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Bulletin d’analyse phénoménologique III 3, 2007 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm L’analogie dans l’épistémologie historique de Ferdinand Gonseth : Les concepts post-phénoménologiques de schéma, horizon de réalité et référentiel PAR VINCENT BONTEMS Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (LARSIM-CEA). Résumé 1 Ferdinand Gonseth n’a cessé d’approfondir sa conception de la fonction épistémologique dévolue à l’analogie dans le cadre de sa doctrine de l’« idonéïsme ». Cette recherche passa toujours par une appropriation critique de la phénoménologie. Nous examinons comment s’établit, dès 1936, un principe d’analogicité entre des plans d’abstraction et d’approfondissement phénoménotechnique qui s’éloignent de plus en plus de l’expérience perceptive ordinaire. La concordance est alors assurée par la notion de « schéma », qu’il reprend au « phénoménologiste » Kaufmann, mais à laquelle il confère d’autres propriétés (notamment une structure de groupe). Gonseth introduit, par la suite, les notions d’« horizon de subjectivité » et d’« horizon d’objectivité », ce qui, tout en se démarquant des analyses d’Edmund Husserl, prolongent l’appropriation du vocabulaire phénoméno- logique. Dans un dernier temps, il adopta la notion de « référentiel », élaborée en rupture avec la philosophie du sujet, mais qui demeure encore attachée à des structures phénoménologiques. Son projet épistémologique encourage ainsi la pratique d’une « phénoménologie ouverte ». 1 1 Ce texte a fait l’objet d’une présentation au séminaire « Méthodologie de la recherche en phénoménologie » dirigé par Bernard Besnier (ENS-LSH). Nous remer- cions aussi Gilles Cohen-Tannoudji et Éric Émery pour l’avoir relu et nous avoir fait profiter de leurs remarques et observations.
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VINCENT BONTEMS-Gonseth Referential

Nov 06, 2015

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  • Bulletin danalyse phnomnologique III 3, 2007 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm

    Lanalogie dans lpistmologie historique de Ferdinand Gonseth : Les concepts post-phnomnologiques de schma, horizon de ralit et rfrentiel PAR VINCENT BONTEMS Laboratoire de recherche sur les sciences de la matire (LARSIM-CEA). Rsum1 Ferdinand Gonseth na cess dapprofondir sa conception de la fonction pistmologique dvolue lanalogie dans le cadre de sa doctrine de l idonsme . Cette recherche passa toujours par une appropriation critique de la phnomnologie. Nous examinons comment stablit, ds 1936, un principe danalogicit entre des plans dabstraction et dapprofondissement phnomnotechnique qui sloignent de plus en plus de lexprience perceptive ordinaire. La concordance est alors assure par la notion de schma , quil reprend au phnomnologiste Kaufmann, mais laquelle il confre dautres proprits (notamment une structure de groupe). Gonseth introduit, par la suite, les notions d horizon de subjectivit et d horizon dobjectivit , ce qui, tout en se dmarquant des analyses dEdmund Husserl, prolongent lappropriation du vocabulaire phnomno-logique. Dans un dernier temps, il adopta la notion de rfrentiel , labore en rupture avec la philosophie du sujet, mais qui demeure encore attache des structures phnomnologiques. Son projet pistmologique encourage ainsi la pratique dune phnomnologie ouverte .

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    1 Ce texte a fait lobjet dune prsentation au sminaire Mthodologie de la recherche en phnomnologie dirig par Bernard Besnier (ENS-LSH). Nous remer-cions aussi Gilles Cohen-Tannoudji et ric mery pour lavoir relu et nous avoir fait profiter de leurs remarques et observations.

  • Introduction

    Confront la difficile tche de proposer une dfinition de lanalogie, mme provisoire, lpistmologue Ferdinand Gonseth1 rcusait lide mme (que quelques-uns partagent encore) selon laquelle la dfinition est la procdure normale par laquelle le sens dun mot peut tre assur et prcis 2. Ce nest quen rsistant la tentation de fixer initialement le sens dfinitif dun mot que lon vite les fausses manuvres qui biaisent lenqute. Trop souvent la porte dune opration est confondue avec sa trace dans un seul horizon, que ce soit une discipline particulire ou lhorizon suppos des significations du langage ordinaire. Cest travers les dveloppements sur la circulation analogique des concepts, que lon peut esprer distribuer spectralement les valeurs dadquation de lanalogie dans chaque horizon. Cette procdure ne

    1 Ferdinand Gonseth reut une formation de mathmaticien lcole polytechnique fdrale de Zurich dans laquelle il enseigna partir de 1929. Il a crit plusieurs articles de physique en collaboration avec Gustave Juvet ( Les quations de llectromagntisme et lquation de M. Schrdinger dans lUnivers cinq dimen-sions , Sur la mtrique de lespace cinq dimensions de llectromagntisme et de la gravitation en 1927, et Sur la relativit cinq dimensions et sur une rinterprtation de lquation de M. Schrdinger en 1928). Il fut le prfacier de Lhypothse de latome primitif de Georges Lematre (1927). Il a crit plusieurs ouvrages dpistmologie sur le statut des idalits mathmatiques : Les fondements des mathmatiques. De la gomtrie euclidienne la relativit gnrale et lintuitionnisme (1926), puis Les mathmatiques et la ralit (1936), Quest-ce que la logique ? (1937), Philosophie mathmatique (1939), et son grand uvre, La gomtrie et le problme de lespace (de 1945 1955), suivis de recueils darticles (dont la parution se poursuivit titre posthume sous la direction d. mery). Sa mthode se prsente comme une philosophie ouverte , cest--dire dont les principes sont eux-mmes rvisables en fonction de lexprience, et sa doctrine est labore sous le nom didonisme , cest--dire comme une thorie de ladquation du rationnel au rel. Elle senrichit au contact de scientifiques de nombreuses disciplines, notamment, de 1938 1958, lors des Entretiens de Zurich . Gonseth fonda, en 1946, avec Paul Bernays, Karl Drr et Karl Popper, lUnion internationale de logique, mthodologie et philosophie des sciences . Lanne suivante, il cra avec Gaston Bachelard et Paul Bernays la revue Dialectica, quil dirigea jusqu sa mort. Le second numro de lanne 1948 accueillit, par exemple, une confrontation entre Albert Einstein et Niels Bohr sur linterprtation de la mcanique quantique. 2 GONSETH, 1963, p. 123 : Cette ide tient une certaine philosophie du langage selon laquelle celui-ci est le moyen par excellence de la dcouverte et de lnon-ciation de la vrit .

