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  • CultureCoréenneNo79 Automne / Hiver 2009

    한국문화

    Dossier spécial“ Hommage à André Fabre”

  • Le tigre, fascinant félin à multiples facettes, occupe une place de choix dans l’imagerie coréenne.Peinture ancienne anonyme du GahoeMinhwa Museum de Séoul. -Voir nos articles p.8 et p.31-

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    L’ actualité culturelle

    No 79 Automne / Hiver 2009Sommaire

    Festival des 3 Continents 2009, deux films coréens en compétitionet Shin Dong-il en or pour la première européenne de Bandhobi

    Le Festival « Rêves d’enfants » au Centre Culturel Coréen- 23-28 novembre 2009 -

    Interviews

    Nouveautés

    Les réalisateurs Ounie Lecomte etYang Ik-june :« Créer, c’est toujours parler de l’enfance »

    Voyages, tourisme

    Le Gahoe Minhwa Museum de Séoul

    Livres et DVD à découvrir

    Directeur de la publication : Choe Junho

    Comité éditorial :Lee Seung-Yoo, Georges Arsenijevic, Jeong Eun-Jin,Park Jeong-yoon

    Ont participé à ce numéro :Marc Orange, Dauphine Scalbert, Adrien Gombeaud,Juliette Morillot, Jeong Eun-Jin, Michel le Naour,Pierre-Emmanuel Roux, Véronique Blin, DominiqueRoland, Jérôme Baron, Jacques Batilliot, Ariane Perrin

    La Corée et les Coréens

    Dossier spécial

    IsangYun : un exemple d’œcuménisme musical

    Le tigre chez les Coréens : un personnage aux multiples facettes

    Éditorial2

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    L’art numérique coréen : première grande présentationen France au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains

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    André Fabre : un parcours remarquable3

    Hommages de quelques anciens étudiants6

    Culture Coréenne est une publication duCentre Culturel Coréen2, avenue d’Iéna-75116 ParisTél. 01 47 20 83 86 / 01 47 20 84 15

    Focus sur la Corée du Sud au 15e Festival Mondial desThéâtresde Marionnettes – Charleville-Mézières, 18-27 septembre 2009

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    La 2e édition du Festival « Rêves d’enfants »,qui s’est déroulée au Centre Culturel Coréendu 23 au 28 novembre 2009, a remporté,cette année encore, un beau succès. Photo :concert pédagogique « Magie des percus-sions coréennes », par l’ensemble « Les son-neurs de mondes ».-Voir notre article p.22.-

    Quelques idées pour passer une soirée dépaysante en Corée

    Hommage à André Fabre

    Tous les anciens numéros de notre revue sont consultablessur notre nouveau site Internet www.culturecoreenne.fr www.coree-culture.org

    Les festivités en Corée en 2010

    Conception et graphisme : H.V.COM

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    Éditorial

    été nous a apporté une bien triste nouvelle puisquenous avons appris fin juillet le décès de M. André

    Fabre, survenu à Perpignan où ce grand professeur etcoréanologue, ami de la Corée, s’était retiré en 1998,après avoir pris sa retraite.

    Nombre d’entre vous connaissaient André Fabre qui a,durant une carrière d’enseignant de plus de trente ans,formé à l’INALCO plusieurs générations d’étudiants.En outre, M. Fabre a toujours entretenu avec le CentreCulturel Coréen des liens privilégiés et nous nous ho-norons d’avoir publié dans « Culture Coréenne » nom-bre de ses articles (vous pouvez d’ailleurs tous lesretrouver sur notre site Internet www.cultureco-reenne.fr). M. Fabre avait également, durant sa carrière,donné à plusieurs reprises des conférences dans notreCentre, dont la dernière, « Histoire de la Corée », avait eulieu le 5 mars 2008 dans le cadre de notre cycle « Cultureet civilisation coréennes ».

    Compte tenu de la renommée du disparu (célèbre pro-fesseur, linguiste, traducteur de plusieurs grands romansemblématiques de la littérature coréenne, auteur de ma-nuels d’apprentissage du coréen et du seul livre récentsur l’histoire de la Corée*...), des efforts qu’il avait dé-ployés tout au long de sa vie pour mieux faire connaîtreen France notre pays, sa langue et sa culture, et eu égardaux liens amicaux que nous entretenions avec lui depuisde longues années et de l’affection qu’avaient pour luises étudiants, nous avons voulu lui rendre un dernierhommage en lui consacrant un dossier spécial dans cenuméro.

    Puis, dans notre rubrique « La Corée et les Coréens »,nous nous intéresserons, en cette année du tigre qui ar-rive, à ce fascinant félin à multiples facettes qui occupeune place de choix dans l’imagerie coréenne. Par ailleurs,nous vous proposerons un article très documenté etcomplet sur la vie et l’œuvre d’Isang Yun, sans doute le

    compositeur coréen le plus connu dans le monde. Enfin,nous évoquerons, à travers un texte plutôt original, lespojang macha, les jjimjil bang et les norae bang, lieuxque les Occidentaux découvrent lors de leur séjour enCorée et qui font le charme du mode de vie à la coréenne.

    Quant à notre rubrique « L’actualité culturelle », nous yaborderons la participation -remarquée et remarquable-de quatre compagnies coréennes au dernier FestivalMondial des Théâtres de Marionnettes de CharlevilleMézières (18-27 septembre), le Festival « Rêves d’en-fants » qui a été au Centre, cette année encore, une belleréussite (23-28 novembre), ainsi que le succès du réali-sateur Shin Dong-il et de son film Bandhobi au Festi-val des 3 Continents de Nantes (24 novembre-1er

    décembre), sans oublier un article sur l’art numériquecoréen qui sera à l’honneur à partir d’avril prochain, puisdans le cadre du festival « Bains numériques » (juin2010), au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains.

    Enfin, dans notre rubrique « Interviews », nous vousprésenterons deux jeunes cinéastes, Ounie Lecomte etYang Ik-june, ayant respectivement réalisé Une vie touteneuve et Breathless, deux premiers films superbes pri-més dans les festivals et largement salués par la critiquefrançaise (le premier vient de sortir en France, la sortiedu second est prévue pour fin avril ).

    Je vous souhaite à tous une très bonne lecture et une ex-cellente année du tigre !

    CHOE JunhoDirecteur de la publication

    *Histoire de la Corée, Ed. Langues & Monde - L’Asiathèque, Paris 2000

    Chers amis,

    L’

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    Dossier spécial

    ndré Fabre nous a quittés le 27juillet dernier dans sa soixante-

    dix-septième année. Coréanologuerenommé, il appartenait sinon à lapremière génération d’enseignants decoréen du moins à la deuxième.En effet, Charles Haguenauer et LiOgg furent les deux premiers ensei-gnants de coréen. On doit au premierla création d’un certificat d’étudescoréennes à la Sorbonne puis del’enseignement du coréen à l’Écolenationale des langues orientales(Langues O) devenue depuis l’Institutnational des langues et civilisationsorientales (INALCO). Il y eut d’abordun enseignement de coréen auxLangues O, puis ensuite cet ensei-gnement fut sanctionné par un di-plôme obtenu après trois ansd’études. Le premier diplômé decoréen le fut en 1963. Li Ogg, quantà lui, vint en France en 1956, à la

    demande de Charles Haguenauer etenseigna le coréen à la Sorbonne (ilfut lecteur à la faculté des lettres del’université de Paris de 1956 à 1969)et aux Langues O où il fut chargé deconférence puis répétiteur de 1959à 19691.

    Après avoir fait ses études secon-daires au lycée Arago de Perpignan,ville dont il était originaire, AndréFabre monte à Paris. Attiré par l’Ex-trême-Orient, il s’inscrit à l’Écolenationale des langues orientales enjaponais, en chinois et également enrusse. Il sera respectivement diplôméde ces trois langues en 1954, 1956 et1957. A noter que, pour le russe,il suivait également des cours à laSorbonne où il obtiendra unelicence (1957). En 1955, il fut undes premiers à obtenir le certificatd’études japonaises à la Sorbonneet, en 1960, il obtint celui d’étudescoréennes.Après avoir accompli son servicemilitaire, il est nommé secrétairegénéral du Centre d’études chinoisesde l’École pratique des hautes études(EPHE), centre dirigé alors par le lin-guiste et sinologue Alexis Rygaloff.

    André Fabre :un parcours remarquable

    Par Marc ORANGECoréanologue, président de l’AFPEC

    (Association française pour l’étude de la Corée )

    André Fabre discutant avec un collègue coréen lors du premier colloque de l’AKSE, Londres, 1977.

    André Fabre recevant le Prix Culturel France-Corée 2000 des mains de M. Kwon In Hyuk,Ambassadeur de Corée en France.

    A

  • Le professeur Charles Haguenauer,qui avait eu André Fabre comme étu-diant, avait remarqué ses qualités delinguiste et il avait réussi à le persua-der d’aller en Corée. Il adressa, en1961, une demande au gouvernementcoréen en vue d’obtenir une boursed’études en échange d’un enseigne-ment qu’André Fabre aurait pu donnerà l’université des langues étrangèresHan’guk. Il fallut une année pourattendre la réponse, négative : leministre coréen de l’Éducation nepouvait sur son budget 1963 disposerde crédits destinés à des étudiantsétrangers. A la suite de ce refus, mon-sieur Chambard, qui était alorsambassadeur à Séoul, décidad’écrire à la Direction des affairesculturelles au Quai d’Orsay pourexpliquer le grand intérêt qu’il portaità ce que André Fabre puisse venir enCorée. Finalement, c’est en 1963 quecelui-ci fut envoyé par le ministère desAffaires étrangères comme lecteur àl’université des langues étrangères. Iloccupa, dans le même temps, lesfonctions d’adjoint culturel à l’ambas-sade de France.Il profita de son séjour en Corée

    pour suivre, parallèlement à sontravail, des cours à la Graduate Schoolde l’université nationale de Séoul. En1967, il obtint un Master of Arts enlinguistique avec un mémoire, rédigéen coréen, sur les mots expressifs en

    coréen moderne (la version françaisese trouve à la bibliothèque del’INALCO sous le titre Les motsexpressifs en coréen moderne). C’estaussi à cette époque qu’il s’exerça à latraduction de plusieurs nouvelles co-réennes (quatre d’entre elles (Quand lesarrasin refleurit de Yi Hyo-seok,Printemps ? Printemps de Kim Yu-jeong, Les grues de Hwang Sun-weon, Une balle perdue de YiBeom-seon) furent publiées, en 1970 àSéoul, par Le Centre coréen du P.E.N.Club international dans un ouvrageintitulé Contes et pièces de théâtremoderne de la Corée).A son retour en France en 1968,

