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Les réécritures des Lettres persanes au XXIe siècle
Irene Oldekamp (s1537253)
Langues et cultures romanes - mémoire de maîtrise
Rédigé sous la direction de Dr. A.C. Montoya
Université de Groningue, janvier 2012
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Table des matières :
Introduction ................................................................................................................................ 3
1. Montesquieu et l’intertextualité ......................................................................................... 6
1.1 Montesquieu et les réécritures des Lettres persanes ........................................................ 6
1.2 Intertextualité ................................................................................................................. 10
1.2.1 Formes de l’intertextualité ...................................................................................... 10
1.2.2 Fonctions de l’intertextualité ................................................................................... 12
2. Chahdortt Djavann : Comment peut-on être français ? (2006) ............................................ 15
3. Michel Nekourouh : Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après
MonTeC’Qui Est ?(2009) ......................................................................................................... 27
4. Norman Spinrad : Oussama (2010) ...................................................................................... 39
5. Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère : Les lettres arabes (2011) ........................................ 49
6. Conclusion ............................................................................................................................ 66
7. Bibliographie ........................................................................................................................ 69
8. Appendices ........................................................................................................................... 73
8.1 Appendice I : Les réécritures des Lettres persanes. ....................................................... 73
8.2 Appendice II : Les références dans Comment peut-on être français ? .......................... 75
3
Introduction
Oui, elle écrirait à Montesquieu, peu importaient les trois siècles qui les séparaient.
Ne lui avait-il pas fait écrire des lettres, lui ?
Dans la dernière lettre de Roxane, celle par laquelle les Lettres persanes s’achevaient,
dans cet esprit révolté dont la plume de Montesquieu avait dotée le personnage de Roxane,
dans cet esprit-là Roxane se reconnaissait, si bien qu’on aurait pu croire que les deux Roxane
ne faisaient qu’une, mais vivant à trois siècles d’intervalle dans des conditions différentes. La
première, dans la tête, sous la plume de Montesquieu en 1720, la Roxane imaginaire, et la
deuxième en 2000, la Roxane réelle.
[…] Elle se donna la liberté de commencer ainsi : À mon cher géniteur, Monsieur de
Montesquieu, et débuta enfin sa première lettre.1
Il est vrai que, pour certains gens, il ne serait pas habituel d’écrire des lettres à quelqu’un qui
est mort depuis trois siècles. Pourtant, pour l’Iranienne Roxane, protagoniste du roman
Comment peut-on être français ? (2006) de Chahdortt Djavann, c’est une stratégie pour
survivre ses premières années à Paris. Persane, Roxane écrit des lettres à Montesquieu dans
lesquelles elle raconte son intégration à Paris en l’an 2000 et sa jeunesse en Iran et elle crée
ainsi une nouvelle version des Lettres persanes, en donnant une image de la société française
du début du XXIe siècle et de l’Iran pendant la révolution.
L’imitation d’un ouvrage dans un autre, ainsi que les références aux autres textes dans
le nouvel ouvrage, sont deux formes d’intertextualité. L’intertextualité est un phénomène
fréquent dans la littérature, et demande une certaine connaissance littéraire du lecteur, pour
une meilleure compréhension et pour l’interprétation des citations dans le texte. Deux
théoriciens renommés qui ont écrit sur ce phénomène littéraire sont Julia Kristeva et Gérard
Genette. C’est Kristeva qui présente le terme « intertextualité » à la fin des années 1960, dans
son ouvrage Semiotikè (1969). Elle parle entre autres de l’imitation et des citations. Gérard
Genette continue à développer la théorie de Kristeva encore plus, il désigne plusieurs formes
d’intertextualité, dont la paratextualité,2 qui désigne tous les signaux autographes ou
allographes qui procurent au texte un entourage et l’hypertextualité,3 qui est la relation
1 Djavann, C., Comment peut-on être français?, Paris, Flammarion, 2006, pp. 130, 132.
2 Escola, M., Les relations transtextuelles selon G. Genette, Fabula. La recherche en littérature,
www.fabula.org/atelier.php?Les_relations_transtextuelles_selon_G._Genette, mis à jour le 19 février 2003. Date
de consultation : 30 octobre 2011. 3 Ibid.
4
unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte). Kristeva et Genette
soulignent que l’intertextualité peut paraître sous différentes formes, comme la parodie,
l’allusion et la citation. À part ces différentes formes, l’intertextualité peut avoir différentes
fonctions dans un texte, par exemple une fonction argumentative qui désigne les cas
d’intertextualité qui servent comme argument d’autorité et qui justifient un propos ou une
attitude, ou une fonction critique, qui peut malmener l’intertexte de différentes façons, par
exemple dans une parodie ou une condamnation. Marc Eigeldinger et Vincent Jouve décrivent
ces fonctions, et à part les deux fonctions nommées Jouve désigne cinq autres : la fonction
référentielle, la fonction éthique, la fonction herméneutique, la fonction ludique et la fonction
métadiscursive. Dans le premier chapitre ces fonctions seront expliquées.
Il paraît que la réécriture des Lettres persanes par Djavann n’est pas un cas unique. À
partir de sa parution en 1721, plusieurs auteurs réécrivent l’ouvrage de Montesquieu ou
réagissent au roman. Les quatre réécritures de la première décennie du XXIe siècle que nous
avons choisies, sont publiées entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2011. Dans cette
période, plusieurs événements ont contribué au changement du regard sur les étrangers
musulmans dans la société occidentale. Nous pensons notamment aux attentats du 11
septembre 2001, la discussion sur le port du voile et les symboles religieux ou les dessins
caricaturaux dans un journal danois. Beaucoup a été écrit sur ces évènements et ils ont mené à
beaucoup de discussions. Des imitations des Lettres persanes paraissent non seulement dans
la littérature mais aussi dans le théâtre et sur Internet. Nous remarquons qu’aux XXe et XXI
e
siècles des livres paraissent ayant comme titre : Comment peut-on être suivi d’une nationalité,
par exemple Comment peut-on être belge ? (Charles Bricman, 2011) ou Comment peut-on
être américain ? (Véronique Maumusson, 2010). Le plus souvent il s’agit d’ouvrages qui
parlent de l’identité et dont le titre n’est plus qu’une simple allusion aux Lettres persanes. Le
même phénomène d’allusion aux Lettres persanes, mais qui évoque parfois aussi la réécriture,
se trouve dans les articles ou des blogs sur Internet qui traitent le plus souvent de la différence
entre les immigrés et habitants originaires d’un pays ou des lois concernant les immigrés.
Bien qu’ils ne réécrivent pas les Lettres persanes et ne fassent donc pas partie de notre
analyse, ces textes forment une piste de recherche intéressante.
Le fait que de nombreuses réécritures des Lettres persanes paraissent au XXIe siècle
souligne que l’ouvrage de Montesquieu est toujours d’actualité. Les événements de la
première décennie du XXIe siècle mentionnés ci-dessus remettent les Lettres persanes dans
5
une perspective actuelle et en réécrivant les Lettres persanes les auteurs essaient entre autres
d’expliquer les regards que portent les étrangers sur une nouvelle société et
l’incompréhension des immigrés par cette société. Leurs réécritures n’ont pas (encore) été
analysées, sauf l’ouvrage de Chahdortt Djavann, sur lequel Cristina Álvares a écrit deux
articles. Le même vaut pour Montesquieu et pour l’intertextualité, des recherches ont été
faites mais pas encore sur la combinaison entre réécriture, les Lettres persanes et
l’intertextualité au XXIe siècle. C’est pour cette raison que nous avons dédié notre mémoire à
ces réécritures. En étudiant les différentes réécritures des Lettres persanes qui ont paru dans la
première décennie du XXIe siècle, nous pouvons analyser la réflexion sur la place des
étrangers dans la société et leur place dans leur société nouvelle. Comme points de repère
nous donnerons une définition du terme « intertextualité », en nous basant surtout sur les
définitions de Julia Kristeva et Gérard Genette. Ensuite, nous aborderons dans l’analyse les
différents ouvrages qui reprennent les Lettres persanes. Nous commençons par le roman de
Djavann, puis les romans Les lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après
MonTeC’Qui Est ? de Michel Nekourouh (2009) et Oussama de Norman Spinrad (2010)
seront analysé et ensuite nous aborderons la pièce de théâtre Les lettres arabes, écrit par
Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère (2011). Pour des raisons pratiques nous nous limiterons
aux ouvrages fictifs parus entre 2001 et 2011. Finalement, nous proposons une réponse à la
question principale de ce mémoire : Comment les réécritures des Lettres persanes montrent-
elles une réflexion sur la place des étrangers musulmans dans la société et la place de leur
nouvelle société dans la littérature de la première décennie du XXIe siècle ?
Avant d’aborder notre analyse, nous expliquerons dans le chapitre suivant le terme
d’intertextualité, ainsi que la vie et l’œuvre de Montesquieu.
6
1. Montesquieu et l’intertextualité
Avant de débuter notre analyse, nous proposons de commencer par rédiger un cadre
théorique en deux parties. Dans la première partie nous introduirons Montesquieu, ses
ouvrages et nous donnerons un aperçu global de la réécriture des Lettres persanes depuis sa
parution. Dans la deuxième partie nous proposons une initiation aux notions de réécriture et
d’intertextualité, pour une meilleure compréhension de ces phénomènes qui forment la base
de notre analyse.
1.1 Montesquieu et les réécritures des Lettres persanes
Dès leur parution, les différents ouvrages de Charles-Louis de Secondat, Baron de la
Brède et de Montesquieu (1689-1755), ont évoqué des réactions (littéraires) et, surtout dans le
cas des Lettres persanes, des réécritures et des imitations. Comme ce mémoire porte sur la
réécriture des Lettres persanes (1721), nous traiterons uniquement de cet ouvrage, mais les
autres textes de Montesquieu, notamment De l’esprit des lois (1748), ont également eu une
grande influence sur la pensée postérieure.
Les Lettres persanes, un roman épistolaire publié en 1721, donne non seulement une
image du Paris de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence, vu par les yeux des persans
Usbek et Rica, mais offre en même temps un regard critique sur la Perse. Malgré le rôle
majeur pour la Perse dans les Lettres persanes, Montesquieu n’a jamais été en Perse. Il s’est
basé sur ses propres expériences interculturelles pendant ses voyages en Europe et en ce qui
concerne la Perse il s’est inspiré des récits des voyages d’autres auteurs :
His taste for cross-cultural comparison was nurtured by his own frequent travels abroad – to
Austria, Hungary, Italy, Germany, Holland, and England. In addition, he was an avid reader of
travelogues which at that time were flooding bookstores in France; with particular regard to
Persia, historians of ideas have noted the influence of a number of books popular during the
Baron’s youth.4
4 Dallmayer, F., « Montesquieu’s Persian Letters – a timely classic », dans : Montesquieu and his legacy, réd.
Rebecca Kingston, New York, Suny Press, 2009, p. 245.
7
Philip Stewart décrit ces livres sur la Perse dont Montesquieu aurait tiré ses informations. Il
s’agirait entre autres des Voyages de Jean Chardin et des Six voyages de Jean-Baptiste
Tavernier et « beaucoup d’autres ouvrages dont sa bibliothèque personnelle était amplement
fournie. »5 Pour les informations sur la France et la société parisienne, Stewart explique que
« …toute l’actualité de la France ou de Paris, par contre, vient de sa vie, de ses conversations,
des nouvelles qu’on lui apprenait. »6
En ce qui concerne l’idée de Montesquieu pour le contenu des Lettres persanes, Philip
Stewart, parmi d’autres, renvoie à L’espion turc de Jean-Paul Marana (1684) :
Sans doute [pour] les divers aspects du livre s’appuyait-il sur des « modèles ». Le seul qui soit
vraiment important, à part la Bible et le Coran, c’est L’Espion dans les cours des princes
chrétiens de Marana (appelé couramment L’Espion turc), très célèbre à l’époque, bien que les
personnages de Montesquieu soient des Persans et non des Turcs.7
Les traductions françaises du Coran par André du Ryer en 1647 et des Mille et une nuits par
Antoine Galland à partir de 1704 font grandir la curiosité des lecteurs et des auteurs européens
pour cette partie du monde. Elle menait ainsi à une vague d’orientalisme.8 L’Orient en
général, et donc aussi la Perse, étaient à la mode au XVIIIe siècle, et formaient un des thèmes
principaux dans les textes littéraires de cette époque. Malgré la querelle évoquée par les
Lettres persanes, une discussion qui porte surtout sur la critique donnée par les personnages
Usbek et Rica de la société française, et le fait que Montesquieu détruit l’image romantique de
la Perse, les lecteurs apprécient les Lettres persanes, plusieurs tirages et même une deuxième
édition paraissent encore la même année.9 C’est Montesquieu même qui remarque le succès
de son œuvre dans ses Pensées : Mes Lettres persanes apprirent à faire des romans en
lettres (n° 1621).10
Par conséquent, il n’est pas surprenant que des imitations des Lettres persanes
paraissent comme les Lettres d’une péruvienne (Françoise de Graffigny, 1747) ou Letters
5 Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-
lyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008., paragraphe 19. Consulté le 5 septembre 2011. 6 Ibid.
7 Ibid.
8 Le terme « orientalisme » est défini en détail par Edward Said, dans son ouvrage Orientalism (Vintage books,
New York, 1979), et concerne la distinction ontologique et épistémologique entre l’Occident et l’Orient (p. 2).
Pourtant, nous utiliserons dans ce mémoire la définition du Trésor de la langue française : ‘le goût pour ce qui
touche à l’Orient.’ Dendien, J., « orientalisme », dans : Trésor de la langue française informatisé, en ligne. Date
de consultation : 25 août 2011. 9 Dhifaoui, A., « Littérature épistolaire », syllabus université virtuelle de Tunis, 2006, en ligne :
http://pf-mh.uvt.rnu.tn/75/1/litterature-epistolaire.pdf Date de consultation : 15 août 2011. 10
Ibid.
8
from an Armenian in Ireland to his Friends at Trebisond (Robert Hellen, 1756).11
Le point
commun de tous ces textes est qu’ils traitent de personnes qui rencontrent une autre culture
que la leur, et qu’ils décrivent cette culture par des lettres à leurs amis restés dans leur pays
natal. Le topos du voyage et de la rencontre d’autres cultures est décrit par Philip Stewart de
la façon suivante : « La métaphore du voyage […] encadre une opposition de perspectives
entre deux cultures, asiatique et européenne, et deux religions, musulmane et chrétienne. »12
Les descriptions des oppositions culturelles et religieuses que rencontrent les voyageurs sont
décrites dans les lettres, le seul moyen de communication disponible à l’époque, comme
souligne Frédéric Calas : « La distance et l’éloignement entre destinateur et destinataire
justifient la forme épistolaire. ».13
Après cette première vague d’imitation, les Lettres persanes et l’Orient redeviennent
en vogue dans la littérature au XIXe siècle : « … during the entire nineteenth century the
Orient […] was a favourite place for Europeans to travel in and write about. »14
Ce
phénomène, nous le retrouvons également dans la peinture, où naît un intérêt pour l’image de
l’Orient, comme montrent entre autres les peintures d’Ingres.15
Cette faveur peut être
expliquée par la vague d’exotisme qui naissait à l’époque. Bien que les gens s’intéressent
donc aux pays orientaux et que les récits de voyages soient à la mode,16
nous n’avons retrouvé
qu’une seule réécriture : Lettres japonaises, (1890-1893), de Lafcadio Hearn, même si ces
lettres sont des lettres réelles. Pourtant, selon Philip Stewart l’ouvrage de Montesquieu est
toujours resté aimé : « le long de trois siècles, le premier succès des Lettres persanes ne s’est
jamais démenti... ».17
Il est possible que les gens relisent l’ouvrage de Montesquieu sans le
réécrire, ou qu’ils s’intéressent à de nouveaux ouvrages qui traitent de l’Orient, comme Les
Orientales de Victor Hugo, Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand ou Souvenirs,
pensées et paysages pendant un voyage en Orient de Lamartine.18
11
Dans l’appendice I nous avons rédigé une liste de toutes les réécritures des Lettres persanes que nous avons pu
trouver à partir de 1721. 12
Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-
lyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 21. Date de consultation : 5 septembre 2011. 13
Calas, F., Le roman épistolaire, Paris, Nathan, 1996, p. 79. 14
Said, E., Orientalism, New York, Vintage Books, 1979, p. 157. 15
Larousse Encyclopédie, « Orientalisme », édition en ligne :
http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-nom/orientalisme/75329 Date de consultation : 31 août 2011. 16
Meyer, D.C., « Orientalisme, exotisme et littérature » dans : French Eastern narratives, université du Hong
Kong, 2009. http://www0.hku.hk/french/dcmScreen/lang3022/lang3022_orientalisme.htm Date de consultation :
14 octobre 2011. 17
Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-
lyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 22. Date de consultation : 5 septembre 2011. 18
Ibid.
9
Pendant le XXe siècle les publications sur les Lettres persanes augmentent. Philip
Stewart désigne plusieurs courants de recherche sur le roman. Jusqu’aux années 1950 les
recherches portaient surtout sur l’esprit de la Régence et la caricature dans la tradition
classique. Le plus important était, selon les scientifiques de l’époque, le regard des Persans
sur la France, et ils prêtent peu d’attention aux éléments persans dans l’œuvre. À partir des
années 1950, des analyses se penchent davantage sur les aspects musulmans (Robert
Shackleton, Roger Laufer et Roger Mercier). Dans les années 1970, la religion et la politique
deviennent deux pistes de recherche majeures.19
Mais, à part cette vague de recherches sur les
Lettres persanes, les réécritures continuent, bien qu’elles soient moins fréquentes qu’avant.
D’autres imitations paraissent dans des articles ou blogs pour décrire les problèmes
d’intégration en France ou pour discuter et critiquer les lois (françaises) contre les immigrés.20
Au XXIe siècle, et surtout après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, un
débat sur les Lumières renaît. La discussion porte surtout sur l’universalisme et la séparation
entre l’église et l’état. De par ce débat, l’œuvre de Montesquieu devient encore plus actuelle.
Bien qu’il ne parle pas des attentats du 11 septembre 2001, Jean Erhard écrit dans son article
« Montesquieu and us » que l’auteur des Lettres persanes est toujours apprécié de nos jours,
non seulement en France mais surtout dans le reste du monde : « Montesquieu can play an
active role in our civic reflection, on the condition that we make correct use of his œuvre. »21
écrit-il, et il montre également que Montesquieu est souvent cité, notamment lorsqu’il s’agit
de « relationship between political liberalism and economic liberalism and the place that the
population of foreign origin occupies in a nation. »22
La dernière partie de cette citation est un
sujet que l’on retrouve non seulement dans les Lettres persanes, mais qui joue aussi un rôle
primordial dans la société contemporaine. Ceci explique peut-être le nombre d’imitations et
réécritures de Montesquieu au XXIe siècle, dans lesquels les auteurs veulent donner une
image des étrangers dans la société, que ce soit en France ou ailleurs dans le monde. Dans
notre analyse, nous aborderons quatre de ces réécritures, toutes parues entre 2001 et 2011.
19
Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu http://dictionnaire-montesquieu.ens-
lyon.fr/index.php?id=385, mis à jour le : 14/02/2008, paragraphe 22-23. Date de consultation : 5 septembre
2011. 20
Les Lettres persanes sont également souvent utilisées dans l’enseignement, aussi bien dans des programmes
pour les écoles primaires que secondaires, pour discuter la société multiculturelle dans laquelle vivent les élèves. 21
Ehrard, J., « Montesquieu and us », dans : Montesquieu and his legacy, ed. Rebecca Kingston, New York,
Suny Press, 2009, p. 262. 22
Ibid. p. 261.
10
1.2 Intertextualité
S’appliquant à toute réécriture et figurant à plusieurs manières dans les quatre réécritures
des Lettres persanes que nous avons choisi d’examiner, le concept d’intertextualité est d’une
importance majeure pour notre analyse. Comme il y a beaucoup de différentes définitions et
théories sur ce terme, nous dédierons cette partie de ce chapitre à cette notion. La première
partie portera surtout sur la forme de l’intertextualité et dans la deuxième nous aborderons ses
différentes fonctions.