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  • concerne pas que lanalogie, elle est applicable tous les concepts. Elle ne rsulte pas de la particularit du concept danalogie mais de la gnralit de la mthode analogique comme procdure de dfinition opratoire.

    Avant de dtailler cette mthode, on peut, en guise de premier reprage, distinguer deux orientations en pistmologie au sujet de lana-logie : lpistmologie historique continentale et la philosophie analytique anglo-saxonne. Dans la premire tradition, linadquation relative des analogies avec la pense scientifique est assimile une manifestation de la subsistance de mtaphores mal dgrossies issues de phases antrieures du dveloppement scientifique ou dun substantialisme spontan du langage ordinaire. Cest pourquoi lanalogie apparat le plus souvent comme un obstacle pistmologique dont il faut rduire limportance. Toutefois, dans le mme temps, lpistmologie historique se problmatise elle-mme comme relation de contemporanit entre philosophie et science, ce qui suppose une certaine rhabilitation de la mthode analogique.

    La tradition analytique, quand elle ne sest pas contente de substituer aux thories scientifiques un modle logique anhistorique, a su, elle aussi, forger des instruments danalyse pertinents. Mary Hesse a ainsi entam la critique de la formalisation logique du raisonnement par analogie et fray un chemin lexamen des fonctions effectives de lanalogie en science. William Hilton Leatherdale a su caractriser lopration intellectuelle de lacte analogique . Dans son refus de dfinir a priori son objet de recherche, il tait redevable aux remarques formules par Gonseth, dans la revue Dialectica, sur lantriorit de la connaissance analogique par rapport aux dfinitions formelles de lanalogie. Plutt que de dfinir de manire assez arbitraire son objet pralablement lenqute historique, Leatherdale souligne lquivocit entre les sens de ressemblance partielle et res-semblance de rapports : Une ambigut supplmentaire de lanalogie rside dans le fait quon lemploie parfois dans le sens de similitude avec diffrence (de degr ou de type variables) et parfois avec le sens plus troit de similitude ou ressemblance de relations 1. En outre, il relve lcart qui spare lobservation danalogies superficielles ( analogies manifestes ) de la dcouverte danalogies profondes par transfert conceptuel ( analogies importes ) :

    1 LEATHERDALE, 1974, p. 2 : A further ambiguity about analogy is that it is sometimes used in the sense of likeness with difference (of any degree or kind) and sometimes with the narrower sense of likeness or resemblance of relations .

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  • Jemploierai les termes analogie manifeste pour dsigner une analogie fonde sur des proprits accessibles lexprience sensible immdiate et dans la perception ordinaire, et analogie importe pour dsigner une analogie fonde sur des relations plus abstraites ou sotriques. Cette distinction est, je crois, plus importante quil ny parat dabord. Une grande part des dbats sur lanalogie en relation avec la logique et linduction porte sur lanalogie manifeste ; il y eut ainsi une tendance dans la tradition empiriste britannique focaliser lanalyse sur lanalogie manifeste, soit en ngligeant lanalogie importe, soit en confondant les deux genres, avec pour rsultat dintgrer lanalogie importe une analyse et une discussion davantage appropries lanalogie manifeste1.

    Il est frappant de constater que ces deux traditions de recherche pist-mologiques, souvent juges irrconciliables, convergent dans leurs analyses sur le concept danalogie. Cette convergence nest pas accidentelle. Attach depuis ses dbuts mettre en valeur le principe danalogicit , Gonseth avait runi, en 1963, dans la revue Dialectica, un groupe de savants reprsentatifs des disciplines concernes par lanalogie (notamment des cybernticiens) afin den tablir le spectre contemporain. Il visait ainsi mettre collectivement en pratique une procdure de dfinition par engagements multiples. Cest cette application de la mthode analogique la notion danalogie, en vue dlucider sa fonction en pistmologie, qui nous intresse. Nous verrons comment le dveloppement de cette mthode analogique suppose un dpassement de ce que Gonseth appelle phno-mnologie . Nous examinerons ainsi plusieurs concepts essentiels la formulation rflexive de lpistmologie historique, savoir les concepts de schma, dhorizon et de rfrentiel.

    1 LEATHERDALE, 1974, p. 4 : I shall use the terms manifest analogy to signify analogy based upon properties given in immediate sense experience or in ordinary perception and imported analogy to signify analogy based upon more abstract or esoteric relations. His distinction is, I believe, more important than at first appears. Much of the discussion of analogy in relation to logic and induction is concerned with manifest analogy ; there has also been a tendency in the British empirist tradition to concentrate on manifest analogy either to the exclusion of imported analogy or with a resulting confusion of the two kinds and an assimilation of imported analogy to an analysis and discussion more appropriate to manifest analogy .