    André Fabre occupa un poste deformateur au CREDIF, organisme dé-pendant de l’École nationale supé-

    rieure de Saint-Cloud,jusqu’à son élection en1969 à la chaire de coréencréée à ce moment-là auxLangues O. C’est au CRE-DIF qu’il avait obtenu, en1963, un diplôme d’ensei-gnement du français parles méthodes audiovi-suelles.Après ces débuts brillants,André Fabre a poursuivisa carrière de chercheur etd’enseignant jusqu’à sa re-traite en 1998, contri-

    buant ainsi à la formation de plusieursgénérations d’étudiants. Il a égalementdonné de multiples conférences sur laCorée, tant en France qu’à l’étranger.André Fabre n’a cessé, tout au long

    de sa carrière, de s’intéresser auxquestions de linguistique mais aussid’ethnolinguistique : standardisationde la langue coréenne, oppression decette langue pendant la colonisationjaponaise, coréen du Nord et coréendu Sud, emprunt de langues à d’autreslangues (à ce sujet on peut citerl’article très documenté « Trois écri-tures à base de caractères chinois : leidu (Corée), les kana (Japon) et le chunôm (Viet Nam) », Asiatiche Studien/Etudes asiatiques, vol. XXXIV-2-1980, p. 206-225). Dans le cadre de sesétudes de la langue coréenne, il s’estintéressé aux communautés coréennesvivant à l’étranger, principalementcelles de l’Asie centrale2, qui parlentun coréen, le koryeo mal, présentantun certain nombre de différences aveccelui parlé dans la péninsule. Il s’inté-ressait également au catalan et y voyaitquelquefois des similitudes avec lecoréen.Il est l’auteur, avec Shim Seung-ja,

    d’un Manuel de coréen publié en1995 (Paris, l’Asiathèque, collectionLangues et mondes, 270 p. + 1 CD) etégalement, en collaboration avec SongEui-jong, d’un volume de la collection

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    Roman traduit par André Fabre

    André Fabre en 1978

  • Assimil, Le coréen sans peine (Paris,1999, XXI+561 p. + 4 cassettes(maintenant 4 CD). La linguistiquene lui avait pas fait abandonner la lit-térature. Il collabora ainsi avec MineHi-sik à la traduction du premiertome de la célèbre saga de PakKyong-ni, La terre (Paris, Belfond,1994, 600 p). Œuvre complexe oùapparaissent nombre de personnages(la traduction fournit un index decinq pages des personnages pouraider le lecteur francophone à s’y re-trouver), elle retrace, à partir de 1897,la vie de trois générations de Coréens.André Fabre aimait aussi faire

    connaître la Corée. Si, en 1986, il pu-blia un petit guide, Corée du Sud(Paris, Marcus, collection Poche-voyageMarcus, 1986, 64 p.), il s’attaquaplus tard à un travail beaucoup plusimportant, une histoire de la Corée.En 1988, il publia La grande histoirede la Corée (Paris, Lausanne, éditionsFavre, 391 p.). Ce livre ne connutqu’une diffusion réduite : il resta peude temps en librairie à la suite de lafaillite de son éditeur, faillite presqueconcomitante à la sortie du livre.Mais, un peu plus de douze ans plustard, il publia une Histoire de laCorée (Paris, l’Asiathèque, collection

    Langues et mondes, 419 p.). Repre-nant son ouvrage précédent, il pro-céda à une révision complète.Profitant d’un voyage en Corée, àl’invitation du ministère coréen de laCulture, des Sports et du Tourisme,il put, par exemple, accéder à de nou-veaux documents concernant des dé-couvertes archéologiques récentes etremanier ainsi totalement le chapitresur la préhistoire. Il réactualisa aussison texte et ajouta une partie impor-tante concernant l’histoire coréennerécente (rencontre de Kim Dae-junget de Kim Jong-il, par ex.). Ce livreest également richement illustré,doté de cartes et d’un index fort utile.Bien qu’il ait fait l’objet d’un certainnombre de critiques, il reste à ce jourl’histoire générale de la Corée la plusrécente et une source d’informationsprécieuses pour qui s’intéresse à laCorée.A la fin de sa carrière, André Fabre

    fut sollicité pour enseigner auKazakhstan. Il avait d’ailleurs le titrede Professeur émérite de l’universitéQyzylorda, université située dans laprovince éponyme.Rappelons qu’André Fabre occupadiverses fonctions administratives àl’INALCO et qu’il fut notamment

    président de l’AKSE (Associationfor Korean Studies in Europe) de1987 à 1990. En 2000, lui fut aussiattribué le prix culturel France-Coréepour une meilleure connaissance enFrance de l’histoire de la civilisationdu Pays du matin calme. Ce prix luifut remis par M. Kwon In Hyuk alorsambassadeur de Corée en France.

    Même si, après sa retraite, sonactivité diminua, il garda un certainnombre de liens avec d’anciens étu-diants, avec des institutions commele Centre culturel coréen, et il restasollicité pour donner des conférences,tant à Paris qu’en province, et parti-ciper à des colloques.Ces quelques lignes n’ont pas la pré-tention de retracer de façon exhaustivela carrière d’André Fabre ni de citertous ses écrits. Ce n’était pas unbavard, il parlait rarement de lui-même et ne faisait guère de publicitélorsqu’il publiait un article ou allaitfaire une conférence. On espèrecependant que tous ceux qui l’ontpeu ou pas connu pourront apprécierla place qu’il a tenue dans les étudescoréennes en France.

    1 On notera que la création du diplôme decoréen se fit très rapidement. D’autreslangues eurent moins de chance. On peutciter, à titre anecdotique, le cas du mongol.Louis Rochet (1813-1878), qui fut le pre-mier enseignant de mongol, écrivit à l’ad-ministrateur de l’école (1er juillet 1874) puisau ministre de l’Instruction publique (20mars 1875) : «... c’est dire combien laconnaissance de ces deux langues [mongolet mandchou] deviendrait nécessaire au-jourd’hui que la Chine du Nord est ouverteau commerce, à nos Missionnaires et auxétudes scientifiques et littéraires. » Malgréces arguments, le diplôme de mongol ne futinstitué qu’en 1967, deux ans après l’ou-verture des relations diplomatiques entre laMongolie et la France.2 Il s’agit de populations coréennes qui vi-vaient dans la partie orientale de l’Union so-viétique (proche de la Corée - région duPrimorié (Vladivostok, Nakhodka) et deKhabarovsk) et dont Staline décida le dé-placement vers plusieurs républiques d’Asiecentrale afin de participer à leur développe-ment économique.

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    André Fabre intervenant dans le cadre du colloque de l’AKSE, Berlin, 1993.

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    En l’absence de manuels de coréen, André Fabre avait rédigépour nous aux Langues’O un recueil de textes courts et parfoisdrôles, des leçons de grammaire, un lexique de coréen, un lexiqued’idéogrammes... Nous suivions ses cours d’histoire, de linguis-tique, de structure de la langue. Même en cours, il était habitépar la constance de la recherche académique, c’était elle, la fidèlecompagne du chercheur, celle qui l’accompagnera jusqu’à sondernier jour, constante.

    Notre premier lexique de 1500 caractères chinois est précieux declarté et de sobriété. Il n’y avait annexé que la préface au HunminJeongeum, signée en 1447 par le roi Sejong qui y offrait lehangeul au peuple coréen… et à nous aussi. Nous partions pourun voyage entre la pure simplicité de cet alphabet et l’infinie com-plexité de la langue coréenne. Les cadeaux que nous faisait notreprofesseur étaient sa passion pour le travail et un ardent etgénéreux sens de l’humanité.

    Je me souviens avec bonheur de notre cours de traduction :c’était “La terre” de Pak Kyong-ni. Nous traduisions la vie deshommes, les récoltes d’automne et l’angoisse de la soudure, lesancêtres veillant sur la tranquillité de la maisonnée... Je revoismon professeur. Il lit le texte, sa traduction, il explique le vo-cabulaire, il écrit les caractères sur le tableau vert, il est infailli-ble, il écrit comme un dictionnaire -c’était avant l’ordinateur -,son poignet le guide, mécanique. Je regarde le tableau, copie surmon cahier, je pars dans le texte et m’arrête, je regarde MonsieurFabre, j’admire comme la passion s’est emparée de lui et commel’homme s’est laissé happer par la passion. Il continue d’écrire parcoeur sur le tableau vert.

    Après l’université, nos échanges sont devenus épistolaires, cartesde voeux, nouvelles de nos familles, de nos travaux. Andrém’avait envoyé le catalogue des poteries catalanes, des souvenirsde son enfance. Il aimait être au courant de mon travail. Il mecommuniquait aussi les nouvelles des républicains espagnols ;ceux-ci, je crois, alors qu’il était très petit (en 1936) lui auronttransmis le germe de cette attirance fondatrice vers la terre et sesracines, la problématique de l’exil, de la faim, de la justice.

    Il y a peu, j’ai reçu sa traduction de « Sur la route de Smolensk »de Boulat Okujawa que j’écoutais alors. Le poème-chanson finitainsi :

    André Fabre, notre professeur.Dauphine Scalbert, céramiste Adrien Gombeaud, journaliste

    La route de Smolensk,comme tes yeux à toi

    Deux étoiles du soir d’un bleu,d’un bleu, d’un bleu.

    Le dernier message d’André sur l’ordi était bref ( peut-être était-il sur la route de Smolensk ?) :« Que la poésie bourdonne longtemps encore. Amitiés. André ».

    uelques souvenirs à partager avec Marie-Hélène,Ange, les étudiants...

    e 20 juillet, je reçus sur mon téléphoneportable unpetitmot d’André Fabre :«Nepouvant voyager, je voyage dans ma tête enécrivant mes mémoires ». Préférant ne pasévoquer son état de santé, il avait porté àmaconnaissance un nouveau projet : l’histoirede sa vie, envisagée comme un voyage. J’ap-pris sa mort onze jours plus tard et je prisaussitôt le train pour Perpignan, songeantà ma première rencontre avec le grandAndré Fabre. Le début d’un voyage…C’était il y a une douzaine d’années. En cetemps-là, je l’appelais encore MonsieurFabre. Devant le tableau noir, comme àchaque rentrée, il commença son coursainsi : « Le coréen, c’est de l’acharne-ment».Avec ses sourcils épais, ses cheveuxblancs hérissés, il avait l’air sévère. Pourtant,lorsqu’on passait un oral avec lui,MonsieurFabre était souvent aussi nerveux que nous.Un été, nous nous sommes retrouvés avecquelques étudiants dans un petit café deSéoul. Il avait posé sur la table son précieuxcarnet. Le touriste lambda prenait desphotos, Monsieur Fabre, lui, notait desexpressions. Grammairien pickpocket, ilvolait des phrases dans le métro ou à l’arrêtdu bus. On retrouverait plus tard cesphrases à Paris, écrites à la craie sur letableau. Il s’amuserait à les disséquer enverbes, sujets, prépositions… à y puiser denouvelles onomatopées toujours plus sur-prenantes. Ce qui l’émerveillait surtout,c’était de découvrir des constructions nou-velles. Il aimait cette langue en perpétuelleévolution qui ne se laissait pas enfermerdans une grammaire définitive.Une languequi le poussait à « l’acharnement ».Après un voyage très important pour lui auKazakhstan,Monsieur Fabre prit sa retraite.A l’initiative de Patrick Maurus, il donnason « dernier cours » dans une salle bon-dée. Sur l’esplanade de l’université Dau-phine, je lui demandais ce qu’il comptaitfaire de son temps. Il me répondit : « J’aiencore des comptes à régler avec la guerred’Espagne». Il passa la porte de l’universitésans se retourner.Quelques semaines plus tard, je reçus unecarte postale de Perpignan,monMaîtremepriait de l’appeler désormais André. Ayantrencontré Monsieur Fabre à la fin de sacarrière, j’eus ainsi le privilège de devenirl’ami d’André. Nous nous voyions lorsqu’ilmontait à Paris, dans des cafés de St.Michelou dans des restaurants chinois de Belle-ville. Nous nous écrivions régulièrement. Ilavait une calligraphie merveilleuse, une

