépasser ce noyau strictement économique et élaborerune notion plus dense qui identifie les mécanismes institutionnels et les cadressymboliques au travers desquels les préceptes néolibéraux s’actualisent.
30 On peut à ce stade esquisser une caractérisation sociologique minimaliste comme suit.Le néolibéralisme est un projet politique transnational visant à réorganiser « parle haut »les rapports entre marché, État et citoyenneté. Ce projet est poursuivi par une
nouvelle classe dominante planétaire en formation, composée des dirigeants etadministrateurs des grandes entreprises multinationales, des politiciens de haut rang,
des hauts fonctionnaires et managers d’organisations internationales (OCDE, OMC, IMF,
la Banque mondiale et l’Union européenne), et d’experts dotés de compétences
culturelles et techniques (au premier rang desquels les économistes, les juristes et lesprofessionnels de la communication passés par des formations parentes et dotées decatégories mentales similaires dans les différents pays dominants). Il implique, non pasla seule réaffirmation des prérogatives du capital et la promotion du marché, mais
l’articulation de quatre logiques institutionnelles étroitement imbriquées :
31 1. La dérégulation économique, qui consiste en fait en une re-régulation visant àpromouvoir « le marché » ou des mécanismes de type marchand comme dispositifoptimal, non seulement pour orienter les stratégies des firmes et les transactions
économiques (sous l’égide de la conception de l’entreprise comme outil demaximisation de la valeur actionnariale) mais pour organiser l’ensemble des activitéshumaines, y compris la production privée des services publics essentiels, sur la basesupposée de l’efficience (impliquant un oubli délibéré des considérations de justicedistributive et d’égalité).
32 2. Le retrait, la décentralisation (devolution) et la recomposition de l’État
social visant à appuyer l’extension et l’intensification de la marchandisation, etnotamment à soumettre les individus récalcitrants à la discipline du salariat désocialisépar le biais de variantes de la mise au travail (workfare) établissant un rapport quasi-contractuel entre l’État et les récipiendaires des catégories démunies, traités non pluscomme des citoyens mais comme des clients ou des sujets (stipulant leurs obligations
en termes de comportements comme condition d’accès aux aides sociales).
33 3. Un appareil pénal expansif, intrusif et proactif qui pénètre les régions
inférieures de l’espace social et physique pour contenir les désordres et les désarroisgénérés par la diffusion de l’insécurité sociale et par le creusement des inégalités, pourpermettre une supervision disciplinaire des fractions précarisées du prolétariatpostindustriel, et pour réaffirmer l’autorité du Léviathan de sorte à restaurer lalégitimité entamée des dirigeants élus.
Civilisations, 59-1 | 2010
161
34 4. Le trope culturel de la responsabilité individuelle, qui envahit toutes lessphères de l’existence pour fournir un « vocabulaire de motivation » – comme dirait C.‑Wright Mills – pour la construction du soi (pensé sur le modèle de l’entrepreneur), ladiffusion des marchés et la légitimation de la compétition élargie qu’elle implique, dont
la contrepartie est la déresponsabilisation des grandes firmes et le défaussement del’État (ou en tout cas la réduction draconienne de sa prise en charge en matière
économique et sociale).
35 Un principe idéologique central du néolibéralisme est qu’il implique l’avènement
d’un « État modeste » ou réduit (« small governement ») : le rétrécissement duwelfare state keynésien supposé obèse et pataud, et son remplacement par unworkfare state élancé et agile, qui « investit » dans le capital humain et « active » lesressorts collectifs et les appétits individuels pour le travail ainsi que la participationcivique par le truchement de « partenariats » valorisant la prise en charge de soi,l’engagement dans le salariat et le managérialisme. Punishing the Poor démontre
que l’État néolibéral s’avère fort différent dans la réalité : lors même qu’il embrasse
le « laissez faire et laissez passer » en haut, en relâchant les contraintes qui pèsent surle capital et en élargissant les chances de vie dont jouissent les détenteurs de capitauxéconomiques et culturelles, il n’est rien moins que « laissez faire » au bas de l’échelle
sociale. De fait, lorsqu’il s’agit de gérer les turbulences sociales générées par ladérégulation et d’imposer la discipline du travail précaire, le nouveau Léviathan serévèle être farouchement interventionniste, dominateur et dispendieux. La touche
légère des inclinaisons libertaires qui s’adressent aux classes supérieures fait place à unactivisme brutal et autoritaire visant à diriger, voire à dicter, les comportements desmembres des classes inférieures. Le « small government » dans le registreéconomique trouve son prolongement et son complément dans le « big government »sur le double front du workfare et de la justice criminelle. C’est ainsi qu’entre 1982 et2001 les États-Unis ont accru leurs dépenses de police, de justice et d’incarcération de364% (de 36 à 167 milliards de dollars, soit une augmentation de 165% en dollarsconstants de 2000) et ajouté un million d’employés au secteur de la justice criminelle
(Wacquant 2009a : 156-157) . En 1996, lorsque la « réforme du welfare » remplaçait ledroit à l’aide sociale par l’obligation d’accepter un emploi précaire et non-qualifié
comme condition de soutien, le budget pénitentiaire dépassait les sommes allouées auxprogrammes AFDC (Aid to Families with Dependent Children) et aux coupons
alimentaires. Cette même année, les administrations pénitentiaires occupaient le rang
de troisième plus gros employeur du pays après Manpower Incorporated et Wal-Mart11.
L’aboutissement de la grande expérimentation étasunienne accouchant de la première
société d’insécurité avancée de l’histoire est là : l’État pénal envahissant, élargiet dispendieux n’est pas une déviation du néolibéralisme mais une deses composantes structurales.
36 Il est remarquable que ce versant du néolibéralisme ait été obscurci ou ignoré tant parses défenseurs que par ses détracteurs. Ce point aveugle est patent dans la fameuse
reformulation des impératifs néolibéraux en programme politique du New Labourrédigée par Anthony Giddens. Dans son manifeste pour « la troisième voie », Giddens
(1999) met l’accent sur les taux élevés de criminalité dans les quartiers ouvriers comme
indice du « déclin civique » et, curieusement, il en accuse l’État-providence keynésien
(et non pas la désindustrialisation ou les politiques de retrait social des grands
ensembles) : « L’égalitarisme de la vieille gauche était noble dans ses intentions, mais
Civilisations, 59-1 | 2010
162
comme ses critiques de droite le disent, il a parfois produit des effets pervers – visiblespar exemple, dans l’ingénierie sociale qui a laissé un héritage de cités en déclininfestées par la criminalité. » Il place « la prévention de la délinquance et la réductionde la peur du crime » au moyen de partenariats entre l’État et les acteurs de terrain aucœur de « la revitalisation des communautés locales », et il fait sienne la mythologie dela pseudo-théorie de la « vitre brisée » : « Une des avancées les plus significatives encriminologie ces dernières années est la découverte (sic) que le déclin de la civilité estdirectement lié à la criminalité. (….) Laisser les comportements incivils se développersans sanction signale aux citoyens que cette zone est dangereuse » (Giddens 1999 : 16,78-79, 87-88). Mais Giddens omet soigneusement le côté punitif de l’équation : son livreThe Third Way ne contient pas une seule mention de la prison ; il fait l’impasse sur ledurcissement judiciaire et sur le boom carcéral qui ont partout accompagné ladérégulation économique et le retrait social qu’il appelle de ses vœux. Cette omission
est particulièrement surprenante dans le cas de la Grande-Bretagne, puisque le tauxd’incarcération de l’Angleterre et du pays de Galles a bondi de 88 détenus pour 100.000habitants en 1992 à 150 détenus pour 100.000 habitants en 2008, alors même que lacriminalité a décliné de manière continue durant les dix premières années de cettepériode (Hough et Mayhew 2004). De fait, en volume, Anthony Blair a présidé àl’accroissement de la population carcérale la plus forte de l’histoire du pays – rééditant
l’exploit de Clinton, son compagnon de route thuriféraire de la « Troisième Voie » del’autre côté de l’Atlantique.