1.2.1 Formes de l’intertextualité
L’intertextualité forme donc un aspect majeur pour notre analyse, puisqu’elle est le
principe des ouvrages basés sur les Lettres persanes. Le terme ‘intertextualité’ est inventé par
Julia Kristeva dans son ouvrage Sémiotikè, recherches pour une sémanalyse (1969), dans
lequel elle analyse le travail du russe Mikhail Bakhtine sur le dialogisme, un terme qui
théorise l’idée qu’un énoncé est une réponse à d’autres énoncés ou qu’il porte les marques
d’un dialogue entre deux sujets, souvent entre l’énonciateur et son destinataire.23
Gérard
Genette reprend le terme de Kristeva et en donne une belle définition dans
Palimpsestes (1982) : « L’intertextualité […] ne désigne plus que les relations de coprésence
entre les textes (par exemple la citation où un texte se trouve à l’intérieur d’un autre). » 24
Genette écrit dans Palimpsestes que l’intertextualité fait partie de la transtextualité, parmi
laquelle il classe également l’architextualité, l’hypertextualité, la métatextualité et la
paratextualité. La transtextualité désigne « tout ce qui met le texte en relation, manifeste ou
secrète, avec d’autres textes ».25
Comme nous avons vu dans ce qui précède, l’intertextualité porte selon Genette sur une
coprésence entre deux ou plusieurs textes. Cette ‘coprésence’ s’effectue le plus souvent par
des citations, qui est selon Genette la forme la plus littéraire de l’intertextualité. Deux autres
formes d’intertextualité sont l’allusion et le plagiat, mais elles sont moins littéraires et moins
explicites que la citation : le plagiat concerne les emprunts non déclarés mais encore littéraux
23
Rabau, S., Intertextualité, Paris, Flammarion, 2002, p. 233. 24
Ibid., p. 246. 25
Genette, G., Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 7.
11
et l’allusion touche aux énoncés moins littéraux.26
L’hypertextualité, finalement, renvoie à
« toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte), sur lequel
il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. »27
L’hypertextualité peut se
manifester sous deux formes différentes : la transformation simple ou la transformation
indirecte. Par transformation simple Genette entend, par exemple, le fait de transposer l’action
du texte A dans une autre époque, comme l’a fait James Joyce dans son roman Ulysse. La
transformation indirecte (ou imitation) consiste d’un engendrement d’un nouveau texte à
partir de la constitution préalable d’un modèle générique, par exemple l’Énéide.
Un autre phénomène intertextuel est la référence simple. Tiphaine Samoyault décrit ce
terme de la façon suivante : « la mention d’un nom (d’auteur, de mythe, de personnage) ou
d’un titre […] L’intertexte est dilué, il devient presque interminable. »28
Genette ne décrit pas
ce phénomène, mais comme la référence simple figure également dans les ouvrages analysés
et surtout dans le roman de Djavann, nous la nommons quand-même.
Nous avons vu que les citations et les références sont deux sortes d’intertextualité. Un des
problèmes que pourrait être causé par l’intertextualité est décrit par Michael Riffaterre: « The
question arises as to whether intertextuality ceases to work if the reader is unfamiliar with the
intertexts involved. ».29
Djavann et Nekourouh évitent ce problème en indiquant toujours
l’auteur et/ou l’ouvrage qu’ils citent ou auquel ils font référence. Kemeid et Gaquère
n’indiquent pas les sources des renvois littéraires pendant la représentation de la pièce, mais
des références se trouvent dans le manuscrit. De plus, la mise en page des romans de Djavann
et Nekourouh rend cela également bien visible, mais la question reste à savoir si le lecteur
interprétera bien les références dans les récits, surtout lorsqu’il s’agit des citations des auteurs
persans.
Dans cette première partie de ce chapitre nous avons décrit les différentes formes de
l’intertextualité. Maintenant, nous expliquerons la fonction de ces différentes formes.
26
Escola, M., Les relations transtextuelles selon G. Genette, Fabula. La recherche en littérature,
www.fabula.org/atelier.php?Les_relations_transtextuelles_selon_G._Genette, mis à jour le 19 février 2003. Date
de consultation : 23 septembre 2011. 27
Ibid. 28
Samoyault, T., L’intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan université, 2001, p. 44. 29
Riffaterre, M., « Compulsory reader response » dans : Intertextuality: theories and practices, réd. M. Worton
et J. Still, Manchester, Manchester University Press, 1990, p. 73.
12
1.2.2 Fonctions de l’intertextualité
Contrairement aux formes d’intertextualité, très peu de recherches ont été faites sur ses
fonctions. Marc Eigeldinger explique dans l’introduction de Mythologie et intertextualité que
l’intertextualité a pour but de « privilégier le langage de l’échange et de la pluralité ».30
Cet
échange et cette pluralité peuvent avoir plusieurs fonctions, qui sont entre autres expliquées
par Vincent Jouve. Dans ce qui suit, nous décrirons les sept différentes fonctions.
Dans Poétique du roman Jouve désigne sept fonctions d’intertextualité.31
Il parle
d’abord de la fonction référentielle de l’intertextualité, qui désigne la référence à un texte
connu du lecteur. Par cette référence, le récit donne l’illusion qu’il se rapporte à la réalité.
Lorsque le narrateur de Madame Bovary cite Paul et Virginie parmi les lectures d’Emma
adolescente, il exploite la fonction référentielle de l’intertextualité. Le roman de Bernardin de
Saint-Pierre existant dans le monde de référence du lecteur, sa présence dans l’univers
fictionnel contribue à renforcer la crédibilité de ce dernier.
Deuxièmement, Jouve décrit la fonction éthique, qui paraît lorsque « le renvoi
intertextuel, témoignant de la culture du narrateur, renforce son ethos, […] sa crédibilité. »
Dans La condition humaine, Malraux utilise des références constantes aux textes de Pascal,
Nietzsche, Hegel et Marx. Ces références ont une fonction éthique, en témoignant de la
culture philosophique de l’auteur, elles renforcent sa crédibilité et légitiment son projet de
proposer un roman historique à portée métaphysique. Cette fonction apparaît également dans
les ouvrages de Djavann et de Nekourouh, qui réfèrent souvent aux textes persans. Comme les
deux auteurs ont grandi en Iran et qu’ils connaissent donc la culture et la littérature du pays, le
lecteur est sensé attribuer de la crédibilité aux citations des auteurs persans.
Troisièmement, Jouve aborde la fonction argumentative, qui désigne le fait qu’ « une
convocation d’un texte reconnu et faisant autorité peut servir de justification à un propos ou à
une attitude ».32
L’intertextualité argumentative peut donc servir à souligner l’opinion ou
l’attitude d’un des personnages, le texte cité rend dans ces cas l’argumentation plus forte. Ceci
est entre autres le cas dans Le baiser au lépreux, lorsque Malraux se réfère à la Bible. Le
comportement de ses personnages et la dynamique de l’histoire qu’il raconte ne prennent sens
qu’à travers l’épisode évangélique évoqué par le titre. Mais à part la justification d’un propos
30
Eigeldinger, M, Mythologie et intertextualité, Genève, Slatkine, 1987, p. 17. 31
Les fonctions et exemples qui suivent sont tirés de Poétique du roman, pp. 82-83. Sauf si indiqué autrement. 32
Jouve, V., Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2001, pp. 140-141.
13
ou une attitude, l’intertextualité argumentative peut également être utilisée pour échapper à la
censure et pour des raisons commerciales, puisque les auteurs profitent du succès de l’ouvrage
imité.
Puis, la fonction herméneutique de l’intertextualité est décrite. Elle désigne le sens du
texte cité dans le texte lu : « le renvoi à un intertexte fait toujours sens et, dès lors, précise ou
complique les enjeux du texte lu ».33
La référence au texte d’Homère dans Ulysse de Joyce a
une fonction herméneutique : la journée que passe Leopold Bloom à Dublin est à interpréter
comme une odyssée contemporaine avec toutes les valeurs qui s’attachent à cette référence.
Ensuite, Jouve parle de la fonction ludique de l’intertextualité. Dans ces cas,
l’intertexte appelle à un jeu de décodage de la part du lecteur, jeu qui, réussi, suscite une
connivence culturelle entre l’auteur et son public. Cette fonction ce trouve entre autres dans
La modification, où Butor s’amuse à subvertir les recettes les plus éculés du roman
traditionnel tel qu’il a triomphé au XIXe siècle : la saveur de ce type de texte tient à la
reconnaissance, sous le récit parodique de procédés que tout lecteur a abondement rencontrés
dans ses lectures antérieures.34
L’avant-dernière fonction désignée par Jouve est la fonction critique : « l’intertexte
peut être malmené de différentes façons, de la simple parodie à la condamnation la plus
acerbe ».35
Un bon exemple se trouve dans Candide de Voltaire, dans lequel « le narrateur
caricature, en le détournant, le vocabulaire philosophique (en particulier, celui de
Leibniz). »36
La dernière fonction est la fonction métadiscursive de l’intertextualité. Le regard du texte
sur un autre texte est parfois, pour le récit, une façon oblique de commenter son propre
fonctionnement. Cette fonction est exploitée par Butor dans L’emploi du temps. Le roman
comprend en effet plusieurs passages sur la construction et la signification du roman policier.
Le texte de Butor pouvant lui-même être qualifié de « roman policier », […] les théories en
question s’appliquent également à L’emploi du temps et fonctionnent comme une grille de
lecture particulièrement efficace et éclairante.37
33
Ibid., p. 141. 34
Jouve, V., Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 82-83. 35
Jouve, V., Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2001, pp. 140-141. 36
Ibid. 37
Jouve, V., Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 82-83.
14
L’intertextualité forme une caractéristique majeure dans les quatre ouvrages choisis. Dans
les chapitres suivants nous analyserons quatre réécritures des Lettres persanes au XXIe siècle
et les effets des différentes formes et fonctions d’intertextualité qu’ils contiennent.
15
2. Chahdortt Djavann : Comment peut-on être français ? (2006)
Chahdortt Djavann, l’auteur de Comment peut-on être français ?, est née en
Azerbaïdjan en 1967. Elle a grandi à Téhéran mais vit actuellement à Paris. Elle a publié
plusieurs textes sur la religion musulmane et surtout sur la vie des femmes dans les pays
islamiques. Son pamphlet Bas les voiles ! (2003) « lui vaut une notoriété subite, accompagnée
de quelques coups de fils anonymes ».38
La religion musulmane et la vie et la position des
femmes musulmanes sont deux sujets fréquents dans ses écritures. Comment peut-on être
français ? est son troisième roman et comme certains de ses autres ouvrages, il contient des
éléments autobiographiques.
Dans la première partie du roman, l’auteur décrit l’intégration de Roxane à Paris à la
troisième personne, alternée avec des passages sur le passé de Roxane en Iran. Autant frappée
par les mœurs françaises et la vie des Parisiens que l’étaient autrefois Usbek et Rica dans les
Lettres persanes, la Roxane moderne est frappée par les mœurs françaises. C’est ainsi qu’elle
décide, inspirée par une première rencontre avec l’ouvrage de Montesquieu pendant son cours
de français, d’écrire des lettres à l’auteur des Lettres persanes. Dans ses lettres elle raconte sa
jeunesse en Iran et son intégration à Paris, en décrivant ainsi les différences entre les deux
sociétés. Les lettres qu’écrit Roxane à Montesquieu, toujours alternées avec des parties en
prose sur l’intégration en France et sur son passé, forment la deuxième partie du roman, qui
devient par conséquent partiellement épistolaire. Dans les parties en prose qui précèdent et
puis alternent avec les lettres, Djavann met l’accent sur l’histoire de l’Iran, comme
Montesquieu montre la situation en Perse par les lettres sur le harem d’Usbek. L’image
donnée par Djavann est une image subjective, on voit la société française par les yeux d’une
étrangère et la société iranienne par les yeux d’une iranienne, tout comme dans les Lettres
persanes de Montesquieu.
Le roman Comment peut-on être français ? est une réécriture des Lettres persanes, mais à part
cette forme d’intertextualité le roman contient une deuxième forme d’intertextualité. Dans le
roman entier le lecteur retrouve des références à de différents auteurs, aussi bien des auteurs
français que persans ou autres, et dès la moitié du livre, où commencent les lettres à
Montesquieu, nous retrouvons également des références aux Lettres persanes ou à
38
EVENE.fr : « Chahdortt Djavann », http://www.evene.fr/celebre/biographie/chahdortt-djavann-14941.php
Date de consultation : 15 octobre 2011.
16
Montesquieu. Nous analyserons d’abord les éléments intertextuels qui concernent la réécriture
des Lettres persanes et les références à Montesquieu et ensuite les références aux autres
auteurs seront abordées. Bien qu’ils ne soient pas un élément de la réécriture des Lettres
persanes, la deuxième catégorie de références a également une fonction importante dans le
récit et mérite donc selon nous une analyse en détail.
Lorsque nous regardons le roman de Djavann de plus près, ce sont déjà des éléments
paratextuels qui font penser à une réécriture des Lettres persanes. Sur la couverture de
l’édition de poche figure une jeune femme qui tient une lettre dans la main. Au XXIe siècle,
l’époque de la communication moderne et des e-mails, la lettre est un renvoi clair au passé et
à la forme épistolaire. Le destinateur de la lettre est M. Charles de Montesquieu, qui habiterait
‘61, avenue Montaigne’. Ensuite, le titre renvoie plus directement aux Lettres persanes car
dans la Lettre XXX des Parisiens demandent fameusement à Rica : « Comment peut-on être
Persan ? ».39
Cette question sur l’identité ne forme pas seulement la base pour le titre du
roman de Djavann, mais revient aussi plusieurs fois dans le récit, comme nous verrons plus
loin dans ce chapitre.
La forme épistolaire ne commence qu’à la moitié du livre, où Roxane écrit sa première
lettre à Montesquieu. Ses lettres en prose (dix-huit au total) sont alternées avec des parties
non-épistolaires, également en prose, et la ressemblance avec l’ouvrage de Montesquieu n’est,
en ce qui concerne la forme, que partielle. Mais là où les Lettres persanes ont plusieurs
personnages qui s’écrivent des lettres, Djavann a choisi pour une seule écrivaine et un
narrateur homodiégétique. Les thèmes dont traitent le narrateur et Roxane dans ses lettres à
Montesquieu sont très divers :
Pour cerner l’écart entre les deux cultures, l’auteure compare la vie quotidienne des uns et des
autres sur les plans notamment de l’économie, du droit, de l’éducation, de la religion, de la
sexualité, de la condition des enfants, des pauvres et surtout des femmes.40
Le narrateur donne également des explications sur ces thèmes dans les parties en prose,
notamment par le personnage de Julie. Roxane garde la petite fille de Julie et apprend ainsi
39
Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre XXX. 40
Álvares, C., « Comment peut-on être français ? Les nouvelles Lettres persanes de Chahdortt Djavann »,
Mondes francophones (2006), p. 3. En ligne. Date de consultation : 6 juillet 2011.
17
beaucoup sur la vie occidentale, entre autres sur la condition des enfants français et des
femmes qui travaillent hors de la maison.
Le fait que le personnage principal du roman s’appelle Roxane n’est pas un hasard, la
ressemblance avec la Roxane de Montesquieu est bien visible et celle de Djavann dit même
qu’elle s’identifie à son homonyme du XVIIIe siècle, elle en serait la réincarnation :
En outre, apprendre que sa créature imaginaire était devenue un être réel après trois siècles lui
ferait sûrement plaisir. Sa Roxane rebelle, indépendante, empoisonnée en 1720, ressuscitée en
2000 à Paris ! Voilà le miracle de l’imagination !41
Dans les deux romans, les femmes jouent un rôle important. Chez Montesquieu c’est surtout
visible à la fin du roman, lorsque nous apprenons que les femmes du sérail d’Usbek se sont
révoltées. Djavann a choisi d’insérer beaucoup de personnages féminins dans son roman. À
côté de Roxane, Julie et sa fille Clara jouent aussi un rôle primordial dans le récit, Roxane
apprend beaucoup d’elles sur la vie des français. Mais il y a encore d’autres parallèles entre
les ouvrages de Djavann et de Montesquieu : les deux Roxanes font une tentative de suicide,
sauf que la Roxane de Montesquieu meurt, pendant que la Roxane de Djavann fait un
deuxième essai qu’elle survivra également. Selon Álvares cet échec est lié à l’intégration de
Roxane à Paris et à son identification avec la Roxane de Montesquieu :
Sa tentative manquée de suicide est l’effet de son identification imaginaire au personnage de
Roxane. Mais c’est aussi le symptôme d’un malaise généralisé lié au mode de vie urbain et qui
signifie que la liberté, la démocratie et la consommation ne suffisent pas à faire le bonheur des
individus.42
La vie à Paris est pour Usbek et Rica donc plus avantageuse que pour Roxane, mais les
personnages de Montesquieu ont un autre but qu’elle, ils font un voyage pour « chercher
laborieusement la sagesse »43
et ils sont « peut-être les premiers, parmi les Persans, que
l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie
tranquille »,44
pendant que Roxane est immigrée en France et y restera pour vivre à Paris.
41
Djavann, C., Comment peut-on être français?, Paris, Flammarion, 2006, p. 129. 42
Ibid., p. 6. 43
Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre première. 44
Ibid.
18
Dans un entretien avec Kirsten Halling Djavann souligne que c’était un de ses buts de montrer
le désespoir dans lequel certains immigrés, en France ou ailleurs, peuvent se trouver :
Mais il est sûr que l’exil, la solitude n’ont pas arrangé sa situation [de Roxane]. Mon but était
aussi de montrer la détresse dans laquelle les immigrés peuvent se trouver et de ce fait
critiquer le manque d’une politique d’accueil pour les immigrés en France.45
Ces problèmes d’intégration sont soulignés plusieurs fois dans le roman, entre autres par les
questions que Roxane se pose au début du roman et qui sont basées sur une question de Rica
dans les Lettres persanes : « Comment peut-on être persan ? »46
. Comme nous avons vu
avant, cette question forme la base pour le titre du roman. Mais le narrateur laisse Roxane
reprendre la question posé à Rica en l’adaptant trois fois au total : « Comment peut-on être
français ? […] Comment peut-on naître dans Paris ? […] Comment peut-on être parisien ? ».47
La question que l’on pose à Rica est une conséquence de l’étonnement des Français sur la
présence de deux Persans à Paris, mais Roxane s’étonne plutôt des mœurs des Français et les
questions qu’elle se pose reflètent ses problèmes d’identité et d’intégration. Bien qu’elle le
veuille bien elle ne sait pas comment elle peut ‘être française’ et elle souffre du grand choc
culturel.
Les références aux Lettres persanes soulignent l’opinion de Roxane en ce qui
concerne la différence entre les cultures française et iranienne, comme par exemple dans sa
septième lettre à Montesquieu :
Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens, qui n’ont jamais cru. Il est impossible que
tu n’y contractes bien des souillures. Comment le prophète pourrait-il te regarder au milieu de
tant de millions de ses ennemis ? Je voudrais que mon maître fît, à son retour, le pèlerinage de
La Mecque : vous vous purifieriez tous dans la terre des anges ». Après trois siècles, les
propos du premier eunuque, dans la lettre XV, sont toujours d’actualité. Pour les fanatiques et
leurs adeptes, les chrétiens et les juifs sont toujours impurs et infidèles ; ils doivent se
convertir à l’islam pour se purifier de leurs souillures.48
45
Halling, K., « Entretien avec Chahdortt Djavann », Dalhousie French Studies 92 (2010), Wright State
university, p. 141. 46
Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre XXX, p. 103. 47
Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, pp. 20, 28, 30 et le titre du roman. 48
Ibid., p. 188.
19
Avec cette citation, Roxane souligne son opinion que l’attitude des musulmans envers les
chrétiens et les juifs n’a pas évolué depuis trois siècles. La citation de la lettre XV a ici une
fonction référentielle, les lecteurs peuvent eux-mêmes contrôler ce que le premier eunuque a
dit. Selon Roxane, ces images stéréotypes sont toujours d’actualité et en insérant sa propre
opinion sur l’actualité de cette citation elle critique « les fanatiques et leurs adeptes » et les
clichés sur les pays chrétiens qu’ils croient.
À part les différentes références intertextuelles aux Lettres persanes et à Montesquieu
il y a donc aussi d’autres parallèles entre l’ouvrage de Djavann et celui de Montesquieu. Les
deux traitent de thèmes similaires comme la critique de la société française et iranienne, ils
utilisent la forme épistolaire et décrivent la position des femmes. Le choix pour une réécriture
des Lettres persanes est assez simple à expliquer : Djavann a transposé l’intrigue des
personnages persans qui découvrent Paris au XXe siècle, avec cette différence que la Roxane
de Djavann fuit son pays pour ne jamais y retourner, tandis qu’Usbek et Rica retournent en
Perse. Mais à part le fait qu’il s’agit d’une réécriture des Lettres persanes de Montesquieu, le
roman contient également des références à d’autres auteurs, que nous aborderons dans ce qui
suit.