    écriture à la fois souple et énergique, dontil était très fier. Cependant, je crois que j’enappris beaucoup plus sur lui et sur sa voca-tion de coréanologue lors de promenadesdans sa ville de Perpignan. Au fil des ruesqu’André avait tant fréquentées dans sonenfance, nous basculions sans prévenird’une artère commerçante bourgeoise duquartier St. Jean à cette fameuse rue gitanede l’Anguille où le linge flotte au vent, oùl’on bavarde au pas des portes en regardantles mômes fumer des clopes. Derrièrela ville, s’étendent les Pyrénées et le montCanigou. Au-delà commence l’Espagne.André adorait le village de Salses et saforteresse, les terrains de jeux de sa jeunesseoù il emmenait désormais ses petits-enfants.Il me racontait qu’il y avait là autrefois unmarais. D’un côté du marais, on parlaitcatalan. De l’autre, s’ouvrait le mondeoccitan. Je compris alors qu’avant dedevenirMonsieur Fabre, le grand spécialistede la culture et de la langue coréenne,André avait déjà vécu entre les frontières. SiMonsieur Fabre avait consacré sa vie à laCorée, un pays plusmarqué qu’aucun autrepar les divisions, c’est parce qu’André étaitd’abord catalan. Il me raconta les feux de laSt. Jean, quand chaque 23 juin,Catalans duNord et du Sud transforment le Canigouenunphare étincelant dans la nuit.Aupetitmatin, le vent disperse les dernières cendres.Chacun rentre chez soi, sur son versant desPyrénées. André avait choisi la Corée car ilse sentait profondément attaché au peuplecatalan qui partage une même langue, unemême culture, mais qui vit des deux côtésd’une frontière Nord / Sud. En Corée, ildevait retrouver une frontière plus infran-chissable encore, un Nord et un Sudtranchés à la hache. Quant à la guerred’Espagne, l’histoire de sa famille lui avaitenseigné les lâchetés, les trahisons qu’impli-quent les conflits de ce genre. En étudiantlaCorée, il avait croisé lesmêmes bassesses,la même violence. Son « Histoire de laCorée » est donc un ouvrage aussi person-nel qu’académique. A travers la Corée,André aborde la fatalité des divisions,la complexité, la douleur des frontières, lecourage et la peur, l’absurdité des guerresfratricides. Avait-il passé tant d’années enCorée pourmieux comprendre son pays etles siens ? En le voyant s’éloigner sur lesplanches de l’universitéDauphine, j’ai long-temps cru qu’après son dernier cours,Mon-sieur Fabre rentrait enfin chez lui. Peut-êtrequ’André n’est jamais vraiment parti.

    L’homme sans frontières

  • Ecrit parAndré Fabre

    àRivesaltes en 2008

    Rituel Final

    SélèneMoki faisait des pointes. Ilétait une danseuse étoile à titre pro-visoire, mais il n’avait guère le choixs’il voulait attraper la boîte deconserve qui se trouvait, comme parhasard, sur le sommet du rayonnageinaccessible à la superette.

    Voilà, la proie était dans le caddy,le caddy avait franchi la caisse, lajournée avait été bonne, il avait bienrigolé avec les copains au café. Lacaissière lui rendit son sourire et ilrentra chez lui.

    Il descendit lentement l’échelle duNautilus. Le silence l’accueillit.Le sous-marin était totalementvide, l’équipage était mort depuislongtemps. Il se laissa tomber dansle fauteuil et regarda à traversl’énorme hublot de sa mémoire. Despoissons passaient en bandes, en ban-dits, en trains de déportés, de pri-sonniers, de personnes déplacées. Ilssoulevaient la vase etSélèneMokivit apparaître des rails ivres de ca-hots sous les armes à cliquetis.

    Sa grosse maison noire d’où ne sor-tait aucune voix humaine étaitcomme une épave oubliée.

    uand le Centre culturel coréen m’a sollici-tée afin d’écrire un petit article en hommageà André Fabre, j’ai hésité. André était unhomme pudique, discret qui détestait lesfeux des projecteurs. Ne s’était-il pas exilé àPerpignan pour quitter Paris et ses monda-nités ? « La vieille grenouille que je suis aregagné son puits et est bien décidée à y de-meurer tout au fond. » Après réflexion, je mesuis laissée convaincre. Après tout, depuis lepremier jour de 1980 où j’avais fait saconnaissance, il n’avait jamais cessé de mesoutenir en tant que professeur de coréenpuis en tant qu’ami. « Suivez votre instinctet vos convictions quoi que les esprits cha-grins puissent en penser ». J’ai donc accepté,certaine de son approbation posthume.

    D’ailleurs, la mort n’était pas un sujet tabou.André avait relu récemment « Ce cher dis-paru » d’Evelyn Vaughn, où « l’auteur semoque avec raison de la bienséance funé-raire et des défunts trop gominés, une cartede visite coincée entre les gencives et les lè-vres pour qu’ils partent avec un sourire éter-nel. » Et conclu : « l’anticonformisme est unbien nécessaire. »

    Mais où commencer ? J’ai ouvert mon ordi-nateur et suis restée ébahie de l’énorme cor-respondance que je découvrais : près de 350e-mails en moins de deux années… Dese-mails gais, tendres, érudits, ironiques,caustiques, relus avec émotion et admiration.Au cours des années, André Fabre, le prof.,était devenu Sélène Moki, un ami proche etun confident. Et aujourd’hui encore, le soir,quand la nuit tombe, la tentation de repren-dre nos discussions d’ « oiseaux nocturnes,passionnés et brisés » est toujours là, àportée de clavier et de souris…

    Son départ pourtant, André me l’avait an-noncé, de vive voix, un soir de juillet.« Juliette, votre roman Les larmes bleues seramon dernier livre. De tous les livres que j’ailus, c’est lui que j’emporterai avec moi » Puisil avait ri. « Je ne suis plus qu’un tubedigestif et un champ de tir pour missiles àinsuline mais, rassurez-vous, je garde lemoral et suis bien décidé à ne pas me laisserabattre et contre-attaquer la maladie. Unguérilléro de la guerre d’Espagne a écrit qu’ilne faut jamais entrer dans le schéma où onest le lapin pourchassé par le chasseur, maisremonter vers le chasseur et lui en faire voirde toutes les couleurs… »

    Nous avions prévu de nous retrouver enaoût à Perpignan, et de partager, en compa-gnie de ses chats Mayday, « la séductrice auxgrands yeux verts à la Garbo » et Blitz« le matou-mec catastrophe », un dînercatalan : « côtelettes d’agneau au thym et,pour dessert, des figues noires , des « coll desenyora » qu’on peut traduire par « cou degente dame ». Des figues au « cou » si effiléqu’elles faisaient rêver les paysannes cata-lanes plutôt baraquées, comme dans lestableaux de Miro ». André devait aussi, si latramontane le permettait, me montrer lesPyrénées au lointain, et me faire découvrirLux Aeterna de György Ligeti un composi-teur qu’il aimait beaucoup pour « son talentet son anticonformisme ».

    Sans doute aurions-nous parlé des heures.Peut-être pas de Corée, mais de musique, delittérature. Ou peut être de « son obsessionla plus ancienne », la guerre d’Espagne. « Elleremue toujours en moi des sentiments trèsforts qui me portent parfois au bord deslarmes », ou encore des analogies entre lemassacre de Katyn et celui de Paracuellos delJarama, « la Blitzkrieg s’est-elle inspirée de laguerre d’Espagne ? », ou peut-être aussi de sarecherche sur la naissance des nationalismesen Extrême-Orient.

    Mais nous aurions avant tout abordé notrepassion commune, l’écriture. Car derrièrel’érudit, le chercheur, vivait en silence SélèneMoki, le poète… « Ecrire pour moi est plusqu’une thérapie, c’est prouver qu’on existeface au rouleau compresseur des idéesreçues, des clichés et des bonnes intentionsqui, en fait, n’en sont pas. Je ne suis pas uncoureur de fond qui écrit roman sur roman,mais, dans mon petit carré, j’aime écrire,j’aime écrire le français. Et pourtant, le cata-lan que me parlaient ma nounou et magrand-mère est toujours resté pour moi lalangue de la tendresse et, quand je ne mesens pas bien, je m’enferme à double tour,mets ma chaîne au maximum et écoute deschansons catalanes… Ecrire en catalan restemon rêve secret. Ça me fait penser à l’his-toire de l’œuf et de la poule. Qui a com-mencé ? Dans mon cas, c’est un peu plussimple : si je réussis à écrire, français oucatalan, la mort sera le dessert. Mais si onsert la mort en entrée…. »

    A défaut de figues à long cou, la mort futdonc le dessert pour Sélène Moki.

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    Les figues et la mortJuliette Morillot, écrivaine

  • Un symbole de la Corée

    ans ses écrits destinés à insufflerun sentiment de dignité et de fierté

    à ses compatriotes tombés en 1910sous le joug de la colonisation japo-naise, l’historien et poète modernisteChoe Nam-seon (1890-1957) tente deleur faire prendre conscience de lagrandeur de leur peuple. Il aime à ceteffet citer l’ouvrage chinois intituléShanhaijing, « le Livre des monts et desmers », recueil de données géogra-phiques et de légendes de l’antiquitéchinoise qui mentionne la Corée dansles termes suivants : « Les habitants dece pays des sages sont parés d’un habitet d’un chapeau élégants et portent unsabre. Ils se font servir par deux grandstigres au magnifique pelage. »

    D’après Choe Nam-seon – et il n’estpas le seul à le dire – le tigre constituevéritablement un symbole de la Corée.Les premières traces de son existencedans la péninsule coréenne remonte-raient à la préhistoire. L’expression « dutemps où les tigres fumaient… » équi-vaut à « vieux comme Mathusalem »dans la langue française. En mêmetemps que cette ancienneté dans la ré-gion, leur grand nombre explique sansdoute la place que ce seigneur des fé-lins occupait, jusqu’à une date ré-cente, dans la culture coréenne, que cesoit dans la peinture ou dans la littéra-ture. On en aurait encore vu au débutdu XXe siècle s’aventurer dans le do-

    maine du palais royal et il existaitmême, paraît-il, une unité spéciale dontla mission était de les capturer. Maisque les touristes se rassurent : de nosjours, les tigres se font plus discrets etil faut se rendre au Grand Parc deSéoul, au sud de la capitale, pour as-sister au repas des fauves qui bondis-sent contre la paroi rocheuse de leurenclos pour saisir les quartiers deviande qu’on leur jette, à la grande joiedu public jeune et moins jeune.Le tigre est considéré par les Coréenscomme le roi de tous les animaux,comme l’est le lion en Occident. Saférocité lui vaut les nombreuses re-présentations que l’on trouvait dans leshabitats traditionnels et qui étaient cen-sées jouer un rôle d’exorcisme et deprotection. Sur les portails des maisons,on collait très souvent des dessins detigre et de dragon ou, à défaut, les idéo-grammes qui les désignent, c’est-à-direho (hu en chinois) et yong (long) – ca-ractères qu’il n’est d’ailleurs pas rare detrouver dans les prénoms masculins.Ces animaux, symboles d’autorité et depuissance, figuraient aussi comme mo-tifs dans les broderies des tuniques queportaient les hauts fonctionnaires. Par ailleurs, une dent ou une griffe dutigre pouvait servir de talisman. Si sapeau était très appréciée en tant qu’élé-ment décoratif, des archives nous ap-prennent que la médecine traditionnelletirait autrefois bénéfice de tous lescomposants de son corps, tels que

    chair, poils, sang, yeux, dents, or-ganes génitaux... et même de ses excré-ments. Mais le tigre est aussi enCorée un animal sacré, représenté àcôté d’un sage dans les peintures àcaractère syncrétique qui ornent fré-quemment les temples bouddhiques.