37 On trouve une négligence similaire de la place centrale qu’occupe l’institution pénale
dans le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale dans les travaux d’éminents
critiques du néolibéralisme. Ainsi la caractérisation que David Harvey donne de « l’Étatnéolibéral » dans son livre A Brief History of Neoliberalism, qui met en lumière lesdéfauts pérennes de l’approche conventionnelle de l’économie politique du châtiment
auxquels Punishing the Poor entend remédier. Pour Harvey, le néolibéralisme vise àmaximiser la portée des échanges marchands par le truchement de « la dérégulation, laprivatisation et le retrait de l’État de nombreux secteurs sociaux ». Comme dans lespériodes antérieures du capitalisme, la tâche du Léviathan consiste à « faciliter lesconditions de l’accumulation profitable du capital pour le capital national et étranger »,mais cela se traduit désormais par l’expansion du secteur pénal : « L’État néolibéral
recourt à une législation coercitive et à des tactiques policières (interdiction despiquets de grève, par exemple) pour disperser ou réprimer les formes collectivesd’opposition au pouvoir des entreprises. […] Le bras coercitif de l’État estrenforcé de sorte à protéger les intérêts des entreprises et, si nécessaire, àréprimer la dissidence. Rien de tout cela ne semble conforme à la théorie
néolibérale. » (Harvey 2005 : 2-3, 77).
38 Avec ses quelques mentions cursives sur la prison et pas une ligne sur le workfare,
l’analyse que livre Harvey de l’ascension du néolibéralisme est gravement incomplète.
Sa conception de l’État néolibéral se révèle étonnamment restreinte, tout d’abord,parce qu’il reste attaché à une conception répressive du pouvoir, au lieu d’envisager lesmissions multiples du châtiment sous l’égide de la catégorie de production. Subsumer
les institutions pénales sous le registre de la coercition le conduit à ignorer la fonction
expressive et les ramifications matérielles du droit pénal et de sa mise en œuvre, quiconsistent à produire des images régulatrices et des catégories publiques, à attiser desémotions collectives et à accentuer les frontières sociales saillantes, ainsi qu’à activerles bureaucraties d’État en vue de façonner les stratégies et les rapports sociaux.
Civilisations, 59-1 | 2010
163
Ensuite, Harvey dépeint cette répression comme ciblant les opposants politiques à ladomination des entreprises et les « mouvements dissidents internes » qui contestent
l’hégémonie de la propriété privée et du profit (tels que la secte des Branch Davidians àWaco, les participants aux émeutes dites de Rodney King à Los Angeles en 1991 et lesmilitants anti-mondialisation qui ont perturbé la réunion du G8 à Seattle en 1999)(Harvey 2005 : 83), alors que les principales cibles de la pénalisation à l’âge postfordistesont les fractions précarisées du prolétariat concentrées dans les zones déshéritées desvilles dualisées, qui, prises par l’urgence de la subsistance au quotidien, n’ont guère lesressources nécessaires ni le loisir de contester le pouvoir des grandes firmes privées.
39 En troisième lieu, selon l’auteur de Social Justice and the City, l’État n’intervient
par la coercition que lorsque l’ordre néolibéral se grippe, afin de réparer lestransactions économiques, de parer aux atteintes portées au capital et de résoudre lescrises sociales. A contrario, Punishing the Poor maintient que l’activisme pénal
actuel – qui se traduit par une boulimie carcérale aux États-Unis et par une frénésie
policière à travers l’Europe occidentale – est une caractéristique normale et routinière
du néolibéralisme. De fait, ce n’est pas l’échec mais tout au contraire la réussiteéconomique qui appelle le déploiement agressif de la police, des tribunaux et de laprison dans les zones inférieures de l’espace social et physique. Et le tourbillonnement
accéléré du manège sécuritaire est le signe de la réaffirmation de la souveraineté del’État, loin de constituter un indice de sa faiblesse. Harvey relève bien que le retrait del’État-providence « expose des pans de plus en plus vastes de la population à lapaupérisation » et que « le filet de protection sociale se voit réduit au minimum enfaveur d’un système qui met l’accent sur la responsabilité individuelle dans lequel lavictime est souvent blâmée » (Harvey 2005 : 76). Mais il ne réalise pas que ce sont
précisément ces désordres normaux, induits par la dérégulation économique et leretrait de l’État social, qui sont gérés par l’appareil pénal élargi, en tandem avec lesprogrammes de workfare. Au lieu de cela, Harvey invoque l’épouvantail gauchiste du« complexe carcéro-industriel » (prison industrial complex) pour suggérer quel’incarcération constitue un vecteur central de la quête du profit et de l’accumulation
capitalistes, alors qu’il s’agit en réalité d’un dispositif disciplinaire qui draine lesbudgets publics et constitue un boulet pour l’économie capitaliste.
40 Enfin, Harvey conçoit l’accent néoconservateur mis sur l’ordre et la coercition comme
une rustine provisoire visant à pallier l’instabilité chronique et les échecs fonctionnels
du néolibéralisme, alors que je conçois la morale autoritariste comme une composante
à part entière de l’État néolibéral quand il se tourne vers les étages inférieurs d’une
structure de classes où les écarts s’accroissent. À l’instar de Garland, Harvey doit établirune dichotomie artificielle entre néolibéralisme et néoconservatisme pour rendre
compte de la réaffirmation de l’autorité de supervision de l’État sur les populations
pauvres parce que sa définition étroitement économistique du néolibéralisme reproduitl’idéologie de celui-ci et tronque sa sociologie. Pour élucider la transformation
paternaliste de la pénalité au tournant de ce siècle, nous devons impérativement
échapper au couple « crime et châtiment » mais aussi exorciser une fois pour toutes lefantôme de Louis Althusser (1970), dont la conception instrumentaliste du Léviathan etla dualité grossière entre « appareils idéologiques » et « appareils répressifs » entrave
le développement d’une anthropologie historique de l’État à l’ère néolibérale. Dans lesillage de Bourdieu, nous devons pleinement reconnaître la complexité interne et larecomposition dynamique du champ bureaucratique, ainsi que le pouvoir constitutif
des structures symboliques de la pénalité, de manière à disséquer l’imbrication
Civilisations, 59-1 | 2010
164
complexe des disciplines du marché et de la morale à travers les domaines del’économie, de l’aide sociale et de la justice criminelle (Bourdieu 1993a ; Wacquant
2005 : 133-150).
Coda : la pénalité dans la construction d’un « Étatcentaure »
41 Dans sa comparaison méticuleuse des politiques eugéniques des années 1920, des camps
de travail obligatoires des années 1930 et des programmes de workfare des années
1990 au Royaume-Uni et aux États-Unis, Desmond King montre que les « politiquessociales illibérales » visant à diriger les conduites des citoyens de manière coercitivesont « coextensives des politiques de la démocratie libérale » et reflètent leurscontradictions internes (King 1999 : 26). Même lorsqu’ils contreviennent aux impératifs
d’égalité et de liberté individuelle, de tels programmes sont périodiquement mis enœuvre parce qu’ils sont taillés sur mesure pour souligner et stipuler les frontières del’appartenance sociale lors des périodes de bouleversements sociaux. Ils s’avèrent êtredes vecteurs efficaces pour promulguer la détermination retrouvée des élites d’État àaffronter les conditions offensantes et à apaiser le ressentiment populaire à l’égard descatégories déviantes ou déméritantes ; et ils diffusent des conceptions de « l’autre » quimatérialisent les oppositions symboliques au fondement de la hiérarchie sociale. Avec
l’avènement du gouvernement néolibéral de l’insécurité sociale alliant le workfarerestrictif et le prisonfare expansif, toutefois, ce ne sont plus seulement les politiquesde l’État qui sont illibérales mais bien son architecture même. Tracer la montée et lefonctionnement des politiques punitives de la pauvreté aux États-Unis après ladissolution de l’ordre fordiste-keynésien et l’implosion du ghetto noir révèle que lenéolibéralisme amène, non pas le rétrécissement de l’État, mais bien l’érection d’unÉtat centaure, libéral en haut et paternaliste en bas, qui présente par conséquent desprofils radicalement différents aux deux bouts de l’échelle sociale : un visageaccueillant et rassurant envers les classes moyennes et supérieures et un facièseffroyable et grimaçant à l’égard de la classe inférieure.