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  • 1. Le principe danalogicit

    Commenons par prciser la notion danalogie au sein de la doctrine de lidonisme, expose pour la premire fois dans Les mathmatiques et la ralit. Louvrage est un trialogue entre trois figures (Sceptique, Parfait et Idoine). Les fondements des mathmatiques avait t consacr la crise des fondements et lopposition entre la position platonicienne et lintuition-nisme de Brouwer. Dans son deuxime ouvrage, Gonseth commence par affirmer quil convient de se dgager de ce problme particulier pour se concentrer sur la difficult de fond, le problme central de toute la connaissance : [] le problme de ladquation du rationnel au rel 1. Il entend lucider la relation entre deux plans de ralit essentiellement diffrents, lun relatif ltre, lautre au connatre 2 et prcise quil convient de la concevoir et de la connatre, en mme temps que les deux ordres de ralit quelle met en rapport 3. Cette correspondance entre le rationnel et le rel est progressivement identifie comme tant un principe fondateur de toute connaissance : le principe danalogicit 4. Il y a un autre principe fondamental de ce type, le principe de causalit : Notre entendement est engag dans la discipline des analogies au moins autant que dans le schma causal : lanalogie peut prendre place au rang des catgories pralab 5le de lentendement .

    La science consiste en systmes de relations causales construits par lesprit et soumis lexprience afin dtablir leur correspondance ana-logique avec la ralit extrieure. De mme que le principe de causalit ne saurait tre mis en dfaut par la dcouverte de la fausset dune explication causale, le principe danalogicit ne peut tre rvoqu par la simple constatation de linadquation dune analogie : Car il y a des analogies qui tournent court et des analogies qui portent loin, de mme quil y a des causes apparentes et des causes vritables, sans quil y ait de rgles a priori qui permettent de les distinguer les unes des autres ; cest--dire de mesurer une fois pour toutes la force dun lien causal ou dun lien analogique 6. Le principe danalogicit confre une orientation raliste aux concepts scienti-fiques, la rationalit de la science renvoyant la rgularit de la nature : La

    1 GONSETH, 1936, p. IX. 2 GONSETH, 1936, p. 2. 3 GONSETH, 1936, p. 2. 4 GONSETH, 1936, p. 285. 5 GONSETH, 1936, p. 306. 6 GONSETH, 1936, p. 309.

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  • condition pour que notre intervention dans le monde naturel soit efficace, cest que les rgles intrinsques de lentendement aient, comme signification extrieure, celle des lois naturelles 1.

    La position idoine pouse les contraintes des deux principes et rend raison des perspectives unilatrales du platonisme de lempirisme. Les quations du mouvement renvoient des lois de la nature mais elles possdent aussi une consistance mathmatique intrinsque, en tant que schma : Lide de loi naturelle est la signification extrieure, lide de ncessit dans les dmarches de lesprit relevant de la structure intrinsque du schma 2. Cette conception du schmatisme stend au langage ordinaire : Les mots sont les lments de certaines constructions sym-boliques, auxquelles seule la concordance schmatique qui les unit nos penses et celles-ci leur concret relatif, donne une valeur pratique 3. Ayant tabli sans quivoque la correspondance schmatique entre le rationnel et le rel, Gonseth aborde ensuite lautre dimension de lanalogie : sa valeur pour la circulation des concepts et modles entre disciplines. Dans Analogie et modles mathmatiques , il formule la question en termes de correspondances entre des horizons de ralit qui dsignent le domaine exprimental de chaque science. Indiquant limpossibilit de fixer abstraite-ment les critres de validit des analogies indpendamment de lobservation des modalits effectives de transfert entre discipline, il espre que linteraction entre plusieurs disciplines permettra de prciser le rle que joue le principe danalogie dans la science contemporaine.

    Nous nallons pas tudier lensemble du dossier mais seulement sa propre contribution. Notons toutefois la prsence de Hesse, trois ans avant la publication de son ouvrage Models and analogies in science (1966) et le fait que ce dossier sera lune des sources de Leatherdale dans The role of analogy, model and metaphor in science (1974). Voil lun des rares exemples dchange thorique fructueux et explicite entre lpistmologie historique continentale et la philosophie anglo-saxonne aprs la Seconde Guerre mondiale. Loriginalit de lorientation thorique des recherches de lpistmologue helvte est nanmoins flagrante par rapport ses deux continuateurs. Dabord parce quil entend assumer lhistoricit du concept : Le pass philosophique de la notion de lanalogie est un des lments de notre situation ; il doit tre ou intgr ou dpass, avec la conscience

    1 GONSETH, 1936, p. 307. 2 GONSETH, 1936, p. 305. 3 GONSETH, 1936, p. 311.

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  • explicite de lavoir fait 1. Lhistoire ne constituait en revanche pour Hesse quun prtexte exposer sa propre problmatique et la reconstitution quelle opre de la controverse entre Pierre Duhem et Norbert Campbell tait trs infidle. Leatherdale accordera une plus grande attention la documentation historique, mais il y a quelque chose de factice ne considrer les choses que sous langle de la connaissance 2. Or il est clair que Leatherdale napprhende lacte analogique que sous langle de la psychologie de la connaissance. Cette aspiration un questionnement de porte gnrale est caractristique de la culture philosophique continentale : Ce qui est en jeu, cest notre rapport, la fois actif et passif, avec le milieu dans lequel notre existence sinsre. Selon la faon dont on le regarde, ce rapport peut prsenter un triple aspect : il rvle la fois une certaine facult de connatre et une certaine capacit dagir, en mme temps quune certaine structure de ralit saisie ou faonne, une structure que nous appellerions volontiers une capacit dtre pour nous. Lanalogie est donc les conditions de laction 3.