    Un roi des animaux aux caracté-r ist iques anthropomorphes

    Fort et rapide, le tigre reste indétrôna-ble dans l’imaginaire coréen, dans le-quel il apparaît souvent doté d’unesprit ouvert et d’une humeur joviale. Hodori, mascotte des Jeux Olympiquesde Séoul de 1988, et Wangbomi, sym-bole de la ville de Séoul de 1998 à unedate récente, constituent deux représen-tations populaires inspirées d’une longuetradition picturale mettant en scène untigre enjoué.

    Car l’animal n’est pas seulementsacré, on lui confère aussi destraits de comportement hu-mains. Sa proximité dumonde de l’homme –l’image d’un voya-geur qui ren-contre unt ig reest

    Le tigre chez les Coréens :un personnage aux multiples facettes

    Par JEONG Eun-Jin, docteur ès le_res, chercheuse en coréanologie, traductrice, journaliste

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  • fréquente dans les récits coréens, pro-bablement parce qu’elle reflétait autre-fois une certaine réalité – en a fait unêtre presque banal, quoique pourvud’attributs complexes, contrairement audragon, créature fabuleuse jouissantd’une suprématie absolue, supérieure àcelle du grand félin. On peut supposerque cette volonté d’humaniser le tigre,bien réel lui, voire de le tourner en ri-dicule, a été la conséquence d’un désirde conjurer la peur qu’il provoquait.

    En fait, tout a commencé avec le mythede Dangun, tel qu’il apparaît dans leSamguk yusa, « Evénements mémora-bles des trois royaumes », un ouvrageécrit à la fin du XIIIe siècle. Il y est écritque Hwanung, fils du dieu du ciel, des-cend sur la terre dans le but de la gou-verner. A son arrivée, il rencontre unetigresse et une ourse qui veulent deve-nir humaines. Hwanung leur fait subirune épreuve en leur donnant de l’ail etde l’armoise, dont elles devront senourrir exclusivement pendant centjours. La première capitule quelquesjours plus tard, alors que l’ourse, elle,

    fait montre d’une grande endu-rance. Elle tient

    jusqu’au bout de l’épreuve et se trans-forme en une femme qui va donner àHwanung un fils appelé Dangun ; cesera le fondateur légendaire de laCorée.

    Les Coréens seraient donc les descen-dants d’une ourse, non d’une tigresse.Pourtant, fort mais peu gracieux, leplantigrade est moins populaire que letigre dans le folklore national. Ce der-nier, en revanche, a bénéficié des res-sources d’une imagination plus riche etplus complexe. Dans les proverbes ani-maliers coréens, par exemple, il occupela deuxième place (10,8%), tout de suiteaprès le chien (13,3%)1. En France,« quand on parle du loup, on en voit laqueue », mais en Corée, c’est plutôt « letigre (qui) s’amène quand on parle delui ». Si « l’homme laisse son nom aprèssa mort, le tigre sa peau », il est notoirequ’« un hôte de mai et de juin fait pluspeur qu’un tigre », parce que les récoltesétant épuisées, on n’a plus rien à lui offrir.

    Mais c’est surtout dans les récits, orauxou écrits, que le tigre est ridiculisé etqu’il apparaît à la fois craintif et naïf.Le Tigre et le Kaki, par exemple, estune histoire encore très prisée de nosjours par les enfants coréens. Un tigreaffamé s’approche d’une maison. Il en-tend de l’autre côté de la porte un en-fant pleurer et sa grand-mère essayer dele calmer. Elle profère d’abord des me-naces : « Si tu continues à pleurer, çava faire venir un tigre », mais le petitn’est point impressionné. Elle finitalors par lui dire : « Tiens, voilà unkaki. Cesse de pleurer ! », et c’est lesuccès instantané. Le tigre, qui a toutentendu sans voir la scène, se dit quece kaki doit être un personnage autre-ment plus redoutable que lui pour quel’enfant ait aussitôt obtempéré, et ils’enfuit à toute allure ! Dans une autre

    histoire tout aussi célèbre, le tigre se faitberner par un lapin qu’il a attrapé et quilui propose en hors-d’œuvre des gâ-teaux de pierre tout chauds.

    Plus confucéen qu’un confucianis te

    Mais le tigre se voit parfois attribuerdes vertus humaines, voire confu-céennes. Ainsi, il n’est pas ingrat. Unhomme extrait une épingle à cheveuxde la gueule d’un de ces fauves. Celui-ci,pour le remercier, lui indique un en-droit, probablement favorable selon lepung su (feng shui, en chinois). Quand,plus tard, son père décède, l’hommel’enterre à cet emplacement et c’estpour lui le début d’une vie faste. Dansune autre histoire, témoin d’un acte depiété filiale, le tigre oublie sa nature vo-race : un fils part à la recherche de poils

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    La Corée et les Coréens

    Peinture coréenne anonyme, 18e siècle

  • de sourcils de tigre, censés guérir la ma-ladie dont souffre sa mère. Celui qu’ilfinit par trouver est sur le point de bon-dir pour le dévorer, quand l’homme semet à lui expliquer la situation et le sup-plie d’accéder à sa requête. Emu par cegrand courage que motive la piété filiale,l’animal le prend alors sur son dos pourle raccompagner jusque chez lui. Letigre est également, dans l’imagerie co-réenne, sensible à l’esprit de sacrifice.Ainsi, un homme rencontre un moinequi lui annonce que le fils unique d’uncertain Kim sera mangé par un tigre quipourra alors se métamorphoser en hu-main. Il ajoute que, si cela se sait avant,ce sera lui, à qui il a fait cette révélation,qui sera sacrifié à la place du jeune Kim.En proie à un douloureux dilemme,l’homme finit par tout raconter à ce der-nier. Le tigre se présente en effet devantlui, mais lui laisse la vie sauve, en disant :« Tu es mon ennemi car tu m’as faitrater l’occasion de devenir humain, maistu es un homme véritable, comme onn’en voit plus beaucoup… »

    C’est au tigre que Pak Jiwon (1737-1805) – une des figures majeures dumouvement appelé sirhak qui, auXVIIIe siècle, tente en Corée de moder-niser à différents échelons le systèmepolitique et social – confie le soin deporter un regard critique sur la classedominante de son époque, dans Hojil,« la Brimade du tigre », une des nom-breuses histoires brèves que contientson Yolha ilgi, « Journal de Jehol ».Celle-ci raconte qu’un jour, un tigrecherche une proie humaine pour sondîner. On lui propose un médecin ou unchamane, mais il les juge l’un commel’autre incomestibles, parce qu’ils ontprobablement ôté la vie à de nombreusespersonnes, le premier en testant sur ellesce dont lui-même n’était pas sûr et le se-cond en leur faisant de fausses pro-

    messes. L’évocation d’un « confucianisteaux cinq saveurs » fait enfin saliver lefauve. Il en rencontre un de renom, entrain de patauger dans un tas d’excré-ments dans lequel il est tombé alors qu’ilfuyait devant cinq jeunes gens, dont lamère, une veuve à la petite vertu, avaitavec lui un rendez-vous galant. En sepinçant le nez, le roi des animaux lui faitalors un long sermon dans lequel il luireproche en particulier son hypocrisie.

    Le tigre sera à l’honneur en l’an lunaire2010, qui commencera le 14 février pro-chain du calendrier solaire (sous le signede la Saint-Valentin, donc). Parmi les

    douze signes de l’astrologie chinoise, cer-tains sont particulièrement appréciés desCoréens, car jugés fastes – leur annéevoyant même une croissance du nom-bre des naissances et des mariages ! Toutcomme le dragon ou le cheval, le tigreest de ceux-là, sauf peut-être… pour lesfemmes, dont la venue au monde placéesous ses auspices annonce une destinéemouvementée ou, en tout cas, selon unecroyance machiste, un gi (qi en chinois)jugé trop vigoureux pour être porté parle sexe dit faible.

    Bonne année du tigre à tous… et àtoutes !

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    1 D’après O Segil, « Le tigre tel qu’il apparaît dans la littérature orale », cité par Seong Uje, « Que signifie le tigre pour les Coréens ? », Sisa journal, n. 428, 08/01/1998.

    Sansin, l’esprit de la montagne, est souvent représenté avec un tigre à ses côtés (peinture anonyme, musée Gahoe de Séoul).

  • oréen de naissance et Allemand d’adop-tion, le compositeur Isang Yun (1917-

    1995) s’est éteint en Allemagne où il a passétrente ans de sa vie. Son œuvre considérable(plus de cent opus) exprime la synthèse entrel’Orient et l’Occident : il imprègne sa pro-fonde connaissance des techniques modernesde composition à la vision récurrente de lamusique traditionnelle de son pays dont ilperpétue l’esprit par le biais de la philosophieséculaire du taoïsme. La vie d’Isang Yun ne fut pas un longfleuve tranquilleRien ne prédisposait Isang Yun à connaître lesbouleversements qu’il a vécus. Né le 17 sep-tembre 1917 près du port de Tongyong enCorée, fils de l’écrivain Kihyon Yun, sa vie au-rait pu se dérouler selon un schéma classique,loin des tourments dont il sera l’objet. Samère, enceinte, rêve d’un dragon qui s’envolevers le ciel, ce qui, pour les Coréens, signifieune existence bénie des dieux. Pourtant, ledragon est blessé et n’arrivera jamais à son but.Est-ce la prémonition d’une carrière qui seconstruira au gré des vicissitudes politiques,au risque même de porter atteinte à ses jours ?Très tôt, il se montre intéressé par les sons quil’entourent, ceux de la mer toute proche et desbruits de la nature. La rencontre avec l’orgued’une église déclenche sa vocation et il entre-prend des études de violon puis de violon-celle. Dès l’adolescence, Yun compose desmusiques pour films muets, mais l’écoute duQuatuor à cordes de Maurice Ravel lui ouvrirades horizons insoupçonnés. Il n’en continuepas moins d’explorer la musique de son pays,en particulier les Pansori qui sont des récitschantés des heures durant par une seule voix.Sa précocité le destine à la musique dont ilperfectionne l’apprentissage au Conservatoirede Séoul auprès d’un professeur formé en Al-lemagne à la musique post-romantique de Ri-chard Strauss et à celle, plus conceptuelle, dePaul Hindemith. Son père le contraint à par-tir au Japon en 1935 pour y poursuivre desétudes de commerce, mais en réalité il s’ins-crit au Conservatoire d’Osaka où il acquiertdes bases dans le domaine de la composition.Rentré en 1937 en Corée à la suite du décès