42 Il convient de souligner pour conclure que la construction de ce Léviathan à doublevisage qui pratique le libéral-paternalisme ne relève pas d’un plan concerté concocté
par des dirigeants omniscients, pas plus qu’elle ne découle mécaniquement de lanécessité systémique de quelque structure abstraite, telle que le capitalisme avancé, leracisme ou le panoptisme (ainsi que le voudraient certaines approches néo-marxistes
ou néo-foucaldiennes, ou encore la démonologie militante du « prison-industrialcomplex » en vogue aux États-Unis)12. Cette construction est le produit de luttesdans le champ et autour du champ bureaucratique visant à redéfinir lepérimètre, les missions et les priorités de l’action des autorités publiques envers lescatégories et les territoires à problème. Ces luttes mettent aux prises les organisations
issues de la société civile et les organismes de l’État, mais incluent aussi et surtout lesaffrontements internes entre les différents secteurs du champ bureaucratique quirivalisent pour s’arroger la « propriété » de tel ou tel problème social et ainsi valoriserla forme d’autorité et l’expertise qui lui sont propres (médicale, éducative,assistantielle, pénale, économique, etc., et au sein du secteur pénal, la police, lestribunaux, les institutions d’enfermement et les programmes de contrôle post-pénal).
L’adéquation globale de la contention punitive à la régulation de la marginalité urbaine
Civilisations, 59-1 | 2010
165
au seuil du nouveau siècle relève d’une fonctionnalité post-hoc grossière, née d’unmélange d’intentions politiques initiales, d’ajustements bureaucratiques successifs, detâtonnements politiques et de quête de profits électoraux, mélange situé au point deconfluence de trois flux relativement autonomes de mesures publiques concernant lemarché de l’emploi déqualifié, l’aide sociale aux démunis et la justice pénale. Lacomplémentarité et l’imbrication mutuelle des programmes d’État dans ces troisdomaines sont pour partie voulues et pour partie émergentes ; elles sont favorisées parles contraintes pratiques de la gestion de contingences connexes, par leur cadragecommun au prisme du behaviorisme moral, et par le biais ethnoracial qui marque leursmodes opératoires – le sous-prolétariat noir de l’hyperghetto se trouvant au point
d’impact maximum où la dérégulation du marché, le retrait de l’État social et l’essor dusecteur pénal se rencontrent et se renforcent mutuellement.
43 Quelles que soient les modalités de leur avènement, il est établi que le rétrécissement
de l’aile sociale et le développement de l’aile pénale de l’État sous l’égide du moralisme
ont introduit des modifications profondes dans l’agencement du champ bureaucratiquequi portent gravement atteinte aux idéaux démocratiques13. Lorsque leurs points demire convergent sur les mêmes populations et les mêmes territoires, le workfaredissuasif et le prisonfare neutralisant induisent des profils et des expériences de lacitoyenneté qui divergent fortement aux divers paliers de l’ordre social et ethnique.
Non seulement ils contreviennent au principe fondamental de l’égalité de traitement
par l’État et ils amputent de manière routinière les libertés individuelles des plusdémunis. Ils minent aussi le consentement des gouvernés par le déploiement agressifde programmes coercitifs stipulant des responsabilités individuelles alors même quel’État retire les soutiens institutionnels nécessaires à leur prise et élude ses propresresponsabilités sur le front social et économique. Et ils marquent du sceau indélébile dudémérite les fractions précarisées du prolétariat postindustriel dont sont issus lagrande majorité des allocataires de l’aide sociale et des condamnés à la prison. Bref, lapénalisation de la pauvreté scinde la citoyenneté le long d’une faille de classe, sape laconfiance civique au bas de l’échelle sociale et sème la dégradation des principes
républicains. L’établissement du nouveau gouvernement de l’insécurité sociale révèle,in fine, que le néolibéralisme est constitutivement corrosif de la démocratie.
44 En nous permettant d’échapper au couple « crime et châtiment » pour repenser
ensemble l’aide sociale et la justice criminelle tout en prenant en compte lesdimensions matérielles et symboliques de la politique publique, le concept de champ
bureaucratique de Bourdieu offre un outil souple et puissant pour disséquer l’anatomie
et le travail d’assemblage du Léviathan néolibéral. Il suggère que les luttes politiques-clefs de ce tournant de siècle impliquent, non seulement des confrontations entre lesorganisations mobilisées représentant les catégories subalternes d’une part et l’État,mais encore des batailles internes à la constellation hiérarchique et dynamique desbureaucraties publiques qui luttent pour socialiser, médicaliser ou pénaliser lamarginalité urbaine et ses corrélats. Élucider les liens entre « workfare », « prisonfare » et insécurité sociale suggère en retour que l’étude de l’incarcération
n’est pas une rubrique technique du catalogue criminologique mais bien un chapitre
central de la sociologie de l’État et de l’inégalité sociale à l’ère du marché-roi.
45 * Cet article est dérivé de « A Sketch of the Neoliberal State », le coda théorique
de mon livre Punishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity(Durham
and London : Duke University Press, « Politics, History, and Culture », 2009). Il
Civilisations, 59-1 | 2010
166
est l’objet d’un symposium transdisciplinaire et transnational comprenant les
réponses de JohnCampbell, Bernard Harcourt, Margit Mayer, Jamie Peck, Frances
Piven, et Mariana Valverde, publié en anglais in Sociological Forum (25, n° 2, juin
2910) et Theoretical Criminology (14, n° 1, février2010); enallemand dans Das
Argument(Berlin); en espagnol dans Sociographica (Cordoba); en brésilien dans
Discursos Sediciosos (Rio de Janeiro); en italien dans Aut Aut (Rome); en portugais
dans Cadernos de Ciências Sociais(Porto); en norvégien dans Materialisten(Oslo); en
danois dans Social Kritik(Copenhagen); en grec dans Ikarian Journal of Social and
Political Research(Athènes); en ukrainien dans Spilne(Kiev); en russe dans
Skepsis(Moscou); en hongrois dans Eszmelet(Budapest); en slovène dans Novi
Plamen(Ljubljana); en roumain dans Sociologie Romaneasca(Bucarest), et en japonais
dans Gendai Shiso(Tokyo). Je remercie Mario Candeias et la Rosa Luxemburg
Stiftung à Berlin pour avoir lancé ce débat, et les directeurs des revues listées ci-
dessus pour leur soutien de ce projet éditorial. Ce chapitre a bénéficié des
réactions à trois communications présentées lors de la 4e conférence « Putting
Pierre Bourdieu to Work », Manchester, Angleterre, les 23-24 juin 2008 ; au
colloque du département de sociologie de l’Université de Yale, le 26 février
2009 ; et à la journée d’étude « Utiliser la théorie des champs pour étudier le
monde social », tenue à Louvain-La-Neuve, Belgique, les 19 et 20 mars 2009.
BIBLIOGRAPHIE
ALESINA, Alberto et Edward L. GLAESER, 2004. Fighting Poverty in the US and Europe : A
World of Difference. New York : Oxford University Press.
ALTHUSSER, Louis, 1970. « Idéologies et appareils idéologiques d’État », La pensée, 151, p. 3-38.
ANDREAS, Peter et Ethan NADELMANN, 2006. Policing the Globe : Criminalization and Crime
Control in International Relations. New York : Oxford University Press.
BONELLI, Laurent, 2008. La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité. Paris :La Découverte.
BOURDIEU, Pierre,
1993a. « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche
en sciences sociales, 96-97, p. 49-62.
1993b. « La démission de l’État », in P. Bourdieu (dir.), La Misère du monde. Paris, Seuil, p.337-350.
BRENNER, Neil et Nik THEODORE (eds.), 2002. Spaces of Neoliberalism : Urban Restructuring
in North America and Western Europe. New York : Wiley/Blackwell.
CAMPBELL, John et Ove PEDERSEN (eds.), 2001. The Rise of Neoliberalism and Institutional
Analysis. Princeton, NJ : Princeton University Press.
Civilisations, 59-1 | 2010
167
CAVADINO, Michael et James DIGNAN, 2006. Penal Systems : A Comparative Approach.
London : Sage Publications.
CHIH LIN, Ann, 1998. « The Troubled Success of Crime Policy », in Margaret Weir (ed.), The Social
Divide : Political Parties and the Future of Activist Government. Washington, D.C. :Brookings Institution and Russell Sage Foundation.
