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Page 1: La machine dans le garage : rock, totalitarisme et pornographie chez Pink Floyd et Frank Zappa

La machine dans le garage

Esteban Buch

La machine dans le garage :rock, totalitarisme, pornographie

Welcome to the Machine : ce morceau de 1975 du groupe Pink Floyd est un exemple de représentation musicale efficace des rapports homme-machine au vingtième siècle. Welcome to the Machine : le titre renvoie au message d’une voix humaine inféodée à la machine, voire corrompue par la machine, figure du totalitarisme ou de ce qui en tient lieu pour ceux qui rapprochent volontiers alié-nation et consommation, domination sociale et industrie culturelle, voire État et show business. Welcome to the Machine : la chanson, avec ses illustrations sonores du monde industriel couplées au sein du studio d’enregistrement avec les gestes musicaux classiques du « rock progressif », montre un état de l’art où les technologies musicales sont indispensables pour chanter la critique de la machine.

Joe’s Garage : l’album de 1979 de Frank Zappa, « opéra-rock » en trois actes non représentables, raconte les aventures d’un jeune rocker dans une société où la musique est la cible d’un gouvernement dont le porte-parole est une étrange machine appelée le Central Scrutinizer, ou scrutateur central. Joe’s Garage :

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l’atmosphère musicale du disque semble être conçue pour honorer cette origine modeste et bariolée, qui en même temps rappelle le berceau d’entreprises célèbres de haute technologie, à savoir le garage de Joe. Joe’s Garage : les petites machines à usage pornographique telles que le microphone ou l’aspira-teur sont le point d’ancrage railleur de ce qu’on aurait envie d’appeler, n’était le risque de travestir Zappa en Adorno, le fétichisme musical de la marchandise.

Pour Pink Floyd et Frank Zappa, acteurs-phare du rock des années soixante-dix, la machine apparaît comme une figure de l’aliénation, de l’inhumain, tout simplement du mal. Du point de vue dramaturgique, la chanson de Pink Floyd devient dans le contexte de l’album Wish You Were Here le signe d’une résis-tance, c’est-à-dire une musique politique. De manière encore plus explicite, la stigmatisation de la musique par la machine dans Joe’s Garage, sa persécution comme une « horrible force » par un pouvoir oppresseur, apparaît comme un hommage inversé au mythe romantique de l’art libérateur et libertaire. Vu le rôle éminent que joue la musique dans l’industrie culturelle, on en viendrait presque à taxer Zappa de naïf sentimental, si celui-ci ne se plaisait à entretenir le soupçon un peu nihiliste que, malgré la virtuosité des moments instrumentaux et l’ingé-niosité de ses pastiches, il ne s’agit là jamais que d’une série de stupid songs, comme il est dit de l’un des morceaux1.

On pourrait donc proclamer l’alliance de Zappa et de Pink Floyd, et opposer leur geste avant-gardiste de dénonciation de la machine à une industrie du disque et, plus généralement, une société marchande qui aurait fait le pari technocra-tique de la machine souveraine. Ce serait négliger tout ce qui les différencie, à commencer par le sens de l’humour, central chez l’un, marginal chez les autres ; ou encore la volonté quasi brechtienne de l’un d’exhiber le caractère composite et même bâtard de son langage musical, aux antipodes des relents wagnériens et psychédéliques d’un groupe féru de « visions du monde », fussent-elles disjonc-tées. Mais surtout, ce serait oublier qu’il n’y a pas de dehors ou d’ailleurs par rapport au monde de la technologie, en musique comme dans tant d’autres domaines. En effet, ce sont des machines, que les synthétiseurs et les ordina-

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teurs, les consoles et les chaînes, les microphones et les magnétophones, les vocoders et les sequencers, ou encore tous ces logiciels qui aujourd’hui permettent de « forger le son » sans sortir de chez soi. Des machines, que tous ces outils électriques sans lesquels le métier de musicien, qu’il soit savant ou populaire, n’est guère plus pensable au vingtième siècle. La représentation musi-cale de la machine peut assurément contredire le rôle de la machine dans les pratiques musicales, mais l’une ne va pas sans l’autre. D’une certaine manière, la machine est toujours déjà dans le garage.

Figures musicales de la machine moderne

Au dix-huitième siècle, la paire homme / machine ne recouvrait pas le contraste entre l’organique et le mécanique, courant aujourd’hui, mais entre ce qui a une âme et ce qui n’en a pas. La machine se retrouvait ainsi proche de l’animal, et tout le propos polémique des philosophes dits matérialistes, comme La Mettrie, était de montrer que l’homme était lui aussi un animal, c’est-à-dire une machine – sans grand succès d’ailleurs, jusqu’à ce que récemment les approches cybernétiques de l’esprit les remettent à l’honneur. Au vingtième siècle, l’image négative de la machine, bête à tous les sens du terme malgré la promesse toujours repoussée de l’intelligence artificielle, enfile les habits disci-plinaires de l’homme-robot ou de sa version lobotomisée, le zombie. Et c’est là une figure du mal qui, pour courante qu’elle soit chez les critiques de la culture de masse, reste disponible pour des mises en cause bien différentes, par exemple, de manière peut-être surprenante, celle de l’establishment musical clas-sique. Selon Miles Davis, les musiciens classiques « ne jouent que ce qui existe déjà, et rien d’autre. Ils ont de la mémoire, et une habilité de robots. Dans la musique classique, si un musicien n’est pas comme les autres, s’il n’est pas un parfait robot comme le reste, les autres robots se moquent de lui, surtout si c’est un noir. » À en croire Arved Ashby, qui cite ces propos du grand trompettiste,

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c’est précisément dans son adhésion aux « idéologies robot [robotlike] ou auto-cratiques » de l’orchestre classique que Frank Zappa se distingue le plus de ses collègues dans le champ de la musique populaire2.

Or d’un point de vue historique la possibilité de voir dans les machines une métaphore de l’inhumain dépend de leur mode de présence dans l’environnement social, qu’il soit domestique, professionnel ou public. Dans la nouvelle Eupho-nia d’Hector Berlioz (1844), récit digne d’une anthologie de science-fiction, un très moderne « piano-orchestre » est relié à une effroyable mécanique de destruc-tion, un salon en acier qui rétrécit jusqu’à broyer ses occupants pendant qu’ils dansent3. Cela dit, ce même Berlioz imagine une transmission électrique des signaux du chef d’orchestre à ses musiciens, dans un état d’esprit nullement tech-nophobe. Dans le domaine de l’art les prises de position unilatérales pour ou contre la technologie semblent rares. C’est surtout cette ambiguïté face à la tech-nologie qui semble marquer la culture de l’Angleterre du dix-neuvième siècle, qui créa à la fois le monde industriel et sa critique, qui enfanta le chien Nipper de His Master’s Voice et le monstre de Frankenstein.