    Malgr ces dclarations dintention, cest bien comme objet de connaissance contemporain quil problmatise lanalogie. Elle ne peut tre dfinie a priori : sa dfinition contient des termes qui portent en eux lide dfinir, autrement dit la procdure de dfinition est elle-mme analogique. Lobjet et la mthode se confondent alors, ce qui peut entraner une certaine confusion. Les remarques sur la circularit des dfinitions de lanalogie valent en ralit pour lensemble des concepts. Le sens dun terme ne peut vritablement se prciser que par son engagement dans un horizon o il entre en relations avec dautres termes suivant des contraintes dtermines : cest la rgle de lengagement 4. Dans le mme temps, la valeur opratoire du concept danalogie possde une porte universalisable qui ne peut tre rduite un seul horizon : En fait (et cest l un fait dexprience), nous ne sommes en mesure ni de traiter fond le cas particulier en tant que prparation au cas gnral, ni de traiter en toute scurit le cas gnral dont le cas particulier ne serait plus quune spcialisation. 5. Lalternance dengagement et de distanciation du concept dans divers horizons dfinit selon nous la procdure opratoire de dfinition : la rgle de lengage-ment y est complte par loption douverture et doit aboutir une

    1 GONSETH, 1963, p. 114 2 GONSETH, 1936, p. 113. 3 GONSETH, 1963, p. 114. 4 GONSETH, 1963, p. 124. 5 GONSETH, 1963, p. 122.

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  • structure invariante dont on pourra tablir le spectre travers la distribution de ses valeurs opratoires dans les diffrents horizons.

    Grce cette mthode, il est possible de comprendre comment un concept, ventuellement objectiv sous forme dun schma ou dun dia-gramme, devient lagent dune correspondance analogique : Deux ordres de faits (deux domaines de ralit) sont mis en correspondance analogique par la production dun schma dont ils reprsentent lun et lautre une signification extrieure. La porte oprationnelle de cette mise en correspondance dpend de celle du schma vers lun ou lautre de ces domaines. En thorie, elle est limite ; en pratique, elle se rvle lexprience. Un modle mathmatique est fatalement un schma. Lnonc prcdent comprend donc le cas particulier suivant : Deux ordres de faits sont mis en correspondance analogique par la production dun modle mathmatique commun. Ce modle ouvre les voies dun calcul analogique allant de lun de ces domaines lautre 1. Analogie et modles math-matiques constitue la prsentation la plus aboutie de ce que Gaston Bachelard, comme Gonseth, nomme la mthode non cartsienne . Seul lengagement dun concept dans un horizon permet den dterminer la valeur opratoire en relation avec les autres concepts ; la distanciation est ncessaire pour en objectiver la structure sous forme dun schma susceptible dtre transfr dans dautres horizons ; la covariance rsultant de cette srie de transformations tablit luniversalisation analogique du concept. Une telle mthode ne possde ni point de dpart absolu, ni point darrt dfinitif.

    2. Schmas et groupes de transformation

    Les concepts de schma, dhorizon et de rfrentiel, qui rendent possibles la comprhension de la contemporanit entre science et philosophie, sont labors travers une appropriation critique de la phnomnologie . Le principe danalogicit et le dploiement des analogies suppose en effet lapprhension des structures objectives des phnomnes au moyen des structures subjectives. Or la phnomnologie est tenue par Gonseth comme tant lanalyse rflexive de ses dernires. Gonseth aboutit la phnomno-logie par limination. Toutes les oppositions classiques entre ides et ralits, concepts et choses, que lon trouve dans les doctrines antrieures de ladquation prsentent ses yeux le mme dfaut : Elles laissent croire

    1 GONSETH, 1963, p. 149.

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  • que les deux termes quelles opposent lun lautre peuvent tre chaque fois raliss indpendamment lun de lautre, quils existent chacun pour soi ou du moins quils peuvent tre conus isolment et de faon autonome 1. Or on ne saurait considrer comme allant de soi la sparation de ce qui relve de lobjectif et du subjectif, du rationnel et du rel, ou de la thorie et de lexp-rience. Ce refus de lindpendance des plans subjectif et objectif au profit dun relationnisme travaille en permanence la progression du raisonnement.

    Le dpassement de la phnomnologie est, quant lui, command par une seconde prcaution mthodologique de lidonisme, qui consiste ne jamais prsupposer la consistance et la persistance conceptuelles du langage : il faut sans cesse mettre en doute que les mots tels que ralit, connais-sance, objet, sujet, chose, pense, concret, abstrait, rel, rationnel, etc., aient dj une signification dfinitive et ne varietur : que ce soient des concepts ternellement fixs, et dsignant des choses, elles aussi, ternellement dtermines 2. Ce mobilisme nest pas absolu, puisquon peut dfinir des stabilits provisoires, mais son extension est totale : Les concepts mathmatiques eux-mmes ne sont pas immuables 3. Il affecte aussi bien le langage rflexif par lequel on tente de cerner le problme. Dans ces conditions, il est encore possible de formuler le programme de lpistmo-logie : Nous nous proposons de concevoir et de connatre la connexion quil doit exister entre le monde des choses et le monde de nos penses 4. Mais il est plus difficile dexpliquer de quel ordre sera cette connaissance. Aucun des deux termes de la relation ( monde des choses , monde de nos penses ) ne possde plus de signification dfinitive et il est impossible de dterminer si la corrlation dont on parle appartient lun ou lautre.

