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Civilisations Revue internationale d'anthropologie et de sciences humaines 59-1 | 2010 Sexualités : apprentissage et performance Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/civilisations/2237 DOI : 10.4000/civilisations.2237 ISSN : 2032-0442 Éditeur Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles Édition imprimée Date de publication : 28 juin 2010 ISBN : 2-87263-029-5 ISSN : 0009-8140 Référence électronique Civilisations, 59-1 | 2010, « Sexualités : apprentissage et performance » [En ligne], mis en ligne le 29 juin 2013, consulté le 21 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/civilisations/2237 ; DOI : https://doi.org/10.4000/civilisations.2237 Ce document a été généré automatiquement le 21 septembre 2020. © Tous droits réservés
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Civilisations, 59-1 - OpenEdition Journals

Apr 30, 2023

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CivilisationsRevue internationale d'anthropologie et de scienceshumaines 

59-1 | 2010Sexualités : apprentissage et performance

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/civilisations/2237DOI : 10.4000/civilisations.2237ISSN : 2032-0442

ÉditeurInstitut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles

Édition impriméeDate de publication : 28 juin 2010ISBN : 2-87263-029-5ISSN : 0009-8140

Référence électroniqueCivilisations, 59-1 | 2010, « Sexualités : apprentissage et performance » [En ligne], mis en ligne le 29 juin2013, consulté le 21 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/civilisations/2237 ; DOI :https://doi.org/10.4000/civilisations.2237

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 Bien qu’elle ait su se faire discrète, la sexualité fait partie de ces thèmes

qui ont accompagné l’histoire de l’anthropologie, et des sciences sociales

en général. Or, si dans nombre d’études, elle a surtout été considérée

comme le révélateur d’enjeux qui la dépassent et l’englobent, ce dossier

invite à adopter une posture résolument pragmatique afin d’explorer

comment fonctionnent apprentissages et performances sexuels. Les textes

réunis ici cherchent ainsi à approcher anthropologiquement la sexualité

dans divers contextes de vie, en mettant l’accent sur l’apprentissage des

pratiques, l’incorporation des normes, la transmission des savoirs ou des

scripts, et l’invention des imaginaires.

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SOMMAIRE

Dossiercoordonné par David Berliner et Cathy Herbrand

IntroductionPragmatique et médiations sexuellesDavid Berliner et Cathy Herbrand

À la recherche de l’homme capable…Concurrence entre femmes (Ouagadougou, Burkina Faso)Jacinthe Mazzocchetti

La socialisation du désir homosexuel masculin à BamakoChristophe Broqua

Sexualités et prévention dans les romans contemporains sur le VIH/sidaUne source d’apprentissage ?Joseph Josy Lévy et Lucie Quevillon

Une initiation diffuse à la sexualitéLe sabar des Wolof du SénégalAudrey Dessertine

La sexualité post-partum dans les fora internetSocialisation entre pairs et transmission des savoirsCatherine de Pierrepont

Varia

Ritualisation mémorielle et construction ethnique postcommuniste chez les Hongrois deTranscarpathie (Ukraine)Anne-Marie Losonczy

La fabrique de l’État néolibéral« Workfare », « Prisonfare » et insécurité socialeLoïc Wacquant

A propos

De qui l’immatériel est-il le patrimoine ?Gaetano Ciarcia

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Dossiercoordonné par David Berliner et Cathy Herbrand

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IntroductionPragmatique et médiations sexuelles

David Berliner et Cathy Herbrand

 

Au-delà du porno

1 Sur la toile, circule ces jours-ci une scène pornographique produite aux États-Unis1, quiparodie les questions d’apprentissage et de performance qui nous intéressent dans cevolume. Décliné sous des formes diverses, le script minimal du film est celui d’un jeune

couple souffrant de problèmes sexuels. Dans certains cas, la jeune femme y est décritepar son mari comme un « lame fuck » (en argot, un mauvais coup) et dans d’autres, c’estle jeune homme qui est incapable de satisfaire sa partenaire, tous deux étant inaptes àdévelopper une sexualité épanouissante, ici d’inspiration pornographique. Dépités, ilsse décident alors à demander conseil à une professionnelle du sexe, en général une stardu  porno,  qui   leur  montrera  comment   s’y  prendre.  L’on  y  voit  alors  un   threesome

pédagogique où, pour le plus grand plaisir du mari et de sa femme (et, évidemment, duspectateur), l’actrice, qui adopte la posture de l’enseignante-thérapeute (avec carnet denotes et crayon), apprend aux deux maladroits comment se donner du plaisir. Ici, onpeut  apprécier  comment  la  performance,  et  la  « bonne »  performance  en  particulier(faite de gestes brusques et acrobatiques, d’éjaculations faciales et de parties-à-trois),un thème omniprésent dans l’imagerie pornographique contemporaine (Baudry 1997),est liée à son apprentissage. Le modèle parodié est évidemment celui de la pédagogiescolaire et de l’apprentissage d’un savoir-faire par imitation. En effet, la jeune femme

inexpérimentée suit les conseils avisés de la sexpro qui lui montre comment faire pourdonner  « a good oral job »   (une  bonne   fellation),   tandis  que   le  mari  s’entraîne  à   lalevrette  avec  elle  devant   les  yeux  excités  de   sa   femme.  Bien  entendu,   ce  modèle

d’apprentissage  direct,  caricaturé  pour  susciter   l’excitation  du  spectateur,  n’est  pascelui  qui  préside   à   la  plupart  des   situations  vécues,   et   certainement  pas  dans   ledomaine  des   sexualités.  Alors  que   la  pornographie  elle-même  constitue  une   forme

culturelle et pédagogique pour de très nombreux individus, pas seulement masculins,

sur   le  globe   (Williams  2004),   il  existe  bien  d’autres   types  d’apprentissages  sexuels,moins explicites, mais tout aussi efficaces. Approcher anthropologiquement la sexualité

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dans divers contextes de vie, en mettant l’accent sur les divers mediums qui y opèrent :telle est bien l’ambition générale des textes réunis ici qui, tous, visent à comprendre

comment,  dans   le  champ  des  sexualités,  fonctionnent   l’apprentissage  des  pratiques,l’incorporation des normes, la transmission des savoirs et des scripts, et l’invention desimaginaires. À partir d’ethnographies serrées, les auteurs de ce volume décrivent leslieux, les interactions, les acteurs, les institutions, les objets, les gestes, les textes, lesimages,   les   moments   critiques,   les   idées,   les   temporalités   ordinaires   et   moins

ordinaires,   les   rituels   et   les   codes   qui   participent   de   l’apprentissage   et   de   laperformance des sexualités et ce, dans différents environnements sociaux et culturels –mais principalement en Afrique et en Amérique du Nord. Comme on le verra dans lespages qui suivent, tous offrent un regard anthropologique novateur, et un démenti àl’image véhiculée par ce préliminaire pornographique. 

 

Ethnographier les sexualités

2 Bien  qu’elle  ait   su   se   faire  discrète,   la   sexualité   fait  partie  de  ces   thèmes  qui  ont

accompagné l’histoire de l’anthropologie (Bazin, Mendes-Leite et Quiminal 2000, Lyons

et  Lyons  2004),  en  particulier,  et  des  sciences  sociales,  en  général.  Qu’il  suffise  depenser aux textes fondateurs de Bronislaw Malinowski (1929) et de Margaret Mead

(1935) qui ont tous deux ouvert une brèche en ce domaine (certes vite refermée par unlong silence), utilisant la sexualité des « cultures autres » pour spéculer sur la nature

générale de la sexualité humaine, mais surtout – ce que l’on retiendra ici – montrant

combien la sexualité est construite culturellement et socialement. Avec le Kinsey Report

(réalisé  entre  1948  et  1953),  puis   le  développement  des  études   sur   le  genre  et  duféminisme,   les   analyses   anthropologiques   sur   la   sexualité   se   sont   multipliées,

s’intéressant   notamment   aux   femmes   et   à   la   reproduction   dans   une   perspectivemarxiste et psychanalytique (Mathieu 1985, Rubin 1975), ou cherchant à dresser une

comparaison   transculturelle   des   comportements   sexuels   (Marshall et   Suggs   1971).Toutefois,   c’est   surtout   avec   l’avènement,   dans   notre   discipline,   du   féminisme

postmoderne dit « 3e vague » (Behar et Gordon 1995), des gay and lesbian studies (Weston

1993,  Lewin  et  Leap  2002)  et  des  études  queer (Morris  1995),  que   les  sexualités  sont

devenues   des   objets   d’étude   anthropologiques   à   part   entière,   bien   qu’ils   soient

particulièrement  malaisés  à  cerner   (Kulick  et  Cameron  2003).  Et   l’anthropologie  depasser ainsi d’une approche culturaliste centrée sur la mise en évidence de la variabilitédes   formes   sexuelles   à   un   questionnement   sur   la   sexualité   per se,   en   tant   queconstruction sociale dont la signification, les catégories et même le fondement, varient

à la fois individuellement, culturellement et historiquement (Vance 1991). 

3 Parmi   bien  d’autres,   l’on  pensera   aux   textes   fondateurs  d’Esther  Newton   sur   lescommunautés homos aux États-Unis (1972), de Thomas Gregor à propos de la sexualitéanxieuse des Mehinaku (1985), de Gilbert Herdt sur les pratiques initiatiques same-sex

des  Sambia  (Herdt  1987),  de  Don  Kulick  sur  les  travestis  prostitués  de  Bahia  (Kulick

1997), de Niko Besnier et des leiti transgenres de Tonga (Besnier 2004), d’Anne Allison

sur les clubs à hôtesses pour hommes d’affaires japonais (Allison 1994) ou encore à cesquelques pages stimulantes de Michael Moffatt sur la sexualité des jeunes adultes dans

les   collèges   américains   (Moffatt   1989).  Dans   le  même   temps,   ont   vu   le   jour   desrecherches ciblées, trop nombreuses pour être citées dans le détail, sur la prostitution(Deschamps   2003),   la   pornographie   (Allison   2002,   Liechty   2001)   et   les   violences

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sexuelles (Harvey et Gow 1994, Sanday 1992), tandis qu’une pléthore d’ethnographies

s’est   attachée   à   repenser   les   sexualités   à   l’heure  de   l’épidémie  du  VIH/SIDA,  parexemple dans les sociétés africaines (Arnfred 2005), en Thaïlande (Lyttleton 2000) ou auMexique (Carillo 2002). Enfin, last but not least, un corpus important de littérature s’estattaché   à   discuter   les   enjeux   méthodologiques   autour   de   la   sexualité   et   de   lasubjectivité  érotique  de   l’anthropologue  dans   le  cours  de  sa  recherche   (Berliner  etFalen 2008, Broqua 2000, Kulick et Wilson 1995, Markowitz et Ashkenazi 1999). 

4 De manière générale, ces études ont fait de la sexualité humaine un site fascinant où sedéploient, à l’heure de la mondialisation et de la circulation accélérée des corps et desimages,  des   rapports  particuliers  au  genre,  aux  normes,  à   l’intimité,  au  plaisir,  àl’amour,  au  corps,  à  la  violence,  à  l’argent,  au  risque,  aux  nouvelles  technologies  decommunication ou à la tradition et ce, dans des contextes culturels très divers. Or, à ybien regarder, nombre de ces travaux ont surtout considéré le sexe, non pas dans sadimension à proprement parler pragmatique, mais bien comme le révélateur, le signe

d’enjeux   sociaux   (voire   sociétaux),   économiques,   religieux   et   politiques   qui   ledépassent et l’englobent. En témoigne, parmi bien d’autres, le volume Sexual Meanings,

un recueil de textes anthropologiques édités par Sherry Ortner et Harriet Whitehead,

dont  l’introduction  constitue  un  vibrant  plaidoyer  pour  une  sémiotique  sociologiquedes sexualités où « the erotic dissolves in the face of the economic, questions of passionevaporate   into  questions   of   rank,   and   images   of  male   and   female  bodies,   sexualsubstances,  and  reproductive  acts  are  peeled  back  to  reveal  an  abiding  concern  formilitary honors, the pig herd, and the estate » (Ortner et Whitehead 1981 : 24). Tout sepasse en effet comme si, par une sorte de pudeur scientifique, à prendre la sexualité« de trop haut » (comme toujours déjà signifiant quelque chose), on s’empêchait aussi desaisir  ce  qui  en   fait   la  banale  matérialité,   la  concrétude  routinière,   la  praxis et,  enparticulier,« l’imbrication des actes physiques et des significations » (Bozon 1999 : 3).Imbrication  contextuelle  et  fluide  des  actes  et  des  significations,  qui  mérite  que  l’ons’interroge également pour savoir si, d’un point de vue pragmatique, les actes sexuelsont obligatoirement un sens ou une fonction pour celle ou celui qui les pratique. 

5 Aussi, les cinq textes qui constituent ce dossier nous invitent-ils, non pas à une pulsionscopique éthérée du sexe qui accorderait « une place excessive aux représentations etaux  aspects  purement   symboliques »   (Bozon  1999 :  3),  mais  bien  à  un  voyeurisme

pratique, de basse altitude et ce, au prisme de deux concepts que l’anthropologie dutournant   pragmatique   a   récemment   redécouverts,   ceuxd’apprentissage   et   de

performance.

 

Pour un voyeurisme pratique

6 En 1934, dans ses « Techniques du corps », Marcel Mauss nous invitait déjà à une telleapproche   des   sexualités,   à   décrire   ce   que   l’on   appelait   alors   chastement   les« techniques  de   la  reproduction »,  à  savoir  « toutes   les  techniques  des  actes  sexuelsnormaux et anormaux. Attouchements par sexe, mélange des souffles, baisers, etc. »,dispositifs  de  plaisir  où,  écrivait-il,  « les   techniques  et   la  morale  sexuelles  sont  enétroits   rapports »   (Mauss   1989 :   383).   Certes,   à   l’instar   des   psychanalystes,   lesanthropologues n’ont pas « l’habitude d’observer directement, dans l’exercice de leurmétier, des actes sexuels. À première vue, ce qu’ils expérimentent, semble-t-il, c’est la

manière dont les gens en parlent ou n’en parlent pas » (Godelier 2007 : 145). Autant il

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est chimérique (et peu productif) de sortir de la sémiotique, il nous semble également

impossible,  dès   lors  qu’il  est  question  de  sexualités,  de  quitter   le  terreau   ferme  dulogocentrisme.  On  peut  difficilement  approcher  et  décrire  la  sexualité  des  gens  sans

passer par le langage (le leur et le nôtre, anthropologique). 

7 Pourtant,  afin  de   tenter  d’approcher   le  moins   infidèlement  possible   la   réalité  despratiques,  certains  sociologues  comme  John  Gagnon,   l’un  des  pionniers  des  sexuality

studies, nous ont invités à adopter une posture médiane, entre actions et significations,

en  mettant   l’accent   sur   l’existence de  scripts   sexuels qui  définissent  une  situationcomme potentiellement sexuelle, nomment les acteurs susceptibles d’être érotiques etindiquent le comportement adéquat à suivre (Gagnon 2008). Une approche résolument

pragmatique  donc  qui,   liant   l’apprentissage  à   la  performance,  traite  de   la  sexualitécomme de formes d’action inscrites dans des systèmes d’interlocutions et d’interactions

normés et codés culturellement. Et qui, en dépassant le freudisme des théories sur lasexualité, tout  en  reconnaissant  son  enracinement  dans  « des  capacités  et  processusbiologiques, mais pas plus que d’autres types de conduites » (Gagnon 2008 : 54), vient

nous rappeler à point nommé que les activités sexuelles sont des activités éminemment

sociales.  Pour  paraphraser   le   langage  de  Bruno  Latour   (2005),  qui  enrichit  celui  deGagnon, l’on pourrait avancer que « faire du sexe », c’est convoquer en même temps,

dans un espace, des institutions, des gestes, des idéologies, des odeurs, des processusmentaux,   des   capacités   organiques,   des   sons,   des   émotions,   des   objets   et   destechnologies, et que le rôle de l’anthropologue est de décrire ces médiateurs qui, tous,rendent une telle opération possible. À cet égard, envisager les sexualités à travers leprisme de l’apprentissage et de la performance s’est révélé tout à fait éclairant pour enfaire émerger les dimensions pragmatiques souvent oblitérées. 

Apprentissage…

8 D’abord,   selon   Gagnon,   les   scripts   sexuels,   assemblages   d’éléments   sociaux,

psychologiques   et   physiologiques   « dans   lesquels   les   significations   et   les

comportements se rejoignent pour créer des conduites sexuelles » (ib. : 42), sont l’objetd’un   « apprentissage   élaboré   et   séquentiel »   (ib. :   46)   qui   transforme   « desdénominations   extérieures   en   capacités   intérieures »   (ib. :   53) ;   mais   aussi   d’unapprentissage « qui est largement emprunté à d’autres domaines de la vie » (ib. : 46),une  idée  importante  pour  ne  pas  oublier  que  la  sexualité  dépasse  aussi  « le  sexuel »stricto sensu et que s’y déploient des arrangements sociaux plus larges, par exemple desidéologies de genre, des contraintes économiques et des politiques identitaires. Alors

que la question de l’apprentissage et de la transmission de la culture s’inscrit au cœur

même de l’histoire de notre discipline (Berliner 2010), cette perspective nous invite àréfléchir   sur   les   mécanismes   compliqués   à   travers   lesquels   des   pratiques,   destechniques, des images, et des émotions sexuelles, loin de se convoquer d’elles-mêmes

au sein des individus, s’acquièrent par de lents processus de transmission (verticaux ouhorizontaux), mais aussi sur la manière dont les acteurs parlent (ou ne parlent pas) deces   processus.   En   ce   domaine,   l’on   dispose   de   textes   devenus   classiques   enanthropologie qui traitent de la question des sexualités infantile et pubère, comme lafameuse   description   malinowskienne   des   « amusements   sexuels »   sans   tabou   desenfants   trobriandais   (Malinowski   2001   [1932] :   70).   Il   existe   aussi   une   littératureabondante   sur   l’apprentissage   des   catégories   et   des   pratiques   liées   au   genre,

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indissociable d’enjeux sexuels (notamment Thorne 2003). Par exemple, dans son étudemenée au sein d’un collège américain, C. J. Pascoe montre brillamment combien, pourun  adolescent,  apprendre  à  être  un  homme  passe  notamment  par  l’inculcation  et  lapratique de manières, particulièrement homophobes, de parler de sexualité, mais aussipar des rituels d’interactions entre garçons et filles (comme « se toucher », depuis leflirt   au   simulacre   de   combat),   qui   font   partie   d’un   long   « processusd’hétérosexualisation » dont l’institution scolaire est la scène de prédilection (Pascoe2007 : 86). De même, on trouve de nombreux textes traitant de l’histoire de l’éducationsexuelle et des manuels sur le sexe en Europe et ailleurs (Chaplin 2010, Nelson et Martin

2004). Il nous faut toutefois considérablement enrichir cette image scolaire et textuellede l’apprentissage sexuel. Michel Bozon nous rappelle d’ailleurs que « dans aucun paysl’éducation   sexuelle,   quand   elle   existe,   n’a   d’influence   déterminante   sur   lescomportements  des   jeunes »   (Blanchard,  Revenin  et  Yvorel  2010 :  5).  De   fait,  en  cedomaine, les médiateurs sont multiples. Quels en sont les acteurs, les institutions et lesmedia ?  Que  s’agit-il  d’apprendre ?  Un  savoir  sur   le  sexe,  un  savoir-faire  sexuel  ouencore un ‘savoir-taire’ ? 

9 Autant de questions que les textes réunis dans ce volume cherchent à explorer. Dans

son article, Audrey Dessertine montre comment les chorégraphies du sabar, une danse

provocante d’origine wolof (Sénégal), contribuent à faire circuler un savoir sur le sexeauprès   d’enfants   présents   lors   de   la   performance.   En   observant   les  mouvements

suggestifs des danseuses et à l’écoute des chants proférés, ces derniers se familiarisent

avec des codes et des pratiques sexuels, ainsi qu’avec des arrangements de genre. Aussi,

condensant des aspects sociaux, esthétiques et symboliques, le sabar est-il également

porteur d’une forme d’éducation sexuelle qui met en scène des pagnes érotiques, deschants obscènes et des mouvements dansés qui imitent le coït. Mais alors qu’existent

des formes locales d’apprentissage sexuel dont le sabar est un contexte particulier, latélévision, les cassettes vidéos, les DVD, l’internet et les téléphones cellulaires jouent

désormais aussi un rôle crucial dans la transmission de savoirs et d’imaginaires sexuels,au Sénégal comme dans bien d’autres parties du monde. Ainsi, en bien des lieux, il fautsouligner la part prépondérante jouée par la pornographie véhiculée sur l’internet etsur   les   téléphones  cellulaires,  désormais  globalisée  et  synonyme  pour  beaucoup  deliberté  et  de  modernité  sexuelles,  dans   la  constitution  de  ces  nouveaux   imaginaires

(Liechty 2001, Lyttleton 2008, Mahdavi 2010). Jacinthe Mazzochetti montre ainsi quelleplace   les   films   pornographiques,   de   véritables   « canaux   d’informations   et   deformations »,  occupent  dans   l’apprentissage  de  scénarios  sexuels  qui  promeuvent   lavirilité et la performance dans le milieu estudiantin à Ouagadoudou (Burkina Faso). Lesgarçons, en particulier, les visionnent en groupe pour apprendre de nouvelles pratiqueset  partager  leurs expériences,  et  ils tentent  aussi d’inculquer  ces scénarios sexuels  àleurs   partenaires   féminines   en   leur   offrant   des   revues   spécialisées.  Mais   la   toileapparaît aussi comme le lieu de transmission d’un savoir sur le sexe qui n’est pas issude l’industrie pornographique. Dans sa contribution, Catherine de Pierrepont examine

comment de jeunes parents (et, en fait, surtout de jeunes mères) recourent à internet

pour  répondre  aux  difficultés  sexuelles  qu’ils  rencontrent  suite  à   la  naissance  d’unenfant. Par l’intermédiaire des cyberforums, les jeunes mamans sollicitent, produisent

et  s’échangent  une  connaissance  socio-médicale  profane,   issue  de   leurs  expériences

personnelles, sur la sexualité postpartum. L’enjeu est ici de comprendre les modalités

de   transmission   de   savoirs   populaires   sur   le   sexe   via   l’utilisation   des   nouvelles

technologies de communication. À l’heure du « tout-cyber », l’article de Joseph Lévy et

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Lucie Quevillon vient, quant à lui, nous rappeler qu’à l’instar des manuels érotiques quiont existé de haute antiquité dans la plupart des sociétés, le roman continue de jouerun rôle important dans la création d’imaginaires sexuels autour de lieux, d’interactions

et de techniques spécifiques. Une idée déjà soulignée par Gabriel Tarde dans un coursdonné au Collège de France en 1901-02 sur les bouleversements de la morale sexuelle et« la part du théâtre et de la littérature, du roman surtout, dans ces lents et insensibles

changements de mœurs » (Tarde 2008 : 49). En centrant leur analyse sur des romans

destinés à un public masculin gay et qui traitent de la problématique du VIH/Sida, lesauteurs soulignent non seulement la dimension initiatrice que recèlent les scénarios,

notamment  de  par   le  registre  des  comportements  érotiques  qui  s’y  déploient,  mais

aussi   l’ambiguïté  qu’ils  véhiculent  en  matière  de  prévention,  entre  apologie  de   laliberté sexuelle et gestion des risques associés à la sexualité. Enfin, si l’apprentissage

sexuel passe  par  des médiums multiples,  il  s’opère  aussi dans  le  cadre  d’interactions

directes  comme   l’illustre   l’article de  Christophe  Broqua  sur   la  socialisation  du  désirhomosexuel  masculin  à  Bamako  (Mali).  Les   jeunes  hommes   interviewés  par   l’auteurracontent   leur   entrée   en   homosexualité :   si   certains   d’entre   eux   ont   vécu   leurspremières expériences dans le cadre d’attouchements ludiques avec des adolescents deleur âge, d’autres, entre désir et contrainte, ont été initiés au sexe par des hommes plusâgés. Ils relatent aussi comment, dans un tel contexte de discrimination, tous ont trèsvite   appris   à   savoir   taire   leur  désir  homosexuel2,   la   crainte  de   s’attirer   la  honte

contribuant simultanément à créer et à maintenir un réseau secret d’interconnaissance

et  de  solidarité,  un  « milieu »  homo  bamakois  aux  frontières  floues  qui  se  reproduitdésormais aussi via l’utilisation d’internet.  

… et performance

10 Si   la  notion  d’apprentissage  nous  aide  à  penser   la  manière  dont  des  catégories,  despratiques et des émotions sont acquises, le thème de la performance, désormais central

dans   les   sciences   sociales   (Ehrenberg   1991)   et   dans   l’étude   des   sexualités,   vient

également   nourrir   notre   regard   et   ce,   de   deux   manières.   D’abord,   la   notion

vernaculaire a, elle-même, envahi le champ vécu des sexualités, notamment à travers lapornographie   qui   voue   un   culte   à   la   performance   sexuelle,   ici   comprise   comme

évaluation  (il  y  a  une  bonne  et  une  mauvaise  performance).  Cette  exaltation  de   laperformance   sexuelle est  particulièrement  présente  dans   le   contenu  des  ouvragesanalysés par Joseph Lévy et Lucie Quevillon, diffusant l’image d’une sexualité gay qui seprésente, dans le cadre occidental et urbain, comme affranchie de toute contrainte – àl’exception peut-être de celle de la maladie. Dans le sabar sénégalais aussi, l’accent estmis   sur   la   performance   sexuelle,   une   bonne   performance   faite   de   mouvements

saccadés,  bien  roulés  et  « épicés »,   la  sexualité  étant  souvent  comparée  à  des  mets

culinaires qui doivent être relevés. Au rythme des tambours, les corps frénétiques desdanseuses, parées d’objets érotiques furtivement dévoilés sous leurs pagnes, donnent

ainsi à voir les qualités nécessaires à la réalisation d’un acte sexuel réussi. Face au cultede   la  performance,   l’article  de  Catherine  de  Pierrepont   attire,  quant   à   lui,  notre

attention sur les difficultés sexuelles qui peuvent être liées aux différents changements

induits par la venue d’un enfant. L’analyse des échanges virtuels sur la toile montre àquel point la baisse de désir et les problèmes sexuels rencontrés par les couples restent

souvent attribués par les internautes à des difficultés physiologiques et que sont peu

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interrogées les dynamiques sociales et psychologiques qui influencent la performance

sexuelle. 

11 Pourtant,   il  ne   faudrait  pas  enfermer   la  question  de   la  performance  dans  celle  del’évaluation  d’un  exploit.  Car   la  performance,  en   tant  que  notion  anthropologique

(Turner  1986),  met  au  centre  de   l’analyse   le  « faire »,   l’interaction,   l’imitation  et   lacréation. Non pas comme une performance théâtrale qui serait uniquement réflexive,consciente   et   voulue   (comme  peuvent   aussi   l’être  nombre  de  pratiques   sexuellesd’aujourd’hui),  mais  aussi,  au  sens  de  la  performativité  de  Judith  Butler,  reprise  parcertains anthropologues comme Morris (1995) et Kulick (1997), où le genre est pensé entant   que   performance sociale   apprise   et   répétée,   qui   produit   toutefois   l’illusiond’identités  genrées  fixées  à  jamais.  En  ce  sens,  parler  de  performance  sexuelle,  c’estaussi  traiter  du  rapport  aux  normes  sexuelles,  de   l’imitation,  de   l’improvisation,  del’invention  et  de   la  transgression  dans   le  cadre  d’arrangements  sociaux  plus   larges.Dans   son  article,   Jacinthe  Mazzocchetti  montre  ainsi   comment  à  Ouagadougou,   laperformance   sexuelle   joue   un   rôle   stratégique   dans   les   relations   conjugales   etéconomiques   entre   hommes   et   femmes,   mais   aussi   entre   femmes   concurrentes.

Certaines  étudiantes,  qui  n’ont  pas  encore  de  mari  et   luttent   contre   la  précarité,profitent des atouts de leur jeunesse et d’une sexualité performante pour s’accaparerles  « hommes   capables »,   les  « tontons »   (des  hommes   souvent  plus  âgés  et  ayant

réussi), et jouir des avantages, principalement d’ordre économique, qu’ils peuvent leurprocurer.  Transgressives,   l’exhibition   et   l’offre   sexuelle   de   ces   jeunes   femmes   seheurtent à la sexualité « normale », vécue dans le cadre conjugal où le rôle de mère etd’épouse   implique  plus  de  retenue.  D’une   telle  configuration,   les  hommes  capablesretirent  un  pouvoir  basé  sur   leurs  exploits  à  accumuler  de  nombreuses conquêtes,

tandis   que   se   crée   un   champ   d’exclusion   pour   de   nombreuses   femmes   « non-

performantes »  qui  manquent  de   frivolité  et  pour   les  hommes  « non-capables »  quidoivent   revoir   à   la   baisse   leurs   ambitions  matrimoniales   et   leurs   possibilités   derencontres. Nombreux sont aussi les enjeux qui imprègnent le sabar sénégalais, à la foisinitiateur   à  une   féminité   adulte,   transgressif   (en   ce  qu’il   joue   sur   le   registre  del’obscénité dans une société largement musulmane) et créateur d’un espace de libertéféminin,  mais  aussi  conservateur  des  canons  d’une  masculinité  hégémonique  virile(surtout   non-homosexuelle)   et   d’une   féminité   emprisonnée   dans   une   séductionhypersexualisée. Enfin, l’article de Christophe Broqua met en avant la complexité desrencontres  et  des rapports  homosexuels  dans  le  contexte  malien  où  se  dévoilent  demanière plus criante la stigmatisation, la précarisation et les rapports de domination

qui accompagnent souvent les pratiques homosexuelles masculines, étroitement liéesaux relations qui existent entre cadets et aînés, ainsi qu’aux représentations locales descomportements  féminins  (qui  constituent   le  prisme  à  travers   lequel   les  homos  sont

principalement   identifiés  et  stigmatisés).  À cet  égard,   les  textes  réunis   ici   illustrent

surtout  à  quel  point   la   sexualité,  par-delà   la  diversité  de   ses  pratiques  et  de   sesreprésentations, est un lieu privilégié de l’exercice du pouvoir, un pouvoir capillaire àla Foucault qui,  pulvérisé  dans  l’effectuation  même  des  pratiques  sexuelles,  dans  leurperformance, exprime et sert souvent « des motifs non-sexuels » (Gagnon 2008 : 57). 

12 En souhaitant rassembler des contributions ethnographiques sur l’apprentissage et laperformance  sexuels,  nous  savions  devoir  nous  attaquer  à  un  sujet  particulièrement

difficile. Car, quand bien même nombre d’entre nous ont fait des sexualités leur objetfavori, rares sont ceux qui ont exploré ces questions pragmatiques tant elles consistent,

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pour l’anthropologue, à tenter de déterminer maladroitement « ce qui est ressenti oupensé  lorsqu’il est confronté  à  des organismes  vivants  dont les capacités  langagières

restreintes   sont   susceptibles   d’exclure   certaines   sensations   et   certaines   pensées »(Gagnon   2008 :   52).  À  ce  propos,   les   articles  de   ce  numéro   interrogent   aussi,   enfiligrane,  les  enjeux  et  les  outils  méthodologiques  dont  nous  disposons  pour  réaliserune telle anthropologie de l’intimité. Certes, sur nos terrains de recherche, nous avons

(presque) tous surpris l’un de nos interlocuteurs un magazine ou un DVD porno à lamain. Mais qui, pour autant, s’est livré à une ethnographie serrée de la consommation

pornographique locale, de ses usages (quand, avec qui, à quelle fréquence, dans quellesconditions,  par  quels  moyens  d’accès),  et  de  ses  motivations   (apprentissage  sexuel,fantasmes, activité conjugale, masturbation, fun) ? Ou encore, par exemple, quelle placela  cybersexualité,  les  jouets  du  sexe  ou  l’imagerie  « sado-maso »  occupent-ils  dans  lacréation  ou   la   transformation  de  pratiques  et  de  normes   sexuelles  en  Occident  etailleurs   dans   le   monde ?   Sont-ils,   ici   ou   ailleurs,   devenus   des   médiateurs   dans

l’apprentissage et la performance du sexe ? Modestement, l’ambition de ce volume deCivilisations est  de  nous  rappeler  que  ces  fascinantes  questions,  parmi  bien  d’autres,méritent   d’être   approchées   dans   une   optique   anthropologique,   compréhensive   etcomparative, et que les recherches qu’elles susciteront pourront contribuer à affiner

notre  connaissance  des   formes  contemporaines  du  sexe,  un  savoir  à   l’intention  desspécialistes  des   sciences   sociales,  mais  aussi  destiné  à   tous  ceux  qui,  par  manque

d’information, se trouvent désorientés par les évolutions récentes des sexualités. 

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NOTES

1.  Voir, par exemple, <http://spa.thebrazzers.com/galleries/47/?t=2>, Brazzers (d’origine nord-

américaine) étant l’un de sites web pornographiques les plus consultés à l’heure actuelle.2.   Un phénomène similaire est décrit par Hector Carrillo au Mexique sous le terme de « sexualsilence » (2002), une stratégie de dissimulation des comportements homosexuels qui permet deles rendre tolérables dans une société homophobe. À Luang Prabang, une ville religieuse du Nord

du Laos, David Berliner (à paraître) a mis en relief le secret stratégique entourant les rencontres

entre hommes (avec leurs lieux et leurs temporalités propres), perçues comme inadmissibles parla plupart des habitants.

AUTEURS

DAVID BERLINER

est anthropologue (Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains,

ULB) et chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles. Il a publié divers

articles sur l’apprentissage et la transmission, la mémoire, la religion, les

jeunes et la culture matérielle en Afrique de l’Ouest (notamment la Guinée-

Conakry) et en Asie du Sud-Est (Laos). Il a co-édité (avec Ramon Sarro, 2007)

Learning Religion : Anthropological Approaches ainsi qu’un numéro special de

la revue Men and Masculinities intitulé « Men Doing Anthropology of Women »

(avec Doug Falen, 2008). Un numéro spécial de la revue Terrain (intitulé

« transmettre ») est sous presse (2010).ULB-Institut de sociologie, Avenue Jeanne, 44, CP124, 1050 Bruxelles – [email protected]]

CATHY HERBRAND

est chargée de recherches au Fonds de la Recherche Scientifique (FRS-FNRS)

et enseigne la sociologie et l’anthropologie à l’Université Libre de Bruxelles.

Ses recherches portent sur les nouvelles formes de parenté et leur encadrement

légal. Elle a publié divers articles sur l’homoparentalité, la parenté sociale et la

filiation, notamment dans une perspective comparative avec le Québec. Elle est

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l’auteure d’un courrier du CRISP sur l’ouverture de l’adoption aux couples de

même sexe et prépare actuellement un ouvrage sur les coparentalités gaies et

lesbiennes. Elle co-organise à l’ULB avec David Berliner l’Atelier Genre(s) et

Sexualité(s) [AGS, ULB – Institut de sociologie, avenue Jeanne, 44, CP 124,

1050 Bruxelles, Belgique – [email protected]]

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À la recherche de l’hommecapable…Concurrence entre femmes (Ouagadougou, Burkina Faso)

Jacinthe Mazzocchetti

1 Au   Burkina   Faso,   bien   que   différents   changements   affectent   les   organisations

familiales,   les  études  s’accordent  pour  dire  que  de  multiples   formes  d’organisation,

anciennes et nouvelles, coexistent dans chaque groupe de la population1. Dans l’étudeintitulée  « Ménages  et  familles  en  Afrique »,  il  est  précisé  que  les  recherches  sur  lesfamilles africaines contemporaines reconnaissent la diversité des formes familiales etremettent  en  question   le  postulat   fondamental  de   la   linéarité  du   changement :   lafamille   ne   se   nucléarise   pas,   la   parenté   demeure   au   cœur   des   stratégies  même

nouvelles,   et   la  polygamie  ne  diminue  pas   automatiquement.   Enfin,  de  nouvelles

réalités africaines se sont imposées : la monoparentalité féminine, l’augmentation desunions   consensuelles   et   les   relations   sexuelles  des   jeunes   (Pilon,  Locoh,  Vignikin,

Vimard 1997). 

2 Au travers de cette non-linéarité de la transformation des familles, mon étude porte surles relations entre hommes et femmes au sein du milieu universitaire ouagalais2. Âgés

de 20 à 35 ans, les étudiants et les diplômés de l’Université de Ouagadougou rencontrés

ont   la   particularité   d’être   exposés   à   de   multiples   influences   communautaires,

familiales, religieuses assorties de désirs personnels construits via l’école, les lectures,les médias et les rencontres. Du fait qu’ils habitent en ville et qu’ils côtoient de côtoyerdes personnes provenant de régions voire de pays différents, que ce soit à l’université

ou   dans   les   autres   réseaux   de   socialisation,   les   jeunes   urbains   scolarisés   ont   lapossibilité de rencontrer des hommes et des femmes provenant de lignages et /ou derégions  éloignées.  Ils  sont  également  dans  une  forme  de  déliaison  des  allégeances  àl’ordre des anciens. En effet, même si la plupart des couples tiennent compte de l’avis,voire ne pourraient décider sans l’avis, de leurs parents, le fait d’être éloignés, d’êtreimprégnés  d’autres  références  culturelles  par   leur  parcours  scolaire  et   les  diversesinfluences médiatiques et religieuses notamment, les pousse petit à petit à choisir leurconjoint selon de nouveaux critères et à vivre leur union selon de nouvelles modalités.

D’un autre côté, leur mariage est conditionné par l’accès au monde professionnel et/ou

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aux  capacités  à   trouver  un  conjoint  qui  a   réussi.  Pèse   sur  eux  une   responsabilité

nouvelle   à   la   fois   dans   la   quête   du   partenaire   et   dans   la   réussite   de   l’union

(Mazzocchetti 2009a). 

3 Leur   situation   matrimoniale   est   de   plus   tributaire   de   la   crise   socio-économique

actuelle3. En effet, qu’ils proviennent de milieux urbains ou ruraux, les étudiants et lesjeunes  diplômés   avec   lesquels   j’ai   travaillé   sont  pour   la  plupart   issus  de   familles

modestes, voire précaires. Les familles aisées ne mettent pas leurs enfants à l’Université

de Ouagadougou, mais dans d’autres lieux de formation en fonction de leurs possibilitésfinancières   et   de   leurs   réseaux.   Suite   à   l’augmentation   très   rapide   des   effectifsd’étudiants, à l’application en 1991 des Programmes d’Ajustement structurel, mais aussià   la  réduction  des  bourses  universitaires  et  des  possibilités  d’emploi  à   la   fonction

publique,   les   conditions   de   vie   des   jeunes   scolarisés   se   sont   continuellement

dégradées4.  Ces  jeunes  n’ont  plus  aucune  garantie  quant  à  leur  accès  à  l’emploi,  à  laconsommation et aux possibilités de redistribution auparavant liées au diplôme et austatut  de   fonctionnaire.  Cette  mise  à  mal  de   la   logique  études-emploi-mariage,  cet« éclatement  du  consensus  scolaire »   (Lange  1998 :  276)   influent  sur   les  possibilitésmaritales de ces jeunes ainsi que sur la régulation des rapports hommes-femmes. 

4 Ces différents éléments conjugués ont pour conséquence une exacerbation des rapportsde   forces  entre  hommes  et   femmes,  mais  aussi  entre  hommes  et  entre   femmes.  Laconcurrence  entre  femmes,  aspect  qui  sera  plus  particulièrement  développé  dans   lecadre de cet article, prend des proportions sans précédent. Pour apporter un éclairagesur ces questions, ce texte énonce tout d’abord le contexte matrimonial particulier desjeunes scolarisés ouagalais : entre obligations, désirs et précarités. La rencontre entre

obligation  de  mariage  et   infidélité  des  hommes  « capables »  amène   la  question  desjalousies et concurrences. Dans un deuxième temps, ces questions sont traitées de façonplus   spécifiques   via   une   description   des   représentations   qui   entourent   le   corpsperformant ainsi que des pratiques de mises en concurrence des corps comme atouts etcomme outils de conquête et de reconnaissance.

 

Des rapports hommes-femmes bouleversés

5 Ce premier point a pour objet le contexte spécifique dans lequel s’inscrit la question dela concurrence entre femmes. Seront abordées la nécessité du mariage – pour les jeunes

scolarisés, le plus souvent délié des obligations lignagères – et l’infidélité des hommes

capables, en vis-à-vis des désirs amoureux. 

 Le mariage, une nécessité sociale

6 Au  Burkina  Faso,   le  mariage   reste  une  nécessité   sociale.   Il   est,  pour   les   filles   enparticulier,  et  ce  même  si  elles  sont  étudiantes  ou  diplômées,  un  passage  obligé  afind’être reconnues et respectées (Cavin 1998). De nombreuses rumeurs circulent à proposdu célibat prolongé des femmes, alors soupçonnées d’avoir de nombreux amants (Pilon,

Seidou Mama et Tichit 1997). La société tolère difficilement qu’elles ne soient pas sousle joug d’un homme. Traitées de « bordels », elles inquiètent par leur apparente liberté.Une   femme  « bordel »,  à   la   fois  dans   le   sens  de  bordel-prostitution  et  de  bordel-bordélique, est une femme qui n’est pas « sous contrôle ».

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7 Le problème se pose réellement aux étudiantes qui, si elles se consacrent à leurs études,laissent passer leur temps. Certains hommes, surtout s’ils sont scolarisés eux-mêmes,

tolèrent l’âge de leurs consœurs. Ils connaissent la raison de cette entrée tardive dans

la  maritalité.  Cependant,  même  si,  pour  ses  pairs,  elle  n’est  pas  considérée  comme

« bordel », une  femme  qui  atteint  les  trente  ans  est  « classée »  parmi les  « vieilles » ;elle n’a plus l’avantage de sa jeunesse pour attirer. Dès lors, le rapport de la femme audiplôme, à la carrière et au mariage est une question délicate. Le statut valorisé de lafemme passe avant tout par son statut d’épouse et de mère. Son niveau scolaire et sacarrière professionnelle sont le plus souvent secondaires pour la communauté. Mariage

et   réussite  professionnelle  ne   sont  pas   toujours  compatibles  et  poussent  certaines

femmes à des choix difficiles entre désir de réussite professionnelle et soif de respectsocial acquis à travers le mariage. Même si la situation socio-économique actuelle faitqu’il est difficile de mettre à l’écart quelqu’un qui a réussi, une femme non mariée restele plus souvent une honte pour sa famille (Traoré 2005). 

8 Si un conjoint est rarement imposé aux jeunes femmes qui ont étudié, celles-ci ne sont

pas  vraiment  en  position  de  refuser  une  demande  venant  d’un  parti  acceptable.  Peud’hommes sont en effet « capables » d’envisager et d’assumer un mariage : 

Si un homme vient vers toi, il faut le prendre pour ne pas risquer de se retrouverseule.  Une   fois   le  mari  attrapé,   il   faut   faire  beaucoup  d’efforts  pour   le  garder.(Sonia, étudiante de 23 ans, 2006, jardin de la cité universitaire)

9 Du côté des hommes scolarisés, l’accès au mariage est généralement conditionné parleur  situation  financière.  Situation  qui  s’est  particulièrement  dégradée  ces  dernières

années. Pour eux, la question centrale est plutôt celle du recul de l’âge du mariage5. Eneffet,   leur  entrée  tardive  dans   le  monde  du  travail  retarde   leur  accès  aux  femmes6.

Toute une série de discours viennent justifier un célibat qui, avec l’âge, devient difficileà assumer : la déception amoureuse, le matérialisme des filles, le choix d’être seul… Lemariage reste cependant très important pour eux comme moyen de se conformer auxnormes sociales dominantes. Le fait d’avoir une famille et de gérer un foyer démontre

la capacité de l’homme à être responsable (Mazzocchetti 2007). S’il leur est très difficiled’envisager   le  mariage  sans  connaître  d’abord  une  situation  économique  stable,   leshommes,   une   fois   « sécurisés »,   gagnent   un   « pouvoir »   certain   sur   le

marché matrimonial.   Ils  ont   l’embarras  du  choix  dans  une   société  où   les  hommes

« capables »,   c’est-à-dire   capables   financièrement  d’entretenir  une   famille,   se   font

rares. Ainsi, d’un côté, des hommes n’ont pas accès au mariage et aux femmes, et, del’autre, ceux qui accèdent à une certaine réussite économique et sociale ont quelquepart le « plein pouvoir ». 

 L’infidélité des hommes capables

10 À  Ouagadougou,  que  ce   soit  dans   les  discussions  courantes  ou  dans   les  médias,   la« normalité »  de   l’infidélité  des  hommes  est   largement  reconnue.  Certains  discours« pseudo- scientifiques » permettent également d’entériner et de justifier ces pratiques.À   titre   d’exemple,   le   programme   de   télévision « C’est   dimanche »,   diffusé   sur   latélévision nationale tous les dimanches matins, porte en général sur les questions desrapports   hommes-femmes.   Différentes   personnalités   (chefs   « coutumiers »,   chefs

religieux  et   juristes  notamment)  animent   le  débat  et   répondent  aux  questions  dupublic.  Lors  d’une  émission  consacrée  à   l’infidélité  masculine7,   le  premier  discours,tenu  par  un  pasteur,  mettait  en  avant   les  objets  de  tentation  que  sont   les  femmes,

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ponctuant son intervention d’extraits « choisis » de la Bible : « Délivre-nous du mal etne nous soumets pas à la tentation. » Un homme âgé, présenté comme un chef Mossi,

expliquait que, chez les Mossi, les hommes peuvent avoir le nombre de femmes qu’ilsveulent8.  Un  professeur  d’université   indiquait  que   l’homme   serait  « génétiquement

infidèle ».  Enfin,  un   juriste  rappelait  que  le  code  de  la  famille  burkinabè  autorise  lapolygynie. À la fin de la discussion, les femmes portaient une double faute. La première,

celle  d’être  des  objets  de   tentations  pour   les  pauvres  hommes,  « génétiquement »infidèles,   impuissants   à   résister   aux   habillements   « sexy »   des   jeunes   filles.   Ladeuxième, à l’opposé, était celle de leur incapacité à satisfaire un homme. Les propos deces « spécialistes » ont un impact sur la construction du « sens commun », mais aussisur la manière de se vivre et de se justifier au jour le jour. Ces types de programmes,

nombreux  à  Ouagadougou   (radio  et  TV),   sont  à   la   fois   reflets  des  préoccupations

ambiantes et créateurs d’opinions, de représentations. 

11 Cette   liberté   sexuelle  des  maris   s’inscrit  dans   l’histoire  et   il  est  probable  que   lesfemmes,   d’une  manière   ou   d’une   autre   (jalousie,   négligence,   abandon…),   en   ont

toujours  souffert.  Ce  qui  m’apparaît  comme  différent,  et  pour   le  groupe  étudié  enparticulier, c’est que les déconvenues de ces femmes sont exprimées ouvertement. Lesjeunes   urbaines   scolarisées   rencontrées   espéraient   un   homme   fidèle.   Leurs

représentations   du  mariage   prennent   en   considération   les   sentiments   amoureux.

Même si leurs possibilités maritales restent relatives en raison de critères économiques

et  religieux,  l’homme  « infidèle »  avec  lequel  elles  se  sont  mariées,  ne  leur  a  pas  étéimposé.  Bien  qu’au   fait  des  difficultés  de   la  vie  de  couple  et  de   la  rencontre  entre

traditions réaménagées, injonctions religieuses et désirs individuels, les jeunes épousesrencontrées espéraient un homme qui ne sorte pas et qui les respecte. Leurs déceptions

sont sources de difficultés d’un nouvel ordre. Ces jeunes femmes se sentent atteintes

dans leur identité, responsables des écarts de leur mari, et coupables de ne pas réussir àles empêcher de sortir ou du moins, à ce qu’ils ne les négligent pas9. 

L’infidélité,  c’est  si   l’homme  voit  que  subitement  sa  femme  ne  répond  pas  à  sesbesoins : il trouve qu’elle a vieilli, elle ne fait plus l’affaire comme il se doit… Au lieude dire, voilà ma femme, il faut que tu t’améliores comme ça, je préfère que tu soiscomme  ça,  il  préfère  aller  dehors,  il  y  a  ça  aussi. (Yolande, étudiante de 32ans, 2006, cité universitaire)

12 Plutôt  que  d’être  en  révolte  contre  ce  genre  de  discours  et  de  pratiques  masculines,

Yolande,  comme  bien  d’autres   jeunes   femmes  rencontrées,  a   intériorisé   la   faute,   laculpabilité de la femme : l’épouse a vieilli, elle ne connaît pas assez ou elle ne connaît

pas   les  nouvelles  choses…  Ayant  enquêté  à   la   fois  du  côté  des  étudiantes,  souvent

considérées comme des maîtresses de choix, et du côté des jeunes couples scolarisés,j’ai   pu   observer   que   les   jeunes   filles   et   les   femmes  mariées   s’accusent,   chacune

remettant la faute sur les autres. Mettre la responsabilité sur « les femmes », c’est aussise  donner   la  possibilité  d’imaginer  que   cela  pourrait   être  différent  pour   soi.  Cetimaginaire de la femme fautive, en défaut, maintient le désir d’un mari qui ne serait pasinfidèle (Mazzocchetti 2009b). Pour les femmes mariées, il s’agit surtout de parvenir àgarder  son  homme,  et  même  en  cas  d’infidélité,  de   faire  en  sorte  qu’il  continue  às’occuper de son foyer :

Je ne l’ai pas attrapé mais je sais qu’il drague. Comme il drague et en même temps, ilme respecte, je ne peux rien dire. Mais s’il ne [me] met pas dans le beurre10 et il sortpour mettre quelqu’un d’autre dans le beurre, alors là ça ne peut pas marcher. Jevais  me  révolter,  clair  et  net.  (Alimata11, jeune épouse de 32 ans, 2003,rencontre à son domicile)

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13 La  plupart  des  femmes  rencontrées  parlaient  de  l’infidélité  de  leur  mari  de  manière

résignée12. En outre, les femmes mariées dont j’ai recueilli le récit mettaient en général

en balance infidélité et polygamie. Au Burkina, le mariage polygamique, en plus d’êtreautorisé par l’Islam et les instances coutumières, est reconnu par le Code des personnes

et de la famille. Bien que le consentement de la première épouse soit requis, le Codeautorise   le   mariage   polygamique   de   l’homme13.   Dans   ce   contexte,   les   femmes

interrogées marquent le plus souvent une préférence pour l’infidélité qui leur permet

de rester la seule femme légitime, la seule ayant des droits14. D’où leur insistance pourrégulariser leur union selon le code civil : 

Bon,  c’est  un  peu  une  garantie.  S’il  n’avait  pas  fait   le  civil,  chez   les  Mossi  de   lareligion  musulmane,  en  tant  qu’homme  tu  as   le  droit  de  marier  quatre  femmes.Alors qu’au niveau civil, dès que vous signez, on a fait sous le régime monogamique.Même s’il va marier une autre femme, il faut ma permission. Lui, il dit que religieuxet civil, c’est la même chose… Je ne  suis pas d’accord. La religion musulmane, çafavorise   la   polygamie   alors   que   moi,   j’ai   horreur   de   ça.   (Alimata, 2003,rencontre à son domicile)

14 Les craintes exprimées par rapport aux infidélités portent sur les risques de maladies,

notamment le sida, mais au final ces jeunes femmes semblent avoir plus à perdre dans

le célibat. Dans les discours, un mari responsable est censé se protéger, mais la peurqu’il ne le fasse pas taraude la plupart de ces jeunes femmes scolarisées et conscientes

du  danger  que   représente  une   sexualité  peu   régulée.  Les  hommes  m’ont  pourtant

raconté être peu enclins à utiliser les préservatifs et repérer une fille en bonne santé

selon  des  critères   légèrement  douteux   (son  poids,  sa  mine,  son  âge15...).  En   fait,   lesfemmes  sont  souvent  résignées   face  à  cette  situation.  Et  même  si  certaines  étudesnotent une augmentation des divorces notamment en milieu scolarisé (Cavin 1998), lestatut de divorcée reste lourd à porter. De plus, le contexte économique n’encourage

guère  la  prise  de  risque  que  représente  le  célibat.  Si  ces   jeunes  épouses  urbaines  etscolarisées, ont pour la plupart accès à un revenu, la majorité des emplois, exceptionfaite   de   la   fonction   publique,   restent   précaires.   Les   salaires   ne   sont   en   outregénéralement pas très élevés. 

Nous les femmes, on pousse même les hommes à être infidèles. À Ouagadougou, lesfilles… elles ne sont pas mariées. C’est elles-mêmes actuellement qui vont vers leshommes,   elles   font   toutes   les   tactiques   pour   attirer   l’argent   chez   elles.   Ellespoussent  derrière16 nos  maris  mais   comme   on  n’a  pas  de  preuve,   on   se   tait.(Alimata, 2003, rencontre à son domicile)

15 Les  hommes  mariés  ont  en  effet   le  plus  souvent  accès  à  un  certain  revenu.  Dans   lecontexte actuel de précarité économique, ils sont plus sollicités que d’autres. Les jeunes

filles usent de leur charme et de leur jeunesse. Elles se posent en rivales des femmes

mariées,  mères  de  familles,  qui  selon  des  critères  purement  physiques  ont  perdu  deleur attrait. Ainsi, dans les « maquis17 » aux alentours des « services », les déferlements

de jeunes filles habillées plus « sexy » les unes que les autres font partie du paysage…Les femmes rentrent dans des combats de jalousie intenses. Elles aspirent à devenir ourester la seule légitime. Elles espèrent continuer à bénéficier du soutien de leur mari,

même s’il a d’autres femmes au dehors. Il leur faut rivaliser d’ingéniosité et de rusespour garder un homme capable, pour en faire leur mari, et surtout pour qu’il continue

à les respecter et donc, à assumer sa part dans les dépenses et les responsabilités duménage.  Même  si,  avec   les  années,  ces   jeunes   femmes  se  négocient  des  marges  de

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manœuvre, notamment par l’acquisition de revenus, le contexte économique et socialles pousse à obtenir et conserver le statut de femme mariée (voir aussi Haram 2004).  

 

Concurrence entre femmes

16 Dans  un  contexte  marqué  à   la   fois  par  une  crise   socioéconomique,  une   injonction

persistante  au  mariage  et   la  responsabilité   individuelle  de  trouver  et  de  garder  unconjoint,   les   jeunes   urbains   scolarisés   sont   aujourd’hui   confrontés   à   diversesdynamiques de concurrence, une concurrence entre les jeunes hommes pauvres et leshommes « capables »18, mais aussi et surtout une concurrence exacerbée entre femmes.

Pour elles, il s’agit d’attraper et de garder un homme capable. Ce climat de concurrence

se joue entre jeunes filles célibataires ainsi qu’entre jeunes filles et femmes mariées.

Cette  question  est   ici  abordée  via  deux  terrains  concrets  de   lutte  entre   femmes  degénérations  différentes :   la   sexualité   comme   enjeu   et   l’échange  des   corps   comme

moyen   de   subsistance,   d’entrée   en   consommation  mais   aussi   de   planification   del’avenir. 

 Performances

17 Bien qu’elle soit au cœur de nombreux débats publics ou médiatiques, la sexualité resteencore au Burkina un sujet tabou pour une majorité de personnes. Les jeunes instruits,

veulent justement se démarquer de cette idée de « secret », de « tabou ». Ils affirment

parfois le fait d’être branchés par cette liberté, de discours tout au moins, concernant lasexualité. Le vocabulaire est souvent précis, voire cru. On se raconte sans beaucoup deretenue.  Les   jeunes   scolarisés  marquent   la  différence  entre  ce  qu’ils  vivent   sur   leterrain de la sexualité et ce qui se vit « au village », insistant sur le côté « caché » despratiques villageoises en la matière. 

Au village, tu vas voir une femme qui va faire dix enfants sans voir le sexe de sonmari.   La   femme  n’a  même  pas   le   temps  de   toucher   son   type,   là.   (Yasmina,étudiante, 24 ans, 2006, jardin de la cité)

18 Comme l’ensemble des discours qui concernent le monde villageois et non-scolarisé, ladistinction s’exprime presque en termes de clivage entre les « modernes » et les autres.La  distinction  entre  les  filles  de  la  ville  et  les  filles  du  village,  entre  le  « paysan »  etl’étudiant ou le diplômé et, de manière plus générale, entre le « corps » de la ville etcelui  du  village  est  très  importante  (Tonda  2005)19.  Pour  ces  jeunes,  il  importe  de  sedémarquer du monde paysan, d’être « civilisé », « moderne », et donc de ne pas porterde  vêtements  proches  du  monde  paysan,  d’avoir  des  attitudes  et  des  pratiques  biendistinctes. 

19 Pour eux, l’apprentissage de la sexualité se fait le plus souvent au travers des films etdes  livres  pornographiques.  Les  garçons  sont  plus  spécifiquement  influencés  par  cesmédias dans leur vision du corps de la femme, de l’intime et de la sexualité, que ce soitpour   se   tenir   et   s’embrasser,   ou   pour   s’essayer   à   toutes   les   positions   des   films

pornographiques20.   Maurice,   étudiant   de   27   ans,   explique   que   s’il   regarde,   c’est« forcément » dans le but d’appliquer, d’apprendre de nouvelles choses : 

Bon, à travers les films, c’est l’extase qu’on recherche. On s’identifie aux acteurs etpuis  on  essaie  d’imiter.  Faut  pas  que   la   fille   fasse   le  bois  mort,   il   faut   innoverencore. (Maurice, 2007, débat lors d’un « grin » de thé)

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20 Lui   et   d’autres  m’ont   raconté   qu’en   plus   des   lieux   de   diffusion   publique   et   duvisionnement   dans   l’intimité   du   couple,   les   jeunes   hommes   se   regroupent   pourregarder les films pornographiques. Le but est ici d’apprendre mais aussi de confier sesexpériences  et  ses  performances.  Ahmad,  étudiant  de  24  ans,  m’explique  que  seul  ledétail des « actions » les intéresse. Le reste passe en mode accéléré. L’enjeu est celui dela virilité et de la performance.

21 Les travailleurs de lieux de location de cassettes que j’ai rencontrés m’ont par ailleursconfirmé que les films les plus demandés mettent en scène un homme avec plusieursfemmes dans des scénarios très virils, où le rapport de domination de l’homme sur lafemme  est  clairement  marqué.  Je   leur  ai  également  demandé  de  sortir   leurs  stocks,souvent rangés sous le petit comptoir de vente ou derrière un panneau. Les pochettes

des films  confirmaient leurs discours  sur  la prégnance de  films mettant en scène  unrapport de forces entre l’homme et la femme. La grande majorité des films que j’ai puvoir  proviennent  de  France  ou  des  États-Unis  et  sont   joués  par  des  blancs.  Certains

films tournés au Nigeria sont également disponibles. 

22 Pour ces jeunes, les films, qu’ils soient classiques ou pornographiques, sont des canaux

d’informations et de formations. Les personnes de références deviennent les stars : Actuellement ce qui gagne l’adhésion des jeunes, c’est les films. On ne veut pas allervers la tradition parce qu’on ne retrouve pas ça dans les films, on ne retrouve pas çadans   les  personnes  que  nous  prenons   comme   références.  Pour   les   jeunes,   lesréférences actuellement, c’est les stars. Les stars de football, les stars de musique etles stars de cinéma. On essaie de ressembler à ces stars-là. (Ismaël, étudiant de28 ans, 2006, rencontre en cité universitaire)

23 Yasmina m’explique en outre que les garçons ont de plus en plus tendance à payer des

revues pornographiques à leur copine pour qu’elles « s’éduquent » : On m’a vu regarder et on m’a dit que ce n’est pas bon. J’ai dit non, il n’y a pas demauvaises lectures en tant que telles, mais il y a des mauvaises interprétations desécrits qu’on lit. Tu te cultives très bien, tu te prépares en fait pour ton mariage pourpouvoir satisfaire ton homme. Donc vous vous éduquez correctement, comme ondit, sur ce plan. (Yasmina, 2006, débat dans les locaux du PLURI21)

24 Les filles expriment régulièrement cette peur de ne pas être à la hauteur : Il faut chercher à connaître, c’est normal. Si le monsieur vient et que tu ne sais pasde quoi il parle, il part… (Fati, étudiante de 24 ans, 2006, débat dans leslocaux du PLURI)

25 Les garçons et les filles racontent qu’il devient quelque part d’usage que la jeune filledemande  à  son  compagnon  « ce  qui   lui  ferait  plaisir »  sur   le  plan  sexuel  afin  de   lesatisfaire et de freiner ses envies de sortir chercher autre chose au dehors. Les jeunes

femmes  qui  se  sont  confiées  à  moi  voyaient   le  plus  souvent   la  sexualité  comme  unenjeu.   Entre   outil  de   séduction  utilisé  pour   attraper  un  homme   et   le   garder,   etobligation sociale de procréer, leur sexualité se déclinait rarement en termes de plaisirou   de   satisfaction.   Les   jeunes   femmes   rencontrées   espéraient   donc,   par   lesconnaissances acquises en matière de sexualité, avoir un « homme » qui ne sorte pas.Trouver et garder un homme, c’est aussi le satisfaire. 

26 Bien que des jeux amoureux aient généralement été permis avant le mariage, la plupartdes ethnies du Burkina mettait en avant une sexualité au sein du couple marié où lafemme  ne  pouvait  guère  se  refuser  ni  prendre  d’initiatives   (Lallemand  1977).  Nous

assistons   ici  à  un  retournement  de  situation  où   il  est  attendu  de   la   femme  qu’elleentretienne le désir que son mari a pour elle par tous les moyens possibles. Pour Alice,

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étudiante de 23 ans, les femmes doivent changer et briser le clivage qui existe entre une

« go » et une « tantie », entre le célibat et le mariage. Ce qui a l’air simple aux premiers

abords   est   en   réalité   empli  de   contradictions.   La   femme  mariée,  mère   et   épouserespectable, désire que cela soit vu et connu de tous, elle adopte donc un look différent

de celui de la jeune fille. Elle souhaite se démarquer des femmes célibataires et afficher

par son apparence son statut de femme accomplie. Cependant, ce changement de look,mais surtout d’attitudes, de comportements, autrefois attendu et valorisé, ne permet

pas forcément de garder un homme auprès de soi… 

27 Les femmes sont  souvent prises dans  des dilemmes complexes. D’autant  plus que  leshommes ne souhaitent pas forcément que leur femme s’habille « sexy » et se comporte

comme une jeune fille. Ils vivent souvent très bien l’idée de l’épouse respectable à lamaison combinée à celle de la maîtresse sexy et frivole au dehors. Les jeunes épouses seretrouvent  placées  face  à  une  alternative  délicate.  Partagées  entre   les  rôles  sociauxd’épouse  et  de  maîtresse  (voir  aussi  Helle-Valle  2004),  elles  doivent   jongler  entre   laconformité à ce qui est attendu d’une femme mariée et ce qu’elles imaginent nécessaire

pour garder leur homme fidèle, sans garantie aucune quant au résultat. Ici  les  femmes  ont  une  mentalité,  si  tu  es  femme,  tu  dois  te  respecter.  Il  y  a  deschoses que tu ne dois pas voir, que tu ne dois pas regarder avec ton mari tout ça.[Mais] les trucs de sexualité sont partout. Les cassettes vidéo, à l’internet aussi onpeut voir ça. Il y a des femmes aussi qui se disent que c’est mal vu. Elles prennent çamal. Moi je me dis que la sexualité, ça évolue. (Alice, 2005, récit réalisé à sondomicile)

28 S’ajoute  à  cette  situation  délicate,  le  fait  que  les  hommes  cherchent  généralement  àépouser  une   fille  qui  n’a  pas  ou  peu  connu  d’hommes  avant  eux.  En  même   temps

toutefois, ils voudraient  qu’elle  n’ait  guère  de  retenue une  fois avec eux : « vierge etperformante »  à  la  fois.  Les  filles  ont  peu  d’alternatives.  Si  elles  savent  trop  tout  desuite, elles sont soupçonnées de ne pas être sérieuses. Si elles n’en font pas assez, ellessavent  que  leur  compagnon  risque  d’utiliser  ce  prétexte  pour  sortir.  Alice  résume  laposition délicate des jeunes filles : 

Le gars se dit : « j’ai trouvé la fille idéale, elle n’a pas connu beaucoup de garçonsmais avec moi, elle sera comme ça, elle va pouvoir faire ça et me satisfaire un jour ».Il faudrait qu’elle se réserve pour son mari mais que par la suite, elle ne lui refuserien. (Alice, 2005, récit réalisé à son domicile)

29 Les commentaires des amis poussent également les hommes à être plus exigeants ou àsortir.   Chacun   racontant   à   l’autre   ses   « exploits ».   Et   puis,   comme   le   dit   Alice,

« maintenant les filles sont devenues jolies jolies ». Il n’y a guère de remise en questiondu  système  mais  plutôt  critique  des  femmes  « non  performantes »  ou   incapables  derester à la page et jalousie vis-à-vis des filles trop jolies : 

Il faut que toi aussi tu sois informée. Il faut suivre. Maintenant, comme c’est devenubizarre, si tu ne t’occupes pas bien de ton homme, il s’en va. (Alice, 2005, récitréalisé à son domicile)

30 Pour  ces   jeunes  femmes,   les  pressions  à  se  marier  et  à  garder   leur  mari  font  de   lasexualité  à  la  fois  un  défi  et  une  arme  à  manier  avec  finesse…  La  concurrence  entre

femmes et les jalousies les obligent à se vouloir performantes. Au-delà de mettre leurcorps en concurrence, il leur faut mettre leurs pratiques sexuelles, l’utilisation de leurscorps   en   concurrence.   À celle   qui   sait   plus,   mieux,   différemment…   Les   hommes

« capables » – les autres n’ont pas les moyens de faire l’objet de rivalités – en retirent

un pouvoir important. 

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 Les tontons

31 En plus des rivalités entre les corps vieux et les corps jeunes, entre les corps contraints

et les corps libérés énoncées dans le point précédent, la concurrence entre femmes secristallise   également   autour  de   la   question  des   « tontons ».   Les   tontons   sont  deshommes,  généralement  plus   âgés  qui,   suite   à   leur   réussite   financière,  peuvent   sepermettre  d’entretenir  des   jeunes   femmes.  Cette  pratique  n’est  pas   le  propre  duBurkina, elle a notamment été décrite par C. Vidal en ce qui concerne la Côte d’Ivoire(Vidal 1979, 1991). Cette pratique peut être lue sous différents angles. Je m’y intéresse

ici en tant que stratégie des étudiantes, en vue d’obtenir de quoi vivre ou « paraître »,mais  aussi  de  se  faire  des  réseaux  avec  pour  option  finale  le  mariage,  l’emploi  ou  lamigration.  Le  recours  aux  « tontons »  est  particulièrement  répandu  dans   le  monde

scolaire (lycées et universités), même s’il ne lui est pas exclusif. Je n’aborderai toutefoisces pratiques que chez les étudiantes. 

32 En   fonction  de   la  situation  des   jeunes   femmes,   la  pratique  des  « tontons »  peut  sedécliner dans une triple temporalité de court, moyen ou long terme : survivre, paraîtreet  se  créer  des  réseaux,  obtenir  un  emploi  et  trouver  un  mari.  Certaines  étudiantes

vivent  dans  des  conditions  difficiles.  Elles  partagent  parfois  à   trois  ou  quatre  une

chambre  en  cité  universitaire  de  quelques  mètres  carrés.  Certaines  d’entre  elles  ne

mangent par moment qu’un repas par jour. Ces situations de précarité réduisent leurpossibilité   de choisir.   D’autant   plus   qu’au   sein   du   milieu   étudiant,   la   pratiquedes tontons   tend  à  ne  pas  être   stigmatisée.  Certaines   jeunes   filles  proviennent  devillages assez éloignés ou de Côte d’Ivoire, elles n’ont pas de parents en mesure de lesaccueillir à Ouagadougou. Elles doivent plus que d’autres affronter des conditions devie précaires et sont donc parfois plus fragiles face aux hommes « bailleurs » qui leurproposent leur aide en échange de services sexuels. 

Souvent on n’a pas l’intention de sortir avec eux, mais on t’aborde et puis c’est dur.Et puis on dirait qu’ils [les tontons] ont les yeux qui pétillent face aux étudiantes.Chacun veut une intellectuelle pour sortir avec. (Aïda, étudiante de 22 ans,2006, cité universitaire)

33 Si d’un côté, les femmes instruites ont plus de difficultés à trouver un mari car tropconscientes,   vieilles   ou   supérieures,   elles   sont  par   contre   la   cible  privilégiée  deshommes en chasse d’amantes. Leur « liberté » mais aussi la précarité de leur situationcouplée, le plus souvent, à leurs désirs de consommer en font des maîtresses de premier

choix. Ces jeunes femmes, à qui il manque le minimum, ne sont pas toujours en positionde négocier avec les hommes rencontrés. La concurrence est rude et il s’agit de garderun homme généreux le plus longtemps possible, et donc de le satisfaire. Ce sont dès lorssouvent celles qui acceptent le plus de choses, et notamment d’avoir des rapports sans

protection. 

34 Le désir d’ « être à la mode » pousse également certaines jeunes filles à aller vers leshommes pour de l’argent. Même dans certaines familles plus nanties où les jeunes fillesont la possibilité d’être prises en charge par leurs parents, ces derniers ne donnent paspour le « surplus » (la mode). Les filles se cherchent alors un « fonctionnaire » ou un« commerçant »… Pauline, étudiante de 26 ans, raconte que ce qui l’a amenée à sortiravec les tontons, c’est le fait « d’envier l’autre », l’envie de « ressembler aux autres » : 

Moi  aussi   je  veux  une  moto   JC,  aller  au  ciné,  dans les  grandes  boîtes.  Tout  ça.(Pauline, 2005, cité universitaire)

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35 Résister est difficile, la solution des tontons, vu qu’elle se généralise et qu’elle est demoins en moins mal vue, est tentante : 

Tu es là, tu souffres. Tu veux enlever dans ta bourse et déposer 25.000 tous les troismois pour payer ta moto alors que quelqu’un vient te dire : « bon, je fais ton affaire,quoi. Je te l’offre et puis voilà ». Une bonne moitié en tout cas des filles qui sont surles  motos,  c’est   les  tontons.  Si  tu  mets  ça  de  côté,  tu  peux  finir  tes  études  sansmettre le pied dans les histoires de prostitution. Mais si déjà, arrivée au campus, tut’assois   et   tu   regardes   les   camarades,   leurs   façons   de   s’habiller,   leurs   façonsalimentaires…  Très  vite,  tu  veux  les  imiter  alors  que  vous  n’avez  pas  les  mêmesmoyens,   facilement   tu   peux   te   retrouver   dans   la   rue   pour   t’adonner   à   laprostitution. (Béatrice, étudiante de 28 ans, 2005, cité universitaire)

36 Même si parfois les mots se confondent, les jeunes femmes qui se font entretenir pardes hommes riches ne se considèrent en général pas comme « prostituées » et ne sont

pas  considérées  comme   telles.  Localement,   la  prostitution  est   liée  à  deux   facteurs :chercher pour un soir et « trotter », c’est-à-dire faire le trottoir. 

37 Certaines   filles   sortent   avec  des   tontons  parce  qu’elles  n’entrevoient  pas  d’autressolutions.  D’autres  prennent  beaucoup  de  plaisir  dans  cette  vie   faite  de  sorties,  defacilités  et  d’ « apparence ».  Elles  profitent  de   leur   jeunesse  et  de   leur  beauté  pouraccéder un tant soit peu à ce luxe omniprésent autour d’elles au travers des médias,

mais aussi des pratiques ostentatoires des « richards ». 

38 En plus de ces enjeux de survie et d’accès à la consommation, sortir avec des tontons

permet également à certaines jeunes femmes de se créer des réseaux et éventuellement

des  possibilités  de  mariage.  Pour   ces   jeunes   filles,   il   s’agit  de  garder   cet  homme

« capable »  loin  de  sa  femme,  de  la  lui  faire  oublier  afin  qu’il  donne  le  maximum  decadeaux ou d’argent. 

Nous les jeunes, les étudiantes : on a soif de montrer que nous connaissons sur leplan sexuel. Tu  sors avec  un homme  marié,  tu  te  dis sûrement  sa femme, elle  secouche sur le lit et puis... Par contre, toi, tu es une étudiante. Tu lis les œuvres, tu lisles trucs genre « Union ». Tu regardes les films pornographiques. Tu discutes avectes amies. Tu as une de tes amies qui te dit « écoute mon ami m’a sodomisée » et toi,tu  es   sûre  et  certaine  qu’un  homme  marié  ne  va  pas   le   faire  avec   sa   femme.Automatiquement,   tu   viens   et   tu   dis   « chéri,   sodomise-moi ».   Il   apprend   denouvelles choses avec toi. Au fur et à mesure qu’il sort avec toi, il se sent à l’aise. Il ya  des   choses  qu’il  ne   connaît  pas   à   la  maison  qu’il   apprend   avec   toi.   (Sam,étudiante de 28 ans, 2005, récit à son domicile)

39 Cette stratégie de survie, d’accès à la consommation voire de réussite via l’échange deson corps ne peut être, dans ce contexte de valorisation de la jeunesse et de la beauté,que transitoire, éphémère. Il importe à ces jeunes femmes d’user  de leur  corps pouraccéder à certaines richesses mais aussi à certains réseaux. Ainsi, en plus de vivre la« belle vie », se faire entretenir par un homme offre d’être belle et attirante et dès lors,de se faire remarquer plus facilement par les hommes célibataires. L’habillement joueun rôle important dans ce que les uns et les autres nomment la beauté ou le fait d’être« sexy ».  Bien  que  cela  effraie  certains   jeunes  hommes,  posséder   les  attributs  de   la« modernité » permet aussi à ces femmes de chercher un mari dans la catégorie de leurchoix. Une partie d’entre elles profitent de leur « bailleur » pour fréquenter des lieuxoù elles ne pourraient aller seules. Elles tentent d’y rencontrer la perle rare qui peut-être les épousera ou sera à même de leur trouver un emploi, un contrat avec une ONG.