Les références aux auteurs autres que Montesquieu sont nombreuses et concernent des
auteurs de différentes nationalités.49
La plupart des auteurs cités sont Français, mais il y a
aussi des citations des auteurs de l’Antiquité, par exemple Platon ou Héraclite, et des auteurs
persans. Pour commencer, nous analyserons les passages des auteurs persans.
Bien qu’ils ne paraissent que sept fois dans le roman, les références aux auteurs
persans ont plusieurs fonctions importantes : premièrement, il y a des passages où les auteurs
persans sont utilisés dans le récit pour expliquer et critiquer le comportement des iraniens,
leur image de soi et leur religion. Ceci est entre autres le cas pour les deux histoires du
trompeur turque Nasr Eddin Hodja (1208-1284/1285) qui se trouvent dans le roman,50
elles
montrent que « nous, Iraniens […] passons notre vie à déplorer notre vie, mais nous ne
faisons rien pour la changer. »51
De plus, ces deux histoires montrent pourquoi Roxane ne
49
Dans ce chapitre nous analyserons uniquement les références les plus importants. Dans l’appendice II nous
avons rédigé une liste de tous les auteurs et ouvrages nommés dans le roman. 50
Ibid., pp. 175-177 et p. 227. Pour plus d’informations sur Nasr Eddin Hodja, voir : Ashliman, « Nasreddin
Hodja. Tales of the Turkish trickster. ». 51
Ibid., p. 227.
20
veut plus s’identifier aux Iraniens, elle a choisi de ne pas déplorer sa vie mais de la changer,
entre autres par sa fuite en France. Les deux autres citations sont tirées de deux ouvrages
persans que Roxane introduit clairement dans une de ses lettres à Montesquieu : « les
Quatrains du vénéré Omar Khayyâm, XIe siècle, et le Divan, le recueil de poèmes, de Hâfez,
XIVe siècle, le poète adoré des Iraniens. ».
52 Les deux citations ci-dessous proviennent de ces
deux ouvrages :
Le paradis et les houris, on dit que c’est bon Ne crois pas, ô dévot, échapper à Son zèle
Moi je dis que le jus de la treille, ici-bas, c’est bon Quelle est la différence entre chrétiens et
Prends ce que tu as ici et rejette les promesses guèbres
Car le son du pipeau ne charme que de loin. Pas grand-chose
Omar Khayyâm Hâfez 53
Le quatrain d’Omar Khayyâm persifle le paradis promis et Hâfez souligne que chaque
religion connaît ses zèles et que ces religions ne sont pas si différentes que l’on pense. Ce
fanatisme religieux des musulmans est un élément que Roxane méprise et elle décrit dans une
de ses lettres à Montesquieu qu’Omar Khayyâm prévient ses lecteurs contre ce danger : « les
Quatrains d’Omar Khayyâm […] nous mettent souvent en garde contre l’hypocrisie des
dogmes religieux… »54
Deuxièmement, il y a trois citations qui ont une fonction personnelle pour Roxane, comme la
citation de Hâfez qui fournit une réponse à sa question sur le nouvel an, les Quatrains de
Khayyâm qu’elle relit lorsqu’elle se sent triste ou le texte de Saadi qu’elle lit à son père Pacha
Khân, qui la « reconnait » grâce à cette lecture. Le dernier renvoi dans le roman est peut-être
le plus clair : dans sa dernière lettre à Montesquieu Roxane raconte qu’elle a lu des livres de
Sadegh Hedayat (1903-1951), un des auteurs iraniens le plus connu. Hedayat a écrit des
ouvrages dans des genres divers : courtes histoires, nouvelle, comédie et critique littéraire.
Bien qu’il fût fier de son origine persane il avait un style d’écriture innovateur, en traitant des
problèmes contemporains dans un langage moderne.55
Roxane le décrit à Montesquieu
52
Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 93. 53 Ibid., p. 189 (Khayyâm) et p. 206 (Hâfez). 54 Ibid., p. 189. 55
Hedayat, S., The blind owl. A novel from Persia, traduit par D.P. Costello, New York, Grove press, 1957,
quatrième couverture.
21
comme « un romancier iranien qui s’est donné la mort à Paris »56
, et le fait qu’elle commence
à comprendre pourquoi quelqu’un se suiciderait à Paris souligne sa solitude et son désespoir.57
Une autre référence aux auteurs iraniens est celle à deux ouvrages iraniens, qui
paraissent non sans hasard le 21 mars, date du nouvel an iranien :
C’était le 21 mars, le premier jour du printemps, nouvel an iranien, le premier qui Roxane
passait à Paris. […] Le seul lien qu’elle gardait avec le persan, c’était à travers les deux livres
de poésie qu’elle avait apportés dans sa valise : les Quatrains du vénéré Omar Khayyâm, XIe
siècle, et le Divan, le recueil de poèmes, de Hâfez, XIVe siècle, le poète adoré des Iraniens.
58
Il y a plusieurs éléments dans ce passage qui frappent. Premièrement, Djavann introduit
clairement les deux poètes Khayyâm et Hâfez, pour faciliter l’accès à ces deux pour ses
lecteurs occidentaux. De plus, elle évite ainsi que ces lecteurs ne sauraient pas de qui il
s’agissait et que l’intertextualité ne fonctionnerait pas, un risque signalé par Michael
Riffaterre. Ensuite, le fait que Roxane a amené deux livres en persan dans sa valise est
étonnant puisqu’elle déclare plusieurs fois dans le roman qu’elle veut oublier son passé persan
et qu’elle veut s’arracher de la culture iranienne, pour devenir française :
…cette langue [le persan] entaillait son être, faisait saigner sa mémoire blessée. Trop de
souvenirs douloureux étaient intimement liés au persan. Non, le persan n’avait aucune place
dans ce monde français.59
Les citations des auteurs persans ont toutes une fonction éthique, puisque Roxane est
iranienne elle connaît mieux les auteurs persans que ses lecteurs occidentaux et le fait qu’elle
cite des auteurs persans renforce sa crédibilité. Certains des auteurs iraniens sont utilisés pour
expliquer et critiquer l’Islam ou le comportement des musulmans, d’autres servent comme
soutien moral à Roxane pendant son intégration parfois difficile en France. Bien qu’elle fuie
le passé et que les Iraniens reflètent tout ce qu’elle souhaite oublier60
, elle utilise ces livres
persans. Les citations des auteurs persans ont selon nous donc des fonctions différentes, tout
d’abord elles témoignent de la culture persane de Roxane et indirectement de celle de
56
Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 282. 57 Ibid., pp. 93, 113, 126 et 282. 58
Ibid., p. 93. 59
Ibid., p. 101. 60
Ibid., p. 101.
22
Djavann et elles servent également comme argument d’autorité pour les idées de Roxane, par
exemple pour son attitude vis-à-vis du peuple iranien. Éventuellement nous pourrions ajouter
une fonction critique : Roxane utilise des images stéréotypes des histoires de Nasr Eddin
Hodja pour souligner son opinion que les Iraniens sont un peuple qui déplore sa vie au lieu de
la changer.
Après avoir analysé les auteurs persans, nous aborderons maintenant les auteurs autres
que Montesquieu ou les persans, qui figurent dans le roman entier. Cristina Álvares souligne
le fait que la langue française est importante pour Roxane :
Sa décision de demander asile à la France se fondait sur un désir radical […] : s’arracher au
sol linguistique et culturel iranien, […] être pleinement française par la langue.61
Les citations donnent l’impression que Roxane essaie d’« être française » non seulement par
la langue, mais aussi par la littérature. Les auteurs cités sont notamment des auteurs français
classiques des siècles passés, qui forment souvent la lecture de Roxane à ce moment, comme
par exemple Montaigne ou Racine. Dans les lettres, elle raconte à Montesquieu ce qu’elle
pense des auteurs qu’elle lit et c’est pour ce fait qu’on retrouve la plupart des citations et
renvois aux auteurs français dans la deuxième partie du roman. Comme elles ne sont pas très
fréquentes, nous analyserons d’abord les citations des auteurs français dans la partie en prose,
pour revenir ensuite aux références dans les lettres.
Au début du roman nous retrouvons les auteurs des ouvrages que Roxane a lus pendant sa
jeunesse en Iran, et qui l’ont donc aidé à former une image de la France :
Elle savait que Paris existait : dans Les Misérables, Le père Goriot, Les trois Mousquetaires,
Notre-Dame de Paris ou L’Âme enchantée, qu’elle avait lus et relus pendant les longs après-
midi chauds et humides de son adolescence. […] Elle arriva sur le quai. Notre-Dame semblait
fantomatique, tout droit sortie du livre de Victor Hugo, qu’elle avait lu, jeune adolescente.62
Dans ces ouvrages la ville de Paris joue un rôle important et lors de ses premières semaines à
Paris, Roxane compare ce qu’elle a lu dans les livres avec sa vraie vie à Paris. En Iran, la
61
Álvares, C., « Comment peut-on être français? Les nouvelles Lettres persanes de Chahdortt Djavann », dans:
Mondes Francophones, 2006, p. 1. En ligne, date de consultation : 6 juillet 2011. 62
Djavann, C., Comment peut-on être français ? , Paris, Flammarion, 2006, pp. 11, 17.
23
littérature française a déjà influencé son image de son nouveau pays. De ce fait, nous
ajouterons à la proposition de Cristina Álvares que Roxane n’essaie non seulement d’être
française par la langue, mais aussi par la littérature.
La plupart des citations des auteurs français figurent dans les lettres à Montesquieu, et
elles reflètent souvent la lecture de Roxane de ce moment. Ces lectures s’inspirent
partiellement de son cours de langue française à la Sorbonne, où elle rencontre entre autres les
Lettres persanes, mais aussi d’autres auteurs français, sur lesquels elle écrit dans ses lettres à
Montesquieu :
En France règne la liberté. Saviez-vous par exemple que l’homosexualité est légalisée dans
votre pays ? En Iran, c’est un crime, tant selon la loi que dans la mentalité des gens. […] Les
pays démocratiques et les pays de l’islam ont des lois si différentes qu’on croirait que mille
ans les séparent.
Comme dit si bien Monsieur Racine dans sa préface à Bajazet : « L’éloignement des
pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de
différence entre ce qui est à mille ans de lui et ce qui est à mille lieues. »63
Dans cette citation, tirée de la neuvième lettre, Roxane explique à Montesquieu ce qui a (ou
n’a pas) changé dans les trois siècles qui les séparent. Elle trouve que mille ans sépareraient
les pays démocratiques (la France) et les pays de l’islam (l’Iran) et elle souligne son opinion
avec la citation de Racine. Cette citation a donc surtout une fonction référentielle et
argumentative. Le renvoi à Bajazet n’est pas un hasard, dans la pièce le personnage Roxane
joue un rôle important et la Roxane de Djavann aime la pièce et l’héroïne :
Je suis fort excitée, car demain soir je vais voir enfin Bajazet de Racine à la Comédie
Française. C’est une première pour moi, imaginez donc mon émoi.64
[…] Tout en gardant mon
prénom et mes origines, j’aurais été beaucoup mieux sous votre plume ou celle de Racine.65
Bajazet, une tragédie du sérail qui se déroule à Constantinople, raconte l’histoire de la sultane
Roxane, amoureuse du frère du sultan Bajazet, qui à son tour est amoureux d’Atalide, fille de
sang ottoman. Dans la pièce entière des motifs amoureux et politiques s’alternent. Plusieurs
63
Ibid., pp. 199-200. 64
Ibid., pp. 206-207. 65
Ibid., p. 209.
24
personnages meurent à la fin de la pièce : Roxane est tuée par Orcan, Bajazet meurt et Atalide
se suicide.66
La dernière remarque de l’extrait ci-dessus souligne surtout que Roxane se
reconnaît dans les Roxanes de Montesquieu et de Racine et qu’elle pense qu’elle aurait été
mieux au XVIIe ou XVIII
e qu’au XX
e siècle.
Dans la partie en prose paraissent également des références aux auteurs français, faites
par le narrateur. Ainsi, nous lisons que Roxane passe ses dimanches dans le jardin du
Luxembourg, en lisant Proust :
Tous les dimanches, à l’exception des jours de grand froid ou de pluie torrentielle, Roxane se
levait de bonne heure.
Elle allait au Luxembourg. […] Elle emportait son viatique préféré, À la recherche du temps
perdu - le temps perdu, Roxane savait ce que c’était - ainsi que son compagnon de toujours,
son Micro-Robert.67
Le fait que Roxane lit Proust pendant le week-end et qu’elle amène son « compagnon » le
Micro-Robert montre sa volonté d’apprendre la langue française et de faire connaissance avec
la littérature. Le fait que le narrateur décrit l’ouvrage comme le « viatique préféré » de
Roxane et que le titre de l’ouvrage parle de « temps perdu » renvoie au temps que Roxane a
vécu en Iran et donc pas en France. Le narrateur montre ici comment Roxane se dévoue à
apprendre le français. La référence à Proust et au « temps perdu » a une fonction
herméneutique dans la description du personnage Roxane : à travers sa lecture le narrateur
renvoie au temps qu’elle a perdu lorsqu’elle vivait en Iran. De plus, le fait que tout le monde
peut lire À la recherche du temps perdu rend le récit plus réel et plus crédible et le renvoi à
Proust a donc également une fonction de référence.
Selon Laetitita Nanquette, ces citations des auteurs français ont une fonction
spécifique : « another element the narrators use to claim their preference for France is
referencing. »68
et ceci est probablement une des raisons pourquoi Djavann utilise autant
d’auteurs français. Les citations des auteurs français, et peut-être aussi la réécriture de
Montesquieu, montrent la préférence de Djavann pour la France et la langue et littérature
66
Beaumarchais, J.P. de, et al., Dictionnaire des écrivains de langue française, Paris, Larousse, 2001, p. 1491. 67
Ibid., p. 197. 68
Nanquette, L., « French new orientalist narratives form the ‘natives’: Reading more than Chahdortt Djavann in
Paris », Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 29, no. 2, (2009), p. 276.
25
française. De plus, l’intertextualité a une fonction référentielle : les lecteurs connaissent ou
peuvent lire les ouvrages français cités et ainsi le récit se rapporte à la réalité et créé une
complicité avec le lecteur. À part de cela, il s’agit des ouvrages classiques dont un grand
nombre a un lien avec l’orientalisme ou la Perse : Artamène ou le grand Cyrus de
mademoiselle de Scudéry traite de l’héritier du roi de Perse, Nerval et Chateaubriand ont fait
beaucoup de voyages en Orient et écrivent sur les pays qu’ils ont visités, Racine traite dans
Bajazet la vie dans un sérail ottoman, Alexandre Dumas descend d’une mère esclave de Saint
Domingue et cetera. Toutes ces références servent à montrer aux lecteurs français que
l’orientalisme figure depuis plusieurs siècles dans la littérature française et que l’Orient n’est
donc pas du tout un nouveau monde pour le lecteur français. À part cette fonction
référentielle, les citations et renvois ont surtout une fonction herméneutique, ils ne forment
non seulement des indices d’orientalisme, mais ils sont pour Roxane aussi un moyen de lire
comment les auteurs français regardent l’Orient et la Perse. De plus, nous pensons que les
citations des auteurs français peuvent aussi réconforter les lecteurs francophones, qui
connaissent très bien les ouvrages classiques français et pourraient être flattés du fait qu’ils se
trouvent dans un roman d’une écrivaine iranienne. Mais les citations des auteurs français (et
des autres auteurs) ont aussi une fonction explicative : ils décrivent la vision de Roxane sur le
monde parisien et sur l’Iran et cette vision n’est pas toujours si flatteuse...
Des auteurs d’autres nationalités figurent aussi dans le roman, mais ils ne sont pas très
nombreux. Pourtant, ils ont une fonction dans le récit, ils soulignent le plus souvent l’opinion
de Roxane sur les musulmans. Il s’agit parfois de courtes citations ou même des clichés,
comme dans les cas d’Ernest Hemingway : « Paris est une fête »,69
et William Shakespeare :
« to be or not to be »70
mais il y a également des références aux ouvrages des auteurs d’autres
nationalités, comme Freud, Héraclite ou Kafka :
Les scènes kafkaïennes ne manquent pas en Iran. […] « Il fallait qu’on ait calomnié Joseph
K. : un matin, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté ». Le succès d’un roman qui débute ainsi
est assuré en Iran, […] Être arrêté sans avoir rien fait est si familier aux Iraniens que l’univers
kafkaïen est leur lot quotidien.71
69
Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 139. 70
Ibid., p. 187. 71
Ibid., p. 247.
26
Le narrateur utilise la citation du Procès de Kafka pour souligner son opinion sur la vie en
Iran. Par la référence, il essaie de rendre le monde iranien plus accessible et compréhensible
pour les lecteurs occidentaux, qui connaissent probablement l’ouvrage de Kafka, mais
certainement pas la situation en Iran. Cette référence a donc une fonction argumentative et
critique, elle critique la société iranienne et souligne de cette façon l’image de l’Iran que le
narrateur veut donner. Ainsi, les citations des auteurs de différentes nationalités ont parfois la
même fonction que les citations des auteurs français et persans.
Dans ce chapitre, nous avons vu que l’image des sociétés française et iranienne donnée
par Djavann est renforcée par les différentes formes et fonctions de l’intertextualité. Les
renvois à Montesquieu et aux Lettres persanes sont nombreux et ont, comme les citations des
autres auteurs, le plus souvent une fonction argumentative, référentielle ou critique. De plus,
les citations des auteurs persans ont toutes une fonction éthique, comme ils sont cités par le
personnage iranien Roxane, ils renforcent sa crédibilité. Les renvois intertextuels montrent
bien les différences entre les Iraniens et les Français et l’opinion de Roxane sur ces différentes
cultures. Ils facilitent également la compréhension du récit et de Roxane par le lecteur, celui-
ci s’identifierait plus facilement avec elle et la comprend mieux.
27
3. Michel Nekourouh : Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après
MonTeC’Qui Est ?(2009)
Michel Nekourouh est né en Iran en 1967. Après avoir vécu en Angleterre et de
nouveau en Iran, il habite en France depuis 1984. Le roman Les Lettres perçantes. Des Lettres
Persanes, Trois siècles après MonTeC’Qui Est ? (2009) est son premier ouvrage. Il explique
dans un entretien que son roman est un hommage à Montesquieu.72
Dans l’ouvrage, une jeune
fille iranienne (un nouveau-né) décrit le monde autour d’elle. Elle « écrit » des lettres à une
fée et parle avec les « cœurs » des gens et des animaux. La fée lui explique la vie à l’aide des
citations d’auteurs français et étrangers, mais les autres personnages du roman renvoient
parfois aussi à des textes littéraires ou à des chansons. Dans ce chapitre nous analyserons
d’abord les similitudes entre les Lettres perçantes et les Lettres persanes, et ensuite nous
aborderons les différences entre les deux ouvrages. Nous avons classé les similitudes en trois
catégories : la critique de la société, la religion et la position de la femme.
La critique de la société joue un rôle primordial dans les Lettres persanes et dans Les
lettres perçantes. Dans les Lettres persanes le lecteur apprend surtout par les lettres d’Usbek
et Rica ce qu’ils pensent du monde parisien. Michel Nekourouh a adapté ces visions au point
de vue du nouveau-né. Nous pouvons même parler d’une « renaissance » des personnages
Usbek et Rica dans le nouveau-né du roman Les lettres perçantes. Bien qu’il s’agisse dans
Les lettres perçantes d’un bébé, la critique de la société s’étend sur des plans très divers et
parfois très « adultes », par exemple l’amour. Mais il y a aussi des passages dans lesquels la
critique de la société est donnée d’une manière enfantine, adaptée à l’entendement du jeune
personnage principal qui demande des explications de ce qu’elle voit :
Ma chère fée ! Aujourd’hui, j’ai assisté à des choses étonnantes. Je me baladais avec mon père
dans la rue. Nous avons rencontré ces jeunes aux casquettes à l’envers. Le plus étonnant c’est
qu’ils dansaient sur leurs têtes ! […] Pourquoi dansent-ils comme ça sur la tête ?, ai-je
demandé à un vieux qui les fixait. Il m’a souri puis il m’a répondu : leurs cœurs s’expriment
ainsi [...] Sans le savoir, ces jeunes expriment leur mal aise. Ils rappellent à quel point la vie, le
72
Obiwi, magazine interactif, « Interview avec Michel Nekourouh le 29/10/09 ». Vidéo en ligne (0: 24
min./3:46 min.) : http://www.obiwi.fr/culture/lectures/84191-les-lettres-percantes-par-michel-nekourouh
Date de consultation : 8 décembre 2011.