COMAROFF, Jean et John L. COMAROFF (eds.), 2001. Millennial Capitalism and the Culture of
Neoliberalism. Durham and London : Duke University Press.
DUMÉNIL, Gérard et Dominique LÉVY, 2004. Capital Resurgent : Roots of the Neoliberal
Revolution. Cambridge : Harvard University Press.
FLIGSTEIN, Neil, 2001. The Architecture of Markets : An Economic Sociology of Twenty-
First-Century Capitalist Societies. Princeton, NJ : Princeton University Press.
FOUCAULT, Michel, 1975. Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
GARLAND, David, 2001. The Culture of Control : Crime and Social Order in
Contemporary Society. Chicago : University of Chicago Press.
GIDDENS, Anthony, 1999. The Third Way : The Renewal of Social Democracy. Cambridge :Polity Press.
GRANDQUILLOT, Dominique, 2009. RSA Revenu de solidarité active. Paris : Gualino Editeur.
HARVEY, David, 2005. A Brief History of Neoliberalism. New York : Oxford University Press.
HASENFELD, Yeheskel, 1972. « People Processing Organizations : An Exchange Approach », American Sociological Review, 37 (3), p. 256-263.
HELD, David, 1996. Models of Democracy. Cambridge : Polity Press.
HOUGH, Mike et Pat MAYHEW, 2004. « L’évolution de la criminalité à travers deux décennies duBritish Crime Survey », Déviance et Société, 28 (3), p. 267-284.
JESSOP, Bob, 1994. « Post-Fordism and the State », in Ash Amin (ed.), Post-Fordism : A Reader.
Oxford : Basil Blackwell, p. 251-29.
JONES, Trevor et Tim NEWBURN, 2006. Policy Transfer and Criminal Justice. Chichester : Open
University Press.
KING Desmond, 1999. In the Name of Liberalism : Illiberal Social Policy in the United
States and Britain. New York : Oxford University Press.
LEVY, Jonah D. (ed.), 2006. The State After Statism : New State Activities in the Age of
Liberalization. Cambridge, MA : Harvard University Press.
MATHIESEN, Thomas, 1990. Prison on Trial : A Critical Assessment. London : SagePublications.
MAURIN, Louis and Patrick SAVIDAN, 2008. L’État des inégalités en France. Données et
analyses. Paris : Belin.
PETERSILIA, Joan, 2008. « California’s Correctional Paradox of Excess and Deprivation », Crime
and Justice : A Review of Research,37, p. 207-278.
PIVEN, Frances Fox et Richard A. CLOWARD, 1993 [1971] . Regulating the Poor : The Functions
of Public Welfare. New York : Vintage.
PRATT, John,
Civilisations, 59-1 | 2010
168
2008a. « Scandinavian Exceptionalism in an Era of Penal Excess. Part I : The Nature and Roots ofScandinavian Exceptionalism », British Journal of Criminology, 48, p. 119-137.
2008b. « Scandinavian Exceptionalism in an Era of Penal Excess. Part II : Does Scandinavian
Exceptionalism Have a Future ? », British Journal of Criminology, 48, p. 275-292.
SHEA, Evelyn, 2009. « Elections and the Fear of Crime : the Case of France and Italy », European
Journal on Criminal Policy and Research, 15 (1-2), p. 83-102.
STREECK, Wolfgang et Kathleen THELEN (eds.), 2005. Beyond Continuity : Institutional
Change in Advanced Political Economies. Oxford : Oxford University Press.
TONRY, Michael, 2004. Thinking about Crime : Sense and Sensibility in American Penal
Culture. New York : Oxford University Press.
WACQUANT, Loïc,
1999. Les prisons de la misère. Paris : Raisons d’agir Editions.
2005. (dir.) The Mystery of Ministry : Pierre Bourdieu and Democratic Politics.
Cambridge : Polity Press.
2008a. Urban Outcasts : A Comparative Sociology of Advanced Marginality.
Cambridge : Polity Press. (trad. française : Parias urbains. Ghetto, banlieues, État. Paris :La Découverte, 2006).
2008b. « Ordering Insecurity : Social Polarization and the Punitive Upsurge », Radical
Philosophy Review 11 (1), p. 9-27. (Trad. française abrégée : « Insécurité sociale etsurgissement sécuritaire », Contradictions (Bruxelles), 26, printemps 2008, p. 1-16.
2008c. « The New Missions of the Prison in the Neoliberal Age », in Willem Schinkel (ed.), Globalization and the State : Sociological Perspectives on the State of the State.
Basingstoke : Palgrave, p. 196-208.
2009a. Punishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity.
Durham, NC et London : Duke University Press, collection « Politics, History, and Culture ».
2009b. Prisons of Poverty. Minneapolis : University of Minnesota Press.
2010. Deadly Symbiosis : Race and the Rise of the Penal State. Cambridge : PolityPress.
YOUNG, Iris Marion, 2005. « The Logic of Masculinist Protection : Reflections on the Current
Security State », in Marilyn Friedman (ed.), Women and Citizenship. New York : Oxford
University Press, p. 15-34.
YOUNG, Jock, 1999. The Exclusive Society : Social Exclusion, Crime and Difference in
Late Modernity. London : Sage.
ZIMRING, Franklin, Gordon HAWKINS et Sam KAMIN, 2001. Punishment and Democracy : Three
Strikes and You’re Out in California. New York : Oxford University Press.
NOTES
1. . Ce chapitre est une version amendée et élargie du « coda théorique » de mon livrePunishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity. ( Nota bene :
la version française de ce livre publiée contre ma volonté expresse, sans contrat ni bon à tirer,par Agone en 2004 est une version contrefaisante et dont le contenu est nul et non avenu).
Civilisations, 59-1 | 2010
169
L’argument central du livre est développé en quatre étapes : la première partie décrit le déclin etla misère de l’État social américain, conduisant en point d’orgue au remplacement de laprotection sociale (welfare) par le workfare punitif en 1996 ; la deuxième partie retrace lesmodalités de la croissance et du déploiement de l’État pénal de 1973 à nos jours ; la troisième
explique pourquoi et comment cet activisme pénal s’est concentré sur deux cibles privilégiées, leghetto noir en crise et le délinquant sexuel en vadrouille ; et la quatrième partie suit lesdéclinaisons récentes de cette nouvelle politique de l’insécurité sociale en Europe occidentale,
pour conduire à une critique de la raison sécuritaire et livrer des recommandations pouréchapper au piège sécuritaire, ainsi qu’à une caractérisation de la forme et des missions propresà l’État néolibéral.