Les études, le diplôme obtenu à l’université de Ouagadougou, n’ouvrent généralement

les  portes  de   l’emploi  et  de   la   réussite  qu’accompagnés  de  capitaux   sociaux,  d’où

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l’importance  pour  les  jeunes  femmes  d’être  insérées  dans  des  réseaux  (Mazzocchetti

2009a). 

40 D’autre part, une partie d’entre elles envisagent de passer du « tonton » au mariage. Siquelques rares jeunes filles cherchent parfois à « rentrer » en envisageant l’idée de lapolygamie,   elles   espèrent   le   plus   souvent   faire   sortir   celle   qui est   dedans…

Yolande explique : « Il y a des filles qui se disent pourquoi ne pas m’engager, peut-êtreque je pourrai détrôner la première qui est dedans. » Elle me dit avoir passé l’âge (32ans) de perdre son temps avec des hommes au côté de qui elle n’est pas « à l’aise », oùelle se sent « frustrée » par leurs moyens limités. Elle n’aime pas se sentir « reléguée ausecond plan » : 

Avec l’expérience que j’ai, je me dis que j’essaie de détourner l’homme de sa femme,je veux prendre la première place et puis il y a des choses que je vais lui faire et ilrisque d’oublier sa femme. (Yolande, 2006, cité universitaire)

41 L’idée de « détrôner » la première femme est révélatrice du statut de la femme mariée.

Les filles savent qu’une fois dedans, elles risquent de souffrir du manque d’intérêt deleur conjoint et de ses infidélités, mais la reconnaissance sociale semble compenser cesinconvénients.  Même   si   la   réussite   économique   et   les   études  participent   de   leurémancipation,   rares   sont  celles  qui  envisagent  à   terme  de  ne  pas   régulariser   leursituation.  La  beauté  et   la   jeunesse   sont  « périssables »,   les   filles  en  profitent   tant

qu’elles  le  peuvent  pour  bien  vivre  mais  aussi  pour  ouvrir  des  créneaux  de  réussiteéconomique autres afin d’être prêtes quand leur beauté sera « fanée ». À moyen terme,

le corps périmé doit être remplacé par un revenu qui permet de vivre mais aussi de senégocier une place, tant au sein du mariage que de la société. 

 

Conclusion : corps et conflits

42 Les   jeunes   femmes   scolarisées   avec   lesquelles   j’ai   travaillé,   jeunes   épouses   oucélibataires,   soulignaient   quasi   à   l’unanimité   l’importance   du   mariage.   Parfoishésitantes  entre  le  désir  d’émancipation  inspiré  par  leurs  études  et  les  médias  et  laperspective  d’une  union  « difficile »,  elles  associent  néanmoins  mariage  et  réussite,célibat et échec. Si, bien souvent, pour ces jeunes filles scolarisées, la communauté ne

prend plus cette responsabilité en charge, elle garde un œil critique et sévère et classeles bonnes et les mauvaises épouses, les femmes respectables et les bordels.

43 Pour les hommes aussi, la pression est forte. Pourtant, beaucoup de ces jeunes hommes,

sans  moyens,  se  voient  rejetés  hors  du  champ  matrimonial,   frustrés  et  en  colère  àl’encontre   des   « capables »   et   des   femmes.   En   vis-à-vis,   le   manque   « d’hommes

capables » octroie à ces derniers un pouvoir indéniable dans les rapports entre hommes

et femmes. La plupart des jeunes filles veulent se marier avec un homme « capable »pour obtenir une place prisée et respectée dans la société alors que le ratio entre leshommes  « capables »  et   les  femmes  « célibataires »  est  déséquilibré  à   l’avantage  deshommes. De ce contexte, découlent des logiques de concurrences. 

44 Les jeunes femmes rencontrées vivent la quête matrimoniale comme un combat. Leursatouts sont la beauté, la jeunesse et l’utilisation rusée et pragmatique de leur corps. Lescorps   performants   nourris   de   pornographie,   les   corps   jeunes   narguent   les   corpsvieillissants, tout en s’effrayant de leur propre vieillesse et en grappillant ressources etréseaux   au  plus vite  pour  palier   leur   beauté   fanée.   Femme   séductrice   et   femme

respectable,  femme  mère  et  femme  désirable  combattent  au  sein  d’un  seul  et  même

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corps pour trouver place dans une société où les rapports de genres sont profondément

bouleversés.   Ces   différents   « conflits   de   corps »,   sont,   pour   moi,   révélateurs   ducroisement entre addition de contraintes, performances et loi du plus fort, éléments-

clefs du fonctionnement des « modernités insécurisées » (Laurent 2003). 

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NOTES

1. . Voir Locoh 1995 ; Coussy et Vallin 1996 ; Antoine et Nanitelamio 1989 ; Cavin 1998 et plusrécemment Laurent 2003 et Vignikin et Vimard 2005.2. . Cet article fait suite à une étude ethnographique réalisée à Ouagadougou, au Burkina Faso,entre 1999 et 2007. Mes travaux portaient sur les questions de réussite et de reconnaissance desétudiants  et  des   jeunes  diplômés  aux  prises  avec   l’éclatement  du  consensus  scolaire,   la  crisesocio-économique   et   les  dynamiques  de  mondialisation.   J’ai   investigué   à   la   fois   les   figures« classiques » des études, de l’emploi et du mariage, mais aussi la marchandisation des corps, lesmultiples   débrouilles   ainsi   que   les   logiques   d’exil   ou   de   repli.   Combinant   la  méthode   del’observation  à  celle  du  récit  de  vie,   j’ai  récolté  environ  quatre  cents  témoignages  de   jeunes

ouagalais étudiants, anciens étudiants ou diplômés. J’ai également recueilli 39 récits de couplesdont l’un des membres (a minima) était étudiant, ancien étudiant ou diplômé. Ces récits ont étéréalisés   en   quatre   rencontres   minimum   (deux   entretiens   en   couple   et   deux   entretiens

individuels). 3. . Lire notamment les travaux de Ph. Antoine (1999 et 2002).4.  .  Depuis  1974,  année  où   le  C.E.S.U.P.   (Centre  d’Enseignement  Supérieur  de  Ouagadougou)

devient l’Université de Ouagadougou, les effectifs d’étudiants ont très rapidement évolué. Ils sont

passés  de  523  étudiants  pour   l’année  académique  1974-75  à  22.205  en  2004-2005.   Ils  seraient

aujourd’hui  environ  25.000.  Sur  les  conséquences  des  Programmes  d’Ajustement  Structurel  auBurkina Faso, lire Calvès et Schoumaker 2004 ; Beauchemin 2005. 5.  .  Dans   l’étude  statistique  réalisée  en  1985  par   l’Institut  National  des  Statistiques  et  de   laDémographie de Ouagadougou, les auteurs considèrent les hommes comme célibataires définitifs

s’ils n’ont jamais été mariés à l’âge de 55 ans et les femmes, à l’âge de 30 ans. En ce qui concerne

les femmes, la situation des étudiantes est particulière car la longueur de leurs études repoussesouvent leur âge au premier mariage et l’âge de 30 ans ne peut donc pas être considéré pour ellescomme une date butoir. 6.  .  Certains  revoient  « à   la  baisse »   leurs  ambitions  matrimoniales  en  épousant  une   fille  duvillage, peu ou pas scolarisée. Les « sœurs de prière », notamment pour les jeunes convertis aupentecôtisme, sont aussi une possibilité, même en cas de moyens limités. Enfin, reste l’option devivre en concubinage en attendant d’être en mesure de régulariser l’union. Lire également Calvès2007.

7. . Émission diffusée le dimanche 16 février 2003. 8. . Les Mossis représentent environ 50% de la population burkinabè. R. Pageard note en 1969 :« Le droit traditionnel mossi permet à l’homme marié d’avoir des maîtresses… » (Pageard 1969 :132). Ceci dit, en principe, il ne doit pas pour autant négliger son ou ses épouses légitimes. 9. . En 1969, R. Pageard, notait déjà une difficulté nouvelle pour la femme mossi instruite face àun mari qui ne renonce pas à l’autoritarisme et à la liberté sexuelle (Pageard 1969 : 147). En 1977,S. Lallemand pointait que les litiges risquaient de s’intensifier dans les années à venir « puisqueles femmes, de plus en plus libres de leurs choix conjugaux, accepteront moins aisément encore

et la présence d’une coépouse, et l’obéissance aux femmes de leur beau-père » (Lallemand 1977 :372).     10. . Cela signifie qu’il doit faire en sorte de subvenir à ses besoins et qu’elle ne manque de rien.

11. . En 2003, Alimata était encore étudiante, en année de maîtrise en sociologie. Elle était mariée

depuis 8 ans et avait deux enfants.

12. . Pour l’ethnie mossi en particulier, R. Pageard (1969) note que « le mari n’est pas tenu à lafidélité alors que la femme y est tenue ». « Le droit traditionnel mossi permet à l’homme marié

d’avoir  des  maîtresses,  des  concubines  et  même  d’héberger  des  concubines  dans  son   foyer »(p. 132). Par contre, « l’épouse ne pouvait avoir de rapports sexuels avec un autre homme que sonmari » (p. 134). Il note néanmoins que, dans les faits, la fidélité de la femme mossi est variable :

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« Il  est  évident  que   la   liberté  sexuelle  des  maris  et  des  hommes  célibataires  serait  purement

théorique   si  un  nombre  notable  de   filles  ou  de   femmes  ne  parvenait  pas  à   se   soustraire  àl’autorité du père ou de l’époux » (p. 136). Les travaux de S. Lallemand (1977) vont dans le même

sens. Au niveau de mes enquêtes, bien que des infidélités féminines, dans une moindre mesure

que les infidélités masculines, soient observées, elles sont systématiquement condamnées par leshommes   comme  par   les   femmes.  Mes   interlocuteurs   expliquent   l’infidélité   féminine  par   lemanque  d’argent  et  les  difficultés  auxquelles  doivent  faire  face  certaines  femmes.  Tandis  quel’infidélité masculine est elle, au contraire, facilitée par la possession de moyens, par l’argent. Cesschèmes explicatifs ne sont d’ailleurs pas spécifiques aux jeunes scolarisés – voir Sévédé-Bardem

(1998).

13. . Pour une analyse fine du Code des personnes et de la famille au Burkina, lire Cavin 1998.14.  .  Dans  son  étude  sur   la  vie  sociale  féminine  en  milieu  mossi,  V. Vinel  énonce  une  visiondifférente  de  la  polygamie  en  fonction  des  milieux  de  vie.  Si  en  milieu  villageois  agricole,  lescoépouses sont souvent les bienvenues pour aider la (ou les) première(s) femme(s) à accomplir

leurs tâches, il en va tout autrement en milieu urbain où le risque de traitement inégalitaire desépouses et de leurs enfants par le mari représente le tort suprême de la polygamie (Vinel 1998 :163-205).  Sur  mon  terrain,  les  femmes  critiquent  la  polygamie  et  cherchent  en  général  à  s’enprotéger  via le  mariage   civil  monogamique  pour  deux   raisons  principales.  La  première  estd’ordre économique : contrairement à un mode de subsistance axé sur l’agriculture où des brassupplémentaires sont les bienvenus, le salaire du mari n’est, en ville, pas extensible. Une épousesupplémentaire supposerait de partager avec elle des ressources déjà précaires, surtout en ce quiconcerne l’achat de parures et le soutien à l’éducation des enfants. Être la seule légitime permet

aussi de ne pas se retrouver dans le dénuement en cas de décès du mari. La deuxième raison estd’ordre  affectif,  voire  sentimental.  Ces   jeunes  couples  se  sont  choisis,  les  femmes  entrevoient

donc plus difficilement la possibilité de partager leur mari, même si elles le font malgré tout avecles maîtresses. Les sentiments de jalousie et d’abandon sont très présents dans les discours. Cesdifférentes questions  sont  également  traitées de  façon  intéressante  dans les romans /récits  deM. Bâ 2001 et de C. Fourgeau 1999 ; l’une prenant un point de vue de la femme urbaine scolarisée,et l’autre de femme villageoise.     15. . Certaines rumeurs circulent par ailleurs sur la guérison qui pourrait résulter dans l’acte decoucher avec une jeune vierge. En dehors de ces croyances, des filles de plus en plus jeunes sont

effectivement  recherchées  car,  d’une  part,  leurs  moindres  expériences  font  qu’il  y  a  moins  dechance qu’elles aient déjà contracté la maladie et, d’autre part, la précarité ou encore le désir deconsommer qui les amène à sortir avec des hommes plus âgés ou à se prostituer très jeunes lesrendent fragiles, naïves et vulnérables face aux propositions de rapports non protégés. 16. . « Pousser derrière » signifie tenter de rentrer. Ce qui compte c’est « d’être dedans », c’estd’avoir un statut garanti (femme mariée).

17. . Bars, brasseries. 18. . Les hommes « non capables », c’est-à-dire sans moyens économiques, ont généralement peude  marge  de  manœuvre  et  dès  lors  un  accès  très  difficile  au  mariage.  Même  le  retour  vers  levillage  et  des  alliances  coutumières,  en  dernier  recours,  est  de  plus  en  plus  compromis  parl’augmentation de la précarité, la dégradation et la diminution des terres cultivables en milieu

rural. 19. . Le corps « civilisé », le corps de l’élite est, depuis la période coloniale, caractérisé par desattributs extérieurs (le stylo, le costume, etc.). Voir également De Lame (dir.) 2007.   20. . Bien entendu, la pornographie n’est pas la seule influence de ces jeunes. L’intrapsychique,

l’interpersonnel et les scénarios culturels, pour reprendre les mots de Gagnon (2008), participent

à la construction des scripts sexuels. Tous les jeunes ne sont pas non plus influencés de la même

manière.  Cependant,  vu  la  très  grande  facilité  d’accès  et  le  peu  de  recul  pris  à  propos  de  cesimages, une attention à leur influence s’impose. D’autres auteurs, notamment Attané (2003) et

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Abbink et Van Kessel (2005), notent que la pornographie comme « outil » d’apprentissage sexueltend à se généraliser au sein de la jeunesse africaine.

21. . Le projet PLURI, attaché à la faculté de sociologie, comprend notamment la gestion d’une

bibliothèque et d’une salle de lecture. Cette salle était un de mes points de chute sur le campus. 

RÉSUMÉS

À partir d’une étude ethnographique réalisée au sein du milieu universitaire ouagalais entre 1999et 2007, j’aborderai la question des rapports de forces entre les femmes dans une société où lesrelations de genre sont en profonds bouleversements.Les jeunes urbains scolarisés, avec lesquelsje travaille, ont la particularité d’être exposés à de multiples influences (famille, religion, école,médias,…).   Leur   situation   matrimoniale   est   de   plus   grandement   tributaire   de   la   crisesocioéconomique  actuelle.  Entre une   injonction  au  mariage   toujours   très   forte,  un  désir  dechoisir  son  conjoint  et  un  contexte  socioéconomique  difficile,  pèse  sur  eux  une  responsabilité

nouvelle à la fois dans la quête du partenaire et dans la réussite de l’union. La concurrence entre

femmes, aspect qui sera plus particulièrement développé dans le cadre de cet article, prend desproportions  sans  précédent.  Les  femmes  mettent  non  seulement   leurs  corps  en  concurrence,

mais aussi leurs pratiques sexuelles, influencées par la pornographie. À celle qui sait plus, mieux,

différemment… Concurrence entre femmes et jalousies les obligent à se vouloir « performantes ».

Drawing on an ethnographical research conducted among University students in Ouagadougou

between  1999  and  2007,  this  article  evokes  the  power  relations  between  women   in  a  societyexperiencing   significant   changes   in   the   relations   between   genders.   Urban   and   educatedyoungsters  share  the  specificity  of  being  be  exposed  to  multiple   influences   (family,  religion,

school, media, …). Additionally, their matrimonial situation is highly dependent on the current

socioeconomic  crisis.  Between  an   injunction  to  marry,  a  desire  to  choose  one’s  spouse  and  adifficult socioeconomic context, they have a new responsibility in their quest for a good partner

and a successful marriage. The concurrence between women therefore takes an unprecedented

importance. Women compete over beauty and appearances, but also over sexual practices, which

are   influenced  by  pornography.  Concurrence  between  women  and   jealousy   force  them  to  be“efficient”.

INDEX

Keywords : concurrence, educated youth, Ouagadougou, pornography, sexualityMots-clés : concurrence, corps, jeunesse scolarisée, Ouagadougou, pornographie, sexualité

AUTEUR

JACINTHE MAZZOCCHETTI

est chargée de cours et de recherche à l’UCL, elle a notamment coordonné avec Mathieu Hilgers

un numéro de la revue Politique Africaine intitulé « Le Burkina Faso : l’alternance impossible »consacré à l’évolution politique du Burkina Faso. Son ouvrage Etre étudiant àOuagadougou.

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Itinérances, imaginaire et précarité consacré à la jeunesse étudiante et à la réussite au Burkina Fasoest paru en 2009 aux éditions Karthala.[LAAP (Laboratoire d’anthropologie prospective),Université catholique de Louvain, Place  Montesquieu, 1/1, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique –[email protected]]

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La socialisation du désir homosexuelmasculin à BamakoChristophe Broqua

1

La   littérature   consacrée   aux   comportements   homosexuels   dans   les   pays   non

occidentaux a parfois été critiquée pour avoir dénié à ceux-ci leur dimension libidinale

au profit d’une analyse de leur fonction symbolique ou instrumentale (Murray 1997).Certains auteurs ont pointé l’incapacité des anthropologues à fournir des descriptions

de la composante érotique de ces activités, notamment à propos des rituels d’initiation

masculine   en  Mélanésie   (Greenberg   1988 ;  Herdt   et   Stoller   1990).  Concernant   lalittérature  africaniste,  une  telle  critique  a  été  adressée  par  exemple  à  Gill  Shepherd

(1987) pour n’avoir montré que l’aspect vénal de la sexualité, ou aux deux principaux

textes d’histoire sur les formes d’homosexualité institutionnalisée observées dans lesmines d’or sud-africaine (Moodie et al. 1988 ; Harries 1990), pour s’être focalisés sur ladimension instrumentale des unions et ne pas avoir voulu accorder davantage de créditaux   éléments  qui   tendent   à  montrer   l’existence  du  désir   sexuel  ou  du   sentiment

amoureux.   Il   n’est   d’ailleurs   pas   anodin   de   constater   que   les   premiers   travauxd’anthropologues   africanistes   consacrés   à   des   pratiques   que   le   regard   occidental

pouvait   associer   à   l’ « homosexualité »   ont   porté   sur   les  mariages   entre   femmes

observés  dans  différents  pays  d’Afrique,  dans   le   cadre  desquels   la   sexualité   étaitréputée absente, ce qui d’ailleurs a été plus tard mis en doute (Carrier et Murray 1998).Plus largement, dans de nombreux travaux ethnographiques, Jeffery P. Dennis montre

que   le  désir  « homo-érotique »  est  évacué  au  moyen  de  deux  métarécits,   l’un  ne   luiaccordant aucune place, l’autre présupposant son omniprésence mais ne le discutant

pas davantage (Dennis 2000).

2 Cette réticence à traiter de la dimension libidinale des pratiques homosexuelles renvoie

au débat opposant approches essentialiste et constructionniste de l’homosexualité ausein   de   différentes   disciplines   depuis   la   publication   du   texte   fondateur   de  Mary

McIntosh (1968), qui invitait à considérer l’homosexualité non pas comme un « état »,mais comme un « rôle » historiquement et culturellement situé. Selon cette approche,

les   comportements  homosexuels   dans   les  pays  non   occidentaux   répondent   à   des

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significations   variées   qui   ne   correspondent   généralement   pas   à   la   catégoriehomosexuelle telle qu’on l’observe dans les pays d’Amérique du Nord ou d’Europe. Lalittérature constructionniste s’attache à mettre au jour les conditions de possibilité etles effets du processus de catégorisation. Mais depuis son apparition, elle relègue dans

l’obscurité  une  question  qui  préoccupe  pourtant  bien  des  esprits,  y  compris  chez  lespersonnes   « concernées » :   celle   de   « l’origine »   ou   de   la   formation   du   désirhomosexuel.

3 Deux raisons principales s’opposent à l’analyse de cet objet par les sciences sociales, quis’ajoutent au fait que l’anthropologie peine plus largement à traiter des problématiques

du désir et du plaisir. La première tient au tabou qui entoure la question des « causes »de   l’homosexualité.   Depuis   l’avènement   de   l’approche   constructionniste   (qui

correspond   à   celui  de   l’approche   sociologique)  de   l’homosexualité,   les   recherches

portent  majoritairement  sur   les  conditions  sociales de   l’expérience  de  celle-ci,  mais

répugnent à en retracer les conditions d’émergence et de développement individuels, larecherche  des  « causes »  de   l’homosexualité   étant   considérée   comme   relevant  desdisciplines psychologiques ou sociobiologiques, dont les sciences sociales œuvreraient

ici   précisément   à   se   déprendre.   Par   souci   de   démarcation,   le   questionnement

sociologique  ou  anthropologique  respecte  un  principe  au  moins   tacite  selon   lequell’étiologie  du  désir  homosexuel  ne  doit  pas  être  recherchée  davantage  que  celle  dudésir  hétérosexuel.  En  somme,  pour  contrer   l’approche  psychologique,   les  sciences

sociales préfèrent encore aujourd’hui rejeter la question qui l’incarne par excellence,

plutôt   que   la   reformuler,   en   considérant   qu’il   n’y   a   pas   lieu   de   s’intéresser   àl’émergence du désir homosexuel chez l’individu.

4 La seconde raison est que pour pouvoir être élucidée, la question de la formation dudésir  homosexuel  nécessiterait  idéalement  que  soient  mobilisées  de  concert  sciences

sociales  et  psychologiques,  ce  que   les  chercheurs  de   l’une  ou   l’autre  disciplines  ne

savent ou ne veulent généralement pas faire – à quelques exceptions près (Stein 1989 ;Epstein 1991) –, à plus forte raison dans le cadre d’une perspective transculturelle. Enoutre,  cela  pourrait  inciter  à  renouer  avec  certaines  approches  culturalistes,  qui  ont

précisément   œuvré   à   combiner   outils   anthropologiques   et   psychologiques,   encherchant  à  éclairer  des  domaines  de  la  vie  sociale  largement  délaissés  par  la  suite,dont bien sûr celui de la sexualité ; or de telles approches sont aujourd’hui frappées dedisgrâce. Pourtant, l’un des intérêts que peut présenter l’analyse anthropologique dudéveloppement   sexuel,   pour   peu   qu’elle   sache   tenir   compte   des   apports   de   lapsychologie et de l’anthropologie culturaliste tout en les dépassant, est de permettre laprise en considération des contraintes spécifiques à l’environnement social et culturelde la sexualité (Herdt 2004).

5 Enfin,   une   difficulté supplémentaire   se   greffe   aux   précédentes,   qui   concerne   ladéfinition et le sens de l’objet. Loin d’être neutre, la notion de désir porte l’empreinte

des  sciences  médicales  et  psychologiques  qui  en  ont   fait  un  des   instruments de   ladéfinition et du contrôle des sujets, ce que Michel Foucault résume en une formule :« Dis-moi quel est ton désir, je  te  dirai  qui tu es comme  sujet. »  (Foucault 1996 : 45).Pourtant,  avant  que  Foucault  n’insiste  sur  ses  usages  normatifs,  la  notion  de  « désirhomosexuel »   avait   été   investie   d’une   signification   voulue   transgressive   par   lesanalyses de Guy Hocquenghem, qui entendait précisément l’employer comme une arme

contre l’ordre sexuel et social dominant (Hocquenghem 1972). Dans cet article, le désirhomosexuel  sera  envisagé  dans  un  sens  plus  comportemental  que  dispositionnel :   il

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désignera   le   sentiment   (au   moins   en   partie   érotique)   associé   à   un   engagement

volontaire dans une pratique homosexuelle répétée.

6 Contrairement  à  ce  que  pourrait   laisser  croire   le  fait  que   les  sciences  sociales  aient

délaissé  l’analyse  de  la  formation  du  désir  homosexuel,  sans  affronter  les  difficultésqu’elle suppose, cette question fait incontestablement sens pour ces disciplines dès lorsqu’est évitée une conception essentialiste de la sexualité. Sans en faire l’objet exclusifde ce texte, je l’utiliserai comme point de départ de mon interrogation, sur la base del’hypothèse  et  de  la  question  qui  suivent.  Dans  certains  pays  occidentaux  tels  que  laFrance,   ceux  qui  éprouvent  un  désir   sexuel  pour   les  personnes  de  même   sexe   setrouvent progressivement associés, pour une partie d’entre eux au moins, à la catégoriehomosexuelle ; cette identification structure la formation du désir comme les formes deson expression ou de son accomplissement. Au Mali, aucun processus de socialisationn’est  a priori « prévu »  pour  éduquer  au  désir  homosexuel ;  bien  au  contraire,  on  yentend souvent que l’homosexualité est un comportement spécifique aux pays d’Europeou   d’Amérique   du  Nord.  Dès   lors,   comment   un   tel   désir   peut-il   naître,   puis   sedévelopper,   dans   un   contexte   où la   catégorie   homosexuelle   est   réputée   absente

(Epprecht 2008) ? J’examinerai donc ici ce qu’il en est des voies du désir homosexuel

masculin   à  Bamako.  Pour   appréhender   cet   objet,   j’ai   fait   le   choix  d’une   optiquecomparative, visant à mettre prioritairement en perspective les situations maliennes etfrançaises, en raison à la fois des différences ordinairement reconnues, mais aussi dulien historique qui unit ces deux pays, faisant de la France, dans bien des domaines, unmodèle de référence (positive ou négative) pour les Maliens.

7 Ce   texte   repose   sur   les   résultats   d’une   enquête   effectuée   à   Bamako   au   moyen

d’observations  ethnographiques,   lors  de  séjours  d’une  durée  totale  de  trois  années,

entre 2003 et 20081. Elle a débuté suite à la découverte de « maquis » (bars) fréquentés

entre  autres  par  des  hommes  ayant  des  pratiques  homosexuelles,  où  de  premiers

contacts ont été noués. J’ai ensuite intégré divers réseaux d’interconnaissance et côtoyéplus particulièrement certains individus. Parallèlement, des relations ont été établiespar le biais de sites de rencontre sur internet. Enfin, à cela s’est ajouté ma participationà une étude coordonnée par l’association Arcad-sida (Sylla et al. 2007), dans le cadre delaquelle ont été recueillis les entretiens cités ici, qui ont été réalisés en langue bambara

(la   langue  véhiculaire  au  Mali)  puis   transcrits  en  Français  par   les  enquêteurs.  Leshommes rencontrés dans ces deux contextes résident tous à Bamako et appartiennent

généralement à des milieux très modestes.

 

L’ entrée dans la sexualité entre hommes

8 Deux caractéristiques importantes des sexualités entres hommes à Bamako doivent êtresoulignées   d’emblée.   Tout   d’abord,   parmi   les   hommes   qui   ont   des   pratiqueshomosexuelles, ceux qui n’ont jamais eu de relation sexuelle avec une femme sont trèsrares, sous  doute  en  raison  de  la  forte  pression  sociale  qui  s’exerce  dans  ce  sens, enparticulier de la part des pairs. Selon les résultats d’une enquête quantitative réaliséeau Mali en 1998, près de la moitié des jeunes hommes vivant en milieu urbain donnent

comme   raison   de   leur   premier   rapport   sexuel   la   pression   sociale,   exercée   non

seulement  par   les  pairs  masculins,  mais  aussi  par   les   filles  qui,   selon  certains  desgarçons interrogés, inciteraient leurs partenaires aux rapports sexuels dans le but debénéficier des rétributions financières ou matérielles qu’ils impliquent (Gueye et al.

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2001). Chez les hommes ayant des pratiques homosexuelles qui ont eu des partenaires

féminines, on distingue ceux qui ont eu des relations sexuelles avec des femmes mais

qui ont cessé au profit de pratiques homosexuelles exclusives et ceux qui ont à la foisdes rapports sexuels avec des femmes et des hommes. Parmi ces derniers, qui sont lesplus nombreux, beaucoup ont une partenaire féminine attitrée. Généralement, ceux quin’ont pas (ou plus) de relations sexuelles avec des femmes sont aussi ceux qui dans lecadre des rapports sexuels entre hommes occupent le rôle « réceptif » (ou « passif »),renvoyant  souvent  à  une  position  précise  dans   la  relation  et  à  une   identité  socialedéterminée.  En  effet  –  seconde  caractéristique   importante  –,  dans   les  discours  despersonnes concernées, la pratique homosexuelle suppose une répartition des individus

en deux catégories définies principalement par le rôle occupé dans la relation sexuelle,mais   aussi  plus   largement  par   l’identité   sociale   supposément   associée,   comme   lesuggère   le  vocabulaire  des   initiés :   les  « yoss »  occupent   le  rôle  « insertif »  et  sont

d’apparence masculine ; les « qualités » occupent le rôle « réceptif » et présentent descaractéristiques féminines. Cette dichotomie est d’ailleurs courante en Afrique ; elle aété observée dans différents pays de la région, tels que le Nigeria par exemple (Gaudio

2009). Si l’on peut aisément inférer de cette relative diversité des profils l’hypothèse

qu’ils  renvoient  à  différents  modes  d’entrée  dans  la  sexualité,  nulle  typologie  de  cetordre ne sera présentée ici, mais plutôt quelques tendances générales.

9 Pour beaucoup d’hommes ayant des pratiques homosexuelles, l’entrée dans la sexualitéavec  une  personne  de  même  sexe  s’est  déroulée  au  moment  de  l’adolescent,  parfoisdans l’enfance. Pour d’autres, plus rares, elle a eu lieu à l’âge adulte. Il est possible dedistinguer  deux  grandes  catégories  d’expériences :  les  uns  ont  débuté  avec  des  pairsgénérationnels, les autres avec des personnes plus âgées. Dans la première catégorie,les premiers rapports s’effectuent avec des proches de la même classe d’âge, souvent

sur un mode tout d’abord ludique. De tels comportements semblent fréquents durant

l’enfance ou l’adolescence, mais seuls quelques-uns les poursuivront au delà de cettepériode   d’initiation.   Ces   jeux   sexuels   supposent   au   minimum   des   pratiquesd’attouchement  ou  de  masturbation   réciproques,   avec  ou   sans   éjaculation,   ce  quidépend notamment de l’âge des partenaires, puisque  ces pratiques débutent souvent

avant   la   puberté.   Ils   peuvent   également   impliquer   des   actes   de   fellation   ou   depénétration  anale.  Si  l’on  tient  compte  du  fait  qu’en  milieu  urbain  au  Mali,  chez les

garçons,   l’âge  médian  au  premier   rapport  hétérosexuel  est  d’environ  dix-sept  ans

(Gueye et al. 2001), on comprend que chez beaucoup de ceux qui en ont connu, cespratiques préadolescentes précèdent l’entrée dans la sexualité avec des filles. Toutefois,

l’initiation   sexuelle   entre   pairs   générationnels   peut   encore   s’effectuer   aprèsl’adolescence, une fois accomplie l’entrée dans la pratique hétérosexuelle.

10 Dans  la  seconde  catégorie,  le  premier  partenaire  sexuel  est  un  homme  plus  âgé,  quiprend généralement l’initiative du rapport. Il peut avoir été rencontré au hasard desactivités de la vie quotidienne. Mais il n’est pas rare qu’il s’agisse d’un proche voire unmembre de la famille. Selon une enquête quantitative réalisée au Sénégal, le premier

rapport homosexuel a souvent eu lieu durant l’adolescence avec un homme plus âgé,issu de l’entourage ou récemment rencontré. Pour un tiers des répondants, l’homme

faisait   partie   de   la   famille   élargie   (Niang   et al.  2003 :   504).   Les   auteurs   citent

notamment des exemples où l’initiateur est un oncle. Ce fait se rencontre également àBamako :

C’est mon tonton qui m’a fait adhérer la pratique. […] Il me choyait en me donnantde l’argent, souvent 1 000 francs ou 500 francs [CFA]. De ce fait, je ne pouvais pas

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expliquer aux parents ce qu’il me demandait. Pour finir, il m’a demandé le rapportet   je  ne  pouvais  pas   le  refuser.  Entre   temps,   j’ai   fait   la  connaissance  des  amishomosexuels. C’est comme ça que j’ai intégré le « milieu ». (Entretien 7, 16 ans)C’est le frère de mon père, mon tonton, qui m’a conduit dans cette pratique depuisque j’étais tout petit. Il avait environ 26 ou 28 ans. […] Quand j’étais petit, dans lagrande famille, il me déshabillait pour me faire l’amour. (Entretien 12, 22 ans)

11 Souvent,   les   premières   expériences   homosexuelles   ont   résulté   d’un   travail   depersuasion de la part du plus âgé, où peuvent intervenir des arguments d’autorité, quivont  parfois   jusqu’à   la  contrainte  physique,  voire   le  viol  dans  certains  cas.  Le   faitd’offrir des cadeaux ou de l’argent aide à obtenir de l’individu convoité qu’il accepte larelation sexuelle (Broqua 2009a), comme dans l’exemple qui suit :

J’ai commencé à 17 ans. Il y avait quelqu’un qui était chez nous, il jouait avec moichaque jour. Moi-même je ne connaissais pas le « milieu ». Il m’a invité un jour, onest parti chez lui, il m’a demandé de le masser. Moi je ne savais pas ce qu’il voulaiten  réalité,  donc   j’ai  commencé  à   le  masser  petit  à  petit.  C’est  comme  ça  qu’il  acommencé à me toucher, et finalement il m’a déshabillé. Quand il m’a déshabillé, jevoulais refuser mais comme j’étais seul avec lui, il a commencé à me parler, à medire des paroles douces et il m’a demandé si je peux l’embrasser. Moi j’ai dit que jene connais pas ça, parce qu’à cet âge-là je ne regardais même pas les filles, je nesavais pas ce que c’est, j’étais surtout intéressé par les études, je ne connaissais pascette chose-là, je ne regardais pas la télé ni rien, je ne connaissais même pas le faitd’embrasser quelqu’un. Donc il m’a embrassé. Après il a essayé de me faire l’amour.Ce jour-là j’ai été un peu blessé. Mais après il m’a donné de l’argent, il m’a dit de nerien dire à personne. Il m’a donné beaucoup d’argent, si bien que j’ai creusé un troupour   le  mettre   dedans.   C’était   beaucoup.  Mais   j’ai   eu   un   peu   peur   après.   Ilcontinuait  à  venir  me chercher.  Et  à  chaque   fois  qu’il  venait,   il  me  donnait  del’argent, et aussi des habits. Et tous les membres de la famille disaient que c’étaitmon ami et qu’on était bien ensemble, parce qu’il y a certaines vieilles personnesqui s’entendent bien avec les enfants. Nous sommes restés comme ça. Il avait unemoto et à chaque fois il venait me chercher, et on sortait ensemble. À chaque foisqu’on sortait et qu’on partait chez lui, il essayait toujours de me faire l’amour, etfinalement j’y ai pris goût, si bien que même s’il ne venait pas, moi-même je partaisle chercher. C’est devenu une habitude. (Entretien 1, 22 ans)

12 Dans   la  majorité  des   témoignages,  c’est   la  proposition  d’un   tiers  qui   semble  avoirdéclenché   le  passage  à   l’acte,   comme   si   la  personne  qui   témoigne  n’en  avait  paséprouvé le désir préalablement. En voici une autre illustration :

J’ai  connu   le  rapport  homme-femme,  comme  vous   le  voyez   j’ai  d’abord  eu  unecopine fille en tant que telle depuis le lycée. Après ça, ma vie a changé. Parce quej’ai rencontré un ami qui m’a été très cher après, il m’a été vraiment cher. Je saisque vous voulez qu’on parle de ma vie sexuelle, vraiment je n’aime pas en parlertrop   mais   s’il   le   faut…   Je   dis   que   j’ai   connu   un   ami   français,   pas   Françaisgénétiquement  mais  un  ami  malien  qui  a  vécu  en  France,  qui  était  venu  pour  sapremière   fois  au  Mali.  Et  on   se   suivait,  on   sortait  ensemble,   il  m’invitait   trèssouvent. On faisait tout ensemble. Il me faisait des propositions. Et je me suis sentiobligé  d’accepter.  Et   il  me  faisait  vraiment  beaucoup  de  choses.  J’étais  contraintd’honorer  ses  propositions.  C’est  comme  ça  que  c’est  venu.  (Entretien 17, 28ans)

13 Finalement, ceux qui disent avoir éprouvé un tel désir avant de se trouver confrontés àune  sollicitation  de  la  part  d’un  tiers  font  figure  d’exception.  Parmi  eux,  l’auteur  dutémoignage qui suit est de ceux que l’on rencontre le moins souvent :

Je n’ai pas été entraîné par quelqu’un. D’ailleurs, quand j’avais 22 ans, en voyantmes amis nus, je sentais un effet sur moi. C’est à partir de là que j’ai su vraiment quemon attirance vers les hommes était naturelle. (Entretien 19, 29 ans)

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Désir contraint…

14 Les témoignages dont quelques extraits viennent d’être livrés suggèrent fortement quele  désir  homosexuel   se   trouve  enchâssé  dès   son  émergence  dans  des   relations  depouvoir ; le plus souvent, les premiers rapports homosexuels procèdent d’une initiative

extérieure et d’une plus ou moins grande liberté d’action de la personne concernée. Lerôle  de   la   contrainte ou  de   l’incitation  musclée  apparaît  dans   les  entretiens  avecsuffisamment de récurrence pour que l’on s’y attarde.

15 Le processus de conversion par un tiers se retrouve dans le cas des individus initiés pardes pairs de même génération, mais plus clairement encore lorsque l’initiateur est unhomme plus âgé. C’est aussi dans ce second cas que l’épisode d’initiation témoigne engénéral  d’une  forme  ou  d’une  autre  de  contrainte.  Ce  fait  a  lui  aussi  été  décrit  dans

d’autres  pays.  Les  auteurs  de   l’enquête sénégalaise   indiquent  que  43%  des  hommes

interrogés disent avoir été violés au moins une fois « hors du foyer familial » (outsidethe family home) (Niang et al. 2003 : 507), laissant entendre que les viols au sein dufoyer ne sont pas comptabilisés, ou ne sont pas comptabilisés comme viols, ce qui dans

les deux cas suggère une fréquence tacitement reconnue du phénomène. Au Cameroun,

les résultats d’une enquête plus récente montrent eux aussi la place importante de lacontrainte lors du premier rapport sexuel, confirmant les observations antérieures deCharles Gueboguo (2006) : « Le rapport était souhaité pour 57,1% des répondants. 35,7%ont dit ne pas avoir souhaité le rapport sexuel mais l’avoir accepté et 7,1% ont déclaréque le rapport sexuel était forcé. » (Henry 2008 : 9). Étant exclusivement consacrées auxhommes   ayant   des   pratiques   homosexuelles,   ces   enquêtes   effectuées   en   Afrique

n’offrent   aucun   élément  de   comparaison   avec   l’expérience   éventuelle  de   rapportshomosexuels imposés chez les hommes qui n’ont pas de pratiques homosexuelles. EnFrance, en revanche, où de telles données existent, il a été montré que les homosexuels

et bisexuels déclarent beaucoup plus souvent que les autres l’expérience de rapportscontraints. Dans le cadre d’une enquête sur la sexualité des Français réalisée au débutdes  années  1990,  les  homos-  et  bisexuels  ont  déclaré  avoir  subi  des  rapports  sexuelsimposés  vingt   fois  plus   souvent  que   les  hétérosexuels   (Messiah  et  Mouret-Fourme

1993) ; dans une nouvelle enquête réalisée quinze ans plus tard, presque cinq fois plus(Bajos et Bozon 2008). Chez les homosexuels et bisexuels concernés dans la première

enquête,   les  rapports   imposés  ont  eu   lieu  en  moyenne   six  ans  avant   les  premiers

rapports sexuels volontaires.

16 Ces  résultats   invitent  à  questionner   le   lien  éventuel  entre   l’initiation  contrainte  etl’adoption   ultérieure   de   pratiques   homosexuelles,   en   suggérant   que   les   rapportsimposés favorisent l’adoption ultérieure de pratiques homosexuelles, ou au minimum

ne la découragent pas. Comment le comprendre ?

17 Quelques  enquêtes  réalisées  aux  États-Unis  sur  les  comportements  sexuels  en  prisonsoulèvent   la  question  de   l’inclination  homosexuelle  en   situation  de   contrainte,  enrécusant  la  distinction  souvent  faite  à  ce  sujet  entre  homosexualité  situationnelle  ethomosexualité véritable (Van Wormer 1984). Une étude menée auprès de neuf anciens

détenus ayant eu des pratiques homosexuelles en prison, mais jamais précédemment,

montre   qu’après   leur   sortie,   les   agresseurs   sont   tous   redevenus   exclusivement

hétérosexuels alors que les agressés ont poursuivi les pratiques homosexuelles (Sagarin1976).   Les  hommes   contraints   au   rapport  homosexuel   se   sont   donc   durablement

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conformés au rôle que leurs agresseurs leur avaient assigné, au-delà du seul contexte

de la prison. D’une manière éventuellement comparable, sans toutefois vouloir forcerl’analogie, on peut supposer que le rapport homosexuel contraint a pu favoriser chez

certains jeunes Bamakois la formation d’un goût pour la sexualité entre hommes. Il fautd’ailleurs   souligner   que   d’après   les   témoignages   recueillis,   désir   et   contrainte

apparaissent souvent mêlés ; le viol constitue au fond la forme extrême d’un continuum

de comportements sexuels qui ont en commun d’être incités par autrui, et dans le cadredesquels l’articulation entre la contrainte, le consentement et le désir varie fortement

selon les cas.

18 Le  fait  qu’à  Bamako,  l’initiation  homosexuelle  soit  souvent  décrite  comme  impulsée,

voire   imposée   de   l’extérieur   doit   être   compris   en   relation   avec   certaines

caractéristiques du contexte local. Tout d’abord, la société malienne est très fortement

hiérarchisée, notamment du point de vue générationnel. Les cadets sociaux sont soumis

à l’autorité de leurs aînés et en particulier des membres de leur famille. Dans bien descas, ils se doivent d’obtempérer face à la volonté des plus âgés. Ensuite, les relations

sociales se trouvent structurées par le double critère de l’âge et du genre, produisant

une très forte homosocialité. La force des relations nouées en particulier entre jeunes

pairs  générationnels   s’exprime   sous   la   forme  d’une  grande  proximité  des  corps,  àtravers le fait de se tenir la main, s’asseoir l’un sur l’autre, s’enlacer, etc. ; autant depostures qui, en France, évoqueraient automatiquement un lien de nature érotique. Àl’inverse, à Bamako, cette proximité corporelle tend plutôt à dés-érotiser les contacts

physiques  entre  hommes,  c’est-à-dire  à  rendre  plus  lointaine  la  probabilité  du  désirhomo-érotique  et   la  frontière  entre  sexuel  et  non  sexuel.  L’absence  de  signification

sexuelle  associée  aux  contacts  physiques  entre  hommes  montre  que  l’éventualité  durapport homosexuel ne hante pas les relations homosociales avec autant de prégnance

que dans le contexte français. Pourtant, en même temps qu’elle témoigne du caractèresouvent   inconcevable  du   rapport  homosexuel,   la  proximité  permanente  des   corpsmasculins est aussi précisément ce qui, dans bien des cas, rend concrètement possiblele passage à l’acte sexuel. En témoignent les scénarios récurrents de relations sexuellesentretenues  par  deux  adolescents  ou  deux  jeunes  adultes  occupant  ordinairement  lemême lit – deux cousins ou deux amis par exemple –, sans d’ailleurs susciter le moindre

soupçon dans l’entourage immédiat.

19 En France, l’existence de la catégorie homosexuelle incite, voire contraint, certains deceux  qui  ont  des  pratiques  avec  des  personnes  de  même  sexe  à  s’y   identifier.  Ellestructure   la   socialisation   sexuelle   (la   socialisation   genrée   en  même   temps  que   lasocialisation à la sexualité), fût-ce négativement, en favorisant la définition de soi, soitpar  opposition,  soit  par   identification  à  cette  catégorie.  À  Bamako,   la  socialisationsexuelle se caractérise par une moindre prégnance du modèle de référence – à la foisnégatif   et   positif   –   de   l’homosexualité   comme   catégorie   sociale   instituée,   voire« publique ». Dès lors, dans un tel contexte, le désir homosexuel ne peut se formaliser

sous  la  même  forme que  dans  les  sociétés  où  existe  une  telle  catégorie  endogène  dereprésentation – dans le sens à la fois de conception socialement construite et d’image

publique.   Ainsi   pouvons-nous   expliquer   qu’il   soit   rarement   dit   par   les   hommes

concernés  qu’ils  avaient  été  attirés  par  les  hommes  avant  de  passer  à  l’acte,  ou  quecertains   affirment  qu’ils  ne   savaient  pas  que   l’homosexualité   existait   avant  de   setrouver confrontés à certaines sollicitations. Puisque l’homosexualité est censée ne pasexister au Mali, beaucoup d’hommes ne se posent pas la question de leur orientation

sexuelle   et   souvent   le   goût  homosexuel  n’apparaît   qu’après   l’expérimentation,   le

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passage   à   l’acte.   N’étant   pas   suscité   par   la   socialisation   sexuelle   ordinaire   ou« primaire », le désir homosexuel est présenté dans les discours des intéressés comme

naissant de l’initiation par un tiers, voire de la contrainte.

20 La   conception   de   l’entrée   dans   la   pratique   homosexuelle   comme   processus   deconversion par autrui apparaît à travers divers éléments de langage. On entend souvent

les individus ayant des pratiques homosexuelles dire qu’ils ont été « mis dedans » parquelqu’un, l’expression « être dedans » indiquant dans ce cas le fait de faire partie despersonnes  qui  ont  des  pratiques  homosexuelles.   La  pratique  homosexuelle   est   icipensée comme nécessitant un initiateur, c’est-à-dire comme une forme de connaissance

et de savoir-faire engendrée par un tiers. En témoignent aussi les termes français lesplus  courants  pour  évoquer  l’homosexualité,  « milieu »  et  « branché »,  qui  désignent

plus largement un groupe déterminé et le fait d’en faire partie, d’en détenir les clés, derépondre aux critères d’appartenance qui le définissent. Il arrive également d’entendre

un homme qui a des pratiques homosexuelles dire au sujet d’autres personnes qu’ « ilsne connaissent pas ça », c’est-à-dire qu’ils ne savent pas que cela existe et ne sont donc

pas en mesure d’imaginer ce que peuvent faire sexuellement deux hommes entre eux.Enfin, certains désignent par le terme bambara « fàamu », qui signifie « comprendre »ou « compréhension », l’individu qui a connaissance de l’homosexualité à travers despersonnes de son entourage mais n’en est pas lui-même un pratiquant avéré – ce quirappelle étrangement le terme espagnol « entendido » que l’on retrouve aussi bien enEspagne que dans différents pays d’Amérique latine pour désigner une réalité proche, àsavoir   les  hommes  hétérosexuels  qui  ont  des  pratiques  sexuelles  avec  des  hommes

efféminés.  Ainsi,   l’entrée  dans   la  sexualité  entre  hommes  est-elle  souvent  pensée  etvécue   comme   un   accès   à   un  monde   caché   de   pratiques   réservées   à   des   initiés,

expliquant  que  beaucoup  de  ceux  devenus  « branchés »  disent  avoir  été,  la  première

fois, incités, voire plus ou moins contraints à la relation sexuelle par un tiers. 

… ou désir « naturel » ?

21 En   appréhendant   le  mode  d’entrée  dans   la   sexualité  de  manière   comparative,  onconstate donc que la définition sociale de l’homosexualité détermine la façon dont ledésir s’exprime : en France, où la catégorie homosexuelle correspond à un modèle enréférence   auquel   se   structure   tout   parcours   de   socialisation   sexuelle,   beaucouptémoignent de leurs attirances homosexuelles avant le passage à l’acte (Lhomond 1997),ce qui est rare à Bamako, où le désir homosexuel se trouve plus souvent révélé suite àune   initiation   impulsée,  voire   imposée,  par  autrui.  Toutefois,   cette   explication  ne

saurait suffire, en particulier parce que la contrainte semble ne pas toujours s’exercerau hasard. En effet, certains hommes décrivant une entrée dans la sexualité marquée

par   une   incitation  musclée   expliquent   présenter   des   caractéristiques   qui   ont   pufavoriser le passage à l’acte de leur initiateur, tels que l’efféminement.

22 En effet, à Bamako, comme en France, certains jeunes garçons adoptent précocement

des  attitudes  ou  des  goûts  réputés   féminins.  Dans   la  plupart  des  cas,   les  rappels  àl’ordre scandés par l’environnement social auront pour effet de les réorienter vers desrôles   de   genre   plus   conformes   aux  modèles   prescrits.   L’efféminement   peut   alorsdevenir   une   partie   de   la   personnalité   dont   l’expression   sera   limitée   à   quelquescontextes  favorables.  Plus  rarement,   il  constitue  une  caractéristique  permanente  del’individu.  Mais   il  n’existe  à  Bamako  aucune   institution  de   l’inversion  de  genre  qui

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pourrait s’apparenter aux catégories socialement reconnues d’hommes apparentés augenre opposé décrites ça et là dans la littérature anthropologique.

23 Selon  certains  des  garçons   interrogés,  ce  sont   leurs  attitudes   féminines  qui  ont  pustimuler le comportement sexuel imposé par l’initiateur :

- Est-ce que tu peux nous expliquer un peu comment tu es arrivé à cette pratiquehomosexuelle ?-   Je  veux  parler  en  majorité,  quoi !   J’étais  comme  ça  depuis   longtemps,  mais   jen’avais  pas  commencé   la  pratique.   Je  veux  dire  que  moi   je   suis  naturellementcomme ça, comme une femme, quoi ! Mais je n’avais pas commencé. Je peux direque   j’ai  véritablement  commencé  cette  année  même.  J’ai  commencé  parce  qu’onm’a violé. J’étais ami avec quelqu’un, mais je ne savais pas qu’il faisait ce genre dechose.   Il  m’a  violé  en  me   faisant   l’amour.   J’avais  quand  même  des  modèles  defemmes mais je n’avais pas encore commencé à faire la pratique. (Entretien 3,20 ans)Quand   je   commençais   la   pratique,   j’étais   encore   très   jeune   (12   ans   environ).J’apportais du manger pour ma grand-mère au jardin. Un beau jour j’ai rencontréun monsieur sur mon chemin qui amassait de l’herbe. Il m’a approché pour prendresatisfaction de moi. Il a éjaculé et m’a mouillé tout le corps de son sperme sans fairede pénétration anale au juste. Un bon moment après, j’ai découvert le domicile dumonsieur avec mon camarade de classe qui fait la même résidence que lui. Dès lorsje n’ai cessé de fréquenter le monsieur pour qu’il reprenne les mêmes choses.- Pourquoi le monsieur a eu le courage de vous aborder en ce sens ?- C’est moi qui suis parti vers lui pour lui demander le passage car l’endroit étaittrès herbacé. Bien avant, j’avais des caractéristiques féminines, je crois que c’est cequi l’a surtout incité. (Entretien 6, 24 ans)

24 D’autres garçons évoquent différemment le rôle de leur efféminement, en suggérant

non  pas  qu’il   a   incité  des  hommes   à   engager  une   relation   sexuelle,  mais  qu’il   aprovoqué   leur   stigmatisation   et   que   cette   désignation   extérieure   de   leur

« homosexualité » est à l’origine de leur passage à l’acte :- Comment êtes-vous venu à l’homosexualité ?- Depuis que j’étais petit, l’entourage me qualifiait d’homosexuel. À vrai dire j’avaisla « déclaration », c’est-à-dire les signes féminins : la lenteur de la démarche, de laparole, la gesticulation. S’il arrivait que quelqu’un me qualifie, je pouvais l’insulterpère  et  mère  que   je  ne  saurais  pas  prononcer  maintenant.  Cela  date  des  années1998-1999. Par mépris pour la qualification qu’ils m’attribuent, j’ai décidé par moi-même d’adhérer à la pratique contre leur gré.- Pensez-vous que c’est seulement la raison ?- Oui. […]- Je n’arrive pas à comprendre comment les sabotages des gens vous ont poussé àcette pratique…- À supposer que, quelqu’un de passage, qu’on lui dise « pédé ». C’est la même chosequ’on me disait.- Est-ce ce qui vous a réellement poussé à cette pratique ?- Juste ! C’est bien ça.  (Entretien 11, 22 ans) - Quelles sont les motivations liées à la pratique ?- Au delà de l’aspect matériel et du plaisir qu’on y trouve, on peut aussi retenir lecaractère  naturel  de   la  pratique  chez  certains.  Tel  est  mon  cas  par  exemple.  Eneffet, ayant une voix et un comportement à tendance beaucoup féminin, les gensme  taxaient  d’être  du  « milieu »  alors  que  je  ne  l’avais  pas  encore  intégré.  Ils  necessaient  de  me   critiquer.  C’est   ainsi  que   j’ai   lancé   le  défi   à  quiconque  pourm’empêcher de faire cette pratique. Et c’est comme ça que j’ai commencé à vivredans   le  « milieu ».  Aujourd’hui  personne  ne  peut  me  parler  de  ça  ouvertement.(Entretien 28, 17 ans)

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25 Ces  nouveaux   éléments  permettent  d’amender   l’analyse  qui  précède,   en   ce  qu’ilssuggèrent fortement que l’efféminement qui caractérise certains jeunes hommes dits« déclarés »  constitue l’un des facteurs qui déterminent  leur  entrée dans la sexualitépar des effets d’assignation, qu’ils soient de l’ordre du rapport sexuel contraint ou de lastigmatisation   provoquant   par   ricochet   le   passage   à   l’acte   sexuel.   Mais   cetefféminement est aussi considéré par les intéressés comme le signe que leur attirance

pour   les  personnes  de  même   sexe   est   « naturelle ».   Si   la   catégorie  homosexuelle

n’existe  pas  à  Bamako  avec   la  même  prégnance  qu’en  France,  certains  expliquent

néanmoins avoir été catégorisés comme faisant partie du « milieu » avant de considérer

eux-mêmes qu’ils y appartenaient, et présentent a posteriori leurs attributs féminins

comme annonciateurs d’un désir homosexuel.

26 Ces   exemples  montrent   encore   que   la  désignation   extérieure  porte  moins   sur   lecomportement sexuel effectif que sur la non-conformation des individus concernés auxnormes  de   leur  genre,  en   tant  qu’elle  annonce  potentiellement  une  orientation  dudésir.   De   manière   révélatrice,   les   deux   termes   les   plus   utilisés   pour   qualifierpéjorativement les « homosexuels » masculins sont le mot wolof « góor-jigéen », quise traduit littéralement par « homme-femme », et le mot bambara « sa », qui signifie

« serpent », en référence au mouvement ondulatoire de l’animal, en ce qu’il évoque une

démarche   féminine.  Ce  dernier   terme  est  utilisé  plus   largement   comme   injure  endirection  des  hommes jugés  insuffisamment  masculins et  témoigne  donc  à  la  fois  dustigmate  que  suppose  la  non-conformation  de  genre  et  du  fait  que  le  comportement

homosexuel   est   conçu   principalement   comme   une   modalité   du   genre.   Mais   cesdifférents  éléments  indiquent  aussi  que  le  comportement  homosexuel,  à  travers  une

lecture comme inversion de genre impliquant donc une inversion du désir, peut êtreconsidéré   comme   « naturel »   dans   le   contexte   bamakois,   tant   par   les   personnes

directement concernées que par les autres.

27 Ainsi,   à   travers   les   différents   propos   relevés   ici,   deux   conceptions  majeures   ducomportement  homosexuel  s’expriment,   l’une  considérant  qu’il  renvoie  à  un  savoir-faire  nécessitant  une   initiation,   l’autre   selon   laquelle  certains   individus  y   seraient

naturellement disposés par leur apparentement au genre opposé, ces deux conceptions

n’étant   évidemment   pas   exclusives   l’une   de   l’autre.   En   même   temps   que   deuxconceptions  du  désir  homosexuel,  ce   sont  aussi  deux  populations  que   l’on  voit   sedessiner, celle des hommes efféminés et celles des hommes conformes aux normes de lamasculinité – les deux découpages étant partiellement superposables. Cette dichotomie

implique  un  rapport  différencié  au  stigmate :  en   fonction  du  degré  d’identification

extérieure de la personne comme ayant des pratiques homosexuelles, notamment selonsa conformation ou non aux normes de genre, l’exposition au risque de stigmatisation

et  sa  gestion  peuvent  varier.  Dans  tous   les  cas  cependant,  chacun  entend  éviter   lesentiment  de  honte qu’induit   l’adoption  de  comportements   socialement  considérés

comme inconvenants, dont font partie les pratiques homosexuelles.

 

Se soustraire à la honte

28 Dans une série d’articles connus pour les critiques qu’ils ont inspirées, John C. Caldwell

et ses collaborateurs ont voulu caractériser la « sexualité africaine » par opposition ausystème eurasien, en postulant notamment l’absence de « culpabilité profonde » (deepguilt)  dans   la  conception  africaine  de   la  sexualité   (Caldwell  et al. 1989),  ce  point

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faisant partie de ceux qui ont été contestés, même s’il n’est pas le principal. Dans lecadre de ces échanges, ni l’équipe de Caldwell, ni la majorité des critiques n’ont évoquéles comportements homosexuels, conformément au silence plus général des chercheurs

sur le sujet jusqu’au début des années 2000 (Epprecht 2008 ; Broqua 2009b). Pourtant,

l’absence supposée de culpabilité liée à la sexualité ne devrait-elle pas être logiquement

jugée favorable à l’existence de comportements homosexuels ? Il ne faudrait pas que lespropositions   contestables   de   l’équipe   de   Caldwell   entraînent   le   rejet   de   touteinterrogation sur le sujet, car la question du lien éventuel entre culpabilité et sexualitéen  général,  ou  entre   culpabilité  et  pratiques  homosexuelles  en  particulier,  mérite

certainement d’être posée. Pour y répondre, il peut être utile de revenir à la distinction

classiquement établie entre la culpabilité et la honte. Fréquente en psychologie, cettedistinction  a  d’abord  marqué   la   littérature  anthropologique   (Benedict  1946 ;  Mead

1950). Dans un ouvrage phare de l’école culturaliste, où sont comparés le Japon et lesÉtats-Unis,   Ruth   Benedict   (1946)   distingue   « cultures   de   la   culpabilité »   (guiltcultures) et « cultures de la honte » (shame cultures). Dans les premières (ici lesÉtats-Unis),   les   conduites   sont   dictées   par   une   logique   intrapsychique   supposant

l’intériorisation de la faute et l’examen de conscience, tandis que dans les secondes (icile Japon), c’est la crainte du regard des autres et des sanctions externes qui régule lescomportements.  Cette  distinction  a  bien   sûr  été   fortement  critiquée,  à   l’instar  duprincipe même fondant la méthode culturaliste mise en œuvre par Ruth Benedict, pourson généralisme et (donc) son réductionnisme. Toutefois, la distinction entre honte etculpabilité  ne  doit  pas  être  entièrement  rejetée ;  sa  portée  explicative  s’avère  non

négligeable dans le cas d’une approche comparée des pratiques homosexuelles.

29 Dans les pays d’Amérique du Nord ou d’Europe, en matière d’orientation homosexuelle,

la   honte   est   souvent   conçue   et   désignée   comme   le   sentiment   à   combattre   parexcellence   (Hillier  et  Harrison  2004).  Les  mouvements  homosexuels   lui  ont  opposél’injonction à la fierté (pride). En revanche, la culpabilité, dont la puissance régulatriceest au moins aussi forte, se trouve rarement mise en cause. Lorsqu’elle est évoquée, ellepeut  même  être  présentée  comme  bénéfique ;  un  psychiatre  et  psychanalyste  écritainsi : « la honte pour une faute publiquement découverte est beaucoup plus gravement

redoutée  que   la   culpabilité   attachée   à  des   fautes  qui  peuvent   rester   secrètes.   Laculpabilité   est   une   forme   d’intégration   sociale   alors   que   la   honte   est   une

désintégration. » (Hefez 2003 : 151).

30 Au Mali, comme dans bien d’autres pays africains, la honte (màlo en langue bambara)

constitue  un  puissant  régulateur  social,  en  ce  qu’elle  représente  une  menace  contre

l’honneur (dànbe) et doit donc être évitée par tous les moyens possibles (Bouju 2004).Dans ce contexte, le comportement homosexuel est bien plus fortement régulé par lahonte que par la culpabilité. Un homme qui n’éprouve pas de culpabilité manifeste àadopter   des   comportements   homosexuels   peut   dire   avoir   honte   de   tout   gestedémonstratif   en  public   avec   son  partenaire  par   exemple.  Alors  qu’en   France,   lescomportements sexuels sont conditionnés avant tout par l’incorporation des normes dela   morale   chrétienne   et   des   sciences   médicales   ou   psychologiques   qui   ont

progressivement   façonné   la   définition   sociale   des   catégories   sexuelles,   ce   sont

davantage   les  conditions  sociales  de   l’exercice  de   la  sexualité,  en  particulier  cellesrelatives à l’évitement de la honte, qui s’avèrent contraignantes à Bamako.

31 Toutefois,  bien  que   la  honte  domine   incontestablement  dans   le  contexte  malien,   laculpabilité n’y est pas inexistante. Pour déceler le sentiment de culpabilité qui peut être

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associé aux pratiques ou aux désirs homosexuels, il peut être utile de s’intéresser non

pas tant aux individus qui s’adonnent à de telles pratiques qu’à ceux qui sont tentés

mais s’interdisent de passer à l’acte, à l’instar de Moussa par exemple. Celui-ci réside àproximité d’un maquis de Bamako fréquenté par de nombreuses personnes ayant despratiques homosexuelles, dans lequel il se rend parfois. Ayant été sollicité par certains

hommes,   il  en  vient  progressivement  à  s’interroger  sur  son  désir  d’expérimenter   lapratique  homosexuelle.  Sans  jamais  oser  tenter  l’expérience,  il  éprouve  (et  exprime)

continuellement la tension psychique  que ce  désir lui inspire. Moussa est un fervent

musulman  et   lorsqu’il  évoque  cette   impossibilité  de  passer  à   l’acte  en  dépit  de  sondésir, il l’explique généralement par son engagement religieux. Ce seul exemple suffit àmontrer   que   la   régulation   des   comportements   homosexuels   ne   relève   pas

exclusivement des stratégies visant l’évitement de la honte, mais aussi d’un sentiment

de  culpabilité,  puisque  certains  s’interdisent  des  pratiques  sexuelles  qui  pourraient

avoir lieu sans que quiconque en ait connaissance. Cette culpabilité découle en grande

partie de l’intériorisation d’une conception du rapport homosexuel comme péché et desa condamnation par l’Islam, sachant que les références à ce comportement ne sont pasrares lors des prêches à Bamako. Aussi bien, pendant le mois de carême, nombreux sont

les pratiquants qui s’abstiennent de toute relation sexuelle en général, et homosexuelle

en particulier. Si la sexualité se trouvait exclusivement régulée par le risque de honte

que peut engendrer le regard de l’autre, pourquoi ici encore certains s’interdiraient-ils

des comportements sexuels pouvant s’accomplir à l’abri des regards ? L’intégration etle   respect  des  normes  de   la   sexualité  dictées  par   l’Islam   renforcent  chez  certains

l’examen de conscience individuel, et nourrissent en cela un sentiment de culpabilitéqui se superpose au sens de la honte.

32 Mais tous les hommes concernés entretiennent-ils le même rapport à la honte ? Dans

un  article  sur  les  pratiques  homosexuelles  au  Nicaragua,  Roger  N.  Lancaster  montre

qu’une distinction nette s’opère entre hommes « actifs » et hommes « passifs » dans larelation sexuelle : les premiers ne mettent pas leur honneur en danger tandis que lesseconds sont susceptibles de honte (Lancaster 1988). À Bamako, dans les conceptions

comme dans les pratiques de l’homosexualité, il existe aussi une séparation entre lesrôles « actifs » et « passifs », qui renvoie en partie à une distinction entre les hommes

efféminés  et  les  autres.  Mais  cette  distinction  est  moins  clivante  qu’au  Nicaragua  dupoint  de  vue  de  la  respectabilité  sociale.  Même  lorsqu’ils  se  conforment  aux  normes

dominantes de la masculinité, les hommes qui ont des pratiques homosexuelles dans unrôle  « actif »  encourent  le  risque  d’être  stigmatisés  si  cela  se  sait.  Contrairement  autableau   dépeint   à   propos   du   Nicaragua,   le   partenaire   « actif »   n’échappe   pasautomatiquement  à   la  honte  à  Bamako,  où   toute  assimilation  à  un  comportement

homosexuel est potentiellement stigmatisée.

33 Soucieux de contrer la menace sociale de la honte, les hommes qui ont des pratiqueshomosexuelles se montrent attachés à la sutura. La notion de sutura, surtout connue

au  Sénégal  en   langue  wolof,  mais  qui  existe  aussi  en   langue  bambara,  désigne   ladiscrétion, le comportement susceptible de préserver la réputation et le respect de lavie intime. Ici, le meilleur moyen d’échapper à la honte est le silence ou le mensonge

qui, plus généralement, sont constamment mobilisés dans les relations sociales. Alors

qu’en France, le sentiment de culpabilité associé à l’homosexualité découle notamment

du mensonge que beaucoup s’imposent sur leurs pratiques, en tant qu’il est contraire àla morale (religieuse ou ordinaire), au Mali le mensonge correspond au contraire à l’undes principaux outils permettant de se soustraire à la honte. Ici, l’exposition au risque

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de honte n’est pas distribuée selon le rôle que les individus occupent dans la relationsexuelle,  mais  bien  selon   leur  aptitude  à  ne  pas  faire  montre  de   leurs  pratiques  ouinclinaisons homosexuelles.

 

Savoir taire le désir homosexuel

34 À   Bamako,   les   personnes   qui   ont   des   pratiques   homosexuelles   s’emploient   à   ledissimuler, comme l’indique bien le vocabulaire de l’homosexualité qui recourt dans cemême  but  à  des   termes  non  explicites  et  non  spécifiques,   tels  que  « branché »  ou« milieu ».   Si  des   stratégies   sont  développées   afin  de  maintenir   le   secret   sur   cespratiques, c’est que l’hostilité à l’égard de l’homosexualité est fort prégnante. Parmi lesplus  enclins  à  exprimer  une  telle  hostilité,  certains  Bamakois  travaillant  en  contact

avec   les  « toubabs »   (Blancs)   sont  en  bonne  place,  pour  des  raisons  qui  procèdent

précisément de leur proximité ambiguë avec les visiteurs occidentaux. En même temps,

les  hommes  qui  ont  des  pratiques  homosexuelles,  y  compris  lorsqu’ils  sont  aisément

identifiables  comme  tels  par   leur  seule  apparence,  ne  sont pas  forcément   l’objet  deremarques ou d’injures frontales. À ce sujet comme sur bien d’autres points, chacun faitvis-à-vis   des   autres   comme   s’il   ne   savait   pas,   tant   que   rien   n’est   verbalisé   parl’intéressé. Les personnes concernées peuvent bénéficier d’une relative indulgence dèslors qu’elles font jouer cette règle du silence imposée par les convenances sociales qui,en  principe,  interdisent  de  s’étendre  sur  les  éléments  discréditables  de  la  vie  privéed’un individu en sa présence. Afin d’exemplifier ce processus, je présenterai la situationconcrète d’un jeune Bamakois.

35 Issa vit avec sa famille dans un quartier populaire de la ville, depuis sa naissance à la findes  années  1970.  Après  avoir   fait   l’expérience  de  relations  sexuelles  avec  quelquesjeunes   femmes,  maliennes  et   françaises,   il  rencontre  au  début  des  années  2000  unFrançais résidant au Mali, avec lequel il découvre la sexualité entre hommes. Quelques

mois plus tard, il fait la connaissance de David, un autre Français, avec lequel il décided’entretenir  une  relation  suivie.  Placé  au  contact  de   toubabs  dans   le  cadre  de  sonactivité professionnelle, il se trouve immergé dans un milieu d’individus qui vivent dumême travail et dont beaucoup résident dans son quartier. Tous le respectent, en partieen raison du fait qu’il leur procure régulièrement du travail. Issa est un noctambule etsort presque chaque soir dans les maquis les plus animés de la ville, dont certains sont

fréquentés  à   la   fois  par  des  hommes  ayant  des  pratiques  homosexuelles  et  par  cesjeunes   hommes   qui   travaillent   avec   des   toubabs.   Son   nouveau   compagnon

l’accompagne le plus souvent et, comme il est de coutume au sein d’un couple dont l’undes partenaires est plus fortuné que l’autre, il prend en charge pour Issa les frais dechaque sortie. Ainsi, cette relation est rapidement connue de ceux qui ont l’œil exercé.C’est qu’à Bamako, le contrôle social s’exerce sans relâche ; afin de garantir le secret surses  pratiques   sexuelles,   il   est  nécessaire  de  déployer  des   trésors  d’ingéniosité   enmatière de camouflage, de non-dit ou de faux-semblant, et le savoir-faire en la matière

excelle chez beaucoup. La particularité du couple que forment Issa et David est d’êtreconfronté, lors de ses sorties, à la fois aux hommes ayant des pratiques homosexuelles

qui  les  considèrent  comme  des  « pairs »,  et  aux   jeunes  hommes  travaillant  avec  destoubabs  que  connaît  très  bien   Issa.  David  se  demande  durant  plusieurs  mois  si  cesderniers comprennent la nature du lien qui l’unit à son compagnon. Lorsqu’il interroge

Issa à ce sujet, ce dernier lui répond avec assurance qu’ils ne savent rien. Pourtant, Issa

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informe David à plusieurs reprises du fait que certains d’entre eux ont fait part à songrand  frère  de  leurs  soupçons,  voire  de  leurs  certitudes  quand  à  l’homosexualité  deDavid, le « si proche ami d’Issa ». Au fil du temps, les liens entre nos deux protagonistes

se distendent. Au moment de la saison froide, qui est aussi la saison la plus touristique,David sort de plus en plus souvent sans Issa, trop accaparé par son travail. À différentes

reprises, il se trouve alors confronté à des remarques ou des injures proférées par descollègues d’Issa, qui comportent des allusions évidentes à leur relation. Le lendemain

de l’incident le plus virulent, David le raconte à Issa qui lui répond que ses agresseursne se seraient jamais permis de tels comportements en sa présence. Ce dernier décided’intervenir   avec   son   grand   frère   auprès   des   agresseurs   qu’ils   connaissent   bien,

lesquels présentent finalement des excuses. David découvre ainsi que les proches d’Issaavaient compris probablement depuis longtemps la nature du lien l’unissant à son ami

français, mais qu’ils ne pouvaient se permettre d’y faire allusion en sa présence.

36 Cet   exemple   montre   de   manière   claire   qu’il   ne   suffit   pas   que   les   pratiqueshomosexuelles d’un individu soient connues pour être dénoncées ; le silence d’Issa surleur existence remplit une fonction performative. Comme l’écrit Raymond Jamous ausujet  du  monde  méditerranéen :  « Si  le  mensonge  met  l’autre  à  distance,  c’est  moins

pour   l’empêcher  de  connaître  votre  secret  que  pour   l’empêcher  de   le  révéler,  d’enparler en public devant vous. » (Jamous 1993). En revanche, les conditions sociales ne

sont pas réunies pour que David échappe à une agression qui est ici possible contre untoubab  « isolé »,  alors  qu’elle  ne   l’aurait  pas  été  envers  un  Bamakois ordinairement

habile. La logique mise en exergue par cet exemple renvoie plus largement à la fonction

sociale du silence et du mensonge au Mali (Hoffman 1998 ; Jansen 2001), bien illustréepar le terme bambara gundo qui, généralement traduit par « secret », désigne aussiune réalité qui est connue de tous mais dont personne ne doit parler.