Les anciens automates musicaux illustrent une pratique « machinale » de la musique pas forcément infernale, mais souvent troublante. Encore dans les années 1920, le succès des pianos mécaniques jette le trouble parmi les critiques musicaux, qui se demandent s’il faut applaudir au terme du concert4. Ces engins montrent mieux que le piano ce qu’on pourrait tenir pour la spécificité de la machine par rapport à l’outil ou à l’instrument, à savoir un mécanisme physique-ment séparé du corps de son opérateur. Les avantages de la distance signent l’es-sor des techniques de reproduction du son dites à fonction tympanique, car basées, à l’image du tympan humain, sur une double transformation des signaux sonores par le biais d’une membrane. A partir de l’ancêtre méconnu que fut le stéthoscope des médecins, cela inclut le phonographe et le gramophone, élec-trique ou pas, tout comme le microphone et le haut-parleur qui, eux, ne fonc-tionnent qu’à partir de la transduction d’ondes sonores en impulsions électriques, et vice-versa5.

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L’électricité semble toutefois marquer une vraie différence, autant sur le plan de la communication que sur celui des représentations6. Les technologies musi-cales s’inscrivent dans le sillage de cette « esthétique de l’électricité » dont les signes sont déjà perceptibles au début du siècle, avec notamment le téléphone tel qu’il est décrit par Marcel Proust7. Après des ancêtres éphémères et un peu monstrueux comme le Telharmonium, véritable instrument de musique d’ameu-blement par téléphone dans les hôtels de New York, c’est là une évolution que l’on peut ancrer dans les années vingt avec la vogue des instruments électriques (les Ondes Martenot par exemple) et, surtout, l’essor de l’industrie du disque, puis celui de la radio. Même les solistes et les orchestres les plus « tradition-nels », ceux-là chez qui l’incorporation directe des sons de la modernité techno-logique aurait signifié une trahison de leur identité générique, savent désormais que le disque est la clé de la diffusion massive et donc du succès commercial, et que les contraintes techniques de l’enregistrement leur imposent une certaine modification de leur pratique, voire un certain formatage de leurs produits. Et si cela vaut surtout pour les orchestres de « musique légère », il en va de même pour les orchestres de « musique classique », le disque leur permettant à la fois de rayonner au-delà des salles de concerts et d’alimenter l’utopie d’un patrimoine enfin protégé de son inexorable vieillissement8.

Toujours dans les années vingt, le disque s’invite parfois sur la scène de l’opéra pour illustrer de véritables fantasmagories technologiques, comme dans Der Zar lässt sich photographieren de Georg Kaiser et Kurt Weill (1928), où l’on entend un tango sur un phonographe actionné par l’un des personnages pour retarder le déclenchement d’un appareil photo qui cache un revolver pointé vers lui. Dans Maschinist Hopkins de Max Brand (1928), le cinéma participe d’une mise en spectacle du monde industriel qui, tout comme Metropolis de Fritz Lang, mise autant sur la fascination visuelle et sonore des machines que sur la pertinence morale et politique de leur critique9.

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Il est vrai que l’opéra de Brand reste, du point de vue des effectifs musicaux, tout à fait traditionnel : chanteurs, orchestre. Au-delà de la curiosité que repré-sente le phonographe dans la pièce de Kurt Weill, au-delà des expérimentations avec des radios auxquelles John Cage se livre dès la fin des années trente, il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que l’électricité bouleverse enfin la production de la musique savante. L’apparition des premiers laboratoires de musique électronique, puis celle des premiers synthétiseurs géants, va donner à certains compositeurs l’occasion d’une pratique complètement nouvelle, déjà au niveau tactile – la manipulation de boutons et de claviers alphanumériques déplaçant le papier-crayon et les tâtonnements sur le clavier d’un piano. Et, au-delà des gestes, ces nouvelles conditions technologiques vont mettre les musi-ciens face au défi d’une rationalisation de leurs connaissances qui, dans le cas de figures comme Stockhausen, est directement infléchie par le vocabulaire scienti-fique.

Ce n’est rien, du point de vue public, aux côtés de la diffusion de la guitare électrique, inventée déjà avant la guerre aux États-Unis. À partir des années cinquante, manier des technologies électriques va faire partie des savoirs courants des musiciens populaires, et en tant que tels ils sont donnés à voir sur scène. Comme l’affirme Barbara Bradby, « la maîtrise de la technologie, comme preuve d’une aisance familière ou comme conflit prométhéen, est un aspect incontournable du spectacle du rock ‘live’ et de l’érotique spécifiquement mascu-line du rock »10. Certes, la guitare électrique ne bouleverse pas le rapport direct entre l’interprète et son outil, hérité des guitares acoustiques. En même temps, l’amplification et la transformation du signal contrôlées par des boutons et des pédales produisent une image autrement « branchée » – c’est le cas de le dire –, au point que ce positionnement intermédiaire entre la machine et l’instrument semble emblématiser le rapport des rockers à l’égard de la technologie en géné-ral. Leslie C. Gay Jr. observe que « l’existence du musicien de rock est celle d’un cyborg, un hybride d’homme et de machine », en affirmant que « pour la plupart des rockers […] l’habilité technique et musicale ne consiste pas à jouer plus vite

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ou plus fort, ou de manière plus ‘artistique’, mais à démontrer son autorité sur la technologie en en faisant moins une extension du corps qu’une partie du corps lui-même »11. L’image du cyborg apparaît ici dans le sillage du Cyborg Manifes-to de la théoricienne féministe Donna Haraway :

Avec les machines de la fin du vingtième siècle les distinctions entre naturel et artificiel, corps et esprit, auto-développement et création externe, et tant d’autres qui permettaient d’opposer les organismes aux machines, sont devenues très vagues. Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épou-vantablement inertes.12

Les propos de Frank Zappa de 1977 sur sa collection de guitares électriques sont un bon écho du portrait du rocker en cyborg, avec leur mélange d’affect et de technique :

Je possède une paire de Strats [Stratocaster] modifiées de façon sympathique. La plupart d’entre-elles ont un préampli incorporé et une en particulier a un potentiomètre spécial de contrôle de tonalité qui me permet de mettre chacun des micros en phase ou hors phase, ce genre de trucs. Une autre Strat a un micro logé dans le manche, ce qui lui donne un son vraiment intéressant car je fais pas mal de choses avec ma main gauche et cela réduit le temps de réponse. C’est comme si la guitare entière était vivante, vous pouvez la toucher n’importe où et entendre ce que ça rend parce que le [micro] Barcus-Berry repique tout.13