    Deux points de vue, sceptique et platonicien, peuvent se dfendre et Les mathmatiques et la ralit procde une assez longue discussion aportique sur le statut du langage. Celle-ci aboutit au constat que le langage consiste essentiellement tablir une liaison de comprhension mutuelle entre deux tres pensants ces deux tres pouvant aussi tre reprsents par une mme personne deux moments de son existence 5. Cette validit intersubjective est nanmoins insuffisante pour comprendre lobjectivit de nos connaissances scientifiques.

    1 GONSETH, 1936, p. 3. 2 GONSETH, 1936, p. 3. 3 GONSETH, 1936, p. 4. 4 GONSETH, 1936, p. 5. 5 GONSETH, 1936, p. 34.

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  • Aprs avoir envisag, et repouss, la doctrine des objets ternels dAlfred North Whitehead, Gonseth examine assez longuement la solution phnomnologique 1. Il na pas ici directement en vue la doctrine dEdmund Husserl, mais louvrage de Flix Kaufmann, Das Unendliche in der Mathematik und seine Ausschaltung. Ce qui lintresse est la problmatisation des rapports entre le signe et ce que Kaufmann nomme un moment de conscience : Il devra dsigner tout ce qui peut tre prsent un instant dtermin et comme entit individuelle, dans la conscience 2. Kaufmann tablit une relation entre un moment de conscience et les mots qui lexpriment travers un schma de correspondance . Si les expressions moment de conscience et schma de correspondance ne dsignaient justement que des significations provisoires, Gonseth accepterait cette formu-lation. Ce serait une analyse assez grossirement simplificatrice dont on ne saurait contester le bien fond 3. La mention que dans une certaine langue certaines combinaisons de sons ont une signification prcise exige cependant quon puisse justifier lidentit des schmas de correspondance entre mots et moments de conscience autrement que par des dispositions individuelles. Or, toute tentative dtablir la fixit des schmas de corres-pondance, ft-ce partir de lidentit organique des tres humains (ce qui correspondrait la vise des sciences cognitives), est vou lchec. Si la notion de schma de correspondance permet de rsoudre par avance le problme de la solidarit du langage et des moments de conscience, le problme du fondement de lobjectivit du langage nen est pas pour autant rsolu. Gonseth refuse donc de rduire ladquation du langage au rel une fondation intersubjective, mme naturalise :

    Avant de nous tourner vers la logistique symbolique, il nous faut tre parfaitement au clair sur la signification de lexpression : lobjectivit du langage de certains signes linguistiques . Cette expression comporte en effet un double sens qui est de nature provoquer la confusion. Dune part, on entend par signification objective du langage les penses dont il est, dans un certain milieu, lexpression unanimement accepte. Lobjectivit revient donc ici une unanimit de subjectivit Dautre part et dans un sens plus restreint, on dit aussi quune expression a un sens objectif si elle exprime une pense elle-mme adquate. Ici lobjectivit consiste en ce que les penses exprimes se rapportent la ralit objective , aux objets et aux tats et faits du monde.

    1 GONSETH, 1936, p. 38. 2 GONSETH, 1936, p. 38. 3 GONSETH, 1936, p. 39.

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  • [] Par sa signification, cest--dire par sa connexion avec la pense, le signe est reli avec ltre qui forme lobjet de la pense. Il est donc dans la nature du signe de signifier vritablement quelque chose : cela mme qui forme lobjet de la pense dont il est lexpression1.

    Le problme de lexplication phnomnologique est, selon Gonseth, que des considrations globalement justes sur le langage ne soient pas suivies mais prcdes par lnonc de principes fondateurs et de dfinitions prlimi-naires inspires de Husserl 2. Il considre ainsi que la phnomnologie identifie la structure interne de lidtique celle du langage et de la grammaire. Cest la source dun malentendu au sujet de la phnomnologie, qui ira en saggravant entre Gonseth et Husserl. Lpistmologue a certes raison de contester la mtaphysique substantialiste implicite de Kaufmann o la ralit est naturellement prordonne de manire ce que la correspon-dance entre mots et objets stablisse sans difficult particulire travers les schmas de correspondance. Mais cette critique ne sappliquerait gure lidtique husserlienne qui possde elle-mme un horizon soumis variation pouvant se modifier en fonction des dcouvertes scientifiques. Cette appro-priation critique de la phnomnologie est nanmoins fructueuse en ce quelle conduit formuler le paradoxe du langage : Cest quil soit possible de confrer certains mots et en se servant de ces mots eux-mmes, un sens quils nont encore jamais eu 3. Cela ne concerne pas que le langage ordinaire : Le problme des relations des mots aux choses, que ce soient les choses du monde physique ou du monde de nos penses, est en effet analogue, quoique dans un plan diffrent, au problme des relations de la gomtrie lespace dit physique et plus gnralement de la mathmatique la ralit 4. Avec lavnement des gomtries non euclidiennes, la signification de la formule kantienne lespace est une forme a priori de notre intuition devient extrmement problmatique : La notion gnrale de la priori doit tre remanie et repense 5.