28
monde, la société, marche sur la tête. Leur message est simple : Tout marche, tout tourne….
sur la tête. Tout marche à l’envers.73
Le comportement des breakdancers dansant sur leurs têtes est expliqué au nouveau-né par le
vieil homme comme une façon d’exprimer leur critique de la société. Cette critique de « leurs
cœurs » est exprimée par les danses des jeunes et souligne leur opinion que la société marche,
comme leurs danses et leurs casques, à l’envers.
Un exemple d’un sujet plus « adulte » de critique de la société se trouve dans une
discussion entre la tante du personnage principal et son amant, à laquelle le nouveau-né
assiste en faisant sembler de jouer. Antoine « [a] été contacté pour faire le Bachelor »,74
un
programme de télévision jugé par Sally :
Elle pensa au Bachelor. Cette émission de téléréalité où pas moins d’une vingtaine de belles
femmes étaient conditionnées afin de se donner à un homme. Un harem moderne en occident ?
Mais non ! Le harem c’était chez les musulmans, chez les attardés, chez les Perses, ces
barbares…75
Le programme de télévision est comparé à un harem persan et Sally critique ainsi la série. Sa
critique est causée par le fait qu’elle a une liaison avec Antoine et qu’elle ne veut pas partager
son amant avec « une vingtaine de belles femmes ». La comparaison à un harem et le renvoi
aux Persans barbares font penser aux Lettres persanes de Montesquieu, où les femmes
d’Usbek vivent dans un sérail en Perse. Par cette comparaison, l’imitation d’un harem dans un
programme de téléréalité au XXIe siècle montre que la société française et son divertissement
ont peu changé depuis l’époque des Lettres persanes et le programme est jugé comme un
usage oriental dépassé.
La justice est également critiquée dans le roman, entre autres lorsqu’Antoine a attrapé
un PV de stationnement dont il se plaint chez Sally :
C’est mon premier tribunal de police. En plus pour rien. Tu le sais bien. C’est aberrant. Je n’en
reviens toujours pas. Etre convoqué pour si peu. Je pense que je vais être le seul pour une telle
73
Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 109. 74
Ibid., p. 119. 75
Ibid.
29
connerie de rien du tout, être convoqué au tribunal pour seulement un PV de stationnement
simple !
La petite fée m’a soufflé : Ne te trompe pas sur la vraie justice. La justice c’est l’amour guidé
par la lumière. 76
Antoine se plaint parce qu’il est fâché qu’il soit convoqué pour un procès-verbal de
stationnement. La fée explique au nouveau-né que la vraie justice est très compliquée et elle
souligne son opinion avec la citation en italiques de Sully Prudhomme, avocat français et prix
Nobel de la littérature et dont le nom est cité en note dans le texte de Nekourouh.
L’intertextualité sert ici non seulement comme explication au nouveau-né, mais est aussi un
moyen de relativiser le PV d’Antoine et de critiquer donc indirectement sa réaction exagérée.
Une autre opinion sur la complicité de la justice est donnée par le chien de la grand-mère du
nouveau-né :
C’est alors que le paquet d’amour, le chien de ma grand-mère, me parla pour la première fois :
Au fond, les tribunaux et leurs jugements ne sont qu’à l’image de ce qui se passe à l’intérieur
des humains. […] Avant de juger, les juges doivent considérer et respecter tellement de choses
que leur jugement ne peut qu’en devenir parfois burlesque.77
Le chien explique au nouveau-né que la justice est aussi compliquée que ne sont les humains,
et que cela peut mener à des jugements bizarres. Ceci renforce la conception de la justice
d’Antoine, qui est fâché à cause de la convocation au tribunal pour son PV de stationnement.
Dans les Lettres persanes, Rica critique également la justice, entre autres par ses descriptions
du pape et des lois qu’il impose au prince et au peuple français (Lettres XXIV et XXIX).
Bien que ce soit moins souvent, il y a un autre thème des Lettres persanes que nous
retrouvons également dans la critique de la société de Les lettres perçantes, à savoir la
religion. Dans la scène suivante une discussion de ce thème est évoquée par un reportage du
journal télévisé :
Ils parlent encore de ce type… Comment il s’appelle déjà ? Musulman, non, c’est pas ça.
Plutôt Muslim… Mislim Rsuhduc ? Oui, c’est ça je crois.
76
Ibid., p. 112. 77
Ibid., p. 251.
30
- C’est qui ?
- Il a écrit un livre, tu sais. Les « Versets de Satan »
- Mais pourquoi ils manifestent alors ?
- Parce qu’il a écrit des choses sur la vie sexuelle du prophète des musulmans.
- C’est quoi ? Il a dénoncé des vérités ?
- Non. Juste des choses qu’il a imaginé
- Pourquoi ?
- C’est un roman, c’est tout.
- Et pourquoi ils manifestent alors ?
- Parce qu’ils ne veulent pas qu’on parle de la vie sexuelle de leur prophète. Ils trouvent qu’on
insulte leur prophète.
J’ai alors entendu le cœur de ma mère :
- Ils n’ont peut-être pas tort… Moi-même, je n’aimerais pas qu’on montre des photos nues de
mon père, qu’on raconte des choses sur sa vie sexuelle. Pourtant mon père n’est pas un saint.
Même pour moi. C’est juste mon père. J’ai du respect pour lui et je n’aimerais pas qu’on lui
manque de respect. Qu’on blesse sa mémoire gratuitement. Et ce serait encore pire si c’était
ma mère.78
L’auteur britannique d’origine pakistanaise Salman Rushdie a écrit les Versets sataniques en
1988, un roman qui a été très controversé. En 1989, l’ayatollah Khomeini prononce une fatwa
contre Rushdie parce que l’ouvrage blasphème, selon certains musulmans, le prophète
Mahomet. Les pensées de la mère sur la manifestation contre le livre de Rushdie soulignent
son opinion sur les limites de la liberté d’expression concernant la religion. Le fait que le père
du nouveau-né ne connaît pas le nom exact de l’auteur montre qu’il ne s’intéresse pas trop à
l’affaire. L’intertextualité référentielle formée par le renvoi aux Versets sataniques insère
l’ouvrage de Nekourouh dans l’histoire et la réalité.
Un autre lien avec la religion se trouve peu après la discussion entre les parents du
nouveau-né, lorsque la fée explique au personnage principal ce qu’est un Dieu : « C’est un
homme qui écoute encore les voix qu’il entendait lorsqu’il était enfant et qui croit toujours en
elles, la petite fée m’a soufflé… ».79
L’explication qu’elle donne est une citation d’un passage
du roman La cinquième montagne (1996) de l’auteur brésilien Paulo Coelho, comme indique
Nekourouh dans une note en bas de page. Conseiller spécial pour le dialogue interculturel et
les convergences spirituelles auprès de l’Unesco, Coelho défend les valeurs attachées au
78
Ibid., p. 160. 79
Ibid., p. 161.
31
multiculturalisme.80
Dans un roman qui traite entre autres des différences culturelles, une
citation de Coelho n’est pas surprenante. La cinquième montagne (1999) traite du doute
religieux du prophète Élie après que celui-ci a perdu sa femme aimée.81
La présence de la
citation de Coelho, comme la référence à Rushdie par ailleurs, montrent les idées des
personnages sur la religion au XXe siècle et, plus en général, de la religion dans la société
moderne.
Mais le sujet le plus fréquemment discuté lorsqu’il s’agit de la critique de la société est la
relation entre hommes et femmes. Une très grande partie du roman traite d’un exemple
spécifique de ce thème, à savoir la relation entre Sally et Antoine et leurs discussions
auxquelles assiste le nouveau-né. Les deux se parlent mais ne semblent pas se comprendre et
suite à de nombreux malentendus ils n’ont pas une très bonne liaison. Ceci est entre autres
montré par le passage suivant, lorsque le protagoniste entend une conversation entre Sally et
Antoine par téléphone :
Chère fée !
Aujourd’hui, ma sa sœur a encore téléphoné à son bien aimé.
- Je t’ai laissé un message ce matin sur ton répondeur.
- Je le sais. J’ai intercepté ton message et j’ai décroché le téléphone mais tu as coupé sans
répondre.
- Oh ! Je ne t’ai pas entendu.
- Je ne comprends pas. Tus as du (sic) m’entendre quand même.
- C’est dingue ça… Je te dis que je e t’ai pas entendu et toi, tu me réponds que j’ai dû t’entendre
quand même !
- Mais je t’ai dit que je ne comprends pas. C’est tout. Il y a rien de dingue…
Ce qui est dingue n’est-il pas le fait que la communication semble totalement rompue entre eux ?
Que l’incompréhension est désormais totale ? Mais qu’en est la raison au juste ?
Leur amour est-il avorté lui aussi, en même temps que le fœtus, que ce « truc » dans le ventre de
Sally ?82
80
www.jailu.com « Paulo Coelho ». Date de consultation : 3 décembre 2011. 81
www.jailu.com « La cinquième montagne ». Date de consultation : 3 décembre 2011. 82
Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 164.
32
Dans cette conversation, Antoine et Sally ne se comprennent pas et les préjugés jouent un rôle
important : Antoine pense que Sally n’a pas répondu à son appel intentionnellement, mais
bien qu’elle explique que ce n’est pas le cas, Antoine dit qu’il ne la comprend pas. Le
nouveau-né critique la communication qui semble rompue entre les deux et elle se demande si
l’amour serait disparu pendant l’avortement de Sally, qui aurait causé l’incompréhension
mutuelle du couple.
La critique de la société est donc exprimée par des personnages différents. Elle
contient des explications enfantines, par exemple celle des breakdancers, mais des sujets plus
adultes, comme l’amour et la justice sont également abordés. Parfois, l’intertextualité est
utilisée pour renforcer ou pour souligner la critique de la société. Cette critique traite de la
société qui ne marche pas bien ou qui va trop vite et des relations entre les hommes et les
femmes qui ne s’écoutent pas (bien) et concerne partiellement les mêmes thèmes abordés par
Montesquieu dans ses Lettres persanes, comme la justice ou la religion.
La présence de la forme épistolaire dans Les lettres perçantes est intéressante, car elle
ne semble pas très logique dans un roman avec un bébé comme personnage principal. La
destinataire des lettres est une fée, qui figure comme une sorte de tutrice pour le personnage
principal. (Pour une analyse détaillée de la fée, voir plus loin.) Les lettres du nouveau né
commencent par « ma fée ! », « petite fée ! » ou « ma chère fée ! » et n’ont pas une forme de
lettre classique : elles sont insérées dans le récit comme des apostrophes à la fée et les lettres
n’ont pas de date ni de fermeture. La seule indication de temps est donnée par le nouveau-né
même, qui indique parfois son âge ou le temps qui est passé entre deux lettres ou une visite de
la fée : « Belle fée ! Je t’ai envoyé des lettres hier. Mais j’ai envie de t’en envoyer d’autres dès
aujourd’hui. […] Ma petite fée adorée ! J’aurais vingt-et-un mois demain. [...] Petite fée !
Cela fait plusieurs mois que je t’attends.»83
Bien que le personnage principal soit un bébé,
celui-ci dit « je t’ai envoyé des lettres »84
ou « j’ai lu dans un livre »,85
mais le point
d’exclamation qui suit le mot « fée » fait plutôt penser à un appel oral au lieu d’un texte écrit.
La fée ne répond pas aux lettres, mais apparaît de temps en temps pour donner des
explications sur le monde que la jeune fille découvre et dont elle se pose des questions. De
83
Ibid., pp. 44, 63 et 94. 84
Ibid., p. 44. 85
Ibid., p. 146.
33
plus, la fée préfère s’exprimer en « lettres perçantes »,86
ce qui explique une partie du titre du
roman. Ces « lettres perçantes » désignent non seulement la communication avec la fée mais
aussi la langue du cœur et elles contiennent souvent des citations littéraires. Ces citations ont
des fonctions diverses et il s’agit non seulement des ouvrages littéraires français ou persans,
mais aussi des chansons, des programmes télévisés et des acteurs, ce qui ancre le roman dans
la réalité.
Les « lettres perçantes » ne sont non seulement utilisées dans la correspondance avec
la fée, mais désignent aussi la communication avec d’autres gens. Contrairement aux lettres
perçantes écrites à la fée, la communication avec les cœurs des autres gens n’est pas désignée
par le verbe « écrire » mais par « parler » ou « écouter ». Cette différence est selon nous
causée par le fait que les cœurs des gens avec qui le personnage principal « parle » sont à côté
d’elle, rendant possible un échange de mots immédiat, tandis que la fée n’est pas toujours
présente et dans la communication retardée avec elle des lettres « écrites » sont plus
effectives. Ces conversations avec les autres gens se passent donc par les « cœurs » et ne
peuvent pas être entendues par les adultes qui sont trop occupés :
Et elle [la mère du nouveau-né] ne sait pas que j’écoute, si intensément, ces lettres perçantes,
ces discussions silencieuses, celles qui viennent des cœurs.
Ces voix que les gens d’ici ont cessé d’entendre.
Ces gens qui ne s’expliquent plus un tas de choses… mais qui veulent obstinément ne croire
qu’en ce qu’ils voient, aveuglant et assourdissant ainsi leurs cœurs. Inhibant ainsi tous leurs
sens profonds.
Et ce, alors que De toutes les armes de destruction inventées par l’homme, la plus terrible
s’avère bien être la parole. 87
Le nouveau-né explique ici aux lecteurs que les adultes ont cessé d’entendre les voix des
cœurs, les lettres perçantes. La citation de Paulo Coelho, dont le nom est cité en note dans le
texte de Nekourouh, qu’évoque le bébé est bien choisie, car elle explique pourquoi la fille
communique uniquement avec les cœurs et pourquoi elle refuse de parler en parole « agie ».88
Mais le fait qu’il s’agit d’un nouveau-né qui connaîtrait et qui citerait Paulo Coelho est
86
Ibid., p. 35. 87
Ibid., p. 49. 88
Ibid., p. 75.
34
remarquable et ceci contredit la fonction argumentative de l’intertextualité, qui donne
normalement de l’autorité au personnage qui cite un ouvrage littéraire.
Bien que les adultes trop occupés n’entendent le plus souvent pas les voix des cœurs, il
y a quelques personnages avec qui le nouveau-né communique souvent : les vieux, les
animaux et un clochard entendent encore les voix des cœurs et ils « parlent » avec la jeune
fille. Lors d’une rencontre avec un vieil homme le personnage principal parle avec son cœur
et commence à comprendre leur communication étrange :
… sa voix est comme devenue plus faible et une autre a surgie. Tout comme cela s’était
produit avec ma tante un peu plus tôt à la maison. […] il m’a parlé directement : Eh, ça va ?
[…] Sa bouche ne bougeait point. […] C’était mon cœur qui parlait, malgré moi. Et du côté du
vieux aussi, cette voix silencieuse mais perçante, venait de son cœur, malgré lui.89
Les voix du cœur sont donc inaudibles pour les gens qui n’écoutent pas avec leur cœur. La
jeune fille commence à comprendre d’où ces voix viennent et qu’elles paraissent malgré elle.
À part la différente façon de parler, à travers le cœur au lieu de la bouche, il y a une autre
différence avec les conversations normales :
… je me rendais compte que je lui parlais comme si j’étais un adulte. Il n’y avait pas
d’infériorité dans notre relation. Ni à cause de mon âge ni pour aucune autre différence. Nous
nous parlions de cœur à cœur, en toute égalité.90
Le vieil homme et le bébé se parlent comme adultes, et les différences d’âge et d’expérience
de vie ont disparues. Les discussions avec les « cœurs » soulignent que les choses qui sont
vraiment importantes dans la vie, comme l’amour et les relations entre hommes et femmes,
sont réservées aux gens qui prennent encore le temps d’écouter leur cœur, comme le vieil
homme, les enfants et les animaux. La communication en lettres perçantes est donc possible à
tout âge et avec tout le monde.
Un lien littéral avec les Lettres persanes de Montesquieu est fait par la fée, lorsqu’elle
explique que les cœurs se parlent en silence :
89
Ibid., pp. 44-45. 90
Ibid., p. 45.
35
Petite fée! […]
J’ai découvert que les cœurs des femmes et des hommes se parlent en silence.
C’est alors qu’elle m’a parlé des lettres persanes, (sic)
- Oui, tu as raison. Il y a déjà longtemps, quelques nobles ont même tenté d’en parler. Ils ont
tenté de le communiquer, de le dire aux gens de leurs époques. Mais quasiment personne n’a
saisi leur message. Ils n’ont pas été entendus.
[…]
Plus tard, seuls quelques rares, nobles et savants, ici et là, tels Montesquieu, Shakespeare et
Voltaire sont parvenus à découvrir certaines de ces choses. Ils ont ressenti ces choses, mais
l’on n’a su quoi exactement. Montesquieu a écrit les lettres persanes. Il voulait y parler des
lettres, des alphabets, persan(t)s, ceux venant du cœur, ceux que les perses étaient jadis arrivés
à déchiffrer. 91
Selon la fée, des nobles ont découvert comment la communication entre les cœurs
fonctionnait, mais leurs explications ne furent pas écoutés ou comprises par leurs
contemporains. Elle parle de « quelques rares, nobles et savants […] tels Montesquieu,
Shakespeare et Voltaire » qui auraient aperçu quelques éléments de la communication avec
les cœurs, ce que Montesquieu a tenté d’expliquer dans les Lettres persanes. Le fait que les
cœurs se parlent en silence existe déjà depuis longtemps, cependant, cette conversation est
comprise ou entendue selon la fée par très peu de personnes. Ceci peut être la raison pour
laquelle la fée désigne les trois auteurs par « nobles ». La dernière remarque de la fée sur les
Perses qui déchiffrent « des lettres, des alphabets » est un renvoi aux inscriptions
d’Achéménides, des textes multilingues en alphabet cunéiforme avec des traductions en vieux
persan, partiellement écrit en persan et daté entre 539 et 338 avant J.-C.92
Comme les Perses
ont traduit et donc déchiffré ces textes, la fée considère les Perses comme des gens qui
comprenaient les lettres perçantes.
Dans les Lettres persanes la forme épistolaire a une autre fonction que dans l’ouvrage
de Nekourouh, qui, par les conversations entre les cœurs, semble élargir le thème épistolaire à
la communication en général. Par cet élargissement, la vision selon laquelle il n’y a pas de
place pour la vraie communication entre les cœurs dans la société moderne du XXIe siècle est
soulignée. Ainsi, l’usage des « lettres perçantes » dans le roman forme une critique de la
91
Ibid., pp. 74-75. 92
Herrenschmidt, C, « Les historiens de l’Empire achéménide et l’inscription de Bisotun », dans Annales.
Économies, Sociétés, Civilisations. Paris, CNRS, (1982), vol. 37, no. 5-6, p. 813.
36
société moderne. Les lettres perçantes et la communication avec les cœurs peuvent également
former un renvoi au soufisme, un courant mystique de l’Islam né au VIIe siècle. Le soufisme
tourne autour d’une filiation de maître à disciple et évoque une certaine communication avec
le cœur :
Le soufisme contient une idée assez littérale du développement du cœur. Depuis le moment
que le professeur engage une liaison avec son élève le professeur commence à lui donner un
don au niveau du cœur. Ceci n’est pas observable avec notre conscience ordinaire.93
Il y a de parallèles intéressantes entre cette description du soufisme et la communication en
« lettres perçantes » que décrit Nekourouh. Pourtant, nous ne savons pas si Nekourouh a basé
le personnage de la fée et la forme épistolaire dans son roman sur le soufisme, mais les liens
sont au moins remarquables.
En tout cas, les « lettres perçantes » sont une altération de « lettres persanes », et implique un
lien entre les ouvrages de Nekourouh et de Montesquieu. Dans les Lettres persanes, les lettres
sont uniquement le moyen de communication pendant le voyage d’Usbek et Rica, mais dans
le roman de Nekourouh la forme épistolaire a été adaptée pour critiquer la vie chargée du
XXIe siècle.
Comme dans les Lettres persanes, les femmes jouent aussi un rôle primordial dans le
roman de Nekourouh. D’abord, il y a le nouveau-né, qui est une fille iranienne. La fée, la
mère et ses tantes sont d’autres personnages féminins qui figurent dans le roman. De plus, les
personnages féminins ont une fonction importante pour le personnage principal et ses
conversations en « lettres perçantes » :
Belle fée ! Douze mois dans ce monde… Et je me suis rendue compte que j’arrive à parler, de
cœur à cœur. Depuis les dernières lettres que je t’ai adressées, de nombreux jours se sont
passés. Et je n’ai pas arrêté de parler, de cœur à cœur.
Les femmes me parlent bien plus que les hommes. C’est peut-être parce que je suis du même
sexe qu’elles… Ou peut-être parce que les hommes se livrent moins facilement, même dans
leurs inconscients.94
93
Azmayes, S.M. et Van Schaik, J., « Een ontmoeting met Jezus in christendom en Islam », Kampen, Kok ten
Have, 2008, p. 113. Traduction de l’auteur.