    de sa mère, il enseigne à l’Ecole de Musiquede Tongyong mais repart au Japon pour étu-dier auprès d’Ikenouchi Tomohiro, féru demusique occidentale et plus particulièrementfrançaise. Les années de guerre le mobilisenten Corée au nom de la défense de son paysoccupé, sous domination japonaise. Résistant,il est fait prisonnier politique en 1944 mais re-trouve des activités de 1945 à 1956 commedirecteur d’un orphelinat, puis professeur demusique et lecteur à l’Université de Séoul,tout en fondant un quatuor à cordes (il en estle violoncelliste). En 1950, au moment du dé-clenchement de la guerre de Corée, il épouseSoo-Ja Lee, professeur de coréen et enseignel’histoire de la musique à l’Université de la villeportuaire de Busan tout en créant une asso-ciation de compositeurs mise en sommeil enraison des événements. De 1950 à 1953, il secontente de publier des séries de mélodiessous le titre de « Dalmoori », écrit des comp-tines pour enfants et achève une Première So-nate pour violoncelle et piano tout en rédigeantses premiers écrits théoriques qui témoignentd’un réel talent d’écrivain dont un roman ul-térieur gardera la trace. Dans un article inti-tulé : « Problèmes de composition de lamusique d’aujourd’hui » (1954), il défendl’importance de la musique traditionnelle co-réenne comme moteur essentiel de la com-position et sa participation à de nombreusesmanifestations attire l’attention. En 1955, avecson Premier Quatuor à cordes et un Trio pourpiano, il obtient le Prix de la Culture de Séoul.Conscient de sa méconnaissance profondede la création contemporaine occidentale, enparticulier la musique dodécaphonique – sesœuvres restent en effet assez proches de Ri-chard Strauss –, il décide en 1956, à l’âge detrente-neuf ans, de partir en Europe, laissantfemme et enfants. Sa première étape est Parisoù l’un de ses amis étudie le violon. AuConservatoire, il suit les cours de Tony Aubin(composition) et Pierre Revel (théorie) maisne peut poursuivre en raison de difficultés fi-nancières. Toutefois, ce bref séjour lui per-mettra de s’ouvrir à un nouveau monde –celui de Messiaen, Jolivet, Dutilleux, Tans-mann, Sauguet …– et de satisfaire son amourdes arts plastiques dans les musées de la capi-

    tale. Il s’installe ensuite en Allemagne pour yrencontrer Joseph Rufer (connu en Coréepar une traduction de son livre « La compo-sition du dodécaphonisme ») et décide devivre à Berlin jusqu’en 1959 où il fréquenteBoris Blacher qui jouera pour lui le rôle d’unmentor affectueux et formateur, amoureux dela culture asiatique et de la Chine où il avaitrésidé. De cette rencontre naît le sentimentque la culture coréenne peut être un fermentpour son œuvre future. Il inscrit sa religion (lebouddhisme et à travers lui le taoïsme) dansses propres modes de pensée. Deux œuvresfondatrices (Fünf Klavierstück de 1958 etMusik für sieben Instrumente de 1959) sont res-pectivement jouées aux Festivals Gaudeamusde Billthoven aux Pays-Bas et de Darmstadten Allemagne. Enregistrées par la télévisionde Francfort et transmises par les chaînes detélévision européennes, Yun reçoit la com-mande d’une pièce symphonique du respon-sable de la musique contemporaine à latélévision de Berlin. En 1960, il s’installe àFreiburg où sa femme le rejoint l’année sui-vante. Malgré des conférences sur les mu-siques asiatiques et des compositions pourdiverses chaînes allemandes (il participe à denombreux concours sans obtenir les récom-

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    Isang Yun : un exemple d’œcuménisme musicalLa Corée et les CoréensPar Michel LE NAOUR, critique musical

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    penses qu’il attend), il peine à sortir des en-nuis pécuniaires. Cependant, une pièce inti-tulée Loyang pour orchestre de chambre(1962) reçoit un accueil très favorable de lapart du public.

    Un événement en 1963 va faire basculer savie. Il décide de se rendre avec sa femme enCorée du Nord pour y rencontrer un amidont il n’a plus de nouvelles depuis la fin de laguerre de Corée, et surtout, il rêve de décou-vrir in vivo l’une des merveilles de l’art rupes-tre coréen : le Sasindo de Gangseo (datantdu VIe siècle) qu’il connaissait par une repro-duction fragmentaire. Fasciné par cette œuvrefondée sur la théorie des cinq éléments (fer,bois, eau, feu et terre) représentée par des ani-maux symboliques (dragon, tigre, tortue, ser-pent, phénix), il en conservait pieusementchez lui une représentation depuis de longuesannées. De retour de ce voyage, il obtient laBourse de la Fondation Ford qui lui permetde vivre de son propre travail à Berlin et deréunir sa famille en rapatriant ses deux enfants.En 1967, le régime dictatorial du PrésidentJunghee Park, venu au pouvoir par un coupd’état six ans plus tôt, le fait enlever par sa po-lice secrète sous le prétexte fallacieux d’être unespion à la solde de la Corée du Nord.Condamné à mort puis à la détention à vie, ilest libéré deux ans plus tard grâce à la pressioninternationale et à l’intervention de nombreuxmusiciens (Ligeti, Stockhausen, Stravinski,Karajan, Klemperer, Menuhin). Le pianistechilien Claudio Arrau annule même son réci-tal à Séoul en signe de protestation. Désor-mais, durant les vingt-six ans qui lui restent àvivre, il adoptera l’Allemagne commedeuxième patrie et en obtiendra la nationalitéen 1971. Professeur de composition auConservatoire de Hanovre, il occupe la mêmefonction à l’Académie des arts de Berlin entre1970 et 1985. S’efforçant de traduire entermes de technique occidentale les pratiquesd’exécution et de poétique asiatiques, il n’enconserve pas moins pour son pays natal et sonpeuple un attachement qui se manifeste parun engagement pour la démocratisation de laCorée du Sud et la réunification de son paysainsi que l’abolition de la torture et de la peinede mort. Membre des Académies de Beaux-Arts de Hambourg et Berlin et de l’Académieeuropéenne des Arts et des Sciences à Salz-bourg, membre honoraire de la Société in-ternationale de musique contemporaine,docteur honoris causa de l’Université de Tü-bingen (1985), récipiendaire de la Médaille

    Goethe du Goethe-Institut à Munich, il ac-quiert une réputation internationale qui s’ex-prime en particulier dans la composition desa Première Symphonie (1983) pour le cen-tième anniversaire de l’Orchestre Philharmo-nique de Berlin qui sera à l’origine de l’écriturede quatre autres Symphonies entre 1984 et1987. La Cinquième d’entre elles, sur despoèmes de Nelly Sachs, se présente telle unevaste fresque avec baryton solo (Dietrich Fi-scher-Dieskau en sera le soliste) : « une ode àla paix dans laquelle on peut voir un prolon-gement au Chant de la Terre de Mahler »(Alain Pâris). Il meurt à Berlin le 3 novembre1995 à l’âge de soixante dix-huit ans avecle sentiment, comme l’écrivait MarcelProust que : « La vérité suprême de la vieest dans l’art ». Enterré dans une tombed’honneur fournie par le Sénat de sa villed’adoption, Isang Yun, plus que tout autrecompositeur, a été un passeur entre l’Orientet l’Occident, en portant au plus haut degrél’idée qu’au-delà des frontières territorialeset humaines, le monde, entendu comme uncosmos, est inclassable dans une catégoriearistotélicienne. « La vérité intérieure est, enréalité, une musique du cosmos. Réaliste, j’aieu deux expériences… Pour moi, il y a l’Asiedu passé combinée à l’Europe d’aujourd’hui.Mon but n’est pas celui lié à une connexionartificielle, mais je suis naturellementconvaincu de l’unité de ces deux éléments.Pour cette raison, il est impossible de classerma musique comme étant soit européenne,soit asiatique, je suis exactement au milieu…Dans le cosmos, il n’y a ni Est, ni Ouest. »(Conversation avec Bruce Duffie en juillet1987).

    Une œuvre protéiforme qui reste à explorer

    « Le caractère narratif et descriptif propre à lamusique occidentale échappe à l’esprit d’uneœuvre qui se fait de plus en plus abstraite etprivilégie les degrés de tension, la densitésonore liés au principe de la dialectiquetaoïste. A partir de motifs, d’une note ou d’untimbre, il éclaire le flux musical sous diffé-rentes facettes. » (1). Pourtant, Isang Yunprétendait qu’au fur et à mesure de son par-cours créateur, son œuvre devenait de plus enplus compréhensible et que la qualité de sym-pathie pour l’humanité en général et pourl’homme en particulier y était de plus en plusprésente. S’il ne reconnaît plus les œuvres an-térieures à son arrivée en Europe comme fai-sant partie de son langage personnel sujet à

    de multiples avatars, sur la centaine de parti-tions qu’il a publiées, il rejette tout ce qui re-lève d’une première période marquée par lepost-romantisme et refuse de réviser lecontenu de ses œuvres antérieures, bien qu’ilait conservé au plus profond de sa mémoireses souvenirs d’enfance et les caractèresessentiels de la musique traditionnellecoréenne. La première manière qu’il recon-naît se conçoit à travers un mariage entre latechnique sérielle et le langage expressionnisteoù les instruments occidentaux ont la meil-leure part. Musique pour sept instruments(1959), le Quatuor à cordes n° 3 exécuté à Co-logne en 1960, Colloïdes sonores pour cordes(1961) Loyang (1962), Concertino pour accor-déon et quatuor à cordes (1963) et des piècespour orchestre comme Symphonische Szenen(créé en 1961 à Darmstadt), Fluktuationen(1964), Réak pour orchestre (entendu à Do-naueschingen en 1966), sont typiques de samanière fondée sur la technique sérielle, uneorchestration dense agrémentée d’instru-ments coréens. Tuyaux sonores pour orgue(1967) fait appel à des procédés inédits etaventureux, le rapprochant de ses contempo-rains Ligeti, Kagel et surtout Messiaen. D’au-tre part, ses opéras joués à Nuremberg, Kiel,Munich à partir de sujets orientaux décon-certent le public occidental, aussi bien que DerTraum des Liu-Tung (1965-1968), Di Witwedes Schmetterling (1968), Geisterliebe (1969-1970), et surtout Sim Tjong (1971-1972), lé-gende coréenne créée aux Jeux olympiquesde Munich. Glissés pour violoncelle (1970),Dimensionen (1971), annoncent un retour àdes formes plus classiques et un intérêt mar-qué pour la forme concertante et le tempéra-ment tonal. Le langage sériel dont il fait usagen’empêche pas sa musique de sonner parfoiscomme celle de Richard Strauss ou de com-positeurs néo-classiques. Parmi les concertoscréés par les plus grands solistes du moment,il faut retenir : le Concerto pour violoncelle et or-chestre (1976), par Siegfried Palm au Festivalde Royan, Concerto pour flûte (1977), par Karl-heing Zöller, le Double Concerto pour hautboiset harpe (1977) par Heinz et Ursula Holliger,le Concerto pour hautbois (1990), le Concertopour clarinette (1982) et 3 Concertos pourviolon (1981-1986-1992). Yun applique enréalité l’expérience du concerto pour violon-celle à divers instruments avec une volontécertaine de reproduire ce qui en fit le succès.Le caractère un peu répétitif forme un corsetimmuable dans lequel chaque instrument selove comme dans un écrin mouvant. Pro-