    Si lon refuse la transcendance des idalits mathmatiques par rapport au problme du devenir des significations, et quon rcuse toute position anhistorique, y a-t-il quand mme quelque chose qui puisse constituer un sol partir duquel constituer des rgularits au sein du flux du sens ? Il sagit, selon Gonseth, de la dcomposition de nos sensations en qualits lmen-

    1 GONSETH, 1936, p. 40. 2 GONSETH, 1936, p. 40. 3 GONSETH, 1936, p. 51. 4 GONSETH, 1936, p. 51. 5 GONSETH, 1936, p. 52.

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  • taires, quaccomplirait la science naturelle des vrits lmentaires 1 identifie comme phnomnologie.

    Apparat alors un trange personnage : le phnomnologiste .

    Le phnomnologiste dira par exemple : Les sens peroivent une couleur de ton, de saturation et dintensit dtermines comme un seul phnomne. Mais lanalyse de celui-ci, cest--dire lexamen de la faon dont il peut tre vari dans tous les sens quil comporte, nous conduira aux moments ou aux qualits lmentaires qualits qui peuvent tre alors envisages sparment, bien quelle ne puisse exister isolment 2.

    Toutefois, la mthode phnomnologique ne peut convenir quen premire approximation. Mme spcifi comme tant le rouge de ce toit , le rouge ne constitue en fait pas une essence dtermine, car la couleur dun objet nest jamais parfaitement homogne, elle varie suivant linstant. La variation idtique ne saurait suffire non plus tablir linvariance et la gnralit dun concept ; la nature nous rserve bien plus de surprises que limagination ne peut en inventer et la moindre analyse phnomnologique approfondie supposerait tout un programme dessais et dexpriences :

    Dans ces conditions, il y a tout avantage cder la parole au physicien qui a, du phnomne en question, une connaissance que npuisent pas les quelques indications fort sommaires qui prcdent. Or la rponse du physicien pourrait fort bien tre la suivante : Les moments lmentaires que vous avez distin-gus conviennent une description assez grossire du phnomne. Mais si lon veut avoir de celui-ci une connaissance plus approfondie, il arrive un instant o la notion mme de qualit lmentaire devient insuffisante : elle nest pas apte indfiniment rendre fidlement compte de la ralit 3.

    Lopposition entre les domaines phnomnologique et phnomnal structure la pense de Gonseth. Elle renvoie au problme de larticulation des significations intrieures (en fonction dun horizon intersubjectif) et ext-rieures (en fonction dun horizon objectif). Ce problme est rcurrent : il se repose chaque fois que les horizons subjectifs ou objectifs varient. Ce que met en vidence un second exemple, celui de lapprofondissement fractal du schme de la ligne droite :

    1 GONSETH, 1936, p. 57. 2 GONSETH, 1936, p. 58. 3 GONSETH, 1936, p. 58.

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  • On nonce certainement un rsultat fort prcis en disant que les artes de tel ou tel cristal dtermin sont des segments de ligne droite. Cette affirmation peut tre jusqu un certain point contrle et vrifie. La notion de ligne droite est donc parfaitement lgitime et pratiquement adquate dans la description de ce cristal. Mais il est tout aussi certain que cette adquation nest pas absolue ; quelle nest que macroscopique. Si lon passe lchelle atomique, il nen reste peu prs rien. Larte en question ne doit plus tre pense comme une ligne continue, mais comme une succession discontinue dlots matriels : limage de la ligne droite est maintenant fausse et de faon irrmdiable. Lorsque, donc, je me reprsente intuitivement larte dun corps comme une ligne droite continue, je me fais une image assez grossirement juste que je place sur une ralit dont je ne sais pas encore concevoir la structure plus dtaille : la droite est une image sommaire, schmatique et provisoire1.

    Lexprience de pense dun approfondissement de la perception rvle la dpendance dchelle des schmes gomtriques et la ncessit de prendre en compte la rsolution de lhorizon comme paramtre de lapprhension des phnomnes. Faut-il en conclure la ncessit de changer de schme ou le schme se prcise-t-il au fur et mesure ? En fait, lalternative est trop simple : le passage des schmes phnomnologiques aux schmes phnomnotechniques est une illustration du paradoxe du langage qui permet dtablir fermement la position de Gonseth par rapport celle de la phnomnologie :

    Le paradoxe se manifeste ici dans le fait que la connaissance, ne disposant que de vues globales et sommaires pour se constituer, puisse slever en quelque sorte au-dessus delle-mme ; que, ports par nos imparfaites reprsentations intuitives, nous puissions avoir accs une connaissance plus profonde o nos vues primitives se trouvent, non seulement compltes, mais parfois dmenties. [] Nous acceptons, en un mot, tout ce qui, dans la phnomnologie, rpond lide dune science naturelle des vrits lmentaires pratiquement assures. Il est dailleurs clair que ce premier chapitre de la science ne saurait tre constitu en doctrine autonome (ce qui serait revenir lattitude prcritique), mais quil devrait tre ouvert la fois du ct des sciences exactes et de la psychologie2.

    La phnomnologie dgage des formes intuitives les schmes qui sont ensuite raffins sous la pression de lapprofondissement des expriences. Elle

    1 GONSETH, 1936, p. 59. 2 GONSETH, 1936, p. 60-61.

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  • constitue ainsi un systme initial doublement ouvert , soumis rvision en fonction des avances de la connaissance, soit du ct objectif, soit du ct subjectif. Bien que le fondement de luniversalit des formes intuitives soit anthropologique (certains animaux possdent des formes intuitives qui nous sont inconnues et vice-versa), les schmes ne sont pas immuables et voluent en science en fonction des progrs corrls de lexprimentation et de la mathmatisation1. Non seulement ce processus raffine lintuition, mais il peut la suppler et mme la dmentir :

    Il peut arriver que la mathmatique renverse les vues intuitives quon croyait les plus lgitimes ; cest ainsi que la cinmatique dEinstein a renvers lide trop simple de la simultanit universelle, pour la remplacer par une liaison temporelle plus complique et mieux adapte lexplication des phnomnes. Il peut arriver, enfin, que le schma soit incompatible avec lintuition, que celle-ci lui soit un obstacle plus quune allie. Cest actuellement le cas dans la physique de la matire radiante, o la thorie des quanta narrive pas sintgrer parfaitement dans la forme espace-temps2.