37
À part les différences entre hommes et femmes dans la communication « perçante », ce
passage accentue la fonction pédagogique qu’ont les femmes traditionnellement, puisque les
conversations avec les cœurs des femmes servent souvent comme explication à la jeune
fille.95
La fée est le personnage féminin le plus important. Elle est adorée par la jeune fille et
elle paraît très belle :
Elle, elle souriait, elle rayonnait, comme toujours. […] Plus radieuse que jamais, dans sa robe
blanche et rouge clinquante, elle dansait et chantait […] J’ai distingué la petite fée. Elle était là
devant moi. Royale et sublime. Ses cheveux or amalgamés aux rayons de Soleil […] J’ai pu
déceler son regard. Il était aussi profond que l’océan. Comme d’habitude.96
L’image de la fée donnée par le nouveau-né se conforme à une image littéraire classique,
comme l’explique Marina Warner : « Blondeness and beauty have provided a conceptual
rhyme in visual and literary imagery ever since the goddess of Love’s tresses were described
as xanthe, golden, by Homer ».97
Par ce personnage aux fonctions traditionnelles, le lecteur
est conforté et comprendra mieux l’effet de la fée qui va et vient dans le monde du nouveau-
né.
Le personnage principal décrit aussi la fonction de la fée : « …je discutais souvent
avec la petite fée. Elle revenait régulièrement. Elle me montrait, elle m’expliquait
progressivement les choses. ».98
La fée a donc surtout une fonction instructive, puisqu’elle
donne des explications et des conseils au nouveau-né. Comme elle s’occupe partiellement de
l’éducation et du développement de la jeune fille, la fée a la même fonction qu’une femme ou
une mère, ce qui explique le choix pour un personnage féminin qui instruit le nouveau-né.
Sally, la tante du nouveau-né, a un rôle particulier dans le roman. Elle est la femme la
plus présente dans la maison du personnage principal. Elle a une relation avec Antoine, qui
94
Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 47. 95
Le Mat, J.-F., Le rôle parental dans l’éducation et la socialisation de l’enfant, Colloque des rencontres
européennes de psychologie, Luxembourg, le 22 février 2003, p. 3. En ligne, date de consultation : 8 décembre
2011. 96
Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, pp. 25,
26 et 74. 97
Warner, M., From the beast to the blonde. On fairy tales and their tellers, Londres, Vintage books, 1995, p.
363. 98
Nekourouh, M., Les lettres perçantes. Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Paris, Katamaran, 2009, p. 35.
38
devient plus difficile après un avortement que Sally a subi sans le consulter. Les nombreuses
discussions par téléphone ou en réalité entre les deux sont entendues par le nouveau-né, qui
essaie de comprendre le couple :
- Je viens de dire à mes parents que je ne venais pas [au match de rugby] justement… Je reste
tranquille là… Je n’ai pas assez la pêche… Ma priorité, c’est d’aller mieux pour pouvoir
refaire plein de trucs vite… Et des choses avec toi…
- Arrête, il en avait assez.
- Pourquoi tu dis arrête ?
- Laisse tomber… Arrête de faire semblant… J’en ai sincèrement marre.
Comment l’incompréhension peut-elle être si grande ?
Petite fée ! Je te le demande : Comment peut-on espérer que les non-dits soient entendus ? Et
qu’ils soient compris ?
Antoine et Sally naviguent de malentendu en malentendu. Leur horizon s’embrume de plus en
plus malgré eux.
- Mais quoi ? Je ne comprends rien à ton comportement...99
Cette discussion entre Sally et Antoine n’est qu’un exemple des nombreuses discussions dans
le roman. Leur relation difficile et leur incompréhension mutuelle soulignent que dans la
société moderne beaucoup de gens ne communiquent que superficiellement et qu’ils
n’écoutent pas leurs cœurs. À travers le personnage de Sally et son comportement dans sa
relation avec Antoine, l’image de la femme amoureuse au XXIe siècle est critiquée.
Dans Les lettres perçantes il y a donc plusieurs éléments qui font penser à une
réécriture des Lettres persanes. Les ressemblances avec l’ouvrage de Montesquieu se trouvent
surtout sur le plan thématique et concernent la critique de la société, la forme épistolaire et la
position de la femme. Pourtant, le roman contient aussi de nouveaux éléments, comme la
communication avec les cœurs et le personnage de la fée. Les citations d’autres ouvrages, des
renvois aux ouvrages littéraires, chansons et programmes de télévision ancrent le roman dans
le XXIe siècle et servent en même temps comme explication des choses que le nouveau-né
rencontre et qu’elle ne comprend pas.
99
Ibid., p. 182.
39
4. Norman Spinrad : Oussama (2010)
Le roman Oussama de Norman Spinrad a été publié en 2010. L’auteur new-yorkais
habite depuis longtemps en France. L’ouvrage est publié chez Fayard100
et a été publié aux
Etats-Unis en tant que livre électronique, comme aucun éditeur américain n’a voulu publier le
manuscrit. Ceci forme un lien intéressant avec les Lettres persanes de Montesquieu, qui ont
été publiées anonymement à Amsterdam en 1721.101
Les deux auteurs ont publié leurs
ouvrages à l’étranger pour échapper à la censure et à d’autres problèmes. Spinrad « se
présente volontiers comme un écrivain engagé »102
et ses romans « proposent un regard lucide
sur une époque dangereuse, nourri par une réflexion politique et philosophique sur les médias,
les sciences, les technologies. »,103
ce qui est également le cas pour Oussama.
Dans le roman Oussama, nous lisons l’histoire d’Oussama, un jeune homme qui est
envoyé en France pour espionner les musulmans français originaires du Califat.104
À Paris, il
crée un groupe de « Djihadistes au Passe-montagne », avec lequel il commet plusieurs
attentats. Grâce à son mini-Uzi israélien il est vite surnommé « Oussama le Feu ». Après
l’arrestation d’un de ses Djihadistes Oussama doit quitter la France et il décide de faire le
Hadj, pendant lequel il sera recruté pour le djihad. Ensuite, il arrive au Nigéria, un pays
africain qui est en pleine guerre civile contre les Biafrais. Dans la région du Biafra, les
Américains ont construit des pipelines de pétrole et l’export du pétrole nigérian est une des
causes de la guerre. Oussama joint l’armée nigériane et après avoir créé un nouveau groupe de
Djihadistes au Passe-montagne, il sait finir la guerre. Pourtant, la guerre recommence lorsque
les Nigérians déclarent le djihad contre l’Amérique. Oussama va en Arabie Saoudite pour
continuer le djihad auquel le Nigéria a appelé et à la fin du roman il se suicide en laissant
exploser une bombe atomique devant la Ka’aba.
Dans le roman entier, des éléments historiques se mêlent aux éléments fictifs ou
historiquement adaptés, comme on attendrait d’un auteur connu surtout pour ses ouvrages de
100
Lemat, A., « Imaginer un multiplex d’avenirs possible. Entretien avec Norman Spinrad », dans : Ring, publié
le 16/02/2010. En ligne : http://www.surlering.com/article/article.php/article/entretien-avec-norman-spinrad Date
de consultation : 16 décembre 2011. 101
Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, p. 405. 102
« Politique fiction : demain reste à imaginer, entretien avec Norman Spinrad » dans : Les périphériques vous
parlent, numéro 22, décembre 2007. Auteur inconnu. En ligne (extrait) :
http://www.lesperipheriques.org/article.php3?id_article=498 Date de consultation : 17 janvier 2012. 103
Ibid. 104
« Califat » désigne le territoire d’un calife, un chef d’une communauté musulmane sunnite. Dans l’ouvrage,
l’origine exacte d’Oussama n’est pas précisée géographiquement.
40
science-fiction. Dans le récit, il y a par exemple des bases de pétrole américaines au Nigéria,
tandis qu’en réalité le pétrole nigérian est exploité par les entreprises anglaises BP et Shell.
De plus, la chronologie n’est pas respectée, on parle des événements qui ont eu lieu au XXIe
siècle, comme les attentats en Amérique en 2001 ou les émeutes à Paris en 2005, mais la
guerre du Biafra des années 1970 est également nommée. L’histoire d’Oussama est racontée
par un narrateur homodiégétique et ainsi le lecteur peut facilement s’identifier avec le héros
de l’histoire. Comme le récit traite d’un personnage musulman le roman contient de
nombreux termes islamiques, mais le mot « califat » mérite une courte explication. En
général, « califat » désigne le territoire d’un calife, mais dans le roman il n’est pas clair où se
situe exactement le califat ou qui en serait le calife. Ron Geaves explique que plusieurs
califats ont existé après la mort du prophète Mahomed, dont celui d’Abu Bakr et celui des
Oummajjaden, ou le califat ottoman entre 1517 et 1924 en Turquie. Mais selon Geaves
« califat » est également utilisé par certains mouvements islamiques qui visent à construire un
nouveau califat, basé sur la pensée de l’oumma, la communauté mondiale de musulmans.105
C’est cette dernière définition que nous retrouvons dans le roman.
Bien que le roman de Spinrad contienne beaucoup plus de violence que les Lettres
persanes, il y a plusieurs ressemblances entre les deux ouvrages. Dans ce qui suit, nous
analyserons ces ressemblances, que nous avons divisées en quatre thèmes principaux : la
critique de la société, la position de la femme, les médias et la religion. La forme épistolaire,
autre trait caractéristique de l’ouvrage de Montesquieu, ne figure pas dans Oussama mais est
remplacée par les médias. Nous remarquons qu’Oussama est la seule réécriture dans laquelle
ne se trouve aucune allusion explicite aux Lettres persanes, mais uniquement des références
thématiques. Comme ces références thématiques sont si claires et que l’ouvrage décrit la place
des étrangers musulmans dans la société d’une façon critique rappelant les Lettres persanes,
nous avons décidé d’ajouter ce roman à notre corpus.
La première partie du roman, qui se déroule pour la plus grande partie en France,
décrit l’arrivée d’Oussama à Paris. Le choc culturel qu’il subit souligne la différence entre
l’Europe et l’Orient, comme dans les Lettres persanes :
Conformément à mes instructions, j’ai pris un train jusqu’à la station Saint-Michel. Paris a été
un choc avant même que j’aie émergé de terre. Les murs de la gare souterraine étaient tapissés
105
Geaves, R., «Kalief » dans : Islam. Wereldgodsdiensten van A tot Z, Amsterdam, Boom, 2009, p. 60.
41
d’affiches vantant toutes sortes de marchandises, dont beaucoup montraient des photographies
gigantesques de femmes lascives, quasi dévêtues jusqu’au pubis. […] C’était comme traverser
un film sur la vie en Occident ; gens attablés en terrasse à boire du vin, chiens en laisse, chairs
féminines exposées aux regards, enfants tournant autour de moi sur des trottinettes à
moteur.106
Les images des femmes sur des posters dans les gares de métro, ainsi que des femmes dans les
rues dont on voit la peau nue, sont des choses qu’Oussama ne connaissait pas pendant sa vie
dans le Califat. Il est frappé par les différences culturelles et compare ce qu’il voit à Paris
avec « un film sur la vie en Occident ». Oussama est accueilli par Ali, qui lui explique
certaines facettes de la vie occidentale avec laquelle il faudra qu’Oussama se familiarise.
Michelle, femme musulmane de la deuxième génération, aidera Oussama également à
s’habituer à la société française. Elle fait cela à sa propre manière, en causant un nouveau
choc culturel lorsqu’elle arrive en burqa au restaurant parisien où elle dînera avec Oussama :
Sur son conseil, j’avais réservé une table et suis arrivé sapé comme un Français qui a les
moyens. […]
Elle m’a rejoint, entièrement cachée sous une burqa noire à voilette, les mains également
gantées de noir.
- Je vous prie de bien vouloir nous excuser, monsieur, mais nous sommes complets ce soir,
semble-t-il, m’a dit un portier accoutré d’une antique tenue militaire occidentale, pleine de
galons dorés. Nous regrettons de ne pouvoir honorer votre réservation.107
En arrivant en burqa, Michelle savait d’avance que le restaurant les refuserait sa porte, mais
elle ne l’a fait que pour montrer à Oussama ce que les Français pensent des femmes
musulmanes en burqa. Bien qu’Oussama soit fâché au début, il comprend pourquoi Michelle
est arrivée en burqa et qu’il doit encore apprendre beaucoup sur la société française. Dans les
Lettres persanes un tel guide est absent, mais Usbek et Rica décrivent dans leurs lettres aussi
le choc culturel qu’ils subissent lorsqu’ils arrivent à Paris et dont entre autres la lettre XXIV
forme un bon exemple. Michelle remplit dans le roman de Spinrad donc une fonction
d’instruction : elle apprend à Oussama comment fonctionne la société française, surtout le
regard des français envers les étrangers et les musulmans.
106
Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010, pp. 19, 20. 107
Ibid., p. 45.
42
Un autre renvoi aux Lettres persanes est l’importance de la femme. Dans l’ouvrage de
Montesquieu ce sont les femmes du sérail, et surtout Roxane, qui montrent au lecteur (et à
Usbek) la vraie situation dans le sérail, qu’elles essaient de changer. Dans Oussama, la seule
femme qui joue un rôle majeur est Michelle. Elle a une grande importance pour le
développement du récit : elle instruit Oussama non seulement sur la société française, comme
nous avons déjà vu, mais elle le met également en contact avec des groupes de musulmans qui
préparent des attaques à Paris :
Michelle téléphonait pour me dire qu’une personne souhaitait me rencontrer, qu’il me fallait la
rencontrer. […] Michelle m’a communiqué une adresse à Saint-Denis, un numéro
d’appartement et un code d’entrée, et m’a demandé de me présenter à 22 heures, ce soir là.108
Oussama rencontre Kacim-Pierre, le caïd des Beurs français à Paris. Avec les autres
musulmans français, ils commettront plusieurs attaques à Paris. Bien que Michelle n’assiste
pas à la rencontre et qu’elle ne paraisse plus dans le roman après le douzième chapitre, elle a
une fonction importante pour le développement du personnage d’Oussama. Le fait qu’il s’agit
d’une des deux femmes qui figurent dans le roman est frappant, Michelle a un rôle de
sélectionneur des membres du groupe, qui consiste uniquement d’hommes. Mais elle introduit
Oussama non seulement dans le groupe de musulmans ou la société française, elle l’initie
aussi dans les secrets de la relation sexuelle et de la drogue, deux choses qu’Oussama ne
connaissait pas dans le califat où il a grandi.
De plus, Michelle est une des deux femmes qui figure dans le roman. L’autre femme paraît à
la fin du roman, il s’agit d’une présentatrice de la chaîne Califat Télévision Libre.109
Oussama
partage une chambre d’hôtel avec Khalil et les deux entendent un message à la télévision :
…Dernière nouvelle. Califat Télévision Libre vient d’apprendre que des manifestations de
masse hostiles au gouvernement du Califat ont éclaté dans la cité sainte de La Mecque pour
demander la lumière sur le coup d’État manqué, un jugement public posthume des exécutés et
la tenue d’élections libres en vue de la formation d’une assemblée constitutionnelle… »
On a entendu ça à la télévision, pendant que le défilé descendait encore la rue Masjed Al-
Haram. En nous détournant de la fenêtre, on a découvert que la présentatrice du journal était
108
Ibid., p. 55. 109
Comme pour le terme « califat » le récit ne contient pas une définition géographique de « Califat Télévision
Libre ».
43
une femme au teint olivâtre en tenue islamique traditionnelle, tchador noir avec violette qui lui
couvrait tout le visage sauf les yeux.110
Bien que cette femme se trouve dans d’autres circonstances que Michelle, elle a la même
fonction d’instruction : elle donne des nouvelles et explique la situation des émeutes à La
Mecque. Jusqu’ici, les messages sur la guerre ou la situation dans le Califat étaient toujours
donnés par des hommes, ou par des discours des chefs de gouvernement montrés à la
télévision. L’apparition d’une présentatrice à la chaîne du Califat Télévision Libre est donc
inattendue, mais cette femme n’apparaît qu’une seule fois dans le récit.
Mais le rôle de la femme n’est pas le seul lien avec les Lettres persanes. Une grande
importance est attribuée aux médias dans les deux ouvrages : dans les Lettres persanes Rica
parle des nouvellistes et dans Oussama la télévision est très présente. Dans la lettre CXXX,
Rica décrit ce que c’est un « nouvelliste » :
Je te parlerai, dans cette lettre, d’une certaine nation qu’on appelle les nouvellistes, qui
s’assemblent dans un jardin magnifique, où leur oisiveté est toujours occupée. […] La base de
leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule : il n’y a point de cabinet si mystérieux,
qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose ; […] et,
quoiqu’ils ne fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits des mesures qu’il [notre
illustre sultan] prend pour humilier l’empereur des Turcs et celui des Mogols.111
Bien que Rica montre ici une certaine désapprobation des nouvellistes et de leur curiosité, il
montre que « le nouvelliste et la presse périodique commencent à jouer un rôle dans la vie
quotidienne »112
au XVIIIe siècle et que les médias commencent à influencer la vie sociale et
la politique française. La fonction des nouvellistes au XVIIIe siècle est précisée par Robert
Darnton :
[N]ouvellistes de bouche, or newsmongers, […] spread information about current events by
word of mouth. The claimed to know, form private sources (a letter, an indiscreet servant, a
remark overheard in an antechamber of Versailles), what was really happening in the corridors
110
Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010, p. 414. 111
Montesquieu, Lettres persanes, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, 2003, Lettre CXXX. 112
Stewart, Ph. « Lettres persanes », Dictionnaire électronique Montesquieu [En ligne], mis à jour le :
14/02/2008, paragraphe 12. Date de consultation : 20 décembre 2011.
44
of power - and the people in power took them seriously, because the government worried
about what Parisians were saying.113
La même fonction de donner des nouvelles dont parle Darnton se trouve également dans
l’ouvrage de Spinrad, bien que celui-ci ait transformé les nouvellistes en des chaînes de
télévision différentes. Dans le récit figurent plusieurs chaînes de télévision, à savoir la
télévision française, CNN, BBC, Al-Jazira, la chaîne du Califat, Califat Télévision Libre,
Télévision Nigéria Uni (sic) et la télévision biafraise. Les personnages du roman regardent ces
chaînes et souvent il y a une description des différences entre les informations qu’elles
donnent. Dans ce qui suit nous analyserons quelques de ces passages concernant la télévision.
Dans la première partie du roman, qui se déroule à Paris, c’est la télévision française qui joue
un rôle majeur, surtout en ce qui concerne les nouvelles des attentats commis par les
Djihadistes au Passe-montagne à Paris. Les Djihadistes anticipent sur les nouvelles de la
télévision, entre autres lorsqu’ils préparent les attentats :
- Trois jours pour déposer les grenades. Et cette fois, elles exploseront toutes en même temps,
pour un impact maximum.
- Juste avant le coucher du soleil ! a crié Kacim-Pierre […] Disons 18 heures 45, pour passer
aux journaux télévisés de 20 heures. L’éclairage dramatique sera parfait !114
Ici la télévision a deux fonctions différentes : elle montrera les images des attentats et donne
donc des nouvelles de ce qui s’est passé, mais en diffusant ces images, la chaîne de télévision
répandra également la peur chez les Français, ce qui est le but des Djihadistes : « les Mickeys
doivent apprendre à craindre les Djihadistes au Passe-montagne ».115
En passant aux journaux
télévisés de 20 heures, les Djihadistes atteignent le maximum de spectateurs français, car c’est
une heure de grande écoute et l’effet des images des attentats sera donc le plus grand.
Ensuite, la télévision joue un rôle décisif lorsqu’Oussama a fui la France et il se trouve
dans un hôtel à Amsterdam :
113
Darnton, R., « An early information society: news and the media in Eighteenth-Century Paris » dans : the
American historical review, vol. 5, fév. 2000, p. 2. 114
Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010, p. 127. 115
Ibid., p. 98.
45
Une fois de plus, mes pensées se sont tournées vers le suicide. J’ai fait ce que je n’avais pas
osé la veille, j’ai calé la télévision sur la chaîne du Califat […] On voyait à l’écran un muezzin
appeler les fidèles à la prière. […] Mais comme j’arrivais à la fin et levais les yeux face à
l’astre éblouissant, le Clément, le Miséricordieux a choisi de me répondre par la voix de la
télévision, qui rappelait aux fidèles que le Hadj commençait dans quinze jours. […] Où mieux
purifier mon âme, si elle pouvait être purifiée ? En quel autre lieu pouvais-je aller pour avoir
une connaissance claire de Sa volonté et être ainsi en mesure de m’y soumettre clairement ?