2. . L’expansion et l’activisme pénaux au 16 e siècle sont mentionnés en passant par Piven etCloward (1993 : 20, note 32).3. . Le rôle catalytique de la division ethnoraciale dans la reconfiguration de l’État après ladénonciation du contrat fordiste-Keynésien et l’effondrement du ghetto noir est analysé en détaildans Wacquant (2010). La profondeur et la rigidité du cloisonnement racial est une cause majeure
de l’écart abyssal entre les taux d’incarcération des États-Unis et des pays de l’Union Européenne,
comme de leurs taux divergents de pauvreté et d’inégalité (Alesina et Glaeser 2004).4. . C’est particulièrement flagrant au sein du second plus grand système carcéral des États-Unis
(après l’administration pénitentiaire fédérale) qu’est le California Department of Corrections,
dans lequel une surpopulation grotesque (la Californie entasse 170.000 détenus dans 33 prisons
conçues pour en abriter 85.000) et les dysfonctionnements bureaucratiques systémiques ravalent
au rang de vœux pieux toute prétention à la « réinsertion » (Petersilia, 2008).5. . Voir Shea (2009) pour une analyse comparative des succès électoraux des campagnes
sécuritaires en France et en Italie.6. . La différenciation analytique et historique entre champ politique et champ bureaucratique, etleurs localisations respectives dans le champ du pouvoir, sont traitées dans Wacquant (2005 : 6-7,14-17, 142-146). 7. . Voir l’analyse approfondie des fondements sociopolitiques de « l’exceptionnalisme pénal » enFinlande, Suède et Norvège par John Pratt (2008a et 2008b), selon laquelle l’attachement culturelà l’égalité sociale et au welfare state joue un rôle-pivot, semblable à celui qu’il joue dans larésistance énergique de la Scandinavie aux recettes néolibérales sur le front économique. Une
autre anomalie notable pour la thèse de la « culture du contrôle » est le Canada, qui s’inscrit
autant que les États-Unis dans la « modernité tardive », mais qui a conservé un tauxd’incarcération à la fois bas et stable lors des trois dernières décennies (ce taux a même chuté de123 à 108 pour 100.000 entre 1991 et 2004, alors que le taux étasunien bondissait de 360 à 710pour 100.000).8. . L’étude majeure de Cavadino et Dignan (2006) sur les rapports entre politique pénale etéconomie politique montre que les pays qu’ils caractérisent comme néolibéraux (par oppositionaux nations de type conservateur-corporatiste, social-démocrate et corporatiste-oriental) sont
systématiquement plus punitifs et le sont devenus encore plus au cours des deux dernières
décennies. 9. . La diffusion internationale des catégories et politiques pénales « made in USA » et ses ressortssont traités en profondeur dans mon livre Les prisons de la misère (Wacquant 1999, et dans
l’édition américaine augmentée et actualisée, Prisons of Poverty, Wacquant 2009b). Pourprolonger l’analyse de cette dissémination quasi-planétaire, lire les études éclairantes de Jones etNewburn (2006) et Andreas et Nadelmann (2006).10. . C’est le cœur commun à une vaste (et inégale) littérature sur le sujet qui traverse lesfrontières disciplinaires, au sein de laquelle on peut citer, pour la sociologie, les analyses de Neil
Fligstein, The Architecture of Markets (2001); pour l’économie politique, John Campbell etOve Pedersen, The Rise of Neoliberalism and Institutional Analysis (2001); pour
Civilisations, 59-1 | 2010
170
l’anthropologie, Jean et John Comaroff, Millennial Capitalism and the Culture of
Neoliberalism (2001); pour la géographie, Neil Brenner et Nik Theodore, Spaces of
Neoliberalism : Urban Restructuring in North America and Western Europe (2002);et, pour l’économie, Gérard Duménil and Dominique Lévy, Capital Resurgent : Roots of the
Neoliberal Revolution (2004).11. . Pour une analyse approfondie du croisement des dépenses et des personnels des ailes socialeet pénale de l’État américain, voir Wacquant (2009a : 152-161).12. .On trouvera une critique liminaire de cette notion-écran dans Wacquant (2008c).13. . On trouvera une caractérisation des conceptions « républicaine » et « libérale » de ladémocratie en jeu ici in David Held (1996).
RÉSUMÉS
Dans Punishing the Poor, je montre que l’ascension de l’État pénal aux États-Unis et dans les autressociétés avancées au cours du dernier quart de siècle est une réponse à la montée de l’insécurité
sociale, et non criminelle ; que les transformations de politiques sociales et pénales sont
mutuellement imbriquées, le « workfare » restrictif et le « prisonfare » en expansion tendant às’accoupler en un seul canevas organisationnel visant à discipliner les fractions précaires duprolétariat postindustriel ; et qu’un système carcéral diligent n’est pas un dévoiement duLéviathan néolibéral mais une de ses composantes à part entière. Dans cet article, je déroule lesimplications théoriques du diagnostic de ce nouveau gouvernement de l’insécurité sociale.J’adapte et développe le concept de « champ bureaucratique » de Pierre Bourdieu pour réviser lathèse classique de Piven et Cloward sur la régulation de la pauvreté par l’aide sociale, et jecontraste mon modèle de la pénalisation comme technique de gestion de la marginalité urbaine
avec la vision de la « société disciplinaire » de Michel Foucault, avec le compte-rendu que David
Garland livre de la « culture du contrôle », et avec la caractérisation de la politique néolibérale
élaborée par David Harvey. Contre la conception économique « fine » du néolibéralisme comme
règne du marché, je propose une spécification sociologique « épaisse » du néolibéralisme quienglobe la supervision par le workfare, un État pénal proactif et le trope culturel de la« responsabilité individuelle ». Ce qui suggère qu’il faut théoriser la prison non comme uninstrument technique visant à assurer le respect de la loi, mais comme une capacité politiquecruciale dont le déploiement sélectif et agressif dans les régions inférieures de l’espace socialviole les idéaux de la citoyenneté démocratique.
In Punishing the Poor, I show that the ascent of the penal state in the United States and other
advanced societies over the past quarter-century is a response to rising social insecurity, not
criminal insecurity; that changes in welfare and justice policies are interlinked, as restrictive“workfare” and expansive “prisonfare” are coupled into a single organizational contraption todiscipline the precarious fractions of the postindustrial working class; and that a diligent
carceral system is not a deviation from, but a constituent component of, the neoliberal
Leviathan. In this article, I draw out the theoretical implications of this diagnosis of the emerging
government of social insecurity. I deploy Bourdieu’s concept of “bureaucratic field” to revisePiven and Cloward’s classic thesis on the regulation of poverty via public assistance, and contrast
the model of penalization as technique for the management of urban marginality to Michel
Foucault’s vision of the “disciplinary society,” David Garland’s account of the “culture of
Civilisations, 59-1 | 2010
171
control,” and David Harvey’s characterization of neoliberal politics. Against the thin economic
conception of neoliberalism as market rule, I propose a thick sociological specification entailing
supervisory workfare, a proactive penal state and the cultural trope of “individual
responsibility.” This suggests that we must theorize the prison, not as a technical implement forlaw enforcement, but as a core political capacity whose selective and aggressive deployment inthe lower regions of social space violates the ideals of democratic citizenship.
est professeur à l’Université de Californie, Berkeley, et chercheur au Centre de sociologieeuropéenne, Paris. Membre de la Society of Fellows de l’Université d’Harvard et récipiendiaire duMacArthur Foundation Prize et du Lewis Coser Award de l’Association américaine de sociologie,ses travaux portent sur la marginalité urbaine, la domination ethnoraciale, l’État pénal, lapolitique de la raison et la théorie sociologique, et sont traduits en une quinzaine de langues. Sesouvrages récents comprennent Pierre Bourdieu and Democratic Politics (2005), Das
Janusgesicht des Ghettos (2006), Parias urbains. Ghetto, banlieues, État (2006), Punishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity (2009) et Prisons of Poverty (édition américaine augmentée, 2009). [Department of Sociology, 410Barrows Hall, University of California, Berkeley, CA 94720 USA – [email protected]]
Civilisations, 59-1 | 2010
172
A propos
NOTE DE L’ÉDITEUR
Civilisations, 59-1 | 2010
173
De qui l’immatériel est-il lepatrimoine ?Gaetano Ciarcia
À propos de Ferdinand de Jong & Michael
Rowlands, eds., Reclaiming Heritage.Alternative Imaginaries of Memory in
West Africa, Publications of the Institute ofArchaelogy. London : Left Coast Press, Walnut
Creek, California, 2007.
1 Les processus d’institution patrimoniale investissent, en les re-modelant, des espacespublics au sein desquels des mémoires collectives dites, ou imaginées, puisent
constamment. Ceci pourrait être considéré comme le fil conducteur de l’ouvragecollectif dirigé par Ferdinand de Jong et Michael Rowlands, qui associe anthropologues,
muséologues et historiens de l’art et des religions. L’intérêt majeur du livre réside dans
la mise au jour de l’hétérogénéité des « mondes mnémoniques » (« mnemonic worlds »,cf. Paul Basu1 : 233), où plusieurs modes discursifs peuvent cohabiter, se superposer, senégocier sans produire nécessairement des formes de créolisation du souvenir.
L’histoire moderne et contemporaine de l’Afrique de l’Ouest est la toile de fond desanalyses proposées. Examinant les passés de l’esclavage, du colonialisme, des cultesanciens, des guerres civiles ou ethniques, les auteurs s’interrogent sur la construction
locale, nationale et internationale, des héritages culturels. Malgré le sous-titre, quipourrait laisser penser le contraire, les imaginaires à l’œuvre dans la transmission oraleet les pratiques rituelles, sont ici considérés moins comme des alternatives auxmanifestations officielles ou aux édifications monumentales, que comme des formes
d’appréhension émique susceptibles de participer à l’élaboration bureaucratique etglobalisée du présent mémoriel. En ce sens, l’emploi de l’adjectif alternative semble
ici spécifique. Car l’analyse porte sur des imaginaires oscillant entre les devoirs (tacitesou explicites) de narration et les injonctions à l’oubli, mais surtout sur des usages dupassé, qui peuvent être simultanément, ou à tour de rôle, publics et communautaires,
consensuels et antinomiques. Dans les contributions qui composent cet ouvragepassionnant – où la dimension régionale ouest-africaine est investie par des
Civilisations, 59-1 | 2010
174
croisements comparatifs donnant lieu à une problématique unitaire et complexe – il estdonc question de la cohabitation, parfois conflictuelle, paradoxale, ironique oupathétique, de mémoires hétérogènes et productrices d’hétérogénéité.