37 Le  rôle  central  du  secret,  du  silence  et  du  mensonge  dans   la  gestion  du  risque  destigmate  lié  aux  pratiques  homosexuelles,  à  Bamako  comme  dans  d’autres  contextes

africains   (Courtray   1998 ;   Teunis   2001),   ne   peut  manquer   d’apparaître   fortement

contradictoire  avec   la  conception  dominante  de   l’accomplissement  homosexuel  auxÉtats-Unis ou en France par exemple (Broqua et de Busscher 2003). Depuis plus d’unsiècle,   l’orientation   sexuelle   y   est   soumise   à   une   véritable   épreuve   de   vérité,permettant   de   satisfaire   la   « volonté   de   savoir »   (Foucault   1976)   au   moyen   detechnologies confessionnelles tout d’abord mises en œuvre par la religion, la médecine,

la psychiatrie ou la psychanalyse, et relayées aujourd’hui par les médias et les nouvelles

techniques   d’information   et   de   communication.   Le   coming out,   par   lequel   estdésignée   la  révélation  à  autrui  de   sa  propre  homosexualité,  est  devenu  une  étapeincontournable de la carrière homosexuelle, prescrite par les homosexuels eux-mêmes

depuis   l’apparition   des  mouvements   dits   de   libération,   en  même   temps   que   parl’ensemble de la société (Cain 1991 ; Herdt et Boxer 1993). Bien entendu, cette incitation

au  discours  et  au  dévoilement  ne  suffit  pas  à  homogénéiser  les  modes  de  vie  ou  lesformes   identitaires,  mais   elle   impose  un  modèle  dominant   en   fonction  duquel   seconstitue tout positionnement en la matière.

38 Pour  beaucoup  d’hommes   ayant  des  pratiques  homosexuelles   à  Bamako,   l’idée  decoming out, telle que définie par son acception la plus récente, n’a pas de sens. Cettevolonté de faire savoir est en effet parfaitement contraire au principe de discrétion, etmême de brouillage des pistes, à propos de la vie intime, qui guide plus généralement lecomportement de chacun à Bamako. Cela ne signifie pas que la « volonté de savoir » n’y

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existe pas, mais qu’elle ne peut y être satisfaite par les mêmes techniques qui la servent

en France ou aux États-Unis. Contrairement aux pratiques confessionnelles chrétiennes

qui cherchent à délier les langues, le contexte musulman de Bamako incite plutôt ausilence. Face aux interdits de l’Islam, en matière d’homosexualité comme dans le casd’autres comportements proscrits, le mensonge représente une ressource inépuisable.

39 Dans le cadre de l’idéologie du dévoilement qui s’impose en France ou aux États-Unis,

dire   le  désir  homosexuel  est  aussi   le  consacrer,  c’est  atteindre   le   stade  ultime  del’accomplissement,   celui   de   la   libération.   Contestant   « l’hypothèse   répressive »soutenue par les mouvements de libération, Michel Foucault a bien montré que le faitde  dire  sa  sexualité  ou  son  désir,  c’est  d’abord  répondre  à   l’incitation  au  discours(Foucault 1976). Mais il faudrait ajouter que dans ces pays occidentaux, c’est aussi selibérer du sentiment de culpabilité que provoque le silence sur le fait de se considérer

homosexuel. À Bamako, le sentiment de culpabilité associé à la pratique homosexuelle

est moins prégnant, comme j’ai voulu le montrer, et surtout, lorsqu’il existe, il ne peuten aucune manière trouver le soulagement par la confession.

40 L’expression coming out n’a cependant pas toujours été définie par la signification

étroite que nous lui connaissons aujourd’hui ; elle a connu une évolution sémantique.

Autrefois,  elle  désignait  non  pas  le  fait  de  révéler  son  homosexualité  auprès  de  sonentourage, mais l’intégration au monde homosexuel (Chauncey 1994). Dans ce sens plusancien, elle peut aider à décrire le processus de socialisation homosexuelle d’une partiedes  hommes  rencontrés  à  Bamako,  et  des  modes  d’articulation  possibles  entre  désirhomosexuel et constructions identitaires.

 

Sentiments d’appartenance et trajectoires identitaires

41 Le   silence   entourant   le   désir   homosexuel   s’accompagne   plus   largement,   dans   lamajorité   des   cas,   d’une   conformation   au   modèle   dominant   de   la   conjugalité

hétérosexuelle et de la reproduction. L’expérience homosexuelle est presque toujoursune   expérience  parallèle,   qui  peut   occuper  une  place   importante  dans   la   vie  del’individu, mais ne se substitue pas à la carrière hétérosexuelle et aux rôles d’époux, depère,  de   chef  de   famille  que   suppose   ordinairement   le   statut  masculin.  Pour   leshommes concernés, le meilleur moyen de ne pas inspirer de soupçons sur le fait d’avoirdes  pratiques  homosexuelles  est  d’être  officiellement  engagé  dans  une   relation  decouple avec une femme (au minimum) ; à partir d’un certain âge (la trentaine environ),

ne pas se marier est perçu comme anormal, à plus forte raison si l’on gagne sa vie. Mais

cette   conformation   à   la   conjugalité   hétérosexuelle   n’est   pas   nécessairement   une

couverture,   elle   répond   souvent   à   une   aspiration   que   la   pratique   ou   le   désirhomosexuels   ne   concurrencent   pas.   Dans   le   contexte   bamakois,   les   expériences

homosexuelles peuvent être vécues intensément sans empêcher que soit parallèlement

respecté l’ordre dominant de la parenté et de la reproduction.

42 Le   fait   de   taire   le   désir   homosexuel   ou   celui   de   se   conformer   à   la   conjugalité

hétérosexuelle n’interdisent pas à une partie au moins des hommes ayant des pratiqueshomosexuelles d’éprouver le sentiment d’appartenir à un groupe formé par le partaged’un désir sexuel commun. Dans les propos des individus concernés, entendus dans lavie   quotidienne   ou   lors   des   entretiens,   affleurent   sans   cesse   différents   signes

d’identification  à  un  groupe.  Le  seul  fait  de  nommer  l’homosexualité  par  les  termes

« milieu »  et  « branché »   signale  une  conscience  collective.  Dans   les  entretiens,  on

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constate  clairement  un  sentiment  d’appartenance  communautaire,  que  renforcent  lesilence et le secret partagés, ainsi que la capacité des individus concernés à identifier

leurs pairs, à l’inverse du plus grand nombre, ce que l’un d’eux exprime ainsi : « C’estcomme une association de sorciers, dès qu’on se voit, on se reconnaît. » (Entretien 7, 16ans).  C’est  aussi  que  parallèlement  au   silence  maintenu  vis-à-vis  de   l’extérieur,   lacirculation,   parmi   les   personnes   concernées,   d’informations   sur   les   pratiqueshomosexuelles des uns ou des autres, crée les conditions d’existence d’un vaste réseaud’interconnaissance.

43 Dans  de  nombreux  pays  du  monde,   la  vie  homosexuelle  urbaine  se  caractérise  parl’existence   de   lieux   de   rencontre   publics,   extérieurs   ou   fermés,   où   s’exerce   une

sexualité dite « anonyme », c’est-à-dire entre partenaires qui ne se connaissent pas etn’échangent   parfois   aucun   mot,   dessinant   les   contours   d’une   « communauté

silencieuse » (Delph 1978). Il n’existe pas d’espace de ce type à Bamako, à l’exceptiond’un lieu de drague extérieur assez peu fréquenté. Parce que les espaces de rencontre

spécifiques  sont  rares  et  que  les  risques  de  dévoilement  sont  importants  dans  la  viecourante,  les  hommes  qui  ont  des  pratiques  homosexuelles  ont  pour  habitude  de  seprésenter  mutuellement   leurs   connaissances,   dans   le   but   de   nouer   des   relations

sexuelles  ou  amicales.  Ce   faisant,   ils  tissent  un  réseau  social  alimenté  par   la   loi  dusilence que chacun s’efforce de respecter sur ses propres pratiques, tout en faisant ensorte qu’elle ne soit pas brisée par les autres. Ces mises en relation limitent l’isolement

et favorisent la solidarité, mais elles renforcent en même temps le contrôle social quis’exerce au sein même de ce monde parallèle.

44 Depuis quelques années, ce réseau est alimenté par les rencontres qui s’effectuent aumoyen  d’internet.  Différents  sites  gratuits  sont  utilisés  par  les  hommes  en  quête  derelations  homosexuelles  à  Bamako.  Progressivement,  au   fil  des  rencontres  rendues

possibles par ces sites, leurs usagers ont formé un nouveau réseau d’interconnaissance

disséminé  dans  toute   la  ville,  qui  s’est  greffé  au  premier.  L’une  des  caractéristiquesnotables  de  ces  nouveaux  modes  de  rencontre,  en  particulier  dans  une  perspectivecomparée, c’est ici encore la rareté des pratiques de « sexualité anonyme », que l’usaged’internet   favorise  pourtant   fortement  dans  d’autres   régions  du  monde.  Alors  quesouvent, les individus qui utilisent internet à Bamako ne sont pas les mêmes que ceuxqui   sont   déjà   insérés   dans   des   formes   de   sociabilité   homosexuelle,   ils   vont

progressivement intégrer le « milieu » suite à leur rencontre avec d’autres usagers dessites  qui  en  font  déjà  partie,  à  travers  par  exemple  la  fréquentation de  lieux  publicsspécifiques, tels que certains maquis.

45 Ainsi, en raison de l’information qui circule et des rencontres en chaîne qui s’effectuent

dans   la  vie  courante,  avec  ou  sans   le  recours  à   internet,   l’anonymat  entre  hommes

ayant   des   pratiques   homosexuelles   est   très   rare,   à   l’inverse   de   la   situation   desmétropoles  européennes  ou  américaines.  L’existence  du  réseau  social  formé  par  cesrelations dépend en premier lieu du silence que ceux qui le composent maintiennent

sur   leur  sexualité.  Le  fait  que  chacun  soit   informé  des  pratiques  homosexuelles  desautres   ne   permet   pas   seulement   l’identification   de   « semblables »   avec   lesquelss’associer   ou   nouer   des   relations   de   différentes   natures,  mais   aussi   de   disposerd’informations qui pousseront chacun à taire celles dont il dispose sur l’autre. Chacun

obtient le respect du silence de l’autre par le fait de connaître ses pratiques, sur la based’un contrat tacite selon lequel si l’un parle, l’autre le fera aussi. Si cela fonctionne le

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plus souvent, il arrive cependant que certains se livrent à des actes de chantage ou àdes révélations gênantes.

46 Loin d’être homogène, en dépit du sentiment d’appartenance commune, la populationdes  hommes  ayant  des  pratiques  homosexuelles  se  trouve  clivée  en  deux  principaux

groupes, comme nous l’avons vu plus haut : ceux qui ne sont pas identifiables à l’œil nu

et   ceux   qui   sont   parfois   qualifiés   de   « déclarés »,   c’est-à-dire   dont   l’apparence

efféminée   à   valeur  d’affirmation  publique  de   l’orientation   sexuelle.  Cette  divisionrappelle   très   fortement   celle   entre   groupes d’ « homosexuels   secrets »   et

d’ « homosexuels   déclarés »   qui   structurait   la   « communauté   homosexuelle »   deMontréal  dans  les  années  1950  (Leznoff  et  Westley  1956).  À  Bamako,  comme  dans  lecontexte   étudié   par   Leznoff   et  Westley,   les   hommes   qui   ne   sont   pas   repérablescraignent  fortement   l’assimilation  à  ceux  qui   le  sont,  et  évitent  soigneusement   leurcompagnie  afin  de  n’encourir  aucun  risque  de  dévoilement.  Le  fait  qu’il  existe  ainsi

deux catégories d’hommes dont les relations oscillent entre défiance et évitement, à lafois atteste du sentiment de constituer une communauté globale (ce que déplorent lesuns et soulignent les autres) et rend impossible son développement unifié.

47 Comme  dans  d’autres  capitales  du  monde,   la   socialisation  homosexuelle  à  Bamako

s’effectue  donc   chez  beaucoup   en  deux   temps :   celui  de   la   socialisation  primaire,

principalement   hétérocentrée,   puis   celui   de   l’intégration   à   un   réseau

d’interconnaissance  parallèle.  Mais   ici,   la  phase  de  socialisation  sexuelle  secondaire

n’implique   généralement   pas   de   divulgation   publique   de   l’orientation   sexuelle.Contrairement aux scénarios majoritairement prescrits (sinon suivis) en France ou auxÉtats-Unis, l’expérience des Bamakois montre que le désir homosexuel peut être vécusans que s’impose la tentation de choisir un mode de vie alternatif dans le cadre duquels’exprimerait  une  vérité  du   sujet  définie  par   sa   seule   sexualité.  Si   les   trajectoiresidentitaires des hommes ayant des pratiques homosexuelles sont façonnées par cetteexpérience   de   l’homosexualité   parallèle,   la   socialisation   secondaire   que   cetteexpérience   suppose  parfois   s’accomplit   le  plus   souvent   sans   rupture  biographique,

notamment  du  point  de  vue   familial.  Autrement  dit,  alors  qu’en  France,   chez   leshomosexuels, la phase de socialisation secondaire s’accompagne souvent d’un certainnombre  de  changements  –  déménagement  vers  une  plus  grande  ville,  distension  desliens  avec   l’entourage   familial  ou  amical   initial,  etc.  –  à  Bamako,   l’intégration  au« milieu »   s’effectue   le  plus   souvent  de  manière  parallèle   voire   superposée   (mais

invisible) au maintien des liens familiaux, amicaux ou communautaires forgés au coursde la socialisation primaire.

48 Certains  hommes  n’entendent   cependant  pas   suivre   cette  voie  de   l’homosexualité

vécue parallèlement à la conjugalité hétérosexuelle ou limitée à l’inversion de genre.

Une   distance   est   alors   prise   à   l’égard   du   modèle   local   des   identités   sexuellesminoritaires et du principe dominant qui détache la vérité du sujet de sa sexualité, pourlui substituer une conception de l’authenticité de soi où les pratiques homosexuelles

trouvent une place. Certains hommes qui quittent le Mali pour l’Europe, l’Amérique duNord ou d’autres pays plus proches, provisoirement ou plus durablement, vont parfoissuivre  une   trajectoire  de   socialisation  homosexuelle  plus   fortement   construite   enréférence à des modèles extérieurs. Par exemple, Alassan, alors qu’il s’apprête à quitterBamako pour un pays du Maghreb afin de s’y installer avec son compagnon français etd’y  poursuivre   ses  études,  m’explique que   l’on  ne  peut  compter  que   sur   soi  pours’extraire  des  contraintes  qui  pèsent  sur  l’individu  du  point  de  vue  de  la  trajectoire

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sexuelle ou conjugale. Dernier enfant de sa fratrie, il a très tôt œuvré à conquérir sonautonomie pour ne pas se trouver confiné par l’emprise de sa famille et l’autorité de sesaîné-e-s,  puisqu’il  ne  souhaitait  ni  se  marier  ni  avoir  d’enfant,  ce  qui  est  très  rare  àBamako. Lorsque ses sœurs lui demandent quand il va se marier et faire des enfants, illeur répond qu’elles ont déjà elles-mêmes beaucoup d’enfants, que ce sont aussi « ses »enfants. Il leur dit qu’il veut simplement réaliser son rêve, et lorsqu’elles lui demandent

quel est ce rêve, il leur répond que cela ne les regarde pas. Au sujet de sa lecture encours d’un ouvrage sur l’homosexualité en France qu’il m’a demandé de lui procurer, ilme dit que cela l’intéresse car cela lui apporte beaucoup d’informations sur l’histoire,

avant d’ajouter : « Je ne veux pas être étranger dans ma propre vie. »

***

49 Si, dans le contexte bamakois, le désir homosexuel contribue moins à définir la véritédu sujet que dans d’autres contextes, il apparaît à l’issue de ce texte qu’il n’est pas sans

effet sur les constructions identitaires, individuelles et collectives. L’un des signes enest   ce   sentiment   d’appartenance   qui   relie   bien   des  hommes   ayant   des  pratiqueshomosexuelles.   Le   débat   houleux   qui   a   opposé   approches   constructionnistes   etessentialistes  de   l’histoire  de   l’homosexualité  portait  notamment   sur  ce  point :   lestenants de la première approche reprochaient aux seconds un anachronisme lorsqu’ilsévoquaient  des  groupes  plutôt  que  des  pratiques   à  propos  des   époques   au   coursdesquelles  n’existait  pas  de  catégorie  « homosexuelle »   socialement   instituée.   Il  ne

faudrait pas laisser cet antagonisme se rejouer non plus sur une échelle diachronique

mais  sur  celle  de   la  géographie  culturelle,  en  considérant  que  dans  un  contexte  où,comme  à  Bamako,   la  catégorie  sociale  de   l’homosexualité  ne  s’affirme  pas  sous  une

forme   instituée  ni  publique,   il  n’existerait  que  des  comportements  homosexuels  etaucune identité associée. Bien que la catégorie homosexuelle y soit peu prégnante etsouvent   rejetée   comme   étrangère   aux   mœurs   locales,   il   existe   un   sentiment

communautaire et donc une production identitaire qui découlent non seulement de lapratique mais aussi du désir homosexuel. Car si le sentiment d’appartenance collectivedont témoignent les « branchés » bamakois n’est pas exactement assimilable à l’identité

homosexuelle des capitales d’Europe ou d’Amérique du Nord, il n’est pas réductible auseul  partage  d’une  même  pratique  sexuelle  mais  se  fonde  aussi  sur  l’idée  d’un  désirsexuel  commun.  En  se  focalisant  sur  une  distinction  entre  pratiques  et  identités,  lestenants de l’approche constructionniste ont négligé cet élément qui structure pourtant

les catégories de pensée de la sexualité et mérite en cela toute l’attention des sciences

sociales.  En  dépit  des  réserves  de  Michel  Foucault  concernant  cette  notion,   le  désirn’est pas seulement un instrument servant la sujétion des individus, mais aussi un outilde subjectivation dont certains se saisissent pour négocier la définition de leur identité

sociale, à Bamako comme ailleurs.

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NOTES

1. . Cette recherche a bénéficié du soutien de Sidaction et de l’Agence Nationale de la Recherche.

RÉSUMÉS

La   littérature consacrée  aux   comportements  homosexuels  dans   les  pays  non  occidentaux  aparfois  été  critiquée  pour  avoir  dénié   la  dimension   libidinale  de  ces  actes  au  profit  de   leurfonction symbolique ou instrumentale. C’est tout particulièrement le cas des écrits qui ont étéconsacrés  aux  pratiques  homosexuelles  en  Afrique,  rarement  envisagées  sous  l’angle  du  désir

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sexuel  ou  des  sentiments.  À partir  des  résultats  d’une  enquête  ethnographique  réalisée  entre

2003 et 2008 auprès d’hommes ayant des pratiques homosexuelles à Bamako, sont exposées lesvoies  par  lesquelles  se  forme  et  se  donne  à  voir  ou  à  entendre  le  désir  homosexuel.  Dans  uncontexte  où   la  catégorie  homosexuelle  est  généralement  considérée  comme  ne  renvoyant  àaucune  réalité   locale  mais,   lorsqu’elle  est  connue,  à  un  comportement  occidental  hautement

répréhensible, se pose la question du sens qui est donné au désir homosexuel et de son impact

sur la formation de l’identité sociale chez les personnes concernées. Il s’agit de rendre compte

des logiques de ce désir, de ses formes d’expression possibles mais aussi des contraintes socialesqui conditionnent son accomplissement.

The scholarly literature on homosexual practices in non-Western countries has sometimes beencriticized for its deny of the libidinal dimension of such acts, which was neglected to the benefit

of  symbolic  or  instrumental  functions.  This  has  especially  been  the  case  for  the  literature  onhomosexual practices in Africa, which have only rarely been considered under the angle of desireor  feelings.  Drawing  on  ethnographic  fieldwork  conducted  between  2003  and  2008  in  Bamako

among   men   having   homosexual   practices,   this   article   shows   how   homosexual   desire   isunderstood and expressed in this context. Furthermore, the text explores the local meaning ofhomosexual desire and its impact on the identity of these men, in a society where homosexuality

is largely considered as a highly reprehensible Western behaviour.

INDEX

Keywords : homosexual practices, Mali, sexual desire, shame, socialisationMots-clés : comportement homosexuel, désir sexuel, honte, Mali, socialisation

AUTEUR

CHRISTOPHE BROQUA

est socio-anthropologue, docteur de l’EHESS (Paris) et chercheur associé à SOPHIAPOL-LASCO. Il anotamment publié Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida

(Presses de Sciences Po, 2006) et codirigé « La fabrique des identités sexuelles » (Autrepart, n°

49, 2009). Il consacre actuellement ses travaux aux mobilisations collectives relatives àl’homosexualité et au sida dans différents pays d’Afrique de l’Ouest francophone. [SOPHIAPOL-

LASCO, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre

Cedex – [email protected]]

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Sexualités et prévention dans lesromans contemporains sur le VIH/sidaUne source d’apprentissage ?

Joseph Josy Lévy et Lucie Quevillon

 

Introduction

1 La   transmission,  définie  comme  « l’ensemble  des  processus  par   lesquels  un  groupehumain assure sa continuité dans le temps, à travers la succession des générations »(Hervieu-Léger  1997 :  131),   constitue   l’une  des  problématiques  essentielles  dans   lechamp  de   la  sociologie  et  de   l’anthropologie.  C’est  en  effet  à   travers   les  modes  desocialisation,  portés  par  différents  agents  et   institutions,  que  se  transmet   l’héritage

culturel dans ses différentes dimensions : abstraites (valeurs, croyances, normes et

savoirs) et concrètes (comportements, gestes, savoir-faire et pratiques) (Bruner 1956 ;Pelissier 1991 ; Trueba 1993 ; Ohmagari et Berkes 2004). Les processus de transmission

varient selon les contextes socioculturels, les critères de classe, d’âge et de genre, mais

aussi en fonction des champs d’activités. La transmission culturelle des valeurs et desconduites   sexuelles   constitue  un  domaine  particulièrement   sensible   à   cause de   lagrande importance reconnue transculturellement à la sexualité (Reiss 1986) et des liens

qu’elle  entretient  avec  d’autres  composantes  de   la  vie  sociale  (rapports  de  parenté,

systèmes d’alliance, interdits, comportements reproductifs, etc.). 

2 Plusieurs stratégies de socialisation sexuelle sont ainsi discernables. Dans nombre desociétés, l’apprentissage des normes et des pratiques sexuelles est limité et il s’effectuede   façon   détournée   et   souvent   implicite,   à   cause   des   interdits   et   des   conduites

d’évitement entourant cette sphère d’activité. C’est, par exemple, le cas de la sociétéirlandaise  d’Inis  Beag   (Messenger  1971)  où   l’information  sexuelle  en  milieu   familial

était quasi absente et dépendait des connaissances transmises par le groupe des pairs et

de   l’observation   des   animaux.   Ailleurs,   l’instruction   peut   aussi   faire   appel   auxressources  orales.  Par   exemple,   les  proverbes,   chez   les  Tamouls,   contribuent   à   la

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structuration  des  normes  sexuelles  en   insistant  sur  « la  noblesse  du  désir  sexuel  enmême temps qu’ils vantent la continence » (Bourdier 2001 : 198) ; de même, les contes

dans certaines sociétés d’Afrique de l’Ouest (Lallemand 1985), les chansons érotiques,ou même pornographiques, au Japon (Maring et Maring 1997), orientent l’éducation àla sexualité. 

3 Ces  ressources  servent  à  définir   les  normes  de  conduites  sexuelles,  en  mettant  enévidence, d’une part, les dilemmes et les tensions associées à la sexualité, et en offrant,

d’autre part, des intrigues et des exemples qui peuvent alimenter l’imaginaire sexuel

des  auditeurs.  Ces  modes  d’éducation  orale  peuvent  être   complétés,  dans   certains

contextes,   par   un   apprentissage   des   techniques   du   corps   entourant   la   sexualité(postures,  mouvements,   réponse   sexuelle,   etc.)   qui   servent   à   ancrer   les  modèles

valorisés, formes de conditionnement dont Mauss (1936) avait souligné l’importance1.

Ainsi,  dans  plusieurs  rituels  d’initiation  africains,  comme  c’est  le  cas  chez  les  Luvale(White 1953), les Vendas (Blacking 1985), les Ambos (Stefaniszyn 1964) ou les Zoulous(Krige 1968), en plus de l’apprentissage des identités de genre et des rôles sexuels, vient

s’ajouter celui des modalités corporelles touchant la sphère érotique valorisées par lesgroupes   socioculturels.   De   telles   initiations   féminines   peuvent   comprendre   une

éducation   sexuelle   sur   les  méthodes  contraceptives  et  abortives  de  même  que   surl’apprentissage  des  techniques  sexuelles  (exercices  visant  à  intégrer  les  mouvements

des hanches et du bassin) pour augmenter le plaisir lors de la relation coïtale2. Dans

d’autres   contextes   socioculturels,   sans   s’inscrire  dans  des   rituels  d’initiation,  une

éducation sexocorporelle explicite est aussi présente comme c’est le cas, par exemple, àMangaia (Marshall 1971) et aux îles Marquises (Suggs 1966)3. Dans la région des Grands

Lacs africains (Kashamura 1973), les jeunes filles s’initient entre elles à la vie sexuelle etleurs   activités   portent   sur   les   techniques   qui   permettent   de   modifier   les   zones

génitales,  et   sur   les  exercices   concourant  à   l’intégration  de   la   réponse  orgastique(caresses  du  clitoris  et  des   lèvres),  accompagnées  de  techniques  mentales  visant  audéveloppement de l’imaginaire érotique4. Ces modalités éducatives basées surtout surl’apprentissage corporel semblent constituer un cas particulier de la procédure liée à laproduction de la « vérité du sexe ». Foucault définit de concept de « vérité du sexe »comme  celle  de   l’ars erotica où  « la  vérité  est  extraite  du  plaisir   lui-même,  priscomme  pratique  et   recueilli   comme  expérience »   (1976 :  77).  Par  ailleurs,  d’autressociétés et d’autres civilisations encore (en Chine, au Japon, en Inde ou dans le monde

arabo-musulman) ont développé des pratiques mystico-érotiques faisant intervenir unsavoir secret transmis de maître à disciple (voir Evola 1968). 

4 Les innovations liées à l’écriture et l’imprimerie (xylographie en Asie ou typographie enOccident) vont transformer les modalités d’éducation à la sexualité en contribuant à ladiffusion   de   nombreux   ouvrages   érotiques   qui   vont   permettre   une   plus   grande

autonomie dans les modes d’apprentissage en réduisant, en partie, le contrôle directdes   instances   éducatives   sur   les   apprenants.  Même   si   les   ouvrages   continuent   àvéhiculer les normes sexuelles dominantes et propres à chaque groupe socioculturel,ces   instances  ne  peuvent   les   imposer  rigoureusement  et,  de  ce   fait,   les   lecteurs,  àtravers   les   textes   et   les   images  qui   accompagnent   ces  manuels,   sont   à  même  dedévelopper  leurs  compétences  érotiques  et  de  les  évaluer  de  façon  plus  individuelle,

s’émancipant du même coup de rapports fortement personnalisés. Comme l’a montré

Goody   (2003),   les   manuels   érotiques   vont   prendre   une   place   importante   dans

l’instruction sexuelle. En Inde, dans le Kama Sutra :

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[…]  un   genre   de   vade-mecum   du   sexe   pour   les   jeunes   mariés,   […]  lesrenseignements   qu’on   y   trouve   ne   sont   pas   une   description   générale   descomportements, mais un ensemble d’instructions, exposant par exemple un savoirnouveau  ou  restreint  concernant  les  positions  sexuelles  et  contribuant  ainsi  à  ladifférentiation de sous-cultures dans la société indienne. (Goody 2003 : 231)5

5 Dans  le  monde  chinois  (Goody  2003 :  250-251),  les  manuels  de  la  chambre  à  coucher

jouent aussi un rôle important et sont diffusés dans les classes privilégiées6. Ces typesd’ouvrages se retrouvent dans le contexte japonais avec les manuels de l’oreiller (Soulié1993) qui comprennent des textes et des images érotiques (shunga) sur les positions àprivilégier.  Dans   le  monde   islamique,   l’érotologie  élaborée,  qui  comprend  plusieursouvrages  dont   l’un  des  plus  connus  est  sans  doute   le   Jardin parfumé du  cheikh

Nefzaoui,  rédigé  au 16e siècle,  explore  aussi   le  champ  de   l’érotisme  et  propose  desmodalités d’amplification du plaisir7 (Bouhdiba 2003). 

6 Les manuels ne sont pas étrangers à la civilisation occidentale et, à partir de l’Antiquité,

plusieurs de ces ouvrages ont circulé, exposant des « listes de positions recommandées

dans les rapports hétérosexuels et bien d’autres précisions encore » (Goody 2003 : 242).Avec l’ascendance du christianisme, dont l’idéologie tendait à restreindre l’explorationde l’érotisme (Ranke-Heinemann 1990), ce type de littérature fut soumis à la censure

ecclésiastique. Les manuels continuèrent cependant à circuler sous le manteau, puis augrand jour, proposant des normes plus ou moins permissives, selon les auteurs et lespériodes,  qui  orientèrent  les  modalités  de  l’expression  érotique  (Melody  et  Peterson1999). 

7 Parallèlement à cette production, la littérature romanesque, amoureuse et érotique, estvenue   diversifier   les   modèles   érotiques   en   privilégiant,   à   travers   un   traitement

rhétorique, la présentation de personnages, d’intrigues, de sentiments et de conduites

qui  reflétaient  les  normes  culturelles  dominantes,  ou  s’en  éloignaient  en  traitant  depratiques transgressives que l’on retrouve dans les canons littéraires chinois, pouvant

aller   jusqu’à  des  « descriptions  paillardes »   (Goody  2003 :  251)  et  dans   la   littératurejaponaise et occidentale (Évrard 2003 ; Alexandrian 1995 ; Brulotte 1998). La littératureromanesque érotique a ainsi constitué un nouveau développement dans les modalités

de transmission des savoirs et savoir-faire sexuels en insistant sur les fonctions liées àl’imaginaire  érotique  qu’elle  contribue  à  structurer  et  à  enrichir  en  nourrissant   lesfantasmes8. 

8 La dimension pédagogique est aussi soulignée par Turner (2003) qui, dans son étude surles   textes   érotiques   italiens,   français   et   anglais  qui   s’inscrivent  dans   la   traditionlibertine,  montre   leur  contribution  à   la  pédagogie  sexuelle  orientée  vers   les   jeunes

femmes  et  dégage   les  enjeux  qu’elle  soulève.  Cette  perspective  est  reprise  dans  destravaux   sur   les   romans   érotiques   ultérieurs   (Kraakman   1994 ;   Hubier   2007).   Laconstruction de soi pourrait ainsi être influencée par la lecture. Pour d’autres auteurs,cependant, les répercussions du roman et de la fiction en général dépassent le plan del’imaginaire   et   orientent   la   construction   identitaire   suite   aux   mécanismes

d’identification (De Singly 1993). Bourneuf (2007) insiste aussi sur ces fonctions du livrequi « suscite émotions et sentiments, active, relance la réflexion, tout ensemble nourrit

l’imaginaire   et  nous   rapproche  de   la  vie  palpable,  décrit   les   existences   réelles   etfictives,  propose  des  modes  d’être  possibles,   trace  des  voies  pour  notre  évolutionindividuelle  et   collective »   (Bourneuf  2007 :  10).  Le   rapport  à   la   fiction   s’est  aussidiversifié   avec   le   développement   des   productions   télévisuelles,   des   films,   des

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reportages et des informations disponibles sur internet qui présentent des modèles deconduites sexuelles. À partir de cette constatation, Weitman (1999) commente : 

[la société contemporaine] est caractérisée par la tendance des individus […] à êtreguidés  dans   la  vie  réelle  par  des  dispositions  d’habitus  acquises  au  cours  d’uneimmersion  prolongée  dans   le  monde   imaginaire  de   la   fiction,  et  moins  par   lesdispositions  acquises  au  cours  de   l’adaptation  à   la  vie  et  aux  personnes  réelles.(Weitman 1999 : 73-74)

9 Ces recherches suggèrent donc que la production romanesque constitue un matériau

intéressant d’un point de vue anthropologique en permettant d’accéder à un ensemble

de représentations sociales (Jodelet 1989)9 sur la sexualité et au contenu des scénarios

sexuels  (Gagnon  2008).  L’analyse  des  romans  peut  être  particulièrement  intéressante

pour   comprendre   le   retentissement   d’évènements   socioculturels   majeurs   sur   lasexualité,   comme   ce   fut   le   cas   avec   l’épidémie   du   VIH/sida   qui   a   modifié   lesreprésentations  de  la  sexualité  et  de  ses  risques,  de  même  que  les  pratiques  (Parker2001). Dès les années 1980, soit les premières années qui ont vu l’apparition de cetteépidémie, on voit en effet se mettre en place une création littéraire et artistique de plusen plus diversifiée (romans, poésie, théâtre, cinéma) qui explore les différentes facettesde l’épidémie. Sa construction et sa traduction dans l’imaginaire romanesque ont faitaussi l’objet de plusieurs recherches (Murphy et Poirier 1993 ; Volet, Jaccomard et Winn

2002). 

10 Au plan anthropologique, la recension d’un premier corpus de romans publiés jusqu’en1994, par des auteurs anglo-saxons et français, et qui traitaient du thème du VIH/sida,

soit une quinzaine de romans et trois recueils de nouvelles, a été réalisée par Lévy etNouss (1994). Cette étude a cerné les représentations et l’expérience des maladies liéesau  VIH/sida,   son  encadrement  bio-médical,   le   retentissement  de   l’épidémie   sur   lerapport  à   la  mort,   le  deuil  et   les  rites,  ainsi  que  sur   les  constructions  de   l’identité

sexuelle,  en  particulier  homosexuelle,  et   l’expression  de   la  sexualité  confrontée  auxenjeux de la prévention et du risque. Dans cet article, nous poursuivons cette analyse

en  dégageant   les  scénarios  sexuels  présents  dans  des  romans  contemporains  parusaprès  199610 ayant  pour  thématique  le  VIH/sida  et  la  sexualité,  et  nous  envisageons

successivement   les   représentations   imaginaires   des   lieux,   des   relations

interpersonnelles, des pratiques sexuelles, des risques et des stratégies préventives11.  

L’imaginaire des lieux

11 La   lecture  des   romans  et   leur  comparaison  met  en   relief   l’importance  de   l’espacegéographique et des lieux dans lesquels évoluent les personnages à des fins de loisirs,de   rencontres   amoureuses   et   sexuelles.   L’imaginaire   spatial   peut   renvoyer   à   desdestinations  exotiques  comme  Madagascar,  Honolulu  ou  Haïti,  mais  c’est  surtout   lemonde   européen   et   américain,   et   leurs   villes,  qui   retient   l’attention  des   auteurs,complétant, en cela, l’importance de la ville présente dans l’imaginaire d’autres corpuslittéraires (Nicolas 2002), mais en en précisant la spatialisation sexuelle. Pour rendre

compte de cette interface, Bech (1999) a proposé le concept de Citysex qui renvoie non

seulement à la sexualisation de la ville contemporaine mais aussi à la conception de lasexualité  moderne  comme  essentiellement  urbaine.  Dans  cette  perspective,   l’espaceurbain moderne  est caractérisé par  la présence  d’une  foule  composée d’étrangers encontact les uns avec les autres et par l’existence d’espaces publics et privés, mais aussitélémédiatisés.   Dans   ce   contexte,   même   si   plusieurs   figures   prototypiques   sont

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présentes   (poètes,   flâneurs,   prostituées,   etc.),   l’homosexuel  masculin,   selon   Bech,

constitue   la   figure urbaine   par   excellence   et   il   occupe   pleinement   cet   espace,contrairement aux autres prototypes. 

12 L’univers urbain décrit dans les romans analysés semble confirmer ces hypothèses enprésentant les personnages, surtout d’orientation homosexuelle, et les intrigues dans lecontexte des grandes villes cosmopolites dans lesquelles on retrouve des populations

homosexuelles importantes (Sibalis 2004 ; Collins 2007). Cette géographie romanesque,

qui   ne   se   fonde   par   toujours   sur   des   descriptions   détaillées,   peut   faire   état   delocalisations  toponymiques  ou  anonymes  et  insiste  en  particulier  sur  l’espace  publicplutôt   que   privé,   signifiant   ainsi   l’effacement   de   la   dimension   clandestine   de   laprésence  homosexuelle  qui   avait   cours  dans   le  passé   (Demczuk   et  Remiggi   1998 ;Deligne, Gabiam, Van Criekingen et Decroly 2006). 

13 À part la mention de la ville de Port-au-Prince en Haïti, ce sont surtout les références

aux villes européennes (Amsterdam, Barcelone, Lyon, Madrid, Nancy, Paris, Valence) ounord-américaines (Los Angeles, Montréal, New York, Québec, San Francisco, Toronto)

associées  à  la vie  nocturne  et  homosexuelle,  à  la  présence  de  grandes  communautés

gaies et à la diversité des espaces de convivialité, qui dominent et que parcourent lesnarrateurs et les personnages dans leur vie quotidienne. Des rues (Christopher Streetou Amsterdam Avenue à New York, boulevard Saint-Laurent ou rue Laurier à Montréal)

de  même  que  des  quartiers  où   l’on   retrouve  une   forte  présence  homosexuelle   (leMarais,  West  Village,   le  Village   et   le  quartier  du  Plateau  montréalais)   sont   ainsi

spécifiquement  mentionnés.  Dans  le  cas  de  Paris,  le  quartier  du  Marais  constitue  unpoint d’attraction lié à l’exubérance de ses activités, à l’instar des parcs d’amusement

modernes   comme  Dysneyland12 New  York  attire  pour   ses  possibilités  multiples  derencontres   sexuelles  aventureuses13La  géographie   sociale  de   l’univers  gai  est aussi

esquissée, mettant en évidence la diversité des styles de vie de couple et la répartitionspatiale   en   fonction   de   critères   de   distinction :   les   pantouflards   se   retrouvent   àBrooklyn Heights, les chics dans l’Upper East Side et les intellectuels dans l’Ouest

de la ville14.

14 Les   romans   soulignent   également   les   attraits   de   la   vie   urbaine,   pour   de   jeunes

homosexuels  dont   la  vie  ne  peut  être  circonscrite  aux   limites  d’une  petite  ville  quicontraint leurs possibilités d’autonomie, d’anonymat, d’expérimentation et de liberté15.

Ces représentations stéréotypées et idéalistes des avantages de la ville rejoignent lesconstatations de Bech (1999) sur la sexualité urbaine qui se fonderait sur « l’excitation,

l’offre,   les  occasions  et   la   liberté »,  mais  aussi  sur   la  « liberté  potentielle   intérieure

« d’être   soi-même »   en   lien   avec   l’anonymat   et   la  non-implication  des   relations

urbaines » (Bech 1999 : 219). Il est à noter que cette analyse sous-estime les problèmes

de solitude, d’aliénation, de violence et d’exploitation sexuelle que l’on retrouve dans

les milieux urbains. À la liberté s’ajoute l’effervescence de la vie nocturne urbaine, sesbruits   et   la   diversité   des   sous-cultures   sexuelles   et   autres   qui   s’y   retrouvent

(prostitution, travestisme, cuir, trafiquants de drogues, punks, etc.16). 

15 La topographie des espaces de sociabilité et de sexualité où les personnages évoluent

recoupe celle rapportée dans les études en géographie urbaine (voir Deligne, Gabiam,

Van Criekingen et Decroly 2006, pour la ville de Bruxelles). On y remarque ainsi l’espacedu   café,   qui   remplit   des   fonctions   diverses :   faire   connaissance,   retrouver   descompagnons de jeux de société, rencontrer des partenaires sexuels ou même avoir desactivités sexuelles dans le sous-sol17 Ce sont aussi les bars gais, lieux de sociabilité et de

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drague   associés   aux   styles   vestimentaires   (surtout   le   style   cuir)   qu’évoquent   lesauteurs, en y faisant seulement référence ou en décrivant leur atmosphère et leur rôledans la structuration des sous-cultures gaies, ce que les premiers travaux de sociologiesur le monde gai avaient déjà souligné (Achilles 1967 ; Harry 1974). On retrouve New

York avec le Candie, un bar cuir18, Montréal avec ses tavernes et ses bars comme leLimelight19, Paris avec le Trap, un bar parisien auquel Py (2002) consacre plusieurspages  pour  décrire  son  atmosphère  musicale  « lourde »,  l’odeur  de  transpiration, les

couleurs et les jeux de lumière, avec comme métaphore centrale celle de la prédation etde  la  chasse  qui  survient  dans  ce  lieu  gardé  par  des  portiers  qui  « résumaient lescodes secrets du lieu. D’une part une fraternité inouïe, de l’autre ledanger de l’exclusion […] »20.

16 Les boîtes de nuit et les raves font aussi l’objet d’évocations de même que les saunas,

comme  ceux  de  Los  Angeles  ou  de  Montréal   sur   la  rue  Saint-Laurent,  mentionnés

également comme lieux de rencontres21 avec leur agencement spatial particulier : descubicules aux cloisons percées de trous qui permettent des rencontres sexuelles rapideset anonymes22, ou des pièces disponibles pour des échanges prolongés. Les endroits dedrague ou de rencontres sexuelles plus anonymes comme les dark-rooms, les back-rooms,   les   toilettes  publiques   (terminus  de  bus,  universités,  haltes  routières),  quefréquentent des jeunes provenant de petites villes et obligés de cacher leur orientation

sexuelle,   sont   aussi   indiqués23.  D’autres   toilettes,   comme   celles  du  métro24,  d’une

boutique ou d’un avion peuvent servir aux activités sexuelles25, tout comme les parcs(Parc  Lafontaine  à  Montréal ;  Bois  de  Vincennes,  Parc  des  Tuileries  en  France)  quiconstituent des espaces de drague propices aux contacts sexuels furtifs – favorisés parune   végétation   abondante   et   une   absence   d’éclairage   –   ou   aux   conduites

exhibitionnistes26. Moins fréquemment rapportés, le métro, les ruelles ou les gymnases

peuvent aussi favoriser les manœuvres de drague. Les espaces privés (appartements etchambres)  sont  aussi  évoqués,  sans  trop  de  détails,  dans   la  construction  des  scènes

intimes. 

17 Le repérage des espaces dominants dans les romans met ainsi en évidence la centralité

des grandes villes où se concentrent les populations homosexuelles aux styles de viediversifiés. Les quartiers, rues, cafés ou saunas occupent une place significative comme

espaces  de  sociabilité  dans   lesquels  circulent   les  narrateurs  ou   les  personnages  desromans   qui   les   fréquentent.   Les   lecteurs   peuvent   donc   se   construire   des

représentations des lieux imaginaires ou réels proposés dans les textes, évoquer leurambiance et se sensibiliser à la diversité des styles de vie urbains, surtout homosexuels,

ce  qui  peut   les  amener  par   le  biais de   la  fiction  à  saisir  un  pan  d’une  réalité  qu’ilspeuvent continuer à imaginer ou qu’ils peuvent, dans certains cas, confronter au réel. 

L’imaginaire des relations

18 Grâce à la densité de sa population, son hétérogénéité et ses constants mouvements, laCitysex (Bech 1999) permettrait d’expérimenter un registre de relations variées qui sefondent sur des principes d’autonomie, de flexibilité et de fluidité. Les romans mettent

en   évidence   la   présence   de   deux   grands   modèles :   celui   de   la   multiplicité   despartenaires,  essentiellement  à  des  fins  sexuelles,  et  celui  de  la  relation  de  couple,  leplus   souvent  problématique,  où   les   enjeux   sentimentaux   et   les   aspirations   à  une

stabilité, qui n’est pas toujours atteinte, sont prégnants. 

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19 Le  premier  modèle  recoupe  en  partie  l’orientation  sexuelle  définie  par  Bozon  (2001)comme celui du réseau sexuel ou de sociabilité sexuelle où « l’activité sexuelle apparaîtaux individus comme une composante ordinaire de leur sociabilité» (2001 : 16). Si ellepeut être « un élément central d’identité sociale », elle n’est pas toujours « génératrice

de capital social », « créatrice de liens d’interdépendance » ou constituante d’un « traitd’identité professionnelle » (Bozon 2001 : 16). Dans ce modèle, les individus multiplient

les relations et les fondent le plus souvent sur l’anonymat, l’aléatoire et la liberté : cesprincipes  dominent,   arrimés   au  primat  de   la  pulsion   et  de   l’excitation   sexuelles,l’exacerbation des sens, l’excès et la recherche  de  la nouveauté, des éléments qui ne

sont  pas  mis  en  relief  par Bozon.  Cyr   (1997),  dans   l’un  de  ses  romans,  résume   lesfondements  de  cette  option,  en  confrontant  deux  formes  d’érotisme  dont  le  premier

semble se rapprocher de l’érotisme des corps, « une forme d’égoïsme cynique », selon ladéfinition  de  Bataille  (1957 :  26).  Le  roulement  rapide  des  partenaires  s’inscrit  ainsi

dans   la  quête  d’une   satisfaction  pulsionnelle,  de   l’énervement  des   sens  et  dans   lemaintien d’une tension que ne peut assouvir une relation monogame qui condamne àl’ennui : 

Parce que tu le connais son corps à lui, parce qu’il n’y a plus de surprise, plus demystère, plus de nouveauté. […] En fait, il y a deux sexualités : celle des sens etcelle des sentiments. L’abandon n’est pas le même. L’ivresse, non plus. […] Il y adeux sexualités. Celle du connu et celle de l’inconnu. […] Le sexe noir, anonyme,libre et cru, sans romantisme, sans extrapolation, sans attente. Le sexe du présent,animal.27

20 Cette   collection   insatiable   de   partenaires,   qui   s’apparente   à   une   forme   deconsumérisme noté par Bech (1999 : 219) se retrouve dans plusieurs romans (Gendron

1997 ; White 1998) qui insistent sur le fait que la relation de couple, se fondant sur ladomestication  de  la  sexualité,  constitue  un  obstacle  majeur  à  la  liberté  et  au  plaisir.Cette relation exige en effet des accommodements quotidiens, jugés dégradants et, dece fait, elle doit être rejetée car incompatible avec l’expression d’une créativité qui sevoit atrophiée par les multiples accrocs inévitables de la vie commune : 

[…] l’amour domestique – avec ses mélodrames adultères, ses compromis douillets,ses câlins asexués, ses prises de bec mesquines – me déplaisait précisément parcequ’il puait le possible, le faisable, ce que tout le monde faisait.28

21 Le second modèle se rapproche de l’orientation conjugale (Bozon 2001) sans s’inscrire

toujours  dans  une  relation  hétérosexuelle  ou   le  mariage.  Si,  dans  des  romans,  descouples  homosexuels  ou  hétérosexuels  semblent  réussir  à  établir  une  relation  stables’étendant   sur   plusieurs   années29,   d’autres   présentent   des   narrateurs ou   despersonnages qui font surtout état des difficultés rencontrées dans leur maintien à causedes  enjeux  affectifs   liés  au  sentiment  amoureux  et  à   la   jalousie,  aux  difficultés  demaintenir l’exclusivité relationnelle, ce qui s’accompagne de tensions, d’ambivalences,

de   rejets   et  de   ruptures,  mais   aussi  d’adaptations  difficiles   et  de   compromis  quidemandent   l’acceptation   de   relations   avec   plusieurs   partenaires30,   quelquefoisanonymes31.

22 Les   textes   relèvent  aussi   les  aspirations  à  des   relations   fondées   sur   la   stabilité  etl’amour   lorsque   la  maladie   frappe  et  qu’elle   remet  en  question   la   signification  del’existence : 

C’est peut-être la maladie, c’est peut-être tout simplement mon côté romantique,mais j’ai besoin de savoir que l’amour reste possible, qu’il peut durer, transformerla vie, faire grandir. Autrement, rien n’a de sens.32 

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23 Les   romans,   sans   être   très   prolixes,   illustrent   certaines   des   tensions   et   desambivalences qui se retrouvent dans la gestion des relations modernes (Wouters 1999)où  le  régime  monogamique,  avec  ses  valeurs  sentimentales  et  d’exclusivité,  s’opposeaux  modalités  du  multipartenariat  où  domine   la  quête  sexuelle  dénuée  d’affectivité,donnant   lieu   à   des   formes   hybrides   et   métisses   qui   tentent   de   réconcilier   cesaspirations contradictoires. Comme le souligne Bozon (2001 : 26) :

Au  plan   intra-subjectif,  on  observe  des  clivages   internes,  qui   font  coexister  ous’affronter plusieurs interprétations de la sexualité chez un même individu, et desglissements  biographiques,  qui   font  se  succéder  plusieurs  perspectives  au   fil  dutemps.

24 Les lecteurs de ces romans peuvent ainsi saisir les enjeux modernes de la relation decouple,  de   la  sexualité  ainsi  que   leurs  dimensions  affectives  et   temporelles,  enjeux

auxquels ils pourraient être confrontés.

 

L’imaginaire du corps, des affects et des pratiquessexuelles

25 Les  scénarios  entourant   le  rapport  au  corps  et   les  pratiques  sexuelles  occupent  une

place importante dans ces narrativités romanesques, et l’imaginaire déployé renvoie àun  vaste  registre  affectif  et  comportemental.  Pour  décrire   les  zones  génitales  et   leshumeurs  corporelles,  deux  types  de   lexique  sont  présents.  Le  premier  renvoie  à  unlangage  anatomique   (anus,  pénis,  sexe,   testicule,  sperme,  vulve)  et   le  second  à  unvocabulaire cru (pine, queue, bite, con, couilles, foutre, par exemple). Cette oppositionse  retrouve  aussi  dans   la  description  des  pratiques   sexuelles  avec   le  recours  à  unlexique technique (pénétrer, se masturber, sodomiser, être en érection) ou à un langage

argotique  (baiser,  enculer,  se  branler,  bander,  faire   l’amour,  fourrer,  faire  une  pipe,sucer, pomper, juter). Si des descriptions de l’activité sexuelle peuvent être limitées àdes notations rapides et peu nuancées, d’autres, au contraire, renvoient à des scénarios

plus élaborés, les récits explorant, de façon quasi ethnographique, les zones érogènes,

les affects, les pratiques et les gestuelles dont les travaux sociologiques comme ceux deBolton (1992), Weitman (1999) et Bech (1999) ont montré la diversité. 

 Le corps

26 Le   rapport   au   corps   se  décline  de  plusieurs   façons.   Il  porte   en  premier   lieu   surl’apparence et sur l’exploration du corps. Bech (1999 : 220) a ainsi noté l’importance duvisuel et l’attention orientée sur « les surfaces, les parties et les morceaux [du corps], etnon pas sur l’autre personne comme un être humain complet ». La diversité des corps,avec leur potentiel de séduction, se fonde sur la jeunesse, la musculature et l’apparence

physique, ces facteurs étant renforcés par le vêtement33. Les codes d’appartenance à dessous-cultures gaies peuvent se définir par des modes vestimentaires, en particulier parl’usage   du   cuir,   qui   rehaussent   les   éléments   de   l’image   corporelle34.   Les   stylesvestimentaires peuvent aussi être plus éclectiques, mettant en évidence la diversité desprêts  à  porter  contemporains  (jeans,  baskets,  survêtements,  t-shirts,  chaps,  blouson,

etc.)   et   leur   appropriation   personnalisée   pour   attirer   l’attention   sur   des   zones

corporelles comme les fesses35. 

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27 Si les diverses parties du corps, dans leur grande majorité, sont mentionnées comme

éléments  de  séduction  ou  d’aversion,  ce  sont  celles  touchant  les  parties  génitales  etanales  qui  retiennent   l’attention,  avec  un  accent  mis  surtout  sur   la  description  dupénis, la diversité de ses formes, de sa taille, de son apparence et de la réponse sexuelleliée   à   l’éjaculation.  L’érection   et   ses  difficultés  peuvent   aussi   être   soulignées.  Lessubstances corporelles comme la sueur ou le sang menstruel sont peu mentionnés alorsque la salive (impliquée dans la lubrification, les baisers et la fellation), mais surtout lesperme   (quantité,   couleur,   texture,   etc.),   sont   plus   centraux   dans   des   textes   quivalorisent  la  portée  érotique  de  ce  liquide  qui  peut  être  avalé,  étalé  sur  le  corps  ouléché.   Les   romans   tendent   donc   à   insister   sur   des   représentations   corporellesessentiellement   fondées   sur   le  primat  du  phallus  et  du   sperme  dont  on   retrouvel’importance   dans   d’autres   textes   littéraires   pour   célébrer   l’érotisme   homosexuel

(Gilles 2009).  Les modalités affectives

28 Les activités sexuelles prennent place dans des contextes variés, qui peuvent inclure

des  échanges  de  service  sexuels  ou  de  la  prostitution,  et  font  appel  à  des  modalités

affectives  diverses :  brutalité  et  soumission  d’une  part,  tendresse  et  partage,  d’autrepart, des affects dénotant les oppositions entre une sexualité, qui est axée sur la pulsionexigeant un assouvissement rapide ou, au contraire, qui est sous-tendue par le désir etsa prolongation. On retrouve aussi des tonalités de fébrilité et de fièvre, d’espoir et dedésespoir,  des   tentatives  de   jonction  entre   sexualité  et  amour  et,  à   l’inverse,   leurdéliaison. Les affects de honte et de culpabilité liés aux activités anonymes font l’objetde jugements contradictoires. Ils peuvent ainsi dominer et affecter l’estime de soi ou ne

jouer  aucun  rôle  dans  la  gestion  de  la  sexualité36.  La  quête  de  l’avilissement  comme

mode d’exploration intérieure et de connaissance de soi37, mais aussi paradoxalement

comme  obtention  d’une  forme  de  pouvoir  au  prix  de  sa  dignité,  peuvent  étayer   lesactivités sexuelles anonymes. 

Et   il  faut  avoir  pratiqué  cette  forme  de  sexualité  débridée,  ouverte,  gourmande,constante,  pour  savoir  à  quel  point  elle  donne  du  pouvoir.  Un  pouvoir  immense,démesuré.  […] En  me   livrant  comme  ça  à  de  parfaits  étrangers,   j’acquérais  unpouvoir  phénoménal.   En  me  pliant   à   tous   leurs   caprices,   je   les  dominais.   Endevenant leur chose, je les contrôlais. En me soumettant à eux, je les tenais à mamerci. […] Le pouvoir a un prix. Le pouvoir du cul s’obtient au prix de la dignité.38

29 Quant à la compulsion sexuelle, peu traitée, elle est considérée comme une stratégiepour trouver une source de valorisation et échapper ainsi à l’emprise d’affects négatifs :

Dans   cette   compulsion,   il   y   avait du   chagrin,   évidemment,   du   dépit,   del’écœurement,   du   désespoir   aussi,   beaucoup   de   désespoir.   Et   le   cul,   ça   mepermettait de me valoriser. Dans le sexe, on cherche toujours à se valoriser. Ça nousdit qu’on est beau, désirable. Le sexe, ça flatte l’ego.39

30 Dans   ces   romans,   l’intrication   des   affects   et   des   motivations   qui   accompagnent

l’exercice de la sexualité met en relief une réflexivité qui peut amener les lecteurs àexplorer les différentes significations de l’érotisme, mais aussi ses dimensions sensibles

et métisses qui renvoient à une tension constante qui ne peut être résolue (Laplantine

1997). Cette dimension sensible se prolonge par l’exploration des modalités sensorielles

impliquées dans la sexualité et qui n’ont pas fait l’objet d’études approfondies malgré

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l’importance des sens dans la construction des individus et dans les cultures (Le Breton

2006). 

 Les modalités sensorielles

31 Les  modalités   sensorielles   dont   il   est   question   concernent le   regard   et   la   voix,l’olfaction et le goût de même que le toucher.

 Le regard et la voix

32 La  modalité  visuelle  est  évoquée  dans   les  rituels  de  drague  ou  de  rencontre  et   faitréférence au ballet des regards et des codes gestuels de reconnaissance et d’invitation,

ainsi  qu’aux   affects   fluctuants  de   l’attirance   et  de   la  peur  qui   accompagnent   leséchanges qui peuvent survenir dans des endroits publics comme une rame de métro40

ou la rue :Il y avait la drague dans la rue avec son rythme de plus en plus rapide d’échange deregards,   le  contact  visuel  apparemment  accidentel  cédant   la  place  à  un  examenminutieux  et  prolongé,   la  chorégraphie   invariable  unissant   les  danseurs  en  unevalse hésitation de désir et de peur.41

33 L’importance  du  regard  se  manifeste  aussi  dans   les   interactions  érotiques  entre   lesprotagonistes qui transmettent des affects variés (amour, tristesse, douceur, sollicitude,colère,  etc.)  ou  qui  établissent  un  rapport  de  domination-soumission :  « Ce regardme demande si je donnerais tout. Ce regard vérifie que je donnerai tout.Ce regard se regarde lui-même dans le miroir de ma soumission. »42 

34 La  charge  érotique  de   la  voix  est  peu  rapportée,  mais   les  romans  font  mention  desmodulations vocales qui accompagnent l’activité érotique (grognements, geignements,

cris,  râles)  qui  peuvent  servir  de  source  d’excitation :  « Hubert entre en moi enrâlant […] puis me mord. Je crie : en général, ça l’excite... Il jouit. »43

 L’olfaction et le goût

35 L’olfaction et la qualification des odeurs des parties du corps ou des vêtements jouent

aussi un rôle important dans l’induction de l’excitation sexuelle et renvoie aux senteurs

des  zones  corporelles  ou  des  vêtements, dans  une  palette  variée :  « L’odeur du seldans ses cheveux et sur ses épaules. L’odeur de ses aisselles. […] L’odeurde son sexe. »44 ; « J’ai le visage au niveau de sa ceinture, une odeur depoivre et de menthe m’envahit, l’odeur de ses vêtements. »45. Les odeursdes  substances  corporelles   fondent  aussi   la  puissance  reconnue  à  un  slip  d’homme

associé à des pratiques fétichistes : « Mais avant tout ce fétiche est odorant […]

je l’embrasse, n’y laisse pas trop longtemps la bouche de peur decorrompre son odeur, je jouis. […] Idolâtre fou de cette odeur de pisse etde sueur et de sexe que son slip recueille […]»46. Le goût est aussi impliqué

dans  les  rencontres  érotiques,  et  les  saveurs  spécifiques, excitantes  ou  aversives,  deszones  érogènes  sont  évoquées :  « Il se souvenait du goût brûlant et amer deconcombre desséché de son anus. »47 ; « J’ai dans la bouche son goût defer et de lait. »48; « Après on s’est sucé. Le goût était horrible. »49

 

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Le toucher

36 La  dimension   tactile  n’est  pas  non  plus  négligée  et,  si  elle   traverse   l’ensemble  desscènes érotiques, elle se retrouve en particulier dans les activités que Weitman (1999 :84)  définit   comme   les   self-entrustements pour  désigner   les  différentes  modalités  detouchers comme les contacts des mains et les autres gestes manuels qui accompagnent

les   interactions   érotiques   (caresses,   frottements,   palpations,   pressions,   pétrissage,pincements,  morsures,  etc.)  et  qui  portent   sur   l’ensemble  du  corps  ou  des  partiesprécises, en particulier les zones génitales. Les caresses buccales, le léchage des partiesdu  corps,  du  derrière,  de  l’anus  (rimming)  ou  des  testicules,  le  têtage  ou  les  contacts

corporels  peuvent   servir  de  préliminaires50,51,52.  Cet  univers   sensoriel   accompagne

l’expression d’un large registre de pratiques sexuelles qui rejoignent la nomenclature

dégagée  par  Bolton  (1992),  à  partir  d’une  enquête  auprès  d’informateurs  gais  et  quicomprend une liste de près de 100 énoncés renvoyant aux conduites érotiques. Bolton

propose  de   les  appeler  des  « sexèmes »  ou  des  « sexons »,  « c’est-à-dire   les  unités

élémentaires de comportement qui constituent des éléments significatifs (meaningful)

dans les rencontres sexuelles » (Bolton : 145). 

 Les sexons

37 Pratiquement   tout   l’ensemble  des  « sexons »,  définis  par  Bolton   (1992),  se  retrouvedans les narrations qui en explorent les différentes facettes. 

 Le baiser

38 On peut ainsi repérer les références aux baisers sur les lèvres (« […], je remplis sa

bouche de ma langue »53ou  plus  profonds,  renvoyant  à  des  métaphores  de  typeénergétique (« Un baiser est une fusion nucléaire »54, ou encore aux échanges desalive   qui   constituent   le   signe   d’une   communion :  « les […] partenaireshétérosexuels communient par leur salive échangée. »55. Le baiser prolongé

devient aussi l’expression d’un lien amoureux entre deux partenaires gais,56,57 mais il seretrouve aussi dans un contexte anonyme lié à des pratiques de type orgiaque où il peutêtre  refusé,  à  cause  de  l’association  aux  infections  comme  l’herpès  ou,  au  contraire,

accepté58.  Ces  notations  recoupent   les   travaux  sur   l’histoire  et   les  significations  dubaiser   qui   renvoient   à   des   connotations   romantiques,   communielles,   mais   aussihygiéniques (Médico-Vergriete et Lévy 1999). 

 Les pratiques bucco-génitales

39 Les  pratiques bucco-génitales,  surtout  homosexuelles,  peuvent  être décrites  de  façonstéréotypée (sucer, pomper, prendre dans la bouche) ou être plus détaillées quant auxtechniques et aux gestes concomitants, absorption du sperme ou refus de l’ingestion,

masturbation  et  éjaculation,  par  exemple59.  Ces  pratiques  peuvent  survenir  dans  desrapports personnalisés ou plus anonymes dans le contexte des saunas60, du métro, destoilettes  publiques  ou  des  parcs,  et  s’accompagner,  dans  certains  cas,  de   formes  decoercition  ou  de  brutalité61.  On   retrouve  aussi  dans   l’un  des   romans,  un  éloge  ducunnilingus  lors  de  la  période  de  menstruations pour  le  plaisir  qu’il procure, le  sang

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menstruel constituant une substance appréciée qui peut être ingérée ou utilisée comme

peinture corporelle62. 

 Les pratiques masturbatoires

40 La   fellation,   comme   nous   l’avons   vu,   peut   être   concomitante   à   des   pratiquesmasturbatoires, mais ce sont surtout les activités allomasturbatoires ou mutuelles quisont rapportées dans des contextes de rencontres anonymes dans les parcs ou lors derelations plus personnalisées. Les gestes (contacts des pénis, massages, frottements)63 et

les réactions de plaisir qui accompagnent ces pratiques sont ainsi esquissées, culminant

avec l’éjaculation sur le visage64 ou dans les mains, suivi de l’emploi du sperme comme

enduit corporel65. 

 Les pratiques digito-anales et le fisting

41 Les pratiques digito-anales avec l’insertion des doigts66 et du poing dans l’anus (fisting),

ou  d’autres  objets67,  sont  aussi  rapportées,  quelquefois  avec   le  détail  des  gestuellesimpliquées (poussées, mouvements et positions des mains) et la mention des substances

(poppers   et   lubrifiants)   pour   faciliter la   pénétration   ainsi   que   les   réactions   dupartenaire68,69,70.  Les  risques  de  blessures  et  de   saignements   sont  mentionnés,   sans

constituer cependant une préoccupation importante. 

 Les pratiques interfémorales et anales

42 Les  romans   font  mention  de  relations   interfémorales   (insertion  du  pénis  entre   lescuisses  du  partenaire),  mais  ce  sont  surtout  les  relations  anales  qui  sont  décrites  enfaisant référence aux dimensions comportementales et, dans certains cas, aux affectscomme la surprise liée à l’absence de douleur et l’étonnement face au plaisir ressenti71.

Si,  dans   la  plupart  des   scènes   érotiques,   la   finalité  du  plaisir   est   recherchée,   sanarration est le plus souvent limitée à l’usage de mots convenus, comme « jouir » ou« orgasme », le lexique le plus fréquent, ou peut renvoyer à d’autres expressions plusrares comme « venir ». 

43 La  conclusion  des  séquences  érotiques  obéit  à  des  modèles  variés.  Dans   le  cas  desrelations anonymes et furtives, l’activité sexuelle se termine avec l’acmé sexuel, suivide la séparation précipitée des partenaires. Dans certains scénarios, cette phase donne

lieu à des modalités de distanciation rapide de la part des partenaires ou, au contraire,

à des formes d’expression émotive jugée déplacée et désagréable72. Par contre, dans lecadre de relations personnalisées, les scénarios sont plus variés. Ainsi, les partenaires

peuvent   prolonger   le   contact   physique,   en   écoutant   la  musique   ou   s’endormant

ensemble, dans une étreinte73,74,75. Cette phase peut être aussi le moment de faire plusample connaissance et s’accompagner d’échanges sur les itinéraires personnels, la viefamiliale, amoureuse et sexuelle ou les projets d’avenir 76,77 : 

Nous parlons longuement après avoir baisé. Nus tous les deux sous un drap mincedans   le   lit   simple,   éclairés   seulement  par  une  bougie,  nous  déconnons,   rions,fumons ses cigarettes. Il me parle de son père, je lui parle du mien. Il me raconte sesexpériences  sexuelles,   je  lui  raconte  les  miennes.  […] Nous  parlons  de  sexualitéclandestine,   souterraine,   anonyme.  De   sexualité   animale,   primaire.  Nous  nousdemandons en souriant si nous sommes normaux.78

 

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Les paraphilies

44 Les pratiques sadomasochistes sont aussi mentionnées, mettant en évidence, à part lebondage, des conduites de soumission et d’humiliation79,80. Le fétichisme, comme nous

l’avons   déjà   mentionné,   est   aussi   présent,   comme   les   pratiques   urophiles,   levoyeurisme, la pédophilie ou les pratiques de type orgiaque. Ces dernières visent à laquête des états de conscience modifiés recherchés à travers la musique, la danse et lerecours  aux  drogues  comme  le  speed  et  l’ecstasy,  des  éléments  des  rituels  orgiaquesmodernes qui permettent l’atteinte d’une transe, l’oubli de la fatigue et de soi81,82. Lesparticipants peuvent aussi s’impliquer dans plusieurs pratiques sexuelles (palpations,

baisers,   fellations,   relations   digito-anales,   etc.)   avec   des   partenaires   multiples

anonymes. L’obscurité contribue aussi à amplifier l’excitation rattachée à ces multiples

contacts et à l’effervescence érotique, même si des affects de honte peuvent aussi êtreprésents83.

 Les pratiques médiatisées

45 Quant aux espaces télémédiatisés, auxquels Bech (1999) fait allusion dans sa définition

de la Citysex, les romans en font quelques mentions : emprunt d’une pratique sexuellesuite au visionnement de films pornographiques américains84, recours aux rencontres

téléphoniques et à la pornographie pour éviter les risques de transmission du VIH/sida,

mais en insistant sur le côté dérisoire de telles stratégies : Beaucoup   trouvaient   un   soulagement   au   téléphone,   payant   des   sommesimportantes  pour  atteindre   le  nirvana.  Le   sexe  par   téléphone,  avait   remarquéMichael, non seulement développait l’imagination mais donnait aussi la possibilitéaux  hommes  de   faire  une  chose  qui   jusque-là  ne   leur  était  pas  possible :   fairesemblant d’avoir un orgasme.85 

46 Si les pratiques cybersexuelles sont absentes des romans tout comme l’usage de gadgetsérotiques, on retrouve des références aux outils associés aux nouvelles technologies decommunication comme le Minitel, un réseau informatique français aujourd’hui disparu,l’internet et le téléphone portable qui servent à rencontrer des partenaires86 avec desprofils   spécifiques,   comme   le   barebacking  ou   le   sadomasochisme 87,88.   La

masturbation sans partenaire peut aussi survenir, associée à des fantasmes renvoyant

aux  moments  érotiques  vécus  avec  des  partenaires   rencontrés  dans   le  passé  ou  àl’usage d’images pornographiques89,90.

47 En  conclusion,   les  romans  permettent  de  cerner  certaines  des  modalités  affectivesentourant l’expression érotique et de mettre à jour ses fonctions psychologiques et lesdilemmes qui lui sont associés. Les scénarios rattachés aux conduites sexuelles, tout eninsistant  sur   les  dimensions  sensorielles,  rejoignent  dans   leurs  grandes   lignes  ceuxdégagés dans la littérature sociologique auprès des populations homosexuelles (Bolton

1992).  Dans  l’ensemble  sans  grande  originalité,  ils  pourraient  contribuer  à  renforcer

des représentations de la sexualité basée sur la performance et la quête du plaisir et àorienter   les   lecteurs  vers   ces  valeurs  dominantes  qui   semblent  aujourd’hui  moins

subversives, rejoignant ainsi les normes présentes dans les courants littéraires (Pivert2009).  

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L’imaginaire des risques et de la prévention

48 La  question  du  VIH/sida  et  ses  répercussions  sur   l’expression  érotique,   la  prise  derisques et les stratégies de prévention constitue l’un des thèmes majeurs de ces romans.

Plusieurs   pages   sont   consacrées   aux   enjeux   entourant   la   gestion   complexe   dupréservatif  et  le  dévoilement  du  statut  d’infection,  des  préoccupations  qui  font  écho

aux travaux sociopsychologiques sur cette question (Paxton 2002). Les textes mettent

en  évidence  les  ambivalences  entourant  les  consignes  de  précaution  prônées  par  lesinstances de santé publique et présentent des scénarios où la recherche du risque et dela contamination volontaire sont valorisés, subvertissant ainsi les mots d’ordre du sexesécuritaire  critiqué  par  plusieurs  romanciers.  Si  le  thème  de  la  mort  continue  d’êtreprégnant, sans atteindre l’intensité relevée dans les romans plus proches du début del’épidémie (Lévy et Nouss 1994), le risque d’être infecté est ainsi envisagé comme une

source  d’excitation,  une  forme  de  conduite  ordalique  qui  accompagne   les  conduites

extrêmes  et  qui  permet  d’atteindre  à  un   surcroît  d’existence (Le  Breton  1991).  Larelation entre éros et thanatos est ainsi clairement établie en recourant à la métaphore

classique de la roulette russe qui renvoie au jeu de l’aléa (Caillois 1958) privilégiant lerecours à la chance et à la victoire sur le destin (Lévy 1996) :

Chose certaine, notre sexualité flirte pas mal avec la mort. Pensez seulement à ceuxqui  courent  après   la  maladie.  […] Pensez  au  barebacking   […] très  en  vogue  enAmérique. Nouvelle tendance. Pensez à tous ceux qui, conscients des risques et àcause justement des risques, n’hésitent pas à en prendre. Parce que les risques, çacrée une excitation supplémentaire, on accède à un autre niveau, on se détache ducommun des mortels, c’est comme jouer à la roulette russe. Le cul, sport extrême.Pourquoi la mort dans le sexe nous fascine-t-elle tant ? 91

49 La question du barebacking fait l’objet de nombreuses réflexions visant à le définir età dégager les enjeux éthiques associés à ce type de pratique en portant les débats sur leterrain  de   la   liberté  et  de   la  responsabilité   individuelle,  en  refusant  des   formes  decontrôle  répressif  de   la  sexualité92,  y  compris  de   la  part  des   instances  associativesorientées vers la prévention comme Act Up, et en modulant la prévention en fonction

du statut sérologique des partenaires et de la relation.

50 La  prise  de   risques  peut  aussi  ne  pas   se   situer  dans  une  perspective   réflexive  etcorrespondre  à  une  forme  d’insouciance,  à  une  perception  du  VIH/sida  comme  une

maladie   aujourd’hui   bénigne   suite   aux   innovations   liées   aux   traitements

antirétroviraux: Le seul tuyau pour être bien tranquilles : pas de tests, pas de capotes […] De toutesfaçons,  c’est  tellement  con  (depuis  les  traitements,  surtout),  tellement  con  d’êtreséroneg […] De « faire attention »; tout le temps. […] Du temps de Baudelaire, onne  faisait  pas  tant  de  manières  avec  le  cul,  non  mais !  On  la  chopait,  la  syphilis,  etpuis on la refilait, à qui qu’en voulait... The bug, comme disent les barbaqueers, là-bas... Gimme the bu-u-ug, and 1 will be free-ee-ee ! No more worry-y-y.93

51 L’ignorance   des   risques,   l’acceptation   de   l’infection   au   virus   qui   met   fin   auxpréoccupations  entourant   la  prévention  ou  même   l’acceptation   fataliste  de   la  mort

constituent aussi des modalités d’un rapport moins prudent face au virus94. La prise derisque apparait aussi comme une façon d’échapper à la conformité du monde ambiant

en privilégiant un style de vie basé sur l’excès, qui serait pour certains l’un des traits dela  modernité   (Arcand   1991),  que   ce   soit  dans   le   champ  de   la   sexualité  ou  de   laconsommation  des  drogues  et  de  l’alcool95,  laquelle  contribue  souvent  aux  conduites

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sexuelles   à   risques   et   aux   infections   transmises   sexuellement   (Lévy   2006).   Cesinfections   sont   illustrées  dans   les   romans   avec   des  mentions   de   la   blennorragie

(pharyngée,   rectale   ou   pénienne),   dénotée   argotiquement   (chtouille)   et   liée   à   lamultiplicité des partenaires sexuels, mais elle ne fait pas l’objet, même lorsqu’elle estrépétée,  de  préoccupations  particulières  ni  d’affects  de  honte  ou  de  culpabilité,  desantibiotiques   étant   disponibles   pour   le   traitement   ou   pouvant   être   pris   à   titrepréventif. Les risques de mutations ou de résistance des bactéries sont ainsi envisagés

avec   sérénité,   les  doses  d’antibiotiques  pouvant  être  augmentées  pour  contrer  cesconséquences96. 

52 Ces infections apparaissent, dans cette perspective, ne plus constituer des évènements

graves  dont   il   faut   cacher   l’occurrence,  mais  des   inconvénients  banals   facilement

traitables avec les médicaments disponibles. 