Où sinon Oussama le Feu pouvait-il se réfugier ?
Allah avait parlé, Il m’avait appelé au Hadj.116
Au lieu de se tuer, Oussama décide d’aller à La Mecque pour faire le Hadj, le pèlerinage que
chaque musulman doit accomplir au moins une fois dans sa vie. Le fait qu’il voit la volonté
d’Allah dans le message du muezzin à la télévision souligne que la religion est très importante
pour Oussama et elle semble même la raison principale pour ses actes. De plus, la télévision
est utilisée comme médium de la religion, ce qui modernise le concept de l’islam, qui n’est
plus limité à des prières et des services dans la mosquée.
Dans le reste du roman, la télévision est également utilisée comme médium
d’information sur les Djihadistes au Passe-montagne et Oussama le Feu, mais elle garde aussi
sa fonction initiale : donner des nouvelles sur les attentats. CNN prend une place importante,
cette chaîne américaine est souvent nommée comme celle qui donne les informations les plus
neutres ou les plus actuelles : « Curieusement, c’est CNN, la voix du Grand Satan lui-même,
qui m’a fourni le seul élément ressemblant à une information utile »117
et « CNN a envoyé une
équipe ! […] Ils ont déjà diffusé les images. »118
Le fait que CNN est posé comme la chaîne la
plus objective peut renvoyer à l’origine américaine de l’auteur, mais ceci n’est pas sûr. En
tout cas, les chaînes musulmanes comme TNU ou Al-Jazira sont moins vite à donner les
nouvelles et les personnages semblent se fier surtout à la chaîne d’information américaine.
Un autre passage dans lequel la télévision joue un rôle primordial se trouve également
dans la deuxième partie du roman. Oussama a joint l’armée nigériane et Hamza annonce qu’il
sera interviewé par la Télévision Nigériane Uni (TNU) (sic) :
116
Ibid., pp. 138-139. 117
Ibid., p. 137. 118
Ibid., p. 260.
46
Demain, TNU diffusera en direct une interview exclusive d’Oussama le Feu ! […]
- Je ferai cet enregistrement, mais à ma manière.
- C’est-à-dire ? a riposté Hamza avec irritation.
- Je serai masqué. […]
- Aucun problème, a répondu Hamza, soulagé.
- Je veux aussi tous mes hommes à l’image, masqués, bien sûr.
[…]
- Pas de journaliste. Je prononcerai les mots qu’Allah choisira de mettre dans ma bouche.
- Lesquels ?
- Je le saurai le moment venu, ai-je répondu.119
La guerre entre le Nigéria et la région de Biafra connaît d’importants points de guerre
psychologique, comme les bombes à graffiti qui montrent un homme au passe-montagne vert
et avec un mini-Uzi. Dans le fragment cité ci-dessus, nous voyons comment cette image est
maintenue par Oussama et Hamza et comment Oussama se sert du pouvoir de la télévision.
En régissant l’entretien et en laissant choisir à Allah les mots qu’il prononcera, il empêche
chaque intervention de l’extérieur et des journalistes. Une autre explication est qu’Oussama
critique indirectement la TNU, il crée lui-même les circonstances pour l’entretien, parce qu’il
n’est pas d’accord avec les idées de la chaîne nigériane. Cet usage stratégique de la télévision
qui se trouve dans le récit entier souligne l’importance et le pouvoir des médias modernes et
ancre le récit au XXe et XXI
e siècles.
Le dernier thème des Lettres persanes qui revient dans Oussama est la religion.
Comme le personnage principal est musulman, nous retrouvons dans le roman beaucoup
d’éléments de la religion islamique, comme les visites à la mosquée et les prières du lever et
du coucher du soleil. De plus, les exclamations « Inch’Allah » et « Allahou akbar » sont
souvent utilisées par les différents personnages musulmans. Dans ce qui suit, nous aborderons
quelques passages dans lesquelles la religion joue un rôle important, en ne prêtant pas
d’attention aux situations décrites dans ce qui précède et dans lesquelles l’influence de la
télévision et de la religion sont combinées.
Nous avons vu dans ce qui précède qu’Oussama quitte la France après les attentats des
Djihadistes au Passe-montagne et qu’il décide dans sa chambre d’hôtel d’aller faire le Hadj.
119
Ibid., pp. 262-263.
47
Ce pèlerinage traditionnel forme un des cinq piliers de l’Islam et doit être accompli par
chaque musulman qui en est capable, au moins une fois dans sa vie. Oussama explique que le
pèlerinage cause un sens de fraternité et d’égalité chez lui :
J’étais impressionné par ces hommes, […] c’était une collection de Musulmans ordinaires
venus de tout Dar Al-Islam, […] Et c’était là toute la magie de l’histoire : la collectivité. […]
Je me trouvais désormais non seulement parmi eux [des milliers de Musulmans ordinaires],
mais au sein de l’échantillonnage typique de l’oumma. Partie intégrante de cette collectivité.120
Dans cette collectivité Oussama rencontre Hamza, un major de l’armée nigériane. Les deux
deviennent amis et lorsque Hamza découvre la vraie identité d’Oussama celui-ci le persuade
de l’accompagner au Nigéria, pour se battre dans la guerre entre le Nigéria et la région de
Biafra. Comme Oussama ne peut pas retourner en France ou dans le Califat, il est vite
d’accord avec Hamza : « Oussama le Feu s’engagera au Nigéria. Ceux qui ne sont pas avec
nous sont contre nous ».121
La dernière partie de la citation ci-dessus est une phrase prononcée
par le président américain George Bush, peu après les attentats du 11 septembre 2001. Par
cette phrase, Spinrad souligne le fanatisme d’Oussama en ce qui concerne la guerre au
Nigéria. Le roman contient encore deux autres références aux présidents américains, à savoir
« Yes we can ! » un des slogans électoraux de Barack Obama et « S’il faut prendre un bain de
sang, autant que ce soit tout de suite » de Ronald Reagan.122
Le seul président dont le nom est
indiqué dans le récit est Ronald Reagan, dont Oussama trouve qu’il a prononcé « de sages
paroles ». Comme les mots de Bush, les deux autres citations montrent le fanatisme
d’Oussama dans la guerre et le terrorisme. De plus, par ces citations Spinrad compare le
fanatisme de son personnage principal avec celui des présidents américains d’hier et
d’aujourd’hui.
Le suicide d’Oussama à la fin du roman est un autre lien avec les Lettres persanes,
puisque dans la dernière lettre de l’ouvrage nous lisons que Roxane s’est empoisonnée. Mais
quoiqu’elle se tue pour montrer sa liberté et son indépendance, le suicide d’Oussama est
différent et plutôt basé sur la religion. Il est amené par des soldats et dans un bunker, où on lui
donne le commandement sur une dizaine de Djihadistes, qui ont chacun une bombe atomique
120
Ibid., pp. 164-165. 121
Ibid., p. 200. 122
Dans le récit, Obama est cité en anglais et en français, tandis que les mots de Reagan et de Bush sont
directement cités en français et seul pour les mots de Reagan est indiqué dans le texte qui les a prononcés. Voir
p. 119 (Reagan), p. 200 (Bush) et p. 281 (Obama).
48
dans une valise. Bien que le suicide soit interdit aux musulmans,123
il y a certaines
interprétations du Coran qui parlent d’une exception lorsqu’il s’agit du djihad. Dans le roman,
Oussama prie Allah avant qu’il se tue : « Sept fois je tourne autour de la Ka’aba, en priant [...]
pour que ma bombe explose. […] Allahaou akbar, prié-je, il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah
et Mohammed est Son prophète. Gloire à Toi, Allah, d’avoir permis à Oussama d’être Ton
Feu. Et j’appuie sur le bouton. »124
Mais, comme tout Djihadiste, Oussama a un motif plus large que sa propre vie et la promesse
du Paradis : « Je ne le fais pas pour être récompensé, je le fais pour l’Islam. Pour le monde.
Peut-être même pour l’Amérique. »125
La religion musulmane et le djihad inspirent Oussama
à son acte et bien que la situation soit différente dans les Lettres persanes, il y a des parallèles
entre les deux suicides à la fin des deux ouvrages.
Nous avons vu dans ce chapitre que Norman Spinrad a imité les Lettres persanes
d’une façon particulière. Au lieu de renvoyer à l’ouvrage de Montesquieu par des citations, il
en a pris plusieurs thèmes principaux (la critique de la société, les médias, la religion et, dans
une mesure moindre, la position de la femme) et les a insérés dans l’histoire fictive
d’Oussama. La réécriture thématique des Lettres persanes est bien faite et Spinrad montre
avec son ouvrage que les sujets dont traite Montesquieu sont toujours actuels. De plus,
l’ouvrage donne une bonne impression de la vie et des pensées des Djihadistes et montre
l’autre côté du terrorisme. Selon Spinrad le roman n’essaie pas de ne pas justifier les actes des
terroristes mais de manifester de la compréhension pour les personnes qui les commettent.126
123
Abu-Sahlieh, S.A.A., « Religion et droit dans les pays arabes », Bordeaux, Presses universitaires de
Bordeaux, 2008, p. 52. 124
Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010, p. 478. 125
Ibid. 126
http://www.sff.net/people/normanspinrad/ Date de consultation : 23 novembre 2011.
49
5. Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère : Les lettres arabes (2011)
La pièce de théâtre Les lettres arabes a été écrite par Olivier Kemeid et Geoffrey
Gaquère en 2011. Le québécois Olivier Kemeid est auteur de théâtre, metteur en scène et
directeur artistique du groupe de théâtre québécois Trois Tristes Tigres. Geoffrey Gaquère est
comédien, metteur en scène et cofondateur du collectif de théâtre lyonnais Théâtre Debout.
La réécriture des Lettres persanes par Kemeid et Gaquère est remarquable de plusieurs
manières. Tout d’abord, les auteurs ont transposé le roman par lettres de Montesquieu dans
une pièce de théâtre, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un exemple de ‘transmédialité’.127
La
différence entre un texte romanesque et une pièce de théâtre est qu’un texte dramatique a pour
but d’être représenté, en formant une représentation visuelle de ce qui est écrit dans le
manuscrit. Lorsque le drame a été publié, on peut également lire la pièce, mais ceci n’est pas
son but principal et n’est pas encore le cas pour Les lettres arabes, puisque le texte n’est pas
(encore) publié. Mais, à part l’adaptation de l’ouvrage de Montesquieu au théâtre, la pièce
contient de multiples références aux Lettres persanes. Tout d’abord, le titre de la pièce forme
un renvoi clair à l’ouvrage de Montesquieu et dans l’épigraphe de la pièce se trouve une
citation tirée de l’introduction des Lettres persanes. Cet épigraphe n’est pas lue ou déclamée
sur scène128
et ne fait donc pas partie de la pièce, mais sert selon nous surtout à inspirer les
acteurs qui joueront la pièce ou, dans le cas d’une publication du texte, comme explication du
sujet de la pièce aux lecteurs. Deuxièmement, il y a dans la pièce entière des ressemblances
thématiques avec les Lettres persanes qui font de la pièce une réécriture de l’ouvrage de
Montesquieu. Nous avons classé ces similitudes dans trois catégories : la critique de la
société, la forme épistolaire et la position de la femme, que nous analyserons dans ce qui suit.
Dernièrement, il y a plusieurs textes littéraires cités par les personnages, sur lesquels nous
reviendrons à la fin de ce chapitre.
La critique de la société est très fréquente dans la pièce et renvoie aux trois pays qui y
figurent, à savoir : la France, le Canada et les États-Unis. Tout d’abord, nous analyserons la
critique de la France, ensuite nous reviendrons sur le Canada et les Etats-Unis.
127
Brillenburg Wurth, K., « Intermediale poëtica », dans : Het leven van teksten. Een inleiding tot de
literatuurwetenschap, réd. Brillenburg Wurht, K. et Rigney, A., Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006,
p. 115. 128
« L’épigraphe n’était pas lu ou déclamé, il ne faisait pas partie du spectacle » : correspondance avec Olivier
Kemeid, le 3 novembre 2011.
50
La critique de la France se trouve surtout au début de la pièce, entre autres dans le prologue :
RACHID :
Mouloud
De son balcon
Regarde la banlieue parisienne en flammes
MOULOUD :
La banlieue en flammes
Quel pléonasme !129
Ce passage souligne la vision des deux personnages principaux sur leur vie en banlieue. Le
fait que Mouloud décrit ‘la banlieue en flammes’ comme un ‘pléonasme’ souligne que la
banlieue serait toujours en flammes et que la situation serait, selon Mouloud, toujours
pareille : il y aura toujours des problèmes ou des émeutes dans la banlieue. La remarque sur la
banlieue en flammes renvoie aux émeutes de 2005 à Paris. Suite à un accident qui a causé la
mort de deux jeunes à Clichy-sous-Bois,130
des émeutes ont éclaté dans les banlieues
parisiennes en octobre et novembre 2005. Par ce renvoi aux émeutes, les auteurs montrent
bien le décor du début de leur pièce et ils ancrent la pièce dans la réalité. Dans le premier acte,
lorsque Rachid et Mouloud se trouvent encore à Sarcelles, Mouloud se plaint de nouveau de
la vie dans la banlieue parisienne et des émeutes : « Pourquoi on se tirerait pas d’ici ? Y a pas
d’avenir, ici, y a que du béton. ».131
Cette situation sans issue forme la raison principale pour
Rachid et Mouloud de quitter Sarcelles.
À part la banlieue en flammes et la situation sans issue dans laquelle Rachid et Mouloud
se trouvent, la critique de la France se trouve également dans la description du travail et de la
situation de vie du père de Mouloud :
MOULOUD:
129
Kemeid, O. et Gaquère, G., Les lettres arabes, texte inédit, 2011, Prologue. Comme ce texte est la seule pièce
de théâtre que nous analyserons, nous indiquerons dans ce qui suit uniquement l’acte et la scène, suivies du folio. 130
Pour plus d’informations sur ces émeutes, voir : Le Goaziou et Mucchielli, « Quand les banlieues brûlent… ». 131
Acte I, scène 3.
51
Ton honnêteté parlons-en, elle nous fait vivre à six dans un 40m2, voilà ce qu’elle nous
rapporte ton honnêteté; elle fait que je dors à côté de ma mamy et que ses poils de jambes me
piquent la nuit. […]
Regarde-toi là, l’ancien balayeur, t’as sillonné toute ta vie les trottoirs de Paris à ramasser la
merde de chien français. En 30 ans t’es passé du balai à la moto-crotte, il est là ton
avancement social papa. Alors viens pas me parler de ma vie quand la tienne s’est résumée à
savoir la différence entre un caca de caniche et une merde de pitt-bull.132
Mouloud décrit la situation dans laquelle vivent beaucoup d’immigrés à Paris, une situation
qui ne lui plaît pas et de laquelle il a honte : leur logement est petit, il est obligé de dormir
dans un lit avec sa grand-mère et son père a un emploi dénigrant. Puisque Mouloud et Rachid
quittent Sarcelles et le reste de la pièce ne se déroule pas dans l’Hexagone, il y a très peu de
critique de la France. Comme dans les Lettres persanes, la pièce contient de la critique sur la
société originaire des personnages principaux, bien que dans l’ouvrage de Montesquieu cette
critique soit prononcée par les habitants du sérail, tandis que dans Les lettres arabes elle est
donnée par les personnages principaux mêmes.
Rachid et Mouloud se sont embarqués sur un paquebot qui les emmène au Canada,
sans qu’ils le sachent. Bien que les deux aient l’esprit exploratoire et qu’ils veuillent « voir
comment on vivait ailleurs que chez eux »,133
la pièce contient également de la critique sur le
Canada. Ce pays est surtout critiqué à travers deux personnages hérouxvillois qui paraissent
sur scène dans l’avant-dernier acte. Hérouxville, petit village au nord du Québec, est surtout
connu par l’adoption en 2007 d’un ‘code de conduite’ pour les immigrants. Ce code fait partie
de la discussion québécoise sur les accommodements raisonnables, qui a eu lieu au Canada en
2007. Ces accommodements « touchent plusieurs domaines […] notamment la race, la couleur,
le sexe, l’âge, l’origine ethnique ou nationale, l’orientation sexuelle »134 et ont fait couler
beaucoup d’encre. Dans une interview, Kemeid explique que les accommodements
raisonnables ont mené à la création de la pièce : « On a senti qu’il y avait dans les
132
Acte I, scène 1, p. 8. 133
Épilogue. 134
Commission Bouchard-Taylor, « La notion juridique d’accommodement raisonnable : Conséquence du droit à
l’égalité et à la protection contre la discrimination », ville de Québec, octobre 2007. En ligne :
http://www.accommodements.qc.ca/documentation/memoires/Quebec/ligue-des-droits-et-libertes-quebec-la-
notion-juridique-d-accommodement-raisonnable-consequence-du-droit-a-l-egalite-et-a-la-protection-contre-la-
discrimination.pdf Date de consultation: 8 novembre 2011.
52
accommodements raisonnables quelque chose de formidablement théâtral. ».135
Dans la
deuxième partie de ce chapitre nous analyserons la critique du Canada, qui paraîtra surtout de
la critique sur les accommodements raisonnables.
Dans l’acte IV, scène 2, Mouloud rencontre un conseiller municipal hérouxvillois. Celui-ci est
en train de chanter une chanson sur l’air de Dégénération, du groupe Mes Aïeux. Cette
chanson raconte des problèmes qu’ont connus les différentes générations de québécois et
prévient le spectateur du conflit qu’auront Mouloud et le conseiller municipal dans la suite de
la scène. Lorsque le conseiller municipal aperçoit Mouloud, il arrête de chanter et demande ce
que fait Mouloud. L’homme utilise des préjugés et se montre hostile :
CONSEILLER MUNICIPAL :
Kessé que vous faites ici, je peux savoir ?
Il tire avec sa carabine et dégomme un oiseau.
Je peux-tu t’aider ?
MOULOUD :
Euh d’abord pas me pointer votre arme sur mon visage, svp.
CONSEILLER MUNICIPAL :
Ouin, Faudrait d’abord que tu me dises ce que tu viens faire icitte ! […]
... êtes vous venus en tribu ?136
Cette description satirique du comportement du conseiller municipal montre qu’il n’est pas
très engageant, il pointe sa carabine sur Mouloud et pense qu’il est venu « en tribu », en
renvoyant à un groupe d’immigrés qui est arrivé à Hérouxville avant :
Je sais pas qu’est-c’est que vous avez toute (sic), vous autres, à tripper sur Hérouxville ! Il y
en a une trâlée de ton genre qui débarque depuis queque temps…137
135 Bilodeau, J., « Geoffrey Gaquère et Olivier Kemeid. Chocs culturels », www.voir.ca, 5 mai 2011. Date de
consultation : 8 novembre 2011. 136
Acte IV, scène 2, p. 76. 137
Ibid.
53
Il parle aussi de « vous autres », ce qui souligne que le conseiller considère les immigrés
comme « autres », donc différent des québécois. Par les actes de ce personnage les auteurs
veulent souligner que les québécois ne sont pas tous accueillants.
Lorsque le conseiller municipal a compris que Mouloud veut rester, il décide de lui
lire le code de conduite :
…Bon, ben, que vous restez une journée ou plus, je me vois dans l’obligation de vous lire
notre code de conduite.
Il déroule un long parchemin taché de sang.
[…] Bon, ben écoute ça, Abdallah !138
Le fait que le conseiller municipal appelle Mouloud Abdallah est un jugement de sa part, il
pense que chaque étranger musulman s’appelle ainsi et ne demande même pas le nom de
Mouloud. Son langage est très québécois, pour souligner son identité. Ceci est bien visible par
des mots comme « tripper », influencé par l’anglais ou, plus avant, l’expression « je peux-tu
t’aider ? », pour dire « est-ce que je peux t’aider ? »139
La description du code, écrit sur « un
long parchemin » qui est couvert de taches de sang, est exagérée et montre que les auteurs
considèrent ce code comme daté et qu’ils le critiquent. Le mépris des auteurs pour le code est
souligné par le sort du conseiller municipal :
CONSEILLER MUNICIPAL :
Et conséquemment la tranquillité d’esprit et la paix sociale que nous vivons présentement
saura demeurer.