Au-delà de la figure duelle de la guitare électrique, et en laissant de côté les studios d’enregistrement, ce n’est que dans les années soixante-dix que les machines électroniques bouleversent vraiment la production des musiques popu-laires, ou en tout cas l’exhibition publique de ce processus. C’est alors qu’appa-raissent les premiers synthétiseurs portables et bon marché – dont le célèbre Moog – qui, pouvant se passer d’un ancrage institutionnel du type « labora-toire », vont enfin être utilisés par les musiciens de rock14. Dans les hésitations de leurs constructeurs de synthétiseurs quant à savoir s’il faut les doter de claviers, les ramenant ainsi dans l’univers romantique du piano, ou au contraire

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utiliser un système de boutons, les rapprochant des dispositifs scientifiques, il y va à la fois des contenus sonores – car un clavier tend à privilégier l’échelle tempérée – et du type de technophilie que les musiciens vont incarner sur scène. Si les compositeurs de musique contemporaine ont en général tourné le dos au clavier, en privilégiant les synthétiseurs Buchla, les musiciens de rock semblent avoir manifesté une préférence pour les néo-pianos de Moog, plus faciles d’opé-rer en temps réel. Cela conduit à une expansion considérable de la palette sonore et de la complexité des arrangements, dont témoigne le travail des grands groupes de rock progressif de cette époque – Pink Floyd, mais aussi King Crim-son, Led Zeppelin ou Yes, sans oublier Zappa qui à terme, dans les années quatre-vingt, produira des disques entiers sur un synthétiseur digital, le Syncla-vier.

Ainsi les scènes de rock progressif vont-elles exhiber toutes sortes d’appa-reils cumulés, voire entassés, et les concerts devenir des performances où les qualités musicales ou expressives de chaque musicien sont indissociables de ses prouesses en tant qu’opérateur technique. Ces stars millionnaires répondent au double impératif de l’impact massif et du renouveau avant-gardiste grâce aux ressources qu’exige l’actualisation technologique permanente, promesse toujours renouvelée d’univers sonores inouïs. Le revers de la médaille est qu’on peut désormais crier à la mystification technologique en dénonçant l’escamotage d’une expression authentique car non médiatisée par la machine, une critique qui deviendra particulièrement porteuse lorsque vers la fin des années soixante-dix le punk et sa « nouvelle simplicité » s’installe comme nouvelle posture éthique contre-culturelle.

De tout cela, la trajectoire de Pink Floyd peut apparaître comme un point de condensation. Jean-Jacques Schuhl écrit en 1972 :

Les quatre Pink Floyd quand ils jouent ressemblent à, oui à quatre ingénieurs électroniciens qui essayent et tripotent des machines compliquées. Ils touchent un bouton, baissent une manette, pincent avec application et sans enthousiasme une corde, semblent régler tout ça pour un groupe qui va venir. Mais

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non, c’est eux […]. Ils ne vont pas du tout se servir de leurs appa-reils, de cette électricité pour nous dire ce qu’ils sentent. C’est exactement le contraire : ils sont au service de ces appareils et de leurs bruits ; ‘simples accessoires d’une machine, leur opération est simple, monotone, vite apprise’. Ils vont servir de medium à cette électricité pour venir jusqu’à nous. A cette électricité et à son sourd bruit d’orage. À des mots sans doute aussi – fioriture pour l’électricité – qui pas plus qu’à d’autres ne leur appar-tiennent.15

Sans revenir sur la longue histoire de défiance vis-à-vis de la science, qui à l’époque de la Guerre froide apparaît dans la perspective de la guerre nucléaire, on remarquera que de telles critiques interviennent au lendemain d’une époque révoltée où, avec les hippies et la culture psychédélique, l’électricité elle-même était pour certains devenue suspecte de complicité avec le pouvoir. Les membres du groupe anglais, tout comme Zappa d’ailleurs, resteront caractérisés par un look chevelu et décontracté, un ethos vitaliste aux antipodes des clins d’œil aux robots qui bientôt caractériseront l’aspect visuel de Kraftwerk ou d’un David Bowie. C’est sans doute dans cette lignée contre-culturelle qu’il faut inscrire le fait somme toute remarquable que le terme de « machine » soit resté pour les Pink Floyd, grands amis de machines sonores en tout genre, le nom d’un cauche-mar liberticide.

Le diamant fou et la machine souterraine

L’album Wish You Were Here de Pink Floyd est enregistré entre janvier et juillet 1975 à Londres dans les studios d’Abbey Road. Faisant suite à l’énorme succès de Dark Side of the Moon (1973), le disque sort en septembre 1975 sous une couverture montrant une poignée de mains entre un homme et un robot qui, à la faveur d’un style constructiviste, se ressemblent. L’événement correspond à une crise dans l’histoire de la bande, intégrée alors par Roger Waters, David Gilmour, Richard Wright et Nick Mason. Le premier déclarera par la suite : « Je

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crois fermement que lors des séances d’enregistrement de Wish You Were Here la plupart d’entre nous ne voulait pas du tout être là, nous voulions être ailleurs, n’importe où ailleurs que là en train de faire un album ensemble ! »16 Le malaise semble avoir été lié au succès mondial qui avait poussé le groupe hors des circuits underground anglais où étaient nées ses audaces avant-gardistes, à partir de sa fondation en 1965 par Syd Barrett, Waters, Wright et Mason. Témoignent encore de cette première esthétique les albums ayant suivi le départ de Barrett et l’arrivée de Gilmour, comme Ummagumma (1969), Atom Heart Mother (1970) ou Meddle (1971), avec leurs suspensions du tempérament et de la pulsation, leurs distensions temporelles et formelles, ou la prolifération de sonorités étran-gères à l’univers du rock. Dès Dark Side of the Moon, ces traits semblent s’es-tomper au profit d’une série de chansons de format plus habituel et au langage musical plus simple, une tendance que Wish You Were Here va renforcer malgré le retour à un « concept » plus intégré. C’est là en tout cas ce que dénonceront certains fans attachés au profil avant-gardiste de la bande, en affirmant qu’avec ce dernier album « Pink Floyd est entré dans la grande autoroute du rock »17.