2 Le texte de Beverly Butler2 ainsi que celui des deux coordinateurs 3, introduisent leprojet général de la publication. En reprenant l’œuvre de Derrida sur la transmission
inventive de la tradition et les commentaires qu’elle a suscités, Butler pose la questioncruciale de l’héritage culturel comme forme d’ingénierie généalogique. Au cours de saréflexion, le caractère performatif de la machine patrimoniale, en mesure detransformer les mythes en preuves ou traces historiques (et vice versa), finit par sesuperposer, telle une qualité intangible, à la dimension monumentale qui nourrit lesmémoires collectives et individuelles. Dans le monde méditerranéen étudié par Butler,
de l’Antiquité à nos jours, les réécritures successives du devenir historique auraient
donné lieu à un continuum spéculatif. Tout en se différenciant sans cesse par desruptures et des inversions, ces interprétations auraient fini par connecter le « legs »judéo-grec à des formes afrocentristes de remémoration du passé. Le mythe
d’Alexandrie et de sa bibliothèque disparue serait ainsi devenu le lien symptomatique
de narrations symboliques coloniales et post-coloniales des origines. La questionpatrimoniale se déclinerait ici à travers des rhétoriques identitaires toujours en coursde re-définition par rapport aux enjeux politiques du présent. À partir de ce constat,
Butler se penche sur les significations contemporaines de l’héritage culturel acquisesdepuis qu’est reconnue sa dimension immatérielle. Cette reconnaissance, implicitement
suggérée par Derrida dans ses derniers écrits, a été très partiellement (etapproximativement) reprise et validée récemment par de nombreuses instances
politiques nationales et internationales. Une telle problématique, que l’on retrouvedans de nombreuses contributions consacrées aux pratiques locales néo-traditionalistes
informées par la politique culturelle de l’Unesco, est le fil conducteur du textecoordonné par de Jong et Rowlands. C’est pourquoi, nous avons choisi de suivre de prèsles diverses analyses sur l’avènement de l’immatériel comme effet (et fait) socialpatrimonial.
3 La première étude de cas ethnographique concerne l’investigation de Katharina
Schramm4 sur des festivals et des itinéraires commémoratifs de l’histoire de l’esclavageau Ghana. Dans ces contextes, l’injonction allogène (procédant de l’Unesco, parexemple) d’un devoir commun de souvenir rentre, implicitement ou ouvertement, enconflit avec des initiatives locales. Ainsi, le travail d’anamnèse participe in situ à laréélaboration et à la stratification de significations alternatives à la supposéeendogénie de ces entreprises mémorielles. Les modes communautaires de latransmission et de l’édification du passé, se transforment à la fois en fonction d’unfacteur extérieur et de leur foyer imaginé comme intérieur, stable et non public, alorsmême qu’il est en réalité fluctuant et perméable. L’ « héritage » s’altère donc sans cesseà travers l’adoption de valeurs éthiques supposées refléter la recherche d’unœcuménisme négocié entre diverses instances, locales, nationales et internationales.
Schramm reconnaît qu’au Ghana, en amont du processus patrimonial, la questioncentrale est celle de la construction de l’État national dans un pays divisé par le passéde l’esclavage. Les divers promoteurs de mémoires seraient aujourd’hui confrontés auxprogrammes internationaux d’édification d’une immatérialité qui ne semble finalement
être que le masque nécessaire à la circulation globalisée, sous forme de capital moral etesthétique, de cette histoire conflictuelle. Schramm souligne à juste titre que l’Unesco
Civilisations, 59-1 | 2010
175
traite l’histoire comme un fait culturel et non comme une puissante force politiques’exerçant sur le présent. Ainsi, la rhétorique internationale assumée comme officielleest productrice d’autres rhétoriques en quête d’hégémonie. Dans ce cadre, le cas ducircuit intitulé Joseph Project au Ghana qui s’oppose à l’itinéraire officiel de laRoute de l’Esclave, tout en le prolongeant discursivement et géographiquement, estune situation emblématique d’une théâtralisation marquée par une exégèse religieusede type néo-traditionaliste. En associant le message chrétien à l’interprétation
prophétique du passé de l’esclavage, le Joseph Project s’appuie sur l’idée del’existence d’une famille humaine « noire » ayant recueilli l’héritage moral incarné ettransmis par le personnage de Joseph dans la Génèse. En quête d’une relationmémorielle entre une rhétorique panafricaine et la valorisation d’origines populairesauthentiques, ce parcours de pèlerinage se veut autonome par rapport à celui del’Unesco, présenté comme marqué par une égide aliénante. Ici, la recherche des« racines » bibliques est mise en relation spatiale avec les trajectoires de ceux qui sereconnaissent dans la diaspora et qui retournent en pèlerinage sur le prétendu solancestral pour simultanément graver leur identité africaine et l’inscrire dans une
filiation purifiée de l’expérience de la traite. Mais cette action, nous dit Schramm, seheurte à un « chaînon manquant », à savoir l’absence de traces physiques et affectivespermettant une véritable guérison/cicatrisation (« healing ») psychologique et
historique. Car les descendants des anciens maîtres partagent avec ceux des esclaves unmême espace social d’où sont absents à la fois un « victim tale » (p. 87) et un sentiment
de solidarité diasporique.
4 Dans son texte5, Peter Probst s’intéresse aux changements de statut au fil desdécennies, du « bois sacré » d’Osun dans la ville d’Osogbo au Nigeria. Son optique estmoins centrée sur la fonction d’une « histoire aseptisée/expurgée » (« historical
sanitization », p. 99) dont l’édification patrimoniale serait le vecteur, que sur lesorigines de l’institution d’un bois sacré consacré à la déesse Osun. Pour Probst, c’est letravail d’aménagement artistique produit à partir de la fin des années 1950 à Osogbo
par la sculptrice autrichienne Suzanne Wenger, initiée au culte d’Osun, qui est àl’origine du prestige acquis par le site, classé patrimoine mondial par l’Unesco
en 2005.Pourtant, d’après l’auteur, dès les débuts du 20esiècle des créations plastiqueset photographiques locales ont préfiguré la transmission contemporaine de latradition. De nos jours, ces productions ont fini par représenter des supports d’une
mémoire collective marquée par le « basculement d’un processus colonial dedésenchantement vers un projet post-colonial de ré-enchantement » (p. 103). Lesœuvres de Wenger tout comme les images de nombreux photographes qui les ont
précédées auraient ainsi fourni au récit de la nation nigériane en construction desstyles d’imagination. Elles auraient également permis la transformation de l’esthétique
des cultes yoruba et de leur visibilité, leur conférant un nouvel éclat. De nos jours, lesporte-parole de l’Osogbo Heritage Council, qui revendiquent ce lieu comme étant
le leur, sont en désaccord quant à l’interprétation qu’il convient d’en donner. Dans une
région à majorité musulmane, certains de ces dignitaires préfèrent insister sur lesqualités reconnues par l’Unesco plutôt que d’insister sur le sens religieux du bois et dufestival qui y est organisé chaque année. Une telle stratégie est révélatrice duglissement progressif des pratiques rituelles anciennes, officiellement re-sémantisées
en tant que « mémoires vivantes ». Significative d’une désacralisation opérant comme
une forme de ré-enchantement culturel, cette logique se heurte pourtant localement
aux remontrances d’autres notables qui n’acceptent pas la réduction de leurs liturgies à
Civilisations, 59-1 | 2010
176
un « héritage culturel ». Dans ce contexte, dont Probst illustre brillamment toute lacomplexité, les faits de la politique patrimoniale deviennent (en les perpétuant) desfaits du religieux en transformant des mythes et des rites en tradition : « In actualpolitical practice, deities function as role models for secular political allegiancies, justas political allegiancies function as models for the understanding of deities. » (p. 113).