53 Dans ce contexte l’inclusion du préservatif dans les scénarios sexuels renvoie à des casde figure variés. Suite à une simple demande du partenaire, il peut être intégré sans

discussion aux activités sexuelles ou susciter des demandes pour expliciter les raisons

qui  en  motivent   l’usage   comme  par  exemple   la  multiplicité  des  partenaires  ou   lafragilité  de   la  relation.  Les  difficultés  de  communication  quant  au  dévoilement  dustatut   d’infection   et   à   la   prévention   donnent   ainsi   lieu   à   plusieurs   hypothèses

contradictoires   qui   soulignent   la   complexité   des   interprétations   proposées   pourexpliquer le non-usage du préservatif lors de relations anales : 

Il a voulu m’enculer sans condom. J’ai patiné, j’ai bafouillé. « On ne se connait pasbeaucoup. Et puis, on est instables ». […] Il ne s’est pas formalisé. Il a déchiré d’uncoup de dents une petite enveloppe carrée […] Mais, moi, je n’étais plus vraimentlà. […] Qu’est-ce que ça veut dire quand un gars se propose de baiser sans condom[…] ? Qu’il est séronégatif et naïf ? Ou qu’il est séropositif et dangereux ? C’est de lacandeur ou bien de la témérité ? Est-ce qu’il devine que je le suis et cherche à merévéler qu’il l’est aussi ? Ou exactement le contraire : qu’il n’a rien et suppose que jen’ai rien non plus ? […] J’ai échafaudé toutes sortes d’hypothèses, qui se valent lesunes comme les autres, et je ne suis arrivé à rien.97

54 D’autres extraits de romans indiquent le rejet du préservatif qui peut être abandonné àcause de ses effets anhédoniques jugés trop lourds sur la vie érotique, même après desannées d’utilisation chez une personne vivant avec le VIH/sida (PVVIH) impliquée dans

une relation stable98 : La capote […] protège du sexe. Et elle y parvient si bien, que, comme chacun sait,[…] elle empêche toute pénétration assez langoureusement digne de ce nom (ondébande, on ne sent rien). C’est la raison pour laquelle la capote n’est, n’a été, nesera jamais utilisée que dans des circonstances exceptionnelles, et n’est, n’a été, nepourra jamais être la règle en matière de sexualité humaine.99 

55 Le  préservatif  est  de  ce  fait  rejeté,  malgré   les  risques,  pour  que   la  PVVIH  puisse  seréapproprier  des   sensations  érotiques  normales,  mais   sans  que   le  partenaire  n’ait

donné toujours son accord à une activité risquée de ce type100, des situations dont onretrouve  plusieurs  exemples101,102 pouvant  aller  jusqu’à  la  transmission  volontaire  duvirus par vengeance ou l’acceptation de relations anales passives sans préservatif dans

le but de plaire à un partenaire, malgré les préoccupations face à ce type de pratiquesdont les risques sont  connus103. Les possibilités que le  préservatif puisse  se briser ouglisser  et  contribuer  ainsi  à   l’infection  sont  aussi  envisagées,  démontrant  par   là   leslimites de ce mode de protection104,105. 

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56 Dans d’autres situations, les risques peuvent aussi être assumés en modulant l’usage dupréservatif en fonction du statut infectieux des partenaires, du positionnement actif oupassif   dans   la   relation   anale   et   de   la   maîtrise   de   l’éjaculation106.   L’abandon   dupréservatif peut aussi obéir à une décision prise en pleine conscience après discussionentre les partenaires sérodiscordants pour signifier la profondeur du lien de couple107. 

57 Les romans analysés renvoient à des représentations contrastées de l’épidémie du VIH/

sida et à ses répercussions sur la vie sexuelle et la prévention. Cette dernière obéit àdifférents  modèles   qui  mettent   en   évidence   les   possibles   configurations   dans   cedomaine et la variété des stratégies dont certaines assument délibérément la prise derisques de transmission du VIH. On peut y voir comme le souligne Pivert (2009 : 19) une

perspective nouvelle dans la littérature homosexuelle qui, grâce à des auteurs comme

Rémès (2003) est « […] doublement subversive, dans la mesure où elle va àl’encontre des repères moraux de la société mais aussi d’une partie dela communauté homosexuelle elle-même ». 

Conclusion

58 La transmission des valeurs, des normes et des comportements quant à la sexualité, faitappel à de nombreuses modalités selon les cultures. Alors qu’elle se réalise à travers desapprentissages   corporels   et   des   traditions   orales   dans   les   sociétés   dites

« traditionnelles »,  dans   les  sociétés avec  écriture  et   imprimerie,  elle  se  fait  aussi  àtravers la publication de manuels érotiques et de romans. Les textes romanesques, touten   proposant   des   scénarios   sexuels   conformes   aux   normes   sociales,   mais   aussitransgressifs, amènent les lecteurs, à travers l’imaginaire, à bâtir un univers affectif etérotique  qui  peut  les  orienter  dans  l’expression  de  leur  sexualité.  Ceux-ci  peuvent  ytrouver  une   confirmation  de   leurs  propres   expériences   ou  une   ouverture   sur  denouvelles possibilités d’expression, en offrant non seulement un registre de pratiquessexuelles qui peut alimenter les scénarios interpersonnels et intrapsychiques (Simon etGagnon 2005 ; Gagnon 2008).

59 De ce point de vue, les romans que nous avons analysés, et dont la thématique traite duVIH/sida dans une optique essentiellement homosexuelle, offrent des perspectives surles constructions de l’espace urbain et de ses territoires de sociabilité, sur les choix desorientations sexuelles (Bozon 2001), sur les modulations affectives et sensorielles liées àl’expression  de   la  sexualité.   Ils  permettent  aussi  d’établir  un  registre  des  pratiquessexuelles,   qui   vont   des   préliminaires   jusqu’aux   paraphilies,   tout   en   situant   lesmotivations   et   les   affects   complexes   qui   les   accompagnent.   Ces   romans   enfin

présentent   des   scénarios   préventifs   face   à   la   transmission   du   VIH/sida   quicorrespondent  aux  normes  de  prévention  ou,  au  contraire,  s’en  éloignent  de   façondélibérée quand, parfois, des situations sentimentales ou de relations de pouvoir entre

les partenaires rendent malaisée la protection. 

60 Les représentations du VIH/sida tendent aussi à se diversifier, se banalisant suite auxprogrès médicaux, tout en continuant, par la prise de risques que le virus fait exister, àconstituer une  source  d’excitation. Les romans contribuent, même si leur  traitement

narratif tend à privilégier des descriptions plutôt stéréotypées des pratiques sexuelles,au  dispositif  de  sexualité  proposé  par  Foucault  en   insistant  sur  « les  sensations  ducorps, la qualité des plaisirs, la nature des impressions aussi ténues et imperceptibles

qu’elles  soient »   (1976 :  140-141),  et  en  portant  sur   les  tout  petits   liens  sociaux,   ici

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érotiques, dont Laplantine (2003) a montré l’intérêt anthropologique. L’intérêt de cesromans pourrait se situer au plan des dilemmes affectifs et éthiques qu’ils soulèvent etqui  peuvent  contribuer  aux  processus  de  réflexivité  dont  Giddens   (1994)  a  montré

l’importance dans las sociétés modernes. 

61 Toutefois, les romans entrent en compétition avec d’autres sources d’imaginaire et deréflexivité  que   sont  par  exemple   les   films  et   les   séries   télévisées,  mais  aussi  avecinternet, formant un vaste ensemble de récits sexuels (sexual stories) définis comme

des  « narrations  de  la  vie  intime,  axées  principalement  sur  l’érotique,  le  genre  et  lerelationnel » (Plummer 1995 : 6), des récits qui occupent de plus en plus l’espace publicet qui contribuent à la fois à problématiser la sexualité de multiples façons et à rendre

plus délicates les distinctions entre fantasmes et réalités. Il reste cependant à analyser

la   réception   de   ces   différents  matériaux   par   les   lecteurs   afin   de   pouvoir  mieux

comprendre   leur  contribution  à   la  transmission  et  à   l’apprentissage  de   la  sexualité,dont la littérature constituerait un relais dans la société contemporaine. 

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NOTES

1. . D’après C. Rivière, l’apprentissage des rituels du corps a pour fonction, entre autres, d’inhiber

« les conduites qui ne répondraient pas au code collectif de l’échange fondé sur la présentation

d’un corps socialisé et sexué » (1995 : 147). 2.  .  L’exemple  des   transformations  du  rite  d’initiation  chez   les  Luvale   (White  1953)   illustrel’importance de la dimension érotique : bien que ce rite ait perdu la plupart de ses fonctions, il agardé celle qui touche la sexualité, permettant ainsi aux femmes de développer leur compétence

érotique.

3.  .  À  Mangaia   (Marshall  1971),   le  cunnilingus,   les  méthodes  de  contrôle  de   l’éjaculation  etl’atteinte   de   l’orgasme   simultané   sont   enseignés   aux   garçons   qui,   une   fois   cette   périoded’instruction  achevée,  passent  à  des  exercices  pratiques  avec  une  femme  expérimentée.  De  la

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même façon, les jeunes filles apprennent à développer la réponse orgastique sous la conduite des« good-men » qui l’initient à cette fin. L’apprentissage érotique peut aussi se faire d’une manière

informelle par la transmission d’informations, de discussions et d’exercices dans le groupe despairs. Chez les Marquisiens (Suggs 1966), une jeune monitrice montre les positions coïtales ainsi

que les mouvements du bassin en adoptant successivement le rôle du garçon et de la fille.4. . Kashamura (1973) précise que celles chez qui l’excitation sexuelle peut être atteinte par laseule imagination sont considérées comme des expertes. Les garçons impubères participent à cesactivités comme partenaires et comme apprentis, ce qui permet une co-éducation sexuelle.5. . Rédigé, selon la tradition, par Vatsyayana, un brahmane du 3e siècle de l’ère chrétienne, cetouvrage, dont le titre signifie « Aphorismes sur l’amour », insiste sur la notion de kama ou plaisir,ce   qui   exige   un   apprentissage   du   raffinement   des   sens   afin   d’amplifier   l’excitation   et   lamodulation de la réponse érotique. Il présente donc sous une forme condensée des conseils quant

aux approches de séduction, au choix des partenaires et à la typologie des actes érotiques. À partla typologie des femmes et des hommes classés en fonction de la dimension des organes sexuels,l’essentiel de l’ouvrage porte sur la description et la classification des actes érotiques : baisers enfonction des zones érogènes, du type de toucher, de pénétration, de frottement ou de pression.

Différentes positions sont ainsi proposées, tout comme les signaux éroticocorporels qui indiquent

jouissance et satisfaction.

6. . Ces manuels, diffusés pendant la période de l’apogée de l’Empire, entre 590 et 1279 de l’èrechrétienne, avant que la Chine ne devienne beaucoup plus prude, règlent les arts de la chambre àcoucher.   Ils   exposent   les   approches   érotiques   conformes   aux   perspectives   taoïstes   quiconsidèrent   le  corps  humain  comme  un  microcosme  de   l’univers,  parcouru  par  des  énergies

fondamentales, le yin et le yang, forces à la fois opposées et complémentaires dont l’harmonie estnécessaire pour le maintien du bien-être et de la longévité, ou pour atteindre l’immortalité (Van

Gulik 1977). L’art érotique met ainsi en scène ce que la poétique érotique chinoise nomme « Lesjeux des nuages et de la pluie », pour illustrer, de façon sensible et tendre, les différents aspectsde   l’activité  érotique  en   insistant  sur   le  contexte,   les  signaux  corporels   indiquant   le  désir  oul’orgasme, les postures sexuelles aux noms poétiques, les réactions affectives des partenaires, lestypes de poussées et leurs rythmes.

7. . Ce petit ouvrage, rédigé pour un bey de Tunis, présente les modèles d’homme et de femme

idéaux  sur   le  plan  érotique  et  prodigue  de  nombreux  conseils  sur   l’initiation  de   la  relationsexuelle,   les  préliminaires   (baisers,   succion,   caresses,  morsures),   les  positions   sexuelles,   laréponse orgastique, de même que sur le traitement des dysfonctions érotiques. Il s’inscrit dans

une vaste littérature érotique qui fait appel à plusieurs formes, de la poésie aux contes dont lesplus connus sont LesMille et Une nuits.

8.  .  Comme   le  note  Alexandrian   (1995 :  389) :  « La  plupart  des  auteurs   [de  cette   littérature]expriment   leurs  fantasmes  plutôt  que  des  expériences  réelles,  et  ces  fantasmes  exagèrent  oudéforment   les   véritables   possibilités   du   sexe.   Elle   [cette   littérature]   n’en   est   pas   moins

intéressante  et  authentique,  puisqu’une  partie  de  la  sexualité  humaine  tend  à  s’assouvir  dans

l’imaginaire. » Cette fonction de la littérature érotique est aujourd’hui utilisée dans les thérapies

sexuelles qui ont recours à ce type de textes pour enrichir la vie fantasmatique des patients etnourrir le désir par l’évocation de scènes érotiques (Hubin, De Sutter et Reynaert 2008).9.  .  Le  matériau   littéraire  a  été  utilisé  pour   l’étude  de   la  maladie  (Laplantine  1986),   la  magie

(Garnier 1999) ou l’excision en Afrique (Zabus 2007). Dans le champ de la sexualité, l’analyse desromans africains a mis en relief les modalités du rapport au pouvoir et à la sexualité (Cornaton

1990). 10. . Cette analyse se base sur un corpus préliminaire de 16 romans qui soulèvent la thématique

du   VIH/sida   et   de   la   sexualité.   Ce   corpus   ne   prétend   pas   à   une   exhaustivité   ou   à   une

représentativité. Parus entre 1997 et 2007, les auteurs de ces romans sont des hommes, et les

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textes, pour la plupart, sont écrits à la première personne. La grande majorité des personnages

principaux sont des hommes, d’orientation surtout homosexuelle.

11.  .  Les   textes  ont  été  analysés  et  codifiés  en   fonction  de  catégories   touchant   le  VIH/sida

(origine, représentations, expérience, encadrement bio-médical, traitements pharmacologiques,

alternatifs et complémentaires, stigmatisation et discrimination, interprétation de la maladie), lamort   (représentations  de   la  mort,  croyances,  expérience  de  deuil,  rituels  mortuaires)  et   lesscénarios sexuels (espaces sexualisés, constructions de l’identité sexuelle, affects et les pratiques,risques   et   stratégies   de   prévention).   Nous   ne   retenons   ici,   faute   d’espace,   que   quelquesdimensions des scénarios. 12.  .  « Le  Marais,  c’est  Disneyland.  X :   [Qu’est-ce  que  ce  « X » ?  Où  commence   le  guillemet

d’ouverture ?]  Pourquoi  Disneyland ?  Les  gens,  ils  viennent  là  parce  que  c’est  l’endroit  le  pluscivilisé  à  des  centaines  et  des  centaines  de  kilomètres  à  la  ronde.  Ils  sont  attirés  et  puis  c’estvivant, alors que partout ailleurs, c’est mort. » (Dustan, Génie divin, 2001, p. 84).13. . « […] en réalité j’étais trop accroché au genre d’aventure sexuelle que seul New York pouvaitfournir. » (White, La symphonie des adieux, 1998, p. 218).14. . « Les couples gays étaient généralement relégués à Brooklyn Heights (s’ils étaient popotes)ou dans le Upper East Side (s’ils étaient chics) ou à l’Ouest (s’ils étaient intellos) – en tout cas hors

de vue de ces Villageois intrépides […] » (White, La symphonie des adieux, 1998,p. 254-255).15. . « Montréal, j’ai besoin de Montréal. Besoin d’espace, de liberté, d’anonymat. Un jeune gai dequatorze ans n’a pas de place dans une ville comme Valleyfield. Il ne peut rien y vivre. Il lui fautvenir à Montréal. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 61).16.  .  « Les  rues  de  Montréal,   l’agitation  des  rues  de  Mont-réal   le   samedi,  passé  minuit,   lesprostituées, les travestis, les vendeurs de dope, les gars de cuir, la jeunesse dorée des banlieues,

toute agitée, les clochards, les punks, les cris, les klaxons. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve

cochon ?, 1997, p. 62).17. . « Je vais souvent dans un café de l’avenue Laurier dont les habitués sont des hommes gais detrente, qua-rante ans […] Nous baisons au sous-sol, entre un tas de chaises abîmées et une étagèreremplie de conserves, pendant qu’en haut, son chum et associé tient le comptoir. […] J’y viens

pour jouer. Au backgammon, au cribble, au Monopoly. Je recrute des partenaires. C’est une façonde faire connaissance. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 91). 18. . « De retour à New York j’allai au Candie, un bar cuir sur Amsterdam Avenue. » (White, La

symphonie des adieux, 1998, p. 242-243).19. . « Le barman qui me sert un verre avec un point d’interrogation dans les yeux, toujours lacrainte d’une descente, d’un contrôle de police. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?,1997, p. 62).20. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 29-30.21. . « André raconte que les clubs de sexe de Los Angeles sont de gigantesques saunas où tout lemonde  baise avec  tout le  monde  sans préservatifs. »  (Cyr, Journal intime d'Éric, séropositif,  2001,p. 93-94).22. . « Je marche jusqu’au boulevard Saint-Laurent. Je m’arrête au sauna. Je m’installe dans un deces réduits minuscules  dont  les cloisons sont percées à la hauteur  de  la taille. Glory  Hole. […]

Cloison. Distance. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 239).23. . « Je parle beaucoup. Du peu de place qu’ont les jeunes gais. Où vivre sa sexualité quand on aquatorze,  quinze  ans,  qu’on  habite  un  village  où  tout  se  sait,  où  tout  se  tait ?  Les  toilettes  duterminus de Montréal, c’est la seule voie, la seule issue ? »(Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve

cochon ?, 1997, p. 92-93).24. . « Avant de connaître Sean […], je fréquentais les toilettes du métro pour sucer des types quirentraient du boulot. » (White, La symphonie des adieux, 1998, p. 48).25. . « Dans l’avion vers Honolulu… je me suis claustré avec lui [un stewart] dans les vécés. » (Cyr,L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 92-93).

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26. . « Les parcs de Montréal, les bosquets sombres, touffus, les garçons qui circulent à vélo dans

les  allées  sans  éclairage,   les  garçons  qui,  assis  au  pied  d’un  arbre,  exhibent   leur  sexe. »  (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 62).27. . Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 121.28. . White, La symphonie des adieux, 1998, p. 442.29. . « Quelques mois plus tard, nous déménageons dans un immense appartement de la rue desÉrables. J’y ai mon atelier ; Bruno, son bureau. Nous y resterons sept ans. » (Cyr, L'éternité serait-

elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 103).30. . « J’étais prête à tous les compromis, je me disais : aimer c’est rendre l’autre heureux, alors accepte. Et j’ai accepté

tes aventures[…] Tu prends même un malin plaisir à m’imposer tes conquêtes masculines. » (Canesi et Rahmani, Le

syndrome de Lazare, 2006, p. 51-52).

31. . « Depuis que je vis avec lui, je me permets un plus grand abandon à la sexualité fortuite,aléatoire, celle des parcs, des ruelles et des saunas. […] Parce que cette présence me rattache à laréalité aussi solidement qu’une ancre. Il est le filet sous le trapèze de mes nuits blanches. » (Cyr,L'éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 148). 32. . Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 152-153.33. . «On sortait au BH, la boîte Crash de la rue du Roule. Vingt-quatre et vingt-sept ans, pas ungramme  de  graisse,   les  cheveux  très  courts,  parfaitement   lookés.  On  était   les  plus  beaux.  On

ramenait des mecs. »(Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 45).34. . « Vêtements conçus comme de la publicité érotique […] leurs corps sans parfum moulés, enplus, par le cuir noir dans la mesure où seul le look sadique allait bien avec l’extrême pâleur. »(White, La symphonie des adieux, 1998, p. 254-255).35. . « L’un porte des jeans découpés en L sur la raie des fesses et sous la fesse droite. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 91-92).36. . « Il lui arrive, à lui aussi, de fréquenter les parcs et les toilettes publiques. Mais il en ressent

toujours une certaine honte, une culpabilité. Ces « écarts » entachent l’estime qu’il voudrait avoirde   lui-même.   Il   s’y   livre  à   son   corps  défendant.  Ou  plutôt  à   son  esprit  défendant,   sa   têteadmettant difficilement ce que son corps réclame. Moi, je n’éprouve ni honte ni culpabilité. Nous

avons des façons différentes, opposées, de gérer les mêmes pulsions. » (Cyr, L'éternité serait-elle un

long rêve cochon ?, 1997, p. 119).37. . « Je m’exorcise, je joue, je m’avilis s’il me vient l’envie de m’exorciser, de jouer, de m’avilir.

Je veux voir jusqu’où je peux aller là-dedans. J’ai besoin de savoir qui je suis, de savoir quelle estcette  part  de  moi,  de  l’explorer,  de  la  reconnaître  comme  j’explore  et  reconnais  les  images  etl’âme des autres. Pourquoi broder ? Je passe au sexe de plain-pied, si je puis dire. » (Cyr, L'éternité

serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 122).38. . Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 157.39. . Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 157.40. . « Vous prenez le métro […] Puis, vous voyez ce garçon assis en face de vous, […] qui lèveconstamment les yeux de son bouquin pour regarder bien droit entre vos deux jambes. Il tire unpeu sur la fourche de son jeans pour révéler qu’il est bandé. […] Il descend à la station suivante.

Vous le suivez. » (Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 122).41. . White, La symphonie des adieux, 1998, p. 26.42. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 85-87.43. . Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare, 2006, p. 15.44. . Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon ?, 1997, p. 46.45. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 40.46. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 143-144.47. . White, L’homme marié, 2000, p. 36.48. . Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 85.49. . Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 15.

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50. . « Je suis tout près de lui, je caresse son dos humide et chaud. […] je glisse ma main sous soncaleçon, palpe ses fesses. » (Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare, 2006, p. 82).51. . « M’a présenté son cul. J’ai mis le nez au creux de sa raie. […] J’ai léché à lents coups delangue, de l’entrecuisse à juste au-dessus du trou […] » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 110).52. . « Il […] se love derrière moi, effleure le bout de mes seins, glisse ses mains sous mon chemisier, me

caresse les hanches, le ventre, la poitrine. Je tremble de plus belle […] » (Canesi et Rahmani, Le syndrome

de Lazare, 2006, p. 250-251).53. . Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare, 2006, p. 82.54. . White, La symphonie des adieux, 1998, p. 280.55. . Deroche, Effets secondaires, 2002, p. 68-70.56. . « Austin n’avait connu pareille étreinte – chaque baiser empreint de la volonté d’absorberl’autre. » (White, L’homme marié, 2000 : 127).57. . « La nuit la plus romantique de ma vie je l’ai passée avec un homme plus âgé dans les dunes

de Fire Island, à l’embrasser jusqu’à ce que mon visage soit tout irrité par sa barbe […] » (White,

La symphonie des adieux, 1998, p. 349).58. . « Et puis tout d’un coup une bouche s’est collée à la mienne. Je n’avais aucune idée de celui àqui elle pouvait appartenir (un vieux !, l’herpès !). J’ai détourné la tête d’un coup sec. […] Je me

faisais palper de tous les côtés et puis le mec qui était face à moi a cherché à m’embrasser etcomme il était correct je me suis laissé faire. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 20-22).59. . « Sa bouche, sa salive, tout autour de mon pénis, qui va et qui vient dans sa bouche, déjàmon  dieu,  un  éclair  bleu,  il  avale  tout  en  se  masturbant  jusqu’à  ce  que  filent  de  sa  queue  delongues   giclées   argentées  qui   retombent   sur   le   carrelage  blanc,   constellé  de   sable. »   (Cyr,L’éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 46).60. . « Je m’arrête au sauna. […] Une queue jaillit de la cloison. Et je la prends dans ma bouche. »(Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 239).61.  .  « Bel  uniforme   !  […]   il  se  sort   la  bite  et  sa  main  sur  mon  épaule  m’indique   le  reste.  Jem’agenouille  et  je  fais  ce  qu’il  demande.  […]  Tant  qu’il  est  dans  ma  bouche,  sa  matraque,  soninsigne ne tiennent plus, ne veulent plus rien dire. » (Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon,

1997, p. 72).62. .  « Le  plaisir  est  double :  on tète  le  clitoris, on  lape  les  replis  cutanés  de  la  vulve,  voire  lepourtour de l’anus. Ainsi s’assouvit cette faim de connaissance du corps étranger. […] le sang desmenstrues ne fait pas reculer le brave. […] on absorbe les sécrétions avec avidité. Le connaisseur

s’en oint les lèvres, les joues, le nez, avec la même gourmandise que l’enfant qui se barbouilleavec le nappage de son sundae fraise. » (Deroche, Effets secondaires, 2002, p. 68-70).63. . « Une nuit. Parc La Fontaine. Un homme dans les buissons. […] Qui masse doucement mon

sexe  en  regardant  tout  autour  de  nous  pour  s’assurer  que  personne  ne  vient. »  (Cyr,  L’éternité

serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 69).64. . « Le sofa est bien étroit. Il ne fait pas d’histoires. Je lui éjacule en plein visage. C’est pour luila  première  fois.  Quoi,   il  croyait  que  ça  n’arrivait  que  dans   les  revues  de  cul ?   Il  ne  fait  pasd’histoires. » (Cyr, L’éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 103).65. . « Louis joignit son sexe au mien dans ses mains et les massa ensemble en leur imprimant unmouvement de va-et-vient de plus en plus rapide. […]Nous jouîmes ensemble dans ses mains.—

Ah ! ton foutre ! Que c’est bon ! J’aime ! J’aime ! Et il se frottait les lèvres, la gorge, la poitrine, leventre de ses mains gluantes. Il se pourléchait les doigts. » (Henri, Bleu Caraïbes, 2004, p. 52).66.  .  « Par petits  mouvements  circulaires,   j’entre  en   lui  mon  majeur  enduit  de   salive,   il   secontracte autour de mon doigt. » (Canesi et Rahmani, Le syndrome de Lazare, 2006, p. 82).67. . « Il m’a refourré l’œuf bien au fond avec deux doigts, et puis il a rerentré sa main pour allerle chercher une deuxième fois. […] Le ramassage des œufs, encore un truc que je n’avais jamais

fait. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 55).

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68. . « Il m’avait même enculé avec son poing un après-midi à Fire Island alors que nous étions

tous deux défoncés et immergés dans une mer de graisse. » (White, La symphonie des adieux, 1998,p. 97).69.  .  « Empalé   sur  mon  poing   tu   te  défonces  en  geignant   telle  une   statue  en   transe   […] »(Gendron, Le prince des Ouaouarons, 1997, p. 17).70. . « […] il a ouvert le sac, dévissé le poppers, sniffé sans s’arrêter pendant que je poussais […]

sans avoir à détendre les parois en faisant les ciseaux avec les doigts, pas une seule contraction

des sphincters, jusqu’à ce que ma main soit logée à l’intérieur et que son cul se referme sur mon

poignet.  Dedans   j’ai  ramené  mes  doigts  sur  ma  paume.   J’ai   fermé   le  poing.   J’ai  commencé  àtourner sur la droite, sur la gauche. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 94).71. . « Il se plaque violemment sur moi, […] et au début je suis surpris de la brutalité qui est lasienne quand il entre en moi [..] mais surtout de l’absence de douleur, étonné par ce plaisir quirapidement monte, […] qui vient du plaisir que lui-même prend à me garder immobilisé sous sonpoids et  qui  vient de  la  dure  poussée  de  ses  reins. »(Canesi et  Rahmani,  Le syndrome de Lazare,

2006, p. 82).72. . « Après la jouissance, certains deviennent durs et froids et distants, s’en vont tout de suite,honteux.   D’autres   deviennent   tout   mous,   sucrés   et   finalement   écœurants   de   douceurpaternaliste. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 64).73. . À la fin, ils restèrent couchés là sans bouger, écoutant la musique. » (Maupin, D’un bord à

l'autre, 1997, p. 243).74. . « Ses doigts glissèrent sur mes flancs apaisés. Nous nous endormîmes de concert. » (Henri,

Bleu Caraïbes, 2004, p. 15-16).75. . « Sur le sofa trop étroit, je m’endors dans ses bras. » (Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon,

1997, p. 103).76. . « Bizarrement, sa curiosité naturelle pour les gens se manifestait après le sexe. […] il me

posa toutes sortes de questions sur moi, non pas avec la concentration avide de celui qui voustourne autour mais plutôt avec l’affabilité mâcheuse de chewing-gum d’un pote qui a les yeuxfixés au plafond. » (White, La symphonie des adieux, 1998, p. 281).77.  .  « La  phrase  « sexe  anonyme »  peut  suggérer  sexe  sans  sentiments,  privé  d’émotion.  Etcependant, ainsi que je peux l’attester, se planquer dans une pièce d’un bain public avec un corps[…] la tête posée sur le ventre d’un type[…] et parler jusque tard dans la nuit et tôt le matin, denotre enfance, de ses malheurs en amour, de nos problèmes d’argent, de ses projets d’avenir – ehbien,   rien   n’est   plus   personnel,   plus   émouvant.Le   meilleur   de   tout   c’étaient   les   pensées

vagabondes et flottantes que nous partagions. »(White, La symphonie des adieux, 1998, p. 349).78. . Cyr, L'éternité serait-elle un long rêve cochon, 1997, p. 56.79. . « Il m’a montré qu’il était le maître, simplement en exhi-bant sa queue, en me l’interdisant,

qu’il n’ait pas bandé vraiment accentuait la force rituelle de son geste, il me présentait, présenter

est le verbe juste, sa puissance, et je m’étais agenouillé devant sa puissance. » (Dustan, Plus fort

que moi, 1998, p. 111).80.  .  « Ellert  est  nu   sur   le   lit.  Pascual   lui  écarte   les   jambes,  cette   inspection   lente  humilie

furieusement Ellert […] Pascual le gifle et lui ordonne de se taire. [Il] l’attrape par les che-veux etle force à lécher ses chaussures […] Pendant qu’il lèche, Pascual prend sa ceinture et lui frappe letrou du cul. Le visage d’Ellert est tout près du mien, au sol, je vois ses yeux pleins de larmes, sabouche qui bave. » (Py, Paradis de tristesse, 2002, p. 95).81. . « Je me souviens comme il dansait, comme un fou, dans la boîte pédé de Valence, sur le tubehouse que nous préférions : Es imposible, no puede ser. » (Dustan, Je sors ce soir, 1997, p. 13-14).82.  .  « Je  voudrais  avec  toi  retourner  au  Stéréo  ou  dans  un  rave  illégal,  comme  ceux  où  nous

allions danser toute la nuit, sur le speed et l’ecstasy, […] danser comme deux automates sur lerythme hypnotique de la transe […] inconscients de l’heure, de la fatigue, de la douleur dans nos

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jambes, inconscients tout court, indifférents au monde, hébétés, absents et heureux de l’être. »(Delorme, Afin que personne ne puisse nous faire de mal, 2001, p. 63). 83. . « Je me faisais palper de tous les côtés […] Je pouvais m’engloutir dans ce magma de mains,

de  bites,  de  bouches.   Je  pouvais  me  mettre  à  ne  plus  rien  en  avoir  à   foutre  de  savoir  à  quiappartenait  quoi,  qui  était  gros,  vieux,  moche,  contagieux.   Je  pouvais   […]  devenir  une  bête,ressortir  des  heures  après,  les  vêtements  déchirés,  tachés,  nu,  couvert  de  sueur,  de  salive,  desperme. […) Je me suis redressé d’un bond, les larmes aux yeux. J’ai trébuché jusqu’à la sortie enretenant  mon   jean  avec  les  mains.  Je  me  suis  rhabillé  sur  le  seuil,  le  cœur  battant,  sans  oserregarder devant moi. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 20-22).84. . « […]après je lui ai demandé où il avait appris ça [claquer les fesses], il m’a répondu dans lesfilms américains, j’ai rêvé sur la culture mondiale. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 61-62).85. . Chabot, Innocence, 2007, p. 40-41.86. . « Je fais du net, je collectionne les numéros de portable et les adresses […], ils sont tous sur lehaut débit […] » (Dustan, Génie divin, 2001, p. 28).87.  .  « C’est  génial  parce  que  sur   le  net  nous   les  gens  qui  ont  quelque  chose  en  commun,   lebareback par exemple, on peut tous se retrouver. » (Dustan, Génie divin, 2001, p. 138-139).88. . « Les jours suivants j’ai cherché sur minitel. J’ai fini par tomber sur un mec passif, soumis, laquarantaine, assez moche mais hyper-docile. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 76).89. .  « Austin admettait  être  plus attiré  par  ce  dernier  –  il  pensait  à  lui  toutes les nuits, et  semasturbait encore en songeant à lui deux fois par jour. » (White, L’homme marié, 2000, p. 36).90. . « Austin avait acheté des revues porno et les utilisait scrupuleusement pour se masturber,

bien que la fixité des photographies lui déplût (il préférait les films cochons ou, mieux encore, leshistoires). » (White, L’homme marié, 2000, p. 230).91. . « François n’a jamais voulu se protéger, casse-cou de l’amour, pas de filet, peu de capotes. Ils’en fout. “Ce n’est pas grave”, il est sûr de lui. » (Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 156).92. . « Je ne suis pas un prosélyte du barebacking. Mon combat se situe au niveau de la liberté etde  la  responsabilité  individuelle.  Je  suis  contre  toute  répression  de  la  sexualité  et  des  libertésindividuelles surtout par la culpabilité, la honte, la morale et la terreur. Le rôle de l'écrivain estaussi de mettre en garde, de poser des questions violentes. Face à l'irrationalité du sexe, il s'agitdonc de ne pas avoir de positions trop tranchées, mais de faire preuve de souplesse. » (Rémès,

Serial fucker : journal d'un barebacker, 2003, p. 173).93. . Dustan, Génie divin, 2001, p. 131-137.94. . « Non, non, dans mon pays, l’Espagne (je suis ibère d’origine), on ne fait pas de tests (c’estpour  ça,  figurez-vous,  que  la  “prévalence  de  l’épidémie”  y  est  moins  forte  que  chez  vous,  lesFrançais). Dans mon pays, on n’en met pas, des capotes. […] Et puis on meurt. Voilà. De ce qui faitmourir. C’est tout. » (Dustan, Génie divin, 2001, p. 131-132).95. . « Parce que le risque était pour moi un mode de vie, parce que le risque me semblait plusbeau,  plus  méritoire  même,  parce  qu’il  était  un  déni  du  confort  facile  des bien-pensants,  desapôtres du conformisme. Je n’ai jamais fait attention à rien. J’ai baisé sans condoms mais aussi j’aibu et me suis gelé jusqu’à la démesure. » (Delorme, Afin que personne ne puisse nous faire de mal,

2001, p. 80).96. . « J’avais des rapports sexuels avec tant d’hommes, souvent un nouveau chaque soir, qu’une

fois par mois j’attrapais une blennorragie, généralement rectale, parfois pénienne, une fois dans

la gorge (si enflammée que j’avais du mal à avaler, mon seul symptôme). […] Essayons le Bactrim.

Il n’y a pas de danger qu’il perde son efficacité si j’en prends trop longtemps ? Non. Ça n’est pastoi qui deviens résistant au médicament, mais elle – la population entière des bactéries – qui peutmuter et devenir résistante à l’antibiotique, mais si ça arrive, tout le monde augmentera la doseet puis c’est tout. »(White, La symphonie des adieux, 1998, p. 98-99).97. . Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 32-33.

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98. . « Il y a quatre ans que maintenant il baisait sans capotes avec son mec parce qu’il en avaitmarre. » (Dustan, Je sors ce soir, 1997, p.28).99. . Dustan, Génie divin, 2001, p. 123-124.100. . « J’ai débandé comme d’habitude dès que j’ai eu mis la capote. Il était de dos. J’ai retiré lacapote  […]  et  ça  m’a  fait  rebander  de  penser  que   je  pouvais   le  baiser  comme  ça,   il  ne  s’étaitaperçu de rien.[…] Je l’ai baisé en sentant tout. Je me suis retiré pour gicler, c’était tellement bond’avoir un orgasme comme ça, comme avant quand j’étais vivant. »(Dustan, Plus fort que moi, 1998,p. 70).101. . « Au lit je lui ai mis une capote […] et trente secondes plus tard le compte était bon. Je me

suis retourné et là j’ai vu la capote sur le bord du lit, sans rien dedans, et j’ai dit T’as retiré lacapote ?, et il a dit Oui, j’aime pas ça, et je suis devenu vert. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998,p. 61-62).102. . « Mais pourquoi n’as-tu pas insisté pour que je porte la capote ? demande le Malien […] Ettoi, tu m’as bien fourré sans protection, ajoute le Malien […] Alors, toi, tu t’en fous de passer deschoses aux autres, hein ? Tu t’en fous d’infecter un Nègre, hein ? […] J’étais sain avant de venir auCanada. C’est un Blanc qui m’a passé ça. Ce sont les Blancs qui ont passé ça aux Noirs. C’est bien lemoins que tu paies. » (Chabot, Innocence, 2007, p. 108-109).103. . « Le jeune s’inquiète, car il a déjà entendu parler des risques des relations sexuelles sans

protection ; mais le Malien continue à s’enfoncer en ignorant ses objections et ses plaintes.[…]

Imonfri est bâti comme un athlète. Il doit certainement être en santé. De toute façon, il ne luipasserait pas une maladie, se convainc-il. […] Le jeune est prêt à tout pour lui plaire. » (Chabot,

Innocence, 2007, p. 145).104. . « Je ne pense pas à Vincent avec qui la capote a claqué l’année dernière, il y avait du sang,

et trois mois après il était séropositif. » (Dustan, Je sors ce soir, 1997, p. 88).105.  . « Peu de temps après, Jean-François perdait sa capote dans mon cul. En décembre j’ai faitune rétinite. » (Dustan, Plus fort que moi, 1998, p. 47).106. . « J’ai réfléchi […] Je préfère baiser sans capote. Je prends le risque. […] Les jours suivants,

on a donc baisé sans capote. […] Je ne jouissais jamais en lui. Comme je ne mouille pas, le risqueétait faible. Il voulait gérer le virus comme ça. C’était son choix, sa liberté, comme il disait. Lui,par contre, me remplissait. Plusieurs fois par jour même. […] Ce n’était pas la première fois quej’étais en couple avec un séronég et que j’agissais de la sorte : me faire enculer sans capote etlaisser jouir dedans. Enculer sans capote mais ne pas jouir. » (Rémès, Serial fucker : journal d’un

barebacker, 2003, p. 181).107. . « […] il m’a regardé droit dans les yeux. – Ça suffit ! Ce n’est pas à toi de me protéger. Je suisassez grand pour m’en charger tout seul. […] Maintenant, tu vas t’abandonner. Et me permettre

de t’aimer, O.K. ? […] J’ai pris une grande, une très grande respiration. Et j’ai lâché prise. Il a faitde moi ce qu’il a voulu : il m’a comblé. » (Cyr, Journal intime d’Éric, séropositif, 2001, p. 74).

RÉSUMÉS

Les romans peuvent contribuer à l’apprentissage de la sexualité et, à travers la fiction, nourrir lesscénarios érotiques. Dans le monde contemporain, l’épidémie du VIH/sida a inspiré de nombreux

romans qui mettent en relief les enjeux entourant l’expression de la sexualité et la prévention.

L’analyse  d’un  corpus  de  romans,  qui  abordent  surtout   l’homosexualité,  parus  après  1996  en

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langues  anglaise  et   française,  a  permis  de  cerner   les  représentations  de   l’espace  sexuel,   lesscénarios   entourant   les   choix   relationnels   et   le   registre   des   comportements   érotiques   etpréventifs.  Elle  met  aussi  en  relief  des  réflexions  éthiques  sur   l’érotisme,  sur   la  question  desrisques,   sur   la   prévention   et   ses   limites,   qui   peuvent   contribuer   à   enrichir   le   champ   del’anthropologie de la sexualité et ses rapports à la maladie. 

Novels can contribute to the learning of sexuality, in feeding erotic scenarios through fiction. Inthe contemporary world, the HIV epidemic inspired numerous novels that highlight issues of the

expression of sexuality and its prevention. The analysis of a corpus of novels dealing mainly with

homosexuality,   published   in   English   or   French   after   1996,   allowed   us   to   bring   to   light

representations of the sexual space, as well as scenarios leading to the choice of partners, and

diverse  erotic  and  preventive  practices.  In  the  novels,  our  contribution  also  highlight  ethical

reflections on eroticism, on prevention as well as on its limits, which can contribute to enrich the

field of the anthropology of sexuality and of its relations to health issues.

INDEX

Keywords : HIV/AIDS, literature, novels, sexual scenarios, sexualityMots-clés : littérature., romans, scénarios sexuels, sexualité, VIH/sida

AUTEURS

JOSEPH JOSY LÉVY

anthropologue, est professeur en sexologie à l’Université du Québec à Montréal. Il a publiéplusieurs articles sur la question de la sexualité et de la prévention du VIH/sida. [Département desexologie, Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, Succursale Centre-Ville, Montréal, Québec,

Canada H3C 3P8 – [email protected]]

LUCIE QUEVILLON

est détentrice d’une maîtrise en sexologie et a complété une scolarité de doctorat en sémiologie àl’UQAM. [Laboratoire d'analyse cognitive de l’information (LANCI), département de philosophie,

Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, Succ. Centre-Ville, H3C 3P8, Québec, Canada –[email protected]]

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Une initiation diffuse à la sexualitéLe sabar des Wolof du Sénégal

Audrey Dessertine

 

Introduction

1 Les modes de socialisation de la sexualité et les codifications dont celle-ci fait l’objetdans les sociétés africaines ont été abordés par les anthropologues sous de multiples

aspects :  éducation  précoce  au  comportement  propre  à  son  genre1,  prescriptions  etinterdits sexuels (notamment Echard, Journet, Lallemand 1981 : 337-395), interventions

sur les organes génitaux, mises en scène rituelles (en particulier dans le cadre de ritesinitiatiques),  etc.  Plus  rares   sont   les  études  mettant  au  cœur  de   l’observation  une

technique corporelle2 telle que la danse, dans ses rapports directs avec la sexualité. 

2 Performance non verbale qui condense de multiples dimensions esthétiques, sociales etsymboliques, la danse met en lumière différentes stratifications de la société : statutsparticuliers, rapports sociaux d’âge et de sexe (voir, sur ces questions dans la sociétéwolof,  Le  Cour  Grandmaison  1967 ;  Le  Carme  2000).  Elle  est  l’expression  de  codes  deconvenance  et,  comme  nous  le  verrons  ici,  de  jeux  sur  les  limites  qui  passent  par  lecorps,  un  corps  qui,   loin  d’être  clos  sur   lui-même,  est  ce  qui  permet   la  relation  aumonde. Si la danse est un langage, comment penser en « texte » cet indicible traduitpar corps (Legendre 1978) ? Toute danse suppose une chorégraphie, soit un protocoleque les danseuses mettent en œuvre. Pour que ce corps soit écouté et saisi, il faut faireen sorte qu’il résonne en caractères lisibles. Si les mouvements dansés sont très codifiéset s’inscrivent dans un rapport de correspondance avec le code musical, le sabar estaussi  une  danse  chargée  de  significations  sociales,  de  représentations  et  de  modes

d’agir  qui  ne  prennent  tout   leur  sens  qu’au  regard  des  normes  qui  continuent  à  setransmettre dans la société. Danse sans cesse réinventée, le sabar est loin d’être une

tradition   figée.   De   nouveaux   mouvements   apparaissent   quotidiennement,

intrinsèquement liés aux créations musicales des griots percussionnistes3. À partir del’analyse  des  gestes   symboliques  observés  dans   le  sabar,  quelle  place  cette  danse

occupe-t-elle parmi les différents procédés qui contribuent à construire socialement lasexualité ? C’est à cette question que ce texte apporte des éléments de réponse.

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3 Terme polysémique, sabar désigne au Sénégal à la fois un ensemble de tambours, une

danse et les diverses occurrences (réunions festives) au sein desquelles il est utilisé. Iltient   son   origine   de   la   société  wolof 4.   Faisant   partie   intégrante   de   nombreuses

cérémonies, le sabar permet d’interroger les codes sociaux intervenant directement

dans  la  constitution  de  l’hexis  corporelle  des  femmes  wolof,  tout  comme  il  révèle  laplace  de  représentations  et  de  ritualités  étrangères  à   l’Islam  dans  une  société   trèslargement islamisée. Au Sénégal, comme dans les populations immigrées en France, ilfait partie intégrante de nombreuses cérémonies familiales5 (pour célébrer un mariage

ou un baptême), il peut aussi être organisé lors de réunions féminines ou de fêtes derue.   Quelle   qu’en   soit   l’occurrence,   toute   séance   de   danse   est   indissociable   destambours,  des  rythmes  et  des  devises  tambourinées  qui   l’accompagnent  de  manière

nécessaire. 

4 Sept   années   de   pratique   régulière   de   la   danse   sabar  à   Paris   ont   favorisé  mes

observations   et  mes   analyses   en   contexte  migratoire.  Mais   c’est   surtout   à  partird’observations  et  de   la  pratique  de   la  danse à  Dakar  au  Sénégal  dans   les  quartierspopulaires de la Médina et de la Gueule Tapée, que je poursuis aujourd’hui mes travaux.

5 Dans cet article, je m’interroge particulièrement sur ce qui donne au sabar sa tonalité

si  particulière  dans  une  société  qui  valorise  par  ailleurs  si  fortement   les  notions  derespect, de pudeur (kersa), et de patience (mugn), et ce autant dans l’éducation d’une

jeune fille que dans la reconnaissance des qualités qui font la réputation d’une femme. Ici, on joue de toute la gamme des techniques de séduction féminine : tissus, fards, jeuxde  regards,  gestuelle.  Des  corps  exacerbés  dans   leur  féminité  et  une  représentation

« crue » de la sexualité, tel est le donné à voir le plus saillant du sabar wolof, dansé parles femmes. En produisant d’étonnantes mises en scène de la sexualité (imitations ducoït,   exhibition  de   sexes  d’homme   en  bois  ou   en  plastique)6,  on   essaiera  de  voircomment le sabar questionne et célèbre la sexualisation du corps et de quelle forme

d’éducation il est porteur. 

Hexis corporelle et sociabilités féminines

6 Dès la petite enfance, l’éducation est, dans la société wolof, pensée différemment selonle   sexe,   et  prépare  progressivement   les   enfants   à   actualiser,   respectivement,  une

certaine   image  de   la  virilité  et  de   la  féminité7.  Il  existe  des  qualités   inhérentes  à   laféminité  à  partir  desquelles  s’inscrivent  les  rôles  sociaux  féminins  et  les  valeurs  quiorientent les comportements et les choix. Les principes qui régissent l’éducation desenfants fixent les modalités des relations qu’ils entretiennent avec les membres de leursexe  ou  du   sexe  opposé.  L’éducation  donnée  aux  petites   filles  comprend   très  vitel’accomplissement de certaines tâches domestiques et la surveillance des petits frèreset   sœurs.  Les   jeunes   filles  apprennent  à  être  réservées,  respectueuses  et  patientes

envers les hommes et les aînés des deux sexes. Jacqueline Rabain, dans son ouvrage surl’enfance en pays wolof, note que vers quatre ans déjà, on attend de l’enfant qu’il seclasse dans une génération parmi les enfants de même âge. Il apprend alors à garder sesdistances  à  l’égard  des  aînés  et  des  adultes  en  général.  C’est  dans  la  compagnie  desenfants   de   même   âge,   dans   l’écoute   discrète   des   aînés   et   des   adultes,   que   sedéveloppera le sens de la séduction et que s’inscrira en même temps la nécessité de laprésence et des contacts tactiles (Rabain 1979 : 20). La relation qui lie une jeune fille àun autre membre du même sexe et de même âge est donc la seule relation qui est vécue,

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au sein de cette société hiérarchisée, sous le signe de l’égalité. C’est sans doute une desseules   relations où   l’improvisation,   la   fantaisie   et   la   liberté   peuvent   s’exprimer

(expression  qui  prend  une  grande  importance  dans  la  vie  sociale  féminine).  Ainsi,les

jeunes filles d’un même groupe d’âge8 entretiennent des relations vécues sur un mode

affectif et leur attachement s’actualise par de nombreux contacts corporels. Les corpsen  contact  forment  un  espace  de  co-présence,  où  les  attouchements,  les  regards,  lespositions corporelles relâchées, concourent à créer une intimité partagée. Ce mode decontact corporel est aussi un moment d’apprentissage de la beauté et de la séduction. Ils’agit de rendre belle son amie, sa sœur, en façonnant son apparence. Une fois adultes,les mariées et les jeunes mères entrent, lors des baptêmes, dans un système d’échanges

de  cadeaux,  qui  propage  des  modèles  de  beauté   importés,  diffusés  par   les  médias

comme  les  crèmes  de  défrisage  à  froid,  le  xeesal et  autres  produits  éclaircissant  lapeau, le brillant à lèvres, le fard à paupières. Ces produits transforment les visages à lamanièred’un  véritable  marquage  symbolique.  Ils  peuvent  s’associer  aussi  aux  canons

coutumiers de la coquetterie qui valorisent les tresses, la façon de nouer son mouchoir

de tête, les bijoux en or. Ces signes renvoient à des modes de consommation révélant

des  processus  d’identification  différenciés  selon   les  groupes  d’âge.  Les   jeunes   filleschoisiront de s’habiller à l’occidentale ou de revêtir une tenue unique, dessinée par leursoin chez le tailleur9 tandis que les femmes d’âge mûr opteront pour un élégant bouboutaillé dans un bazin riche. 

7 Durant les sorties en ville, les jeunes filles actualisent de nouveau leur attachement ense tenant la main. Ce mode de contact, en public, est également observable entre jeunes

garçons. En effet, le mode tactile d’expression de l’attachement n’est permis qu’entre

jeunes  gens  du  même  sexe.  L’engagement  mutuel  des  corps  n’est  pas  possible  entre

homme et femme dans la sphère publique. Par contre, les relations qui lient une jeune

fille  à  une  autre   femme  plus  âgée  sont  placées  sous   le  signe  de   l’obéissance  et  durespect, tout comme les relations entre mari et femme, vécues en public sous le signe

de   la  pudeur  et  de   la  réserve.  Toutefois,  pour   les   jeunes   filles,  certaines  relations

d’amitié  et  de  confidence  avec  des   jeunes  femmes  un  peu  plus  âgées  ayant  déjà  del’expérience  sont  parfois   le  moyen  de  prendre  connaissance  de   la  sexualité  et  desrelations intimes entre hommes et femmes. Aujourd’hui en milieu urbain, j’ai observéque   les   jeunes  gens  des  deux  sexes  partagent  des  moments  privilégiés,  usent  d’une

liberté de parole pour communiquer (notamment sur les sujets liés à la sexualité) et ont

des contacts physiques, ceci n’étant possible qu’en l’absence d’aînés : on se chamaille,

on se cherche et l’on se séduit. Les médias jouent également un rôle non négligeable

aujourd’hui  dans   l’éducation   sexuelle  des   jeunes   à  Dakar,  qu’il   s’agisse  de   la  TV,

d’internet ou des DVD. Les corps et notamment la sexualité auparavant tenus secrets(ou du moins ne faisant pas l’objet de ce type de monstration) s’imposent par l’image etlaissent voir une nouvelle perception des relations sexuelles. Les films pornographiques

connaissent une diffusion grandissante, sans réel contrôle et avec une relative facilitéd’accès. Les jeunes se les procurent sans difficulté sur les marchés et par des réseauxd’amis.  Les   jeunes  de  même  génération  et  de  même  milieu  social  se  retrouvent  trèssouvent pour partager des moments de loisirs. Dans ce cadre, certains organisent desséances de visionnage en groupe et parfois aussi en compagnie des petites amies10. 

8 L’entre soi féminin se cultive tout au long de la vie d’une femme. En milieu wolof, ils’actualise notamment lors des nombreuses réunions d’associations d’âge ou d’affinités

qui fonctionnent sur le mode de la tontine. Très développées au Sénégal comme dans

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toute   l’Afrique  de   l’Ouest,   les   tontines   féminines   correspondent   à  une   séparationmarquée entre les sphères d’activité féminine et masculine. Elles sont imbriquées dans

les   échanges   occasionnés   par   les   cérémonies   familiales11.   Ces   réunions,   dans   lacontinuité des groupements par classe d’âge, pratiqués dès l’enfance et au plus près dela vie sociale courante, présentent les traits marquants de groupes primaires : nombre

restreint,  présence  directe,   relations   intenses,   forte   solidarité   et   rôle  dans   la   viemorale.  Ce   sont  des   ateliers   de reproduction   et  d’invention   sociale   qui   doublent

potentiellement tout le champ social d’un individu. Ainsi, Francesca Lulli a pu mettre

en évidence les liens étroits qui unissent pouvoir économique, sociabilité et séduction(Lulli 2003). La tontine permet de rendre actif ce pouvoir à travers la mise à dispositiond’une somme qui est d’une importance cruciale pour l’affirmation de la femme dans lasociété, tant du point de vue économique que du point de vue relationnel. La danse esttrès souvent présente au sein de ces rencontres et elle y joue un rôle important. Ellepermet de célébrer et de faire l’expérience d’un rapport au corps spécifique durant cesmoments   d’intimité.   Ces   réunions,   parmi   leurs   diverses   caractéristiques,   ont   laprérogative de créer un espace-temps qui permet de ratifier des formes de solidarité,de contribuer à former un tissu social grâce au partage d’intérêts et à des modalités

d’entraide. Les relations entre femmes sénégalaises, dans ces moments privilégiés, ont

pour normes principales l’absence de contraintes et la démonstration de la dimension

affective. Les femmes se retrouvent entre elles pour vivre un moment fort d’amitié, dejoie et de plaisir partagé. Les tontines sont des espaces de parole où les conversations

permettent d’aborder des sujets délicats (l’espacement des naissances, la polygynie, ledivorce, la sexualité, les sentiments amoureux, les relations avec les maris, les amants,

les conflits entre co-épouses) où la vie des femmes est engagée. Les langues se délient,

on célèbre une beauté exaltée par les soins corporels et les parures, les corps jouent etdansent.  

Une scène singulière : la danse sabar au cœur desréunions féminines

9 Si le sabar se pratique en diverses occasions et se déroule dans des espaces divers, jem’intéresse ici spécifiquement aux réunions féminines. C’est en effet dans ce contexte

que les danseuses pratiquent les mouvements les plus osés. Commençons par un aperçude deux scènes de sabar auxquelles j’ai assisté à Dakar, en février 2006.

10 La première se déroule à la tombée de la nuit (après la prière de 17h) dans une courfermée du quartier de la Médina, au cœur d’un espace clos et privé. Devant la porte, desjeunes   filles  « filtrent »   le  passage.  À   l’intérieur,  une  cinquantaine  de   femmes  sont

assises  en  cercle,  dans  un  espace  délimité  par  des  chaises.  Elles  sont  très  serrées  etproches les unes des autres, certaines sont installées sur des pagnes étendus au sol, auxpieds  de  leurs  amies,  tenant  dans  leurs  bras  de   jeunes  enfants.  Les  musiciens12 sont

sept :  quatre   jouent   les  tambours  du  sabar13 et  trois  sont  des   joueurs  de  tambours

d’aisselle14. La majorité des femmes porte des tenues unies et identiques, constituées

d’un pagne et d’une tunique. La moitié de l’assistance est revêtue d’une parure réaliséedans un bazinorange, tandis que l’autre moitié porte une tenue confectionnée avec lemême tissu, mais de couleur jaune. Les femmes tiennent également des sifflets et desbonbons  aux  couleurs  assorties.  Deux  équipes   sont  ainsi  présentées  et   s’affrontent

amicalement par la danse. Cette mise en scène n’illustre pas une réelle compétition, elle

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sert surtout à alimenter l’ambiance et à créer ainsi une atmosphère de fête. Dès qu’une

jeune femme de l’équipe jaune danse, toutes les autres, vêtues de même, l’encouragent

en sifflant et en jetant des bonbons en l’air15. 

11 Les   danseuses,   après   s’être   entraînées   aux   différents   rythmes   du   sabar16,

reconnaissent celui qui clôture toute séance de danse : le lëmbël. Il existe mille et une

façons de danser sur ce morceau également appelé « ventilateur ». Ici, c’est le lëmbël « couché »  qui  est   réalisé. Les   femmes   installent  alors  un  pagne,  un  petit  pagne

(beeco)  rose  appelé  filet,  qu’elles  étalent  sur  le  sol  face  aux  joueurs  de  tama.  Une

première s’allonge sur le ventre et effectue la danse du ventilateur au sol sur le pagne

installé pour la danse. Elle  roule  les fesses et  soulève  le  bassin en saccades violentes

avec une grande précision et une impressionnante agilité. Elle répond en interaction

directe avec le tama ndeer17qui est très proche d’elle et ne quitte pas des yeux lesmouvements des hanches et du bassin. Les danseuses se succèdent et certaines femmes

relèvent leur pagne tout en s’installant au sol : les beeco, les strings et même les fessessont à la vue de l’assemblée et des musiciens. Certaines s’amusent à remonter le petitpagne d’une exécutante, trop timide. Souvent, une autre femme arrive en dansant et sejette  sur   la  première  encore  au  sol,  elle  mime  alors   l’acte  sexuel  en  se  mettant  àcalifourchon   sur   la  première   ou   en   s’allongeant.   La  danse « dégénère »   alors.   Lesfemmes s’entassent les unes sur les autres, par trois, par quatre, par « paquet »… Dans

ce cas, le joueur de tama, dans une feintecolère, intervient pour arrêter cette frénésie

générale, et toutes retournent s’asseoir rapidement. Par sa plus grande mobilité, il estcelui qui semble être le plus proche des danseuses. Même s’il n’y a pas souvent de réelcontact physique entre les musiciens et les jeunes femmes, j’ai pu observer quelquefoisun percussionniste pincer ou caresser une fesse furtivement. 

12 La  seconde  réunion,  toujours  dans  une  petite  cour  du  quartier  de  la  Médina,  débuteégalement vers 17 heures. On compte une trentaine de jeunes femmes avec leurs bébéset quelques petites filles. Les musiciens sont cinq (sabar et tama). Les femmes ne sont

pas spécialement habillées pour l’occasion et portent apparemment des tenues de tousles jours. Les corps se libèrent au fur et à mesure des rythmes et au paroxysme de lafête, une jeune femme soulève son pagne pour effectuer un saut, tout en montrant sonstring en dentelle, décoré de mèches de cheveux, de tablettes de chewing-gum et debonbons à la menthe. De la même manière, une seconde jeune femme dévoile sa culottesur laquelle est cousue, sur le devant, une rose rouge en tissu. Au plus fort de la séance

du   lëmbël,  une   troisième   lève   son  pagne  et  montre  aux  autres   femmes,  un   sexed’homme en plastique accroché à sa taille par une ficelle. Elle joue avec, l’attrape, leplace  devant   les  autres  danseuses  en  simulant   les  élans  d’un  homme  pressé,  ce  quiprovoque l’hilarité générale pendant quelques minutes.  

« Travailler le corps » : soins et parures

13 Si, lors de cette deuxième séance, les femmes ne portent pas d’habits de fête, elles n’en

ont  pas  moins  soigné  leurs  « dessous ».  Dans  la  danse,  le  vêtement  forme  quasiment

une seconde peau que la danseuse utilise pour évoluer dans sa performance et embellir

certains  mouvements.  Le  fait  de  porter  un  boubou ou  un  jean  n’offrira  pas  la  même

perception des mouvements dansés, des formes du corps, de ce qu’on laisse voir ou dece que l’on cache. Les vêtements et les parures sont porteurs de significations et font

partie des éléments qui donnent au sabar son caractère sensuel et érotique. Pour une

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fête,   le  plus   souvent,   les   femmes  et   les   jeunes   filles  préfèrent  revêtir   le  vêtement

«traditionnel », et de nombreuses formes de boubous sont représentées, ainsi qu’une

multitude  de   tissus  et  de  matières :   le  bazin   (coton  damassé),   le   lin,   la  « djitpur »(wolofisation de « guipure »), le tiup (tissu teint à l’indigo), le « Khartoum » (tissu envoile  de  coton  très  léger,  porté  par  les  mauritaniennes)  et  le  boubou  « takk-uwé »(tissu transparent en voile ou en mousseline). 

14 Le  pagne  se  dit  pendalen  wolof.  Aujourd’hui,   les  pagnes  tissés,  très   lourds  et  trèschauds, sont la plupart du temps remplacés par des pagnes « seur-u-sor » (constitués

de bandes de coton léger) pour l’habillement. Ils restent malgré tout plus importants

que   les   autres,  notamment  pour   faire  des   cadeaux,   envelopper   le  bébé   (le  pagne

s’appelle  alors  mbotu)  et  couvrir   les  morts.  Les   femmes  peuvent  porter  plusieurspagnes sous leur boubou, cela s’appelle këfëlu(le fait de mettre plusieurs pagnes pouraugmenter la rondeur des fesses). L’importance du pagne dans la danse est explicitéepar Sokhna Fall dans les termes suivants : il « rappelle à la danseuse la vie deson corps, collant sur les reins, obligeant sur les cuisses, incertain à lataille, il donne la parole au bas du corps » (1998 : 87). 

15 Sous ces pagnes, les femmes portent de petits pagnes connus sous le nom de beeco. Ilen existe de très nombreuses sortes, qui connaissent des phénomènes de mode18. Parmi

les beeco, on trouve notamment le « ne-degueur », littéralement « ce qui est dur »,il est fabriqué à partir d’un tissu que l’on décore en faisant des trous à l’aide d’un ciseau(en forme de petits losanges). Quant au « bine-bine », « vas-y doucement », il est faitdans un tissu en satin, décoré avec des petits trous obtenus avec un morceau de boisbrûlant. « Les papiers de la maison » est un pagne qui ressemble au « filet ». Il est décritcomme ayant le pouvoir d’envoûter les hommes. Quand une femme porte ce type depagne, elle ne demande pas à son époux un téléviseur ou un frigidaire, mais le titre depropriété de la maison et celui-ci est censé ne rien pouvoir lui refuser, envoûté par lescharmes de sa femme, mis en valeur par ce « filet ».

16 Il   existe   également  des  petits  pagnes brodés  ou  peints  qui  mettent   en   scène  despositions sexuelles, des vulves et des pénis, ainsi que des petites phrases comme « safmana dem, saf, saf, saf » (« quelque chose de bon, de délicieux »). De tels beecose nomment diigal, qui signifie « s’immerger », « aller au fond et y rester un moment »,au   sens   sexuel  du   terme.  Ces  petits  pagnes   sont  destinés  au  mari,  au   fiancé  ou  àl’amoureux,   ils  relèvent  donc  de   l’intimité.  Pourtant,  dans  un  sabar,   les  danseuses

relèvent  parfois   leurs  pagnes  pour   laisser  voir   ces  beeco.  Elles  montrent   ce  quinormalement  est  caché.  Cette  démonstration  de   l’intime  plaît  particulièrement  auxpercussionnistes. Tous m’ont parlé de ces fameux pagnes « érotiques », qui sont censés

leur donner du courage et de la force pour jouer et faire durer la fête. 

17 En plus de ces vêtements, les femmes utilisent d’autres éléments pour se faire belles.Ces   secrets   dévoilés   par   certains  mouvements   dansés   sont   des   objets   quasiment

« incorporés »,   tant   ils   symbolisent   le   pouvoir   de   séduction   des   femmes

sénégalaises. Elles   imprègnent   leurs   vêtements   et   leur   corps  de  cuuraay,   encens

sénégalais19 composé  d’encens,  de  bois  de  santal,  de  gomme  arabique  et  de  parfums.

Elles attachent à leurs sous-vêtements des petits sachets appelés gongo, composés demusc,  de   santal,  de  parfums  et  d’encens.  Elles  massent   leur  corps  avec  du  karité,qu’elles ont fait fondre préalablement, pour ajouter, une fois que le beurre est devenu

liquide,   le   parfum   de   leur   choix.   Les   parures   de   bijoux   dorés   et   argentés   sont

complétées par  des colliers  de  taille, appelés bine bine, djaldjali ou   fer (fabriqués

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avec  des  perles,  en  pâte  de  verre  parfumée).  Les  perles  peuvent  être  également  enplastique,  ou  en  rocaille  aujourd’hui.  Le  sens  de   l’odorat  est  donc  particulièrement

sollicité par toute cette préparation et cette mise en beauté. 

18 Les  perles  des  colliers  de   taille  des   femmes  appartenant  au  groupe  des  boisseliers(lawbe)20 sont réputées porter chance et protéger celui qui en détient. Ainsi, selon unmusicien :   « Si une lawbe, qui vient de danser, casse un fer, il fautramasser les perles qui tombent et les garder avec toi car ça portebonheur, mais seulement si ce sont des fer de lawbe »21. Ce pouvoir sexuelconféré  aux   femmes  peut  également  s’avérer  nuisible  pour   l’efficacité  de  certaines

amulettes (teere)22. Un autre musicien me signalait d’ailleurs à ce propos: Il y a des choses qu’il ne faut pas faire quand on porte certains teere. Par exemple, ily en a que tu ne dois pas porter quand tu fais l’amour, sinon ils se cassent et ilsn’ont  plus  d’efficacité.  C’est  pareil  pendant   la  danse,  quand  une  danseuse  dansedevant toi de manière trop provocante, et que tu vois trop de choses, ça peut casserle grigri.23

19 Mais si parure et apprêts sont des éléments essentiels de la performance, ils ne font

évidemment sens que dans leur mise en mouvement.

 

Le langage de la danse : images et symboles de lasexualité dans le sabar

20 Quelles sont les caractéristiques si particulières du sabar ? Même si chaque rythme estconstitué de mouvements spécifiques, l’élément commun qui caractérise le sabar estle saut, appelé cinq temps ou ndioren wolof. Les rythmes qui accompagnent la danse

oscillent  en  permanence  entre  une  pulsation binaire  et  une  pulsation  ternaire.  Cettedynamique très particulière semble créer un équilibre instable qui se retrouve dans lespas du sabar. Le temps dansé est très bref, on reste rarement plus de trente secondes

au centre du cercle. On peut dire qu’il existe deux styles : le sabar aérien, constitué desauts dirigés vers le haut et le sabar près du sol. En wolof, le fait de danser de manière

aérienne se nomme « fecc gaaw » qui signifie littéralement « danser rapidement » etdanser près du sol se nomme « fecc suuf », signifiant « danser dessous ». 

21 Toute particulière est la danse du « ventilateur », évoquée plus haut. Plusieurs types derythmes  de  clôture  (lëmbël)  sont joués  par  les  musiciens.  En  voici  quelques-uns,  leplus   souvent   tirés   de   morceaux   de   mbalax,   musique   sénégalaise   moderne   trèsappréciée   en   contexte   urbain24 :   le   « lëmbël naar »,   le   « fuil meti »,   le« climatiseur »,   le   « vibreur »   et   le   « bosël ».   Le   premier   signifie   littéralement

« ventilateur des Arabes » et les mouvements imitent ceux de la « danse orientale »25.

Les danseuses effectuent des mouvements de hanche saccadés, tout en avançant versles musiciens, les bras et les poignets ondulant comme des serpents. Le second signifie

« là où tu as mal », le mouvement principal reste la rotation des fesses tout comme le« climatiseur ».  Le  « vibreur »  annonce,  quant  à   lui,  un  mouvement  particulier  quiconsiste à rester immobile et à contracter en alternance les muscles de la fesse gauche

et  de   la  fesse  droite,  en  suivant   le  rythme  du  tambour  d’aisselle.  « Bosël »  signifie

appuyer. Accompagné   d’un   court   texte   psalmodié   (taasu)26,   ce   rythme   annonce

également un mouvement spécifique. Il se danse souvent à deux personnes, l’une enface de l’autre. La particularité de ce lëmbël est la suivante, quand le musicien chante

« bosël, bosël », les deux personnes qui se font face donnent deux coups de rein en

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direction  l’une  de  l’autre,  tout  en  se  tenant  par  les  épaules.  Toutes  ces  manières  dedanser   le  « ventilateur »  sont  des  modes  et  de  nouvelles  s’inventent  sans  cesse.  Lerythme effectué par les musiciens reste sensiblement le même, ce sont les paroles quichangent.   Certains   mouvements   spécifiques   viennent   également   se   rajouter   au« traditionnel ventilateur ». Quand les tamas entament ce rythme, l’excitation est à soncomble   et   toutes   connaissent   les   dernières   phases   dansées,   notamment   parl’intermédiaire   du   mbalaxet   des   tubes musicaux,   où   les   danseurs   ne   cessent

d’inventer des nouveaux pas qui deviennent très vite les mouvements à la mode qu’ilfaut savoir reproduire. 

22 C’est à l’aune de trois qualités que l’on reconnaît une bonne danseuse de sabar. Ainsi

faut-il qu’elle mette dans sa danse : 

23 -  du  « bëret »  (« se  lever  brusquement »),  on  peut  également  employer  le  terme « xadar » (« tempérament bilieux »), 

24 -  du  « cekete »   (certains  utilisent   les   termes  « nokkos » littéralement  « piler   lesépices » ou encore « safal » qui signifie « qui est bien relevé » et « qui a de la saveur »), 

25 - du « daanel » (« conclure »).

26 La  première  qualité  symbolise  l’énergie  et  la  puissance.  La  seconde,  « cekete »,  estégalement utilisée quand on cuisine et qu’on rajoute des épices pour donner du goût auplat.  Ce   sont   les  petites  attentions  que   rajoute   la  danseuse  pour  apporter   le  côtépimenté, osé et érotique de sa danse :un regard, un mouvement de boubou, bref, tout cequi personnalise sa prestation. Les métaphores liées au vocabulaire culinaire sont trèsfréquentes  pour  qualifier   la  danse  et  notamment   l’aspect  sexuel  qui  caractérise   lesmouvements. De telles métaphores sont d’ailleurs également présentes dans le langage

de   la  sexualité.  Enfin,   la   troisième  caractéristique  repose  sur   la   fin  de   la  danse,   lamanière de couper et de terminer sa performance. C’est un aspect très important dans

l’appréciation du sabar.

27 Certains  chants  qui  accompagnent   les  danses  sont  des  métaphores  culinaires  de   lasexualité insistant sur les condiments qui donnent du goût. En voici un exemple : 

Sa  data  neex  a  neex  a  neex …  poobar,  kani,  soble,   jimbo,  vinegar,  netetu,  waayesama  kooy  a  ko  daq,  moom  mi  genne  meew,  meew  tangana,  meew  gloria,  meewnestle.Ton sexe est si bon…, poivre, piment, oignon, jimbo, vinaigre, netetu(condiment, graines de néré fermentées), mais mon pénis estmeilleur, lui il sort du lait, du lait chaud, du lait Gloria, du lait Nestlé.

28 Notons également qu’une bonne performance dansée sera qualifiée de « fecc tooy »,

cet   adjectif   signifie   « être  mouillé »   en  wolof.  Une  danse  mouillée   est  une  danse

particulièrement réussie et « sexy »27. Cet adjectif est également utilisé pour qualifierune jeune fille qui suscite le désir. 

29 D’autres sont clairement des chants licencieux28 qui célèbrent la puissance masculine etla virilité : 

Data bu nuux baaxul dëngal kooyPan pa la la tan, Pan pa la la tanKaay ma katala yo naari bum yu gaawSi ton sexe n’est pas droit, ce n’est pas bon car ça tord le sexe del’homme. Viens que je te baise, j’ai deux manières de baiser rapidement.

 

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Les interactions du sabar

30 Attachons-nous un instant au rapport particulier qui se construità partir du dialogueentre la danseuse qui entre en scène et le musicien qui possède la fonction de tambour-

major.   Cette   interaction,   tissée   par   un   échange   réciproque   d’énergie   entre   lesmouvements dansés et le jeu du tambour, est au cœur de la réussite de la performance.