L’exégèse courante de Wish You Were Here en fait un hommage à Syd Barrett, érigé en une sorte de martyr ou d’artiste maudit. Barrett, mort en 2006, avait quitté la bande au moment où elle commençait à émerger de la sous-culture psychédélique ; schizophrène, la prise quotidienne de LSD ne l’aura pas aidé à garder l’équilibre, pas plus, semblerait-il, que le stress des tournées. La présence fantasmatique de Barrett dans cet album est garantie par l’anecdote de son appa-rition dans les studios d’Abbey Road pendant les séances d’enregistrement. Voici le récit de Nick Mason :

Le 5 juin, au cours d’une de ces séances à Abbey Road, nous avons eu une visite totalement inattendue. En me rendant dans la salle de mixage, je vis un gros type au crâne rasé, vêtu d’un vieil imper tout froissé. Un sac en plastique à la main, il avait un air assez inoffensif, mais dénué d’expression. On n’aurait jamais laissé ce genre d’individu pénétrer dans les studios, j’en conclus donc qu’il devait être un ami de l’un des ingénieurs. David me demanda si je savais qui il était. Même alors, je ne pus mettre un

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nom sur son visage. Il me dit que c’était Syd. Plus de vingt ans après, je me souviens encore de mon embarras. […] Nous effor-çant de continuer la séance d’enregistrement, nous avons repassé le morceau sur lequel nous travaillions (la légende veut que ce soit Shine on You Crazy Diamond – le morceau le plus influencé par la présence, ou l’absence, de Syd – mais je n’ai aucune certi-tude là-dessus), mais nous étions tous un peu perturbés par son apparition. Syd a écouté, puis nous l’avons interrogé pour savoir ce qu’il en pensait. Je ne me souviens pas qu’il ait exprimé une quelconque opinion, mais quand quelqu’un a proposé de repasser la bande, Syd a demandé à quoi cela servirait puisque nous venions de l’entendre… […] Son arrivée impromptue, à ce moment-là et dans ce lieu-là, a paradoxalement servi de cataly-seur au morceau. Les paroles étaient déjà écrites, mais la visite de Syd a accentué leur côté nostalgique, et sans doute influencé la version finale de la chanson.18

Le récit de Richard Wright est un peu différent :

Il est resté là debout à se brosser les dents, puis il a laissé sa brosse et il s’est assis. Tout à coup il s’est levé et il a dit, ‘bon, quand est-ce que j’entre avec ma guitare ?’ Mais bien sûr il n’avait pas de guitare. On lui a dit, ‘désolé pour la guitare, Syd, c’est déjà fait.’19

Enfin, selon un autre musicien présent, Jerry Shirley, « à la fin de la chanson Roger Waters s’est tourné vers Syd et lui a dit, ‘alors Syd, qu’est-ce que t’en penses ?’ Et Syd a dit, ‘ça sonne un peu vieux’ »20. Le portrait est à chaque fois celui d’un homme profondément dérangé, mais les nuances sur ce qu’il aurait dit, entre le mutisme de l’idiotie, la volonté de réintégrer le groupe, et la conscience esthétique avant-gardiste, font de l’anecdote une condensation mythique des conflits suscités par la rencontre du rock progressif avec le show business. Un gros type au crâne rasé dans un imper froissé, un sac plastique à la main : voilà ce que fait la machine d’un garçon beau et brillant.

Les explications de Waters tendent toutefois à nuancer l’idée que Wish You Were Here soit un album « sur » Syd Barrett.

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Bien sûr qu’il a été très important pour nous et que ce putain de groupe n’aurait jamais commencé sans lui, mais d’un autre côté, on n’aurait jamais pu continuer avec lui non plus. Syd a été ou non important pour l’histoire du rock, mais il n’a pas été si important que cela pour notre histoire. Shine On n’est pas vrai-ment ‘à propos de Syd’. C’est une tentative pour incarner un sentiment d’absence, de retrait extrême qui existe – et dont certaines personnes ont besoin pour supporter cette putain de vie, cette vie moderne si triste.21

Shine On, devenu le morceau principal de l’album sous le titre Shine On You Crazy Diamond, décrit un artiste calciné par l’existence. C’est une fresque un peu semblable aux grandes plages d’albums tels que Meddle, même si son harmonie est plus simple et si la guitare soliste focalise l’attention sur quatre notes lancinantes, le « thème de Syd » trouvé par Gilmour. « Souviens-toi, tu étais jeune et tu brillais comme le soleil / Brille ô toi diamant fou / Maintenant ton regard ressemble à des trous noirs dans le ciel. » Cela débouche sur Welcome to the Machine, suivi – sur la face B du 33 tours original – par Have a Cigar, où le héros est confronté à un producteur brutal, pressé de tirer profit d’un art qu’il ne comprend pas : « À propos, lequel de vous est Pink ? » La chanson Wish You Were Here dit le regret de l’absent au moyen d’une voix et d’une guitare acous-tique, et sa seule simplicité constitue une protestation contre le monde hi-tech mis en scène dans le reste du disque, qui se clôt sur un retour de Shine on You Crazy Diamond.

Welcome to the Machine, dont les paroles et la musique sont signées Roger Waters, fait allusion à l’école, aux jouets et aux boy-scouts, toute une enfance contre laquelle le futur rocker s’est révolté en « achetant une guitare pour punir maman ». Mais cette révolte a tourné court, neutralisée par l’argent et la célébri-té, par les Jaguar et l’envie d’être une big star. Non seulement le désir du héros a été manipulé par la machine, mais encore il n’en a jamais été que l’émanation. « Qu’as-tu rêvé ? C’est bien, nous t’avons dit de quoi rêver. » La machine de Welcome to the Machine est une figure du mal, qui dépossède les personnes de

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leurs rêves et leurs désirs, mais qui en même temps est tellement abstraite que dans le texte elle ne renvoie à aucun artefact, à aucune technologie, à aucune fantasmagorie. Elle n’est que la voix banale et méchante de son serviteur anonyme et porte-parole occasionnel.

Cela étant, la désincarnation du signifiant verbal est contrebalancée par la musique. Certes, pour l’essentiel il ne s’agit jamais que d’une chanson de rock, avec une voix qui égrène des strophes, une guitare acoustique, des solos de clavier, et une pulsation aux graves (mais pas de batterie, ce qui lui enlève une clé de son rattachement stylistique au rock). Son début et sa fin, toutefois, sont plus proches de la musique électroacoustique que du rock conventionnel, saturés qu’elles sont d’évocations de machines industrielles. D’après Jean-Michel Oullion, « l’ouverture de la porte hydraulique fait référence à une expression anglaise, ‘les portes qui s’ouvrent’, symbolisant la découverte, l’avancement et le progrès. Sauf que dans le cas présent, c’est une ouverture en direction du néant, hormis l’appartenance à un rêve dans lequel on s’est fait piéger »22. En tout cas on pense à des engins plutôt anciens. Un motif cyclique aux graves rappelle les bielles d’une locomotive, une sonnerie criarde renvoie à un monde électrique plutôt low-tech. Comme si pour rendre signifiante la représentation d’une tech-nologie un certain décalage temporel s’imposait, afin de la rendre obsolète, radi-calement nouvelle, ou encore imaginaire.