    Les diffrentes thories modernes ne prsentent pas toutes la mme difficult tre rapportes aux formes intuitives. La relativit dEinstein constitue une transformation du schmatisme tandis que la mcanique quantique provoque une crise plus profonde du fait de labsence de tout schmatisme adquat. Dans tous les cas, laxiomatisation fait disparatre les sdiments intuitifs qui donnaient sens lorigine aux notions les plus abstraites, vacuant de la mmoire savante le souvenir des ralisations o elles ont t primitivement aperues. Schmatisation abstraite difie en face de lintuition sensible, la gomtrie sen dtache chaque progrs de laxiomatisation et devient une reprsentation concrte en face du raisonnement purement logique. Gonseth refuse dassimiler laxiomatisation une procdure de dfinition : une telle assimilation serait trompeuse car elle suggrerait que des dfinitions indpendantes sont lorigine de la cohrence du systme alors que cest la cohrence volutive du systme qui prcise progressivement les oprations qui donnent sens aux schmas. Le mme type danalyse sapplique la logique : Les axiomes sont alors des noncs dont le but est dvoquer et de suggrer certaines oprations mentales par lesquelles nous mettons les concepts fondamentaux en relation les uns avec les autres. Ils forment un systme complet si les oprations voques suffisent pour reconstruire elles

    1 GONSETH, 1936, p. 69. 2 GONSETH, 1936, p. 73.

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  • seules tout ldifice arithmtique 1. Ces progrs de laxiomatisation et de labstraction expliquent la troublante variabilit des significations mathma-tiques : Lessence du nombre nest donc pas un objet ternel invariable et prdtermin : elle varie selon le degr dabstraction auquel on sarrte 2.

    La constitution dun systme axiomatique correspond donc la construction dun schma mental situ un certain degr dabstraction. Tous les schmas sont des descriptions sommaires, provisoires et ouvertes (cest--dire qui peuvent se complter ou se rviser) ; ils possdent une structure intrinsque, cest--dire une certaine forme de concatnation logique. Ils sont bifaces, la fois concrets par rapport une cohrence purement logique et abstraits par rapport une forme dintuition o ils sont engags et qui leur confre une signification extrieure. Comme ils ne se situent pas pour autant tous sur le mme plan dabstraction, il y a une chane de schmas dont lun prendrait le prcdent comme ralit extrieure 3. cette gradation des plans dabstraction rpond lapprofondissement phnomnotechnique de plans exprimentaux. Le principe danalogicit assure la cohrence entre des plans qui sloignent progressivement de ladquation vidente (et pourtant souvent trompeuse) de lexprience ordinaire. Lenchanement structurel des schmas au travers de la dnivellation des plans dabstraction explique comment in fine un schma trs loign de lintuition ordinaire vise quand mme indirectement la ralit extrieure intuitive : La notion de signification extrieure se ddouble : il nest pas douteux qu travers les images intuitives la gomtrie rationnelle continue de viser le monde des phnomnes 4.

    Il y a donc en fait une signification extrieure relative et une autre absolument extrieure ou naturelle (cest--dire du type des formes intuitives). La structure de cette dernire dcoule de notre exprience de lespace naturel : Le schma, ce serait la totalit mentale o se trouvent inscrits leur faon les mouvements possibles de nos membres en accord avec les dplacements ventuels des objets et avec laspect quils nous offrent : ce serait simplement lespace comme forme de notre intuition 5. Cette rfrence aux mouvements possibles annonce la prcision ultrieure sur la nature des structures internes des schmas : un schma possde un type de structure qui se conserve quel que soit le plan dabstraction considr. Celle-

    1 GONSETH, 1936, p. 135. 2 GONSETH, 1936, p. 137. 3 GONSETH, 1936, p. 233. 4 GONSETH, 1936, p. 234. 5 GONSETH, 1936, p. 235.

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  • ci se trouve aussi, au moins partiellement, au sein des formes intuitives : La formation des notions intuitives peut tre envisage comme une pr-axiomatisation, dans laquelle, mutandis mutatis, tous les caractres de laxiomatisation mathmatique peuvent tre identifis 1. Larchitecture des dnivellations prcise la diffrence entre relativit et mcanique quantique : tandis que la premire entretient un lien de drivation trs loign avec lexprience ordinaire du temps et de lespace, la mcanique quantique repose sur le principe danalogicit appliqu entre des plans daxiomatisation et dapprofondissement phnomnotechnique extrmement prcis, mais selon des schmas dont on est incapable de restituer une drivation partir des formes intuitives. Les progrs phnomnotechniques ont engendr, dans le cas de la mcanique quantique, une rupture dchelle au sein du schmatisme qui a remis en cause la validit des schmes ondulatoires et corpusculaires issus de nos expriences lchelle ordinaire.