Cette   rencontre   est   très   souvent   soulignée   dans   les   entretiens   menés   avec   lesmusiciens :

Les danseuses, elles doivent faire avec le feeling, tu dois avoir du sucre, du sel, desfleurs, du jimbo, tout ça quoi. C’est pour dire que c’est le style qui est important.C’est vraiment un duo. Il ne faut pas rester timide dans la danse sinon le griot nereçoit  rien  et   il  s’ennuie.  Si  une  danseuse  sort  et   [que]  tout  de  suite  une  autreenchaîne, c’est bon, c’est ça le dialogue.29Aujourd’hui, le sabar c’est beaucoup plus rapide qu’avant et donc beaucoup plusfatigant qu’avant à jouer. La danse est beaucoup plus sexy qu’avant. C’est joli et cen’est pas une danse réservée. Moi, la danseuse qui danse mais qui ne me montrerien, ça ne me donne pas le courage de jouer. Nous on joue pendant longtemps sanspause, on se fait mal aux mains, on se tape sur les doigts, on a besoin de couragepour trouver cette force.30Aujourd’hui en effet, le discours commun souligne souvent la perte d’élégance de ladanse au profit de sa « sexualisation ». Les arguments évoqués par les acteurs sontmultiples, même si deux reviennent souvent, à savoir tout d’abord l’influence desclips américains de RAP et de R&B, qui mettent en scène des filles dénudées et deschorégraphies lascives, et ensuite une certaine « masculinisation » du sabar : leshommes,  de  plus  en  plus  nombreux  à  devenir  des  danseurs  professionnels  (voirNeveu-Kringelbach 2007), envahissent les sabar de rue et excellent dans cet art enoffrant un style acrobatique. Les filles, ne pouvant atteindre cette dextérité et cetteforce physique, n’ont que l’évocation de la sexualité pour se faire remarquer durantleur performance. Tous ne partagent pas toutefois ce point de vue, et les référencesà la sexualité dans le sabar n’ont par ailleurs rien de nouveau (voir supra – note 6).En   fait,   la  danseuse  doit  parfaitement   connaître   et   comprendre   les  différentsrythmes du sabar pour assurer une bonne performance. Ce moment de danse estvécu comme un échange et une construction à deux, entre musicien et danseuse, oùla circulation d’énergie se fait par l’envie du musicien de donner sa force et par sacapacité à transformer les accents du corps en coups de baguette. Ce désir semblenaître  de   la  qualité  de   la  performance  dansée  (le  « feeling »  ou   le  ressenti  de   ladanseuse) qui s’évalue, selon les musiciens, au niveau de la dextérité, de laséduction   et  de   la  précision   qui   émanent  des  mouvements   qu’elle   réalise.   Ladanseuse utilise son corps pour communiquer et lancer les appels, le musicien sesert de son tambour pour y répondre. L’énergie nécessaire à la danse se transmetpar le biais du corps et du tambour, ils sont à la fois diffuseurs d’énergie et en mêmetemps réceptacles. Cet échange prend une autre dimension quand le joueur de tambour d’aisselle, letamakat, entre en scène. C’est l’évènement qui marque le paroxysme du sabaraux  niveaux  de   l’ambiance,  de   la  mise  en  scène  de   la  sexualité  et  de   l’échangeinteractionnel  entre   le  musicien  et   la  danseuse.  Entre  ces  acteurs  se  noue  unerelation  dont   le   rythme   et   l’intensité  ne   sont  pas   sans   évoquer  une   sorte  decopulation  symbolique.  Durant  une  performance  de  « ventilateur »,   l’union  peutprendre une forme plus concrète : le musicien, qui évolue avec son tama au centredu   cercle   de   danse,   peut,   d’un   geste   rapide,   toucher   la   danseuse   avec   unmouvement  vif  de  bassin,   symbolisant   l’union   sexuelle.  Durant  une   séance  de« ventilateur »,  l’échange  d’énergie  et  l’union  symbolique  entre  le  musicien  et  ladanseuse, ne passent plus par le tambour, mais par un corps à corps très bref, lesdeux étant en contact l’espace d’un instant. Le tamakat, en touchant rapidement

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la danseuse de manière significative veut la féliciter et la remercier pour la qualitéde  sa  prestation.  C’est  une  façon  de   lui  montrer  qu’il  a  été  touché  et  qu’il  s’estamusé   à   accompagner   ses   mouvements.   C’est   aussi   un   moyen   de   réinvestirl’attention du public et de tourner tous les regards vers lui. Au cœur de l’exhibitiondansée, le joueur de tama répond par une gestuelle stéréotypée et attendue danstoute fin de sabar. C’est un jeu au sein de la danse, mais un jeu qui ne peut existerqu’en   tant  qu’il   signe  une   véritable  performance   artistique.   Le   tamakat  saitexactement les gestes qu’il peut se permettre d’effectuer auprès d’une danseuse etconnaît les limites à ne pas franchir, les règles à ne pas transgresser. Le contact doitêtre bref et joué magistralement. Dans ce cas, il est accepté par tous. Cette actionn’est pas le simple reflet de l’état émotionnel dans lequel se trouverait le musicienface aux manifestations lascives des danseuses, c’est un geste attendu par toutes,conforme aux règles du jeu de la danse du ventilateur. Cette mise en scène de l’actesexuel  ne  met  pas   réellement   en   relation   les   acteurs  présents,  On   se   sert  dupartenaire  (le  musicien  ou  la  danseuse)  pour  jouer  à  un  jeu  qui  ne  s’adresse  pas(seulement) à  lui. Le  sabar mobilise  des relations plus complexes  que  ce  qui estimmédiatement donné à voir. En effet, le but n’est pas de faire des conquêtes, il n’ya  pas  de  corrélation  avec   la  vie  quotidienne,  on   séduit,  mais  ce  n’est  pas  unetechnique de « drague ». C’est un jeu qui reste cantonné à l’espace de danse. Notonsque   les   acteurs   jouent   la   sexualité   mais   sans   risque   de   débordement   carsocialement,  les  hommes  présents  sont  ceux  avec  qui  les  relations  sexuelles  sontinterdites, les griots étant des hommes « castés »31. On séduit, on met en scène desmétaphores et des images de la sexualité avec des partenaires, qui, par définitionsociale, n’en sont pas (les autres femmes présentes et les griots). Par contre, ce qui semble s’échanger, c’est le savoir technique du rythme et de ladanse,   ainsi   que   le   plaisir   de   construire   quelque   chose   de   beau,   ensemble.Finalement,  cet  échange  d’énergie  et  cette  osmose  entre  musicien  et  danseusepermettent   à   chacun   de   briller   individuellement,   toujours   dans   la   recherched’exhibition. 

 

« Apprendre par corps »32

31 À   propos   de   l’éducation   sexuelle   des   jeunes   filles   au   Sénégal,   Colette   Le   CourGrandmaison  rapportait qu’il n’y avait pas d’explication donnée sur la sexualité dans lecadre   familial,   où   « l’ignorance   apparaît   comme   une   protection   assurée   de   lavirginité ». Elle ajoutait toutefois que, comme cela s’observe toujours aujourd’hui dans

de nombreuses familles dakaroises, « les couples partagent souvent la chambre avec lesenfants »,   lesquels  développaient  de  ce   fait  « une  connaissance  rapide  de   l’intimité

conjugale ». Cependant, en raison du « silence total » pesant entre mères et filles sur laquestion  de   la  sexualité,  « les  adolescentes  doivent   feindre  d’ignorer   les  rencontres

entre femmes (où elles donnent libre cours à leur sexualité) alors qu’elles en sont lestémoins illicites mais tout de même présents » (1967 : 58). 

32 En fait, comme je l’ai observé, les enfants, dès le plus jeune âge, ne sont pas seulement

témoins,  mais  également  acteurs,   invités  à   reproduire   les  mouvements  dansés  desadultes.  Les  moments  de  sabar représentent  pour   les  enfants  des  deux  sexes,  une

réelle initiation aux jeux de séduction et une mise en scène d’actes et de paroles référésà la sexualité. Les tout petits et les jeunes filles sont tolérés dans les moments de danse

entre femmes. Ils sont sollicités pour s’initier à la danse et les jeunes filles, même sielles doivent rester passives devant les aînées, organisent des moments qui leur sont

dédiés  pour   s’exprimer   de   la  même  manière.   Si   la   danse   semble   participer   à   latransmission  de  certaines  représentations  liées  à  la  sexualité,  on  peut  néanmoins  seposer   la   question   suivante :   ces   enfants   et   ces   jeunes   filles   n’en   seraient-ils   pas

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finalement   les  destinataires  principaux,  ou  tout  au  moins  souhaités,  à   l’instar  de   laposition  qu’ils  occupent  dans  d’autres  manifestations,  telles   les  séances  de  contes ?Ainsi,  Suzanne  Lallemand,  dans   son  ouvrage   sur   les   contes  paillards  d’Afrique  del’Ouest, rappelle que ces récits sexuels qui existent dans plusieurs sociétés, sont avant

tout  des  récits  pédagogiques.  Selon  elle,  « non seulement les jeunes enfantsconstituent un public toléré, admis à la réception de messages sexuelsdélivrés par certains récits, mais il en est même la cible principale,l’auditoire électif, le destinataire souhaité » (1985 : 15-16). 

33 Dans le cadre de réunions féminines, les mères exercent les petites à la danse. Celles quine marchent pas encore sont allongées sur les genoux d’une adulte qui pose alors sesmains  sur  les  fesses  de  la  novice  pour  les faire  bouger  en  rythme33.  Une  fois  que  lespetites marchent, l’apprentissage est basé sur l’imitation. Sylvia Faure note que chez lesjeunes enfants, l’imitation se rapporte d’abord au mimétisme (défini comme étant unprocessus d’acquisition pratique reposant sur le faire semblant et supposant un rapportglobal d’identification), les petits ayant une tendance naturelle à se modeler sur autrui(2000 : 124). Pierre Bourdieu, s’appuyant sur ses observations en Kabylie, remarque quel’essentiel de la transmission peut s’effectuer par la pratique sans accéder au niveau dudiscours (notamment Bourdieu 1972 : 189). Dès la plus tendre enfance, au Sénégal et encontexte migratoire, de nombreuses fillettes sont, de ces deux manières, entraînées à laréalisation  des  mouvements  du   lëmbël.  À   l’extérieur,  pendant  ce   temps,   les  plusgrands, qui ne peuvent rentrer, dansent sur les tambours dont le son sort largement del’espace clos et organisent leur petit sabar. Les mouvements qu’ils effectuent sont déjàtrès imagés et reprennent à l’identique ceux des adultes, comme un savoir incorporé,

intégré très tôt. Lors d’une participation à une tontine, se déroulant dans une petitecour   intérieure,   j’ai  relevé   la  présence  de  nombreux   jeunes  garçons  grimpés  sur   lestoits voisins pour voir ce que faisaient les femmes. Ils dansaient eux aussi en produisant

des mimiques et des gestes de bouffonnerie. Les femmes semblaient s’en moquer et n’y

prêtaient pas attention. Cet autre exemple illustre des modalités d’éducation sexuellene  passant  pas  par  un  enseignement  dogmatique,  mais  davantage  par   le  corps,  parl’intermédiaire de la danse et du mimétisme. Les chants qui accompagnent le sabarentrent   également   dans   le   champ   de   la   socialisation   sexuelle  puisqu’ils   sont  desévocations explicites des organes génitaux et de l’acte sexuel. 

34 Par  ailleurs,  des  sabar d’enfants  se  tiennent  souvent  dans   les  quartiers  populaires.Quelques musiciens sont payés pour animer et un petit cercle de chaises est installé. Lesfillettes   évoluent   sur   les   mêmes   rythmes   que   les   adultes   et   reproduisent   lesmouvements des aînées. Elles sont habillées à l’image de ces dernières. En effet, une

tenue est confectionnée à leur intention, reproduction parfaite d’une coupe à la mode :ndoket ou boubou, mussor (mouchoir de tête), petit pagne, … Quelques adultes sont

présentes,  mères  ou  grandes  sœurs,  pour  encourager   les  petites  à  se   lancer  dans   lecercle. Il existe également des tontines de jeunes filles adolescentes qui se déroulent

également   autour  de  danses   accompagnées  de  percussionnistes,   à   la  manière  desréunions de femmes mariées34. 

35 La danse est donc présente à tous les âges de la vie d’une femme wolof et cela dès laplus tendre enfance. Elle représente un moyen d’apprendre, de s’entraîner, de laisserexprimer   sa   féminité,  de   s’exercer   aux   techniques  de   séduction   et  d’intégrer  deséléments de la sexualité. Solliciter les petites et les jeunes filles pour venir danser, quece soit dans le cadre d’une réunion féminine ou d’un sabar est une pratique courante.

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Il n’est pas rare qu’une jeune fille assurant une performance réussie et remarquée sevoit offrir, par les femmes de l’assistance, une paire de chaussures à talons, un sac àmain, un string, … Soit une série d’objets qui symbolisent la féminité, la sexualité et lepouvoir de séduction mis en avant comme une force. 

36 Les  arguments  exposés  par  Suzanne  Lallemand,  reprenant  l’analyse  de  M. Duponchel

concernant les contes baoulés de Côte d’Ivoire, peuvents’appliquer ausabar : Certains contes racontés à la veillée familiale sont très instructifs sur les choses dusexe et traduisent la nature avec lequel ce domaine est présenté aux enfants qui àtout  âge  bénéficient  de  cet  enseignement  par   la  tradition  orale.  […] Rien  n’estenseigné à l’enfant de façon dogmatique, mais on lui laisse puiser librement dans levécu quotidien des adultes. (1985 : 19)

37 Cependant, ce mode pédagogique qui repose sur la parole ne semble pas totalement seconfondre  avec  celui  que  propose  la  danse.  En  effet,  concernant  les  contes  paillards,S. Lallemand précise qu’ « il est beaucoup de choses que ces contes ne disentpoint », et qu’en aucun cas, « l’ensemble de ces contes ne peut évoquer unde ces manuels à recettes susceptibles d’indiquer au néophyte lamanière de varier ses futurs plaisirs ». Qu’en est-il des mouvements du sabarqui  miment  l’acte  sexuel,  du  fait  de  montrer  son  sexe  dans  la  danse,  de  la  présence

symbolique du sexe masculin par l’intermédiaire d’un phallus façonné en plastique ouen bois, du jeu entre le joueur de tama et la danseuse simulant une copulation ? Lesenfants présents sont ainsi témoins de mises en scènes qui évoquent la sexualité et plusparticulièrement l’acte lui-même. Si le sabar entre dans un modèle éducatif au même

titre   que   les   contes   paillards   autrefois,   que   propose-t-il   de  manière   implicite   etsymbolique ?   Je   pense   que   si   le   conte   suggère,   la   danse  mime   et   imprime   une

représentation de l’acte sexuel par la monstration du corps et par la gestuelle qui prend

parfois la figure d’une restitution fidèle. 

38 La  danse  semble  aussi  constituer  un  moyen  d’ « éduquer »  certaines  femmes  adultes,mariées mais trop timides et réservées, ainsi que l’illustre cet extrait : 

Il y a des femmes qui savent s’y prendre avec leur mari, et d’autres qui sont timides,complexées quoi. Dans nos fêtes, les femmes dégourdies montrent tout ce qu’ellesfont pour leur mari. Elles encouragent les femmes timides et les poussent au milieu.On   les  oblige  à  danser.  On   leur  parle  et,  petit  à  petit,  elles  vont  changer.  (Fall1998 : 118)

39 Il n’y a donc pas d’âge pour apprendre et appliquer « des recettes » qu’offre le sabar àtoutes celles qui y participent35, pour séduire.

 

Le sabar : une affirmation des codes sexués

40 Le sabar célèbre les représentations de la féminité et de la virilité. Les femmes doivent

se montrer séduisantes et excitantes lors de leur performance. Les métaphores de lasexualité   sont   les  éléments  principaux  auxquels  elles   recourent  et   constituent   lescritères qui seront jugés durant leurs prestations. Les hommes qui, aujourd’hui, sont

acceptés sur la piste d’un sabar, le sont en raison de leur statut particulier, celui deprofessionnel de la danse36. Plus généralement les hommes danseurs ont développé unstyle qui leur est propre et qui n’engage pas les mêmes attributs que ceux des danses

féminines. Les hommes excellent dans l’invention de multiples « phases ». Ils insistent

sur l’aspect théâtral dans leurs réalisations à travers le mime pour se faire remarquer.

Ici,  ce  n’est  pas   la  sensualité  qui  est  recherchée  mais   la  démonstration  de  force,  de

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puissance musculaire, d’acrobaties, et la capacité à faire rire le public par des gestes quisuggèrent des situations comiques. La pratique de la danse par des hommes est ainsi

acceptée parce qu’elle incarne une image de la masculinité conforme aux codes de lavirilité. Car un homme qui, en dansant, exprime une certaine féminité, sera stigmatisé,

traité  de  « goor-jigeen »37 (homosexuel)  et  rejeté  par  la  majorité  de  l’assemblée  auregard  d’une  aversion  généralisée  de  la  société  sénégalaise  pour  l’homosexualité38.  Ilexiste donc, des limites à ne pas franchir et des codes à respecter qui inscrivent chaque

sexe dans des attitudes corporelles et dans des « canons » respectifs.

41 Cependant,  en  exhibant  crûment  une  mise  en  scène  de   l’acte  sexuel  qui  met  à  mal

toutes   les   règles   de   la   vie   quotidienne,   le   sabar  joue   aussi   surle   registre   del’obscénité,manifestation   attentatoire   à   la   pudeur   ordinaire,   que   l’on   pourraitcomprendre, selon les termes de Beidelman (1968 : 115), à partir de la catégorie de la nakedness,  à   savoir   comme  « a state of being undressed which causesshame, disrespect, and harmful results in one’s social surrounding ».Evans-Pritchard   fut   l’un   des   premiers   anthropologues   africanistes   à   tenter   decomprendre le sens des comportements d’ « obscénité collective ». Examinant de prèsun  ensemble  de  chants  et  de  pantomimes  licencieux,  le  plus  souvent  réalisés  par  lesfemmes   dans   quelques   sociétés   de   langue   bantoue,   il   rappelait   qu’en   certaines

circonstances,  ces  comportements  ne  sont  pas  seulement  autorisés,  mais  prescrits.  Illeur attribuait une double fonction, une fonction générale, celle de mettre en évidence

la  valeur  sociale  de  l’activité  avec  laquelle  elle  est  liée,  et  une  fonction  de  décharge

émotive :   l’obscénité   s’exprime   lors   d’occasions   chargées   d’une   grande   tension

émotionnelle et fournirait alors « un moyen socialement autorisé d’exprimercette émotion »   (Evans-Pritchard   1971).   On   sait,   par   ailleurs,   que   de   telscomportements obscènes sont fréquemment mobilisés lorsqu’il s’agit, dans les sociétéset  les  époques  les  plus  diverses39,  de  faire  face  à  différentes  formes  de  danger  ou  decalamité. En Afrique, les occurrences les plus fréquemment mentionnées sont la guerre,la  sécheresse  et  les  épidémies40.  Ces  contextes  n’ont  certes  rien  à  voir  avec  celui  dusabar, pourtant, l’exhibition et la mise en scène de la sexualité y sont sinon prescrites,du  moins  fortement  attendues.  D’après  Michael  Houseman  reprenant   l’argument  deMarcel Mauss (1921), « l’expression obligatoire des sentiments » lors des rites consiste

moins  en   l’exhibition  convenue  de  certains  états  émotionnels,  qu’en   l’impératif  des’engager dans   certaines   activités   dont   la   poursuite   implique   des  manifestations

affectives  (Houseman  2008 :  8).  Dans   le  sabar,  chacune  des  participantes  se  doit  deproposer une surenchère de mouvements osés, de corps déshabillés et d’obscénité quipermet   une   décharge   des   tensions.   Elle   est   l’expression   collective   d’émotions

déclenchées  dans   cet   espace  de   liberté,  d’actes   et  de  paroles  que   les   femmes  ne

semblent pas avoir dans le quotidien. Mais que chercheraient-elles à conjurer ?

42 Du fait de son aspect « hyper-sexualisé », la danse wolof a pu êtreperçue comme une

forme d’exutoire face à la domination masculine. La  danse,   semble   être  une   expression  de   résistance  qui   révèle  quelque   choseconcernant le peu d’autonomie des femmes dans les politiques de genre au Sénégalen  milieu  urbain.  […] Les  résistances  quotidiennes  ne  mettent  pas seulement  enévidence   l’action   d’une   critique   consciente   des   membres   subordonnés   à   uneculture, c’est également un moyen de comprendre les différentes formes de pouvoirqui   englobent   les   notions   de   résistance,   de   complicité   et   de   structure   dedomination. (Heath 1994 : 88)

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43 Si l’auteur relativise sa position, signalant aussi que « la dynamique est largement

plus complexe qu’une simple résistance des femmes face à leur

subordination envers les hommes », elle n’apporte pas d’autre interprétation àce qui est en jeu. 

44 Cependant, peut-on réduire l’analyse du sabar à une forme rituelle de conjuration dela domination masculine, ou encore à une attitude ostentatoire de compétition entre

participantes,   au   risque   de   s’inscrire   dans   une   approche   fonctionnaliste   et

certainement insuffisante ? L’étude de ces moments d’entre-soi féminin doit conduire àaller  au-delà  de  ce  qu’ils  donnent  à  voir.  Le  sabar,  dans   le  cadre  de  ces  réunions

féminines, semble d’abord être une leçon de séduction, une recette pour attraper leshommes  que   les   femmes  exercent,  apprennent  et  enseignent,  plus  qu’une  manière

d’affirmer  une  résistance.  Ces   temps  sont  aussi   l’occasion  de  parler  des  maris,  desamants,  des  difficultés  de   la  vie,  sans  pour  autant  qu’il  y  ait  une  mise  en  cause  del’ordre établi. Sans négliger le pouvoir de la danse, comme espace de défoulement, dedémonstrations affectives et de décharge émotive, une autre proposition d’analyse peutêtre développée. Tout d’abord, l’effectivité de la domination masculine dans les sociétésouest-africaines, exacerbée par l’islamisation, doit être relativisée. Si les hommes sont

considérés comme des aînés et respectés en tant que tels, il faut distinguer le discoursofficiel,  repris  par  tous  et  toutes,  de   la  réalité  de   la  pratique,  car   les   femmes  n’en

gardent pas moins une grande liberté d’action, notamment sur la place publique du faiten particulier d’une relative indépendance économique (Le Carme 2000). En ce sens, lestours  de  danse  féminins  pourraient  tout  aussi  bien  être  perçus  comme  les  moments

privilégiés d’une initiation diffuse à la féminité, qui transforme les femmes jusque dans

leur   corps,  vecteur  d’intériorisation  des   symboles,  et   les   rend  aptes  à  devenir  de« véritables femmes », selon les normes culturelles en vigueur. 

45 Les   rites   d’initiation,   très   souvent   étudiés   dans   la   littérature   anthropologique

africaniste, doivent régulièrement répondre à la nécessité de modifier en profondeur

l’être des personnes destinées à accéder au statut d’adulte et à remplir les fonctions quiy sont liées : 

De simples humains demeurés jusque-là dans l’état où, dirons-nous, la nature les afaits, sont transformés en des êtres dotés de propriétés « extraordinaires » qui lesrendent aptes soit à devenir ‘les véritables hommes’ ou ‘les véritables femmes’ queles normes culturelles en vigueur ont définis. (Adler 2007 : 77)

46 Sous   l’effet  de   l’histoire,   la   société  wolof  a  abandonné   les  grands  rites  d’initiation

collectifs  masculins.  Il  n’existe  pas  d’équivalent  féminin  à  cette  institution.  Les  ritesd’initiation féminins s’imbriquent dans ceux du mariage, notamment lorsque la jeune

mariée  rejoint   le  domicile  conjugal.  Si   l’initiation   féminine  ne   fait  pas   l’objet  d’unmarquage corporel comme la circoncision (opération au cœur du rituel de l’initiation

masculine), il existait cependant des pratiques relatives au modelage du corps en ce quiconcerne   les   jeunes  filles  devenues  nubiles.  Il  s’agissait  d’un  rituel,  dont   l’opérationprincipale consistait en un tatouage des gencives et des lèvres « njamm ». Au cours dece  rite  de  passage,  effectué  par  une  lawbe,  la  jeune  fille  était  supposée  maîtriser  ladouleur  et  montrer  son  courage  par   la  danse.  Pendant   l’opération,   les  amies  de   latatouée,  appartenant  à   la  même  classe  d’âge,   l’encourageaient  par  des  chants  (Cissé2006).  Si  aujourd’hui  ce  rituel   spécifique  a  disparu,   il  ne  reste  pas  moins  diversesoccasions de construire socialement les rôles et obligations féminins normés, dans une

société  qui   reste  marquée  par   la   séparation  des  genres.  Le  marquage  corporel  du

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tatouage n’est plus, mais le corps continue d’être modelé, notamment par la danse dusabar qui   initie   les  corps   féminins  à   la  sexualité  comme  une   trace   invisible  mais

indélébile. Par l’intermédiaire de la danse et des chants qui l’accompagnent, les jeunes

filles  touchent  aux  aspects  de   la  féminité  qui   leur  sont  encore  en  partie  voilés41.  Lesabar  les  projette  dans   l’avenir.  À  travers  ce  qui  est  considéré  comme  un   jeu,   lesmouvements du sabar ajoutent la préparation des corps à celle des esprits : les fillesstimulent des muscles peu utilisés dans la vie courante et, en dansant, préparent leurscorps   à   leur   future  vie   sexuelle42.  Le  sabar permet   aussi  une   intériorisation  desreprésentations des genres et ce, dès la plus tendre enfance, afin de préparer chaque

« enfant  du   lignage »   (Rabain  1994   [1979])  à   la  question  du  mariage  et  de   l’union

sexuelle. En offrant une image caricaturale de cette union, réduite à ses signifiants lesplus  crus,   les  performances  des  danseuses  ne  viennent-elles  pas,  en  même   temps,

rappeler l’arbitraire des conventions sociales qui se greffent sur un acte aussi trivial ?

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NOTES

1.  .  Parmi   les  nombreux  ouvrages  qui  accordent  une  attention  particulière  au   façonnement

précoce du genre, on citera, pour la société wolof, les ouvrages de Collette Le Cour Grandmaison

(1967, 1978). 2.  .  M. Mauss  est  le  premier  anthropologue,  en  1934,  à  témoigner  de  la  valeur  heuristique  duconcept   des   techniques   du   corps.   Il   établit   un   lien   entre   les   techniques   corporelles,   lasocialisation et la culture.3. . Pour prendre un exemple, aujourd’hui, de nombreux musiciens affirment que les rythmes

sont   joués  plus  rapidement  qu’avant.  Ce  changement  de   tempo   influence   la  danse :  certains

mouvements disparaissent et laissent place à d’autres, plus adaptés. Les danseuses doivent donc

faire preuve  d’une  plus grande  maîtrise  et d’une  importante dextérité  pour parvenir  à  danser

dans le temps.

4. . Sur la société wolof, l’ouvrage de référence reste celui d’Abdoulaye Diop (1981). Le domaine

traditionnel des wolof s’étend du nord au sud, depuis le delta du Sénégal jusqu’à la latitude dejurbel, limite septentrionale approximative du pays sereer, et d’ouest en est, de la côte atlantique

au désert du ferlo. Les régions qu’il englobe ont constitué, dans le passé précolonial, les royaumes

du   waalo,   du jolof ,   du   kajoor  et   du baol .   Aujourd’hui   encore,   les   wolof   occupent

principalement cet espace géographique, et voisinent au nord avec les maures et les tukuloor, ausud  avec  les  serer  et  à  l’est  avec  les  pël ;  des  minorités  issues  de  ces  ethnies  vivent  au  milieu

d’eux, souvent depuis des siècles. Aujourd’hui, les wolof constituent le groupe le plus important

du Sénégal, du point de vue démographique (en 1988, ils représentaient 43,7% de la populationsénégalaise). Leur importance culturelle est aussi une réalité, l’expansion générale de leur langue

en  est  un  signe.  Il  s’avère  que  plus  de  80%  des  sénégalais  parlent  wolof,  comme  première  oudeuxième langue. 5. . Les implications de ces cérémonies quant à la réputation d’une femme ont été très finement

analysées par Fatou Sow (1976) dans son étude sur la teranga.

6. . De telles scènes avaient frappé l’attention de Collette Le Cour Grandmaison (1978), lorsqu’elletravaillait en milieu dakarois dans les années 1960.7. . Jacqueline Rabain note que le sevrage est une opération rituelle qui inaugure une série detransformations dont l’accès à une identité sexuée spécifiée (1979 : 44).8. . Les wolof connaissaient un système de classes d’âge, organisant selon un principe linéaire

garçons et filles par échelon d’âge. Il ne reste plus aujourd’hui que des débris de ce système et unterme de référence dont l’utilisation est devenue assez vague. C’est le terme « maas » par lequelon désigne à partir de 4-5 ans le compagnon de même âge d’un enfant ou encore les compagnes

de la jeune épousée. Des activités ludiques des maas ont subsisté, telles des fêtes qu’organisent

de temps en temps, à partir de cotisations, garçons et filles d’un même quartier. Ces fêtes sont

chantées et dansées (Rabain 1979 : 218).9.  .  L’hiver  2008-2009,  un  engouement  pour   la  mode  « Bollywood »  poussa   les   jeunes  femmes

dakaroises  à  rivaliser  d’inventivité  pour  concevoir  des  tenues  inspirées  du  sari  et  de  la  kurtaindienne, confectionnées dans des voiles satinés aux couleurs vives et agrémentés de perlagesbrillants. Les danseuses tournoyaient dans la nuit, telles des papillons scintillants attirés par lalumière. 10. . Il serait pertinent de faire une analyse fine de l’impact de ces images, notamment sur lesreprésentations que se font les jeunes des rapports sexuels et plus généralement, des relations

entre les sexes.11.  .  La   tontine  est  une  association  rotative  d’épargne  et  de  crédit.  Le   terme  courant  pourdésigner   une   tontine   en  wolof   est  natt  (une   somme   égale   versée   par   chacun)   ou   tegg,

littéralement  « poser  une  mise ».  Sur  ce  sujet,  voir  l’article  de  Jeanne  Semin  (2007).  Pour  une

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description des transactions et des enjeux économiques des cérémonies familiales, voir l’articled’Ismaël Moya (2004).12. . Jouer des tambours est une activité masculine par excellence. Les musiciens sont, la plupartdu temps, les seuls hommes présents durant ces réunions féminines. Parfois les organisatrices

payent  un  photographe  ou  un  caméraman  pour   filmer   la   fête  et  proposer  des  portraits  auxparticipantes.

13.  .   La  batterie  de   sabar  est   constituée  de  différents   tambours  qui   connaissent  un   rôlespécifique dans la polyrythmie qui accompagne la danse : - Le ndeer (le tambour qui dirige et marque les pas de la danseuse) - Le mbeu mbeu et le tumguni (rôle d’accompagnement) - Le lamb et le col (les deux tambours qui tiennent le rôle de basse) 14. . Le tama est un tambour d’aisselle qui n’est pas spécifique à la société wolof contrairement

aux  tambours  qui  constituent   la  batterie  de  sabar ;  on   le  retrouve  dans  de  très  nombreuses

régions  d’Afrique  et  notamment  dans   toute   l’Afrique  de   l’Ouest.   Il   joue   cependant  un   rôleessentiel dans chaque cérémonie où la danse sabar est présente. Le terme tamakat désigne lesjoueurs de tama. 15. . Notons qu’il existe souvent des concours organisés durant ces rencontres entre femmes. Lagagnante elle celle qui danse le mieux ou qui porte le plus joli petit pagne. Le premier prix estsouvent un lot constitué de tissus et de produits de beauté, soit autant d’objets utilisés dans lamise en valeur de la beauté et du charme féminins.

16. . Dans le sabar, il existe plusieurs rythmes sur lesquels les danseuses évoluent, dont voici lesprincipaux :   le  faru jar,   le  ceebujen,   le  baara mbaye,   le  kaolack,   le  mbabas,   le  niari

goron et le lëmbël.

17. . Ce terme désigne le joueur de tama qui dirige l’ensemble de ces petits tambours d’aisselle.Le rythme du ventilateur est toujours accompagné par des tama.

18.  .  De  nombreux   termes  pour  désigner  ces  petits  pagnes  sont   inventés  sans  cesse  et  sont

souvent inspirés de la musique sénégalaise moderne appelée mbalax en wolofet très à la mode

dans tout le Sénégal, dont les paroles évoquent souvent la sexualité et les sentiments amoureux.

19. . Chaque nouveau cuuraay vendu sur le marché, mélange subtil de différents parfums, porteun nom spécifique très souvent évocateur comme « ne bouge pas chéri » ou « tu es mon âme ».Les  femmes  en  achètent  souvent,  mais  elles  peuvent  également  se  confectionner  des  senteurs

personnelles et uniques. 20. . Les lawbe sont des boisseliers. Les hommes travaillent le bois et fabriquent notamment lesfûts des tambours, tandis que les femmes ont la réputation d’être les spécialistes des choses liéesà la sexualité. Elles confectionnent de nombreux objets vendus sur les marchés, comme les petitspagnes,   les   colliers   de   taille   odorants,   les   encens   spécifiques   aux   pouvoirs   envoûtants,   etégalement de nombreuses potions à partir de substances variées qui agissent notamment pourrétrécir   le  vagin  avant  un   rapport.  En  voici  deux  exemples :  « la  glace »,  poudre  blanche  àmélanger  avec  du   lait  et  à  boire   trente  minutes  avant   l’amour,  et  « le   cure-dent »,   il   fautcommencer à se curer les dents en fin d’après-midi (tout en avalant la salive) pour que l’effetattendu soit effectif le soir. Les femmes lawbe ont également la réputation d’exceller dans l’artdu lëmbël, dont elles seraient même les inventrices. 21. . Entretien avec un griot-percussionniste, Dakar, janvier 2007. 22. . Un teere est une amulette confectionnée par les soins d’un marabout. Il est censé protégerla personne qui le porte de différentes formes d’attaque, notamment du mauvais œil, des dangers

des paroles malveillantes et de la sorcellerie.23. . Entretien avec un griot-percussionniste, Dakar, janvier 2007. 24.  .  Le   lëmbël est  un   rythme  « traditionnel »  qui   se  nourrit  constamment  de   la  musique

moderne  sénégalaise.  C’est  notamment   le  percussionniste  et  chanteur  Mbaye  Dieye  Faye  qui,avec Salam Diallo et Pape Ndiaye Thiopet, crée les morceaux de mbalax les plus « hot », comme

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« bine bine tuuti » qui signifie « vas-y doucement » et qui est aussi le terme pour désigner lescolliers  de   taille,  ainsi  que  « Ubil barken Ndiaye »   traduit  par  « ouvre-moi   ton  minou ».Lëmbël naar, la danse des Arabes en référence aux habitants de la Mauritanie, est tirée d’unclip du chanteur Secka. Ce terme se traduit aussi bien par « Arabe » que par « Maure » d’après ledictionnaire de Jean-Léopold Diouf (2003 : 233).25.  . Terme  trop  générique  pour  être  significatif,  mais   je   l’utilise  car   les  mouvements  du  « lëmbël nar » apparaissent comme une caricature de ce qu’on appelle communément la « danse

du ventre ».26.  .   Taasu  en  wolof  désigne  un   court   texte   chanté   ou  psalmodié.  Dans   cet   exemple,   lepercussionniste utilise l’homorythmie pour renforcer l’effet recherché : il déclame le taasu touten le jouant sur son tambour.

27.  .  Cette   traduction  m’a   été  donnée  par  un  percussionniste   lors  d’un   sabar  en   régionparisienne en 2008.28. . Les termes appartiennent à un langage familier dont la traduction n’est pas aisée dans lamesure  où  ces  chants  sont  construits  à  partir  d’images  et  de  métaphores.  Un  percussionniste,

C. Mboup, m’a aidé à traduire ces paroles à Dakar, en janvier 2007.29. . Extrait d’un entretien réalisé à Paris avec M. Samb, griot percussionniste, en avril 2008.30. . Extrait d’un entretien réalisé à Paris avec M. Diop Mbengue, percussionniste, en avril 2008.31. . Les griots jouent un rôle dans l’éducation sexuelle. Cette délégation des tâches pédagogiquess’expliquent par le fait qu’ils détiennent une liberté de parole et d’actions que ne possèdent pasles  «  nobles  ».  Ceux-ci  doivent  en  effet  respecter  un  code  de   l’honneur  qui  évacue  presquecomplètement la possibilité de parler en société d’activités liées au sexe. 32. . D’après le titre de Sylvia Faure (2000). 33.  .  De   la  même  manière,   Jacqueline  Rabain  rappelle  que   toutes   les  opérations  rituelles  del’enfance soulignent l’investissement collectif du corps et son marquage social. Par exemple, lemassage forme et modèle le corps du petit enfant selon des caractéristiques sexuelles : il durcit lecorps du garçon et épanouit les fesses des filles (1979 : 81). Il semble en être de même pour lesabar oùla pratique des tambours muscle les bras et le torse des musiciens, tandis que la danse

façonne les fesses et assouplit les muscles des danseuses. 34.  .  Jacqueline  Rabain  décrit  un  jeu  similaire :  le  baptême  de  poupée,  image  de  la  cérémonie

adulte d’attribution d’un nom à l’enfant au 8e jour. La cérémonie est un repas de fête consommé

par les enfants de 8 à 12 ans d’un quartier du village. L’auteur explique que ce jeu permet auxenfants  de  faire   l’apprentissage  de  certains  rôles  sociaux  qu’ils  se  distribuent ;  dont  ceux  desgriots hommes et femmes, et de les articuler à travers les activités de préparation culinaire et dedanse (1979 : 51).35.  .   Il   faut   souligner   une   certaine   immixtion   sociale   dans   l’intimité   conjugale   à   traversl’enseignement sexuel que les épouses reçoivent par l’entremise des proches parentes (cousines,

tantes) et des amies. L’érotisme conjugal n’est pas qu’une histoire de couple et la danse est unmoyen  de   rappeler   les  bonnes  conduites  gestuelles  et  une  certaine   soumission  au  désir  del’homme.

36. . Sur la danse professionnelle, lire l’article d’Hélène Neveu Kringelbach (2007 : 81-101). 37.  .   Littéralement  un   «  homme   femme   ».  Des   figures   traditionnelles  d’hommes  danseurs

travestis   existent   dans   la   société  wolof   et   tenaient   autrefois   un   rôle   important   dans   lescérémonies,  mais  aujourd’hui,  ils  sont  très  mal  considérés.  Certains  groupes  de  danse  tentent

encore d’apparaître dans les sabar déguisés en femmes, mais ils sont très vite hués et sommés

de partir.38.  .  La  société  urbaine  dakaroise  connaît  un  durcissement  à   l’égard  de   l’homosexualité.  De

nombreux faits exposés dans la presse sénégalaise relatent des passages à tabac d’homosexuels

(cas  de  violences  très  grave,  profanation  de  tombes,  durcissement  des  peines   infligées  par   lajustice à l’encontre d’homosexuels). Les prêches de certains dignitaires religieux sont des plus

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virulents,  exposant   l’homosexualité  comme  un  mal  à  éradiquer,  une  maladie  contagieuse  quis’empare de la jeunesse. Au Sénégal, l’homosexualité est officiellement interdite et passible, selonle Code pénal, d’une peine allant d’un à cinq ans d’emprisonnement.

39. . H. P. Duerr a mené une exploration encyclopédique de ces exemples où les femmes, que cesoit pour exprimer le plus grand mépris, effrayer ou insulter l’ennemi, raffermir leurs guerriers,faire rire les dieux ou encore assurer le renouvellement de la fertilité, usent de l’ « arme » qui estla   leur :  dévoiler  et  exposer   leur  sexe.  Ce  geste,  dit-il,  on   le  trouve dans  des  cultures  et  desépoques si diverses que l’on est tenté de le qualifier d’universel (Duerr 1992 : 105).40.  .  Ainsi,   pour   ne   prendre   que   des   exemples   de   sociétés   proches,   chez   les   Sereer,   lespantomimes érotiques des femmes exécutées dans le cadre des rites d’appel à la pluie, auraient

pour but « de dérider Dieu et les puissances ancestrales, pangol »(Dupire 1976). Chez les Joola,les  comportements  d’obscénité  féminine  sont  intégrés  à  un  rituel  réservé  aux  femmes  en  mal

d’enfants (Journet 2008).41. . Pour Pierre Bourdieu, il y a une manière de comprendre avec le corps qui se situe en deçà dela conscience discursive : on connaît sans avoir les mots pour le dire (notamment Bourdieu 1987 :203).

42. . Susanne Fürniss parle de « la structuration » des futures femmes baka par le chant et ladanse. Elle démontre que l’apprentissage de la féminité et les activités de musique et de danse

sont indissociablement liées (2005 : 217).

RÉSUMÉS

À Dakar, la danse est présente à tous les âges de la vie de nombreuses femmes wolof, et cela dès laplus tendre enfance. Si toutes ne dansent pas dans les réunions féminines où se danse le sabar,

beaucoup sont appelées à participer à ces moments de sociabilité où se donne à voir, à travers lesmouvements   dansés,   une   image   saisissante   de   la   sexualité.   En   effet,   le   sabar  célèbre   lasexualisation du corps tout en produisant une étonnante parodie des rapports entre les sexes quipasse non seulement par un jeu sur les conventions mais aussi par la mise en scène d’une forme

grotesque de sexualité. Toutefois, s’il est un moment de jeu et de détente, le sabar n’en est pasmoins dûment codé : il exige une maîtrise de techniques du corps que les fillettes s'exercent àreproduire en observant leurs aînées. Ainsi, l’article traite de la question de la fabrique socialedes  corps  féminins,  de  l’apprentissage  d’une  certaine  hexis corporelle  ainsi  que  des  modalités

singulières  et   souvent  paradoxales  de  cet  apprentissage,  censé   transformer  une  « enfant  dulignage » en une femme confrontée à la question de l’union sexuelle.

In Dakar, dance is part of the life of most wolof women. All women do not dance regularly infeminine meetings, but most of them participate in moments of sociability where sabar dance isperformed, displaying a surprising image of sexuality. Indeed, sabar performances celebrates the

sexualisation of the body and simultaneously produces a parody of the relations between genders

in  playing  with  conventions  and   in  staging  a  grotesque   form  of  sexuality.  However,   if  sabar

performances  are  moments  of  play  and  entertainment,   they  also  demand   to  master  specificbodily   techniques   that   young   girls  progressively   learn   in   observing   and   imitating   (young)

women. Drawing on ethnographical fieldwork conducted in Dakar and in Paris, the article evokesthe social making of feminine bodies, the learning of a bodily hexis as well as the specific and

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paradoxical modalities of this process of embodiment, which progressively transforms a “child ofthe lineage” into a woman confronted to the issue of sexuality.

INDEX

Keywords : dance, feminine sociability, learning, sabar, Senegal, sexualityMots-clés : apprentissage, danse, sabar, Sénégal, sexualité, sociabilité féminine

AUTEUR

AUDREY DESSERTINE

est doctorante en ethnologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Au Sénégal et en régionparisienne, ses recherches portent sur le sabar, qu’elle envisage comme un genre d’exhibition « àl’envers » des codes du quotidien, au regard du paradoxe que représente dans la société wolof

une danse où il est avant tout question de briller et d’attirer l’attention à titre individuel. Sontravail s’articule aujourd’hui autour de plusieurs réflexions, notamment sur « la fabrique socialedes corps féminins », sur l’apprentissage d’une certaine hexis corporelle, ainsi que sur lesmodalités singulières et souvent paradoxales de cet apprentissage.  [Audrey Dessertine, 56,Passage des roses, 93 300 Aubervilliers, France – [email protected]]

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La sexualité post-partum dans lesfora internetSocialisation entre pairs et transmission des savoirs

Catherine de Pierrepont

 

Introduction

1 Avec la mise en place des nouvelles technologies de l’information et de communication

(NTIC), les concepts, les hypothèses et les travaux empiriques touchant à la question dela transmission des informations, au partage et à la sociabilité associés aux différents

outils  d’internet,  notamment   les   fora  de  discussion,   ont   fait   l’objet  de  nouveaux

développements,   sans   toutefois   approfondir   le   domaine   de   la   sexualité,

particulièrement  celui  du  post-partum,  une  problématique  qui   fera   l’objet  de  mon

étude.  Celle-ci  permettra  de  cerner   les  principales  composantes  de   la   transmission

socioculturelle   (acteurs  en   jeu,  modalités  de   transmission  et   contenus  des   savoirstransmis, connaissances, savoir-être et savoir-faire) reliés à la sexualité post-partum, àtravers   l’analyse   des   interactions   d’internautes   sur   un   forum   de   discussionfrancophone.  Mon   travail   contribuera  dès   lors   également  à   élargir   les   recherches

menées sur cette problématique (Olsson, Lundqvist et Faxelid 2005 ; Pastore, Owens etRaymond 2007 ; Adams et al. 2006 ; Wyder 2007 ; Barrett et al. 1999 ; Barrett et al.2000 ; Glazener 1997 ; Connolly, Thorp et Pahel 2005) qui n’ont pas encore tenu compte

de   l’apport  d’internet  dans  ce  domaine  et  de  réfléchir  sur   les  modes  d’éducation  etd’apprentissage sexuel auxquels internet contribue. Il sera ainsi possible de répondre

aux questions suivantes : Quelles sont les problématiques sexuelles touchant la périodepost-partum   soulevées   sur  ces   fora ?  Quels   sont   les  expériences,   les   savoirs  et   lessavoir-faire  touchant  la  sexualité  post-partum  qui  sont  évoqués  sur  ce  site ?  Quelles

sont les stratégies de transmission employées sur les fora ? Dans un premier temps, onsituera   les  principales  dimensions   liées  à   la  sexualité  post-partum,  avant  de  cerner

celles touchant internet, fora et sexualité. On présentera ensuite la méthodologie et lesrésultats avant de les discuter. 

 

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La sexualité post-partum

2 Comme l’ont montré plusieurs études anthropologiques (Saucier 1972 ; Laughlin 1989,1992, 1994), la période post-natale fait l’objet de prescriptions et d’interdits variablesselon  les  sociétés,  entraînant  des  formes  d’abstinence  des  relations  sexuelles  dont  ladurée  peut  être  de  quelques  mois  à  quelques  années,  selon  les  structures  sociales  etfamiliales.  Dans   les   sociétés  occidentales,   en  dehors  des  mondes   sociaux   issus  del’immigration   où   des   interdits   divers   peuvent   s’avérer   présents,   la   période   post-partum,   sans   obéir   à   des   tabous   explicites,   fait   l’objet   de   préoccupations   quiretentissent  sur   la  vie  relationnelle  et  sexuelle  du  couple,  confronté  à  un  manque

d’informations entourant cette étape de vie, rendue plus difficile par l’évitement desdiscussions explicites quant aux normes et aux conduites à suivre. 

3 Les   recherches   menées   sur   la   période   qui   va   de l’accouchement   au   premier

anniversaire   de   l’enfant   indiquent   une   augmentation   des   conflits   relationnels   etsexuels  qui  peuvent  affecter   le  bien-être  du  couple.  Au  plan  sexuel,   les  chercheurs

constatent  une  diminution  des  activités,  attribuée  à  des  facteurs  d’ordre  biologique,psychologique ou socioculturel (Olsson, Lundqvist et Faxelid 2005 ; Pastore, Owens etRaymond 2007 ; Adams et al. 2006 ; Wyder 2007 ; Barrett  et al. 1999 ; Barrett  et al. 2000 ;  Ahlborg,  Dahlöf  et  Strandmark  2000 ;  Ahlborg  et  Strandmark  2001 ;  Condon,

Boyce  et  Corkindale  2004 ;  Ahlborg,  Dahlöf  et  Hallberg  2005 ;  Connolly,  Thorp  et  Pahel

2005).  Les  difficultés  vécues  par  le  couple,  tout  en  étant  reconnues  comme  un  enjeu

important  par   les  partenaires  ou   les   intervenants  en   santé,  ne   font  pas   l’objet  deprogrammes particuliers ou de la mise en place de groupes de soutien et d’aide de lapart  de   la   famille  et  de   l’entourage.  L’information  et   le   soutien  dans   ce  domaine

demeurent donc limités (Olsson, Lundqvist et Faxelid 2005 ; Pastore, Owens et Raymond

2007 ;  Adams  et al. 2006 ;  Wyder   2007 ;  Barrett   et  al. 1999 ;  Barrett  et al. 2000 ;Glazener 1997 ; Connolly, Thorp et Pahel 2005).

4 Ainsi, les rencontres pré- et post-natales entre parents et différents professionnels dela  santé   (médecin,   infirmière,  sage-femme,  etc.),  qui  ont  pour  but  de   favoriser  une

grossesse sereine puis une adaptation à la nouvelle situation familiale, ne répondent

que   partiellement   aux   besoins   exprimés   par   les   parents.   Ceux   qui   abordent   cesquestions orientent la discussion essentiellement sur le retour à l’activité coïtale et surla   contraception,   sans   tenir   compte  des   enjeux  plus   affectifs   et   relationnels.  Une

majorité   de   parents,   surtout   de   femmes,   aimeraient   être   informées,   rassurées,encouragées  et  soutenues,  mais  comme   le  soulignent   les  études  de  Pacey  (2004),  deBitzer  et  Alder  (2000)  ainsi  que  de  Wyder  (2007),  les  professionnels  de  la  santé  sont

réticents  à  discuter  de   ces  questions  avec   les   futurs  ou   les  nouveaux  parents.   Ilsaffirment ne pas avoir assez de connaissances, d’entraînement et d’expérience sur cesquestions,  et  vivre  un   inconfort  et  une  gêne  à  aborder  ces  sujets   intimes.   Ils   leuraccordent  de  ce   fait  peu  de  place,  plaidant  même  pour  un  désintérêt  personnel  etprofessionnel. Les informations ou les conseils disponibles sur la sexualité prénatale oupost-natale sont aussi rares dans les dépliants, les brochures et les livres qui servent àla  vulgarisation  de  ce  type  d’informations  (Pacey  2004 ;  Bitzer  et  Alder  2000 ;  Wyder

2007). 

5 Dans ce contexte, les connaissances sur la sexualité post-partum restent donc limitées,

entraînant un certain désarroi dans le couple, souvent laissé à lui-même. Les nouveaux

parents peuvent cependant aujourd’hui accéder à de nouvelles sources d’informations à

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travers internet où l’on retrouve de nombreux sites sur le thème de la période post-partum ainsi que des fora de discussion où les expériences peuvent être partagées, lessavoirs transmis et un soutien moral obtenu.  

Internet, fora et sexualité

6 Les  nouvelles technologies  d’information  et  de   communication   (NTIC)  offertes  parinternet contribuent à la diversification des sources de transmission des savoirs et desocialisation.   Elles   viennent   compléter   ou   prendre   le   relais   des   autres  modalités

présentes dans l’espace proximal des internautes (parents, amis, collègues, etc.) (Arnett

1995 ; DiMaggio et al. 2001). Bien que cette communication soit virtuelle, puisqu’ellepasse  par  un  médium   technologique  qui   assure   la   connexion   entre  des   individus

souvent anonymes, elle permet la formation de réseaux ou de communautés partageant

les  mêmes   intérêts   et   les  mêmes  préoccupations.   Internet,  de  par   ses  nombreux

avantages  comme  l’accessibilité  (du  moins  dans  le  monde  occidental),  l’anonymat,  laconfidentialité et le coût abordable peut remplir plusieurs fonctions : acheter, discuter,partager, conseiller, recevoir l’avis de spécialistes ou de pairs et permettre ainsi l’accèsà des sources de savoirs et de savoir-faire expérientiels ou plus formalisés insérés dans

des espaces d’hospitalité et de sociabilité (Katz et Rice 2002 ; Jackson et al. 2001 ; Barak

et Fisher 2003 ; Rambaree s.d. ; Cooper, McLoughlin et Campbell 2000 ; Barak et Fisher

2001).

7 Dans  un   tel  contexte,   les   fora  de  discussion  virtuelle  constituent  une  composante

d’internet  de  plus  en  plus  populaire  dans  divers  milieux  segmentés  selon  différents

facteurs  socio-économiques  et /ou  des  champs  d’intérêts.  Ces   fora  reposent  sur  desgroupes asynchrones qui échangent des messages textuels (Henri et Charlier 2005 ; Fox,Ward et O’Rourke 2005 ; Breshnahan et Murray-Johnson 2002), et dont les participants

sont à même d’obtenir des informations, des conseils, de se procurer de l’assistance etdu   soutien,   ou   de   réaliser   des  productions   collectives,   le  plus   souvent   dans  une

atmosphère   de   compréhension,   d’empathie,   de   considération   et   d’encouragement

(Henri et Charlier 2005 ; Hirt 2005). Ces avantages peuvent aider à passer à travers descrises   liées,  par  exemple,  à   la  ménopause  ou  aux   transitions  entre  âges  de   la  vie(Breshnahan   et  Murray-Johnson   2002 ;  Thoër   et  de  Pierrepont   2009).   Les   fora  dediscussion   constituent   ainsi   un   outil   intéressant   pour   le   développement   decommunautés   virtuelles   et   la   transmission   d’informations   (Moussa   2003),   qu’ellessoient scientifiques, biomédicales ou expérientielles, sans négliger leurs composantes

émotionnelles et sociales (Atifi, Gauducheau et Marcoccia 2000, 2001, 2002 ; Paganelli etal. 2008 ; Morrow 2006). 

8 Dans   le  domaine  de   la   sexualité,   le   cyberespace  est  devenu   l’un  des  pourvoyeursessentiels  d’échanges  et  d’informations   (Katz  et  Rice  2002 ;  Cooper,  McLoughlin  etCampbell  2000),  le  mot  sexe  et  ses  dérivés  lexicaux  étant  incontestablement  les  plusrecherchés  sur   le  Web   (Cooper,  Scherer  et  Mathy  2001).  Malgré  une  surabondance

d’informations sexuelles disponibles dans les domaines les plus divers, de l’anatomie

aux paraphilies, leur qualité et leur exactitude restent problématiques (Barak et King

2000).   Si   les  professionnels  de   la   santé   sont  plus   à  même  de   recourir   aux  outilsd’internet pour trouver des informations expertes touchant à des thématiques ou desquestions   spécifiques,  participer  à  des   communautés  de  pratique,  ou  même  à  desinterventions en ligne dans le domaine de l’éducation sexuelle ou de la relation d’aide

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(Cline  et  Haynes  2001 ;  Maheu  et  Gordon  2000 ;  Hardey  et al. 2004 ;  Hesse   et al.2005),les internautes, mise  à part la quête de  renseignements divers et de demandes

d’aide, peuvent aussi rechercher des groupes de discussion où ils peuvent s’exprimer

avec moins de gêne, de peur et d’anxiété que dans les échanges en face à face, ce quiconstitue un avantage pour les minorités sexuelles et les adolescents qui peuvent alorslibrement accéder à de multiples ressources (Cooper, McLoughlin et Campbell 2000). 

9 Comme  l’ont  montré  plusieurs  recherches,  les  possibilités  informatives  et  éducativestouchant la sexualité dans le cyberespace sont en pleine expansion (Katz et Rice 2002 ;Cooper, McLoughlin et Campbell 2000 ; Dumas 2008 ; Munger 2008). Plusieurs études desites qui ont été réalisées démontrent empiriquement ces potentialités. Ainsi, l’étudedu  site  <http://masexualite.ca/>  (Barak  et  Fisher  2003),  dont  la  popularité  monte  enflèche,   indique  que   les   internautes   le  visitent   fréquemment  pour  s’informer  sur   lesdifférentes   facettes  de   la   sexualité,  notamment   les   relations   sexuelles,   l’anatomie

sexuelle  et   la  masturbation,  ou  pour  collecter  du  matériel  pédagogique  à  des   fins

d’éducation   sexuelle.   Autre   cas   de   figure,   une   analyse   qualitative   de   salons   declavardage (chats) de l’île Maurice indique que la sexualité est un thème dominant,

surtout   dans   les   ICR   (Internet Chat Rooms)   (Rambaree   s.d.).   Ces   salons   declavardage  constitueraient  ainsi  des  espaces   importants  à   la   fois  pour s’informer  etsocialiser   entre   pairs   autour   du   thème   de   la   sexualité.   L’étude   de   salons   declavardaged’hommes gays (Sanders 2008) indique qu’ils favorisaient la socialisation etles  interactions  entre  les  participants  par  le  biais  de  l’exploration  des  communautés

spécifiques d’intérêts sexuels, et la création de réseaux qui permettraient de connecter

des   homosexuels   dispersés,   réduisant   ainsi   leur   isolement   et   permettant   latransmission   de   savoirs. Cette   dernière   fonction   est   aussi   importante   pour   lesadolescents   (Cooper,   McLoughlin   et   Campbell   2000 ;   Skinner,   Biscope,   Poland   etGoldberg 2003 ; Gray et Klein 2006 ; Kanuga et Rosenfeld 2004 ; Harvey et al. 2007) quidiscutent   desexualité   sur   internet,   notamment   dans   les   salons   de   clavardageaméricains  où   ils  affirment   leur   identité,  utilisent  des   surnoms   sexualisés   et   font

référence  à  des   thèmes   sexuels   implicites,  explicites  ou  obscènes   (Subrahmanyam,

Smahel et Greenfield 2006). Certaines de ces pratiques se retrouvent également chez lesjeunes  de  15-19  ans  vivant  dans   la  capitale  du  Vietnam,  Hanoï  (Ngo,  Ross  et  Ratliff

2008), où internet est devenu une ressource importante en matière d’information sur lasanté sexuelle. Médium de communication non censuré à travers lequel les désirs et lesidentités sexuelles peuvent s’exprimer, internet contribue ainsi de façon croissante à laconstruction de l’identité sexuelle. 

10 Les questions de la sexualité pré- et post-partum sont aussi abordées sur la toile, et cesur  des   sites  d’informations  médicales  ou  générales  et   sur  des  pages  personnelles

(blogs,   journaux  intimes),  de  même  que  sur  des  fora  de  discussion  qui  se  sont  aussiparallèlement  mis  en  place,   sans   faire   l’objet  d’études   spécifiques.  Cette  recherche

portera donc sur des fora de discussion sur la sexualité post-partum, où les nouveaux

parents peuvent à la fois s’informer et être en interaction avec leurs pairs.  

Méthodologie

11 Pour réaliser cette étude, une recherche et une sélection de pages de fora en français

sur  <http://www/doctissimo.fr>  abordant   la  sexualité  post-natale  ont  été  effectuéesentre le 9 et le 11 juillet 2008. Le site <http://www/doctissimo.fr> est un site français

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appartenant maintenant au groupe Lagardère Active, groupe de presse et d’audiovisuelfrançais (Doctissimo 2009), et originellement crée par un urologue français (Thoër et dePierrepont 2009). Lancé en mai 2000, il est « le premier portail dédié au bien-être et à lasanté destiné au grand public » (Doctissimo 2009). Il constitue le premier site internet

de santé consulté en France et l’un des sites francophones « grand public » sur la santé

parmi les plus visités, avec 7,2 millions de visiteurs uniques par mois, plus de 1 500 000membres  enregistrés  et  plus  de  500 000  abonnés  à   la   lettre  virtuelle  hebdomadaire

(Paganelli et al., 2008). Ses internautes sont majoritairement de sexe féminin et vivent

en France, mais la communauté francophone de l’Europe et du Canada, et notamment

du Québec, y est aussi représentée (Thoër et de Pierrepont 2009). Le site couvre diverssujets : santé, médicaments, grossesse et bébé, psychologie, nutrition, beauté, forme /sport,   sexualité,   cuisine  et  docTV   (Paganelli  et  al. 2008 ;  Doctissimo  2009).   Il  estcomposé  principalement  de  deux  sections,  soit   la  partie  éditoriale  qui  regroupe  desinformations  médicales   vulgarisées   classées   par   articles   et   dossiers,   et   la   sectioninteractive qui permet la communication et l’interaction entre les internautes par lebiais de chats, blogs et fora. Ces derniers donnent notamment accès à 97 millions demessages  postés   (Thoër   et  de  Pierrepont   2009)   et   ce   sont   30 000  messages  qui  ycirculent chaque jour (Paganelli et al. 2008). Il est possible de s’y inscrire en tant quemembre et d’ainsi profiter de certains suppléments, mais les principales attractions dusite sont publiques et ouvertes à tous : encyclopédie, fora, chats, blogs. 

12 Les messages recueillis pour cette étude proviennent tous de la section « Grossesse etbébé », dans le sujet « Sexe et grossesse »1. Une lecture exhaustive des messages a étéentreprise   pour   ne   garder   que   ceux   sur   le   post-partum   qui   contenaient   troisinteractions ou plus. À la suite de la collecte des messages bruts, une standardisation aété  effectuée  en  suivant   les  consignes  demandées  par  Sémato,   le   logiciel  d’analyse

utilisé (Plante,  Dumas  et  Plante  s.d.) :  élimination  des  espaces,  correction  du  français

(français   standard  demandé),   suppression  du  gras  et  de   l’italique,   suppression  descaractères   non   alphabétiques   dont   les   « émoticônes »   (signes   graphiques   et

typographiques révélant une émotion, qui ne peuvent être traités par le logiciel) et lesbanderoles animées ou dessinées de présentation personnelle. 

13 Suite  à  cette  étape  de  réduction  et  de  standardisation  des  matériaux,  484  pages  demessages standardisés, couvrant 252 fora en tout (1 forum est constitué d’une suite demessages échangés formant un tout), ont été soumis à une analyse en plusieurs temps.

Les cinq principales composantes de la transmission culturelle ont été analysées : lestechniques,   le  contexte,   les  acteurs,   les  moyens  de  transmission  et   le  contenu  (Gire

2003 ;  Wolcott  1982 ;  Cavalli-Sforza  et  Feldman  1981 ;  Bisin  et  Verdier  s.d. ;  Chanez

2007).Pour  cerner   les  acteurs,   les  caractéristiques  principales  des   internautes   (sexe,primiparité, soit le fait d’avoir son premier enfant, ou multiparité, soit le fait d’avoir euplus d’un enfant) ont été dégagées, ce qui permettait de saisir les profils des acteursimpliqués   dans   les   échanges   d’information.   Les   émoticônes   ont   aussi   fait   l’objetd’analyses  distinctes  afin  de  dégager  les  registres  d’émotions  exprimées.La  structuredes   interactions  a  été  par   la  suite  cernée  à   l’aide  d’une  grille  pour  en  dégager   lesdifférents  types :  questions,  réponses  (témoignages  d’expériences,  savoirs  populairesou  experts,  savoir-faire  et  savoir-être),  marques  d’encouragement  ou  de  soutien  etinterpellations. 

14 Le   logiciel,  pour   sa  part,  a   servi  à   faire  un   relevé   sommaire  des   thèmes   les  plusfréquents   dans   le   corpus,   correspondant   au   contenu   transmis. Une   codification

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manuelle, avec l’identification et la compilation d’extraits représentatifs, a suivi afin decerner et catégoriser les thèmes dominants et reliés à la sexualité post-partum, ainsi

que leurs étendues sémantiques respectives, soit tous les termes et expressions reliésau thème principal. Les thèmes ont été classés par ordre d’importance afin de donner

un aperçu global des enjeux soulevés par les discussions virtuelles. Toutes ces étapesont permis de cerner précisément les informations transmises culturellement reliées àla   sexualité   post-partum   sur   les   fora,   tout   en   soulevant   des   éléments-clés   de   lasocialisation présents.  

Résultats

Technique et contexte

15 Au  plan   technique,  un  processus  de   transmission  peut   reposer   sur  des   formes  decommunication  directe  ou   indirecte,  écrite  ou  verbale   (Gire  2003),  mais  aussi  bienentendu   par   l’ensemble   de   ce   que   Pierre  Bourdieu   (1972)   a   désigné   comme   « lapratique », sans donc passer nécessairement par le langage. Dans le cas qui nous occupeici toutefois, c’est bien d’une socialisation passant largement par le langage qu’il s’agit.En   effet,   les   fora   étudiés   constituent   des   lieux   de   transmission   culturelle   parcommunication  écrite   indirecte,  puisque   l’internet,  par  sa  médiation  technologique,

constitue   un   intermédiaire   entre   les   internautes.   L’environnement   virtuel   etcommunautaire  du forum   constitue   le   contexte  de   transmission,  un espace  publicregroupant des parents qui se posent des questions sur les enjeux sexuels post-nataux

vécus et anticipés, ou qui veulent partager leurs expériences et leurs savoirs. L’entrée

dans cet espace ne nécessite pas une inscription personnalisée (les internautes peuvent

se   contenter  d’inscrire  un  pseudonyme   comme   identification)   et   aucune   règle  deconfidentialité n’est indiquée dans la charte d’utilisation des fora, mis à part que lesinternautes peuvent s’identifier ou rester anonyme selon leur préférence, et qu’aucunnuméro   de   téléphone   et   aucune   adresse   ne   doivent   être   divulgués   sur   les   fora.Toutefois, la quasi-totalité des internautes ont recours à des pseudonymes (composés

de lettres, de mots ou de chiffres) pour assurer leur anonymat. 

 Acteurs

16 Dans l’ensemble des messages analysés, la très grande majorité des internautes étaient

des femmes : on comptait ainsi 1110 locutrices (87,1%) et 164 locuteurs (12,9%). Ce sont

aussi   les   femmes   qui   initient   très  majoritairement   (88,9%)   les   discussions   sur   lasexualité post-partum. Pour  ce  qui est de  la présentation de  soi, elle  est restreinte àl’identification de  l’internaute  par la  parité (primi-  ou  multiparité), l’âge  et  le  temps

écoulé  depuis   l’accouchement   (ou  âge  de   l’enfant) :  « Coucou les filles si vousvoulez une expérience de doyenne moi j’ai 36 ans et viens d’avoir mon2e bébé en juin » [Annabelle, forum114]. Parmi les internautes ayant identifié leurstatut  de  parité,  426  personnes  ont  déclaré  être  primipare  ou  avoir  une  conjointe

primipare  (58,3%)  tandis  que  199  individus  ont  déclaré  être  multipares  ou  avoir  une

conjointe multipare (27,3%), et avoir alors entre 2 et 6 enfants ; 105 participants (14,4%)

ont   déclaré   être   enceintes   ou   avoir  une   conjointe   enceinte   au  moment  de   leursinteractions  sur  internet.  Les  autres  n’ont  pas  identifié  leur  parité,  mais  considérant

leur présence sur ces fora spécialisés, leur intérêt envers la sexualité post-natale doit

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probablement correspondre également à des enjeux personnels. Les femmes enceintes

rejoignent  davantage   les   fora   au  milieu  de   leur   grossesse   (entre   3   et   8  mois  degrossesse) ; les femmes en période post-partum, pour leur part, rejoignent davantage

les fora en débutdematernité (dans les six premiers mois et particulièrement dans lesdeux premiers), pour répondre à leurs interrogations sexuelles nouvelles, et plus de 10mois après leur accouchement, pour comprendre et partager des problèmes persistants

dans le temps. 

17 Pour ce qui est de l’âge, 140 locuteurs ont clairement identifié leur âge qui se situe enmoyenne à 26,7 ans (étendue : 17 à 38 ans) et pour 115 partenaires ou conjoints, leurâge a été identifié, avec une moyenne de 30,3 ans (étendue de 19 à 48 ans). Ces âgesmoyens rejoignent  ceux associés à la maternité : 30 ans pour la France en 2008 (INSEE

2009) et 29,6 ans pour le Québec en 2007 (ISQ 2009).Les pays d’origine des internautes

sont   rarement   indiqués,  mais  on  peut  néanmoins   supposer  que   ces  derniers   sont

d’origine   francophone,  provenant  surtout  de  France,  d’autres  pays européens  et  duCanada, et ici particulièrement du Québec (Thoër et de Pierrepont 2009). Pour ce qui estdu statut marital, 77 personnes se disent en couple (étendue : 1 mois à 21 ans) et 27personnes   se  déclarent  mariées,   tandis  que   les   autres  utilisateurs,   soit   la   grande

majorité, ne mentionnent pas explicitement leur statut marital.

18 Parmi les fora, 110 (43,7%) sont mixtes, c’est-à-dire que des hommes et des femmes yinteragissent.  Deux  fora  (0,8%)  ont  été  monopolisés  par  des  hommes  tandis  que  140(55,5%) d’entre eux ont été investis par des femmes uniquement. La variation des sexeset  de   la  parité  est  présente  à   travers   l’ensemble  des   fora,  mais  certaines  grandes

tendances ont pu être observées, particulièrement dans les fora où les informations surle  sexe  ont  été  complétées  par  tous  et  qu’il  manque  moins  de  4  informations  sur  laparité   sur   les   locuteurs.   Le  modèle  prédominant   est   celui  de   femmes  primipares

discutant avec des femmes multipares (49 fora ; 19,4%), suivi de celui où des femmes

primipares   discutant   entre   elles   (28 ;   11,1%).   Des   discussions   entre   des   hommes

primipares  discutant  avec  des  femmes  primipares  et  multipares  (7 ;  2,8%),  ainsi  quecelles entre des hommes primipares et des femmes primipares (5 ; 2%), et celles entre

des hommes multipares et des femmes primipares (4 ; 1,6%), sont trois autres modes

d’interaction présents sur les fora, mais ils sont moins nombreux. 

19 Par ailleurs, aucun « expert » ne se présente comme tel, et aucun internaute n’affirme

détenir ce rôle. Les informations transmises ne sont donc ni vérifiées ni confirmées pardes  spécialistes  détenteurs  de  « savoirs  experts »  sur   la  question,  bien  que  certains

internautes semblent être devenus compétents dans le domaine par leur participationfréquente à plusieurs fora ou par leurs expériences en matière de grossesse et de post-partum,   surtout   chez   les   femmes.   La   présence   répétée   d’un   certain   nombre

d’internautes sur les fora (2 à 5 fois : 122 ; 6 à 10 fois : 11 ; 11 à 15 fois : 2 ; 16 à 20 fois : 1 ;27 fois : 1 ; 50 fois : 1) contribue à la reconnaissance d’experts expérientiels reconnus,

mais le renouvellement élevé des internautes réduit leur influence.

 Modalités d’interactions

20 Les   interactions   virtuelles   étudiées   contiennent   différents   types   d’échanges.   Ellesdébutent par des questions ou des demandes adressées au groupe ou à un membre duforum : « Je voulais savoir une petite chose, à partir de combien de tempsaprès l’accouchement les câlins peuvent reprendre ? (pas tout de suite

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je me doute, mais je voudrais savoir) »   [Sonia,   forum006].  En  moyenne,   9réponses sont présentées aux messages initiateurs à travers les fora, l’étendue variant

de 2 à 100 réponses. Les messages ont été lus en moyenne 1052 fois, avec une étendue

de 74 à 86 148 lectures. La plupart des échanges sont constitués d’une suite de réponses

diverses,   pour   la   plupart   convergentes.   Bien   que   certaines   polémiques   et

argumentations   soient  présentes,   la  majorité  des   internautes  préfèrent  poster   leurpropre   solution  à   la   suite  des  autres  et   laisser   le  demandeur  choisir  celle  qui   luiconvient. Les débats sont donc rares et les consensus plus fréquents. 

21 Les questions constituent un type de message répandu, initiant la plupart des échanges

de messages, et peuvent comprendre des informations personnelles qui font partie dela  présentation  de  soi :  « Je me présente j’ai 18 ans et mon fiancé 24 ans.Depuis que j’ai accouché il y a trois semaines… »   [Lorie,   forum069] ;   « Bonjour à tous je suis jeune papa depuis 15 jours… » [Simon, forum101]. Lesréponses   se  présentent   souvent   sous   la   forme  de   témoignages  personnels  de   typeexpérientiel :   « Personnellement, on ne ressent pas de différence ! Etpourtant j’ai eu une épisiotomie et une extraction aux spatules ! » [Nicole,

forum015] ; « Ne t’inquiète pas moi ça va faire un an que j’ai eu mon bébéet il m’arrive encore d’avoir mal… » [Aurélie, forum115] ; « Je ne veux pas tedécourager, mais pour moi ça été pareil. Ma fille a 2 ans et il m’a bienfallu 8 à 10 mois pour que cela redevienne normal » [Kisha, forum147]. 

22 Le  témoignage  peut  être  associé  à   la  transmission  de  savoirs  populaires  ou  experts.Ainsi, la réponse peut ne comprendre que la transmission de savoirs de type médical(« Non ce n’est pas l’utérus, c’est le col qui doit se fermer… L’utérus seremet en place en quelques jours d’ailleurs » [Mélanie, forum044] ; « environ40 jours de saignements puis après arrêt des saignements, environ 1 à 2semaines (voire moins ça arrive) puis après retour de couches … quivont durer environ 5 à 10 jours…» [Hilary, forum086]), ou de type populaire (« Prends un bon bain chaud, fais-toi belle habille-toi sexy, tu te sentirasmieux dans ton corps et ça devrait aller mieux » [Germaine, forum149]), oumême proposer des éléments de savoir-faire qui tient compte de critères sensibles etcommunicationnels :   « Tu verras bien quand tu le sentiras, juste faisdoucement pour la cicatrisation. Si tu n’as pas mal c’est que c’est bon. »[Barbara, forum050] ; « Je pense qu’il faut que tu commences par des gestesde tendresse et si elle y répond favorablement essaie d’aller un peu plusloin mais vas-y petit à petit ne brusque pas les choses et essaie d’endiscuter… » [Linda, forum101].

23 Les messages peuvent inclure des conseils et des avis (« Parce que si c’est ça c’est

le col et il faut consulter! »   [Martine,   forum021]),  et   comporter  des  marques

d’encouragements  et  de  soutien  (« mais ça revient, ne t’inquiète pas »  [Josée,forum035] ;« mais je pense qu’il faut qu’on soit patiente » [Joannie, forum104] ;« ne désespérez pas! » [Pierrette, forum150] ; « bon courage » [Rose, forum156] ;« bonne chance » [Gaétanne, forum173]). L’interpellation directe au groupe ou à unmembre permet aussi de structurer la conversation, de préciser l’interlocuteur à quis’adresse   le  message   (« Audrey, qu’est-ce qui te dérange actuellement ? »[Andrée, forum120]), ou de se lier au groupe virtuel (« Coucou les filles » [Audrée,

forum130]).Parallèlement,   desformules   de   remerciements   sont   adressés   aux

internautes  pour   leur  support  anticipé  à   la   fin  des  demandes   (« D’avance merci

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beaucoup à tous »   [Leila,   forum155])   ou   clôturent   les   échanges,   une   fois   lestémoignages, les informations et les conseils partagés, adressés soit à des personnes enparticulier   (« Merci Minnie ! »   [Michèle,   forum125] ;   « Merci de ta réponse »[Emmanuelle,   forum062])  ou   au   groupe   (« Merci pour toutes vos réponses »[Jeanne, forum154] ; « Merci à tous » [Cassandra, forum186]). 