Ces images sonores de la machine ont été faites à l’aide d’une machine tout à fait moderne pour l’époque : le VCS3, un synthétiseur analogique de petite taille, pourvu de trois oscillateurs et une console sans clavier, conçu en 1969 par Peter Zinovieff et David Cockerell. En outre, le groupe utilise ici un synthétiseur poly-phonique ARP-Solina, actionné par clavier et apte à simuler les instruments à cordes, et un Minimoog monophonique, également doté d’un petit clavier. La technique d’enregistrement est décisive, avec une stéréo qui suggère le mouve-ment d’objets virtuels, ces sas qui s’ouvrent, ces masses qui se déplacent, ces mécanismes réglés de manière millimétrique – plutôt que métronomique. Cela induit le positionnement spatial d’un double sujet. L’auditeur fait face à une

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scène acousmatique qui en même temps représente l’espace dramaturgique où va se mouvoir le personnage de l’album, destinataire de ces paroles chantées sur un ton aigu et comme exaspéré : « Welcome my son, welcome to the machine. »

La voix principale – celle de Gilmour – est installée au centre de la scène virtuelle, d’où elle projette les stigmates de faiblesses humaines, comme la cupi-dité ou la condescendance23. Son entrée est précédée de quelques accords à la guitare, arpèges descendants qui tel un rideau paradoxal se lèvent sur la présence de l’humain. Leur articulation précise et leur lisibilité harmonique dans les aigus, distribuée symétriquement entre les deux canaux, tranchent avec la masse des graves, qui bouillonne depuis l’introduction. La pulsation s’est installée peu à peu, résultat d’une décantation des résonances déjà rythmées de la machine. Lorsque la guitare vient déchirer ce tissu, le cercle indiciel de la locomotive est devenu le pas compassé d’une basse. Du monde de la musique électronique et son élaboration en studio, hors du temps de la performance, on a glissé insensi-blement vers celui de l’exécution en temps réel d’une bande de rock. La basse ne bougera plus de la tonique de mi mineur et ses degrés proches. Pourtant, ce n’est pas là le son d’une basse électrique, et la spatialisation installe dans la durée son caractère non subjectif : la pulsation, au lieu de provenir d’une source localisée sur la scène virtuelle de l’enregistrement, alterne entre les deux canaux de la stéréo. Cela empêche de l’attribuer à un musicien doté d’un corps.

Voilà qui rappelle le rôle symbolique de la répétition, crucial pour les rapports homme-machine. La machine est associée à la répétition, c’est peut-être même l’un de ses principaux attributs. En même temps, la pulsation musicale évoque l’humain, à cause de son association avec les rythmes cardiaque et respi-ratoire. Dans ce sens, l’introduction de la chanson déploie la mutation du rythme de la machine en rythme de l’humain. Et ce n’est pas d’une opposition qu’il s’agit, mais bien d’un continuum. La répétition, la pulsation, voilà qui appartient à la fois à l’homme, à l’animal et à la machine. De fait, le dessin animé de Gerald Scarfe qui accompagnait ce morceau lors des tournées de Pink Floyd en 1977 mettait en scène un gigantesque animal mécanique, une sorte d’effrayant

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dinosaure blindé évoluant dans un paysage industriel dévasté. Bref, il n’y a pas ici de rupture entre la machine industrielle, celle des métaux et des sonneries, et la machine organique, celle qui dit, précisément, « Welcome to the machine ».

C’est pourquoi on peut y entendre un monde, ou un « système », d’où l’âme aurait fui en même temps que la raison. L’âme, c’est si l’on veut l’autre nom de la morale ; mais de quelle raison s’agit-il ? Un peu avant la fin du morceau on entend un solo de Minimoog qui, contrairement aux autres moments électroniques, préserve la charge subjective et l’identité d’un exécutant, en l’occurrence Richard Wright. Cela débouche sur le retour de l’illustration machinique, le sas semble se refermer derrière le personnage, comme tantôt il s’était ouvert pour le laisser entrer. C’est alors qu’on entend encore le spectre inorganique d’un brouhaha. Ce bruit est l’expression la plus directe et la plus quotidienne de l’humain, et en même temps comme une image sonore du chaos. Vu ou plutôt entendu à cette distance, il n’y a pas beaucoup de raisons d’associer l’humain à la raison. En comparaison, la machine est une incarnation parfaite de l’ordre. C’est ce que permet de visualiser le sonagramme avec la fin du solo, la machine, et le brouhaha.

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En 1976, Roger Waters proposera une exégèse du morceau :

La chanson de la Machine concerne la situation dans le business du rock, qui crée cette absence. On est encouragé à être absent parce qu’on est encouragé à ne tenir aucun compte de la réalité – partout, pas seulement dans la machine du rock, mais dans le mécanisme entier de la société. Ce mécanisme t’encourage à reje-ter. À partir du moment où tu entends quelque chose, à partir du moment où tu es né, tu es encouragé à rejeter les réalités de ce qui t’entoure et à accepter des rêves et des codes de comporte-ment. Tout est codé. On te demande de communiquer à travers une série de codes, plutôt que de communiquer directement. Et ça s’appelle la civilisation, les mœurs. […] L’idée, c’est que la Machine est souterraine. Quelque pouvoir souterrain et donc mauvais qui nous mène vers nos divers destins amers. Le héros a été exposé à ce pouvoir. D’une façon ou d’une autre, il est descendu dans la machinerie et il a vu, et la machine (le Pouvoir) a admis ce fait et elle lui dit qu’elle le surveille du fait qu’il sait. Et elle lui apprend aussi que toutes ses actions sont des réponses pavloviennes, que tout n’est que réflexes conditionnés et que ses réponses ne viennent pas de lui-même. Et en fait, il n’existe plus, sauf dans la mesure où il a la sensation dans le fond de lui-même que quelque chose ne va pas du tout. Et ça, c’est la seule réalité. Et puis il s’en va, il quitte la machinerie et il entre dans la pièce (le monde) et la porte s’ouvre, et il réalise que c’est vrai, que les gens sont tous des zombies.24

La seule réalité humaine, c’est la souffrance. Le responsable absolu, c’est la machine. Le seul à le savoir, c’est le héros. La source de son savoir, la machine elle-même. Son pouvoir de résistance, aucun. L’individu n’est que conscience impuissante face à une machine toute-puissante. L’appréciation d’un tel scénario peut osciller entre la louange de sa force mythique ou la déploration de son simplisme idéologique. Mais, bien sûr, pas plus ici que dans tout autre cas est-on obligé de prendre les propos de l’auteur pour le sens véritable de son œuvre. Dans Welcome to the Machine, la conscience du héros est hors champ et se confond avec celle de l’auditeur, à qui rien n’impose a priori un comportement « codé » – si ce n’est peut-être le fait que toute communication est toujours