Un ours laurentien sort soudainement du bois et saute sur le conseiller municipal. Il lui fend
le crâne d’un coup de patte puis le dévore, en commençant par la bouche, sous les hurlements
du conseiller, qui meurt dans d’atroces souffrances devant Mouloud pétrifié. L’ours finit par
emmener la carcasse exsangue du conseiller dans sa tanière.140
L’ours fonctionne dans cette partie de la scène comme un Deus ex machina, il paraît
soudainement et résout l’affaire de Mouloud et le code de conduite. Le fait que l’ours
commence à dévorer le conseiller municipal par la bouche est un renvoi direct à la lecture du
138
Ibid., p. 77. 139
Meney, L., Dictionnaire québécois-français, Montréal, Guérin, 1999, p. XX. 140
Acte IV, scène 2, p. 78.
54
code : sans sa bouche, le conseiller ne peut plus lire le code à Mouloud et l’ours le réduit
définitivement au silence.
Dans la scène suivante, Mouloud rencontre Karine, une québécoise qui porte le voile
par solidarité avec les femmes musulmanes :
…Soudain, il voit une femme avec un foulard qui marche sur le trottoir. Mouloud l’interpelle.
MOULOUD :
Eh ma sœur, mais kesse tu fais là toute seule en Amérique !
KARINE :
Je suis venue protester contre le code de conduite de ces esties-là
MOULOUD :
Putain mais t’es pas une rebeu, toi !
KARINE :
Non, chu Québécoise !
MOULOUD :
Mais kesse tu fais avec le foulard ?
KARINE :
C’est par solidarité avec les femmes musulmanes.141
Par l’intrusion du personnage de Karine et de son port de voile volontaire, les auteurs
renvoient de nouveau au code de conduite d’Hérouxville et aux protestations contre ce code.
Ce code fait partie de la discussion sur les accommodements raisonnables, et par ces renvois
les auteurs ancrent la pièce dans l’actualité et dans la réalité.
De plus, Karine représente ce qu’Albert-Reiner Glaap et Michael Heinze appellent le
« Canadian dream » :
…a multicultural society is the “Canadian dream”. What multiculturalism means to Canadians
is people living together and respecting each other’s differences, celebrating each other’s
differences, acknowledging the different races and religions that make up the composition of
Canada.142
141
Acte IV, scène 3, p. 80. 142
Glaap, A-R., et Heinze, M., Contemporary Canadian Plays: Overviews and close encounters, Trier, WVT
Wissenschaftlicher Verlag, 2005, p. 56.
55
La discussion sur la loi des accommodements raisonnables en 2007 et 2008 est contraire à ce
« Canadian dream » et en portant un voile, la québécoise Karine montre sa solidarité avec les
femmes musulmanes et son opposition au code de conduite. La tolérance de Karine et sa
conversation avec Mouloud montrent qu’elle n’a pas peur des étrangers, par opposition au
conseiller municipal de la scène 2.
Dans la pièce figurent aussi quelques remarques sur les repas traditionnels comme la
poutine (Acte III, scène 3) ou le climat du Canada (Acte IV, scène II), mais celles-ci servent
uniquement à amuser le spectateur et à décrire le choc culturel que Rachid et Mouloud
subissent. Mais nous avons vu que le Canada et la politique et la société canadienne sont
également critiqués dans la pièce, surtout à travers les personnages du conseiller municipal et
Karine. En critiquant les accommodements raisonnables et l’attitude hostile de certains
québécois vers les étrangers les auteurs imitent les Lettres persanes, où Usbek et Rica
critiquent la politique française du XVIIIe siècle. En adaptant la pièce au XXI
e siècle, avec
entre autres la critique sur la politique du Canada, le nouveau pays où Rachid et Mouloud
arrivent, Kemeid et Gaquère montrent que l’ouvrage de Montesquieu est toujours actuel.
À part la France et le Canada, la pièce contient également de la critique de l’Amérique.
Celle-ci se manifeste surtout à la fin de la pièce, lorsque Rachid et Mouloud veulent passer la
frontière canado-américaine. Mouloud passera d’abord et Rachid lui soufflera les bonnes
réponses. Comme aucun des deux ne parle l’anglais Mouloud répond n’importe quoi, ce qui
mène à un malentendu lourd de conséquences :
LE DOUANIER :
Why do you want to go to the States ?
MOULOUD :
Euh… yes ?
LE DOUANIER :
Are you here to kill the president ?
MOULOUD, à Rachid :
Kesse ki dit ?
RACHID :
Y te demande « qui est le président », je crois […]
MOULOUD, au douanier :
Oh, ok, George Bush.
56
DOUANIER :
You want to kill president Bush ?
RACHID :
Dis oui, dis oui !
MOULOUD :
Oui. Euh, yes, yes ! I’m sure !
Les sirènes retentissent. Crissements de pneus, cris de « hands up ! ». Noir. 143
Mouloud et Rachid n’ont pas compris la question du douanier, mais le fait que celui-ci
demande si Mouloud veut tuer le président est un jugement fort de l’étranger qui se trouve en
face de lui. Le nombre d’étrangers qui arrive en Amérique pour tuer le président est très limité
et ces gens n’annonceraient certainement pas leurs objectifs aux douaniers. Vu que des
attentats ont eu lieu aux États-Unis en septembre 2001 il est concevable que les douaniers
soient sévères, mais le jugement peut aussi être vu comme une critique de la xénophobie qui
régnait en Amérique du Nord peu après les attentats du 11 septembre.
Le titre du dernier acte est « Guantanamera » et selon nous il s’agit d’une altération de
Guantanamo, un renvoi direct à la prison américaine qui se trouve à Cuba. Dans les
indications scéniques nous lisons : « On entend la chanson Guantanamera, de Joe Dassin.
Mouloud, derrière les barreaux, est en costume de prisonnier orange. Il écrit une lettre à sa
maman »144
La chanson Guantanamera, ici dans la version de Joe Dassin, est « the unofficial
national anthem of island and exiled Cubans »,145
ce qui souligne ici surtout le fait que
Mouloud est à Cuba. Bien que Mouloud soit exilé aussi, il n’est pas un exilé cubain. La
chanson, ainsi que les barreaux, le costume orange et le titre de l’acte expliquent au spectateur
que Mouloud se trouve à Guantanamo Bay, ce que Mouloud ne se réalise pas :
MOULOUD :
[…]
Je t’écris de Guantanamera, qui est une sorte de resort. […]
Les Ricains aiment toujours faire des blagues, ils sont tous très drôles.
Des fois ils nous mettent des sacs sur la tête et jouent à cache-cache.
143
Acte IV, scène 4, pp. 85-86. 144
Acte V, scène 1, p. 87. 145
Allatson, P., Latino dreams: transcultural traffic and the U.S. national imaginary, Amsterdam, Rodolpi,
2002, p. 159.
57
Toujours ils aiment nous stimuler, comme quand ils nous mettent les pieds dans l’eau et après
ils nous mettent une pince électrique sur le doigt 146
Par les descriptions des activités de Mouloud dans la prison, les spectateurs se souviennent
des événements à Guantanamo Bay. Le fait que Mouloud décrit la prison américaine comme
un « resort » et qu’il parle des activités et des blagues d’un ton positif souligne qu’il ne
comprend pas où il se trouve. Par contre, le public reconnaît bien la situation et comprendra
qu’il s’agit d’une critique claire sur les Américains et le traitement des prisonniers à
Guantanamo Bay. De plus, comme Mouloud ne comprend pas où il se trouve tandis que le
public sait qu’il s’agit de la prison américaine à Guantanamo Bay, cette scène est un bon
exemple d’ironie dramatique.
Dans la pièce entière nous retrouvons des références simples, un terme qui est défini par
Tiphaine Samoyault comme « des mentions d’un nom ou d’un titre [qui] peut renvoyer à de
multiples textes »147
mais selon nous cette définition pourrait également s’appliquer aux films.
Dans Les lettres arabes il s’agit surtout des films américains connus dans le monde entier
comme Titanic ou E.T.. Les films servent comme référence culturelle à Rachid et Mouloud et
sont pour eux la seule source d’information sur les États-Unis, ce qui cause leur idée
déformée de l’Amérique. Dans la citation suivante, lorsque Rachid et Mouloud arrivent à
Montréal qu’ils prennent pour New York, nous en trouvons un bon exemple :
RACHID :
Bon ta gueule maintenant j’essaie de trouver Ellis Island.
MOULOUD :
C’est quoi Hélice Island ?
RACHID :
Putain mais t’as vu des films dans ta vie ou quoi Mouloud ?
MOULOUD :
Ouais, j’ai vu des films !
RACHID :
Comme quoi ?
MOULOUD :
146
Acte V, scène 1, p. 87. 147
Samoyault, T., L’intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan université, 2001, p. 44.
58
Comme Les Visiteurs 2, Taxi, Wasabi, t’sais le film avec Jean Reno, Astérix et aussi le
Titanic.
RACHID :
Dans le Titanic, là, y arrivent pas en Amérique ?
MOULOUD :
Ah ben non je pense qu’ils coulent avant.
RACHID :
Ah c’est con.
Bon c’est pas grave, ce que je veux dire c’est que quand t’arrives en Amérique tu regardes la
Statue de la Liberté, tu pleures un peu et après tu vas sur une petite île où on regarde si t’as pas
le SIDA ou la peste noire ou la gonhorée ou la chlamedya ou…148
Bien que Mouloud ait vu plusieurs films américains, il ne connaît pas Ellis Island ni la scène
usuelle qui se déroule quand des immigrés arrivent en Amérique que décrit Rachid. Les
références aux films soulignent comment l’image de l’Amérique a été constituée chez Rachid
et Mouloud. À l’aide de leur connaissance des films, ils essaient de comprendre l’Amérique,
mais le fait qu’ils se trouvent au Canada ne contribue pas beaucoup à leur compréhension…
La critique de la société est donc très diverse, puisqu’il y a trois sociétés qui sont
discutées : la France, le Canada et l’Amérique. Dans ce domaine, la pièce est plus large que
les Lettres persanes, qui n’en critiquent que deux, à savoir la société française et la société
persane. La critique de la société est souvent liée aux événements actuels comme les émeutes
à Paris ou la discussion sur les accommodements raisonnables et ainsi la pièce est ancrée dans
l’actualité. Maintenant nous analyserons une autre similitude avec l’ouvrage de Montesquieu,
à savoir la forme épistolaire.
La forme épistolaire se manifeste sous différentes formes dans la pièce. À part la
forme épistolaire classique, la lettre, nous retrouvons des moyens de communication moderne,
comme le « chat » ou le mél. Grâce à un ordinateur portable que Rachid a volé, les deux
parisiens peuvent rester en contact avec leur famille à Sarcelles. Ceci montre bien que le récit
est adapté au XXIe siècle, ils parlent de Skype, Google Maps et de l’Internet et des formes de
communication moderne sont utilisées dans la pièce de théâtre. Pourtant, des lettres écrites sur
papier sont aussi présentes dans le texte. Le père de Mouloud a écrit une lettre à son fils, qu’il
148
Acte II, scène 6, pp. 45-46.
59
obtient de Karine dans la prison. Cette lettre symbolise non seulement la différence entre les
générations d’immigrés : le père est de la première génération, il est plus vieux et donc
habitué à la lettre traditionnelle tandis que Mouloud est plus jeune, de la deuxième génération
qui est plus adaptée à la société moderne et ses moyens de communication. Mais la lettre sur
papier ou les renvois à la forme épistolaire en général peuvent aussi être vus comme des
références aux Lettres persanes, ouvrage dans lequel Usbek et Rica écrivent et reçoivent aussi
des lettres.
Parfois les personnages sont en train d’écrire une lettre, par exemple dans la première citation
ci-dessous, mais le verbe « écrire » est également utilisé lorsqu’ils utilisent le « chat » comme
moyen de communication, comme dans la deuxième citation :
Il écrit une lettre à sa maman.
MOULOUD :
Ma chère manman
Je vais bien, ne t’en fais pas… 149
[…]
Rachid […] est en train de chatter avec la mère de Mouloud.
RACHID :
Chère maman de Mouloud
Je vous écris de Cuba… 150
Le mélange de communication classique et moderne dans le dernier acte est assez simple à
expliquer : Mouloud est en prison et n’a pas d’ordinateur pour chatter ou envoyer un message,
donc il écrit une lettre. Rachid par contre, a toujours l’ordinateur et l’utilise pour « chatter »
avec la mère de Mouloud. Cette opposition entre forme épistolaire classique et la
communication moderne avec un ordinateur se trouve aussi dans la scène 2 du troisième acte,
lorsque Rachid et Mouloud sont dans l’hôtel : « Rachid sort l’ordinateur portable de son sac.
RACHID : J’espère qu’ils ont wifi. Je vais écrire à ma maman. »151
L’ordinateur et le « chat »
symbolisent la communication moderne et l’adaptation des Lettres persanes au XXIe siècle,
mais les lettres écrites sur papier sont aussi un renvoi clair à la forme épistolaire classique
dans l’ouvrage de Montesquieu.
149
Acte V, scène 1, p. 87. 150
Acte V, scène 2, p. 88. 151
Acte III, scène 2, p. 57.
60
La femme joue un rôle important dans les Lettres persanes, ce que Kemeid et Gaquère
ont également transmis dans leur pièce. Les deux femmes152
qui figurent plusieurs fois dans
Les lettres arabes et qui ont une fonction importante dans le déroulement de l’histoire sont
Karine et la mère de Mouloud. Karine, qui figure dans les deux derniers actes de la pièce, est
un personnage qui a entre autres une fonction d’explication : elle explique à Mouloud qu’ils
ne sont pas aux États-Unis mais au Canada et les dépose à la frontière canado-américaine :
« Karine nous apprît que nous n’étions pas aux USA […] Désirant nous rendre à New York
pour assister à la comédie musicale Les Misarables, Karine nous déposa à la frontière du doux
village de St-Bernard-de-Lacolle ».153
C’est donc Karine qui leur apprend où ils sont et qui
met fin aux incompréhensions de Rachid et de Mouloud. Elle symbolise le savoir et aide les
deux parisiens qui sont arrivés dans son pays par hasard. De plus, Mouloud est tombé
amoureux d’elle et a donc « [trouvé] une meuf qui a de la classe »,154
comme était son but.
Dans l’acte V, scène 3, Karine a la fonction de messager, elle vient voir Mouloud dans la
prison pour le libérer et lui donne une lettre de son père, qui a eu un ACV. De nouveau, elle a
une fonction d’instruction, elle explique que le père de Mouloud est malade et qu’elle est
venue pour libérer Mouloud de la prison, de manière qu’il puisse revoir son père avant que
celui-ci ne décède.
La mère de Mouloud figure plusieurs fois dans la pièce, surtout au début et à la fin. Au début
de la pièce elle exprime surtout son inquiétude pour son fils :
Mouloud ma p’tite biloute
Tu es le sujet de conversations de toute la cité […]
[Une dispute avec son père] t’a fait quitter ta maman, ton petit frère, le terrain vague
Pour aller dans des climats inconnus aux gens de notre condition.155
152
Dans l’acte I, scène 6, Rachid parle à son amie Fatima mais cette conversation a peu d’importance pour le
développement de l’histoire. De plus, c’es la seule fois que Fatima figure dans la pièce et nous avons décidé de
la supprimer de notre analyse. 153
Acte IV, scène 4, p. 84. 154
Acte IV, scène 3, p. 81. 155
Acte I, scène 6, p. 23.
61
Comme chaque mère, la mère de Mouloud s’inquiète puisque son fils est parti très loin dans
un pays étrange, mais Mouloud dit qu’elle ne doit pas se faire des soucis : « Quand tu
entendras parler de ta petite biloute qui a réussi / tu seras vite consolée ».156
À la fin de la pièce l’attitude de la mère a changé. Elle a appris que son fils est en prison et de
plus son mari a eu un ACV. Dans le dernier acte la mère de Mouloud « chat » avec Rachid et
lui dit de bien chercher son fils : « S’il te plaît Rachid je t’en supplie / Retrouve mon fils ».157
Dans la scène suivante Karine souligne les efforts de la mère de Mouloud, qui a appelé
l’ambassade canadienne pour dire que le père de Mouloud est malade et qu’il faut que
Mouloud rentre à Sarcelles. De plus, Karine précise ce qu’elle a fait elle-même pour le sauver:
KARINE :
Je suis venu pour te sauver mon Mouloud. […]
Aux nouvelles on a vu les photos de ce qu’ils vous faisaient
C’est horrible
Je suis allée en parler à Christiane Charrette pis Michaëlle Jean elle m’a affrété un bateau pour
que je te ramène chez nous Mouloud.158
Christiane Charrette est une animatrice de radio et de télévision au Canada et Michaëlle Jean
était gouverneur-général du Canada de 2005 à 2010. Karine a donc demandé de l’aide à deux
femmes canadiennes connues, ce qui souligne qu’elle a une grande influence et qu’elle fait
tout ce qu’elle peut pour libérer Mouloud. La mère et Karine jouent un rôle primordial dans la
pièce : leur but commun est de libérer Mouloud de la prison à « Guantanamera ». Les femmes
dans les Lettres persanes sont aussi des femmes libératrices, mais chez Montesquieu elles se
révoltent159
pour se libérer du sérail où elles habitent. Tragiquement, la révolte d’une d’elles,
Roxane, finit en un suicide et le récit se termine avant qu’on n’apprenne si la révolte a mené à
un vrai soulagement de la position des femmes du sérail. Dans les deux ouvrages des femmes
libératrices jouent donc un rôle primordial, bien qu’elles soient dans Les lettres arabes
uniquement les agents de la libération, tandis que dans les Lettres persanes les femmes en
sont agents et objets en même temps : elles se révoltent pour obtenir leur liberté.
156
Ibid. 157
Acte V, scène 2, p. 89. 158
Acte V, scène 3, p. 90. 159
Montesquieu, Lettres persanes, éd. Jean Starobinski, Paris, Gallimard, 1973, lettres CXLVII à CLXI.
62
À part la citation des Lettres persanes dans l’épigraphe, il y a trois autres textes
littéraires que citent les personnages dans Les lettres arabes. Ces trois textes ont un lien assez
clair : il s’agit dans tous les cas de textes concernant l’identité des Américains et des
Canadiens. Le premier texte est tiré du Journal du français Jacques Cartier, qui a mené trois
voyages d’exploration au Canada, surtout dans la région Saint Laurent.160
Ce qui est frappant
dans cette scène est que Rachid cite Cartier et que Mouloud n’en comprend rien :
RACHID, se donne une contenance :
Nous partîmes du havre avec ledit navire d’environ soixante tonneaux, équipé de soixante et
un hommes, le vingtième jour d’avril dudit an mil…
MOULOUD, le coupe :
Arrête, avec ton langage de pédé!
Dis-moi ce que tu vois, c’est tout, mets pas ta perruque!
RACHID, râle puis plisse les yeux :
Ce n’est pas une Terre Neuve que nous voyons, mais pierres et rochers effroyables et mal
rabotés; car en toute ladite Côte-Nord je n’y vis une charretée de terre. Sauf à Blanc-Sablon, il
n’y a que mousse et petits bois avortés.161
Ça doit être la terre que le Prophète donne à ceux qui ont merdé.
MOULOUD :
Putain, t’es dur, Rachid!
RACHID :
Je sais mais c’est ce que je vois.162
Rachid décrit donc uniquement ce qu’il voit, mais en utilisant le langage de Cartier, il renvoie
clairement à l’explorateur français du Canada et il fait un parallèle entre la situation de Cartier
et de Mouloud et lui-même, il renvoie au fait qu’il est en train de faire le même voyage qu’a
fait Cartier cinq siècles avant. L’incompréhension de Mouloud montre qu’il ne connaît pas le
texte de Cartier et par conséquent il ne comprend pas la référence de Rachid. Bien que les
160
Trudel, M., « Jacques Cartier » The Canadian Encyclopedia, Historica Foundation, 2011. En ligne:
www.thecanadianencyclopedia.com. Date de consultation : 7 novembre 2011. 161
Tout ce passage provient du Journal de Jacques Cartier. 162
Acte II, scène 4, pp. 40-41.
63
personnages dans la pièce ne sachent à ce moment pas encore qu’ils sont au Canada, le public
comprendra grâce à la citation que les deux parisiens n’arrivent pas en Amérique…
Dans la même scène un peu plus loin c’est Mouloud qui cite également un texte renvoyant au
Canada. Il explique qu’il trouve le paysage très beau : « J’ai envie de chialer tellement c’est
beau Rachid »,163
et ses paroles sont suivies et renforcées par un extrait d’Arbres de Paul-
Marie Lapointe. Le poème, qui a une mise en page remarquable, est représenté sur scène
d’une façon particulière : « Mouloud [récite] par cœur Arbres en regardant le public, les
prenant pour les arbres, les pointant du doigt, sortant de la baignoire qui [sert] de bateau et
marchant "sur les eaux". ».164
Ainsi, les écrivains ont adapté la mise en page du poème au
théâtre. Pierre Nepveu et Karen McPherson soulignent qu’Arbres contient un lien entre arbres
et hommes : « this poem nevertheless opens onto social time, for the images evoke the tree’s
transformation into artefacts and its many links with man ».165
Le sens du poème est intégré
dans la représentation par Mouloud qui pointe le public du doigt en les prenant pour des
arbres. Le choix pour ce poème de Lapointe combiné avec la mise en scène adaptée forme
selon nous un renvoi à la diversité sociale au Canada, les différentes sortes d’arbres
symbolisent les différents groupes sociaux du pays.