24 Les  messages   sont   rédigés  dans  un   style   informel,   sans   recourir  à  un  vocabulairecomplexe   de   type   « expert »,   et   emploient   le   plus   souvent   le   tutoiement.   Lesémoticônes qui complètent les messages sont situés soit à la fin du message, pour laplupart, soit dans le corps du message, pour appuyer visuellement les émotions décriteset partagées.   Ils   couvrent   différentes   catégories   d’émotions :   joie   (très   fréquent),

tristesse  et  déception,  colère  et  frustration,  surprise,  questionnement  et   inquiétude,

amour  et   images  diverses.   Ils   sont  présents  autant  dans   les  demandes  et  dans   lesréponses,   servant   d’éléments   indicateurs   des   sentiments   tout   en   contrebalançant

l’absence physique des interlocuteurs, rendant ainsi les écrits plus vivants.

 Informations sexuelles transmises

25 Les  catégories  de  préoccupations  sur  la  sexualité  soulevées  lors  des  échanges  sur  lesfora sont multiples et peuvent se recouper entre elles. Les questionnements portent surles  modifications  corporelles  provoquées  par  l’accouchement  (seins,  région  vaginale,

poids)  et  celles  affectant   la  zone  vaginale :  « Alors voilà, est-ce que après unaccouchement le sexe reprend sa taille d’avant ou bien est-ce qu’il seradifférent ? Les sensations que l’on ressent sont-elles toujours lesmêmes ? »   [Marie,   forum020].   Une   majorité   de   femmes   et   quelques   hommes

préconisent   des   exercices   musculaires   de   la   région   vaginale :   « Ton vagin seremettra en place avec la rééducation »[Suzie,   forum011].   Le   retour   à   lanormale dans la taille et la forme des seins fait aussi l’objet d’interrogations (« Pournos seins : moi je n’allaite pas donc je voudrais savoir à peu près au boutde combien de temps auront-ils leur forme définitive ? » [Carine, forum094])

et donne lieu à plusieurs conseils : faire preuve de patience et laisser le temps jouer.Des   exercices   pour   les   raffermir   sont   aussi   proposés   (« n’hésite pas à fairequelques exercices d’ici 2 mois pour les retonifier »  [Nathalie,  forum094]),

tout comme, en dernière instance, le recours à des interventions chirurgicales. 

26 Le moment de la reprise des relations sexuelles après l’accouchement et la durée de lapériode d’abstinence  soulèvent  aussi  des  questions :  « Combien de temps aprèsl’accouchement pour faire l’amour ? » [Sophie, forum135] ; « Après combiende temps peut-on reprendre une vie sexuelle ? »   [Pierre,   forum023].   Lesréponses  conseillent  de  reprendre   les  activités  sexuelles  quand   l’envie  se  manifeste,

aucune  contre-indication  n’étant  définie  (« Moi  je pense pas si tu en as envievas-y il n’y a aucune contre indication !!! » [Marylise, forum058]), ou quand lapersonne se   sent   mûre   (« Après il faut se sentir prête aussipsychologiquement »  [Annie,  forum113]),  mais  ces  recommandations  ne  font  pasl’unanimité. Des avis d’instances médicales (médecin, sage-femme et gynécologue) sont

rapportés, faisant mention de paramètres à respecter dans ce domaine : attendre la findes lochies, pour éviter les infections, ou se conformer à une période de six semaines

d’abstinence pour permettre un retour à un état physiologique normal. Les modalités

de la reprise mettent aussi l’accent sur un retour  progressif à l’activité sexuelle, et sur

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la prise en compte des sensations associées à la pénétration, avec un arrêt du rapport sides douleurs sont présentes : « Pourquoi attendre ? Essaye et si tu n’as pas unpeu mal c’est que c’est bon ! » [Lise, forum018]. 

27 La  question  de  la  dyspareunie  (définie  par  le  Mini  DSM-IV-TR  comme  une  « douleurgénitale persistante ou répétée associée aux rapports sexuels » – American Psychiatric

Association,  2004)   lors  des   rapports   sexuels   fait   l’objet  de  plusieurs   interrogations

quant à leur normalité et leur durée : « au début des câlins j’ai encore mal …C’est à cause de quoi ? Qu’est ce qu’on peut faire ? Ça passe au bout decombien de temps après l’accouchement ? »  [France,  forum144].  Face  à  cesinterrogations,   les  réponses   soulèvent  des  causes  diverses,   sans   toutefois  poser  undiagnostic   personnalisé :   ces  douleurs  pourraient   être   liées   à  des   infections,   à   lasécheresse  vaginale,  aux  effets  de  l’épisiotomie  et  à  une  mauvaise  cicatrisation  de  larégion   du   périnée.   Face   à   cette   situation   des   solutions   diverses   sont   proposées :attendre  et   faire  preuve  de  patience :  « Donc pas de panique, laisse faire letemps »   [Françoise,   forum136] ;   procéder   avec   circonspection :   « Vas-y toutdoucement, fais en plusieurs étapes » [Mélissa, forum130] ; utiliser un lubrifiant

(crème,   gel   ou   huile   d’amande   douce) :   « Essaye un lubrifiant »   [Caroline,

forum134] ; se détendre ou suivre un programme de rééducation en kinésithérapie : « N’oublie pas ta rééducation !! » [Christine, forum179]. 

28 Les  questions  portent  aussi  sur   l’absence  de   lubrification  vaginale   (« Nous avons

essayé de nous faire des câlins, mon mari et moi et là, et bien pas delubrification, rien de rien ! Alors que d’habitude, je n’ai vraiment pas deproblème… Vous avez eu ça ? » [Carole, forum183], sur l’absence de sensations

vaginales ou au niveau des seins de même que sur l’anorgasmie : « On dirait que jene ressens rien. … Êtes-vous dans mon cas ou pouvez-vous me donnerdes pistes ? » [Viviane, forum153]. Face à ces préoccupations des pistes de solutions

sont suggérées. Plusieurs considèrent la sécheresse vaginale comme normale, comme

disparaissant avec le temps : « Après l’accouchement c’est normal d’avoir unpeu de sécheresse vaginale »   [Béatrice,   forum183] ;   et   pour   pallier   à   cettecarence,   recommandent   l’usage   de   lubrifiants   divers.   Pour   rétablir   les   fonctions

sexuelles adéquates, il est proposé d’attendre que l’organisme revienne, avec le temps,

à la normale ou d’assurer la rééducation musculaire de la zone du périnée : « C’est ceque j’allais dire la rééducation périnéale peut donc aider »   [Chloé,

forum229].  Les  échanges  dans   le  couple  et   l’intégration  des  préliminaires  dans   lesscénarios sexuels peuvent aussi aider à réintégrer la sensibilité. 

29 Les femmes et les hommes s’interrogent aussi sur la baisse ou l’absence de désir sexuel féminin après l’accouchement et sa durée : Cette dysfonction est-elle normale ? Quand

ce désir se rétablit-il ? Quelles sont les causes ? Que faire pour y remédier ? Autant dequestions  qui  sont  soulevées  comme  le  montrent  ces  extraits :  « Je voulais savoir,est-ce normal de ne pas avoir envie après bébé »[Chantal,   forum001] ;  « Pourquoi la libido ne revient-elle pas ???????? » Sandra, forum056] ; « Je veuxbien comprendre qu’elle n’ait pas envie. Mais ça va durer combien detemps ? Que peut-on faire pour améliorer la situation ? »   [Maxime,

forum156].  Les   réponses  proposées  avancent  des  causes  multiples.  Les   fluctuations

hormonales,   souvent  associées  à   l’allaitement  peuvent   intervenir :  «   Je sais queallaitement ou pas, pendant environ 3 semaines à cause des hormoneson n’a pas envie du tout ! »[Estelle,  forum008] ;  tout  comme  la  fatigue  qui  suit

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l’accouchement : « Il se peut que la fatigue y joue aussi ! » [Isabelle, forum019].

La  priorité  donnée  au  rôle  maternel  et  au   lien  mère-enfant,  qui  éclipse   les  autresdimensions  de   la   féminité,  est  aussi  avancée :  « ou tout simplement que pourl’instant tu es trop dans ton trip maman-bébé et pas femme » [Stéphanie,

forum161].   Les   difficultés   à   accepter   les   transformations   corporelles   et   les   effetssecondaires de la pilule contraceptive sur les fonctions sexuelles sont aussi proposéescomme  explications :  «…la pilule peut rendre frigide »   [Tania,   forum161].  Lescauses  psychologiques   comme   la  dépression   ou   le   baby-blues   ainsi   que   la   fusionmaman-bébé   sont   également   évoquées :   « Je sais pas... peut-être c’estpsychologique, je suis peut-être trop fusionnelle avec mon petit et c’estpeut-être pour ça que je n’ai pas envie de mon homme »[Alexandra,

forum008].  Des   facteurs  multiples   renvoyant   aux   effets   combinés   des   contraintes

physiques, psychologiques ou liées à la nouvelle situation de mère sont aussi avancés :« Par contre, ce qui peut affecter la libido – l’allaitement au sein, lafatigue, la difficulté à accepter que le corps ait encore changé ! »[Roxanne, forum017]. 

30 À  part   les   facteurs  explicatifs  émis,  qui   restent  dans   l’ensemble  peu  élaborés,  desconseils  pour  remédier  à  ce  manque  de  désir  sont  proposés.  Certains  avis  mettent

l’accent sur la normalité de cette situation et conseillent de laisser faire le temps et deprendre patience jusqu’à ce que cet état de chose s’estompe, une période de repos étant

bénéfique : « Il faut juste laisser le temps au temps pour que tout se soitrestabilisé »   [Jenny,   forum052].   D’autres   préconisent   de   recourir   à   un retour

progressif et en douceur à l’activité sexuelle ou même de s’obliger à avoir des activitéssexuelles pour y retrouver un intérêt : « Tu peux peut-être « te forcer » un peuet avoir des rapports même si tu n’as pas tellement le goût car parfois,comme on dit, l’appétit vient en mangeant »[Solange, forum209]. S’adonner àdes  pratiques  masturbatoires,  s’accorder  des  moments  privilégiés  d’intimité  avec   leconjoint  peut  aussi  aider,   tout   comme  un  échange  ouvert  avec   le   conjoint   sur   lemanque ou la baisse de désir: « En tout cas je vous conseille d’en parler avecvos maris » [Samantha, forum219] ; « Après si vraiment toi ça revient toujourspas je te conseille d’en parler vivement avec elle, lui expliquer tesattentes, tes envies… » [Joseph, forum156]. Dans l’un des fora, une situation plusextrême est présentée : « En fait j’aimerais savoir si d’autres personnes sontdans mon cas car depuis bientôt 2 ans nous n’avons plus de rapportssexuels »  [Claude,  forum123].  Plusieurs  conseils  sont  alors  suggérés :  recourir  à  desfilms pornographiques et à des gadgets sexuels : « Le porno !! Il n’y a que ça devrai !! Et on regarde à deux… Après, on achète des gadgets »   [Marc,

forum032] ; communiquer  dans  le  couple, se  donner  des massages  et  faire preuve  depatience :   « Il faut être patient, après cela redevient comme avant »[Cassandra, forum128].

31 L’absence  de  désir  ou  d’intérêt  du   conjoint   (masculin)   apparaît   aussi   comme  une

préoccupation   féminine.   Les   causes   avancées   sont   la   fatigue   et   le   traumatisme

provoqué par la participation du conjoint à l’accouchement : « Peut-être que s’il aassisté à l’accouchement, il a été un peu choqué, et il ne voit plus tonsexe comme avant » [Patricia, forum046]. Le sentiment du conjoint d’être mis decôté pour laisser une place plus centrale au bébé, la déception face aux transformations

corporelles de la conjointe et la perception d’un changement de son statut qui passe decelui de femme à celui de mère peuvent aussi intervenir : « Peut-être qu’il te voit

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plus comme une mère plutôt qu’une femme… »   [Delphine,   forum196].  Lesconseils   proposés   se   situent   sur   plusieurs   registres :   faire   preuve   de   patience,

communiquer dans le couple (« Il faut absolument que tu en parles avec tonmari »   [Mireille,   forum046]),   re-séduire   le   conjoint,   le   rassurer   et   lui   redonner

confiance peuvent   ainsi   contribuer   à   résoudre   les   difficultés   considérées   comme

passagères :  « Rassure-le comme tu le peux, avec tes mots et tout tonamour »   [Daphnée,   forum082] ;  « Rassure-le, dis-lui que tu as envie de lui,que ton corps est redevenu le même, et incite-le à te confier ce qui sepasse dans sa tête » [Marie-Andrée, forum046]. 

32 D’autres questionnements sur la sexualité, plus secondaires, sont aussi exposés. Ainsi

des femmes se demandent s’il est possible de recourir à des jeux sexuels qui incluent lesseins,   compte   tenu  de   leur   fonction  primaire  d’allaitement,ou   s’interrogent   sur   lanormalité  des  sensations  érotiques  pendant  l’allaitement  ou  même  des  orgasmes  quipeuvent   être   expérimentés   pendant   cette   activité.   À   ces   questionnements,   lesparticipants   répondent   par   l’affirmative   en   insistant   sur   la   normalité   de   tellessensations (« je pense que ce que tu ressens est normal »,   [Maude,   forum026] ;  « oui, c’est normal »   [Julie-Anne,   forum031])  et   l’origine  physique  de   cessensations   (« Ce n’est pas le tètage qui te fait jouir. Ce sont lescontractions de ton utérus, provoquées par la succion » [Hally, forum031]).

Des internautes s’interrogent aussi sur la place d’autres pratiques sexuelles comme lamasturbation ou les relations anales : « pensez-vous qu’une sodomie peut êtrepratiquée ? »  [Émilie,  forum083] ;  « Est-ce que je peux me masturber sanscrainte ? » [Lorraine, forum099]. Les réponses sont affirmatives mais recommandent

des  précautions dans  tous   les  cas,  surtout  en  matière  de  relations  anales :  « noticepour une sodomie réussie : en avoir envie tous les 2 ; se prémunir d’unbon tube de gel ; très détendue et réceptive » [Diane, forum083] ; « Douceursurtout… »   [Kenny,   forum039] ;   « Disons qu’avec de la douceur et dulubrifiant il ne devrait pas y avoir de problème » [Vicky, forum039].

33 Suite   à   la   reprise  des   relations   sexuelles,   les  préoccupations   face   à  une  nouvelle

grossesse font aussi l’objet de questionnements et les commentaires attirent l’attention

sur les risques d’une fécondation non planifiée et conseillent, dans la plupart des cas, lerecours  au  préservatif.  Dans  tous  les  cas  de  figure  soulevés  dans  les  échanges  sur  lasexualité,   les   internautes   recommandent   la   consultation   de   spécialistes   (médecin,

gynécologue,   sage-femme,   sexologue,  conseiller  matrimonial  ou  psychologue),  pourdiscuter  du  problème  et   trouver  des   stratégies  qui  pourront   rétablir   les   fonctions

relationnelles ou sexuelles.  

Discussion

34 En   s’attachant   à   l’exploration,   l’analyse   et   la   documentation   d’une   communauté

virtuelle   et   en   étudiant   les   interactions   virtuelles  d’une  population  dispersée   (enmouvement, hétérogène et géographiquement délocalisée) se regroupant autour d’unmême   intérêt   sur   le  web   (Hine   s.d. ;  Ward  1999a,  1999b),  cette  étude  exploratoired’ « ethnographie virtuelle » sur des fora de discussion sur la sexualité post-partum apermis,   à   travers   la   collecte   de   documents   numériques   collectifs   et   dynamiques

(Marcoccia 2001), de cerner la façon dont des informations circulent entre internautes

sur   ce   sujet.   Internet,   et  plus  particulièrement   ses   fora,   semblent  donc   s’imposer

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comme  un  moyen  complémentaire  d’accéder  à  des  renseignements  jugés  importants

(DiMaggio et al. 2001), que les internautes ne semblent pas trouver ailleurs. 

35 La distribution des acteurs impliqués indique que les fora attirent en grande majorité

des femmes, surtout primipares, mais aussi multipares, alors que les hommes sont peunombreux et prennent de ce fait moins part aux échanges, une situation qui ressemble

à  celle  que  l’on  retrouve  sur  les  sites  de  discussion  de  la  contraception  sur  <http://

www/doctissimo.fr>   (Bruchez,   Del   Rio   Carral   et   Santiago-Delefosse   2009).   Cetteconvergence   suggère   que   ces   deux   champs,   la   sexualité   post-partum   et   lacontraception,   restent   des   domaines   fortement   féminisés,   avec   une   contribution

masculine modeste aux préoccupations et aux débats. Cet espace public virtuel apparaîtdonc  comme  une  zone   investie  surtout  par   les   femmes,  qui  peuvent  exposer   leurspréoccupations et recevoir des informations. 

36 La transmission culturelle par le moyen de messages hybrides qui relèvent à la fois dulangage parlé et de l’écrit s’inscrit dans un mode d’échanges de type horizontal où lesinteractions  entre  les  pairs  sont  centraux,  les  internautes  s’entraidant  en  répondant

aux questions proposées. Même si l’on trouve une référence à des experts, ceux-ci ne

sont  pas  directement  impliqués  dans  la  discussion.  Celle-ci  repose  sur  des  questions

suivies  de  réponses,  ce  modèle  constituant  le  principal  type  d’interactions  à  traverslequel  se  met  en  place   la  « communauté  virtuelle »  des  utilisateurs  (Revillard  2000 ;Morrow 2006 ; Marcoccia 2001, 2002). La structuration des échanges (questions suiviesde réponses sous la forme de conseils, d’avis et de témoignages) rejoint par ailleurs lesconstatations de Morrow (2006) dans son analyse du discours et de la structure d’unforum portant sur la dépression. 

37 Dans les fora analysés ici, les informations transmises se réfèrent essentiellement à desréflexions   issues  des  expériences  personnelles  et  renvoient  à  des  savoirs  techniques

(savoir-faire), moraux (savoir être pour le bien-être du groupe) et intellectuels (façons

de penser, savoirs) qui ne s’appuient pas, pour la plupart, sur des sources biomédicales

ou  socio-psychologiques  scientifiques,  même  si   les  messages  font  aussi  mention  desdivers intervenants en santé qui peuvent contribuer à répondre aux questions dans cedomaine. L’absence sur les fora d’experts ou de spécialistes suggère également que lesdiscussions se situent surtout sur le plan des savoirs « populaires » (Massé 1995), ce quireflète   d’une   certaine  manière   le   développement   restreint   des   études   théoriques

empiriques  dans   le  domaine.  Cette   situation   suggère   que   la  médicalisation   ou   lapharmacologisation   de   cette   problématique   n’est   pas   encore   très   avancée,

contrairement à ce que l’on constate dans l’étude de Paganelli et al. (2008) sur les forade discussion Doctissimo sur les médicaments, où l’on retrouve bien plus un partaged’informations scientifiques que de témoignages et de conseils. 

38 Les  thèmes  touchant  aux  enjeux  sexuels  de   la  période  post-partum  soulevés  par   lesinternautes rejoignent ceux mis à jour dans la littérature socio-psychologique sur cettequestion   (Pastore,   Owens   et   Raymond   2007 ;   Ahlborg,   Dahlöf   et   Hallberg   2005 ;Connolly,   Thorp   et   Pahel   2005 ;   Olsson,   Lundqvist   et   Faxelid   2005)   comme   lestransformations   physiques,   le  moment   de   la   reprise   des   activités   coïtales   et   lesdifficultés rencontrées dans ce domaine, la baisse du désir sexuel tant chez les femmes

que   chez   les  hommes.   Les  préoccupations   centrales  dans   les  discussions   en   ligne

portent sur la normalité de ces changements, leurs causes et le temps nécessaire pourqu’ils  se  dissipent.  Les  participants  mettent  en  commun  des  vécus  et  des  situations

semblables,  et  des  conseils  qui  doivent   leur  permettre  de   trouver   réponse  à   leurs

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questionnements   et   résoudre   ainsi   leurs  difficultés.  À   certains   égards,   la  mise   encommun  des   informations  touchant   la  question  dans  un  même  univers  délimité   (leforum) rejoint notamment les configurations d’apprentissage collectif dans un milieu

pédagogique  (Guzdial  et  Turns  2000),  où  la  collaboration  de  collègues  est  nécessaire

pour comprendre un sujet. 

39 Parallèlement  à   la   transmission  de  savoirs  de  plusieurs  ordres,   les   fora  offrent  unespace de soutien et d’encouragement, mais aussi d’expression affective, à travers lesémoticônes : ce sont là des stratégies d’expression à travers lesquelles les internautes

expriment   leur  vécu  émotionnel,  et  qui  contribuent  à  créer  une  solidarité  entre   lesinternautes,  confirmant  la  valeur  communautaire  et  sociale  des  fora.  Par  ailleurs,  lerecours   à   l’interpellation   directe   et   aux   remerciements   constitue   une   forme   dereconnaissance  réciproque  des   internautes  qui  permet  de  réduire   l’anonymat  et  dedévelopper  des contacts plus personnalisés et  plus chaleureux  avec  des étrangers  enfaisant preuve de politesse et d’appréciation des interventions d’autrui. Les valeurs departage   sont   ainsi   évidentes   et   viennent   renforcer   le   sentiment   d’appartenance

communautaire. La présentation de soi dans ces échanges, en reprenant l’expérience

personnelle  des  internautes,  permet  de  personnaliser  les  relations  et  renforcer  ainsi

l’atmosphère  de  convivialité.  Les  critères  proposés  par  Marcoccia   (2001,  2002), pourdéfinir   la   présence   d’une   communauté   virtuelle   (création   d’un   sentiment

d’appartenance, possibilité de construire son identité dans la communauté, importance

de   la  dimension   relationnelle,  engagement   réciproque,  partage  des  valeurs  et  desfinalités,   émergence   d’une   histoire   commune,   durée   des   échanges,   existence   deprincipes de pilotage des comportements des membres et mécanismes de résolution deconflits, réflexivité du groupe) semblent se retrouver partiellement dans le cas des forasur   la   sexualité   post-partum.   En   effet,   ceux-ci   déploient   une   composante

communautaire et sociale identifiable, même si la « durée des échanges » est ici limitée,

et  qu’on  peut  discuter  de   l’émergence  d’une  véritable  « histoire  commune »  et  d’un« sentiment   d’appartenance »,   au-delà   de   la   mise   en   commun   finalement   assezponctuelle   d’expériences   et   de   vécus.La   présence   répétée   d’un   certain   nombre

d’internautes   assure   une   continuité   dans   les   échanges,   sert   de   pilier   dans   lastructuration des réseaux et permet de pallier à l’absence d’experts attitrés sur cetteproblématique, mais le roulement considérable de la grande majorité des internautes

tend à diluer cet effet. 

Conclusion

40 L’étude  des   fora  de  discussion   sur   la   sexualité  post-partum  permet  de   cerner   lescomposantes principales de la transmission d’informations, qui est de type horizontal.

On  est  en  effet   ici  dans   le  cadre  d’une  socialisation  entre  pairs,  qui  passe  par  deséchanges explicites et intentionnels d’expériences, relatées par les uns, délibérément

recherchées  comme  points  d’appuis  par  les  autres.  Les  internautes,  à  partir  de  leursexpériences personnelles et de leurs questions, se mettent en quête d’informations, deconseils   et   du   soutien   de   leurs   pairs.   Les   thèmes   traités   dans   ces   fora   font

essentiellement référence à des problèmes sexuels fréquemment rencontrés lors de lapériode post-partum, et portent peu sur un renouvellement des scénarios sexuels ou del’expression   érotique,   la   composante   coïtale   restant   dominante   et   les   autresexpressions secondaires. Les savoirs et savoir-faire partagés proviennent en majorité

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de   l’expérience  personnelle  et  ne   font  que   très   rarement   référence  à  des   travauxd’experts   ou   de   spécialistes   sur   la   question,   confirmant   ainsi   l’importance   desreprésentations culturelles populaires, dominantes dans la transmission des savoirs surce sujet. 

41 Il serait intéressant de poursuivre ce type d’analyse en comparant les modalités de latransmission  culturelle  mises  en  évidence  ici  avec  la  structure  des  interactions  et  lecontenu des échanges de fora provenant d’autres milieux culturels, anglo-saxons parexemple,   pour   dégager   les   convergences   et   les   écarts.   Ensuite,   une   analyse   plusapprofondie  des  émoticônes  et  de   la  Netiquette  permettrait  probablement  aussi  demieux saisir les modalités des communications virtuelles. Enfin, il serait nécessaire demieux   étudier   la   distribution   des   échanges   en   fonction   des   caractéristiquessociodémographiques et du genre des internautes, et de mettre en place des dispositifsde recherche permettant de prendre la mesure de l’influence de ces échanges sur lesreprésentations et les pratiques sexuelles post-partum des utilisateurs des fora. En fait,en raison des limites d’accès aux données sociodémographiques de ces utilisateurs, ilapparaît comme nécessaire aujourd’hui de développer des techniques et des stratégiesde recherche permettant de combler cette lacune pour mener plus avant l’étude de lacommunauté  post-natale  des   fora  de   <http://www.doctissmo.fr>,   comme  d’ailleurspour approfondir d’autres « ethnographies virtuelles » menées sans véritable accès auxconditions de réception et aux modalités d’appropriation des informations transmises

par le biais des fora de discussion sur internet.

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NOTES

1.  .  Étant  donné  que   la  chercheure  n’est  pas   impliquée  sur   le   forum,  que   les  données  sont

publiques   et  donc   accessibles   sans  mot  de  passe,  que   les   informations   sont  publiquement

archivées et qu’aucun règlement sur le site ne l’interdit (Comité de travail spécial de l’éthique dela   recherche   en   Sciences   Humaines   2008),   la   certification   éthique   n’était   pas   nécessaire.

Toutefois, afin d’éviter la reconnaissance ou l’identification possible des internautes, les avatars,pseudonymes qu’adoptent les participants, ont été modifiés dans la présentation des résultats,tout en conservant le caractère sexuel relié à l’internaute. 

RÉSUMÉS

La période post-partum constitue un moment de changements majeurs dans la vie sexuelle d’uncouple. Face à ces préoccupations, peu discutées publiquement et parmi les intervenants en santé

à  cause  des  tabous  entourant  cette  phase,   les  parents  se  tournent  vers  de  nouvelles  sourcesd’information, parmi lesquelles internet et ses fora de discussion prennent une place importante.

Afin de mieux saisir la dynamique de ce nouveau processus de transmission des savoirs sur cettethématique,  des  fora  du  site  <http://www.doctissimo.fr>  ont  été  analysés,  à   l’aide  du   logicielSémato. Les principaux thèmes de discussion dégagés portent sur les préoccupations entourant ledésir  sexuel, la reprise  des  activités  sexuelles  et  les modifications  physiques.  Les  informations

sont surtout transmises par le biais de témoignages d’ordre expérientiel. Cette recherche permet

de documenter les nouveaux modes de transmission de savoirs sexuels dans lesquels internet etles fora s’inscrivent. 

Post-partum   is  a  period  which  provokes  major  changes   in  the  sexual   lives  of  couples.  These

preoccupations are rarely discussed in the public sphere or among health professionals becauseof  the  taboos   involved.   In  this  context,  parents  rely  on  new  sources  of   information  such  asinternet  and   its  discussion   forums  which  are  more  and  more  developed.   In  order   to  betterunderstand the dynamics of this new process of knowledge transmission, forums from <http://

www.doctissimo.fr>, a french web site, have been analysed with the software Sémato. The main

themes of discussion were related to sexual desire, resumption of sexual activities and physical

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changes, and used testimonies based on personal experiences. This research helps to understand

the new modes of transmission of sexual knowledge developed on the web and its forums. 

INDEX

Keywords : forum, internet, knowledge transmission, post-partum, sexuality, socializationMots-clés : forum, internet, post-partum, sexualité, socialisation, transmission des savoirs

AUTEUR

CATHERINE DE PIERREPONT

est bachelière en sexologie de l’Université du Québec à Montréal et a finalisé à l’automne 2009son mémoire de maîtrise en sexologie dans la même université. Dirigée par Joseph J. Lévy,professeur en sexologie à l’UQAM, et co-dirigée par Christine Thoër, professeure encommunications à l’UQAM, elle tente d’articuler son intérêt pour la sexualité périnatale auxnouveaux médiums et moyens de communication contemporains. [4665, avenue Jeanne d’Arc,

app.5, Montréal (Québec), Canada, H1X 2E4 – [email protected]> ou <[email protected]]

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Varia

NOTE DE L’ÉDITEUR

 

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Ritualisation mémorielle etconstruction ethniquepostcommuniste chez les Hongroisde Transcarpathie (Ukraine)Anne-Marie Losonczy

Notre passé est imprévisible

Joseph Brodsky

1 Interroger la notion de mémoire collective (Halbwachs 1994 [1925]) signifie rappeler sastructure  feuilletée :  au-delà  de  son  usage  politique,  elle  comprend  la  persistance  dupassé   qui   reste   imprimé   dans   le   présent,   souvent   en   deçà   de   la   conscience,   laperpétuation de pratiques et de représentations dans la définition du groupe, le rappeldu passé par les souvenirs matériels et narratifs transmis de génération en génération,

la  mémoire  sans  souvenir,  ancrée  dans   la  recherche  et   la  reconstruction  délibéréesd’éléments du passé, enfin des bribes de connaissance du passé, sédimentées dans lesconsciences,   collectivement   partagées   et   souvent   irriguées   d’affect.   Facettes

constitutives du processus mémoriel, le silence, l’oblitération et le non-dit autour decertains contenus mémoriels – qui ne se confondent ni avec le secret ni avec l’oubli –constituent   souvent,   en   tant   que   stratégie   sociale   historiquement   construite   ettransmise, un marqueur identitaire implicite des sociétés, traçant les contours fluidesd’une   « intimité   culturelle »   (Herzfeld   2007   [1997]),   productrice   d’une   sorte   decommunauté du non-dit.  L’irruption  d’une  mise  en  scène  publique  et  une  explicitationdes composantes de cette communauté sont alors de nature à restructurer autant leslimites extérieures du groupe que les rapports sociaux en son sein.

2 Les   débats   actuels   en   Europe,   parfois   très   vifs,   confrontant   histoire   et  mémoire

(Wachtel 1986), tentent de tracer les limites et la légitimité de leurs champs respectifset   s’interrogent   sur   les  conditions  de   leur  construction ;   ils   spécifient,   souvent  demanière contrastive, les caractéristiques de leurs pratiques et de leurs discours. Selonles  historiens,  l’historicisation  peut  se  définir  par  une  mise  en  chronologie,  un  récitcontextuel,   causal   et   appuyé   sur   des   sources   documentaires   écrites   et  un   relatif

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détachement,   par   rapport   au   présent,   des   événements   considérés.   L’approche   duchamp   mémoriel   d’une   société   locale   post-communiste   offre   quelques   pistes   deréflexion  supplémentaires  sur   les   figures  d’emboîtement  entre  ces  deux  régimes  derapport au passé, de même que sur les processus de transformation et les va-et-vient decertains   événements   et   acteurs   entre   histoire,   mémoire   collective,   et   mémoires

individuelles testimoniales.

3 La fin des régimes communistes en Europe centrale et orientale a entraîné, selon desmodalités   propres   à   chaque   pays,   une   crise,   une   rupture   et   un   changement   delégitimité  dont   l’étendue,  au-delà  de   l’espace  politique,   juridique  et  économique,  aenglobé  et  bouleversé   l’ensemble  du  corps   social   (Hann,  Sarkany  et  Skalnik  2005).L’émergence   subséquente   de   nouveaux   acteurs   sociaux,   civils   et   politiques,   s’estaccompagnée  de  la  constitution  d’élites  concurrentes  dont  la  lutte  pour  la  légitimité

nationale  et   internationale  ne  pouvait  reposer  que  sur   le  déni  de   tout  rapport  decontinuité avec l’héritage du communisme. La recherche d’autres passés, qui puissent

fonder une généalogie politique et morale nouvelle, a suscité, face au passé communiste

récent, deux voies qu’ont empruntées les initiatives politiques : celle de l’oblitération etcelle  de  la  construction  d’une  nouvelle  mémoire  collective  d’événements  historicisés

auparavant.  Cette  dernière  doit  donc  opposer  à   l’historiographie  et  à   la   littératuremémorielle  officielles  produites  par   le  régime  communiste,  des  événements  et  desfigures  qui  avaient  été  tus,  effacés,  délégitimés,  exilés  dans   le  silence,   le  non-dit,   lesecret et les mémoires privées. 

4 Le  démantèlement  d’une  historicité  officielle  antérieure  par  un  nouveau  régime  demémoire   publique,   au-delà   de   ses   enjeux   de   légitimation   des   nouveaux   acteurspolitiques   du  moment,   loin   de   s’y   opposer,   peut   au   contraire   constituer   l’étapeintermédiaire   à   la   revendication   d’une   nouvelle   historicité.   Le   socle   de   cetterevendication   est   l’appel   à   la   « vérité   historique »,   entendue   à   la   fois   comme

rétablissement d’un ensemble de faits oblitérés ou déformés et comme Némésis, entité

transcendante qui reclasse les acteurs du passé sur l’axe du Bien et du Mal à la lumière

du  présent.  Toutefois   la  « mise  en  mémoire »  publique,  particulièrement  d’un  passérécent, butte sur la multiplicité des témoins encore vivants, les aléas de leurs positions

successives   sur   l’échiquier  politique  de   la  période   (Hofer   1992),   les   conflits   entre

mémoires  sectorielles  et  leur  éparpillement.  L’usage  politique  de  la  mémoire  semble

donc  exiger   la  construction  et   la   fixation  d’un  « bloc  de  mémoire »  unifié  qui   faitdisparaître   la   multiplicité,   les   contradictions   et   les   paradoxes   des   mémoires

individuelles ou sectorielles.

5 Mais   la   somme   récente  de   souffrances,  multiples,   enchevêtrées   et   oblitérées,   quiémerge  dans  l’espace  public  des sociétés  post-communistes, articulée à  une  exigence

d’empathie,   emblème   et  nouvelle   figure  dominante  des   sensibilités  démocratiques

européennes,   oriente   souvent   cette   entreprise   vers   la   construction  d’une  Victime

collective,   personnification   de   la   Vérité   historique,   susceptible   de   devenir   objetd’identification  émotionnelle  et  de  commémoration  rituelle.  Ce  processus  constitue

l’une des manifestations de la nature culturelle des mémoires patrimonialisées dans lessociétés contemporaines sécularisées.

6 Aussi   le  propos  de   ce   texte   est-il  de   situer   les  multiples   composantes  du   champ

mémoriel  de   la  société  magyarophone  de   la  Transcarpathie  dans   le  contexte  d’une

(re)construction des identifications collectives, d’en saisir les tensions, et les acteurs,les   modes   et   contextes   d’énonciation   et   de   ritualisation   de   contenus   mémoriels

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diversifiés ainsi que leurs interactions et les espaces-temps qui les articulent. Entamée

en 2008, la recherche ethnographique dont il est issu, est centrée sur la recomposition

des   interfaces   multi-   ethniques,   religieuses   et   économiques   transfrontalières   enTranscarpathie,  à  partir  de   l’étude  du  monde  social  magyarophone.  Le  choix  de  cedernier,   comme   point   de   départ,   s’explique   par   ma   connaissance   de   la   langue

hongroise,  mais   la   recherche   devra   s’ouvrir   vers   les   groupes   et   espaces   sociauxruthènes,  ukrainiens  et  russes  et   le  processus  complexe  de   leur   intégration  dans   lenouvel   espace   social   ukrainien,   dès   que  mon   (ré)apprentissage   du   russe,   langue

véhiculaire dans le pays, me le permettra. Les deux premiers séjours se sont déroulésdans la ville de Beregovo, trois villages proches, ainsi que deux villages magyarophones

(Chap et Tiszapéterfalva), à proximité immédiate de la frontière hungaro-ukrainienne,

avec  quelques  visites  dans   les  villages  à  prédominance   ruthène  proche  du   col  deVerecke dans les Carpathes. Au-delà de l’observation et l’accompagnement de certaines

activités  économiques   (commerce   informel,  accueil  de   touristes,  agriculture)  et  devisites familiales, la mémoire de la déportation massive de la population masculine auGoulag et les étapes de sa mise en commémoration publique émergeant constamment

et sans question préalable dans les conversations et entretiens avec villageois, ouvriers,enseignants  locaux  ou  commerçants,  survivants, descendants  ou  voisins  de  déportés,elles ont fini par s’imposer dans ma recherche et élargir mes contacts et mes lecturesvers les fondateurs et dirigeants régionaux et locaux des deux organisations politiqueshongroises, et vers les récits et recueils de témoignages.  

La valse des frontières, des toponymes et du temps :la périphérie en héritage

7 L’Europe centrale et orientale d’aujourd’hui est composée d’États multi-ethniques, quise caractérisent notamment par l’existence sur leurs frontières de groupes ethniques

dont la spécificité est qu’ils possèdent des correspondants – de même ethnie et langue –construits   en   états-nations,   en   général   limitrophes.  Dès   lors,   l’historiographie   etl’ethnographie   de   l’Europe   centrale   les   distinguent   par   le   terme   de   « minorités

nationales ».  Ces  dernières   furent   créées  pour   la  plupart  par  des   traités  de  paixachevant   les  deux  guerres  mondiales,  et  résultèrent  de  multiples  déplacements  depopulation et redécoupage des frontières étatiques (Bibo 1986 [1946]), celles-ci séparant

souvent   politiquement   les   « minorités »   de   leur   État-nation   « majoritaire ».   Il   endécoule  que  nombre  d’entre  elles  sont  disséminées  dans  des  régions  limitrophes  desfrontières  étatiques  –  historiquement  changeantes  –  et  leur  sociabilité  est  fortement

marquée par ce qu’on peut appeler un « vécu frontalier »1.

8 Ainsi la minorité nationale constituerait une collectivité ethnique d’un type particulierdont la loyauté politico-juridique (citoyenneté) et la loyauté nationale (ethno-culturelle

et référentielle) ne coïncident pas. Les liens politiques définis par l’organisation de l’État   (que  Thomas  Eriksen  désigne  comme   l’aspect  « formel »  du  nationalisme)  et   lefonctionnement local de la société civile, de même que ses représentations culturelles(le   « nationalisme   informel »),   loin   de   se   compléter   comme   le   plus   souvent,   sepolarisent   (Eriksen   1993).   Cependant   les   groupes   minoritaires   se   caractérisent

également par un champ politique interne propre, dont certains acteurs sont porteursde relations avec d’autres groupes équivalents et avec l’État (Hobsbawm 1992), et où desmobilisations   identitaires  peuvent   s’institutionnaliser.  Par   ailleurs,   la   solidarité   et

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l’identité ethno-culturelles transfrontalières, qui attachent ces minorités à leur « État-nation », sont mobiles et changeantes.

9 Au début du 20e siècle, la région, appelée Transcarpathie aujourd’hui, appartenait auxquatre départements à population multi-ethnique du Nord-Est du Royaume de Hongrie,

partie de la monarchie austro-hongroise. Elle ne possédait aucun nom régional propre,ni aucune identité régionale distinctive. En 1910 les statistiques estiment sa populationà  environ  600.000  personnes,  composée  à  60%  de  Ruthènes,  bergers  et  agriculteurshabitant la zone montagneuse des Carpathes, alors que la plaine de l’amont du fleuveTisza,  ainsi  que  les  bourgs  et  les  villes  étaient  peuplés  d’agriculteurs  magyars  (25%),

d’une importante communauté juive, en grande partie magyarophone, et d’un nombre

réduit de Souabes (germanophones), de Roumains, de Slovaques et de Tziganes, souvent

magyarophones   (Szabo  1993).  La  population  catégorisée  comme  « magyare » par   lesstatistiques   du   Royaume   y   apparaît   déjà   démographiquement   minoritaire :   enrevanche,  sa   langue  domine   la  région  et  sert  de  véhicule  à  tous   les  échanges   inter-

ethniques. Les frontières entre les groupes apparaissent poreuses, notamment grâce aucommerce et aux intermariages.

10 En  1918,  avant  d’être  rattachée  à  la  Tchécoslovaquie,  la  région  prend  brièvement  lenom de Russka Kraina (territoire ruthène) et se constitue en province autonome au seindu royaume de Hongrie, à la demande de l’élite ruthène naissante. À l’issue du traité deTrianon,  elle  fut  détachée  de   la  Hongrie  et  devint  une  partie  de   la  Tchécoslovaquie

nouvellement   créée.   C’est   donc   sous   l’autorité   tchécoslovaque   que   la   région   estorganisée  en  une  unité  territoriale  pourvue  d’un  nom  distinctif,  Podkarpatnka Rus,  etque des familles hongroises émigrent vers la Hongrie, remplacées par des Tchèques. En1938, lors la désintégration de la Tchécoslovaquie, la frange majoritairement habitée

par des Hongrois se retrouve incluse dans la Hongrie, qui annexe quelques mois plustard le reste de la région. À l’automne 1944, l’URSS force la Tchécoslovaquie à lui céderla   région   et   l’annexe   en   l’intégrant   à   la  République   socialiste  d’Ukraine.   Lors du

rattachement à l’URSS en 1945, son nom sera modifié en Zakarpatska ou Zakarpattia, cequi signifie « la région au delà des Carpathes » (Magocsi 1978). À partir de cette date,Moscou impose à la Hongrie de se référer à cette région sous le nom de « Karpat-Ukrajna

»   (Carpatho-Ukraine )  dans   toutes   les  publications,  mais   le  parler  commun   local  ethongrois continue à utiliser le terme Kàrpàtalja, apparu au début du 20e siècle dans lespublications savantes. À la faveur de l’effondrement soviétique, celui-ci réapparaît dans

l’ensemble des communications écrites, tant parmi les Hongrois de Transcarpathie quepar les autorités de Hongrie tandis que le nom officiel en ukrainien reste Zakarpatska.

11 Les  magyarophones  habitent  pour   la  plupart   les  zones  agricoles  frontalières  avec   laHongrie  et  dans   les   trois  villes   importantes  de   la  région,  Beregovo   (Beregszàsz  enhongrois),  Munkasevo   (Munkacs)  et  Usgorod   (Ungvar).  Dans  environ  600  bourgs  etvillages,   les  magyarophones   vivent,  parfois   entre   eux,  mais   le  plus   souvent   avecd’autres   groupes   ethniques :   les   Ukrainiens,   majoritaires,   les   Tziganes,   souvent

magyarophones,   les  Ruthènes,  prédominant  dans   les   zones  montagnardes  puis   lesSlovaques,   Roumains   et   Russes,   chacun   quelques   dizaines   de  milliers.  D’après   lerecensement de 1989, (Szabo 1993), 78% de la population régionale est ukrainienne

(environ  un  million)  et  12,5%  hongrois.  Dans  la  ville  de  Beregovo,  ces  derniers  sont

majoritaires.

12 Après la  fin de  l’URSS,  on assiste  au  réveil et  à  l’extension des activités  des diverseséglises,   piliers   du   caractère   historiquement   multi-religieux   de   la   région.   Elles

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récupèrent alors leurs lieux de cultes et leurs écoles, souvent endommagés, détruits ourecyclés   pour   des   usages   industriels   et   seront   rapidement   reconstruits.   Si

l’appartenance  religieuse   fonctionne   ici  dans  une  grande  mesure  comme  marqueur

ethnique,  très  présent  dans   le  parler   local,  elle  peut  aussi  constituer  un   lieu   inter-

ethnique privilégié. Ainsi, la plus grande partie des magyarophones se convertit dès le16e  siècle  au  protestantisme :  d’abord  au   luthéranisme,  puis  assez  rapidement  à   lareligion réformée calviniste. Toutefois quelques dizaines de milliers, surtout dans lesvilles, partagent avec les Slovaques l’appartenance au catholicisme, alors que d’autres,tout comme la plupart des Ruthènes et Roumains, disent appartenir à la religion la plusbrutalement réprimée de la région et de l’Ukraine par le régime soviétique, en raisond’accusations de « nationalisme » ukrainien et de collaboration avec les Allemands : ilssont  uniates   (gréco-catholiques).  Parmi   les  pravoslaves   (orthodoxes   russes),   si   ontrouve aujourd’hui Ruthènes et Ukrainiens, ayant été souvent forcés à la conversion, onne compte guère de magyarophones.

13 La  présence  juive,  multiséculaire  dans  la  région,  représentait  entre  les  deux  guerresune  population  culturellement  et  économiquement  très  dynamique  d’environ  86.000personnes, à majorité urbaine. Et magyarophone. Les survivants de l’Holocauste – à peuprès un quart – émigrèrent très rapidement aux États-Unis ou en Palestine, plus tard enIsraël. Aujourd’hui, les quelques centaines de personnes âgées peuvent, dans les villesde Beregovo, Munkasevo et Ujgorod, pratiquer leur religion dans de petites synagogues

urbaines  informelles  récentes,  les  anciennes  ayant  été  détruites  ou  recyclées  par  lesAllemands ou le régime soviétique.

14 L’identification  ethnique  de  personnes  ou  familles  par  la  mention  de  l’appartenance

religieuse  ou  de   leur   langue  principale  constitue   l’usage  majoritaire   local  en  milieu

rural, celui qui est considéré comme le plus « poli » : en revanche, le terme « Hongrois »est souvent réservé aux occasions de commémorations rituelles ou de discours de typepolitique : son usage signale le degré de perméabilité du langage local ou personnel auxtournures   savantes   ou   politiques,   diffusées   par   la   médiatisation   mémorielle

magyarophone autour de la déportation au Goulag et des revendications ethniques. Enoutre,   l’idiome  des   catégories  d’appartenance   religieuse  apparaît comme   le   seul  àpouvoir  connoter  l’importante  population  « mixte » :  à  savoir  des  personnes  nées  demariages   inter-ethniques   ou   ayant   des   enfants   « mixtes ».  Cette   dimension   inter-

ethnique de l’organisation sociale locale, déjà ancienne, dont la fonction est aujourd’hui

fondamentale dans les activités économiques, garantissant seules la survie, comme lecommerce   informel,   la   contrebande   et   le   tourisme,   constitue   l’un   des   non-dits

importants des discours politiques et mémoriels autour de l’identité « hongroise » de larégion.

15 La  multiplicité  des   toponymies   constitue  une   entrée  pertinente  pour   analyser   lescontours symboliques de  la territorialité du groupe2 : en hongrois, la longue  absence

d’un terme précis reflète l’inexistence d’une identité régionale transcarpathique dans

l’espace   national   hongrois.   Mais   l’apparition   du   toponyme   Karpatalja,  dans   lespublications  savantes  et  officielles,  manifeste   la  vision  d’un  centre  qui  assigne  une

position marginale à cet espace. Ce terme (« début des Carpates » en hongrois) ne faitsens  qu’à  partir  du  point  de  vue  d’un  Centre  situé  à   l’Ouest.  De  même,   le  terme  deZakarpatska (« au-delà  des  Carpathes »),  reflète  la  place  assignée  à  la  région  par  une

autorité   située   à   l’Est,   séparée   de   la   Transcarpathie   par   les   Carpathes.  Ainsi,   lasémantique de ces dénominations s’inscrit dans la même logique, tout en signalant un

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conflit  symbolique  important :  les  toponymes,  hongrois  et  russe/ukrainien  renvoient

implicitement à la concurrence entre deux Centres distincts qui imposent des rapportsde domination et d’inclusion différents. Le dénominateur commun entre les deux restela place qu’ils attribuent à la région : celle d’une périphérie. 

16 Cette position écartelée entre Centres concurrents en est venue à marquer autant lesreprésentations territoriales locales que celle du temps social. Bien que depuis plus de60 ans toutes les toponymies de la région soient officiellement écrites et enseignées enrusse, puis en ukrainien, dans le parler quotidien, les magyarophones et la plupart desRuthènes n’évoquent jamais les lieux et les itinéraires que par leur nom hongrois, touten utilisant avec aisance les dénominations russes, puis ukrainiennes dans tous leurscontacts avec les institutions. De même, si le territoire de l’Ukraine est placé sous lerégime d’un décalage d’une heure par rapport à la Hongrie (et à l’Europe occidentale),

les   magyarophones   et   de   nombreux   Ruthènes   et   Tziganes   de   la   région   règlent

cependant   leurs  montres  et  horloges,   fixent   leurs  rendez-vous,  ouvrent  et   ferment

magasins   et   échoppes   selon   « l’heure   hongroise »,   désignée   dans   le   parler   inter-

ethnique local, à base lexical russo-ukrainien comme « po misnamu » (heure locale). Enrevanche,  toutes  les  institutions  officielles,  entreprises  d’État,  transports  et  horloges

publiques fonctionnent à « l’heure de Kiev » qui rythme également la vie quotidienne

des Russes et Ukrainiens établis dans la région depuis 1946. Si les deux codes temporels

sont connus et utilisés ponctuellement par tous, cette dualité du régime temporel traceà coup sûr une frontière identitaire, dessinant deux figures d’allégeance supra-locale.

17 La  perspective  d’un   rattachement  politique  à   l’État  hongrois  disparut  après  1944 ;cependant les magyarophones de Transcarpathie ont continué à se représenter comme

partie  d’une  unité  nationale  hongroise  qui  transcende   les   frontières   internationales

imposées après 1918. Cette représentation fut puissamment étayée par la déportationmassive  dans   les  camps  du  Goulag  dont   ils  devinrent   les  cibles  en tant que citoyens

hongrois, dès l’occupation, puis l’annexion soviétique de leur région : elle a renforcé une

représentation  victimaire  et  résistante  de  cette  appartenance.  Par   la  suite,  pour   lareconstruction des identifications à l’échelle locale, la catégorie de « hongrois » restaitégalement légitime pour les populations car elle permit une sauvegarde et une certaine

reproduction des structures sociales des traditions de socialisation, du capital culturelet linguistique et des solidarités de la communauté, dans le domaine privé, tandis queles catégories et modèles imposées par le haut dans le domaine public ou politique ont

été   discréditées   par   les   vagues   de   répression.   Ce   processus   confirme   l’analyse

développée  par  Rogers  Brubaker   (2007),  à  propos  de   la  recomposition  ethnique  enTransylvanie,   sur   la   coexistence   de   plusieurs   domaines,   parfois   discontinus   etcontradictoires de l’ethnicité : le domaine du pouvoir, celui d’une ethnicité politique, etle domaine de la solidarité, celui d’une ethnicité « du quotidien ».

18 Ce   sont   ces   tiraillements   entre   relations   d’allégeance   économique,   politique   etculturelle concurrentes qui semblent dessiner les contours d’une singularité régionale

transcarpathique  qui  englobe   tous   les  groupes  ethniques.  Devenue  à   l’issue  de  sondétachement  de   la  Hongrie  une  périphérie,  tributaire  de  plusieurs  Centres,  toujourséloignés,  c’est  la permanence de  cette  position de  dépendance  périphérique  qui finit

par   produire   une   territorialité   particulière,   marquée   par   la   fragmentation   desallégeances face à plusieurs sphères d’influence avec lesquels elle  partage des passésdifférents et entretient des rapports changeants.  

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De la minorité nationale à l’ethnicité périphérique

19 Si les politiques aussi brutales que contradictoires de l’URSS ne sont jamais parvenues àanéantir   la   centralité   culturelle   de   l’appartenance   supra-locale  magyare,   ce   sont

paradoxalement les recompositions géopolitiques d’après 1989 qui semblent mettre àmal  ce  lien  culturel  d’identification  à  la  Hongrie,  fondement  d’un  profil  de  minorité

nationale. À la faveur d’une relation que Budapest souhaite particulièrement cordialeavec Kiev, un Traité bilatéral est signé en 1991 où la Hongrie s’engage à abandonner

toute  prétention   territoriale  et  confie   le   sort  des  Hongrois  de  Transcarpathie  à   labienveillance  de   l’État  ukrainien.  Ce   traité  est  vécu  comme  une  véritable   trahison

parmi   les  élites  hongroises   locales  et  dessine  pour   les  Hongrois  de  Transcarpathie

l’image nouvelle et conflictuelle d’une Hongrie en tant que pays étranger. 

20 Enfin l’intégration de la Hongrie dans l’UE et dans l’espace Schengen, qui impose desformalités  administratives  très  lourdes  aux  citoyens  ukrainiens  –  y  compris  donc  lesHongrois ethniques – voulant se rendre, s’installer ou étudier en Hongrie semble avoirdiffusé  dans   l’ensemble  de   la  population  une  désillusion,  qui  s’est  progressivement

muée en méfiance envers l’État hongrois. 

21 Aujourd’hui,   sans   abandonner   leur   identitification   comme   Hongrois,   les

magyarophones de Transcarpathie ont intégré le fait qu’ils ne faisaient pas partie de lamême communauté politique que les Hongrois de Hongrie. En revanche, depuis la finde l’URSS, l’intense activité commerciale informelle et une contrebande multiforme –ressources économiques fondamentales pour la survie dans la région – ont densifié etdiversifié   les   interactions   inter-ethniques   entre Ruthènes,   Ukrainiens   et

magyarophones   locaux,   tout   en   activant   et   élargissant   les   réseaux familiaux   etd’affinité  de  part  et  d’autre  de   la  frontière  hungaro-ukrainienne :  ces  pratiques  ont

étendu   et   prolongé   l’espace   social   pluri-ethnique   de   la   Transcarpathie   vers   lesdépartements frontaliers du Nord-Est hongrois par l’installation de familles et de diverscommerces transfrontaliers, transformant le paysage urbain et social de ses bourgs etvilles. Ces pratiques multiformes, qu’aucune disposition policière ou réglementaire ne

parvient à stopper, dessinent les contours d’une identité régionale transfrontalière, oùl’échelle  de  prestige   se  déplace   vers   les   compétences   sociales  de  négociation,  demobilisation   de   multiples   ressources   culturelles,   identitaires   et   d’interaction.

Parallèlement en Transcarpathie, discours et pratiques (notamment festives, de voyage,et   de   création   et   d’utilisation   d’espaces   virtuels)   des   générations   plus   jeunes

témoignent d’une identification progressive envers le territoire transcarpathique lui-même,   comme   référent   d’origine,   qui   marque   l’émergence   d’une   identité

magyarophone de Transcarpathie. 

22 Dans   ce  processus,   la  Transcarpathie,   au   lieu   d’être  perçue   comme  un   territoireartificiellement séparé d’un territoire hongrois commun – celui d’avant 1918, et celuid’aujourd’hui – devient le référent principal dans le passage d’une logique de minorité

nationale  à  celle  d’une  ethnicité   locale  qui  rend  disponibles  de  nouveaux  ancrages

identitaires :   le   territoire  régional  de  Transcarpathie  « par   le  bas »,  comme   terreaud’une ethnicité hongroise locale, et « par le haut », la figure de la « nation hongroise »qui  désigne  dans   les   gloses   locales  une   communauté  méta-territoriale  de   l’ethnos

disséminé dans plusieurs États, dont le territoire immatériel est la langue hongroise.

23 Ainsi, l’assouplissement post-soviétique des frontières d’État, en faisant voler en éclatsl’idéal d’un homeland englobant, soigneusement conservé et transmis par la mémoire

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familiale pendant la période soviétique, finit par faire émerger à la place de la frontière

d’État hermétique du passé, de nouvelles frontières culturelles entre forme étatique etformes  ethniques  de   la  « magyarité ».  Cependant,   la   tension  entre   ces  deux   typesd’identification – vis-à-vis de l’ethnicité hongroise (et de l’État hongrois) d’une part, etdu territoire transcarpathique d’autre part – est permanente et se manifeste à plusieursniveaux.

24 Les fêtes commémoratives sont des moments privilégiés de la mise en scène de cettetension. Ainsi, le 15 mars, qui commémore la révolution hongroise de 1848 contre lesHabsbourg,   continue   à   être   considéré   comme   la   fête   la  plus   importante  pour   lesHongrois  de  Transcarpathie,  dont   la   célébration   implique   souvent   la  présence  depoliticiens  hongrois   invités.  D’une  part,  elle  sacralise  un  moment  historique  d’unité

entre   le   territoire   de   la  Hongrie   d’avant   1918   et   la   nation   ethnique   hongroise,

commémorée  pour   sa   lutte  pour   l’indépendance  nationale.  Dès   lors,   la  célébrationlocale  de  cette  fête  continue  à  ancrer  la  mémoire  historique  des  magyarophones  deTranscarpathie dans une mémoire partagée, rappelant une unité perdue. D’autre part,cette fête est perçue dans l’ambivalence, et non seulement par les Ukrainiens : car c’estaussi   la   fête  nationale   de   la  Hongrie,   ce   qui   rend   l’enjeu   de   la   commémoration

équivoque. Cependant, la présence d’un drapeau tricolore hongrois, dépourvu de la croix

de Lorraine, considérée comme blason de l’État, est glosée dans les discours des dirigeants

politiques   locaux,  et  perçue  par   la  majorité,  comme   le  symbole  de   la  communauté

virtuelle   de   tous   les  Hongrois,   disséminés   par   le  monde,   celui   de   la   « nation »,débordant  et   transcendant   les   frontières  de   l’État  hongrois.  Ainsi,   l’interprétation,

interne ou externe aux groupes magyarophones, peut osciller entre celle d’une mise enscène   de   l’unité   des   Hongrois   ethniques   par-delà   les   frontières,   ou   celle   d’une

affirmation   identitaire   de   portée   locale   qui   permettrait   aux   magyarophones   deTranscarpathie de redessiner symboliquement les frontières de la « communauté » vis-à-vis des autres groupes.

25 Dès   lors,   l’ethnicité  hongroise   de  Transcarpathie   se   révèle   être  une   construction

complexe : peu à peu, la Transcarpathie elle-même devient un homeland, le territoireidentitaire   privilégié   d’une   ethnicité   hongroise   locale   en   voie   de   construction.

Parallèlement,   les   fêtes   commémoratives   des   magyarophones   de   Transcarpathie

évoquent et mettent en scène de plus en plus souvent une appartenance supra-locale àune   communauté   déterritorialisée,   englobant   tout   l’ethnos  hongrois,   alors   quel’impossibilité  d’une  solidarité  forte  avec  un  motherland, terre  des  origines,  État  auxstratégies   totalement  différentes  de   leurs  buts  constitue  un   leitmotiv  des  discoursquotidiens.   Si   la   dimension   maternelle est   récurrente   dans   les   termes   hongrois

couramment utilisés d’Anyaorszag (« pays-mère ») mais aussi de Szülöföld (littéralement

« la   terre  qui  donne  naissance »,   la   terre  de  naissance), le  premier,  désignant   laHongrie, est progressivement mise à distance dans les identifications locales. Ainsi laHongrie comme Anyaorszàg, ne recouvre, ni ne contient plus symboliquement la régiontranscarpayhique représentée désormais comme le szülöföld (terre de naissance). Cettedernière connote en hongrois, la part affective du vécu du haza (patrie), appartenant àla fois à l’intimité individuelle privée et à celle, culturelle, partagée. Mais l’assimilation

de la Transcarpathie à cette représentation est récente et montre que le territoire local,comme  ancrage  à   la   fois  de  référence  et  d’appartenance  remplace  progressivement

celui de la Hongrie.

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26 Ainsi,   la  position  périphérique  de  dépendances  multiples  modèle   les  contours  de   laterritorialité   transcarpathique   jusqu’à   ce   qu’il   devienne   lui-même   le   territoireprivilégié  de  l’identification  ethnique.  Mais  aujourd’hui  cette  périphérie  apparaît,  dupoint   de   vue   des   acteurs   locaux,   comme   étant   « sans   Centre »,   car   l’adhésion

magyarophone à des collectifs politiques ou nationaux plus larges est devenue mitigée.

Aucun  n’est  perçu   comme   entièrement   légitime  ou   capable  d’assumer   ce   rôle,  ni

l’ensemble   des   Hongrois   ethniques   qui   constitue   une   espèce   de   « communauté

culturelle   imaginée »   sans   espace   politique   commun,   ni   l’État   hongrois   dont   lespriorités sont étroitement liées à son intégration européenne, ni l’État ukrainien perçucomme   étranger   et  pour   lequel   l’infime  minorité  hongroise  ne   constitue  pas  une

question  primordiale.  Ainsi,   la  Transcarpathie  devient  elle-même  productrice  d’une

ethnicité   hongroise   locale.   Cependant   celle-ci   est   ancrée   dans   un   territoirepériphérique dominé que les multiples pratiques commerciales informelles et illégalesétendent  au-delà  de   la  double  frontière  –  celle  entre  deux  États-nations  et  celle  del’Union Européenne – et en font une région multi-ethnique transfrontalière.

 

Itinéraires d’une élite : de la mémoire à la visibilité

27 Après   le  début  d’une  déportation  massive  qui  a  pour   longtemps  scellé   les  rapportsentre  la  communauté  hongroise  et  leur  nouvel  État,  une  série  de  nouvelles  mesures

politiques ont contribué à ébranler la société locale : l’épuration, la dékoulakisation, lacollectivisation des terres et des moyens de production, l’interdiction de l’Église gréco-catholique  fondue  dans   l’Église  orthodoxe  et   la  transformation  du  système  éducatif.Étant donné que les Hongrois de Transcarpathie n’étaient pas géographiquement isolésdes autres « nationalités » – ce qui excluait une administration spécifique – et qu’ils ne

disposaient  pas  non  plus  de   leurs  propres   institutions  politiques  alors  même  qu’ilsconstituaient  une  minorité   importante  et,  dans  beaucoup  de   localités,  une  majorité

ethnique,   le  pouvoir   soviétique  disposait  avec   la  politique  d’éducation  d’un   leviersouple et efficace3. 

28 Si les écoles primaires hongroises n’ont pas été fermées et ont assuré l’éducation sans

interruption,   les   autres   niveaux   d’enseignement   ont   été   rapidement   étatisés   etrefondés  en  russe  avec  des  programmes  soviétiques.  La  politique  éducative  a  donc

constitué   pour   les   autorités   soviétiques   un   domaine   privilégié   de   contrôle   et   denormalisation   de   la   minorité   hongroise,   tandis   que   pour   les   Hongrois,   la   lutteincessante pour une éducation dans leur langue devint la caution de la continuité de lareproduction culturelle. 

29 Si  auparavant   il  s’agissait  de  briser  un  groupe  ethnique,  perçu  comme   inconciliable

avec   le  projet   soviétique,  après   la  mort  de  Staline,   la  politique   soviétique   semble

chercher  davantage  à   fabriquer  une  communauté  hongroise   soviétique.  Mais  cettepolitique,   loin  de  désorganiser   les   identifications  magyarophones,  permit  au  grouped’investir des institutions – l’éducation en général et la nouvelle faculté magyarophone

de   philologie   en   particulier,   preuve   de   la   nouvelle   orientation   de   la   politiquesoviétique. Cette faculté donna naissance à une élite intellectuelle magyarophone quiémergea   après   les   années   1960 :   elle   offrit   de   fait   un   espace   commun   à   l’auto-organisation   du   réseau   de   celle-ci.   En   cherchant   à   particulariser   la   communauté

hongroise  de  Transcarpathie  par   rapport   aux  Hongrois  de  Hongrie   à   travers   sonéducation,   son  orthographe,   ses  patronymes4,   à   constituer   en   somme  une   culture

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soviétique   de   langue   hongroise,   les   autorités   soviétiques ont   en   fait   renforcé   lasolidarité ethnique de la très minoritaire élite hongroise qu’ils pensaient assimiler.

30 Rapidement, les intérêts de ces universitaires débordent le strict cadre littéraire versdes activités de type ethnographique parmi lesquelles des recueils de contes populaires,de  poésie,  danses  et  chansons   folkloriques,  parfois  assorties  de  tentatives  d’analyse

sociologique.  Ces  retrouvailles  avec  un  milieu  rural  dont  la  plupart  sont  originaires,

médiatisées  par   l’écrit  et  par   leur  nouveau  statut  d’intellectuels,  ont   fait  émerger,

filtrées   par   le   biais   folklorique,   des   bribes   de   récits   et   de   réminiscences   de   ladéportation  massive  au  Goulag,  ressentie  à  la  fois  comme  fondement  de  la  cohésion

interne du collectif hongrois et comme l’événement fondateur de son inclusion forcéedans l’espace soviétique. Ces universitaires privilégiés – car bénéficiant d’une mobilité

sociale   inaccessible  à   leurs  aînés  –  redéfinissent  alors  progressivement   leur  propreidentité, en la projetant autant qu’en la puisant dans le terreau des traditions locales.Leur  identification  aux  paysans  qu’ils  interrogent  offrit  à  ces  jeunes  intellectuels  unancrage  dans  une   communauté  plus   large,  pouvant   servir  de   système  de   contre-

légitimation vis-à-vis du régime soviétique. 

31 Si   la   politique   éducative   plus   libérale   après   1953   a   échoué   à   produire   une   élitehongroise  entièrement   loyale  au  régime,   il  serait   faux  d’en  conclure  que   l’identité

ethnique   hongroise   n’a   pas   été   fondamentalement   reconfigurée   dans   le   contexte

soviétique, notamment par cette nouvelle élite intellectuelle qui est devenue, dès la findes  années  1970,   l’acteur  principal  de   la  construction  d’une  mobilisation :  elle  en  adéfini   les   discours,   les   stratégies   et   les   cadres   institutionnels   (Karas   2008 :   75).Cependant, si elle a pu en devenir la force motrice, c’est précisément en raison de sonintégration dans le système institutionnel soviétique.

32 Mais le passage progressif du club informel de discussions littéraires à celui de groupede collecte ethnographique, et enfin à celui de groupe politique, a été conditionné aussipar la pression grandissante que les autorités déployèrent pour reprendre le contrôle

d’un espace qui tentait de s’autonomiser. Loin d’être une simple machination des élitesluttant  pour  étendre   leur  pouvoir,   le  succès  de   la  mobilisation,  parti  d’une  dizaine

d’étudiants  dans   les  années  1960  et   rassemblant  pratiquement   toute   la  populationhongroise   active   en   1989-19905 peut   s’éclairer  par   l’attrait   d’un   espace   ethnique,

susceptible de rétablir ce qui est perçu comme une continuité historique rompue par lacontrainte : l’appartenance référentielle à la « nation » hongroise, sinon à l’État.

33 Dans  cette  expansion  réticulaire  d’une  mobilisation,  comme  dans  d’autres  contextes

nationaux, le combat pour et par la mémoire a joué un rôle pivot de médiateur et delieu  de   rencontre  entre   l’élite  et   les  groupes   locaux,  grâce  aux   réseaux   familiaux,

d’interconnaissance et à celui des « clubs culturels » locaux. Leur mise en récit écrit etdiffusion par les réseaux d’intellectuels opère dans ce contexte social le reclassement

progressif des souffrances individuelles et familiales dues au communisme, en autant

d’emblèmes  de   la  blessure  d’une  communauté,  punie  pour  son  appartenance  à  une

nation d’origine. Devenue ainsi pièce maîtresse d’une mémoire collective magyare enconstruction,  à   l’effacement   totalitaire  antérieur  des   traces   et  de   la  mémoire  despersonnes  déportées,  a   succédé   l’effacement  post-totalitaire  des  profils   individuels

derrière la communauté nationale victime.

34 En  effet,   le  déferlement   ininterrompu  dès  1991  de  discours  rituels  commémoratifs

médiatisés  et  de   recueils  de   récits  de  déportation,   souvent   signés  par  des   figuresintellectuelles   dirigeantes   du   mouvement,   suivis   d’érudits   locaux,   a   fixé

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progressivement les conventions narratives et interprétatives d’un « bloc mémoriel »autour d’une expérience « hongroise » du Goulag, articulé sur des figures rhétoriques

stéréotypées  dont   la  répétition   les ritualise.  Ainsi   la  phrase  attribuée  à  Staline  « Laquestion hongroise est une question de wagons » ou une phrase issue du roman d’unécrivain local, massivement et souvent clandestinement lu dans les années soviétiques :« leur  seul crime  était  d’être  Hongrois. »  Il  s’agit  d’une  figure  mémorielle  unifiée,  devictimisation ethnique collective, figure construite par la sélection et la canonisation

d’évènements   et   de   comportements   emblématiques,   susceptibles   de   servir   delégitimation,  faire-valoir  et  base  de  revendication  collective.  Cette  production  visaitautant  à  obtenir   l’aval  et   l’appui  de  certaines  composantes  de   la   sphère  politiquehongroise qu’à négocier des concessions politiques avec l’État ukrainien. 

35 Les premières transcriptions des récits locaux, sauvegardant minutieusement le stylenarratif tissé d’allusions, de tournures populaires parfois humoristiques et d’émotions

rentrées (par exemple Punyko 1993), faisaient encore apparaître conflits et soupçons

internes dans les villages, entre magyarophones locaux, sympathisants pro-soviétiques,communistes et anti-communistes, complicités et solidarités inter-ethniques et inter-

religieuses dans l’épreuve du Goulag, de même que la découverte chargée d’émotions

contradictoires  de   la  profonde  misère  et  parfois  de   la   solidarité  des  Russes   libres,autour des camps. Elles furent rapidement suivies par des récits recomposés dans unstyle  uni  savant,  et  épurés  autour  du  fil  rouge  d’un  martyre  ethnique  d’un  collectifhongrois   entièrement   soudé   et  uni, sans   aucune  division   interne,  ni   contacts   oucomplicité avec d’autres groupes (Balog 1992 ; Bottlik 1997 ; Dupka 1993a, 1993b ; Nagy

1992 ; Szebeni 1991). 

36 Entre-temps,   le   consensus   postcommuniste   a   progressivement   laissé   place   à   une

atomisation de la communauté de mobilisation : peu à peu, la mémoire publique ainsi

construite   devint   la   seule   passerelle   et   point   de   convergence   dans   un   processusd’antagonisation des divergences politiques. Ce processus culmina par l’implosion dumouvement unitaire qu’a été le KMKSZ des années 1989-1990 : c’est dans la formulation

des choix stratégiques, notamment des modes de partenariat et de dépendance vis-à-vis  de  diverses   forces  politiques  hongroises  et  ukrainiennes  que   les  différences   secreusèrent. Ces choix différenciés créèrent des identités politiques multiples que le butcommun,   la  défense  des  droits  collectifs,  ne  parvint  plus  à  rassembler :   l’ethnicité

politique hongroise se polarisa. 

37 En   1996,   les   groupes  qui   se   sont  progressivement   retirés  du  KMKSZ  décident  defusionner pour former une alternative à ce dernier qui dispose toujours de la meilleure

structure avec une implantation à tous les échelons territoriaux, vestiges des anciens

clubs  culturels  qui  se  sont  mués  en  sections  locales  et  régionales.  Dès  lors,  avec  cesscissions,  l’unité  du  monde  social  magyarophone  s’émietta  en  sociabilités  politiques,organisés comme des réseaux rivaux. La logique de la compétition politique entre deuxpartis, tous deux dépendants d’alliés nationaux hongrois et ukrainiens, brise souvent

les anciennes solidarités et va élargissant son emprise sur l’ensemble de l’espace social,jusqu’au niveau local. Ainsi, chaque camp devient un super-réseau quasi autarcique etcorporatiste,   ayant   des   organisations   spécifiques   pour   les   enseignants,   écrivains,

journalistes,  avocats  (Karas  2008 :  84).  Les  acteurs  se  plient  à  cette  contrainte,  pouravoir accès à des ressources financières et symboliques de légitimation, extérieures à larégion et en quantité limitée : notamment les subventions qui viennent de Hongrie. 

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38 Aujourd’hui, les élites influentes dans chaque camp sont celles qui ont réussi à cumuler

différents  rôles  et  statuts,  à  jouer  sur  plusieurs  plans,  à  conserver  des  attaches  dans

plusieurs   activités   et   domaines   professionnels   et   politiques :   aussi   est-il   difficiled’opérer ici la distinction classique entre élite politique, économique, administrative etintellectuelle.

39 Dans  ce  contexte  de  clivage  d’un  monde  social  dont  ces  partis-réseaux  prétendent

encore   tous   à   assumer   la   sauvegarde   et   la   reproduction,   le   seul  bien   symbolique

commun  des  sociabilités  politiques  rivales  reste   la  mémoire  publique  « hongroise »centrée   sur   la  déportation,  de  plus  en  plus   ritualisée.  Si  cette  dernière  a   fini  parinfluencer  en   retour   les  modes   locaux,  de   remémoration,   ceux-ci   subsistent  et   sereproduisent encore, alors que des initiatives touristiques locales s’attachent à créer denouveaux   « lieux  de  mémoire »   et   exploitent   ceux,  déjà   créés,   comme   ressourcespatrimoniales.

 

Les années de la peur : souvenir et oblitération autourdu « malenki robot »

40 L’oblitération,   loin   de   se   confondre   avec   l’oubli,   effacement   d’un   élément   de   lamémoire, constitue une mise en latence collective du souvenir d’un événement, en ensauvegardant des marqueurs indirects, est un processus culturel socialement construit,

qui   apparaît   comme   une  modalité   particulière   de   la  mémoire   collective.   Elle   sedistingue également du secret, car ce qui est éludé ou évoqué allusivement, fait partieau  contraire  d’un  savoir  commun   localement  partagé  et  non  explicitement   interdit

d’évocation  à   l’intérieur  du  groupe.  Ainsi,  dès  1945,  sous   le  poids  d’une  répressionbrutale, les collectifs magyarophones de Transcarpathie, à l’instar d’autres populations

de l’URSS, ont dû recouvrir par la chape d’un silence, imposé de l’extérieur, l’évocationexplicite du déroulement des arrestations, des étapes pénibles et du travail forcé de ladéportation, du déclassement, de la misère ou des harcèlements des familles, de la mort

lointaine et souvent non communiquée des déportés, puis des modalités de retour etréinsertion  des   survivants.  Dès   cette   époque,   le   terme   local  usuel   condensant   etévoquant l’ensemble de cette expérience collective sera celui, issu du russe, de malenki

robot. Signifiant  dans  un  russe  mal  perçu   littéralement  « petit  travail »,   l’étymologie

populaire l’attribue aux soldats et autorités soviétiques ramassant les civils sous le fauxprétexte d’un court travail de déblaiement de deux trois jours : cette expression associeainsi cruauté et tromperie au collectif russe. 