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codée. En tout état de cause, on ne peut nier l’impact esthétique, social et commercial de cette vision sonore, qui chez Pink Floyd va encore s’épanouir avec The Wall (1979), cauchemar totalitaire érigé autour de la famille et de l’école, et The Final Cut (1983), avec sa charge contre le thatchérisme et la Guerre des Malouines. Cette représentation sinistre de la réalité contemporaine n’a pas perdu son pouvoir de persuasion. Sur les blogs d’aujourd’hui, plus de trente ans après la sortie du disque, les fans glosent en permanence : « ‘La machine’ est une métaphore pour la société et le gouvernement en général. »25

Sculptures de fétiches résonants

Tout comme l’album de Pink Floyd, Joe’s Garage de Frank Zappa raconte les déboires d’un musicien dans un monde contrôlé par les machines. La guitare achetée pour punir sa mère par le personnage anonyme de Welcome to the Machine aurait fort bien pu sonner dans le garage de Joe, et le nom du Central Scrutinizer pourrait convenir à la machine souterraine dont parlait Roger Waters. Mais les différences sont tout aussi importantes. Tandis que Wish You Were Here dépeint une musique soumise à la machine, voire produite par elle, dans Joe’s Garage l’art apparaît comme une zone de résistance, s’agissant, dit son prologue, d’« une histoire bête sur comment le gouvernement essaye de se débar-rasser de la musique ». Cette politique est expliquée d’emblée par le Central Scrutinizer :

Mon rôle est de faire appliquer toutes les lois qui n’ont pas encore été approuvées. Mon rôle est également d’alerter chacun d’entre vous sur les conséquences potentielles de diverses activi-tés quotidiennes qui le cas échéant pourraient vous valoir La Peine de Mort (ou affecter la notation financière de vos parents). Nos institutions pénitentiaires sont pleines de petits voyous comme vous qui font des bêtises… et beaucoup d’entre eux ont commis ces crimes à cause d’une force horrible appelée MUSIQUE !Nos études ont montré que cette force horrible est tellement dangereuse pour la société en général qu’en ce moment même

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des lois sont en préparation afin de l’arrêter pour toujours ! Des punitions cruelles et inhumaines vont être décrites dans ces textes dans le détail pour éviter qu’elles n’entrent en conflit avec la Constitution (elle-même en passe d’être modifiée pour l’adapter au FUTUR).26

Le raisonnement est imparable : la musique est dangereuse pour les gens, dit le pouvoir, la preuve c’est qu’on persécute les musiciens. Cauchemar totalitaire, donc, à ceci près qu’autant les figures du mal que la musique elle-même sont plutôt ridicules, comme le montre la phrase de guitare de Joe : deux notes d’une banalité renversante. A l’opposé de la solennité pessimiste de Pink Floyd, Frank Zappa étale son humour débridé dès la couverture, le visage peint comme au charbon, une sorte de balai-brosse contre l’oreille. Le Central Scrutinizer n’est pas moins disjoncté, lui qui est à la fois la voix de l’État et le narrateur de l’his-toire. Il est dépeint quelque part comme un petit robot disgracieux, sorte de soucoupe volante en miniature affublée de gadgets. Son véritable visage, toute-fois, est celui qu’en donne sa voix. C’est ce qu’on pourrait appeler une voix de machine typique, si ce n’est que derrière sa froideur apparente, produite par un filtre en temps réel, percent de temps en temps les inflexions railleuses de Frank Zappa en personne. Elle répète souvent une phrase sur la circulation automo-bile : « The white zone is for loading and unloading only. » Comme si l’État avait mélangé les différents niveaux de surveillance, cet ordre insignifiant ne plaide pas en faveur de son efficacité répressive. Cela dit, le Central Scrutinizer est réellement méchant, et de fait, au terme de nombreux rebondissements, l’his-toire finira très mal pour le héros.

Elle commence dans le garage où Joe se réunit avec ses copains pour faire du rock & roll. Tout va bien jusqu’à ce que sa petite amie Mary, au départ une fille très catholique, le quitte pour aller faire des fellations à d’autres rockers de passage. Joe, par dépit, couche avec une certaine Lucille, qui lui colle une mala-die vénérienne. Il se tourne alors vers la First Church of Appliantology, dont le gourou l’informe, en échange de tout son argent, qu’il n’atteindra la jouissance

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sexuelle qu’avec des machines. Le nom de ce personnage, L. Ron Hoover, est un programme à lui tout seul : il fusionne le nom de L. Ron Hubbard, chef de l’église de scientologie, avec celui de J. Edgar Hoover, le redoutable directeur du FBI dépeint par la légende comme un travesti clandestin, en laissant au passage résonner la marque Hoover, principal fabricant américain d’aspirateurs. Le nom de l’église parodie à son tour la scientologie à partir du terme appliance, qui désigne les électroménagers, les aspirateurs ou les frigos par exemple, ou éven-tuellement les robots de compagnie. L’église en question est ainsi la société de consommation elle-même version home sweet home, et son chef, qui s’exprime lui aussi par la voix de Zappa, est un allié du Central Scrutinizer.

Or dans ce monde saturé de machines électriques certaines sont assez sophistiquées pour satisfaire toute sorte de perversions érotiques, comme dans la scène torride où Joe rencontre un dénommé Sy Borg. Pendant que le héros s’ex-cite sur les câbles et les manettes chromées de ce personnage, celui-ci lui explique que « toutes les activités récréatives sponsorisées par le gouvernement sont propres et efficaces ». Après ses déboires avec Mary et Lucille, toutes deux humaines et traîtres, cette orgie cybernétique avec Sy Borg et le petit robot homosexuel Bob Gay est pour Joe une compensation. Dans la chanson Crew Slut, les talents de la belle Mary pour les blow-jobs lui avaient valu en cadeau un microphone d’allure phallique, le Telefunken U-47. Et c’est précisément cet objet fétiche qui orne Bob Gay, provoquant chez Joe un émoi tout à fait en phase avec les préceptes de L. Ron Hoover, du moment qu’un micro n’est autre chose qu’une appliance. Comme l’explique Ben Watson, en Amérique « Hoover » peut désigner un aspirateur de n’importe quelle marque ; le propre d’un aspirateur étant d’aspirer ou de sucer, et le verbe to suck signifiant à la fois sucer et faire chier, la boucle est bouclée lorsque dans Joe’s Garage les fellations – y compris sans doute de micros avec ou sans aspirateur – sont désignées comme des « actes de Hooverism »27. Dans cette perspective, la pornographie fétichiste est le lieu social du bonheur, ou de ce qui en tient lieu dans un monde qui a fait de l’« élec-troménagerie » sa religion d’État.