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    gressivement, le timbre occupe une place dé-terminante dans sa technique de compositionet le lien qui existe entre son œuvre et celle deClaude Debussy se fait de plus en plus pré-gnant : « Ce sont Bartók, Strauss et Debussyqui m’ont beaucoup influencé pourconstruire mon langage musical. Le rythmede Stravinski me paraît trop primitif, l’idée etles pensées raisonnables de Schoenberg meparaissent trop intellectuelles. Mais la couleurde Debussy me plaît beaucoup. Je pense quela musique de Debussy n’est pas splendide ex-térieurement, mais elle a une lumière inté-rieure. Son langage est à la fois sensible etfroid. De cette froideur qui garde une dis-tance. Ces caractères peuvent correspondre àma musique, c’est-à-dire la spatialité et leconcret du son, le rapprochement et l’éloi-gnement imaginaires, le lien harmonieuxentre lumière et ombre, le mouvement dansl’immobilité, etc. Le calme et la tranquillité dela musique de Debussy peuvent se retrouverdans ma musique ; ainsi la sienne et la miennesont-elles semblables par cet aspect. »(Conférence donnée en Allemagne, juillet1986). « A la différence des tenants de la sériepure et dure, Yun adapte son langage aux be-soins expressifs, et sa grammaire enfreint sou-vent le principe rigoureux du système parun usage souple, voire de plus en plus adouciqui tient compte du raffinement propre à lamusique post-impressionniste française. »(2). On sait qu’en 1889, lors de l’Expositionuniverselle de Paris, Debussy découvrit les ins-truments et les musiques indonésiens qui of-frirent un instrumentarium révolutionnairepar la combinaison des timbres, les réson-nances harmoniques très riches. Sa décou-verte de nouveaux territoires sonores, la miseen perspective de la gamme par tons permi-rent une représentation plus synoptique dumonde et furent un déclencheur pour toutela musique occidentale. L’exotisme, l’orienta-lisme, se fondèrent désormais sur des identitésculturelles où le métissage, le syncrétisme, re-posaient sur la multiethnicité en changeant lerapport entre Occident et Orient. La visionde Yun dépasse cette simple prise deconscience, et en dehors des formes occiden-tales, il n’a jamais cessé de se rattacher à la tra-dition et aux instruments dont elle est issue :en témoigne Garak pour flûte et piano(1963), Piri pour hautbois ou clarinette(1971), Gong-Hu pour harpe et cordes(1984), Mugung-Dong pour vents, percussionet contrebasses (1986) et Sori pour flûte(1988), souvenirs visuels et sonores de son

    enfance, des chants de pêcheurs et des chantsdu chamanisme. Les principes qui le motiventpartent d’une conception où le son existe déjà.Dans une conférence donnée à Salzbourg en1993 intitulée Poetik, il s’explique à ce sujet :« Nous autres Asiatiques pensons que le sonest déjà présent dans l’univers et l’espace. Lesgens peuvent écouter les sons de la nature,même s’ils ne peuvent pas écouter tous lessons. Nous devons comprendre cela du pointde vue du taoïsme. Le son existe dans cet uni-vers depuis toujours. Le son emplit l’espacemême. Les Occidentaux croient que le son estcréé par des gens. Mais ces sons humains li-mitent les possibilités de la musique. Bien évi-demment, il faut des hommes pour écrire lamusique. Mais les compositeurs asiatiques

    écrivent la musique, chacun à sa manière, enrecevant le son de l’espace. Ils composent lamusique comme s’ils utilisaient des antennes,ils reçoivent le son de l’univers puis ils écriventla musique selon leur personnalité et leursdons… Les Asiatiques pensent qu’on n’écritpas la musique mais qu’on donne naissance àla musique. » Son style est profondémentancré dans le visuel, ce qui explique qu’il s’yréfère sans cesse. Par exemple, le Sasindo deGangseo qui lui attira tant d’ennuis est l’occa-sion de composer une musique où les cou-leurs coïncident avec des instruments à partirde lignes courbes. Il conçoit ainsi le mouve-ment dans l’immobilité, la pluralité dansl’unité, les principes mâles et femelles rejoi-gnant, par un dessin compositionnel com-plexe, les courbes que l’on retrouve partoutdans la nature et qui sont synonymes de vie.Chaque animal des cercles de la fresque mu-rale structure ainsi une construction mélo-dique vallonnée.

    Isang Yun n’est certes pas le seul compositeurcoréen. Sa compatriote Younghi Pagh-Paan,

    née en 1945 et elle aussi installée en Alle-magne depuis 1974, travaille dans le « tempsdu rêve » en s’inspirant du folklore et de lapoésie de son pays. Toutefois, par l’universa-lisme de la synthèse qu’il réalise, la spécificitéorganique de sa création qui enveloppe leTout, Isang Yun atteint l’esprit de la « mu-sique absolue », loin des perspectives artis-tiques éclatées d’une époque de fractures.L’art, pour Yun, concerne la société tout en-tière dans une vision humaniste fondée sur latolérance, l’intérêt et le souci de chacun. Lecredo qu’il défend se heurte à la modélisationet à l’impact de la globalisation contempo-raine. Ses dernières œuvres s’inscrivent dansune mouvance faite de spéculation mais aussid’un désir de rejoindre le cosmos à traversl’unicité. Les Quatuor à cordes n° 4 (1988) etn° 6 (1992), Tapis pour quintette à cordes(1987), 7 Etudes pour violoncelle (1993), Engelin Flammen (1994), Memento pour orchestreavec Epilog pour soprano solo, chœur defemmes et cinq instruments (1995) sont l’ex-pression d’une musique qui vient de l’imagi-naire et s’adresse à l’imaginaire. Elle occupeune place majeure dans l’histoire de la mu-sique du XXe siècle. Par sa rencontre avecdeux cultures en apparence antagonistes, Yunréussit à créer un espace personnel qui resteencore à explorer et mériterait, au moins dansnotre Hexagone, un intérêt accru tant dans ledomaine du concert que dans celui de l’enre-gistrement. Si l’Allemagne continue de luirendre hommage, si la Corée commence àprendre conscience de sa dimension univer-selle après l’avoir ostracisé pour des raisonspolitiques, la France ne semble pas se mettreau diapason de son génie créateur. Le tempsse fera juge de l’exception qu’il représente. Eneffet, chez Isang Yun, point de transcendance,mais une recherche de symbiose entre le ciel,la terre et l’homme puisque le Tao, ni dieu nimatière, offre un chemin où le Tout inclut etrégit deux autres totalités: le yin et le yang.Sa musique fondée sur une éthique a tenté,sans aucun doute, de réaliser la quadrature ducercle et d’obtenir – comme les alchimistesdu Moyen Âge et le Docteur Faust – la pierrephilosophale, prenant en exemple l’apho-risme de Confucius pour qui : « Le plus grandvoyageur est celui qui a su faire au moins unefois le tour de lui-même ».

    (1), (2) Alain Pâris : Dictionnaire des musiciens – article IsangYun – Encyclopaedia Universalis, 2009. L’écriture de cet article doit beaucoup à Dong Jun Kim : Etudecomparative entre Images de Yun et le Sasindo de Gangseo – Mé-moire de Master 1 de Musique, Université de Paris Sorbonne (2007).

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    Quelques idées pour passer une soirée dépaysante en Corée

    Pierre-Emmanuel ROUX, chargé de cours à l’INALCO

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    Aux plaisirs des papilles en feu : les pojang macha

    la nuit tombée, les quartiers animésdes villes coréennes sont envahis

    par des pojang macha. Ces deux motsdésignaient à l’origine une « roulotte bâ-chée » faisant référence à une anciennetradition de marchands ambulants. Denos jours, chevaux et roulottes ont cédéla place à des camionettes, à de gros cha-riots ou même à de simples tables. Ilreste tout de même l’essentiel : la bâche,de préférence orange vif, pour ne pasmanquer d’attirer les chalands. Malgrécette évolution, le nom d’origine s’estperpétué, donnant ainsi à cette véritableinstitution un côté nostalgique tout enrenforçant son caractère populaire. Nirestaurants, ni bars, ni même gargotes,les pojang macha offrent une manièreunique de boire et de se restaurer jusqu’àl’aube. Mais tous n’ont pas le même pro-fil. Certains servent d’abord des colla-tions tandis que d’autres sont avant toutdes débits de boisson très particuliers.

    Il y a ainsi de petits pojang macha exigusdévolus à une restauration rapide que lesCoréens appellent « cuisine de rue » (gil-geori eumsik). Ils ouvrent dans l’après-midi, à certains coins de rue ou bien auxpieds des établissements scolaires, dansl’attente des collégiens et lycéens à l’in-tercours. Les plus typiques demeurent

    cependant ceux qui, alignés côte à côte,parfois par dizaines, attirent passants ettouristes grâce à leurs odeurs alléchanteset leur air convivial. Les plus connussont, en l’espèce, immanquablementceux situés sur la grande avenue Jongno,dans le centre historique de Séoul. Aupremier rang de leurs spécialités setrouve sans conteste le tteokbokki. Ils’agit de petits bâtonnets de pâte deriz (tteok) associés à de la pâte de pois-son dans une sauce de piment rouge, fi-nement sucrée. Ce plat basique estvolontiers enrichi par toutes sortes d’ac-compagnements : œufs durs, raviolis,boudin coréen (sundae), ou encore ali-ments frits – nos préférés –, depuis leslégumes et les calmars jusqu’aux vermi-celles enroulés dans une feuille d’algue(gimmari). C’est un plat à savourer depréférence dans la rue, non seulementen raison du savoir-faire inégalable desajumma* qui les tiennent, mais peut-êtreégalement parce qu’un plat donné ne s’ap-précie que dans une ambiance particulière.

    Le tteokbokki n’est évidemment pasl’unique spécialité de ces pojang macha.Il faut aussi se laisser tenter par les bro-chettes de poulet pimentées sans sur-sauter quand l’ajumma brandit sonsécateur, cette dernière attendant seule-ment qu’un morceau de viande soit in-gurgité de manière à couper la tige enbois qui marque la limite du morceau

    suivant. Pour ceux dont les papillestrembleraient à la simple vue du piment,ils peuvent toujours se rabattre sur unegalette de fruits de mer (pajeon) ou,mieux encore, sur des brochettes depâte de poisson (odeng) accompagnéesde leur bouillon à base de poireaux et denavets. Signalons également que denombreuses ajumma, en particulier àSéoul, n’hésitent pas à créer très réguliè-rement de nouveaux menus aussi origi-naux que succulents pour attirer lesclients et faire ainsi face à la concurrencedes chariots voisins.