41 Si   le   respect   forcé   des   codes   soviétiques   du   non-dit   de   la   répression   constitua

l’expérience commune de toutes les composantes de la société soviétique, les cachettes,

au   sein  de   l’intimité   familiale,  contenant  de   témoignages  matériels  des  déportés  –objets personnels, papiers et photos antérieurs, cartes envoyées des camps – semblent

avoir   constitué   autant  des   reliques   familiales,  que  des   ancrages  d’une   silencieuse

intimité culturelle au sein du collectif hongrois, à l’instar d’autres groupes victimes. Cesreliques furent ensuite enrichies par des objets usuels des camps, des poèmes, chants,

prières,   listes  de  compagnons  décédés  et  notes  que   certains   survivants  mirent  enécriture après leur retour. 

42 Aujourd’hui, le mode de visibilité de ces objets testimoniaux s’est diversifié et ritualisé.D’une part, ils occupent, le plus souvent, un lieu particulier, entre intime et public, dans

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la maison : si une photo du disparu est souvent exposé dans la pièce commune, ornée

d’une   fleur  ou  d’une  bougie,   les  documents  écrits,  et  objets  usuels   soigneusement

regroupés et séparés d’autres, se trouvent dans les chambres à coucher, prêts à êtreressortis pour les visiteurs. Lors des commémorations annuelles, à l’église, au cimetière

ou devant le monument local, les souvenants âgés se présentent souvent, portant desphotos,  notes  ou  objets  usuels  du  Goulag,  ayant  appartenu  au  disparu.  S’il  n’existe

aucun musée, consacré à la déportation dans la région, un certain nombre de ces objetsfurent  donnés  au  petit  musée  historique  de  Beregovo,  construit  sur  des  collections

hétérogènes d’un intellectuel local magyarophone.

43 En raison de la répression soviétique, l’état, les caractéristiques et les changements dusavoir  narratif  portant  sur   le  Goulag,   latent  pendant   les  quatre  décennies  avant   laperestroïka, resteront à jamais dans l’ombre. Cependant, les premiers recueils de récitsdes années 1980, réalisés par des jeunes intellectuels locaux, de même que les premiers

travaux d’ethnographes hongrois (par exemple, Fejös 1995), font état de conventions

narratives  suffisamment  élaborées  dans  l’évocation  du   lager et  du   malenki robot pour

signaler une tradition orale familiale vivante, dont le style de narration rappelle celui,local,  des  conflits  quotidiens  et  celui  des  récits  de  soldats  hongrois  de   la  Première

Guerre mondiale (Fejös 1995).

44 Par ailleurs, un certain nombre de poèmes, prières et ballades en hongrois, nés dans lescamps du Goulag, s’intégrèrent dans la tradition orale locale, se cachant souvent parmi

les chants religieux ou folkloriques. La « Prière des mille prisonniers » en six strophes – recueillie dans nombre de villages et de bourgs – fut créée collectivement à Noël 1944dans le camp de rassemblement de Szolyva en Transcarpathie ; le poème d’un lycéen,

intitulé  « Noël  de  prisonniers »,  écrit  également  à  Szolyva  où   les  épouses  et  mères,

ayant  pu  visiter  une  fois  leurs  proches  avant  le  départ  en  Sibérie  les  ont  appris  parcœur, diffusé dans les familles puis chanté sur les mélodies de psaumes dans l’église. Un

chant funéraire de l’Église réformée, écrit dans le village de Szaloka par des survivants

revenus,  en  commémoration  des  déportés  morts  du  village  s’est  également  diffusé,chanté  sur  la  mélodie  du  psaume  35.  Il  semble  que  des  poèmes  chantés,  localement

appelés  « ballades  de  lager »  ont  pu  se  mouler  dans  les  chants  et  ballades  populairestraditionnels (Punyko 1993 : 12). Diffusés et folklorisés, ou constituant un patrimoine

mémoriel,  passé  directement  de   l’intimité   familiale  à   la  publication  militante  et/ousavante, ces textes signalent, sous l’épaisse couche de « secret » officiel, un processuscontinu d’appropriation familiale et collective de la continuité mémorielle.

45 En général, les familles finirent par apprendre la mort du déporté, sans en connaître lelieu,   ni   la   date   exacte.   L’absence   définitive   du   cadavre   et   l’impossibilité   del’enterrement furent vécues comme une amputation du patrimoine mémoriel familial

et villageois, engendrant des pratiques ritualisées de substitution. Si le chant réitéré dupsaume funéraire de Szaloka dans l’église locale peut être interprété comme une sorted’enterrement déterritorialisé, ériger un poteau funéraire – traditionnellement en boisau sein de la population magyarophone réformée de la région – à un défunt déportén’était pas possible sans danger. D’aucuns se souviennent cependant de noms de morts

gravés  sur  le  poteau  familial,  mentionnant  parfois  « décédé  au  loin »  ou  « décédé  enlieu inconnu », mais les épitaphes, lisibles aujourd’hui dans les cimetières de villages etde bourgs, furent créées dès 1987 dans le style poétique traditionnel par l’écrivain locald’épitaphes. Ailleurs, on a placé une plaque, commémorant tous les déportés du village(Gôdényhàza), mais le secrétaire du parti a ordonné son enlèvement.

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46 Aujourd’hui, dans le  discours des « souvenants »  et  de  leurs descendants, ces chants,

poèmes et prières mais aussi les nombreux récits et notes d’époque recueillis et publiés,les  monuments  publics  et  les  commémorations  annuelles  apparaissent  tous,  à  la  foiscomme  créateurs  de   tombes   immatérielles,  restituant   la   trace  des  absents,  comme

justice rendue aux victimes innocentes et comme réparation d’une déchirure dans letissu généalogique du groupe. Mais la lecture de ces livres, leur médiatisation dans lesmédias   locaux   et  hongrois   et   l’enseignement   scolaire   local   influencent   en   retourcertains  cadres  expressifs  et   interprétatifs  de   la  mémoire   locale.  Ainsi,   le  déficit  deterritorialisation que signale l’absence d’enterrement et l’impossibilité persistante deconnaître  avec   certitude   la  date  et   le   lieu  des  décès   s’interprète  de  plus  en  pluscouramment  comme  signe  d’une  mort  héroïsée,  d’un  destin  moralement  exemplaire.

Pour   les  plus   jeunes,  sans  souvenir,   la  mémoire,  de  familiale  se  transforme  souvent

désormais en livresque et rituelle : elle semble donc redessiner à l’infini la figure d’unmartyre   hongrois   collectif   sans   visage,   exprimé   dans   un   registre   victimaire

d’inspiration chrétienne.

47 Mais   si  dans   l’évocation   informelle  et  orale  du  passé,  coexistent  des  composantes

mémorielles multiples teintées par l’ambivalence, télescopant temporalités, espaces et

registres   divers,   leur   mode   d’énonciation   épouse   parfois   les   nouvelles   normes

mémorielles écrites. En comparaison avec les récits recueillis au début des années 1990,actuellement,   dans   les   générations   adulte   et   âgée,   des   bribes   de   récits   sur   desévénements sanglants de la guerre, avant l’occupation soviétique, sur ceux, ultérieurs,de la collectivisation et la dékoulakisation, suivis de graves pénuries, sur le quotidiende   la  répression,  semblent  de  plus  en  plus  « aspirées »  par   le  bloc  mémoriel  de   ladéportation et sa trame narrative : elles émergent rarement sans y être insérées et ellesy   apparaissent   dépourvues   de   repères   chronologiques   ou   spatiaux   propres.   Si   lachronologie  et   les  changements  de   la  période  soviétique  sont  ainsi  de  plus  en  plusneutralisés  et  « noyés »  dans   l’expérience  emblématique  du  Goulag,   l’évocation  dupartage avec d’autres groupes de ces épreuves ultérieures devient aussi plus ténue etdifficile et son potentiel de solidarité et d’identification s’affaiblit.

48 Dans les allusions très codées sur l’existence et l’identité de dénonciateurs et complices

de   la   répression   soviétique   locale   –   ayant   été   souvent  déportés   eux-mêmes   –   ilscontinuent   à   être   évoqués   dans   l’idiome   traditionnel   de   référence   à   des   acteursambivalents du passé : jamais nommés, mais spécifiés soit par le village d’origine, soitpar la langue maternelle, soit par l’appartenance religieuse. Si ces allusions, disparuesdes récits plus récemment publiés, apparaissent encore dans les différents entretiens

comme  renvoyant  à  une  trame  latente  d’accusations mutuelles,  paradoxalement  leurcaractère à peine esquissé et jamais public perdure jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, le silence

imposé par le régime soviétique semble s’être transformé en une oblitération interne,

partagée entre élites savantes, produisant la mémoire écrite, et locuteurs locaux : sondouble but  paradoxal   semble   être   à   la   fois  de  préserver   localement  des   rapportsinterfamiliaux   et   inter-ethniques   d’échange   et   de   collaboration   économique,

indispensables pour la reproduction du groupe et de conforter une unité ethnique post-soviétique fondée sur la victimisation.

49 Point  de  convergence  entre  mémoire   informelle  et  mémoire  publique  et  écrite  del’année  1944,   l’épais  silence,  sans  marqueur  mémoriel   indirect,  qui  recouvre   le  plussouvent   la   disparition   de   l’une   des   composantes,   dynamique   et   majoritairement

magyarophone  de   la  population  régionale :  bourgeois,   intellectuels,  commerçants  et

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même agriculteurs, les Juifs transcarpathiques urbains et ruraux. Leur dépossession etdéportation  massive  dans   les   camps  de   concentration  nazis,  œuvre   conjointe  desAllemands et de la gendarmerie envoyée du centre de la Hongrie, a précédé de peu ledébut de l’occupation et de l’annexion soviétiques. Questions ou allusions se heurtent

presque toujours à un déni de mémoire et de savoir (« je ne me souviens pas », « je n’en

ai pas connu », « je ne le savais pas »). Malgré le témoignage des archives et celui detraces   architecturales,   désormais   à   peine   visibles   de   la   présence   culturelle   juive,l’association  de  ce  qui  est  souvent  nostalgiquement  nommé  « l’époque  hongroise »  àdes massacres et exactions semble dessiner pour les souvenants la figure insupportable

d’un bourreau   nazi,   en   partie   hongrois.   Elle   serait   susceptible   de   fissurer

douloureusement   l’image  de   l’ancien   motherland, la  Hongrie,  de  même  que   l’unité

ethnique   et   identitaire   créée   autour   d’un   récit   fondateur   victimaire   dans   lamobilisation mémorielle collective de la fin de l’URSS. 

50 Ce   silence  dessine   les   limites  des  paradoxes  que  peut  porter  une  mémoire   sociale(Collard   1989),   dont   la   composante   informelle   constitue   une   sorte   de   mosaïque

mémorielle,  dotée  d’une   chronologie  mouvante   qui  peut   condenser   événements   etacteurs divers dans l’intemporel d’une seule expérience dramatique emblématisée. Elleest faite d’un savoir implicite – diffusé par les souvenants et par des objets ou reliquesmémoriels – engendrant et alimentant un mode d’énonciation particulier, soutenu pardes   locutions  et   tournures   spécifiques,  condensatrices  de   l’évocation,  et  de  modes

ritualisés de conduite et d’actions symboliques. Cette figure mémorielle se produit leplus  souvent  en  contrepoint  et  parfois  en  contestation  d’idéologies  et  d’historicités

dominantes et officielles, ce qui augmente encore sa charge émotionnelle. L’attributionde ces pratiques et représentations idéologiques hostiles, comme propre non pas à unsystème transnational mais à un persécuteur collectif national ou ethnique, ethnicise

en retour l’identité des victimes.

 

La symbolique des monuments commémoratifs

51 Le symbolisme des plaques et monuments commémoratifs, érigés pour les cérémonies

de 1989 et par la suite éclaire le double rapport de la construction mémorielle publiqueavec l’espace culturel et politique local et avec celui, national, hongrois.

52 Le combat identitaire et politique par symboles et représentations interposés pour lemarquage et la « possession » symbolique des espaces centraux de villes et villages estamplement  documenté (Aguilhon  1978),  notamment  dans   les  études  portant  sur   lessociétés post-communistes ou en crise de légitimité politique (Hofer 1992). En 1989-90,les autorités locales soviétiques de la Transcarpathie ont très souvent empêché, autant

la célébration de la cérémonie que l’érection d’un monument commémoratif dans lescentres-villes ou sur la place principale des villages. Ainsi, de nombreuses cérémonies

et monuments datant de ces années ont investi les églises et les cimetières. Si en raisondu  marquage  ethnique   local  de   l’appartenance  religieuse,  ces  derniers  continuent  àconstituer   les   espaces   sociaux   et   symboliques   privilégiés   de   l’intimité   culturelle(Herzfeld  1997),  le  caractère  funéraire  de  la  commémoration  y  ajouta  une  légitimité

supplémentaire,  perpétuée  par  des  plaques   ou  pierres   tombales   commémoratives,

portant   les  noms  des  disparus  et  objets  de  commémorations  annuelles  suivies  d’unoffice religieux.

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53 À  partir  de   la   fin  de   l’URSS   et  de   la  naissance  de   l’État  ukrainien,   le  marquage

symbolique de lieux emblématiques de la « magyarité » investit progressivement une

multiplicité d’espaces ruraux et urbains. L’érection de monuments commémoratifs non

figuratifs   ou   de   statues   semble   suivre   les   normes   esthétiques   des   monuments

européens aux victimes des guerres mondiales (Agulhon 1978), en activant parfois desmotifs issus de la tradition régionale, comme le fejfa, bâton funéraire sculpté par desartisans locaux, élément traditionnel de la culture locale issu du calvinisme populaire.Ce symbole funéraire a connu au 20e siècle une extension urbaine et un élargissement

de   sens :  autant  en  Hongrie  qu’en  milieu  minoritaire  ou  émigré,   il  en  est  venu  àcommémorer victimes et héros d’événements tragiques de l’histoire nationale (Hofer

1992).   Exemplaires  de   ce  processus,  des   fejfa érigés   ici   en  mémoire  des  déportéssemblent  inscrire  dans  le  paysage  et  la  mémoire  régionaux  la  représentation  supra-étatique  d’une  « magyarité »  sans   frontière  dont   l’un  des  motifs,  remontant  au  19e

siècle, est un destin national tragique partagé.

54 Les   monuments   les   plus   impressionnants,   investissant   des   lieux   centraux   ouauparavant  non  marqués,  sont  le  « Parc  du  Souvenir »  érigé  à  Szolyva,  à  la  place  ducamp  de  transit  des  déportés  transcarpathiques  – solennellement   inauguré en  1994,cinquantenaire  de   la  déportation –   et   le  monument  du  village  de  Tiszapéterfalva,

réalisé en 1990. 

55 Si, surtout au début des années 1990, plaques, pierres tombales et monuments furent

réalisés par l’initiative et les donations conjointes d’acteurs locaux et d’organisations

ethniques,   ces   dernières,  mobilisant   politiciens   et   partis   hongrois   alliés,   vont   seréappropriant   et   sacralisant   progressivement   des   lieux   de   mémoires   régionaux

emblématiques d’un passé hongrois plus lointain, comme si le foyer mémoriel construit

autour du Goulag, ouvrait la voie à la réorganisation et re-territorialisation de tout unpaysage  commémoratif,  offrant  un  contexte  interprétatif  plus  large  aux  événements

collectifs plus récents. Ainsi, dès le début du combat politique pour l’introduction del’enseignement de l’histoire hongroise dans les écoles de la région, furent rénovés etdotés de plaques commémoratives des lieux de mémoire plus anciens, comme ceux liésà   l’insurrection  anti-Habsbourg  dirigé  par   le  prince  Ferenc  Rakoczi,  originaire  de   larégion, ou le château fort de Munkacs (Munkasevo), lieu d’une longue résistance contre

l’assaut des Turcs, tous ritualisés par des commémorations annuelles. De même, dans

l’un des lieux les plus emblématiques de la mythologie nationale hongroise, le col deVerecke  dans   les  Carpathes,   réputé   avoir   été   le   lieu  d’arrivée  dans   le  bassin  desCarpathes   des   tribus   dont   la   sédentarisation,   l’alliance   et   la   conversion   auchristianisme  furent  les  fondements  du  royaume  millénaire  fondé  par  Saint-Etienne,

fut   récemment   reconstruit   un   monument   commémoratif   massif.   Son   existence

intensifia encore ce que l’on peut appeler un « tourisme patriotique », pèlerinage laïquemais ritualisé d’individus, de familles et de groupes, de Hongrie et de magyarophones

d’autres  pays,  se  recueillant  sur  des   lieux,  considérés  comme  ancrages   identitaires

ethniques débordant les frontières étatiques.

56 Ce marquage et cette ritualisation d’espaces interpatriotiques (Losonczy 1997), parce qued’autres groupes ethniques, comme les Ruthènes, ou les Ukrainiens « nationaux » lesinvestissent  également  comme  les  leurs,  continuent  à  alimenter  de  « contre-rituels »politiques   comme   l’endommagement,   le   déboulonnement   des   monuments   ou   laconstruction  de  marquages  rivaux,  accompagnés  de  polémiques  dans   les  médias  etparfois   même   d’incidents   diplomatiques.   Cette   figure   de   l’histoire   territorialisée,

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transformée   en   expérience  mémorielle   par   des   visites   touristiques   et   des   rituelscommémoratifs,  parfois  rivaux,  semble  être   l’élargissement  d’une  mémoire  publiqueethnicisée, car elle porte un double enjeu paradoxal : soutenir symboliquement à la foisdes reconstructions nationales rivales, ancrées dans des états, et des reconstructions

ethniques régionales, s’identifiant à une unité ethnique supra-locale transfrontalière.

 

En guise de conclusion

57 Les   rituels  politiques  de  portée   ethnique   (Kertzer   1988)   apparaissent   comme  desdispositifs   privilégiés   pour   condenser   les   mémoires   personnelles,   familiales   etsectorielles   en   une   figure   unitaire,   les   transformant   ainsi   en   mémoire   publiqueexemplaire, emblème d’une communauté. Mais en explicitant l’implicite et le flou de lamémoire sociale, la mise en écrit savante, la patrimonialisation d’une doxa mémorielle

ethnicisée et surtout sa ritualisation, changent la nature de la mémoire collective : debribes  d’expériences  fragmentées,  souvent  contradictoires,  portant  une  conflictualité

latente et traversées d’oblitération, elles la transforment en un savoir  explicite collectif

incontestable,  pièce  maîtresse  d’une unité ethnique idéale,  au-delà de  toute division,

conflit ou ouverture vers d’autres groupes. Cette transformation savante et ritualiséede   la   souffrance   en   victimisation   engendre   un   mode   d’énonciation   normatif   etstéréotypé, expurgé de l’ambivalence et de la polyphonie, qui fondent la multiplicité

complexe  de  profils   individuels  et  de  partage  d’expériences.   Il  est  étayé   sur  deuxfigures aussi immuables que leur antagonisme : la Victime et le Bourreau, l’assignation

ethnique  de   l’un   impliquant  celle  de   l’autre.  Cette   figure  publique  d’une  mémoire

cultuelle,  sur   laquelle  s’articulent  des  représentations  spatialisées  de   la  mythologie

nationale hongroise, délimite ici clairement les frontières d’un « nous » minoritaire, enmême temps que le socle sur laquelle émerge une nouvelle ethnicité politique.

58 Le   cas  des  magyarophones  de  Transcarpathie   est   éclairant   à   ce   sujet  puisque   lesinstitutions issues de la mobilisation collective autour de l’ethnicité ont fini par devenir

la colonne vertébrale des sociabilités dominantes. C’est par elles que tout l’espace socialest innervé des deux réseaux politiques à forte hiérarchie interne. 

59 Si  le  monde  social  magyarophone  de  Transcarpathie  n’a  pas  réussi  à  résister  à  cettepression, c’est aussi parce que les élites qui en sont issues, en initiant la mobilisation,

en  instituant  un  espace  politique  particulier  à  l’ethnicité,  ont  défini  elles-mêmes  lesnormes, les vocables et les symboles de cette ethnicité. Comme le rappellent Tournon etMaiz   (2005),   les   identités  ethniques  sont  des  ensembles malléables ;  ainsi   les  éliteshongroises  ont  modelé  cette  ethnicité  en  une  image,  susceptible  de  devenir  un  biensymbolique  de  valeur,  économiquement  et  politiquement  négociable   sur   les  scènes

politiques  nationales  instables  et  parfois  rivales  de  la  Hongrie  et  de  l’Ukraine.  Cetteidentité hongroise explicite et singulière de Transcarpathie n’a jamais existé jusqu’à cesdernières années, ni au sein de l’État hongrois d’avant 1920, ni dans la Transcarpathie

soviétique :   il  n’existait  qu’une   ethnicité  quotidienne,   en   contact  permanent   avecd’autres. 

60 Pour  autant,  il  ne  s’agit  pas  d’affirmer  que  cette  nouvelle  ethnicité  est  une  création« artificielle », montée de toute pièce, ni que c’est la mobilisation des années 1960 qui aconstruit la « magyarité » de Transcarpathie. Celle-ci préexistait et continue à existersous   des   formes   et   dans   des   contextes   différents.   En   revanche,   c’est   en   effet   lemouvement collectif qui politise cette ethnicité en la construisant sur le double pilier

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de la mémoire collective, spatialisée et ritualisée et de la langue, et en l’inscrivant dans

l’espace public alors qu’elle demeurait dans le privé et le local jusqu’alors. Les élites, ensurimposant  ce  nouvel  espace  public  à  une  ethnicité  quotidienne,   latente   jusque   là,créent   une   l’ethnicité   politique,   publique   (Tournon   et   Maiz   2005),   organisée

aujourd’hui en réseaux concurrents, qui prétend épouser l’ensemble des sociabilités desmagyarophones. À partir du moment où l’ensemble de l’espace public est médiatisé parl’ethnicité, le renforcement de frontières culturelles qu’elle implique fait émerger une

normativité appelant à l’isolement de la communauté. 

61 Cependant,   l’observation   ethnographique  du  quotidien   et  de   la   vie   religieuse  desbourgs,   villages   et   quartiers   périphériques   et   l’accompagnement,   souvent

transfrontalier,  de  pratiques  courantes  permet  de  constater  qu’une  grande  partie  del’économie   et   de   l’organisation   sociale   locales   de   l’espace   magyarophone   deTranscarpathie   est   largement   emboîtée   dans   celui   d’autres   groupes   ethniques

régionaux   et   transfrontaliers   et  mobilise  des   solidarités   familiales   et   locales  pré-existantes aux réseaux politiques polarisés. Si ces pratiques échappent donc à la logiquepolitique de l’isolement ethnique, la normativité dominante de ce dernier renforce leurancrage dans le domaine de l’informel. Illégales, selon les normes juridiques nationales,

elles tendent à être perçues par l’élite ethnique comme illégitimes, polarisant ainsi lemonde   social   local   entre   bénéficiaires   de   ressources   économiques   légitimées   ettravailleurs précaires, tentant de capter des ressources illégales.

62 Le   tourisme   –   essentiellement   de   proximité   –   offre   un   cadre privilégié   à   latransformation locale des lieux et des ritualisations de la mémoire publique en biens

dont  la  symbolique  permet  une  marchandisation  diversifiée.  Légalisée  ou  informelle,

cette  activité  permet  de  contourner   le  modèle  ethniciste  de   légitimité  politique  etd’isolement, tout en capitalisant les ressources mémorielles créées par lui. Ainsi, pourle  tourisme identitaire hongrois  –  venant  de  Hongrie  ou  d’autres  pays   limitrophes  ouoccidentaux   –   les   petits   entrepreneurs   locaux   construisent   une   offre   de   visites,présentées  –  essentiellement   sur   internet  –  en   termes  d’apprentissage :   revivre  etpartager   l’expérience  d’une  magyarité   sans   frontières,  alors  que  pour   les  visiteursukrainiens,  roumains  ou  russes,   les  mêmes   lieux  seront  présentés  comme  porteursd’une  altérité  exotisante  esthétisée  à   laquelle   les  nouvelles  opportunités  de  voyagepermettent  enfin  un  accès  aisé.  Nature  environnante   intacte  et  bains   thermaux  enrenaissance, échos de valeurs occidentales globalisées, constituent les points communs

entre l’offre d’une expérience d’intimité culturelle, élargie dans le temps et l’espace, etcelle, esthétique, d’une altérité proche.

63 Ainsi, au terme d’un itinéraire tortueux, la marchandisation touristique d’une mémoire

ethnicisée,  centrée  sur   la  déportation,  permet  que  celle-ci,  de  pièce  maîtresse  d’un« nous » collectif victimaire, opposé à d’autres et à celui des bourreaux, devienne objetde partages momentanés qui la dotent de multiples sens.

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NOTES

1. . Les aspects de ce vécu frontalier constituent la trame de la recherche en cours dont ce texteest issu. Elle a débuté en 2008 par quelques semaines, passées à deux reprises dans la ville deBeregovo et dans des villages frontaliers de part et d’autre de la frontière magyaro-ukrainienne.

Ce texte s’appuie sur une observation ethnographique, complétée par des dizaines d’entretiens etla lecture de la littérature militante et testimoniale locale, de même que celle des (rares) écritsethnographiques et sociologiques sur la population transcarpathique. Je remercie mes nombreux

interlocuteurs de leur confiance, de m'avoir ouvert leurs maisons, leurs activités et surtout lescomplexités de leur passé.2. . L’analyse qui suit doit beaucoup à l’excellent mémoire de master de David G. Karas (2008)ainsi qu’à nos discussions sur le terrain et à Budapest. Qu’il en soit ici remercié.

3.  .   Le   cas   des   Hongrois   n’est   pas   particulier   :   toutes   les   minorités   soviétiques   ont   étéadministrées ainsi en Transcarpathie comme ailleurs. Le cas des Hongrois en Transcarpathie estsimilaire  à  celui  des  Ruthènes,  des  Roumains,  des  Slovaques,  etc.  Même   si   les  Hongrois  deTranscarpathie  vivent  dans  une   région   facilement   identifiable,  présents  dans  pratiquement

toutes les villes et les villages de la Transcarpathie, pour les autorités soviétiques ils constituent

la composante ethnique la plus « sensible » du fait de l’attachement historique de la région à laHongrie.  Dès  lors,  ils  deviennent  les  cibles  privilégiées  des  politiques  éducatives  nouvelles  quivisaient à mater les résistances potentielles.

4. . On a aussi introduit l’usage du second patronyme, usité en russe mais inconnu en hongrois.

5.  .   Le   KMKSZ   compte   alors   plus   de   40.000   membres,   voir   Tiz év a magyarsag

szolgalataban, KMKSZ X. kôzgyûlése, Ungvar : 1999.

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RÉSUMÉS

Issu   d’une   recherche   ethnographique,   entamée   sur   le   terrain   en   2008,   ce   texte   proposed’interroger   dans   le   contexte   post-communiste   de   la   région   frontalière   de  Transcarpathie

(Ukraine),  un  double   rapport.  D’abord,   celui   existant   entre   la   construction  publique  d’une

mémoire collective victimaire liée à la déportation au Goulag et sa ritualisation commémorative

périodique d’un côté, et les modes d’énonciation et les non-dits des gloses mémoriels informels

dans la société magyarophone rurale et urbaine, (re)construisant ses identifications collectives,de l’autre. Ensuite, ce texte tente de circonscrire le lien paradoxal entre les pratiques et discoursmémoriels ethnicisés et le caractère nécessairement muti-ethnique et interactionnel des activitéséconomiques, liées au caractère pluri-frontalier de la région, qui seules assurent la survie et lareproduction  des   groupes,  notamment  par   la   contrebande   et   l’accueil   touristique   informel

construit autour des lieux de mémoire patrimonialisés.

Drawing  on  ethnographical  research  conducted   since  2008   in  Transcarpathia   (Ukraine),   this

article  raises  two  main  issues  regarding  memory  processes  in  a  post-communist  context.  The

first question bears on the relation between the public construction of a collective memory ofvictimhood grounded in the Goulag experience, and its ritualization, on the one hand, and the

silences and uneases of informal memory glosses in the urban and rural local Magyar-speaking

society  (re)making  its  categories  of  collective  identification.  The  second  issue  arises  from  the

paradoxical relation between ethnicized memory practices and discourses on the one hand, and

the  necessarily  multi-ethnic  and   interactional  nature  of  economic  activities,  grounded   in  the

existence  of  multiple  borders   in  the  region,  while  some  of  these  economic  activities,  such  assmuggling and informal touristic tours built around the local post-communist lieux de mémoire,

are precisely crucial in the reproduction of the local society.

INDEX

Keywords : boundary, ethnicity, memory, nationalism, post-communism, Transcarpathia,

Ukraine

Mots-clés : ethnicité, frontière, mémoire, nationalisme, post-communisme, Transcarpathie,

Ukraine

AUTEUR

ANNE-MARIE LOSONCZY

anthropologue, directeur d’études à l’EPHE-Sorbonne (Paris), est membre d’IRIS (CNRS-EHESS-

INSERM-Paris  13) et du Laboratoire d’Anthropologie des Mondes Contemporains de l’ULB. Sesdomaines de recherches sont l’anthropologie des systèmes inter-ethniques, les sociabilitéstransfrontalières, l’anthropologie du rituel et l’anthropologie de la mémoire et de latransmission. Ses terrains d’enquêtes sont le Choco (Colombie), la Caraïbe et les villescolombiennes, la Havane (Cuba), la Hongrie, la Transylvanie, et l’Ukraine transcarpathique. [ULB

– Institut de sociologie, Avenue Jeanne, 44, CP 124, 1050 Bruxelles –[[email protected]]

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La fabrique de l’État néolibéral« Workfare », « Prisonfare » et insécurité sociale

Loïc Wacquant

NOTE DE L’ÉDITEUR

Droit de réponse des Editions Agone

Dans une note malheureuse de son article sur « La fabrique de l’Etat néolibéral » parudans Civilisations, 2010, vol. 59, n° 1, Loïc Wacquant indique que la version française deson livre Punishing the Poor, publiée par Agone en 2004 (Punir les pauvres, voir http://

atheles.org/agone/contrefeux/punirlespauvres/), en serait une « versioncontrefaisante et dont le contenu est nul et non avenu ». En réponse à cette opinion très personnelle, à laquelle la justice française n’a pas crubon se ranger jusqu’ici, vous trouverez dans la lettre ouverte publiée sur notre sitequelques faits :http://blog.agone.org/post/2010/09/02/Lettre-ouverte-a-celles-et-ceux-qui-ont-

echappe-au-psychodrame

Les Editions Agone

1 Trois   ruptures  analytiques  ont  été  nécessaires  pour  diagnostiquer   l’invention  d’unnouveau   gouvernement  de   l’insécurité   sociale  mariant  une  politique   assistantielle

restrictive de mise au travail forcée (« workfare ») à une politique pénale expansive

marquée par le déploiement élargi de la prison et de ses appendices (« prisonfare »),tel que je l’ai énoncé dans mon livre Punishing the Poor (Wacquant 2009a), et ainsi

rendre compte du tournant punitif des politiques publiques pris par les États-Unis puispar les autres sociétés avancées engagées sur la voie de la dérégulation économique etde la réduction de la protection sociale dans les dernières décennies du 20e siècle1.

2 La première consiste à échapper au couple conventionnel « crime et châtiment », quicontinue de paralyser le débat politique et scientifique sur l’incarcération alors même

que   leur   divorce   est   patent.   La   seconde   rupture   commande   de   penser   ensemble

politique  sociale  et  politique  pénale,  si   tant  est  que  ces  deux  domaines  de   l’actionétatique  envers  les  catégories  défavorisées  sont  désormais  informées  par  une  même

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philosophie   behavioriste   qui   s’appuie   sur   la   dissuasion,   la   surveillance,   la

stigmatisation  et  l’usage  de  sanctions  graduées  pour  modifier  les  comportements.  Lewelfare transmué en workfare et la prison dépouillée de toute velléité de réinsertion

forment  désormais  un  seul et  même  canevas  organisationnel  qui  enserre  une  même

clientèle  prise  dans   les fissures  et   les  bas-côtés  de   la  ville  dualisée.  Workfare etprisonfare opèrent de concert de sorte à rendre invisibles les populations à problème

– soit en les excluant des registres de la protection sociale, soit en les mettant sous lesverrous – pour finalement les pousser vers les secteurs périphériques d’un marché dutravail secondaire en plein boom.

3 La   troisième   rupture  vise  à   surmonter   l’opposition   traditionnelle   entre  approches

matérialistes  et  approches  symboliques,  descendues  des  figures  totémiques  que  sont

Karl Marx et Émile Durkheim, de sorte à reconnaître et rassembler dans l’analyse lesfonctions   instrumentales   et   les   fonctions   expressives   de   l’appareil   pénal.   Tenir

ensemble   les  missions  de  contrôle  et  de  communication,   la  gestion  des  catégoriesdéshéritées et l’affirmation des frontières sociales saillantes, permet de dépasser une

analyse formulée dans le langage de l’interdit pour découvrir comment l’expansion etle   redéploiement   de   la   prison   et   de   ses   tentacules   institutionnelles   (libertéconditionnelle, probation, bases de données judiciaires, discours tourbillonnants sur lecrime et une virulente culture de dénigrement des criminels) ont remodelé le paysagesocio-symbolique et refait l’État lui-même. 

4 Un seul concept suffit pour effectuer simultanément ces trois ruptures : la notion dechamp bureaucratique développée  par  Pierre Bourdieu (1993) dans  son cours duCollège de France au début des années 1990 pour repenser l’État comme instance quimonopolise  non  seulement  l’usage  légitime  de  la  violence  physique  (selon  le  schéma

classique  de  Max  Weber)  mais  aussi  celui  de   la  violence  symbolique,  et  qui  façonne

l’espace   social  et   les   stratégies   sociales  en   fixant   le   taux  de   conversion  entre   lesdiverses espèces de capital. Dans ce chapitre, j’élargis la formulation de Bourdieu afind’aiguiser les contours analytiques et de clarifier les implications théoriques du modèle

du gouvernement néolibéral de l’insécurité sociale au tournant du siècle avancé dans

Punishing the Poor. Dans la première partie, je revisite et révise la thèse classique dePiven et Cloward (1993 [1971]) sur la régulation de la pauvreté par l’aide sociale et jecontraste la pénalisation comme technique de gestion des populations précarisées dans

les sociétés avancées avec la vision de Michel Foucault (1975) de la place de la prisondans la « société disciplinaire », la thèse de David Garland (2001) sur la cristallisation dela « culture du contrôle » à l’âge de la modernité tardive, et l’analyse de la politiquenéolibérale   livrée   par   David   Harvey   (2005).   Ce   passage   au   crible   théorique   me

permettra,   dans   la   seconde   partie,   d’esquisser   une   caractérisation   proprement

sociologique   du  néolibéralisme   qui   rompt   avec   son   portrait   économique  habituel

comme simple règne du marché (qui fait écho à l’idéologie néolibérale). Je soutiendrai

qu’un  système  pénal  actif  et  expansif  n’est  pas  une  déviation  ou  un  dévoiement  dunéolibéralisme mais bien l’une de ses composantes, avec l’aide sociale disciplinaire et letrope culturel de la « responsabilité individuelle ». C’est dire qu’il faut penser la prison,

non pas comme un simple appareil technique de maintien de l’ordre, mais comme unorgane   central  de   l’État  dont   le  déploiement   sélectif   et   agressif  dans   les   régions

inférieures   de   l’espace   social   est   foncièrement   antithétique   d’une   conception

démocratique de la citoyenneté.

 

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Quand « workfare » et « prisonfare » se rejoignent :(ré)percussions théoriques

5 Dans  La Misère du monde  et  une   série  d’articles  qui   en   sont  dérivés,  PierreBourdieu  propose  de  concevoir   l’État  non  pas  comme  un  ensemble  monolithique  etcoordonné, mais comme un espace fragmenté de forces qui s’affrontent pour définir etdistribuer  les  biens  publics,  qu’il  appelle  « champ  bureaucratique »  (Bourdieu  1993a,1993b).   La   constitution   de   cet   espace   résulte   d’un   long   processus   historique   deconcentration des différentes espèces de capital efficientes dans une formation socialedonnée, et en particulier « du capital juridique en tant que forme objectivée et codifiéedu capital symbolique » qui permet à l’État de monopoliser la définition officielle desidentités   et   l’administration   de   la   justice   (Bourdieu   1993a :   55).  Dans   la   périodecontemporaine,   le  champ  bureaucratique  est  traversé  par  deux   luttes   intestines.  Lapremière  oppose   la  « haute  noblesse  d’État »,  décidée   à  promouvoir  des   réformes

renforçant   la   logique   de   marché,   à   la   « basse   noblesse   d’État »,   composée   defonctionnaires  d’exécution  attachés  aux  missions   traditionnelles  de   l’administration

publique.  La  seconde   lutte  oppose  ce  que  Bourdieu  nomme   la  « Main  gauche »  et   la« Main   droite »   de   l’État.   La   Main   gauche,   versant   féminin   du   Léviathan,   estmatérialisée  par  les  ministères  dits  dépensiers  en  charge  des  « fonctions  sociales »  – l’enseignement, la santé, le logement, la protection sociale et le droit du travail – quioffrent  protection  et  soutien  aux  populations  dépourvues  de  capital  économique  etculturel.   La   Main   droite, du   côté   masculin,   est   chargée   d’appliquer   la   nouvelle

discipline  économique  au  moyen  de  coupes  budgétaires,  d’incitations   fiscales  et  dedérégulation économique.

6 En  nous   invitant  à  saisir  dans  un  même  cadre  conceptuel   les  différents  secteurs  del’État qui affectent les conditions et les chances de vie des catégories populaires, et àdiscerner   que   ces   secteurs   sont   enchâssés   dans   des   rapports   de   coopérationantagonistes  puisqu’ils  s’affrontent  pour  exercer   la  prééminence  au  sein  du  champ

bureaucratique, cette conception nous a aidés à cartographier la transition en cours quiconduit du traitement social à la gestion pénale de la marginalité urbaine. Punishingthe Poor comble une lacune dans le modèle de Bourdieu en y insérant la police, lajustice et la prison comme composantes intégrales de la Main droite de l’État, aux côtésdes ministères de l’économie et du budget. Il faut ramener les politiques pénales de lapériphérie  au  cœur  de  notre  analyse  de   la  recomposition  et  du  redéploiement  desprogrammes publics visant à contenir les remous associés à la montée de la pauvreté etau   creusement  des  disparités   suite  à   la  mise  au   rebut  du   contrat   social   fordiste-keynésien. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, mis en place aux États-

Unis et proposé en modèle aux autres pays avancés, implique à la fois un glissement del’aile sociale vers l’aile pénale de l’État (qui se manifeste par la réallocation des budgetset du personnel, ainsi que par les changement de priorité dans le registre discursif) etla colonisation du secteur social par la logique panoptique et punitive caractéristiqued’une bureaucratie pénale qui a renoncé à l’objectif de réinsertion. Le déplacement del’activité de l’État du social vers le pénal et la pénalisation insidieuse de la protectionsociale   participent   de   la   re-masculinisation de l’État,   en   réaction   aux

bouleversements provoqués dans le champ politique par les mouvements féministes etpar   l’institutionnalisation   de   droits   sociaux   antinomiques   à   la   logique   de   lamarchandisation.   La   priorité   désormais   accordée   aux   devoirs   sur   les   droits,   aux

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sanctions sur le soutien, la rhétorique rigide des « obligations de la citoyenneté » et laréaffirmation   martiale   de   la   capacité   de   l’État   à   enfermer   les   « populations   àproblèmes » (allocataires d’aides sociales et délinquants) dans un rapport hiérarchique

de   dépendance   et   d’obéissance   envers   les   managers   d’État   présentés   comme lesprotecteurs virils de la société contre ses membres qui tournent mal (Young 2005 : 16) :toutes   ces   politiques   publiques   annoncent   et   promeuvent   la   transition   de   l’État« maternaliste »   et   protecteur   de   l’ère   fordiste-Keynésienne   vers   le   nouvel   État« paternaliste » et autoritaire du néolibéralisme.

7 Dans leur célèbre étude Regulating the Poor, Frances Fox Piven et Richard Cloward

ont forgé un modèle influent pour penser la gestion de la pauvreté dans le capitalisme

industriel. Selon ce modèle, l’État élargit ou contracte ses programmes d’aide sociale demanière cyclique en fonction des hauts et des bas de l’économie, de sorte à répondre

aux fluctuations du marché du travail et à endiguer les perturbations sociales que lamontée du chômage et de la misère génèrent au sein des classes populaires. Les phases

d’extension  de   l’aide  sociale  servent  à  « étouffer  les  désordres  civils »  qui  menacent

l’ordre établi, tandis que les phases de rétraction visent à « faire respecter la discipline

du travail » en repoussant les allocataires vers le marché de l’emploi (Piven et Cloward

1993 :  xvi  et passim).  Punishing the Poor reconnaît  que  ce  modèle  fonctionnait

bien   durant   la   période   fordiste-keynésienne,   et   qu’il   explique   les   deux   pics   decroissance  de   l’aide   sociale  observés  aux  États-Unis   lors  de   la  Grande  crise  et  desturbulentes  années  1960,  mais  propose  qu’il  a  été   rendu  caduc  par   le   remodelage

néolibéral de l’État au fil des trente dernières années. À l’ère du salariat fragmenté, ducapital hypermobile et du creusement des inégalités et des anxiétés sociales, le « rôlecentral de l’aide sociale dans la régulation du travail précaire et dans le maintien del’ordre social » (Piven et Cloward 1993 : xviii) se voit compléter et/ou supplanter par levigoureux déploiement de la police, la justice et la prison dans les régions inférieures

de   l’espace  social.  À   la  supervision  des  pauvres  par   la  seule  Main  gauche  de   l’Étatsuccède une double régulation de la misère par l’action conjointe du welfare devenu

workfare punitif et d’une bureaucratie pénale diligente et belligérante. La dynamique

cyclique   d’extension   et   de   contraction   de   l’effort   social   de   l’État   fait   place   à   lacontraction continue de la protection sociale associée à une expansion incontrôlée duprisonfare. 

8 On peut éclairer le couplage organisationnel de la Main gauche et de la Main droite del’État,   sous   l’égide   d’une   même   philosophie   disciplinaire   du   behaviorisme   et   dumoralisme, d’une part en rappelant l’origine historique commune de l’assistance auxpauvres et de l’emprisonnement lors du passage chaotique menant du féodalisme aucapitalisme. Ces deux  politiques ont  été  conçues au  16e siècle  afin  « d’absorber et  deréguler les masses de gens déracinés et frustrés » par cette transition historique2. De

même, ces deux politiques ont été réorganisées durant les deux dernières décennies du20e  siècle   en   réponse   aux   dislocations   socioéconomiques   provoquées   par   lenéolibéralisme : lors de la seule décennie 1980, en plus de réduire les aides sociales, laCalifornie   a   voté   près   d’un   millier   de   lois   élargissant   le   recours   aux   peines

d’emprisonnement ;  au  niveau   fédéral,   la  réforme  de  1996  qui  signe  « the end ofwelfare as we know it »   (promesse   et   slogan   de   la   première   campagne

présidentielle  de  Bill  Clinton)  fut  complétée  par  le  « Violent  Crime  Control  and  LawEnforcement Act » de 1993 (qui stipule la plus forte augmentation des peines pénales de

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l’histoire américaine) et renforcée par le « No Frills Prison Act » de 1995 (qui finance

l’agrandissement du parc pénitentiaire et élimine les incitations à la réinsertion).

9 Le couplage institutionnel de l’aide sociale et de l’incarcération comme instruments de

gestion des pauvres disruptifs peut également se comprendre en relevant les similarités

structurales, fonctionnelles et culturelles entre le workfare et le prisonfare comme

« people-processing institutions »   ciblées   sur   les   populations   à   problèmes

(Hasenfeld  1972 :  256-263).  Ce  couplage  a  été  facilité  par   la  transformation  de   l’Étatsocial (welfare) dans une direction punitive et par l’activation du système pénal pourgérer  un  volant  croissant  de  la  clientèle  habituelle  de  l’aide  sociale  –  la  pénalisation

progressive   du   welfare  trouvant   ainsi   écho   dans   une   version   dégradée   de   « welfarization »  de   la  prison.  Leurs  réformes  parallèles  au   fil  des   trente  dernières

années   ont   permis   de   cimenter   leur   convergence   organisationnelle,   alors   même

qu’elles ont obéi à des principes opposés. L’érosion progressive de l’aide sociale et sarecomposition en workfare en 1996 s’opère en restreignant l’entrée dans le système,

en  réduisant   la  durée  des  aides  et  en  accélérant   la  sortie,  ce  qui  a  conduit  à  une

réduction spectaculaire du nombre d’allocataires (il chute de quelques cinq millions deménages en 1992 à moins de deux millions une décennie plus tard). Les tendances de lapolitique pénale ont suivi une courbe exactement inverse : les mises sous écrou ont étéfacilitées, la durée des séjours derrière les barreaux a augmenté et les libérations enconditionnelle ont été réduites, avec pour résultat un gonflement spectaculaire de lapopulation   incarcérée   (elle   augmente   d’un  million   durant   la   décennie   1990).   Lesfinalités opératoires du welfare sont passées d’un « people-processing » passif à untravail  actif  de  « people-changing »après  1988,  et  plus  encore  après  l’abolition  duprogramme  AFDC   (Aid   to   Families  with  Dependent  Children)   en   1996,   alors   que,parallèlement,   la  prison  évoluait  dans   la  direction   inverse,  passant  d’un  objectif  deréforme  des  détenus   (guidé  par   la  philosophie  de   la  réinsertion,  hégémonique  desannées 1920 au milieu des années 1970) à une logique de simple stockage (la fonction duchâtiment se réduisant à punir et à neutraliser).

10 Leurs racines historiques communes, l’isomorphisme organisationnel et la convergence

opératoire des pôles assistantiels et pénitentiels du champ bureaucratique aux États-Unis  ont  été   fortifiés  par   le   fait  que   les  profils  sociaux  de   leurs  bénéficiaires  sont

pratiquement identiques (voir Wacquant 2009a : 291-292). Les allocataires de l’AFDC (leprincipal   programme   d’assistance   aux   pauvres   jusqu’en   1996)   et   les   détenus   desmaisons d’arrêt vivent dans leur grande majorité en deçà de 50% du seuil officiel depauvreté   (pour   la  moitié   et   les  deux-tiers  d’entre   eux   respectivement) ;   ces  deuxpopulations sont, de manière disproportionnée, noire et hispanique (à hauteur de 37%et 18% contre 41% et 19% respectivement) ; la plupart d’entre eux n’ont pas terminé

leur  scolarité  secondaire  et  sont  affectés  de  handicaps  physiques  et  mentaux  assezsévères  pour  freiner  leur  participation  au  monde  du  travail  (c’est  le  cas  de  44%  desmères bénéficiaires de l’AFDC contre 37% des détenus de maison d’arrêt). Et ces deuxpopulations sont fortement liées entre elles par des rapports de parenté, de mariage etde  voisinage ;  elles  proviennent   très  majoritairement  des  mêmes  ménages  pauvresrésidant dans les mêmes quartiers dévastés où elles font face au même horizon fermé,

au bas de la structure sociale et ethnique.

11 Punishing the Poor montre,  non  seulement  que   les  États-Unis  ont  basculé  d’untraitement simple (assistantiel) des pauvres vers une double régulation (assistantielle

et pénitentielle), mais aussi que « le développement tronqué des politiques sociales »,

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disséqué   avec   talent   par   Piven   et   Cloward   (1993 :   409),   est   lié   au   déploiement

hypertrophique et hyperactif des politiques pénales par une double relation causale etfonctionnelle. La misère de l’Amérique sociale et la grandeur de l’Amériquecarcérale à la fin du 20e siècle sont les deux faces d’une mêmetransformation politique.   La   générosité   de   la   seconde   est   directement

proportionnelle à l’avarice de la première, et elle s’accroît dans la mesure où les deuxmouvements   sont   impulsés  par   la  philosophie  du  behaviorisme  moral.  Les  mêmes

caractéristiques structurales de l’État américain – sa fragmentation bureaucratique etson biais ethnoracial, la bifurcation institutionnelle entre une « couverture salariale »universelle   (social insurance)   et  une   aide   sociale   catégorielle   et   conditionnelle

(welfare),   et   la  marchandisation   de   l’assistance   aux   démunis   –   qui   ont   facilitél’atrophie organisée du secteur social en réaction à la crise raciale des années 1960 etaux   tumultes  économiques  des  années  1970  ont  également   favorisé   l’hypertrophie

incontrôlée du secteur pénal envers la même population précarisée. De plus, « l’impact

multiforme de l’esclavage et du racisme institutionnel sur la construction de l’espacepolitique   américain »   a   fait   sentir   ses   effets   non   seulement   sur   « le   sous-développement » des aides sociales et sur « le système de gouvernement et des partisfragmenté  et  décentralisé »  qui   les  distribue  aux  plus  démunis  mais  encore   sur   lesurdéveloppement et l’incroyable sévérité de son aile pénale. La division ethnoraciale

et l’activation du stigmate de la blackness comme dangerosité sont essentiels pourcomprendre, d’un côté, le rabougrissement initial et la dégradation accélérée de l’Étatsocial américain après l’acmé du mouvement des droits civils et, de l’autre, la facilité etla diligence stupéfiantes avec laquelle l’État pénal s’est érigé sur ses ruines3.

12 En   revenant   sur   la  bifurcation  historique  entre   la  question   sociale   et   la  questioncriminelle  réalisée  à  la  fin  19e siècle,  la  contention punitive comme  technique  degouvernement   de   l’approfondissement   de   la   marginalité   urbaine   a   réunifié   lespolitiques  sociale  et  pénale  à  la  fin  du  20e siècle.  Son  déploiement  exploite  l’anxiété

sociale  diffuse  qui  court  dans   les   régions   inférieures et   intermédiaires  de   l’espacesocial, en réaction à la fragmentation du salariat et à la résurgence des inégalités, pourla convertir en animosité populaire à l’égard des bénéficiaires de l’aide sociale et descriminels de rue, présentés comme deux catégories sœurs qui sapent l’ordre social parleur  morale  dissolue  et  leur  comportement  déviant,  et  doivent  de  ce  fait  être  placéssous une tutelle sévère. Le nouveau gouvernement de la misère inventé par les États-Unis pour imposer la normalisation de l’insécurité sociale donne ainsi une signification

nouvelle à la notion de « poor relief » : la contention punitive vise non pas à soulagerles pauvres  mais  à  soulager  la  société  des pauvres,  en  faisant  « disparaître »  par  lacontrainte   les  plus  perturbateurs  d’entre  eux  des  registres  en  contraction  de   l’aidesociale,  d’un   côté,  pour   les   enfermer  dans   les donjons   en   expansion  du   château

carcéral, de l’autre.

13 Michel  Foucault  a  produit   l’analyse   la  plus   influente  de   l’ascension  et  du  rôle  de   laprison dans la modernité capitaliste, et il est utile de situer mon argument sur le dense

canevas des investigations qu’il a conduites et stimulées. Je m’accorde avec l’auteur deSurveiller et Punir quand   il  propose  de  concevoir   le  châtiment  comme  une  forceprotéenne  et   fertile  qui  exige  qu’on   lui  accorde  une  place  centrale  dans   l’étude  dupouvoir  contemporain   (Foucault  1975).  Bien  que  son  moyen  réside  à   l’origine  dans

l’application de la coercition légale, le châtiment doit être saisi non pas au travers duprisme étroit et technique de la répression mais par recours à la notion de production.

Le déploiement agressif de l’État pénal a en effet généré de nouvelles catégories et de

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nouveaux   discours,   de   nouveaux   corps   administratifs   et   de   nouvelles   politiquesgouvernementales,  des  types  sociaux  et  des savoirs  novateurs  tant  dans   le  domaine

social que dans le domaine pénal (Wacquant 2008b). Mais c’est ici que mon argument

diffère nettement du portrait que Foucault livre de l’émergence et du fonctionnement

d’une société punitive et ce, sur quatre points centraux.

14 Tout  d’abord,  Foucault  s’est  mépris  en  annonçant   la  retraite  du  pénitencier.  Si   lesdispositifs  disciplinaires  se  sont  sans  doute  diversifiés  et  diffusés  selon  un  processusmétastatique pour tracer leurs réseaux sinueux de contrôle au travers de la société, laprison  n’en  a  pas  pour  autant  abandonné  sa  place  historique  et  « perdu  sa  raisond’être »   (Foucault  1975 :  304-305).  Au  contraire,   l’emprisonnement  pénal  a   fait  unretour  en  force  fracassant  et  s’est  réaffirmé  comme   l’une  des  missions  centrales  duLéviathan au moment même où Foucault et ses adeptes proclamaient son déclin. Après

l’élan disciplinaire fondateur de la fin du 16e siècle, puis sa consolidation au 19e siècle, letournant du siècle présent constitue le troisième « âge de l’emprisonnement », comme

l’avait anticipé le pénaliste Thomas Mathiesen en 1990 (Mathiesen 1990). Ensuite, quelsqu’aient  été   leurs  usages  au  18e  siècle,   les   technologies  disciplinaires  ne   sont  pasdéployées  au  sein  du  système  carcéral  surdimensionné  et  surchargé  de  notre  fin  desiècle. La classification hiérarchique, l’organisation méticuleuse de l’emploi du temps,

la lutte contre l’oisiveté, la surveillance rapprochée et l’enrégimentement des corps :ces techniques de « normalisation » pénale ont été rendues impraticables par le chaos

démographique  généré  par  la  surpopulation,  la  rigidité  bureaucratique,  l’épuisement

des   ressources   et   l’indifférence  délibérée,   voire   l’hostilité  des   autorités  pénales   àl’égard de la réinsertion4. En lieu et place du « dressage » censé façonner des « corpsdociles   et   productifs »   postulé   par   Foucault,   la   prison   contemporaine   vise   à   laneutralisation brute, à la rétribution aveugle, et au simple entreposage des corps – pardéfaut   si  ce  n’est  par  choix.  S’il  existe  des  « ingénieurs  de   la  conscience »  et  des« orthopédistes   de   l’individualité »,   ils   ne   sont   certainement   plus   employés   parl’administration pénitentiaire (Foucault 1975 : 301).

15 En troisième lieu, les « dispositifs de normalisation » ancrés dans l’institution carcéralene   se   sont  pas  diffusés   à   travers   la   société   à   la  manière  de   capillaires   irriguant

l’ensemble  du  corps  social,  bien  au  contraire.  L’extension  du  filet  pénal  sous  régime

néolibéral a été extrêmement discriminant : en dépit d’une hausse spectaculaire de lacriminalité d’entreprise (dont attestent le scandale financier des Savings and Loans de   la  fin  des  années  1980  et   l’effondrement  d’Enron  une  décennie  plus  tard),   il  n’a

pratiquement touché que les habitants des régions les plus basses de l’espace social etphysique.   Le   fait  que   la   sélectivité  de   classe   et   ethnoraciale  de   la  prison   se   soitmaintenue,  voire  renforcée,  alors  même  que   le  volume  des  mises  sous   les  verrousexplosait  démontre  que   la  pénalisation  n’est  pas  une   logique-maîtresse  qui  traversel’ordre  social  à   l’aveugle  pour  plier  et   lier  ses  composantes.  Au  contraire,  c’est  une

technique biaisée qui procède selon un gradient de classe, d’ethnicité et de lieu et quiopère de sorte à diviser les populations et à différencier des catégories en fonction desconceptions  établies  de   la  valeur  morale.  À   l’aube  du  21e siècle,   le  sous-prolétariatétasunien vit dans une « société punitive », mais ce n’est certainement pas le cas desclasses moyennes et supérieures de ce pays. De même, les efforts visant à importer et àadapter à l’Europe les méthodes et les slogans du maintien de l’ordre à l’américaine –tels  que  la  police  dite  de  tolérance  zéro,  les  peines  minimales  incompressibles  et  lescamps de redressement pour mineurs – ont été ciblés sur les criminels issus des classespopulaires  et  sur   les  immigrés  relégués  dans  les  quartiers  mal  famés  au  cœur  de  la

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panique   sur   la   « ghettoïsation »  qui   sévit   sur   le   continent  depuis  une  décennie

(Wacquant 2009b).

16 Enfin, la cristallisation d’une pornographie sécuritaire, soit l’inflation et l’inflexion

accélérées  de   l’activité  pénale  conçue,  mise  en  scène  et  mise  en  œuvre  dans   le  butprincipal   d’être   exhibée   sous   des   formes   ritualisées   par   les   autorités   –   dont   leparadigme est donné par la réintroduction à demi-avortée des brigades enchaînées enuniformes de bagnards dans les États du Sud de l’Amérique – suggère que l’annonce dela mort du « spectacle du gibet » est quelque peu prématurée. La « redistribution » de« l’économie   du   châtiment »   (Foucault   1975 :   13)   dans   la   période   postfordiste   aentraîné, non pas sa disparition de l’espace public, comme le pensait Foucault, mais sarelocalisation   institutionnelle,  son  élaboration  symbolique  et  sa  prolifération  socialeau-delà de tout ce que l’on pouvait imaginer au moment de la parution de Surveilleret Punir. Au fil du quart de siècle passé, c’est toute une galaxie de nouvelles formes

culturelles   et   sociales,   en   réalité   une   véritable   industrie   des   représentations   descriminels   et   des   agents   du   maintien   de   l’ordre,   qui   a   surgi   et   proliféré.   Lathéâtralisation  de   la  pénalité  a  migré  de   l’État  vers  des  médias  commerciaux  et   lechamp politique in toto, et elle s’est étendue depuis la cérémonie finale de la sanction

de sorte à englober l’intégralité de la chaîne pénale, en accordant une place privilégiéeaux opérations de police dans les quartiers déshérités et aux confrontations judiciairesimpliquant des célébrités. La Place de Grève, où le régicide Damiens avait été supplicié,a ainsi été supplantée non pas par le Panoptique mais par la chaîne câblée consacrée

aux affaires judiciaires (Court TV) et par la profusion des émissions de « télé-réalité »construites autour du couple crime et du châtiment (Cops, 911, America’s Most Wanted,

American Detective, Bounty Hunters, Inside Cell Block F, etc.), sans oublier l’utilisationde  la  justice  criminelle  comme  matériau  privilégié  dans  la  presse  quotidienne  et  lesséries télévisées (Law and Order, CSI, Prison Break, etc.). Autant dire que la prison n’a

pas « remplacé »  le « jeu  social des signes du châtiment et de  la fête bavarde qui lesfaisait   circuler »   (Foucault   1975 :   134).   Elle   lui   sert   plutôt   désormais   de   voûteinstitutionnelle.   Partout   le   guignol   sécuritaire   est   devenu   un   théâtre   civique   depremier  plan   sur   la   scène  duquel   les  élus   caracolent  pour  dramatiser   les  normes

morales et exhiber leur capacité retrouvée pour l’action décisive, réaffirmant ainsi lapertinence politique du Léviathan au moment même où ils organisent son impuissance

face au marché.

17 Ceci nous amène à la question des profits politiques de la pénalisation, thème central

du livre de David Garland, The Culture of Control, le travail plus ambitieux sur lecroisement  entre  crime  et  ordre  social  proposé  depuis  Foucault.  Selon  Garland,  « lesconfigurations   sociales,   économiques   et   culturelles   propres   à   la   modernité

tardive (late modernity)  »  ont  déterminé  « une  nouvelle  expérience  collective  ducrime et de l’insécurité », à laquelle les autorités ont donné une lecture réactionnaire etune réponse bifide combinant l’adaptation pratique par les « partenariats préventifs »et  le  déni  hystérique  à  travers  la  « ségrégation  punitive »  (Garland  2001 :  139-147  etpassim). La reconfiguration du contrôle criminel qui s’en est suivi trahit l’incapacité

des puissants à enrégimenter les individus et à normaliser la société contemporaine, etson  caractère  disjoint  rend  patentes  « les  limites  de  la  souveraineté  de  l’État ».  PourGarland,   la   « culture   du   contrôle »   qui   se  noue   autour   d’ « un  nouveau   dilemme

criminologique »  né  de   l’accouplement  d’un   fort   taux  de  criminalité  et  des   limites

avouées de la justice pénale montre et masque à la fois un échec politique. Punishingthe Poor affirme au contraire que la contention punitive s’est révélée être un succès

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remarquable du point de vue de la stratégie politique : loin d’éroder « l’un des mythes

fondateurs de la société moderne » selon lequel « l’État souverain est capable d’assurerle maintien de la loi et de l’ordre » (Garland 2001 : 109), elle l’a revitalisé. Cela est vraien Amérique, où les leaders des deux partis établis ont atteint un consensus complet

sur   les  bénéfices  supposés  des  politiques  pénales  punitives  ciblées  sur   les  quartiersségrégués et déshérités de l’inner city (Chih Lin 1998), mais aussi en Europe : Blair auRoyaume-Uni, Berlusconi en Italie, et Chirac et Sarkozy en France ont tous monnayé envictoire  dans   les  urnes   leur   image  martiale  de  téméraires  « combattants  du  crime »décidés à « nettoyer » la ville5.

18 En   élevant   l’insécurité   criminelle   (Sicherheit,   sicurezza,   seguridad,   etc.)   aupremier  rang  des  priorités  gouvernementales,   les  décideurs  politiques  ont  condensé

l’anxiété  de  classe  diffuse  et   le  ressentiment  ethnique  bouillonnant  générés  par   ledélitement du contrat Fordiste-Keynésien et ils les ont dirigés vers le délinquant de rue(au teint foncé ou basané), coupable désigné du désordre social et moral dans la ville,aux  côtés de  l’allocataire-profiteur  de  l’aide  sociale.  Déployer  l’État  pénal  en  tandem

avec   le  workfare disciplinaire  a  donné  à   la  noblesse  d’État   l’outil  nécessaire  pourappuyer la dérégulation du salariat et en même temps contenir les dislocations socialesque cette dérégulation induit au bas de la hiérarchie socio-spatiale. Plus important, cedéploiement   a  permis   aux  politiciens  de   combler   le  déficit  de   légitimité  dont   ilssouffrent dès lors qu’ils réduisent les soutiens économiques et les protections socialestraditionnellement  offertes  par  le  Léviathan.  Contra Garland,  donc,  j’affirme  que  lapénalisation de la pauvreté urbaine a servi de véhicule efficace pour la ré-assertionritualisée de la souveraineté de l’État dans le domaine réduit et théâtralisé dumaintien de l’ordre qu’il a priorisé dans ce but exprès, au moment justement où cemême  État  concède   l’incapacité  dans   laquelle   il  se   trouve  de  contrôler   les   flux  decapitaux,  de   corps  et  de   signes  qui   traversent   ses   frontières.  Cette  divergence  dediagnostic  mène  à   trois  différences  majeures  entre  nos  diagnostics  respectifs  de   ladérive punitive dans les pays du Premier monde.

19 Tout  d’abord,   le  tournant  débridé  vers   la  pénalisation   lors  de  cette  fin  de  siècle  ne

répond pas à l’insécurité criminelle mais à l’insécurité sociale. Pour être plus précis,les   courants   d’anxiété   sociale   qui   agitent   les   sociétés   avancées   sont   ancrés   dans

l’insécurité  sociale  objective au sein  de  la  classe  ouvrière  postindustrielle,  dont  lesconditions matérielles de vie se sont détériorées avec la diffusion du salariat instable etsous-payé   dépourvu   des   avantages   et   des   protections   conventionnels,   et   dans

l’insécurité sociale subjective au sein des classes moyennes dont les perspectives dereproduction  ou  de  mobilité  sociales  se  sont  assombries  avec   l’intensification  de   lacompétition  pour les  positions  sociales  valorisées  et  la  réduction  concommittante  del’offre  de  biens  publics  par   l’État.   L’idée  de  Garland   selon   laquelle  « des   taux  decriminalité  élevés  sont  devenus  un   fait  social  normal  –  un  élément  routinier  de   laconscience  moderne,   un   risque   quotidien   qui   doit   être   évalué   et   géré »   par   « lapopulation dans son ensemble », et notamment par les classes moyennes, est contredite

par les études de victimisation. Les statistiques officielles montrent que les atteintes àla loi aux États-Unis ont diminué ou stagné au cours des vingt années qui ont suivi lemilieu de la décennie 1970, avant de baisser en flèche au cours des années 1990, alorsque l’exposition à la violence continuait de varier fortement selon la localisation dans

l’espace social et physique (Wacquant 2009b : 144-147). De même, les pays européens

qui affichent des taux de criminalité similaires ou supérieurs à celui des États-Unis (àl’exception  de  deux  catégories  d’atteintes   spécifiques,   les  vols  avec  violence  et   les

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homicides,  qui  ne  composent  qu’une  part   infime  de   l’ensemble  des   infractions),  etpourtant  ils  ont  répondu  très  différemment  aux  fluctuations  de  l’activité  criminelle,

avec  des   taux  d’incarcération  qui  varient  d’un   cinquième  à  un  douzième  du   tauxaméricain. 

20 Ceci nous mène à une seconde différence : pour Garland, la réaction de l’État face audilemme posé par une forte criminalité et la faible efficience de la justice a pris une

tournure disjointe voire même schizoïde, alors que j’en ai montré la cohérence globale.Mais cette cohérence n’apparaît que lorsqu’on ouvre le compas de l’analyse au-delàdu couple « crime et châtiment »   pour   embrasser   la   gamme   complète   despolitiques  publiques  visant  les  populations  précaires,  de  sorte  à relier  les  évolutions

pénales   à   la   restructuration   socioéconomique   de   l’ordre   urbain,   d’un   côté,   et   leworkfare  au   prisonfare  de   l’autre.   Ce   que   Garland   caractérise   comme

« l’ambivalence structurée de la réponse de l’État » est moins une ambivalence qu’uneffet de la division organisationnelle du travail de gestion des pauvres. C’est ici que lathéorie de l’État de Bourdieu s’avère utile, car elle nous permet de discerner que lesstratégies « adaptatives » qui, reconnaissent les limites des capacités de l’État à jugulerle crime en promouvant la prévention et la dévolution sont déployées dans le secteurpénal du champ bureaucratique, tandis que ce que Garland appelle les « stratégiesnon  adaptatives »  de  « déni  et  de  démonstrativité »  visant  à  réaffirmer  cette  même

capacité   sont   elles  poursuivies  dans   le   champ  politique,   en  particulier  dans   sesrapports avec le champ journalistique6.

21 En   troisième   lieu,   à   l’instar   d’autre   analystes   de   tendances   contemporaines   duchâtiment tels que Jock Young, Franklin Zimring et Michael Tonry, Garland voit dans letournant  punitif  une créature   réactionnaire   impulsée  par  des  politiciens  de  droite(Young  1999,  Zimring  et al. 2001,  Tonry  2004).  À   l’inverse,   Punishing the Poormontre,  d’abord,  que   la  pénalisation  de   la  pauvreté  n’est  pas  un  simple  retour  enarrière mais bien une authentique innovation institutionnelle et, ensuite, qu’elle n’est

en   rien   l’apanage  des  politiques  néoconservatrices.  Si   les  politiciens  de  droite  ont

inventé  la  formule,  elle  n’en  a  pas  moins  été  utilisée  et  raffinée  par  leurs  rivaux  ducentre  et  même  « progressistes ».  De   fait,   le  président  qui  a   impulsé   la  plus   forteaugmentation de l’incarcération de l’histoire américaine, et de loin, n’est pas Ronald

Reagan mais William Jefferson Clinton. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est la gauche deBlair  en  Angleterre,  Schröder  en  Allemagne, Jospin  en  France,  d’Alema  en   Italie  etGonzalez en Espagne qui a négocié le virage de la pénalisation agressive, et pas leursprédécesseurs conservateurs. La raison en est que le moteur du tournant punitif n’est

pas la modernité avancée mais le néolibéralisme,   c’est-à-dire  un  projetpolitique qui peut être poursuivi indifféremment par les politiciens de droite comme degauche. 

22 Le mélange bigarré de tendances de tous ordres que Garland rassemble sous le terme

parapluie de « modernité tardive » – « la dynamique de modernisation de la productioncapitaliste  et  des  échanges  marchands »,   les  bouleversements  de   la  composition  desménages   et   des   liens   de   parenté,   les   changement   de   l’écologie   urbaine   et   ladémographie,   le   désenchantement   généré   par   les   médias   électroniques,   « ladémocratisation  de  la  vie  sociale  et  culturelle »  –  n’est  pas  seulement  excessivement

vague et caractérisé par des corrélations très faibles. Ces tendances ne sont en outrepas  propres   aux  dernières  décennies  du   siècle  passé ;   certaines  d’entre   elles   sont

spécifiques aux États-Unis ; d’autres se sont affirmées de manière prononcée dans les

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pays sociaux-démocrates du Nord de l’Europe qui justement n’ont pas été submergés

par la vague internationale de pénalisation7.Qui plus est, l’avènement de la « modernité

tardive » est un phénomène graduel et évolutif, alors que les récentes mutations de lapénalité ont été abruptes et révolutionnaires.

23 Punishing the Poor soutient que ce ne sont pas « les risques et les angoisses » d’une

« société  d’étrangers  ouverte,  poreuse   et  mobile  propre   à   la  modernité   tardive   »(Garland 2001 : 165) qui ont suscité la réplique punitive contre les catégories socialesinférieures  perçues  comme  « déméritantes »,  déviantes  et   irrécupérables,  mais  bienl’insécurité   spécifiquement   sociale  générée   par   la   fragmentation   du   salariat,   ledurcissement des divisions de classe et l’érosion de la hiérarchie ethnoraciale établiegarantissant   le  monopole  de   l’honneur   collectif  des   blancs   aux   États-Unis   et  desnationaux dans l’Union Européenne. L’expansion soudaine et l’exaltation consensuelle

de   l’État  pénal  après   le  milieu  des  années  1970  n’est  pas   le  produit  d’une   lectureculturellement réactionnaire de la « modernité tardive », mais bien une réponse de laclasse dominante visant à redéfinir le périmètre et les missions du Léviathan, de sorte àasseoir  un  nouveau  régime  économique   fondé  sur   l’hyper-mobilité  du  capital  et   laflexibilité du travail et à contenir les désordres sociaux générés au bas de l’ordre urbainpar les politiques de dérégulation du marché et de démantèlement de l’État social quisont des blocs fondateurs du néolibéralisme.

 

Vers une spécification sociologique du néolibéralisme

24 L’invention   de   la   double   régulation   des   fractions   précarisées   du   prolétariatpostindustriel  à   travers   le  couplage des  politiques  sociales  et  pénales  au  bas  d’une

structure  de  classe  polarisée  constitue  une   innovation structurelle majeure  quiéchappe au modèle du traitement social de la pauvreté élaboré par Piven et Cloward aumoment  même   où   le   régime   fordiste-keynésien   se   défaisait.   La   naissance   de   cedispositif   institutionnel   n’est   pas   non   plus   saisi   par   le   concept   de   « sociétédisciplinaire » de Michel Foucault, ni par la notion de « culture du contrôle » de David

Garland :   ni   l’un   ni   l’autre   ne   rendent   compte   du   surgissement   imprévu,   de   lasélectivité  socio-ethnique  sévère  et  du  cheminement  organisationnel  particulier,  enforme   de   tête-à-queue   abrupt,   pris   par   les   tendances   pénales   dans   les   dernières

décennies  du  20e siècle.  Car   la  contention  punitive  de   la  marginalité  urbaine  par   lemouvement simultané de rétraction de la protection sociale et d’extension des filets dela police et de la prison, et leur tricotage en maillage carcéro-assistanciel, n’est pas leproduit   d’une   étape   du   développement   sociétal   – qu’il   s’agisse   de   la  montée   du« biopouvoir » ou de l’avènement de la « modernité tardive » – mais bien, au fond, unexercice  de  remodelage  de   l’État   (state crafting).  Elle  participe  de   la  redéfinition

corrélative du périmètre, des missions et des capacités des autorités publiques sur lesfronts économique, social et pénal. Cette reconfiguration a été particulièrement rapide,large et profonde aux États-Unis, mais elle est en cours – ou, en question – dans toutesles   sociétés   avancées   soumises   à   la   pression   pratique   et   idéologique   du   patronaméricain.