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Seulement, Joe va tellement loin dans ses ébats qu’il inonde d’une golden shower les circuits de son cher Sy Borg. Faute de pouvoir payer ce « OJ-37 Nuclear Powered Pan-Sexual Roto-Plooker » – c’est le nom de la machine –, il se retrouve en prison. Il y subit toute sorte de sévices sexuels aux mains des nombreux musiciens et cadres du show business détenus, le viol collectif corres-pondant à un nerveux solo de guitare électrique de Zappa. A sa sortie, Joe apprend que toute musique a été interdite par le gouvernement, de sorte qu’il se retrouve à errer en rêvant de musiques imaginaires, ainsi que de critiques imagi-naires qui en feraient l’éloge. Dépression, fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Le dernier solo de guitare, qui selon la fiction ne résonne que dans la conscience dérangée du héros, est un moment poignant où l’expression de l’électricité se déploie musicalement sur un ostinato harmonique simple et lancinant. Les deux notes qu’il jouait dans son garage sont devenues, sans doute grâce à la souf-france, un énoncé musical complexe, traversé par toutes sortes de tensions et de pulsions. En plein délire, une vision de Mary donne à Joe la clef théorique de cette profondeur expressive :

L’information n’est pas le savoirLe savoir n’est pas la sagesseLa sagesse n’est pas la véritéLa vérité n’est pas la beautéLa beauté n’est pas l’amourL’amour n’est pas la musiqueLa musique c’est MIEUX QUE TOUT…28

Dans une dernière cabriole du récit on apprend que Joe est condamné à travailler dans une fabrique de muffins tandis que le Central Scrutinizer, délais-sant enfin son mégaphone en plastique, clôt l’« opéra » par ce qu’il appelle lui-même « a stupid song ». L’histoire de Joe’s Garage est une fable grinçante sur la musique, la machine et le sexe, qui illustre bien l’idée de Watson pour qui « l’œuvre de Zappa était en fait un Hoover, aspirant tous les déchets de la ‘civili-

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sation’ de masse »29. Or sur la sexualité en particulier Frank Zappa avait des points de vue très politiques, affinés par ses combats contre les ligues de défense de la morale :

La vision du sexe d’une administration de droite est : on ne peut pas laisser les gens avoir trop d’activité sexuelle car, en général, après l’amour, les gens sont heureux. A moins de s’y être vrai-ment mal pris, ils ont passé un bon moment. Ceci relâche la tension et constitue un antidote à la menace ambiante. Donc moins de sexe égale plus de tension, plus de tension égale plus de ventes, plus de ventes égale un plus fort Produit National Brut.30

On aurait pu tenter de rattacher cela au climat libertaire de la Californie d’après le flower-power, si déjà dans l’album We’re Just in It for the Money (1968) Zappa ne s’était exclamé : « flower-power sucks ». Plus fine semble la remarque de l’un de ses amis, Nigey Lennon, d’après qui « les batailles sexuelles et musicales de Frank étaient victoriennes »31. L’engagement de Zappa contre la censure peut illustrer cette idée, mais aussi son rapport à la technologie, car il n’hésite pas à mettre face à face, dans l’un de ses albums, son ami Captain Beef-heart tenant un aspirateur à la main, et sa propre photo en technicien expert, affairé sur une console d’édition sophistiquée32. Cela donne peut-être une clé pour comprendre de quelle manière chez lui le sexe et la musique ont rendez-vous avec la machine.

En effet, ces trois éléments pourraient converger dans l’idée d’une musique pornographique, si Zappa ne montrait ici, précisément, la difficulté d’un tel concept. De fait, son œuvre est pleine d’allusions sexuelles et même de représen-tations musicales de l’acte sexuel, sans éviter ni le très cru (Fuck Yourself) ni le très pervers (The Torture Never Stops)33. Ces morceaux ne sont pas pour autant génériquement voués à stimuler le désir, comme peuvent l’être les sons de l’or-gasme féminin dans certains morceaux de musique populaire, tout ce « sexe aural » dont on a pu dire qu’il sert la « tyrannie de l’extase »34. La sexualité chez Zappa est souvent drôle et sans doute chargée de désir, ne serait-ce qu’à cause de son intensité rythmique ou du ton aguichant de ses vocalistes, mais elle se situe

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clairement dans une attitude critique face à l’industrie du sexe et ses gadgets. Cela dit, dans Sy Borg on n’entend pas une musique machinale mais plutôt la comptine jazzy de Lucille, ce swing radiophonique que Joe manifestement n’ar-rive pas à oublier. Cela communique avec la musique de la jouissance qui chez Zappa semble être celle des solos de guitare électrique, à ceci près que ce langage fait de tensions exaspérées ne permet pas toujours de distinguer entre un orgasme et un viol.

Tout cela constitue une dramaturgie technologique complexe et même tortueuse, en tout cas moins transparente que celle de Pink Floyd, construite autour de la polarité entre une mauvaise machine qui empêche l’artiste de penser et de jouir, et les machines bonnes qui lui donnent la puissance de dénoncer cette impuissance35. Frank Zappa, en comparaison, est un démiurge équivoque, entas-sant les machines dans son garage pour en faire ce qu’il appelait lui-même une junk sculpture, une sculpture des débris résonants du vingtième siècle36. Lui qui dans Joe’s Garage n’incarne que des méchants plus ou moins robotisés mais toujours ridicules, trouve son moment d’expression non parodique dans la sono-rité de sa guitare électrique, emblème du cyborg-rocker du vingtième siècle.

1 Frank Zappa, « A Little Green Rosetta », Joe’s Garage, acte III.2 Arved Ashby, « Frank Zappa and the Anti-Fetishist Orchestra », in Musical Quarterly,

vol. 83, n° 4, 1999, p. 557-606, ici p. 591.3 Hector Berlioz, Euphonia ou la ville musicale (1844), Toulouse : Éditions Ombres, 1992.

Voir Esteban Buch, « Passion et utopie dans Euphonia ou la ville musicale de Berlioz », in Laure Gauthier / Mélanie Traversier (éds.), Mélodies urbaines. La musique dans les villes d’Europe (XVIe-XIXe siècles), Paris : PUPS, 2008, p. 285-302.