    Mais dans l’imaginaire de nombreuxCoréens, les vrais pojang macha corres-pondent plutôt à ces larges bâches outentes, toujours dans les mêmes teintesorangées, où l’on s’attable à partir dumilieu de la soirée pour partager unverre, ou plutôt quelques bouteilles.L’alcool emblématique ici se nommesoju, ce tord-boyaux national à base deriz, ou parfois de patates douces voirede certaines céréales, à ingurgiter cul-sec, façon vodka. Les estomacs « fra-giles » se replieront sur la bière et lemakgeolli, un alcool de riz d’aspect lai-teux qui peut très vite donner mal à latête s’il est de mauvaise qualité. Ce der-nier reste tout de même notre préférédans ce genre de situation, car c’est leseul susceptible de calmer quelque peul’ardeur de tout buveur invétéré.

    La Corée et les Coréens

    La Corée du Sud n’est pas, loin s’en faut, réputée pour la folie de sa vie nocturne. Rares sontles casinos et les endroits branchés singulièrement originaux. Pourtant, de nombreuses villesne connaissent pas le repos. Séoul elle-même ne ferme jamais l’œil, ne fût-ce que pour unesieste. Les opportunités ne manquent donc pas pour ceux qui souhaitent passer une soiréedépaysante dans la capitale ou dans les centres urbains de province, surtout s’ils sont ac-compagnés de bons amis coréens. L’auteur de ces quelques lignes l’a, pour sa part, vérifié àmaintes reprises depuis une dizaine d’années qu’il vit à l’heure de Séoul, et c’est pourquoiil vous invite à présent à découvrir trois des incontournables de la vie nocturne coréenne.

    À

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    Ce genre de pojang macha est d’abordfait pour boire et refaire le monde, maisc’est aussi un lieu où l’on mange im-manquablement, car tout Coréen qui serespecte est incapable de s’enivrer sansavoir quelque chose dans l’estomac…histoire pour certains d’avaler quelquesverres de plus. C’est d’ailleurs pour cetteraison que les plats consommés dans cecontexte sont appelés anju, c’est-à-direaliments qui « retiennent l’alcool ». Dessoupes, des gésiers et des pieds de porccaramélisés, du crabe et des coquillages,tel est le menu généralement uniformedes pojang macha.

    Il est peut-être utile de rappeler ici à tousceux qui découvriraient la Corée unconseil de première importance : celuid’éviter les dîners copieux et trop arro-sés. Loin de toute considération diété-tique, cette préconisation est à prendreen tant que mesure de prévention. Il estgénéralement impossible de prévoirquand finira une soirée, c’est-à-dire nonseulement jusqu’à quelle heure, maisdans quel état il faudra éponger l’alcoolavec les anju. Il faut aussi garder en mé-moire le fait que les Coréens ne tiennentpas en place, phénomène qui s’accentuela nuit tombée sous l’emprise du soju.En d’autres termes, le pojang machan’est qu’une étape de la soirée. Elle peutaussi bien faire immédiatement suite audîner que précéder le passage dans unbar à bière ou dans un noraebang, autrespécificité de la vie nocturne coréenne.

    Aux joies de l’égosillement : les noraebang

    On ne naît pas forcément chanteur,mais on le devient toujours plus oumoins au contact de la Corée. La raisonest évidemment liée à l’immense succèsdu karaoké en Extrême-Orient depuisson apparition au Japon dans les années1980, tandis qu’il restait chez nous unphénomène marginal. Les Coréens luiont donné un nom poétique, celui denoraebang, dont le sens littéral estchambre à chansons ou encore salle oùl’on chante. Rappelons en brièvement le

    principe : pendant que sur un écran dé-filent les paroles d’une chanson, unebande son électronique en joue la mu-sique. Le client muni d’un micro chantealors en suivant le texte, censé le main-tenir dans le rythme sur la télévision.

    Le noraebang coréen est bien différentdu karaoké tel qu’il se pratique sous noslatitudes. En Occident, c’est un bar quidispose d’une scène sur laquelle lesclients viennent chanter en public. EnCorée, les karaokés se situent générale-ment en sous-sol et se présentent sous laforme d’un long couloir bordé de portesdonnant sur les « chambres à chan-sons ». Ces dernières ressemblent à deminuscules salons ayant pour seule dé-coration un ou plusieurs sofas autourd’une table basse, ainsi qu’un écrangéant de télévision disposé au fond de

    la pièce, de manière à ce que chaque par-ticipant puisse voir les images et suivreles paroles des chansons.

    Une séance au noraebang reproduit gé-néralement le scénario suivant : en débutde soirée, les chanteurs tentent de s’ap-pliquer et de rester dans les règles de lamusique. Mais plus le temps passe, plusles participants hurlent dans le microtout en chantant de plus en plus faux.La boisson y joue un rôle certain, maisla machine aussi, car la sono est installéede façon à donner même au chanteur leplus médiocre les airs d’un Pavarotti depacotille. Nulle crainte donc à avoir icisur ses piètres talents de cantateur ou decantatrice. L’important, c’est bien departiciper et personne ne juge vraimentle chanteur qu’on écoute plutôt d’uneoreille distraite et bienveillante.. Sensa-tion est toutefois créée lorsqu’un(e)blond(e) aux yeux bleus s’égosille avecl’un des derniers tubes coréens. Il fautalors s’attendre, nous en avons person-nellement fait l’expérience, à quelquesbouches bées, voire à des yeux doux à lasortie du karaoké.

    Les Coréens fréquentent donc les no-raebang pour chanter mais aussi – etsurtout – pour s’évader, bien qu’ils’agisse d’un endroit totalement clos.L’absence d’ouverture sur l’extérieur, lafaible lumière, le rythme des chansons,les bimbos siliconnées en bikinis sur uneplage californienne que l’on voit défilersur l’écran : tout est fait pour oublier letemps et l’espace, pour créer une cer-taine intimité, chose bien rare dans cettesociété coréenne actuelle ou à peu prèstout se fait en commun, comme c’estd’ailleurs le cas dans les jjimjilbang, der-nière étape de notre parcours nocturne.

    Aux chaleurs de la Corée :les jjimjilbang

    Pour finir une soirée bien arrosée outout simplement une journée bien rem-plie, rien de tel que de prendre le che-min d’un jjimjilbang. Il s’agit pardéfinition d’un sauna sec – littéralementd’« une chambre à transpirer » – maisc’est en fait bien plus que cela. On pour-rait plutôt le définir comme une formule

    Le noraebang en famille.

  • de bien-être faisant la synthèse du sauna,du bain public et d’une station thermaled’eau chaude, à laquelle il faut encoreajouter toute une série de services dontle principal consiste en un pied-à-terrepour la nuit. C’est cet original cocktail deservices qui a permis aux jjimjilbang deconnaître un succès foudroyant depuisleur apparition dans la péninsule il y aune quinzaine d’années, contraignantdès lors les vieux bains publics (mo-gyoktang) à mettre la clé sous la porteou à se reconvertir. Aujourd’hui de nom-breux motels, souffrant d’une piètre ré-putation de « love hotels » s’inspirentégalement des jjimjilbang en proposantdes saunas et des bains, histoire de mon-ter un peu en gamme.

    Toujours très accueillants, les jjimjilbangsont ouverts à toute heure du jour et de lanuit pour le prix dérisoire de quelquesmilliers de wons, ce qui est une autre cléde leur succès populaire. On y vient enfamille avec ses enfants, entre jeunes tour-tereaux ou tout simplement entre amispour passer un bon moment ensemble,mais on y croise aussi occasionnellementdes hommes mis à la porte par leurépouse à la suite d’une dispute conjugale.

    La première impression que donne lejjimjilbang est celle d’un établissementthermal coréen, à la seule différencequ’on se voit remettre à l’entrée un tee-shirt et un short en plus d’une clé de ca-sier et d’une serviette. Comme dans unesource thermale où la pudeur est, rappe-lons-le, superflue, on commence par sedéshabiller et se laver, assis sur un mi-nuscule tabouret entouré d’inconnus af-fairés à leurs ablutions et à l’arrachage deleur peau morte sous une montagne demousse. Une fois rincé, on peut alorsprofiter des plaisirs du bain coréen en seprélassant dans différents petits bassinsdont la température varie de 20 à 45°C,sans oublier de reproduire le même ri-tuel avant de sortir de l’établissement.Mais le bain n’est qu’une étape prélimi-naire – ou finale – car, à peine séché, onenfile short et tee-shirt pour gagner lapartie centrale et mixte de l’établisse-ment. Le jjimjilbang est généralementcentré sur une salle commune autour de

    laquelle se répartissent plusieurs salles desauna, dont chacune possède ses parti-cularités. Certaines prodiguent les bien-faits de la terre jaune, d’autres celles dujade, du bois de cyprès ou de je ne saisquel produit au nom incompréhensiblede la pharmacopée traditionnelle coréenne.Il y en a aussi pour toutes les températureset pour tous les goûts, depuis la chambreglaciale jusqu’à la fournaise à 90°C.

    Le jjimjilbang offre aussi un service nonnégligeable, celui du toit pour un prixdéfiant toute concurrence. En effet, plu-sieurs chambres communes ou séparéespour hommes et femmes sont prévues, àcet effet, en périphérie de la grande sallecommune où se trouve bien souvent unécran géant diffusant, la nuit durant, lesdernières extravagances de célèbres hu-moristes coréens. Il ne faut, par consé-quent, pas s’attendre à un hôtel de luxe.Évidemment pas de lit, ni même le plussouvent de yo, ce fin matelas coréenassez proche du futon japonais. Pas decouverture non plus du fait de la chaleurambiante fournie par les différents sau-nas. Tout au plus un oreiller, en duvet ouen bois, à poser sur le sol en parquet.Malgré ce côté quelque peu rudimen-taire, nous avons personnellement faitdes jjimjilbang notre pied-à-terre favorien Corée, lorsque nous quittons notrelogement habituel de Daejeon. À chaqueentrée monte d’ailleurs la remémoration

    de toutes ces nuits où, simple étudiant,nous faisions encore la cour à cette per-sonne qui est aujourd’hui devenue« notre femme » (uri jibsaram), puisquetel est l’expression consacrée en Corée.

    Pour conclure, et en attendant que sorteun jour un simili guide Michelin des jjim-jilbang coréens, nous voudrions, par ex-périence personnelle, déconseiller cesgrands établissements du centre deSéoul, répartis sur plusieurs étages etdont il y a pléthore d’informations sur latoile. Ce sont généralement de véritablesruches bruyantes dont l’activité ne s’ar-rête à aucun moment de la nuit avecleurs restaurants, salles de jeu et bornesInternet, centre fitness, salon de coif-fure, petite bibliothèque et autres ser-vices inutiles. À moins d’aimer les bainsde foule nocturnes, on leur préférerasans hésitation les jjimjilbang des quar-tiers résidentiels de la capitale – beau-coup plus reposants, moins fréquentéset meilleur marché –, ou encore les mo-destes établissements des petites villes deprovince, car ce sont ces derniers qui ontsu garder l’essentiel et faire fi du super-flu pour vous faire passer la plus dépay-sante et relaxante des nuits coréennes.