25 En attestent ces tendances récentes qui s’observent en France : le pays a desserré lesrestrictions au travail à temps partiel, de nuit et de week-end. Les gouvernements dedroite comme de gauche y ont soutenu activement le développement des contrats detravail  à  durée  déterminée,   l’emploi   intérimaire  et   les  stages  sous-payés,  et   ils  ont

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élargi   les  prérogatives  des   employeurs   en  matière  d’embauche,  de  débauchage   etd’utilisation des heures supplémentaires. Avec pour résultat le gonflement des rangs

des salariés précaires, qui sont passés de 1,7 millions en 1992 à 2,8 millions en 2007 – soit  de  8,6%  à  12,4%  de  la  main  d’œuvre  (Maurin  et  Savidan  2008).  En  juin  2008,  laFrance   a   institué   le   RSA   (Revenu   de   Solidarité   Active),   qui   doit   graduellement

remplacer le RMI (Revenu Minimal d’Insertion, que reçoivent 1,3 millions de personnes

démunies), un programme conçu pour pousser les allocataires de l’aide sociale vers lespans inférieurs du marché de l’emploi par le truchement de subventions publiques auxtravailleurs  pauvres  désormais   tenus  d’accepter   les  postes  qui   leur   sont  proposés(Grandquillot 2009). Dans le même temps, la supervision des allocations-chômage est entrain  d’être  sous-traitée  à  des  opérateurs  privés  qui,  d’une  part,  ont  autorité  pourmettre fin aux droits des récipiendaires qui refuseraient deux offres d’emploi et qui,d’autre part, touchent une prime financière pour chaque allocataire qu’ils « placent »sur   le  marché  du   travail.  Dans   le   registre  pénal,   le  virage  punitif   amorcé  par   legouvernement dit de « gauche plurielle » de Lionel Jospin en 1998-2002, puis amplifié

par les gouvernements successifs de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, ont conduit àl’adoption  de  mesures  d’expansion  pénale  sans  précédent   (Bonelli  2008) :  mise  souscoupe policière intensifiée des quartiers de relégation de la périphérie urbaine, couvre-feu pour les adolescents, recours accru à l’emprisonnement pour les délits de rue (alorsque, dans le même temps, le droit des affaires est largement dépénalisé), instauration

du « plaider-coupable » et usage élargi des procédures dites de flagrant délit pour lesatteintes mineures, mise en place de peines-plancher pour les jeunes récidivistes, quotaannuel d’immigrés clandestins à expulser et détention indéfinie de certaines catégoriesd’ex-délinquants sexuels après qu’ils aient purgé leur peine. Le budget pénitentiaire dupays est passé de 1,4 milliards d’euros pour 22.000 surveillants gardant 48.000 détenus

en 2001 à 2 milliards d’euros pour 24.000 gardiens et 64.000 détenus en 2009 (Wacquant

2009a : 270-281).

26 Retracer  les  racines  et  les  modalités  de  l’emballement  stupéfiant  de  l’Amérique  versl’hyperincarcération  ouvre  une  voie  d’accès  privilégiée  au  sanctum du  Léviathan

néolibéral et nous conduit à articuler deux thèses théoriques majeures. La première estque   l’appareil pénal constitue un organe central de l’État,  qui  exprime  sasouveraineté   et   s’emploie   à   imposer   des   catégories,   à   consolider   les   divisions

matérielles et symboliques, et à modeler les rapports et les comportements sociaux parla  pénétration  sélective  de   l’espace  social  et  physique.  La  police,   les  tribunaux  et   laprison  ne  sont  pas  de  simples  appendices  techniques  servant  au  maintien  de  l’ordrelégal   (comme   le  voudraient   le  droit  et   la  criminologie)  mais  bien  des  vecteurs  deproduction  politique  de   la   réalité   et  de   supervision  des  populations  démunies   etdépréciées, ainsi que de leurs territoires d’assignation (Wacquant 2008a). Les analystes

de la genèse de l’État dans l’Europe moderne, de Norbert Elias à Charles Tilly en passant

par Gianfranco Poggi, reconnaissaient pleinement que la monopolisation de la force, etdonc la construction d’une machinerie bureaucratique pour policer, juger et punir lesmécréants,   capable  de  pacifier   la   société,  ont   joué  un   rôle-clef  dans   l’érection  duLéviathan. Il est grand temps que les analystes de l’ère néolibérale prennent note dufait  que  la  reconfiguration  de  l’État  après  la  dénonciation  du  pacte  social  keynésien

n’implique pas seulement  des actions nouvelles visant à promouvoir la compétitivité

internationale,   l’innovation   technologique   et   la   flexibilité   salariale   (Jessop   1994 :251-279,  Streeck  et  Thelen  2005,  Levy  2006)  mais  aussi,  et  de  manière  distinctive,  la

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réaffirmation   forcenée  de  sa  mission  pénale  désormais  poursuivie  dans  un  registremanagérial et pornographique. 

27 De   fait,   la  seconde   thèse  avancée  par  Punishing the Poor est  que   la  révolutioncapitaliste « par le haut » en cours, communément appelée néolibéralisme,implique

l’élargissement et l’exaltation du secteur pénal du champ bureaucratique, de sorte quel’État puisse juguler les réverbérations causées par la diffusion de l’insécurité socialedans   les   étages   inférieurs   de   la   hiérarchie   de   classe   et   ethnique,   et   apaiser   lemécontentement populaire suscité par le dépérissement de ses fonctions économiques

et   sociales   traditionnelles.  Le  néolibéralisme   résout  ce  qui,  du  point  de  vue  de   la« culture du contrôle » de Garland, constitue un paradoxe énigmatique de la modernité

tardive, à savoir le fait que « le contrôle est désormais renforcé dans tous les domaines

de la vie sociale – à l’exception singulière et étonnante de l’économie, alorsmême   que   c’est   de   ce   domaine   dérégulé   que   jaillissent   la   plupart   des   risquescontemporains » (Garland 2001 : 165, c’est moi qui souligne). Le remodelage néolibéral

de l’État explique aussi le biais social, ethnoracial et spatial qui affecte le mouvement

simultané  de   retrait  de   son   giron   social   et  d’expansion  de   son  poing  pénal :   lespopulations   les   plus   directement   et   négativement   touchées   par   les   changements

convergents du marché du travail et des aides publiques se révèlent être également les« bénéficiaires » privilégiés des largesses des autorités pénales. C’est vrai aux États-Unis

où le boom carcéral a mis sous le boisseau le sous-prolétariat noir pris dans la nasse del’hyperghetto.  C’est  aussi   le  cas  en  Europe  de   l’Ouest,  où   la  clientèle  prioritaire  dusystème   carcéral   en   expansion   se   compose   principalement   de   chômeurs   et   detravailleurs   précaires,   d’immigrants   postcoloniaux   et   de   toxicomanes   de   classeinférieure et autres épaves de rue (Wacquant 2009b : 87-102).

28 Enfin   le  néolibéralisme  est  étroitement   corrélé  avec   la  diffusion   internationale  depolitiques punitives sur le double front pénal et social. Ce n’est par hasard si les paysoccidentaux  qui  ont   importé  d’abord  des  mesures  assistantielle  de  mise  au   travail(workfare) destinées à discipliner les travailleurs précaires, puis divers dispositifs dejustice   pénale   inspirés   des   États-Unis,   sont   les   pays   du   Commonwealth   qui   ont

également poursuivi des politiques agressives de dérégulation économique guidées parla rengaine du « libre marché » venue elle aussi des États-Unis, alors que les pays quirestent attachés à un État régulateur fort capable d’endiguer l’insécurité sociale sont

ceux qui ont le mieux résisté aux sirènes de la « tolérance zéro » et du slogan « prisonworks »8. De même, les sociétés du Second monde telles que le Brésil, l’Afrique du Sudet   la  Turquie,  qui  ont  adopté  des  mesures  pénales  hyper-punitives   inspirées  par   lesévolutions  étasuniennes  des  années  1990,  et  qui  ont  vu   leur  population   carcérales’envoler  en  conséquence,  ne   l’ont  pas   fait  parce  qu’ils  avaient  atteint  un  état  de« modernité   tardive »,   mais   bien   parce   qu’elles   avaient   pris   le   chemin   de   ladérégulation  du  marché  et  du  retrait  de   l’État  protecteur9.  Mais,  pour  discerner  cesconnexions multi-niveaux entre le surgissement du Léviathan punitif et la propagationdu néolibéralisme, il est nécessaire de développer une conception à la fois précise etexpansive  de  ce  dernier.  Au   lieu  de  rejeter   le  néolibéralisme  comme  clé  d’analyse,

comme le fait Garland, au motif que le phénomène serait « trop spécifique » (Garland

2001 : 77) pour rendre compte de l’escalade pénale, il convient plutôt d’élargir notre

conception   dudit   phénomène,   et   de   passer   d’une   vision   économiste   à   une

compréhension pleinement sociologique du néolibéralisme.

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29 Le  néolibéralisme  est  une  notion   fugitive  et  contestée,  un   terme  hybride  suspendu

entre   l’idiome  profane  du  débat  politique  et   la  terminologie  technique  des  sciences

sociales,   et   qui   par ailleurs   est   souvent   invoquée   sans   référent   précis.  Qu’on   leconsidère   comme   singulier  ou  polymorphe,   comme  évolutif  ou   révolutionnaire,   laconception   dominante   du   néolibéralisme   est   essentiellement   économique :   elledésigne   une   gamme   de   politiques   publiques   favorables   au  marché,   telles   que   ladérégulation du travail, la mobilité du capital, la privatisation des services publics, unordre  du   jour  monétariste  de  déflation   et  d’autonomie  des   circuits   financiers,   lalibéralisation du commerce international, la compétition entre les lieux, et la réductiondes impôts et des dépenses publiques10. Mais cette conception est mince et incomplète,

ainsi  que   trop   étroitement  dépendante  du  discours  moralisateur  des  partisans  dunéolibéralisme.  Nous  devons  dépasser  ce  noyau  strictement  économique  et  élaborerune   notion   plus   dense   qui   identifie   les  mécanismes   institutionnels   et   les   cadressymboliques au travers desquels les préceptes néolibéraux s’actualisent.

30 On peut à ce stade esquisser une caractérisation sociologique minimaliste comme suit.Le néolibéralisme est un projet politique transnational visant à réorganiser « parle haut »les rapports entre marché, État et citoyenneté. Ce projet est poursuivi par une

nouvelle   classe   dominante   planétaire   en   formation,   composée   des   dirigeants   etadministrateurs des grandes entreprises multinationales, des politiciens de haut rang,

des hauts fonctionnaires et managers d’organisations internationales (OCDE, OMC, IMF,

la   Banque   mondiale   et   l’Union   européenne),   et   d’experts   dotés   de   compétences

culturelles et techniques (au premier rang desquels les économistes, les juristes et lesprofessionnels de  la communication passés par des formations parentes et  dotées decatégories mentales similaires dans les différents pays dominants). Il implique, non pasla  seule  réaffirmation  des  prérogatives  du  capital  et   la  promotion  du  marché,  mais

l’articulation de quatre logiques institutionnelles étroitement imbriquées :

31 1. La dérégulation économique, qui consiste en fait en une re-régulation visant àpromouvoir  « le  marché »  ou  des  mécanismes  de   type  marchand  comme  dispositifoptimal,  non   seulement  pour  orienter   les   stratégies  des   firmes  et   les   transactions

économiques   (sous   l’égide   de   la   conception   de   l’entreprise   comme   outil   demaximisation de la valeur actionnariale) mais pour organiser l’ensemble des activitéshumaines,  y  compris  la  production  privée  des  services  publics  essentiels,  sur  la  basesupposée  de   l’efficience   (impliquant  un  oubli  délibéré  des  considérations  de   justicedistributive et d’égalité).

32 2.  Le retrait, la décentralisation (devolution) et la recomposition de l’État

social  visant   à   appuyer   l’extension   et   l’intensification  de   la  marchandisation,   etnotamment à soumettre les individus récalcitrants à la discipline du salariat désocialisépar le biais de variantes de la mise au travail (workfare) établissant un rapport quasi-contractuel entre l’État et les récipiendaires des catégories démunies, traités non pluscomme des citoyens mais comme des clients ou des sujets (stipulant leurs obligations

en termes de comportements comme condition d’accès aux aides sociales).

33 3.  Un appareil pénal expansif, intrusif et proactif qui  pénètre   les   régions

inférieures de l’espace social et physique pour contenir les désordres et les désarroisgénérés par la diffusion de l’insécurité sociale et par le creusement des inégalités, pourpermettre   une   supervision   disciplinaire   des   fractions   précarisées   du   prolétariatpostindustriel,   et  pour   réaffirmer   l’autorité  du   Léviathan  de   sorte   à   restaurer   lalégitimité entamée des dirigeants élus.

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34 4.  Le trope culturel de la responsabilité individuelle,  qui  envahit  toutes   lessphères de l’existence pour fournir un « vocabulaire de motivation » – comme dirait C.‑Wright Mills – pour la construction du soi (pensé sur le modèle de l’entrepreneur), ladiffusion des marchés et la légitimation de la compétition élargie qu’elle implique, dont

la  contrepartie  est  la  déresponsabilisation  des  grandes  firmes  et  le  défaussement  del’État   (ou  en   tout  cas   la   réduction  draconienne  de   sa  prise  en  charge  en  matière

économique et sociale).

35 Un  principe   idéologique central  du  néolibéralisme  est  qu’il   implique   l’avènement

d’un  « État  modeste »  ou   réduit   (« small governement ») :   le   rétrécissement  duwelfare state keynésien   supposé  obèse   et  pataud,   et   son   remplacement  par  unworkfare state élancé et agile, qui « investit » dans le capital humain et « active » lesressorts collectifs et  les appétits individuels pour le  travail ainsi que la participationcivique  par   le   truchement  de  « partenariats »  valorisant   la  prise  en  charge  de  soi,l’engagement  dans  le  salariat  et  le  managérialisme.  Punishing the Poor démontre

que l’État néolibéral s’avère fort différent dans la réalité : lors même qu’il embrasse

le « laissez faire et laissez passer » en haut, en relâchant les contraintes qui pèsent surle capital et en élargissant les chances de vie dont jouissent les détenteurs de capitauxéconomiques et culturelles, il n’est rien moins que « laissez faire » au bas de l’échelle

sociale.  De   fait,   lorsqu’il   s’agit   de   gérer   les   turbulences   sociales   générées   par   ladérégulation  et  d’imposer   la  discipline  du  travail  précaire,   le  nouveau  Léviathan  serévèle  être   farouchement   interventionniste, dominateur  et  dispendieux.  La   touche

légère des inclinaisons libertaires qui s’adressent aux classes supérieures fait place à unactivisme brutal et autoritaire visant à diriger, voire à dicter, les comportements desmembres   des   classes   inférieures. Le   « small government »   dans   le   registreéconomique trouve son prolongement et son complément dans le « big government »sur le double front du workfare et de la justice criminelle. C’est ainsi qu’entre 1982 et2001 les États-Unis ont accru leurs dépenses de police, de justice et d’incarcération de364%   (de  36  à  167  milliards  de  dollars,  soit  une  augmentation  de  165%  en  dollarsconstants de 2000) et ajouté un million d’employés au secteur de la justice criminelle

(Wacquant 2009a : 156-157) . En 1996, lorsque la « réforme du welfare » remplaçait ledroit  à   l’aide  sociale  par   l’obligation  d’accepter  un  emploi  précaire  et  non-qualifié

comme condition de soutien, le budget pénitentiaire dépassait les sommes allouées auxprogrammes   AFDC   (Aid   to   Families   with   Dependent   Children)   et   aux   coupons

alimentaires. Cette même année, les administrations pénitentiaires occupaient le rang

de troisième plus gros employeur du pays après Manpower Incorporated et Wal-Mart11.

L’aboutissement de la grande expérimentation étasunienne accouchant de la première

société d’insécurité avancée de l’histoire est là : l’État pénal envahissant, élargiet dispendieux n’est pas une déviation du néolibéralisme mais une deses composantes structurales.

36 Il est remarquable que ce versant du néolibéralisme ait été obscurci ou ignoré tant parses  défenseurs  que  par  ses  détracteurs.  Ce  point  aveugle  est  patent  dans  la  fameuse

reformulation  des   impératifs  néolibéraux  en  programme  politique  du  New  Labourrédigée par Anthony Giddens. Dans son manifeste pour « la troisième voie », Giddens

(1999) met l’accent sur les taux élevés de criminalité dans les quartiers ouvriers comme

indice du « déclin civique » et, curieusement, il en accuse l’État-providence keynésien

(et  non   pas   la   désindustrialisation   ou   les   politiques   de   retrait   social   des   grands

ensembles) : « L’égalitarisme de la vieille gauche était noble dans ses intentions, mais

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comme ses critiques de droite le disent, il a parfois produit des effets pervers – visiblespar   exemple,  dans   l’ingénierie   sociale  qui   a   laissé  un  héritage  de   cités   en  déclininfestées par la criminalité. » Il place « la prévention de la délinquance et la réductionde la peur du crime » au moyen de partenariats entre l’État et les acteurs de terrain aucœur de « la revitalisation des communautés locales », et il fait sienne la mythologie dela pseudo-théorie  de  la « vitre  brisée » : « Une  des avancées les plus significatives encriminologie ces dernières années est la découverte (sic) que le déclin de la civilité estdirectement lié à la criminalité. (….) Laisser les comportements incivils se développersans sanction signale aux citoyens que cette zone est dangereuse » (Giddens 1999 : 16,78-79, 87-88). Mais Giddens omet soigneusement le côté punitif de l’équation : son livreThe Third Way ne contient pas une seule mention de la prison ; il fait l’impasse sur ledurcissement   judiciaire   et   sur   le   boom   carcéral   qui   ont   partout   accompagné   ladérégulation économique et le retrait social qu’il appelle de ses vœux. Cette omission

est  particulièrement  surprenante  dans  le  cas  de  la  Grande-Bretagne,  puisque  le  tauxd’incarcération de l’Angleterre et du pays de Galles a bondi de 88 détenus pour 100.000habitants  en  1992  à  150  détenus  pour  100.000  habitants  en  2008,  alors  même  que  lacriminalité  a  décliné  de  manière  continue  durant   les  dix  premières  années  de  cettepériode   (Hough   et  Mayhew   2004).  De   fait,   en  volume,  Anthony  Blair   a  présidé   àl’accroissement de la population carcérale la plus forte de l’histoire du pays – rééditant

l’exploit de Clinton, son compagnon de route thuriféraire de la « Troisième Voie » del’autre côté de l’Atlantique.

37 On trouve une négligence similaire de la place centrale qu’occupe l’institution pénale

dans   le  nouveau  gouvernement  de   l’insécurité   sociale  dans   les   travaux  d’éminents

critiques du néolibéralisme. Ainsi la caractérisation que David Harvey donne de « l’Étatnéolibéral » dans son livre A Brief History of Neoliberalism, qui met en lumière lesdéfauts pérennes de l’approche conventionnelle de l’économie politique du châtiment

auxquels Punishing the Poor entend remédier. Pour Harvey, le néolibéralisme vise àmaximiser la portée des échanges marchands par le truchement de « la dérégulation, laprivatisation  et  le  retrait  de  l’État  de  nombreux  secteurs  sociaux ».  Comme  dans  lespériodes  antérieures  du  capitalisme,   la   tâche  du  Léviathan  consiste  à  « faciliter   lesconditions de l’accumulation profitable du capital pour le capital national et étranger »,mais  cela  se  traduit  désormais  par   l’expansion  du  secteur  pénal :  « L’État  néolibéral

recourt   à  une   législation   coercitive   et   à  des   tactiques  policières   (interdiction  despiquets  de  grève,  par  exemple)  pour  disperser  ou   réprimer   les   formes   collectivesd’opposition   au   pouvoir   des   entreprises.   […]   Le bras coercitif de l’État estrenforcé de sorte à protéger les intérêts des entreprises et, si nécessaire, àréprimer la dissidence.   Rien   de   tout   cela   ne   semble   conforme   à   la   théorie

néolibérale. » (Harvey 2005 : 2-3, 77).

38 Avec ses quelques mentions cursives sur la prison et pas une ligne sur le workfare,

l’analyse que livre Harvey de l’ascension du néolibéralisme est gravement incomplète.

Sa  conception  de   l’État  néolibéral   se  révèle  étonnamment  restreinte,   tout  d’abord,parce qu’il reste attaché à une conception répressive du pouvoir, au lieu d’envisager lesmissions multiples du châtiment sous l’égide de la catégorie de production. Subsumer

les institutions pénales sous le registre de la coercition le conduit à ignorer la fonction

expressive et les ramifications matérielles du droit pénal et de sa mise en œuvre, quiconsistent à produire des images régulatrices et des catégories publiques, à attiser desémotions collectives et à accentuer les frontières sociales saillantes, ainsi qu’à activerles  bureaucraties  d’État  en  vue  de   façonner   les   stratégies  et   les   rapports   sociaux.

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Ensuite, Harvey dépeint cette répression comme ciblant les opposants politiques à ladomination  des  entreprises  et  les  « mouvements  dissidents  internes »  qui  contestent

l’hégémonie de la propriété privée et du profit (tels que la secte des Branch Davidians àWaco, les participants aux émeutes dites de Rodney King à Los Angeles en 1991 et lesmilitants  anti-mondialisation  qui  ont  perturbé   la  réunion  du  G8  à  Seattle  en  1999)(Harvey 2005 : 83), alors que les principales cibles de la pénalisation à l’âge postfordistesont les fractions précarisées du prolétariat concentrées dans les zones déshéritées desvilles dualisées, qui, prises par l’urgence de la subsistance au quotidien, n’ont guère lesressources nécessaires ni le loisir de contester le pouvoir des grandes firmes privées. 

39 En troisième lieu, selon l’auteur de Social Justice and the City, l’État n’intervient

par   la   coercition   que   lorsque   l’ordre   néolibéral   se   grippe,   afin   de   réparer   lestransactions économiques, de parer aux atteintes portées au capital et de résoudre lescrises   sociales.  A contrario,  Punishing the Poor maintient  que   l’activisme  pénal

actuel  – qui  se  traduit  par  une  boulimie  carcérale  aux  États-Unis  et  par  une  frénésie

policière à travers l’Europe occidentale – est une caractéristique normale et routinière

du  néolibéralisme.  De   fait,   ce  n’est  pas   l’échec  mais   tout  au   contraire   la   réussiteéconomique  qui  appelle   le  déploiement  agressif  de   la  police,  des  tribunaux  et  de   laprison dans les zones inférieures de l’espace social et physique. Et le tourbillonnement

accéléré du manège sécuritaire est le signe de la réaffirmation de la souveraineté del’État, loin de constituter un indice de sa faiblesse. Harvey relève bien que le retrait del’État-providence   « expose  des  pans  de  plus   en  plus   vastes  de   la population   à   lapaupérisation »  et  que  « le  filet  de  protection  sociale  se  voit  réduit  au  minimum  enfaveur d’un système qui met l’accent sur la responsabilité individuelle dans lequel lavictime  est  souvent  blâmée »   (Harvey  2005 :  76).  Mais   il  ne  réalise  pas  que  ce  sont

précisément  ces  désordres  normaux,   induits  par   la  dérégulation  économique  et   leretrait  de  l’État  social,  qui  sont  gérés  par  l’appareil  pénal  élargi,  en  tandem  avec  lesprogrammes de workfare. Au lieu de cela, Harvey invoque l’épouvantail gauchiste du« complexe   carcéro-industriel »   (prison industrial complex)  pour   suggérer  quel’incarcération constitue un vecteur central de la quête du profit et de l’accumulation

capitalistes,   alors  qu’il   s’agit   en   réalité  d’un  dispositif  disciplinaire  qui  draine   lesbudgets publics et constitue un boulet pour l’économie capitaliste. 

40 Enfin, Harvey conçoit l’accent néoconservateur mis sur l’ordre et la coercition comme

une rustine provisoire visant à pallier l’instabilité chronique et les échecs fonctionnels

du néolibéralisme, alors que je conçois la morale autoritariste comme une composante

à part  entière de  l’État  néolibéral quand il se tourne  vers les étages inférieurs d’une

structure de classes où les écarts s’accroissent. À l’instar de Garland, Harvey doit établirune  dichotomie   artificielle   entre  néolibéralisme   et  néoconservatisme  pour   rendre

compte  de  la  réaffirmation  de  l’autorité  de  supervision  de  l’État  sur  les  populations

pauvres parce que sa définition étroitement économistique du néolibéralisme reproduitl’idéologie   de   celui-ci   et   tronque   sa   sociologie.   Pour   élucider   la   transformation

paternaliste  de   la  pénalité  au   tournant  de   ce   siècle,  nous  devons   impérativement

échapper au couple « crime et châtiment » mais aussi exorciser une fois pour toutes lefantôme de Louis Althusser (1970), dont la conception instrumentaliste du Léviathan etla dualité grossière entre « appareils idéologiques » et « appareils répressifs » entrave

le développement d’une anthropologie historique de l’État à l’ère néolibérale. Dans lesillage  de  Bourdieu,  nous  devons  pleinement  reconnaître  la  complexité  interne  et  larecomposition  dynamique  du  champ  bureaucratique,  ainsi  que  le  pouvoir  constitutif

des   structures   symboliques  de   la  pénalité,  de  manière   à  disséquer   l’imbrication

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complexe   des   disciplines   du  marché   et   de   la  morale   à   travers   les   domaines   del’économie,  de   l’aide  sociale  et  de   la   justice  criminelle   (Bourdieu  1993a ;  Wacquant

2005 : 133-150). 

Coda : la pénalité dans la construction d’un « Étatcentaure »

41 Dans sa comparaison méticuleuse des politiques eugéniques des années 1920, des camps

de  travail  obligatoires  des  années  1930  et  des  programmes  de  workfare des  années

1990  au  Royaume-Uni  et  aux  États-Unis,  Desmond  King  montre  que   les  « politiquessociales illibérales »  visant à diriger les conduites des citoyens de manière coercitivesont   « coextensives   des   politiques   de   la   démocratie   libérale »   et   reflètent   leurscontradictions internes (King 1999 : 26). Même lorsqu’ils contreviennent aux impératifs

d’égalité  et  de   liberté   individuelle,  de  tels  programmes  sont  périodiquement  mis  enœuvre parce qu’ils sont taillés sur mesure pour souligner et stipuler les frontières del’appartenance sociale lors des périodes de bouleversements sociaux. Ils s’avèrent êtredes vecteurs efficaces pour promulguer la détermination retrouvée des élites d’État àaffronter les conditions offensantes et à apaiser le ressentiment populaire à l’égard descatégories déviantes ou déméritantes ; et ils diffusent des conceptions de « l’autre » quimatérialisent les oppositions symboliques au fondement de la hiérarchie sociale. Avec

l’avènement  du  gouvernement  néolibéral  de   l’insécurité  sociale  alliant   le  workfarerestrictif et le prisonfare expansif, toutefois, ce ne sont plus seulement les politiquesde l’État qui sont illibérales mais bien son architecture même. Tracer la montée et lefonctionnement   des   politiques   punitives   de   la   pauvreté   aux   États-Unis   après   ladissolution  de   l’ordre  fordiste-keynésien  et   l’implosion  du  ghetto  noir  révèle  que   lenéolibéralisme  amène,  non  pas  le  rétrécissement  de  l’État,  mais  bien  l’érection  d’unÉtat centaure, libéral en haut et paternaliste en bas, qui présente par conséquent desprofils   radicalement   différents   aux   deux   bouts   de   l’échelle   sociale :   un   visageaccueillant   et   rassurant   envers   les   classes  moyennes   et   supérieures   et   un   facièseffroyable et grimaçant à l’égard de la classe inférieure.

42 Il  convient  de  souligner  pour  conclure  que  la  construction  de  ce  Léviathan  à  doublevisage qui pratique le libéral-paternalisme ne relève pas d’un plan concerté concocté

par  des  dirigeants  omniscients,  pas  plus  qu’elle  ne  découle  mécaniquement  de   lanécessité systémique de quelque structure abstraite, telle que le capitalisme avancé, leracisme ou le panoptisme (ainsi que le voudraient certaines approches néo-marxistes

ou  néo-foucaldiennes,  ou  encore   la  démonologie  militante  du  « prison-industrialcomplex »  en  vogue  aux  États-Unis)12.  Cette  construction  est   le  produit  de   luttesdans le champ et autour du champ bureaucratique visant  à   redéfinir   lepérimètre,  les  missions  et  les  priorités  de  l’action  des  autorités  publiques  envers  lescatégories et les territoires à problème. Ces luttes mettent aux prises les organisations

issues de la société civile et les organismes de l’État, mais incluent aussi et surtout lesaffrontements   internes   entre   les  différents   secteurs  du   champ  bureaucratique  quirivalisent pour s’arroger la « propriété » de tel ou tel problème social et ainsi valoriserla   forme   d’autorité   et   l’expertise   qui   lui   sont   propres   (médicale,   éducative,assistantielle,  pénale,  économique,  etc.,  et  au   sein  du   secteur  pénal,   la  police,   lestribunaux, les institutions d’enfermement et les programmes de contrôle post-pénal).

L’adéquation globale de la contention punitive à la régulation de la marginalité urbaine

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au  seuil  du  nouveau  siècle  relève  d’une  fonctionnalité  post-hoc grossière,  née  d’unmélange d’intentions politiques initiales, d’ajustements bureaucratiques successifs, detâtonnements politiques et de quête de profits électoraux, mélange situé au point deconfluence de trois flux relativement autonomes de mesures publiques concernant lemarché  de   l’emploi  déqualifié,   l’aide   sociale   aux  démunis   et   la   justice  pénale.  Lacomplémentarité   et   l’imbrication  mutuelle   des   programmes   d’État   dans   ces   troisdomaines sont pour partie voulues et pour partie émergentes ; elles sont favorisées parles  contraintes  pratiques  de   la  gestion  de  contingences  connexes,  par   leur  cadragecommun au prisme du behaviorisme moral, et par le biais ethnoracial qui marque leursmodes  opératoires  – le   sous-prolétariat  noir  de   l’hyperghetto   se   trouvant  au  point

d’impact maximum où la dérégulation du marché, le retrait de l’État social et l’essor dusecteur pénal se rencontrent et se renforcent mutuellement.

43 Quelles que soient les modalités de leur avènement, il est établi que le rétrécissement

de l’aile sociale et le développement de l’aile pénale de l’État sous l’égide du moralisme

ont introduit des modifications profondes dans l’agencement du champ bureaucratiquequi  portent  gravement  atteinte  aux  idéaux  démocratiques13.  Lorsque  leurs  points  demire  convergent  sur   les  mêmes  populations  et   les  mêmes   territoires,   le  workfaredissuasif et le prisonfare neutralisant induisent des profils et des expériences de lacitoyenneté  qui  divergent  fortement  aux  divers  paliers  de  l’ordre  social  et  ethnique.

Non seulement ils contreviennent au principe fondamental de l’égalité de traitement

par   l’État  et   ils  amputent  de  manière  routinière   les   libertés   individuelles  des  plusdémunis. Ils minent aussi le consentement des gouvernés par le déploiement agressifde  programmes  coercitifs  stipulant  des  responsabilités  individuelles  alors  même  quel’État  retire  les  soutiens  institutionnels  nécessaires  à  leur  prise  et  élude  ses  propresresponsabilités sur le front social et économique. Et ils marquent du sceau indélébile dudémérite   les   fractions  précarisées  du  prolétariat  postindustriel  dont   sont   issus   lagrande majorité des allocataires de l’aide sociale et des condamnés à la prison. Bref, lapénalisation de la pauvreté scinde la citoyenneté le long d’une faille de classe, sape laconfiance  civique  au  bas  de   l’échelle   sociale  et   sème   la  dégradation  des  principes

républicains. L’établissement du nouveau gouvernement de l’insécurité sociale révèle,in fine, que le néolibéralisme est constitutivement corrosif de la démocratie.

44 En   nous   permettant   d’échapper   au   couple   « crime   et   châtiment »   pour   repenser

ensemble   l’aide   sociale   et   la   justice   criminelle   tout   en   prenant   en   compte   lesdimensions matérielles et symboliques de la politique publique, le concept de champ

bureaucratique de Bourdieu offre un outil souple et puissant pour disséquer l’anatomie

et le travail d’assemblage du Léviathan néolibéral. Il suggère que les luttes politiques-clefs de ce tournant de siècle impliquent, non seulement des confrontations entre lesorganisations  mobilisées  représentant  les  catégories  subalternes  d’une  part  et  l’État,mais  encore  des  batailles   internes  à   la  constellation  hiérarchique  et  dynamique  desbureaucraties   publiques   qui   luttent   pour   socialiser,   médicaliser   ou   pénaliser   lamarginalité   urbaine   et   ses   corrélats.   Élucider   les   liens   entre   « workfare »,   « prisonfare »  et   insécurité  sociale  suggère  en  retour  que   l’étude  de   l’incarcération

n’est pas une rubrique technique du catalogue criminologique mais bien un chapitre

central de la sociologie de l’État et de l’inégalité sociale à l’ère du marché-roi.

45 * Cet article est dérivé de « A Sketch of the Neoliberal State », le coda théorique

de mon livre Punishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity(Durham

and London : Duke University Press, « Politics, History, and Culture », 2009). Il

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est l’objet d’un symposium transdisciplinaire et transnational comprenant les

réponses de JohnCampbell, Bernard Harcourt, Margit Mayer, Jamie Peck, Frances

Piven, et Mariana Valverde,  publié en anglais in Sociological  Forum  (25, n° 2, juin

2910) et Theoretical   Criminology   (14, n° 1, février2010);   enallemand dans Das

Argument(Berlin); en espagnol dans Sociographica   (Cordoba); en brésilien dans

Discursos  Sediciosos   (Rio de Janeiro); en italien dans Aut  Aut   (Rome); en portugais

dans Cadernos  de  Ciências  Sociais(Porto); en norvégien dans Materialisten(Oslo); en

danois dans Social  Kritik(Copenhagen); en grec dans Ikarian   Journal  of  Social  and

Political   Research(Athènes); en ukrainien dans Spilne(Kiev); en russe dans

Skepsis(Moscou); en hongrois dans Eszmelet(Budapest); en slovène dans Novi

Plamen(Ljubljana); en roumain dans Sociologie Romaneasca(Bucarest), et en japonais

dans Gendai   Shiso(Tokyo). Je remercie Mario Candeias et la Rosa Luxemburg

Stiftung à Berlin pour avoir lancé ce débat, et les directeurs des revues listées ci-

dessus pour leur soutien de ce projet éditorial. Ce chapitre a bénéficié des

réactions à trois communications présentées lors de la 4e conférence « Putting

Pierre Bourdieu to Work », Manchester, Angleterre, les 23-24 juin 2008 ; au

colloque du département de sociologie de l’Université de Yale, le 26 février

2009 ; et à la journée d’étude « Utiliser la théorie des champs pour étudier le

monde social », tenue à Louvain-La-Neuve, Belgique, les 19 et 20 mars 2009.

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NOTES

1.  .   Ce   chapitre   est   une   version   amendée   et   élargie   du   « coda   théorique »   de  mon   livrePunishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity. ( Nota bene :

la version française de ce livre publiée contre ma volonté expresse, sans contrat ni bon à tirer,par  Agone  en  2004  est  une  version  contrefaisante  et  dont   le  contenu  est  nul  et  non  avenu).

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L’argument central du livre est développé en quatre étapes : la première partie décrit le déclin etla  misère   de   l’État   social   américain,   conduisant   en   point   d’orgue   au   remplacement   de   laprotection  sociale  (welfare)  par  le  workfare punitif  en  1996 ;  la  deuxième  partie  retrace  lesmodalités de la croissance et du déploiement de l’État pénal de 1973 à nos jours ; la troisième

explique pourquoi et comment cet activisme pénal s’est concentré sur deux cibles privilégiées, leghetto  noir   en   crise   et   le  délinquant   sexuel en  vadrouille ;   et   la  quatrième  partie   suit   lesdéclinaisons  récentes  de  cette nouvelle  politique  de  l’insécurité  sociale en Europe occidentale,

pour   conduire   à  une   critique  de   la   raison   sécuritaire   et   livrer  des   recommandations  pouréchapper au piège sécuritaire, ainsi qu’à une caractérisation de la forme et des missions propresà l’État néolibéral.

2.  .  L’expansion  et   l’activisme  pénaux  au  16 e siècle  sont  mentionnés  en  passant  par  Piven  etCloward (1993 : 20, note 32).3.  .  Le  rôle  catalytique  de   la  division  ethnoraciale  dans   la  reconfiguration  de   l’État  après   ladénonciation du contrat fordiste-Keynésien et l’effondrement du ghetto noir est analysé en détaildans Wacquant (2010). La profondeur et la rigidité du cloisonnement racial est une cause majeure

de l’écart abyssal entre les taux d’incarcération des États-Unis et des pays de l’Union Européenne,

comme de leurs taux divergents de pauvreté et d’inégalité (Alesina et Glaeser 2004).4. . C’est particulièrement flagrant au sein du second plus grand système carcéral des États-Unis

(après   l’administration  pénitentiaire   fédérale)  qu’est   le  California  Department  of  Corrections,

dans lequel une surpopulation grotesque (la Californie entasse 170.000 détenus dans 33 prisons

conçues pour en abriter 85.000) et les dysfonctionnements bureaucratiques systémiques ravalent

au rang de vœux pieux toute prétention à la « réinsertion » (Petersilia, 2008).5.  .  Voir   Shea   (2009)  pour  une   analyse   comparative  des   succès   électoraux  des   campagnes

sécuritaires en France et en Italie.6. . La différenciation analytique et historique entre champ politique et champ bureaucratique, etleurs localisations respectives dans le champ du pouvoir, sont traitées dans Wacquant (2005 : 6-7,14-17, 142-146). 7. . Voir l’analyse approfondie des fondements sociopolitiques de « l’exceptionnalisme pénal » enFinlande, Suède et Norvège par John Pratt (2008a et 2008b), selon laquelle l’attachement culturelà l’égalité sociale et au welfare state joue un rôle-pivot, semblable à celui qu’il joue dans larésistance énergique de la Scandinavie aux recettes néolibérales sur le front économique. Une

autre  anomalie  notable  pour  la  thèse  de  la  « culture  du  contrôle »  est  le  Canada,  qui  s’inscrit

autant   que   les   États-Unis   dans   la   « modernité   tardive »,   mais   qui   a   conservé   un   tauxd’incarcération à la fois bas et stable lors des trois dernières décennies (ce taux a même chuté de123 à 108 pour 100.000 entre 1991 et 2004, alors que le taux étasunien bondissait de 360 à 710pour 100.000).8.  .  L’étude  majeure  de  Cavadino  et  Dignan  (2006)  sur   les  rapports  entre  politique  pénale  etéconomie politique montre que les pays qu’ils caractérisent comme néolibéraux (par oppositionaux  nations  de  type  conservateur-corporatiste,  social-démocrate  et  corporatiste-oriental)  sont

systématiquement  plus  punitifs  et   le  sont  devenus  encore  plus  au  cours  des  deux  dernières

décennies. 9. . La diffusion internationale des catégories et politiques pénales « made in USA » et ses ressortssont traités en profondeur dans mon livre Les prisons de la misère (Wacquant 1999, et dans

l’édition  américaine  augmentée  et  actualisée,  Prisons of Poverty,  Wacquant  2009b).  Pourprolonger l’analyse de cette dissémination quasi-planétaire, lire les études éclairantes de Jones etNewburn (2006) et Andreas et Nadelmann (2006).10.  .  C’est   le  cœur  commun  à  une  vaste   (et   inégale)   littérature  sur   le  sujet  qui  traverse   lesfrontières disciplinaires, au sein de laquelle on peut citer, pour la sociologie, les analyses de Neil

Fligstein, The Architecture of Markets (2001); pour l’économie politique, John Campbell etOve   Pedersen,   The Rise of Neoliberalism and Institutional Analysis  (2001);   pour

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Page 172: Civilisations, 59-1 - OpenEdition Journals

l’anthropologie,   Jean   et   John   Comaroff,   Millennial Capitalism and the Culture of

Neoliberalism  (2001);   pour   la   géographie,   Neil   Brenner   et   Nik   Theodore,   Spaces of

Neoliberalism : Urban Restructuring in North America and Western Europe (2002);et, pour l’économie, Gérard Duménil and Dominique Lévy, Capital Resurgent : Roots of the

Neoliberal Revolution (2004).11. . Pour une analyse approfondie du croisement des dépenses et des personnels des ailes socialeet pénale de l’État américain, voir Wacquant (2009a : 152-161).12. .On trouvera une critique liminaire de cette notion-écran dans Wacquant (2008c).13.  .  On   trouvera  une   caractérisation  des   conceptions  « républicaine »   et  « libérale »  de   ladémocratie en jeu ici in David Held (1996).

RÉSUMÉS

Dans Punishing the Poor, je montre que l’ascension de l’État pénal aux États-Unis et dans les autressociétés avancées au cours du dernier quart de siècle est une réponse à la montée de l’insécurité

sociale,   et  non   criminelle   ;  que   les   transformations  de  politiques   sociales   et  pénales   sont

mutuellement   imbriquées,   le « workfare »  restrictif  et   le  « prisonfare »  en  expansion  tendant  às’accoupler  en  un  seul  canevas  organisationnel  visant  à  discipliner   les  fractions  précaires  duprolétariat  postindustriel   ;   et  qu’un   système   carcéral  diligent  n’est  pas  un  dévoiement  duLéviathan néolibéral mais une de ses composantes à part entière. Dans cet article, je déroule lesimplications   théoriques  du  diagnostic  de   ce  nouveau   gouvernement  de   l’insécurité   sociale.J’adapte et développe le concept de « champ bureaucratique » de Pierre Bourdieu pour réviser lathèse  classique  de  Piven  et  Cloward  sur   la  régulation  de   la  pauvreté  par   l’aide  sociale,  et   jecontraste mon modèle de la pénalisation comme technique de gestion de la marginalité urbaine

avec la vision de la « société disciplinaire » de Michel Foucault, avec le compte-rendu que David

Garland livre de la « culture du contrôle », et avec la caractérisation de la politique néolibérale

élaborée par David Harvey. Contre la conception économique « fine » du néolibéralisme comme

règne  du  marché,   je  propose  une  spécification  sociologique  «  épaisse  »  du  néolibéralisme  quienglobe   la   supervision   par   le   workfare,   un   État   pénal   proactif   et   le   trope   culturel   de   la« responsabilité   individuelle  ».  Ce  qui   suggère  qu’il   faut   théoriser   la  prison  non  comme  uninstrument technique visant à assurer le respect de la loi, mais comme une capacité politiquecruciale  dont  le  déploiement  sélectif  et  agressif  dans  les  régions  inférieures  de  l’espace  socialviole les idéaux de la citoyenneté démocratique.

In  Punishing the Poor,  I  show  that  the  ascent  of  the  penal  state  in  the  United  States  and  other

advanced  societies  over  the  past  quarter-century  is  a  response  to  rising  social  insecurity,  not

criminal  insecurity;  that  changes  in  welfare  and   justice  policies  are  interlinked,  as  restrictive“workfare” and expansive “prisonfare” are coupled into a single organizational contraption todiscipline   the  precarious   fractions  of   the  postindustrial  working   class;   and   that   a  diligent

carceral   system   is   not   a   deviation   from,   but   a   constituent   component   of,   the   neoliberal

Leviathan. In this article, I draw out the theoretical implications of this diagnosis of the emerging

government  of  social  insecurity.  I  deploy  Bourdieu’s  concept  of  “bureaucratic  field”  to  revisePiven and Cloward’s classic thesis on the regulation of poverty via public assistance, and contrast

the  model  of  penalization  as  technique   for  the  management  of  urban  marginality  to  Michel

Foucault’s   vision   of   the   “disciplinary   society,”  David  Garland’s   account   of   the   “culture   of

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control,” and David Harvey’s characterization of neoliberal politics. Against the thin economic

conception of neoliberalism as market rule, I propose a thick sociological specification entailing

supervisory   workfare,   a   proactive   penal   state   and   the   cultural   trope   of   “individual

responsibility.” This suggests that we must theorize the prison, not as a technical implement forlaw enforcement, but as a core political capacity whose selective and aggressive deployment inthe lower regions of social space violates the ideals of democratic citizenship.

INDEX

Keywords : poverty, prison, State, welfare, workfare

Mots-clés : aide sociale, état, pauvreté, prison, workfare

AUTEUR

LOÏC WACQUANT

est professeur à l’Université de Californie, Berkeley, et chercheur au Centre de sociologieeuropéenne, Paris. Membre de la Society of Fellows de l’Université d’Harvard et récipiendiaire duMacArthur Foundation Prize et du Lewis Coser Award de l’Association américaine de sociologie,ses travaux portent sur la marginalité urbaine, la domination ethnoraciale, l’État pénal, lapolitique de la raison et la théorie sociologique, et sont traduits en une quinzaine de langues. Sesouvrages récents comprennent Pierre Bourdieu and Democratic Politics (2005), Das

Janusgesicht des Ghettos (2006), Parias urbains. Ghetto, banlieues, État (2006), Punishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity (2009) et Prisons of Poverty (édition américaine augmentée, 2009). [Department of Sociology, 410Barrows Hall, University of California, Berkeley, CA 94720 USA – [email protected]]

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A propos

NOTE DE L’ÉDITEUR

 

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De qui l’immatériel est-il lepatrimoine ?Gaetano Ciarcia

À propos de Ferdinand de Jong & Michael

Rowlands, eds., Reclaiming Heritage.Alternative Imaginaries of Memory in

West Africa, Publications of the Institute ofArchaelogy. London : Left Coast Press, Walnut

Creek, California, 2007.

1 Les  processus  d’institution patrimoniale  investissent,  en  les  re-modelant,  des  espacespublics   au   sein   desquels   des   mémoires   collectives   dites,   ou   imaginées,   puisent

constamment.  Ceci  pourrait   être   considéré   comme   le   fil   conducteur  de   l’ouvragecollectif dirigé par Ferdinand de Jong et Michael Rowlands, qui associe anthropologues,

muséologues et historiens de l’art et des religions. L’intérêt majeur du livre réside dans

la mise au jour de l’hétérogénéité des « mondes mnémoniques » (« mnemonic worlds »,cf. Paul Basu1 : 233), où plusieurs modes discursifs peuvent cohabiter, se superposer, senégocier   sans   produire   nécessairement   des   formes   de   créolisation   du   souvenir.

L’histoire  moderne  et  contemporaine  de  l’Afrique  de  l’Ouest  est  la  toile  de  fond  desanalyses  proposées.  Examinant   les  passés  de   l’esclavage,  du  colonialisme,  des  cultesanciens, des guerres civiles ou ethniques, les auteurs s’interrogent sur la construction

locale,  nationale  et   internationale,  des  héritages  culturels.  Malgré   le  sous-titre,  quipourrait laisser penser le contraire, les imaginaires à l’œuvre dans la transmission oraleet   les   pratiques   rituelles,   sont   ici   considérés  moins   comme   des   alternatives   auxmanifestations  officielles  ou  aux  édifications  monumentales,  que  comme  des  formes

d’appréhension  émique   susceptibles  de  participer  à   l’élaboration  bureaucratique  etglobalisée du présent mémoriel. En ce sens, l’emploi de l’adjectif alternative semble

ici spécifique. Car l’analyse porte sur des imaginaires oscillant entre les devoirs (tacitesou explicites) de narration et les injonctions à l’oubli, mais surtout sur des usages dupassé, qui peuvent être simultanément, ou à tour de rôle, publics et communautaires,

consensuels   et   antinomiques.   Dans   les   contributions   qui   composent   cet   ouvragepassionnant   –   où   la   dimension   régionale   ouest-africaine   est   investie   par   des

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croisements comparatifs donnant lieu à une problématique unitaire et complexe – il estdonc   question   de   la   cohabitation,   parfois   conflictuelle,   paradoxale,   ironique   oupathétique, de mémoires hétérogènes et productrices d’hétérogénéité.

2 Le  texte  de  Beverly  Butler2 ainsi  que  celui  des  deux  coordinateurs 3,   introduisent   leprojet général de la publication. En reprenant l’œuvre de Derrida sur la transmission

inventive de la tradition et les commentaires qu’elle a suscités, Butler pose la questioncruciale de l’héritage culturel comme forme d’ingénierie généalogique. Au cours de saréflexion,   le   caractère   performatif   de   la   machine   patrimoniale,   en   mesure   detransformer les mythes en preuves ou traces historiques (et vice versa), finit par sesuperposer, telle une qualité intangible, à la dimension monumentale qui nourrit lesmémoires collectives et individuelles. Dans le monde méditerranéen étudié par Butler,

de  l’Antiquité  à  nos  jours,  les  réécritures  successives  du  devenir  historique  auraient

donné   lieu  à  un  continuum  spéculatif.  Tout  en  se  différenciant  sans  cesse  par  desruptures  et  des  inversions,  ces  interprétations  auraient  fini  par  connecter  le  « legs »judéo-grec   à   des   formes   afrocentristes   de   remémoration   du   passé.   Le   mythe

d’Alexandrie et de sa bibliothèque disparue serait ainsi devenu le lien symptomatique

de   narrations   symboliques   coloniales   et   post-coloniales   des   origines.   La   questionpatrimoniale se déclinerait ici à travers des rhétoriques identitaires toujours en coursde re-définition par rapport aux enjeux politiques du présent. À partir de ce constat,

Butler se penche sur les significations contemporaines de l’héritage culturel acquisesdepuis qu’est reconnue sa dimension immatérielle. Cette reconnaissance, implicitement

suggérée   par   Derrida   dans   ses   derniers   écrits,   a   été très   partiellement   (etapproximativement)   reprise et   validée   récemment   par   de   nombreuses   instances

politiques  nationales et   internationales.  Une   telle  problématique,  que   l’on  retrouvedans de nombreuses contributions consacrées aux pratiques locales néo-traditionalistes

informées   par   la   politique   culturelle   de   l’Unesco,   est   le   fil   conducteur   du   textecoordonné par de Jong et Rowlands. C’est pourquoi, nous avons choisi de suivre de prèsles  diverses   analyses   sur   l’avènement  de   l’immatériel   comme   effet   (et   fait)   socialpatrimonial.

3 La   première   étude   de   cas   ethnographique   concerne   l’investigation   de   Katharina

Schramm4 sur des festivals et des itinéraires commémoratifs de l’histoire de l’esclavageau   Ghana.   Dans   ces   contextes,   l’injonction   allogène   (procédant   de   l’Unesco,   parexemple) d’un devoir commun de souvenir rentre, implicitement ou ouvertement, enconflit avec des initiatives locales. Ainsi, le  travail d’anamnèse  participe in situ à laréélaboration   et   à   la   stratification   de   significations   alternatives   à   la   supposéeendogénie   de   ces   entreprises   mémorielles.   Les   modes   communautaires   de   latransmission  et  de   l’édification  du  passé,  se  transforment  à   la  fois  en  fonction  d’unfacteur extérieur et de leur foyer imaginé comme intérieur, stable et non public, alorsmême qu’il est en réalité fluctuant et perméable. L’ « héritage » s’altère donc sans cesseà   travers   l’adoption   de   valeurs   éthiques   supposées   refléter   la   recherche   d’unœcuménisme  négocié  entre  diverses  instances,  locales,  nationales  et  internationales.

Schramm   reconnaît  qu’au  Ghana,  en  amont  du  processus  patrimonial,   la  questioncentrale est celle de la construction de l’État national dans un pays divisé par le passéde l’esclavage. Les divers promoteurs de mémoires seraient aujourd’hui confrontés auxprogrammes internationaux d’édification d’une immatérialité qui ne semble finalement

être que le masque nécessaire à la circulation globalisée, sous forme de capital moral etesthétique, de cette histoire conflictuelle. Schramm souligne à juste titre que l’Unesco

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traite  l’histoire  comme  un  fait  culturel  et  non  comme  une  puissante  force  politiques’exerçant sur le présent. Ainsi, la rhétorique internationale assumée comme officielleest  productrice  d’autres  rhétoriques  en  quête  d’hégémonie.  Dans  ce  cadre,  le  cas  ducircuit   intitulé   Joseph Project au Ghana  qui   s’oppose  à   l’itinéraire  officiel  de   laRoute de l’Esclave, tout en le prolongeant discursivement et géographiquement, estune situation emblématique d’une théâtralisation marquée par une exégèse religieusede   type   néo-traditionaliste.   En   associant   le   message   chrétien   à   l’interprétation

prophétique du   passé   de   l’esclavage,   le   Joseph Project  s’appuie   sur   l’idée   del’existence d’une famille humaine « noire » ayant recueilli l’héritage moral incarné ettransmis  par   le  personnage  de   Joseph  dans   la  Génèse.   En  quête  d’une   relationmémorielle entre une rhétorique panafricaine et la valorisation d’origines populairesauthentiques,  ce  parcours  de  pèlerinage   se  veut  autonome  par   rapport  à  celui  del’Unesco,  présenté   comme  marqué  par  une   égide   aliénante.   Ici,   la   recherche  des« racines » bibliques est mise en relation spatiale avec les trajectoires de ceux qui sereconnaissent  dans   la  diaspora  et  qui  retournent  en  pèlerinage  sur   le  prétendu  solancestral pour   simultanément  graver   leur   identité  africaine  et   l’inscrire  dans  une

filiation purifiée de l’expérience de la traite. Mais cette action, nous dit Schramm, seheurte à un « chaînon manquant », à savoir l’absence de traces physiques et affectivespermettant   une   véritable   guérison/cicatrisation   (« healing »)   psychologique   et

historique. Car les descendants des anciens maîtres partagent avec ceux des esclaves unmême espace social d’où sont absents à la fois un « victim tale » (p. 87) et un sentiment

de solidarité diasporique.

4 Dans   son   texte5,   Peter   Probst   s’intéresse   aux   changements   de   statut   au   fil   desdécennies, du « bois sacré » d’Osun dans la ville d’Osogbo au Nigeria. Son optique estmoins   centrée   sur   la   fonction   d’une   « histoire   aseptisée/expurgée »   (« historical

sanitization »,   p. 99)   dont   l’édification   patrimoniale   serait   le   vecteur,   que   sur   lesorigines de l’institution d’un bois sacré consacré à la déesse Osun. Pour Probst, c’est letravail d’aménagement artistique produit à partir de la fin des années 1950 à Osogbo

par   la   sculptrice  autrichienne  Suzanne  Wenger,   initiée  au   culte  d’Osun,  qui  est  àl’origine   du   prestige   acquis   par   le   site,   classé   patrimoine   mondial   par   l’Unesco

en 2005.Pourtant, d’après l’auteur, dès les débuts du 20esiècle des créations plastiqueset   photographiques   locales   ont   préfiguré   la   transmission   contemporaine   de   latradition.  De  nos   jours,  ces  productions  ont  fini  par  représenter  des supports  d’une

mémoire   collective   marquée   par   le   « basculement   d’un   processus   colonial   dedésenchantement   vers  un  projet  post-colonial  de   ré-enchantement »   (p.   103).   Lesœuvres  de  Wenger   tout  comme   les   images  de  nombreux  photographes  qui   les  ont

précédées  auraient  ainsi   fourni  au  récit  de   la  nation  nigériane  en  construction  desstyles d’imagination. Elles auraient également permis la transformation de l’esthétique

des cultes yoruba et de leur visibilité, leur conférant un nouvel éclat. De nos jours, lesporte-parole de l’Osogbo Heritage Council, qui revendiquent ce lieu comme étant

le leur, sont en désaccord quant à l’interprétation qu’il convient d’en donner. Dans une

région  à  majorité  musulmane,  certains  de  ces  dignitaires  préfèrent   insister  sur   lesqualités reconnues par l’Unesco plutôt que d’insister sur le sens religieux du bois et dufestival   qui   y   est   organisé   chaque   année.   Une   telle   stratégie   est   révélatrice   duglissement  progressif  des  pratiques  rituelles  anciennes,  officiellement  re-sémantisées

en tant que « mémoires vivantes ». Significative d’une désacralisation opérant comme

une forme de ré-enchantement culturel, cette logique se heurte pourtant localement

aux remontrances d’autres notables qui n’acceptent pas la réduction de leurs liturgies à

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un  « héritage  culturel ».  Dans  ce  contexte,  dont  Probst   illustre  brillamment  toute   lacomplexité,  les  faits  de  la  politique  patrimoniale  deviennent  (en  les  perpétuant)  desfaits  du  religieux en  transformant  des  mythes  et  des  rites  en  tradition :  « In  actualpolitical practice, deities function as role models for secular political allegiancies, justas political allegiancies function as models for the understanding of deities. » (p. 113). 

5 Deux contributions sont également consacrées à la ville de Djenné au Mali, inscrite surla liste de l’Unesco comme patrimoine mondial depuis 19886. Les deux textes centrent

leur   analyse   sur   les   technologies  patrimoniales   (« technologies   of  heritage »  pourRowlands, p. 129) et sur le rôle des élites impliquées (« heritage elites » pour Joy, p. 145)dans la gestion locale de sites socialement et architecturalement fragiles, comme dans

le cas de Djenné. Dans cette ville historique du Sahel, la restauration de l’architecture

menée  par   les   autorités   coloniales  dans   les  premières  décennies  du   20e  siècle,   aconstitué  une  première   reconnaissance  de   l’espace  urbain  comme  étant  un  espacemonumental. À ce propos, Michael Rowlands remarque : « […] the restorative nostalgia

that created « Soudanic » architecture for French metropolitan consumption became asite of postcolonial resistance and then subsequentely a mode of reincorporation of adistinctive malian modernity. » (p. 131). Suite à la reconnaissance officielle de sa valeurd’héritage,  un  tel   legs,  à   la  fois  religieux,  colonial,  national  et  mondialisé,  doit  êtreconservé   dans   un   contexte   où,   d’un   côté,   les   matériaux   d’antan   sont   devenus

difficilement  repérables  et, de  l’autre,  les  relations  de  type  communautaire  entre  lesfamilles des anciens maçons et celles des propriétaires des maisons se sont estompées.

En   outre,  de  nouvelles   formes  d’identification   rigoriste   à   l’islam   ont  produit  descomportements allant à l’encontre des directives pour la préservation de ceux qui sont

devenus  biens  culturels  mais  dont   les  origines   sont  marquées  par  des  cérémonies

fondatrices aujourd’hui taxées de « fétichisme ». La mission des élites patrimoniales estdonc délicate. Les lieux investis par leur action restauratrice et valorisatrice, qui ont

été façonnés par l’expérience coloniale, font désormais l’objet de tentatives diverses demise  en  représentation  de   leur  passé  bien  plus  que  de   la  répétition  de  celui-ci   (p.130). Effectivement, les politiques culturelles contemporaines visent davantage la mise

en scène d’un décor historique que la restitution d’espaces jadis vécus et bâtis par leurshabitants. Par exemple, la perspective conservatrice promue par l’Unesco s’oppose defacto aux  aspirations  des  propriétaires  voulant  agrandir  et  moderniser  des  maisons

anciennes. Toutefois, comme le note Charlotte Joy, si ceux-ci utilisent la renommée del’image   architecturale   de   la   ville   pour   investir   (« dwell   on »)   le   présent,   leurappropriation  physique  et  symbolique   des  lieux  que  l’appel  à  une  époque  vénérable

permet  d’opérer  semble  être  significative  quant  au  dynamisme   individualiste  et/oucollectif dont toute rhétorique traditionaliste peut être le moteur et qui se développeau  sein  de   l’eurocentrisme  constitutif  du  World Heritage Project 7 (p. 157).  À  cetégard, Rowlands parle d’une radicalisation de la catégorie d’authenticité, matérialisée àDjenné par des actes de construction et de rénovation (p. 141). 

6 Le label de patrimoine immatériel appliqué à des rituels de masques est analysé avecfinesse  par  Ferdinand  de   Jong8.  L’auteur  s’intéresse  au  rituel  d’initiation  masculine

Kangurang,   reconnu   depuis   2005   comme   « Chef   d’œuvre   du   patrimoine   oral   etimmatériel » dans la région frontalière de la Casamance, entre le Sénégal et la Gambie.

Ici,   c’est   le   caractère   initiatique   et   secret   de   la   danse   qui   semble   justifier   lareconnaissance  de   sa   valeur   culturelle.   Là   où,   en  des   termes  durkheimiens,   c’estl’interdit de toute forme de contagion profane qui fabrique du sacré, nous observons

que,  d’une  manière  apparemment  contradictoire,  des  nouvelles   formes   folkloriques

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(exotériques   et   publiques)   de   mascarade   opèrent   d’après   de   Jong   comme   une

restauration du régime de révélation du sacré. Si la rareté coutumière des sorties demasques   était   censée   garantir   leur   prestige,   aujourd’hui,   la   reproduction

« culturalisée »   et   touristique   de   leurs   occurrences,   orchestrée   par   les   élitespatrimoniales nationales, est devenue l’enjeu d’une canonisation conflictuelle au seinde   la   société   locale.   La   reconnaissance  publique   de   l’immatériel   qui   se   cacherait

derrière   le  masque  est  donc  assumée  comme  un  nouveau  support  de  son  aura.  Lanotion même de ce qui est visiblement secret, c’est-à-dire de ce que tout le monde

sait  et  qu’une  partie  de   l’assistance  doit   feindre  d’ignorer  est  réactivée  grâce  à   lareconnaissance   de   la   qualité   intangible   et   invisible   dont   le   simulacre   serait   leréceptacle. À travers la redéfinition de l’espace culturel, nous observons des nouvelles

formes  de  différenciation  de   l’auditoire,  avec  une  scission   implicite  entre  ceux  quipeuvent observer le masque comme un spectacle (les visiteurs étrangers ou nationaux

de  marque) et  ceux qui  doivent  en avoir  peur  et  le  fuir  (une  partie  de  la populationlocale). 

7 Alors que le travail d’identification de l’Unesco vise surtout la sélection, la conservation

et la mise à jour de la « tradition », du point de vue de ses actants, la cérémonie mise enspectacle est certes investie de la recherche d’un équilibre avec la « modernité », mais

aussi vécue comme un espace permettant l’élaboration de métaphores inédites (p. 174).Ainsi,   la  pratique  rituelle  revêt  de  nouvelles   significations   symboliques   liées  à  desconjonctures mémorielles contemporaines, comme celles qui rattachent le passé de latradition africaine au présent des pèlerinages diasporiques entrepris par des groupes

d’afro-américains. Dans ce cadre, le renouveau de la sacralité du culte secret cohabite

avec une pratique visuelle de la contemplation de la violence ritualisée dont le masque

peut  être   le  medium.  Comme   le  montre   le  récit  et   les   images   illustrant  des   jeunes

masqués en sujets ethnographiques et en ethnographes, une telle contemplation peutvéhiculer   de   formes   d’auto-distanciation   ironique   de   la   part   des   acteurs sociaux

impliqués. Ainsi, la réflexivité s’actualise dans la performance à travers la réciprocitédes  regards  (« through  mimesis  of  gaze,  reflexivity   is  embodied   in  performance »  p.181). De Jong conclut : « They masquerade as intangible heritage. » (p. 182). 

8 Le thème de la médiatisation d’un passé immémorial devenu une source de prestige estrepris  par  Dorothea  E.  Schulz9.  Son  texte  examine   le  succès  de   l’émission  malienne

Terroir qui  diffuse,  depuis  désormais  25  ans,  des  reportages  sur   les  diverses  aires« traditionnelles » du pays. L’auteure analyse ce phénomène populaire en relation avecles diverses étapes de la construction nationale post-coloniale de l’État malien. Ainsi,

elle s’interroge sur les différents idiomes de l’appartenance et de l’autochtonie produitspar   les  politiques   culturelles.   En   focalisant   son   attention   sur   la   cohabitation  desprocessus de flux et de fermeture à l’œuvre dans la valorisation et l’édification d’entités

originelles,  Schulz  relève  que  ce  qui  est  envisagé  comme  des  coutumes  singulières

réside moins dans une référence immuable au passé que dans la capacité d’adhérer auxmutations   en   cours.  Cette  qualité   serait  maintenant   reconnue   comme   le   substratvéritable d’une continuité historique entre le passé et ses héritiers ; qualité que, de nos

jours, la notion de patrimoine immatériel serait sensée interpréter et véhiculer. De parla   valorisation   médiatique   de   cette   notion,   les   élites   traditionalistes   (souvent

composées en grande majorité par des citadins) négocient, à une échelle nationale, leuridentification   locale  à   la   reconnaissance   simultanée  de   leur  « terroir »  et de   leurcondition   moderne. L’intangibilité   de   l’héritage   apparaît   alors   être   le   produit   del’institution   d’émotions   visant   à   susciter   des   sentiments   d’appartenance   (et   de

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reconnaissance) au moyen de l’investissement sur des audiences. Dans ce cadre, nous

dit   l’auteure,   il   est  possible  d’observer  une   « technologie  de   la  médiation   orale »(« technology of aural mediation » p. 192) qui a commencé à se développer à travers ladiffusion  de  programmes  radio  promouvant  des  pratiques  ritualisées  converties  enproductions artistiques et identitaires. Une telle tendance s’est accentuée et modifiée

suite  à   l’avènement  de   l’émission   télévisée  qui  donne  à  voir   la  mise  en  scène  desspécificités culturelles et religieuses, politiquement communiquées par leurs acteurs/inspirateurs au reste de la nation.

9 Ramon Sarró examine les mutations politiques que la société baga en Guinée a vécu àpartir  du  processus  de  décolonisation10.  Le   régime  de  Sékou  Touré   ayant   interdit

pendant vingt-six ans (1958-1984) toute forme de pratiques dites animistes, le retouraux   sources   de   la   tradition   ancestrale   se   fait   aujourd’hui   selon   des   modalités

paradoxales. À la démystification des cultes aurait succédé leur accession à la chaîne

patrimoniale   qui   a   fini   par   opposer   les   anciens   détenteurs   des   « secrets »   de   latransmission  orale   et   initiatique  du   savoir   aux   jeunes   générations  qui   aspirent   àintégrer   la  culture  populaire dans   les  flux  de   la  globalisation.  Un  tel  clivage  affecteégalement les actuelles politiques identitaires réactivant la distinction – mise à mal parla transformation nationaliste et post-coloniale de la coutume imposée par Sékou Touré

– entre les « maîtres de la terre » autochtones et les groupes sociaux qui leur étaient

inféodés. Et pourtant, la dynamique de folklorisation qui fut le fait de l’État totalitairese  prolonge,  tout  en  changeant  de  signe,  à  travers  les  tentatives  d’indigénisation  deleur passé dont les élites contemporaines sont devenues les actrices principales. En cesens,  la  rhétorique  actuelle  relative  à  la  découverte  d’un  héritage  immatériel  propreaux rituels de masques baga permet, comme nous l’avons déjà vu plus haut, de faireressortir leurs narrations mythiques et leurs généalogies.

10 La dernière contribution de l’ouvrage est celle de Paul Basu11. L’auteur revient sur laquestion de la cohabitation de mémoires collectives censées être communautaires (ouincorporées)  et  des  mémoires  officielles.  En  nuançant   le  propos  d’autres  chercheurs

ayant travaillé en Sierra Leone, Basu affirme qu’entre ces deux formes supposées parcertains   comme   étanches,   il   est   possible   d’observer   une   synchronisation   et   une

articulation.   Les   lieux   symboliques   de   cette  mémoire  hétérogène   et   trouble   qu’ilobserve sont : le Cotton Tree de Freetown, devenu une icône de l’histoire du pays et duprocessus  de  réconciliation  national  qui  a  suivi  la  fin  de  la  guerre  civile  en  2002 ;  lafigure et le « nom de guerre » de Bai Bureh, s’identifiant à un héros de la lutte pourl’indépendance   et  devenu  une   figure  mythique   au   centre  de  plusieurs   formes  deréappropriation ;   les  monuments  commémorant   l’avènement  de   la  paix ;  enfin,   lesfosses  communes  découvertes  après   la   fin  de   la  guerre.  Basu  observe   la  quête  decatharsis collective à l’œuvre dans les discours institutionnels mais également dans despratiques  populaires   et   locales  d’appréhension  d’un  passé  douloureux   très   récent,

nécessitant non seulement plusieurs réécritures concomitantes de l’histoire, mais aussila constitution de paysages mémoriels « continually ‘overwritten’ » (p. 254). Une tellesur-écriture du passé, où l’histoire imprimée (ou à publier) négocie son autorité avec laréélaboration de traditions « authentiquement » en mesure d’affirmer leur modernité

performative,  me  semble  à   la  fois  conclure  et  synthétiser   l’originalité  d’une  analyse

collective sur des héritages réclamés, c’est-à-dire sollicités, exigés, revendiqués comme

locaux et rendus publics.

11 ***

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12 L’ouvrage   apporte  un   éclairage   original   sur   la   réception  d’une  notion   à   l’origine

bureaucratique   comme   celle   de   patrimoine   dans   des   contextes   qui   en   sont   desrécipiendaires « exotiques ». Du point de vue ethnographique, les rapports d’échange etde concurrence entre les configurations internationales et nationales de mise en valeurde biens culturels et des interprétations émiques, jouées et vécues, de la tradition sont

interrogés avec pertinence. Des inventions mémorielles, implicites ou délibérées, sont

observées par les auteurs au prisme d’imaginaires qui peuvent se concrétiser à traversdes fictions où les faits sociaux du passé de la culture reviennent à leurs « héritiers »en tant que vecteurs potentiels de modernité et de développement. Dans ce cadre, leregard  du  chercheur   (et  du   lecteur)  est  autant  attiré  par   les  espaces  conflictuels  àl’intérieur desquelles ces créations se donnent à voir que par le foisonnement de leurssignifications.

13 Les recherches réunies par Ferdinand de Jong et Michael Rowlands nous suggèrent quetoute  tentative  d’objectiver   la  notion  d’immatériel  comme  un  absolu  conceptuel  ne

peut   correspondre   qu’à   la   reprise   d’une   opposition   factice   entre   des   réalisations

culturelles   physiques   et   des   pratiques   ou   valeurs   dites   « intangibles ».   Une

anthropologie croisée de l’immatériel patrimonial et des mémoires contemporaines del’immatériel   semble   pouvoir   empêcher   les   analyses   trop   approximatives   ou

défectueuses dont une telle opposition est souvent le vecteur. En ce sens, les

perspectives développées par Reclaiming Heritage nous aident à interroger, à une

échelle désormais globalisée, la relation entre les usages de la notion de l’immateriel

patrimonial  et  les  représentations  de  biens  dits  matériels  dans  les  textes  officiels  del’Unesco.

14 Loin d’être son altérité non monumentale, l’immatériel de l’héritage culturel subsume

la  matérialité  nécessaire  à   l’édification  de   tout  domaine  patrimonial.   Il  serait  alorsl’effet   social   de   la   fabrication   d’une   continuité   historique   ou  mémorielle   rendue

signifiante  aussi  bien  par  des  opérations  de  classement  et  d’exposition  que  par  despratiques rituelles et folkloriques qui les inspirent et qui s’en inspirent. Les auteurs dulivre  nous  encouragent  à  penser   l’efficacité  symbolique  de   l’autorité  médiatique  desécritures érudites, de la photographie, de la télévison, de la sculpture, des institutions

muséales   et   des   cérémonies   commémoratrices   à   l’épreuve   de   contextes

ethnographiquement   situés   où   les   acteurs   locaux   re-actualisent   constamment  desformes de (auto)distanciation théâtrale de leur culture.

15 La  mémoire   sociale  de   l’immatériel  participe  ainsi  des  procédures  contemporaines

d’inventaire de la tradition mettant en scène l’aura perdue des origines dans ce qui estinvisible (et indicible) à tout groupe ou acteur social : son présent. Mais au travers desnouvelles  formes  d’observance  du  passé  qu’il  englobe  a posteriori,  l’immatériel  dupatrimoine  est   l’effet  d’une  vision  mondialisée   s’appuyant  également   sur  un  usageméta-temporel du foyer « originel » de la tradition. Dans ce cadre, les ressources en jeu,qu’elles soient touristiques, diasporiques, idéologiques ou officielles, contribuent toutesà l’institution d’espaces alternatifs, publics et communs, de l’imagination identitaire.

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NOTES

1. . «Palimpsest Memoryscapes : Materializing and Mediating War and Peace in Sierra Leone », p.231‑259.2. . « ‘Taking on a Tradition’ : African Heritage and the Testimony of Memory », p. 31-69.3. . « Reconsidering Heritage and Memory », p. 13-29.4. . « Slave Route Projects : Tracing the Heritage of Slavery in Ghana », p. 71-98.5.  .  « Picturing  the  Past : Heritage,  Photography,  and  the  Politics  of  Appearance   in  a  Yoruba

City », p. 99-125.6.  .  Michael  Rowlands,  « Entangled  Memories  and  Parallel  Heritages   in  Mali »,  p.  127-144   ;Charlotte Joy, « ‘Enchanting Town of Mud’ » : Djenné, a World Heritage Site in Mali », p. 145-159.7. . L’expression World Heritage Project identifie d’une manière générale l’action de l’Unesco

consistant à classer des biens culturels ou naturels comme patrimoine de l’humanité.

8. . « A Masterpiece of Masquerading : Contradictions of Conservations of Intangible Heritage »,p. 161-184.9. . « From a Glorious Past to the Lands of Origin : Media Consumption and Changing Narratives

of Cultural Belonging in Mali », p. 185-213.10. . « Demystified Memories : The Politics of Heritage in Post-Socialist Guinea », p. 215-227.11. . « Palimpsest Memoryscapes : Materializing and Mediating War and Peace in Sierra Leone »,p. 231-259.

AUTEUR

GAETANO CIARCIA

est maître de conférences (HDR) en ethnologie à l’Université Montpellier 3. Il est membre duCERCE (Centre d’études et de recherches comparatives en ethnologie, EA 3532, Université

Montpellier 3) et chercheur associé au LAHIC (Laboratoire d’anthropologie et histoire :l’institution de la culture, Paris). Il a mené des enquêtes en pays dogon (Mali), dans le Bénin

méridional, en Languedoc-Roussillon et à la Martinique. Dans ses recherches, l’intérêt pour lesnotions d’exotisme et de fiction dans la formation du discours anthropologique se connecte à unexamen des relations que ce discours entretient avec l’institution de mémoires collectives «mises en culture » sous forme de patrimoines.  [Département d'Ethnologie, Université de Montpellier, 3 route de Mende, 34199 Montpellier

Cedex 5, France – [email protected]]

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