4 Trevor J. Pinch / Karin Bijsterveld, « ‘Should One Applaud ?’ Breaches and Boundaries in the Reception of New Technologies in Music », in Technology and Culture, vol. 44, n° 3,

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2003, p. 536-569, ici p. 538. 5 Voir Jonathan Sterne, The Audible Past. Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham :

Duke University Press, 2003.6 Voir Trevor J. Pinch / Karin Bijsterveld, « Sound Studies: New Technologies and Music »,

in Social Studies of Science, vol. 34, n° 5, 2004, p. 635-648, ainsi que Pinch / Bijsterveld, « ‘Should One Applaud ?’… », op. cit.

7 Voir Yves Jeanneret, « L’objet technique en procès d’écriture », in Alliage, n° 50-51 : « Le spectacle de la technique », 2003, p. 26.

8 Voir Sophie Maisonneuve, « La constitution d’une culture et d’une écoute musicale nouvelle : le disque et ses sociabilités comme agents de changement culturel dans les années 1920 et 1930 en Grande Bretagne », in Revue de Musicologie, tome 88, n° 2, 2002, p. 43-66 ; et Esteban Buch, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris : Gallimard, 1999, p. 209-210.

9 Voir Frank Mehring, « Welcome to the Machine! The Representation of Technology in ‘Zeitopern’ », in Cambridge Opera Journal, vol. 11, n° 2, 1999, p. 159-177.

10 Barbara Bradby, « Sampling Sexuality: Gender, Technology and the Body in Dance Music », in Popular Music, vol. 12, n° 2, 1993, p. 155-176, ici p. 156.

11 Leslie C. Gay Jr., « Acting Up, Talking Tech: New York Rock Musicians and Their Meta-phors of Technology », in Ethnomusicology, vol. 42, n° 1, 1998, p. 81-98, ici p. 85.

12 Donna Haraway, « Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du vingtième siècle », (1991), http://cyberfeminisme.org/txt/cyborgmanifesto.htm (consulté le 17 avril 2008). Pour une mise en cause de ces oppositions à partir d’une autre perspective philosophique, voir Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris : Gallimard, 2007.

13 « Interview guitaristique de Frank Zappa par Steve Rosen / Guitar Player Magazine de janv. ’77 », traduction de F. Hérard, http://zapinfrance.free.fr (consulté le 17 avril 2008).

14 Voir Trevor J. Pinch / Frank Trocco, « The Social Construction of the Electronic Music Synthesizer », in ICON Journal of the International Committee for the History of Techno-logy, n° 4, 1998, p. 9-31.

15 Jean-Jacques Schuhl, Rose poussière, Paris : Gallimard, 1972, p. 48-49, cité in Sébastien Thibault, « Techno : le second degré de l’aura », in Sociétés, n° 73, 2001, p. 114.

16 Article sans date cité in Glenn Povey / Ian Russell, Pink Floyd. Haute tension, Paris : Éditions du Seuil, 1997, p. 141.

17 Jordi Bianciotto, Pink Floyd. Welcome to the Machine, Valencia : La Mascara, 1994, p. 31.18 Nick Mason, Pink Floyd. L’Histoire selon Nick Mason, Paris : EPA, 2005, p. 211-213.

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19 Julian Palacios, Lost in the Woods. Syd Barrett and the Pink Floyd, Londres : Boxtree, 1998, p. 271. Traduction française de l’auteur.

20 Ibid., p. 272.21 Article sans date cité in Povey / Russell, Pink Floyd…, op. cit., p. 143. Voir aussi « A

Rambling Conversation with Roger Waters Concerning All This and That », in Pink Floyd Shine On, sle : Pink Floyd Music, 1992, p. 58.

22 Jean-Michel Oullion, Pink Floyd, une épopée cosmique, Paris : Prélude et fugue, 2003, p. 248.

23 Voir Serge Lacasse, « ‘Listen to My Voice’: The Evocative Power of Voice in Recorded Rock Music and Other Forms of Vocal Expression », thèse, Université de Liverpool, 2000, www.mus.ulaval.ca/lacasse (consulté le 17 avril 2008).

24 Roger Waters, entretien avec Philippe Constantin, Rock & Folk, janvier 1976, cité in Oullion, Pink Floyd…, op.cit., p. 248-249.

25 Message lu en mai 2007 sur http://forums.pinkfloyd.co.uk/Blog.26 « It is my responsibility to enforce all the laws that haven’t been passed yet. It is also my

responsibility to alert each and every one of you to the potential consequences of various ordinary everyday activities you might be performing which could eventually lead to The Death Penalty (or affect your parents’ credit rating). Our criminal institutions are full of little creeps like you who do wrong things... and many of them were driven to these crimes by a horrible force called MUSIC!Our studies have shown that this horrible force is so dangerous to society at large that laws are being drawn up at this very moment to stop it forever! Cruel and inhuman punishments are being carefully described in tiny paragraphs so they won’t conflict with the Constitution (which, itself, is being modified in order to accommodate THE FUTURE). » Traduction française de l’auteur.

27 Ben Watson, « Frank Zappa’s Legacy: Just Another Hoover? », in Circuit, vol. 14, n° 3, 2004, p. 39.

28 « Information is not knowledge. Knowledge is not wisdom. Wisdom is not truth. Truth is not beauty. Beauty is not love. Love is not music. Music is THE BEST... » Traduction française de l’auteur.

29 Ibid., traduction française de l’auteur. Voir aussi David Wragg, « ‘Or Any Art at All?’: Frank Zappa Meets Critical Theory », in Popular Music, vol. 20, n° 2, 2001, p. 205-222.

30 Frank Zappa, entretien avec Bob Marshall, 1988, cité in Guy Darol / Dominique Jeunot, Zappa de Z à A, Paris : Le Castor Astral, 2003, article « Sexe ».

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31 Nigey Lennon, Being Frank: My Time with Frank Zappa, Los Angeles : California Classics Books, 1995, p. 55, cité in Ashby, « Frank Zappa… », op. cit., p. 564.

32 Watson, « Frank Zappa’s Legacy… », op. cit., p. 35.33 Voir notamment Eric Denut, « Zappa à son corps défendant. Montage et matériau de

l’homme zappien », in Musica Falsa, n° 15, 2002, p. 31-32.34 John Corbett / Terri Kapsalis, « Aural sex: The Female Orgasm in Popular Sound », in The

Dramatic Review, vol. 40, n° 3, Experimental Sound & Radio, 1996, p. 102-111, ici p. 106. 35 Voir Esteban Buch, « La recherche musicale à l’Ircam », in Bernadette Dufrêne (éd.), Centre

Pompidou : trente ans d’histoire, Paris : Centre Pompidou, 2007, p. 92-97.36 Voir Watson, « Frank Zappa’s Legacy… », op. cit., p. 39.

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