Le troisième auteur cité est Gaston Miron (1928-1996), un poète et écrivain québécois qui a
fondé la maison d’édition « L’Hexagone ». Son œuvre L’homme rapaillé (1970) affirme la
liberté d’une langue, d’une culture et d’une collectivité nationales.166
Comme la récitation du
poème Compagnon des Amériques par Mouloud est interrompue par l’arrivée d’un canoë
volant, il n’y a qu’une représentation partielle du poème. Pourtant, la citation souligne ce que
Mouloud voit lorsqu’ils volent vers Hérouxville sur leur BIXI : « regarde en bas, c’est beau
putain. ».167
Un peu plus loin, Mouloud commence à citer Compagnon des Amériques : « Je
vois par-delà les vieilles montagnes râpées du nord / Une terre amère une terre amande / Une
patrie d’haleine dans la touffe des vents […] ».168
Selon Muriel Dominguez ce poème décrit
« both the beauty and desolation of Québec »169
et c’est probablement pour ce fait que
163
Ibid., p. 42. 164
Correspondance avec Olivier Kemeid, le 3 novembre 2011. 165
Nepveu, P. et McPherson, K., « a (Hi)story that refuses the telling : poetry and the novel in contemporary
quebecois literature », French Studies, no. 65, Yale, Yale university press, 1983, p. 95. 166
Miron, G., L’homme rapaillé, Montréal, l’Hexagone, 1994, p. 228. 167
Acte IV, scène 1, p. 72. 168
Ibid. 169
Dominguez, M.F., « From exile to appartenance: the poetry of Gaston Miron reexamined », the French
review, vol. 67, no. 6, mai 1994, p. 1018.
64
Kemeid et Gaquère l’ont inséré dans leur pièce. Bien que la désolation puisse être vue comme
une critique du paysage québécois et donc du Canada, nous pensons que le poème renvoie ici
surtout à la beauté du paysage que Mouloud aperçoit.
Les trois textes décrits ci-dessus paraissent tous aux moments où Mouloud et Rachid
« découvrent » un nouveau lieu : d’abord, le texte du Journal de Jacques Cartier est cité à leur
arrivée à Montréal et ensuite ce sont Arbres de Paul-Marie Lapointe et Compagnon des
Amériques de Gaston Miron lorsqu’ils arrivent à Hérouxville. Les textes littéraires insérés
dans la pièce ont donc un rôle important : ils marquent l’arrivée des deux personnages dans
une (autre) ville québécoise. Cette intertextualité a surtout une fonction herméneutique,
puisque le sens des textes originaux cités est formé par le texte lu. Les trois textes ont une
signification pour la littérature québécoise, mais ce sens est différent de celui dans la pièce,
dans laquelle les citations de ces textes marquent l’arrivée des personnages dans un autre lieu
québécois. En outre, les citations des textes montrent bien la différence entre le texte écrit et
la représentation d’une pièce. Lorsqu’on lit le texte on voit les notes en bas de page qui
indiquent les sources des textes et qui permettent ainsi de reconnaître l’intertextualité, tandis
qu’en assistant à sa représentation les acteurs n’indiquent pas leurs sources et il faut donc
vraiment connaître les textes pour comprendre l’intertextualité.
La seule fois que le drame renvoie à un texte littéraire lorsque les personnages n’arrivent pas
dans un autre lieu est au début de la scène 4 du dernier acte. Mouloud explique au public
qu’ils veulent aller en Amérique : « Désirant nous rendre à New York pour assister à la
comédie musicale Les Misarables Karine nous déposa à la frontière… ».170
À cause de
l’arrestation de Mouloud par les douaniers les deux n’arrivent pas en Amérique, mais le
renvoi aux Misérables de Victor Hugo est clair et l’adaptation de l’orthographe fait référence
à l’origine arabe des personnages principaux. Comme Rachid et Mouloud n’assisteront pas à
la comédie musicale il n’y a pas d’autres remarques sur cette référence.
Nous avons vu que la pièce Les lettres arabes est également une réécriture des Lettres
persanes. Ceci est entre autres montré par les différents thèmes de l’ouvrage de Montesquieu
qui sont imités : la critique de la société, la position des femmes et la forme épistolaire
reviennent dans la pièce entière. Une grande différence entre les deux ouvrages concerne la
transmédialité : Kemeid et Gaquère ont transformé l’ouvrage de Montesquieu en pièce de
170
Acte IV, scène 4, p. 84.
65
théâtre. Par des moyens différents comme les personnages, l’intertextualité et les références
simples, les auteurs ont montré que l’adaptation des Lettres persanes à une pièce de théâtre
peut également montrer la place des étrangers dans une société. De plus, la réécriture montre
que ce sujet est toujours actuel et qu’il peut s’appliquer aussi à d’autres pays que l’Iran et la
France, comme le Canada dans la pièce de Gaquère et Kemeid. Les deux auteurs ont ajouté
des éléments québécois et des références à quelques textes littéraires canadiens et donnent
ainsi une interprétation québécoise à leur réécriture de l’ouvrage de Montesquieu.
66
6. Conclusion
Les quatre ouvrages que nous avons analysés dans ce qui précède sont tous des
réécritures des Lettres persanes, ils contiennent plusieurs thèmes ou citations de l’ouvrage de
Montesquieu. Bien que le but principal des auteurs ne fût pas toujours de réécrire les Lettres
persanes, les ouvrages analysés contiennent des formes d’intertextualité et reflètent ainsi la
place des étrangers musulmans dans la société et la place de leur nouvelle société. À part cette
réflexion sur la place des étrangers dans la société, les quatre ouvrages discutent aussi la
position de la femme (Les lettres perçantes, Les lettres arabes) et la religion (Oussama,
Comment peut-on être français ?). Cette intertextualité thématique est une conséquence
logique de la réécriture de Lettres persanes. Pourtant, le thème principal de notre analyse est
l’intertextualité et celui-ci se manifeste sous différentes formes dans les quatre ouvrages.
L’intertextualité est formée par des références littérales à Montesquieu ou à d’autres auteurs et
ouvrages. Elle sert entre autres à renforcer l’argumentation ou à donner de l’autorité à un
personnage, mais elle peut également exprimer de la critique. Dans les quatre ouvrages
analysés les auteurs persans prennent une place spécifique, bien qu’il s’agisse d’une forme
d’intertextualité comme les autres, leurs ouvrages sont souvent cités par les personnages
principaux d’origine iranienne. À part les fonctions éthiques, référentielles ou argumentatives
qu’elles remplissent, ces références aux auteurs persans servent à louer la littérature et culture
persane. Dans Comment peut-on être français ? ces références sont le plus fréquentes mais
elles se trouvent également dans les autres ouvrages. Dans l’ouvrage de Djavann les auteurs
persans servent entre autres à consoler Roxane lorsqu’elle se sent seule, mais dans les autres
ouvrages les références aux auteurs persans n’ont pas cette fonction particulière.
Mais quoi qu’il s’agisse de quatre réécritures des Lettres persanes, il y a des
différences non-négligeables entre les ouvrages analysés. Tout d’abord, les personnages
principaux voyagent vers des pays occidentaux différents, avec, dans les cas d’Oussama et
Les lettres arabes, aussi un retour à leur pays de départ. Pendant leurs voyages et le séjour
dans le nouveau pays, tous les personnages rencontrent des problèmes : ils ne comprennent
pas les mœurs de leur nouvelle société et les gens dans le pays d’arrivée ne comprennent pas
toujours le comportement des étrangers ou les jugent. Bien que tous les ouvrages analysés
montrent ces problèmes, ceci devient le plus clair dans Les lettres arabes, notamment par les
actes du conseiller municipal et les problèmes linguistiques qui causent l’arrestation de
Mouloud. L’ouvrage de Djavann imite les Lettres persanes d’une autre façon : c’est le seul
67
ouvrage dans lequel le personnage principal écrit des lettres à Montesquieu, en imitant ainsi la
forme épistolaire. Dans les autres ouvrages il s’agit dans certains cas également d’une forme
épistolaire, mais celle-ci est toujours adaptée au XXIe siècle (Les lettres arabes) ou au
personnage principal (Les lettres perçantes).
De plus, le médium choisi pour la réécriture peut varier. Trois des quatre ouvrages
analysés sont des romans fictifs d’une ampleur variant de 280 à presque 500 pages et qui
contiennent, dans les cas de Djavann et de Nekourouh, des éléments autobiographiques. Par
contre, Les lettres arabes est une pièce de théâtre écrite à propos d’une loi québécoise
concernant les immigrés. Le choix d’Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère pour le théâtre est
basé sur le fait qu’ils voyaient des éléments théâtraux dans la loi des accommodements
raisonnables. Leur choix montre également que le thème des Lettres persanes est si large qu’il
se laisse adapter facilement au théâtre.
Comme les Lettres persanes, les réécritures expriment une réflexion sur la place des
étrangers dans la société et la place de leur nouvelle société En discutant l’attitude vers les
immigrés et les gens d’autres religions dans le pays concerné, les réécritures forment un signal
clair vers la société occidentale. Cette critique de la société, ainsi que les autres thèmes des
ouvrages analysés comme la religion ou la position de la femme, sont surtout exprimés par
l’intertextualité. Les références aux autres ouvrages servent entre autres à souligner les
opinions exprimées par les personnages ou à donner de l’autorité à l’ouvrage, ou le
personnage et l’intertextualité a donc une fonction argumentative, éthique ou référentielle. De
plus, l’intertextualité peut également avoir une fonction critique et exprimer de la critique.
Mais notre analyse a surtout montré que chaque auteur a inséré dans son ouvrage
l’intertextualité et les thèmes prises des Lettres persanes d’une façon différente, ce qui rend
les quatre ouvrages uniques.
À part les quatre ouvrages analysés dans ce mémoire, il y a d’autres réécritures des
Lettres persanes. Nous pensons par exemple aux « lettres » non-fictives, comme les Lettres
parisiennes : Histoires d’exil par Nancy Huston et Laïla Sebbar, un récit épistolaire de la vie
des deux femmes après leur émigration à Paris, ou Le long long voyage, un ouvrage sous
forme de carnet de voyage qui raconte les expériences de trois Papous qui découvrent la
France. Il existe également beaucoup de blogs ou articles dans lesquels les auteurs font
référence à l’ouvrage de Montesquieu et il y a plusieurs films basés sur les Lettres persanes.
L’ouvrage de Montesquieu inspire donc beaucoup d’auteurs contemporains, qui en tirent des
68
thèmes ou des citations pour les insérer ensuite dans leurs ouvrages. Ces réécritures avec des
formes différentes prouvent que les thèmes des Lettres persanes sont (redevenus) actuels et
que l’ouvrage de Montesquieu inspire toujours de nombreux auteurs.
69
7. Bibliographie
Ouvrages primaires :
- Djavann, C., Comment peut-on être français ?, Paris, Flammarion, 2006.
- Kemeid, O. et Gaquère, G., Les lettres arabes, texte inédit, 2011.
- Montesquieu, Lettres persanes, éd. Jean Starobinski, Paris, Gallimard, 2003.
- Nekourouh, M., Lettres perçantes persanes. Trois siècles après MonTeC’Qui Est ?,
Paris, Katamaran, 2009.
- Spinrad, N., Oussama, Paris, Fayard, 2010.
Ouvrages secondaires :
- Abu-Sahlieh, S.A.A., Religion et droit dans les pays arabes, Bordeaux, Presses
universitaires de Bordeaux, 2008.
- Allatson, P., Latino dreams: transcultural traffic and the U.S. national imaginary,
Amsterdam, Rodopi, 2002.
- Álvares, C., « Comment peut-on être français? Les nouvelles Lettres persanes de
Chahdortt Djavann », Mondes Francophones, (2006), pp. 1-7. En ligne, date de
consultation le 6 juillet 2011.
- Ashliman, D. L., Nasreddin Hodja. Tales of the Turkish trickster, 2009. En ligne.
Date de consultation : 17 novembre 2011.
- Azmayes, S.M. et Van Schaik, J., « Een ontmoeting met Jezus in christendom en
Islam », Kampen, Kok ten Have, 2008.
- Beaumarchais, J.P. de, et al., Dictionnaire des écrivains de langue française, Paris,
Larousse, 2001.
- Bilodeau, J., « Geoffrey Gaquère et Olivier Kemeid. Chocs culturels », www.voir.ca,
5 mai 2011. Date de consultation : 8 novembre 2011.
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inleiding tot de literatuurwetenschap, réd. Brillenburg Wurth, K. et Rigney, A.,
Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006, pp. 115-156.
- Calas, F., Le roman épistolaire, Paris, Nathan, 1996.
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Conséquence du droit à l’égalité et à la protection contre la discrimination », ville de
Québec, octobre 2007. En ligne :
http://www.accommodements.qc.ca/documentation/memoires/Quebec/ligue-des-
70
droits-et-libertes-quebec-la-notion-juridique-d-accommodement-raisonnable-
consequence-du-droit-a-l-egalite-et-a-la-protection-contre-la-discrimination.pdf Date
de consultation: 8 novembre 2011.
- Dallmayer, F., « Montesquieu’s Persian Letters – a timely classic », dans :
Montesquieu and his legacy, réd. Rebecca Kingston, New York, Suny Press, 2009,
pp.239-258.
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En ligne : http://pf-mh.uvt.rnu.tn/75/1/litterature-epistolaire.pdf Date de consultation :
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- www.jailu.com, « Paulo Coelho ». Date de consultation : 3 décembre 2011.
- www.jailu.com, « La cinquième montagne ». Date de consultation : 3 décembre 2011.
- http://www.sff.net/people/normanspinrad/ Date de consultation : 23 novembre 2011.
73
8. Appendices
8.1 Appendice I : Les réécritures des Lettres persanes.
Dans cet appendice nous avons rédigé une liste non-exhaustive des réécritures des
Lettres persanes à partir de 1721. Les ouvrages sont classés selon leur date de parution. Nous
ne faisons pas de distinction entre ouvrages fictifs ou réels.
XVIIIe siècle :
Lettres d’une Turque à Paris, écrites à sa sœur, Poullain de Saint-Foix, 1730.
Lettres de Nedim Coggia, Poullain de Saint Foix, 1732
Letters from a Persian in England to his Friend at Ispahan, George Lyttleton, 1735.
Lettres of an exiled savage (to his correspondent in America), containing a Critisism of the
Customs of the Century, and some Reflexions on Matters of Religion and Politics, 1738,
anonyme.
Lettres juives, de Boyer d’Argens, 1738.
Lettres of an exiled savage (to his correspondent in America), 1738, anonyme.
Lettres chinoises, de Boyer d’Argens, 1739.
Lettres turques, Poullain de Saint Foix, 1744.171
Lettres d’une péruvienne, Françoise de Graffigny, 1747.
Lettres iroquoises, Jean-Henri Maubert de Gouvest, 1752.
Mémoires Turques, Godard d’Aucour, Amsterdam, 1753.
Letters from an Armenian in Ireland to his Friends at Trebisond, Robert Hellen, 1756.
The citizen of the world, O. Goldsmith, 1762. (Publiés comme « Chinese letters » dans Public
Ledger de John Newbery, 1760-1761).
An historic epistle from Omiah to the Queen of Otuheite: being his remarks on the British
nation, anonyme, 1785.
Cartas marruecas (ou: lettres marocaines), José de Cadalso, 1789.
The letters of Meshullam the Eshtemoi, Isaac A. Euchel, 1789-1790.
XIXe siècle :
Lettres japonaises, Lafcadio Hearn, 1890 - 1893.
171
Sur les ouvrages de Poullain de Saint Foix existent différentes opinions. Selon certains, les Lettres turques
seraient identiques aux Lettres de Nedim Coggia, tandis que d’autres disent qu’il s’agit de deux ouvrages
différents.
74
XXe siècle :
Livres
Les nouvelles lettres persanes, Michel Drancourt, 1975.
Nouvelles lettres persanes : journal d’un Français à Téhéran, 1974-1980 Serge Ginger, 1981.
Lettres parisiennes : Histoires d’exil par Nancy Huston et Laïla Sebbar, J’ai lu, 1999.
Films
Petit à petit : lettres persanes de Jean Rouch, 1968.
Persian letters d’Akram Barmak, 1995.
XXIe siècle :
Livres
Mes lettres persanes - mémoires d’un enfant du Baby-boom, Bernard Roux, 2003.
Comment peut-on être français ?, Chahdortt Djavann, 2006.
Le long long voyage, Marc Dozier, Dakota, 2007.
Les Lettres perçantes. Des Lettres Persanes, Trois siècles après MonTeC’QuiEst ?, Michel
Nekourouh, 2009.
Oussama, Norman Spinrad, Fayard, 2010.
Les lettres arabes, pièce de théâtre d’Olivier Kemeid et Geoffrey Gaquère, texte inédit, 2011.
75
8.2 Appendice II : Les références dans Comment peut-on être français ?
Dans les deux schémas suivants nous indiquerons les auteurs cités dans Comment
peut-on être Français ? par ordre d’apparence. Dans le premier schéma nous avons mis les
références aux auteurs des parties en prose et dans le second celles qui se trouvent dans les
lettres de Roxane à Montesquieu. Nous avons fait une distinction entre les auteurs français,
les auteurs persans et les autres auteurs. « X » veut dire que le titre ou l’auteur n’est pas
nommé dans le roman.
Références dans les parties en prose :
Auteur Ouvrage Page
Auteurs français
Victor Hugo Les misérables 11, 14
Notre-Dame de Paris 11, 17
Honoré de Balzac Le père Goriot 11
Alexandre Dumas Les trois mousquetaires 11
Romain Rolland L’âme enchantée 11
Charles Baudelaire Les fleurs du mal 14
André Gide La symphonie pastorale 48
Marcel Proust À la recherche du temps perdu 197
Paul Verlaine Poème sur une femme à Paris 18
Hugo, Molière, Voltaire, Balzac, Zola, Sartre,
Romain Rolland
X 18
Auteurs persans
Proverbe/adage persan X 18, 117
Hâfez Divan 93
Omar Khayyâm Quatrains (robayyât) 93, 113
Saadi X 125-127
Autres auteurs
Héraclite X 106
76
X Une histoire bouddhiste 216
Kafka Le procès, La métamorphose 246-247
Références dans les lettres :
Auteur Ouvrage Page
Auteurs français
Jean Starobinski (Suisse) Lettres persanes (éditeur) 135
Montaigne Essais 143
X 147
La Boétie X 143, 147
Voltaire X 143, 145
Pascal X 143
Provinciales, « Le cœur de
l’homme est plein d’ordure »
145
Molière, Corneille, Racine, Descartes, La
Fontaine, Diderot
X 145
Valéry « Le même pays produit un
Pascal et un Voltaire »
145
Châteaubriand Mémoires d’outre-tombe 147
Nerval X 147
Baudelaire (Petits) Tableaux parisiens 148
Choderlos de Laclos Liaisons dangereuses 148
Balzac, Stendhal, Flaubert, Maupassant, X
Mme de La Fayette La princesse de Clèves 148
Mme de Sévigné X 149
Mlle de Scudéry Le grand Cyrus 149
Stendhal
« Je ne suis pas bien né » -
Julien Sorel
153
Baudelaire
« J’ai plus de souvenirs que si
j’avais mille ans »
167
Montaigne X 187
Pascal X 194
77
Racine Bajazet 200, 203
Balzac X 209
Alexandre Dumas X 209
Montaigne X 236
Auteurs persans
Al Rumi Divan (consacré à Chams-è
Tabriz)
147
Nasr Eddin Hodja X 175-177, 227
Omar Khayyâm Quatrains 189
Hâfez X 206
Sadegh Hedayat X 282
Firdoussi 228
Autres auteurs
Sigmund Freud X 135
Ernest Hemingway « Paris est une fête » 139
Lewis Carrol Alice au pays des merveilles 166
William Shakespeare « To be or not to be » 187
X Mille et une nuits 228
Les renvois à Montesquieu et/ou aux passages ou personnages des Lettres persanes se
trouvent aux pages : 20, 28, 30, 128, 135, 154, 178, 187, 188, 189, 192, 195, 201, 205, 207,
210, 231.