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    *Ajumma, qui signifie tante, est le nom donné en Coréeà toutes les femmes d’une quarantaine ou d’une cin-quantaine d’années que l’on connaît peu ou pas du tout.

    Détente au jjimjilbang.

  • otée d’un grand festival internationalqui, chaque année, se déroule à

    Chuncheon, à 100 km de Séoul, la Corée,nourrie d’une forte tradition marionnet-tique, connaît actuellement un engoue-ment tout particulier pour cet art. Elleprévoit même la création d’une école ins-pirée de celle de Charleville (ENSAM,Ecole Nationale Supérieure des Arts de laMarionnette), patrie mondiale du genre etsiège de l’IIM (Institut International de laMarionnette), tête de pont en matière derecherche et de formation.

    Riche en innovations, la production co-réenne ne cesse de voir éclore de nom-breux projets : l’édition 2008 du Festivalde Chuncheon a réuni plus de cinquantecompagnies nationales !

    Charleville-Mézières, au nord-est de laFrance, se devait de lui faire honneur. Ce

    fut une bien jolie « Première » ! Encréant un « focus » sur la Corée, Anne-Françoise Cabanis, directrice du festival, asouhaité « renouveler l’image des théâtresde marionnettes et écrire une nouvellepage de l’histoire de cet art toujours enmutation et en ébullition, débordant d’in-ventivité ». Privilégiant ainsi, par l’accueilde plusieurs spectacles d’une mêmecontrée, d’en dresser un « petit état de lamarionnette ». La Corée en présenta qua-tre, de quatre compagnies différentes,mais partageant toutes une poésie et unedélicatesse hors du commun. Spectaclesemprunts, aussi, d’une certaine nostalgied’un temps révolu, d’une tristesse généréepar de doux souvenirs anciens, balayés parun quotidien âpre et dur, parfois marquépar la guerre, toujours en proie à des riva-lités et querelles sans fin… Revue de dé-tail : A la frontière de la ville, coupée en

    deux par les beaux méandres de la Meuseséparant Charleville de Mézières, le Théâ-tre Ro.Gi.Narae et ses marionnettes surtable ou à tiges, son théâtre d’ombres etd’objets, nous offrit, dans la jolie salle Mo-zart, Le Bûcheron et la jeune fille céleste :Un bûcheron vivant avec sa mère sur unemontagne lointaine, sauva un jour un cerf,poursuivi par les chasseurs. Pour le remer-cier, ce dernier lui confie un secret lui per-mettant de se marier avec une jeune fillecéleste. Au fil de l’histoire, le spectateurdécouvre les traditions coréennes, dans undécor aux couleurs et costumes typiquesdu pays.

    Adapté d’un ancien conte coréen, l’his-toire de ce bûcheron et de sa belle jeunefemme est très populaire en Corée. Autourdu thème de la piété familiale, cespectacle nous parle d’évasion et d’idéal.Manipulées à vue par les artistes HongYong-min, Ko Eun-kyeong et Lee Ju-hee,les marionnettes, faites de papier, dansent

    au son d’insectes et de musique tradition-nelle, dans un chatoiement de couleurséblouissantes.

    Toujours à la salle Mozart, les marion-nettes à tiges de la Compagnie Ulgul GwaUlgul (« le théâtre face à face »), mani-pulées par No Eun-Ha et Kim Do-Hee, en-tonnèrent La chanson de l’horrible Kong-Ji ,

    Focus sur la Corée du Sud au XVe Fest iva l M o n d i a l d e s T h é â t r e s d e M a r i o n n e t t e s

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    Le bûcheron et la jeune fille céleste, par le Théâtre Ro.Gi.Narae.

    D

    Par Véronique BLIN, journaliste

    Charleville-Mézières, 18-27 septembre 2009

  • née d’un célèbre conte de fées coréen. Ellesnous parlent d’espoir, évoquent la terre etles couleurs du printemps, recréant l’his-toire de cette vilaine marâtre en utilisant dusable, des branchages, du papier et des mé-lodies traditionnelles coréennes. Etonnant.

    Hors les murs cette fois, au Centre Culturelde Nouzonville, dans la proche banlieue deCharleville-Mézières, le ton fut plus graveavec la Compagnie Art Stage, San. Théâ-tre « fantastique » sur le thème de laguerre et des drames qu’elle engendre,L’Histoire de Dallae aborde avec une infi-nie délicatesse et une poésie admirables,le problème de la séparation des membresd’une même famille, éparpillée suite auconflit. Dallae, petite poupée articuléetouchante à craquer, comme vivante,raconte le chagrin de l’absence, aiguisépar le souvenir des moments de bonheurpartagés, ultime recours contre la tristesseet unique bien qui lui reste…

    Dans un style très original de manipula-tion, où marionnettes et acteurs jouent en-semble sur scène, ce spectacle, en dépit deson douloureux épilogue, laisse au cœurl’empreinte d’une émotion bouleversante.Gardons pour la fin l’œuvre la plus em-

    blématique du rapprochement naissant ettrès prometteur entre Charleville-Mézièreset la Corée. Ce « pont entre deux rives »est parfaitement incarné en la personne deEun Young Kim Pernelle : diplômée de lapremière promotion de l’ENSAM, elle est,depuis, retournée à Séoul, sa ville d’ori-gine. Adaptant à sa manière le fameuxtexte de Georges Pérec Je me souviens… ,

    elle se l’est approprié en rapatriant de samémoire ses souvenirs d’antan.

    Dans la charmante salle de Nevers, enplein centre-ville, à deux pas de la splen-dide Place Ducale, puis à celle Dubedout,aux confins de ladite, elle a ouvert pournous, avec sa Compagnie La Boule Bleue,le joli livre de sa jeunesse.

    Sous la forme d’un « pop-up », son théâ-tre de papier tourne les pages en relief desévènements marquants qui ont jalonné savie : « Je me souviens de Mi-ok, la filledu marchand de gaufres, avec qui j’aigoûté ces gâteaux si moelleux en forme depoisson »… « Je me souviens du jour oùtoute la famille était rassemblée devantl’écran noir et blanc pour regarder NeilArmstrong marcher sur la lune »…

    Eun Young se souvient de son école situéesur la colline ; du mont qui s’appelle« Buffle allongé » ; de ses frères qui al-laient chercher l’eau du puits, en portantdeux seaux en balancier sur leurs épaules ;de la confection des fameux « Kimchi »,arme secrète de la cuisine coréenne.Page après page, les silhouettes de papier

    découpé en grand format évoquent l’en-fance, dans les années 60, le temps de l’in-souciance, celui des arts de la table… Maisaussi le regret de voir que « sa » ville, au-trefois calme et tranquille, avait tantchangé… Les échangeurs d’autoroutesayant pris la place des ruelles autrefoispaisibles et les multiples lignes de métro,celle du temps où il faisait bon marcher…

    Reste pour le spectateur, au bout ducompte, le savoureux « souvenir » d’unassortiment alléchant comme une fonduecoréenne. Un pur régal !

    A la différence de celle de l’Occident, sou-vent encline à des « happy end » confi-nant au conte de fées, où tout estfinalement beau dans le meilleur desmondes…, la marionnettique asiatique, no-toirement coréenne, n’a pas peur de ses dé-mons, les conviant fréquemment dans sesspectacles, comme pour mieux les dénon-cer… Par ce biais, l’esprit critique est enmarche et, partant, celui de résistance…

    Gageons que cette collaboration franco-coréenne porte haut les couleurs des artsde la marionnette !

    L’actualité culturelle

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    La chanson de l'horrible Kong-Ji, par la Compagnie Ulgul Gwa Ulgul (« le théâtre face à face »).

    Photo : Dreamy

    Photo : Dreamy

  • omment un professionnel de l’artpourrait-il ignorer l’ascension pro-

    gressive de la Corée du Sud sur la scèneinternationale, depuis ces dernières dé-cennies, et ne pas être tenté un jour devoyager vers Séoul ?

    Il y a dans ce pays, et dans sa cultureune énergie féconde, dont certainsfruits nées de l’hybridation entre lesarts, les sciences et les technologies,sont en passe de devenir demain, nos“ kimchi “ favoris.

    Aucune exploration n’échappe, dans cedomaine, à l’appétit créatif des auteurscoréens, comme en témoignent lesoeuvres foisonnantes issues des arts vi-suels, des installations interactives. Cer-tains d’entre eux, aidés de leur palettedigitale, revisitent les friches architec-turales issues du monde du travail, du“ring politique et médiatique “ . Maisrassurons nous, la nature réapparaîtdans ces paysages, traversant même unbéton de certitudes, pour faire émer-ger les pouces d’un fleur en 3D, c’est àdire en trois lettres, celles d’un déve-loppement digital et durable.

    On pressent bien à Séoul, que la pro-bable rencontre entre les arts et lestechnologies se joue sur la mise enscène de la société du futur, à traversl’exploration de nouveaux usages. Lesindustries coréennes,véritables leadersmondiaux dans les domaines des télé-communications, à l’exemple de ESKE,et de l’image pour SAMSUNG ou LG,

    l’ont bien compris. Car nous savons,désormais, qu’une avance technolo-gique, la meilleure soit elle aujourd’hui,jouera une partie de son avenir, sur lescontenus numériques. Les artistes asso-ciés à la recherche et au développe-ment, peuvent ainsi devenir lesmarqueurs de ce changement de civili-sation. Les universités de Corée sonttrès bien placées dans ce challenge in-ternational, en se situant comme de vé-ritables pépinières d’excellence. Elles leseront d’autant mieux, que l’on sait queles enjeux du numérique s’exerceront

    bientôt, notamment dans les champs dela réalité virtuelle et augmentée.

    Mais le lien entre le numérique et lacréation est loin de s’arrêter, en Corée,aux arts visuels. Il se poursuit dans ledomaine du spectacle vivant. Le Per-forming Art of Seoul, est devenu,comme on le sait, l’incontournable ren-

    dez-vous international de la scène pourl’Asie. La programmation y est rigou-reuse, avec des découvertes, et l’on senty poindre, comme « la digitale émer-gence ». Le monde chorégraphiquecontemporain a su, dans ce médium,fixer son centre de gravité autour de lamatière corporelle, et bien au-delà, parses prolongements visuels, sensoriels,tactiles, et sonores. Comprenons nous,il s’agit ici de l’utilisation de la techno-logie, au service de la captation sensi-ble et poétique de l’art du mouvement.On pourrait ainsi compléter cette ma-

    L’Art numérique coréen : première grandeprésentation en France au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains

    Par Dominique ROLAND, directeur du Centre des Arts d’Enghien-les-Bains, directeur du Festival International des Arts Numériques, coordinateur du RAN (Réseau des Arts Numériques).

    20

    Dominique Roland.

    C

  • L’actualité culturelle

    nière d’être si particulière de la dansecoréenne, à travers son lexique com-posé de postures empruntées à la rue,et d’un travail basé sur la respiration.On peut ainsi découvrir, chez de nou-veaux talents, le curieux mixage d’es-thétiques occidentales et des artstraditionnels et, pour d’autres, d’unerecherche issue du chamanisme.

    C’e


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