5 Deux contributions sont également consacrées à la ville de Djenné au Mali, inscrite surla liste de l’Unesco comme patrimoine mondial depuis 19886. Les deux textes centrent
leur analyse sur les technologies patrimoniales (« technologies of heritage » pourRowlands, p. 129) et sur le rôle des élites impliquées (« heritage elites » pour Joy, p. 145)dans la gestion locale de sites socialement et architecturalement fragiles, comme dans
le cas de Djenné. Dans cette ville historique du Sahel, la restauration de l’architecture
menée par les autorités coloniales dans les premières décennies du 20e siècle, aconstitué une première reconnaissance de l’espace urbain comme étant un espacemonumental. À ce propos, Michael Rowlands remarque : « […] the restorative nostalgia
that created « Soudanic » architecture for French metropolitan consumption became asite of postcolonial resistance and then subsequentely a mode of reincorporation of adistinctive malian modernity. » (p. 131). Suite à la reconnaissance officielle de sa valeurd’héritage, un tel legs, à la fois religieux, colonial, national et mondialisé, doit êtreconservé dans un contexte où, d’un côté, les matériaux d’antan sont devenus
difficilement repérables et, de l’autre, les relations de type communautaire entre lesfamilles des anciens maçons et celles des propriétaires des maisons se sont estompées.
En outre, de nouvelles formes d’identification rigoriste à l’islam ont produit descomportements allant à l’encontre des directives pour la préservation de ceux qui sont
devenus biens culturels mais dont les origines sont marquées par des cérémonies
fondatrices aujourd’hui taxées de « fétichisme ». La mission des élites patrimoniales estdonc délicate. Les lieux investis par leur action restauratrice et valorisatrice, qui ont
été façonnés par l’expérience coloniale, font désormais l’objet de tentatives diverses demise en représentation de leur passé bien plus que de la répétition de celui-ci (p.130). Effectivement, les politiques culturelles contemporaines visent davantage la mise
en scène d’un décor historique que la restitution d’espaces jadis vécus et bâtis par leurshabitants. Par exemple, la perspective conservatrice promue par l’Unesco s’oppose defacto aux aspirations des propriétaires voulant agrandir et moderniser des maisons
anciennes. Toutefois, comme le note Charlotte Joy, si ceux-ci utilisent la renommée del’image architecturale de la ville pour investir (« dwell on ») le présent, leurappropriation physique et symbolique des lieux que l’appel à une époque vénérable
permet d’opérer semble être significative quant au dynamisme individualiste et/oucollectif dont toute rhétorique traditionaliste peut être le moteur et qui se développeau sein de l’eurocentrisme constitutif du World Heritage Project 7 (p. 157). À cetégard, Rowlands parle d’une radicalisation de la catégorie d’authenticité, matérialisée àDjenné par des actes de construction et de rénovation (p. 141).
6 Le label de patrimoine immatériel appliqué à des rituels de masques est analysé avecfinesse par Ferdinand de Jong8. L’auteur s’intéresse au rituel d’initiation masculine
Kangurang, reconnu depuis 2005 comme « Chef d’œuvre du patrimoine oral etimmatériel » dans la région frontalière de la Casamance, entre le Sénégal et la Gambie.
Ici, c’est le caractère initiatique et secret de la danse qui semble justifier lareconnaissance de sa valeur culturelle. Là où, en des termes durkheimiens, c’estl’interdit de toute forme de contagion profane qui fabrique du sacré, nous observons
que, d’une manière apparemment contradictoire, des nouvelles formes folkloriques
Civilisations, 59-1 | 2010
177
(exotériques et publiques) de mascarade opèrent d’après de Jong comme une
restauration du régime de révélation du sacré. Si la rareté coutumière des sorties demasques était censée garantir leur prestige, aujourd’hui, la reproduction
« culturalisée » et touristique de leurs occurrences, orchestrée par les élitespatrimoniales nationales, est devenue l’enjeu d’une canonisation conflictuelle au seinde la société locale. La reconnaissance publique de l’immatériel qui se cacherait
derrière le masque est donc assumée comme un nouveau support de son aura. Lanotion même de ce qui est visiblement secret, c’est-à-dire de ce que tout le monde
sait et qu’une partie de l’assistance doit feindre d’ignorer est réactivée grâce à lareconnaissance de la qualité intangible et invisible dont le simulacre serait leréceptacle. À travers la redéfinition de l’espace culturel, nous observons des nouvelles
formes de différenciation de l’auditoire, avec une scission implicite entre ceux quipeuvent observer le masque comme un spectacle (les visiteurs étrangers ou nationaux
de marque) et ceux qui doivent en avoir peur et le fuir (une partie de la populationlocale).
7 Alors que le travail d’identification de l’Unesco vise surtout la sélection, la conservation
et la mise à jour de la « tradition », du point de vue de ses actants, la cérémonie mise enspectacle est certes investie de la recherche d’un équilibre avec la « modernité », mais
aussi vécue comme un espace permettant l’élaboration de métaphores inédites (p. 174).Ainsi, la pratique rituelle revêt de nouvelles significations symboliques liées à desconjonctures mémorielles contemporaines, comme celles qui rattachent le passé de latradition africaine au présent des pèlerinages diasporiques entrepris par des groupes
d’afro-américains. Dans ce cadre, le renouveau de la sacralité du culte secret cohabite
avec une pratique visuelle de la contemplation de la violence ritualisée dont le masque
peut être le medium. Comme le montre le récit et les images illustrant des jeunes
masqués en sujets ethnographiques et en ethnographes, une telle contemplation peutvéhiculer de formes d’auto-distanciation ironique de la part des acteurs sociaux
impliqués. Ainsi, la réflexivité s’actualise dans la performance à travers la réciprocitédes regards (« through mimesis of gaze, reflexivity is embodied in performance » p.181). De Jong conclut : « They masquerade as intangible heritage. » (p. 182).
8 Le thème de la médiatisation d’un passé immémorial devenu une source de prestige estrepris par Dorothea E. Schulz9. Son texte examine le succès de l’émission malienne
Terroir qui diffuse, depuis désormais 25 ans, des reportages sur les diverses aires« traditionnelles » du pays. L’auteure analyse ce phénomène populaire en relation avecles diverses étapes de la construction nationale post-coloniale de l’État malien. Ainsi,
elle s’interroge sur les différents idiomes de l’appartenance et de l’autochtonie produitspar les politiques culturelles. En focalisant son attention sur la cohabitation desprocessus de flux et de fermeture à l’œuvre dans la valorisation et l’édification d’entités
originelles, Schulz relève que ce qui est envisagé comme des coutumes singulières
réside moins dans une référence immuable au passé que dans la capacité d’adhérer auxmutations en cours. Cette qualité serait maintenant reconnue comme le substratvéritable d’une continuité historique entre le passé et ses héritiers ; qualité que, de nos
jours, la notion de patrimoine immatériel serait sensée interpréter et véhiculer. De parla valorisation médiatique de cette notion, les élites traditionalistes (souvent
composées en grande majorité par des citadins) négocient, à une échelle nationale, leuridentification locale à la reconnaissance simultanée de leur « terroir » et de leurcondition moderne. L’intangibilité de l’héritage apparaît alors être le produit del’institution d’émotions visant à susciter des sentiments d’appartenance (et de
Civilisations, 59-1 | 2010
178
reconnaissance) au moyen de l’investissement sur des audiences. Dans ce cadre, nous
dit l’auteure, il est possible d’observer une « technologie de la médiation orale »(« technology of aural mediation » p. 192) qui a commencé à se développer à travers ladiffusion de programmes radio promouvant des pratiques ritualisées converties enproductions artistiques et identitaires. Une telle tendance s’est accentuée et modifiée
suite à l’avènement de l’émission télévisée qui donne à voir la mise en scène desspécificités culturelles et religieuses, politiquement communiquées par leurs acteurs/inspirateurs au reste de la nation.
9 Ramon Sarró examine les mutations politiques que la société baga en Guinée a vécu àpartir du processus de décolonisation10. Le régime de Sékou Touré ayant interdit
pendant vingt-six ans (1958-1984) toute forme de pratiques dites animistes, le retouraux sources de la tradition ancestrale se fait aujourd’hui selon des modalités
paradoxales. À la démystification des cultes aurait succédé leur accession à la chaîne
patrimoniale qui a fini par opposer les anciens détenteurs des « secrets » de latransmission orale et initiatique du savoir aux jeunes générations qui aspirent àintégrer la culture populaire dans les flux de la globalisation. Un tel clivage affecteégalement les actuelles politiques identitaires réactivant la distinction – mise à mal parla transformation nationaliste et post-coloniale de la coutume imposée par Sékou Touré
– entre les « maîtres de la terre » autochtones et les groupes sociaux qui leur étaient
inféodés. Et pourtant, la dynamique de folklorisation qui fut le fait de l’État totalitairese prolonge, tout en changeant de signe, à travers les tentatives d’indigénisation deleur passé dont les élites contemporaines sont devenues les actrices principales. En cesens, la rhétorique actuelle relative à la découverte d’un héritage immatériel propreaux rituels de masques baga permet, comme nous l’avons déjà vu plus haut, de faireressortir leurs narrations mythiques et leurs généalogies.
10 La dernière contribution de l’ouvrage est celle de Paul Basu11. L’auteur revient sur laquestion de la cohabitation de mémoires collectives censées être communautaires (ouincorporées) et des mémoires officielles. En nuançant le propos d’autres chercheurs
ayant travaillé en Sierra Leone, Basu affirme qu’entre ces deux formes supposées parcertains comme étanches, il est possible d’observer une synchronisation et une
articulation. Les lieux symboliques de cette mémoire hétérogène et trouble qu’ilobserve sont : le Cotton Tree de Freetown, devenu une icône de l’histoire du pays et duprocessus de réconciliation national qui a suivi la fin de la guerre civile en 2002 ; lafigure et le « nom de guerre » de Bai Bureh, s’identifiant à un héros de la lutte pourl’indépendance et devenu une figure mythique au centre de plusieurs formes deréappropriation ; les monuments commémorant l’avènement de la paix ; enfin, lesfosses communes découvertes après la fin de la guerre. Basu observe la quête decatharsis collective à l’œuvre dans les discours institutionnels mais également dans despratiques populaires et locales d’appréhension d’un passé douloureux très récent,
nécessitant non seulement plusieurs réécritures concomitantes de l’histoire, mais aussila constitution de paysages mémoriels « continually ‘overwritten’ » (p. 254). Une tellesur-écriture du passé, où l’histoire imprimée (ou à publier) négocie son autorité avec laréélaboration de traditions « authentiquement » en mesure d’affirmer leur modernité
performative, me semble à la fois conclure et synthétiser l’originalité d’une analyse
collective sur des héritages réclamés, c’est-à-dire sollicités, exigés, revendiqués comme
locaux et rendus publics.
11 ***
Civilisations, 59-1 | 2010
179
12 L’ouvrage apporte un éclairage original sur la réception d’une notion à l’origine
bureaucratique comme celle de patrimoine dans des contextes qui en sont desrécipiendaires « exotiques ». Du point de vue ethnographique, les rapports d’échange etde concurrence entre les configurations internationales et nationales de mise en valeurde biens culturels et des interprétations émiques, jouées et vécues, de la tradition sont
interrogés avec pertinence. Des inventions mémorielles, implicites ou délibérées, sont
observées par les auteurs au prisme d’imaginaires qui peuvent se concrétiser à traversdes fictions où les faits sociaux du passé de la culture reviennent à leurs « héritiers »en tant que vecteurs potentiels de modernité et de développement. Dans ce cadre, leregard du chercheur (et du lecteur) est autant attiré par les espaces conflictuels àl’intérieur desquelles ces créations se donnent à voir que par le foisonnement de leurssignifications.
13 Les recherches réunies par Ferdinand de Jong et Michael Rowlands nous suggèrent quetoute tentative d’objectiver la notion d’immatériel comme un absolu conceptuel ne
peut correspondre qu’à la reprise d’une opposition factice entre des réalisations
culturelles physiques et des pratiques ou valeurs dites « intangibles ». Une
anthropologie croisée de l’immatériel patrimonial et des mémoires contemporaines del’immatériel semble pouvoir empêcher les analyses trop approximatives ou
défectueuses dont une telle opposition est souvent le vecteur. En ce sens, les
perspectives développées par Reclaiming Heritage nous aident à interroger, à une
échelle désormais globalisée, la relation entre les usages de la notion de l’immateriel
patrimonial et les représentations de biens dits matériels dans les textes officiels del’Unesco.
14 Loin d’être son altérité non monumentale, l’immatériel de l’héritage culturel subsume
la matérialité nécessaire à l’édification de tout domaine patrimonial. Il serait alorsl’effet social de la fabrication d’une continuité historique ou mémorielle rendue
signifiante aussi bien par des opérations de classement et d’exposition que par despratiques rituelles et folkloriques qui les inspirent et qui s’en inspirent. Les auteurs dulivre nous encouragent à penser l’efficacité symbolique de l’autorité médiatique desécritures érudites, de la photographie, de la télévison, de la sculpture, des institutions
muséales et des cérémonies commémoratrices à l’épreuve de contextes
ethnographiquement situés où les acteurs locaux re-actualisent constamment desformes de (auto)distanciation théâtrale de leur culture.
15 La mémoire sociale de l’immatériel participe ainsi des procédures contemporaines
d’inventaire de la tradition mettant en scène l’aura perdue des origines dans ce qui estinvisible (et indicible) à tout groupe ou acteur social : son présent. Mais au travers desnouvelles formes d’observance du passé qu’il englobe a posteriori, l’immatériel dupatrimoine est l’effet d’une vision mondialisée s’appuyant également sur un usageméta-temporel du foyer « originel » de la tradition. Dans ce cadre, les ressources en jeu,qu’elles soient touristiques, diasporiques, idéologiques ou officielles, contribuent toutesà l’institution d’espaces alternatifs, publics et communs, de l’imagination identitaire.
Civilisations, 59-1 | 2010
180
NOTES
1. . «Palimpsest Memoryscapes : Materializing and Mediating War and Peace in Sierra Leone », p.231‑259.2. . « ‘Taking on a Tradition’ : African Heritage and the Testimony of Memory », p. 31-69.3. . « Reconsidering Heritage and Memory », p. 13-29.4. . « Slave Route Projects : Tracing the Heritage of Slavery in Ghana », p. 71-98.5. . « Picturing the Past : Heritage, Photography, and the Politics of Appearance in a Yoruba
City », p. 99-125.6. . Michael Rowlands, « Entangled Memories and Parallel Heritages in Mali », p. 127-144 ;Charlotte Joy, « ‘Enchanting Town of Mud’ » : Djenné, a World Heritage Site in Mali », p. 145-159.7. . L’expression World Heritage Project identifie d’une manière générale l’action de l’Unesco
consistant à classer des biens culturels ou naturels comme patrimoine de l’humanité.
8. . « A Masterpiece of Masquerading : Contradictions of Conservations of Intangible Heritage »,p. 161-184.9. . « From a Glorious Past to the Lands of Origin : Media Consumption and Changing Narratives
of Cultural Belonging in Mali », p. 185-213.10. . « Demystified Memories : The Politics of Heritage in Post-Socialist Guinea », p. 215-227.11. . « Palimpsest Memoryscapes : Materializing and Mediating War and Peace in Sierra Leone »,p. 231-259.
AUTEUR
GAETANO CIARCIA
est maître de conférences (HDR) en ethnologie à l’Université Montpellier 3. Il est membre duCERCE (Centre d’études et de recherches comparatives en ethnologie, EA 3532, Université
Montpellier 3) et chercheur associé au LAHIC (Laboratoire d’anthropologie et histoire :l’institution de la culture, Paris). Il a mené des enquêtes en pays dogon (Mali), dans le Bénin
méridional, en Languedoc-Roussillon et à la Martinique. Dans ses recherches, l’intérêt pour lesnotions d’exotisme et de fiction dans la formation du discours anthropologique se connecte à unexamen des relations que ce discours entretient avec l’institution de mémoires collectives «mises en culture » sous forme de patrimoines. [Département d'Ethnologie, Université de Montpellier, 3 route de Mende, 34199 Montpellier