    Dans lidal, la structure des schmas scientifiques devrait toujours pouvoir circuler entre les diffrents plans daxiomatisation. Quelle est donc la structure interne qui justifie les analogies entre schmas situs des plans dabstraction diffrents ? Depuis les formes intuitives jusqu la plus haute abstraction, les schmas possdent une invariance structurelle qui est celle dun groupe au sens mathmatique :

    Tout se passe donc comme si les centres de coordination disposaient dune image plus ou moins parfaite de la totalit des mouvements possibles de mon corps relativement son entourage. Cette totalit a le caractre dun groupe, parce que la succession de deux dplacements ceci est un fait dexprience est encore un dplacement : ce sera notre groupe exprimental2.

    Lanalogie fondamentale entre schma et groupe de transformation est un point dcisif. Toute explication scientifique repose sur ces deux proprits fondamentales dun schma : son degr dabstraction qui permet de slectionner les seules informations ncessaires son insertion dans un systme rationnel de causalit ; son isomorphisme structural avec les autres plans qui justifie sa concordance relative avec lextriorit. Ainsi les transformations dun schma entre plusieurs plans possdent la cohrence dune structure de groupe.

    1 GONSETH, 1936, p. 235. 2 GONSETH, 1936, p. 294.

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  • 3. Horizons subjectifs et objectifs

    Par la suite, Gonseth vacue la notion de plan et la rfrence aux formes intuitives et forge en contrepartie les notions dhorizon de ralit et de structures phnomnologiques . Selon mery, lapparition du terme horizon de ralit intervient dans larticle Sur les buts et la mthode de la philosophie des sciences , puis se gnralise dans La gomtrie et le problme de lespace (1955). Dans Analogie et modles mathmatiques (1963), il a donc adopt ce langage et entend clairer la nature de lhorizon des schmas abstraits : Les moyens de ralisation existent en tant que ralits du monde physique ; on peut les mettre en parallle avec toute une catgorie de moyens de reprsentation dont lhorizon de ralit est un horizon mental ; les exemples les plus parfaits en sont fournis par les mathmatiques 1. La diffrence entre les horizons , au sens de Husserl, et ces horizons de ralit est que les premiers sont des structures associes lintentionnalit du sujet tandis que les seconds dsignent le domaine exprimental dune science. Les horizons de subjectivit renvoient toujours des horizons dobjectivit . quel type dhorizon pourra-t-on rfrer lobjectivit des mathmatiques si elles ne se dploient que dans lhorizon subjectif du mathmaticien sans rapport exprimental dtermin avec la ralit extrieure ?

    Un schma, avons-nous dit, revt la ralit qui lui est propre dans un horizon M de ralit qui lui fournit la fois ses lments et les relations tablir entre ces derniers. Dans lexemple de la carte, le schma se prsentait sous la forme dun objet (artificiel, il est vrai) du monde sensible, de lhorizon de ralit quon appelle couramment le monde extrieur. Il en est tout autrement dans le cas de la gomtrie et plus gnralement dans le cas o le schma appartient lunivers abstrait des mathmatiques. Comment situer par rapport nous-mmes, lhorizon M dun schma mental ? Comment spcifier la nature des lments que cet horizon de ralit prte au schma pour que celui-ci revte sa structure intrinsque2 ?

    Pour expliciter la nature des horizons de ralit auxquels appartiennent les schmas des mathmaticiens, Gonseth convoque une nouvelle figure phnomnologique , celle de lhomo phenomenologicus. Le phnom-nologiste laborait une physique rudimentaire partir des correspondances analogiques entre les formes intuitives et le groupe exprimental des gestes

    1 GONSETH, 1963, p. 113. 2 GONSETH, 1963, p. 134.

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  • ordinaires. Lhomo phenomenologicus a pour fonction dexpliquer lla-boration des mathmatiques par un tre qui ne disposerait que dhorizons subjectifs.

    [] il sagit dapercevoir, dans lhomme intgral, lhomo phenomenologicus, cest--dire lensemble, organis lui aussi, des structures de la subjectivit1.

    Lpistmologue insiste alors sur la diffrence entre les structures subjectives de lhomo phenomologicus avec celles du sujet concret et bauche mme une rduction idtique :

    [] lorsque nous faisons le projet de faire apparatre lhomo phenomenologicus et ses structures, ce nest pas de cet invitable et ncessaire support corporel quil sagit. Tout au contraire, il faut en faire abstraction, le dpasser pour se trouver sur le versant en quelque sorte complmentaire de la prise de conscience, de lexercice de la mmoire, etc.2.

    Il isole ainsi la structure phnomnologique (horizon de subjectivit) des explications neurophysiologiques (horizon dobjectivit). Pour cela, il compare lexprience visuelle humaine avec lenregistrement optique dune camra : la synthse des diffrentes figures sous le nom disque bien circulaire appartient en propre la conscience humaine, car la camra ne fait quenregistrer une succession dactualits, tandis que lhomo phenome-nologicus observe lvolution dun objet dont les positions antrieures et futures sont intgres et anticipes. Autrement dit, lactualisation dune figure suppose la potentialit des autres : Voir cet objet dans lune ou lautre de ses positions, cest en quelque sorte actualiser la visualisation correspondante en la faisant apparatre sur la scne de la conscience 3. Il sagit bien dune structure dhorizon au sens de Husserl. Cest cet instant quapparat le terme rfrentiel , mais dans son sens ordinaire : Appelons L lensemble des localisations virtuelles dont il vient dtre question et V celui des visualisations correspondantes. On peut supposer lensemble L et le centre O de lobservation (lil ou la camra) fixs par rapport un mme rfrentiel 4. La notion de rfrentiel est introduite pour faire apparatre le problme de la relativit de mouvement, savoir limpossibilit de dterminer, sur la base dune analyse strictement

    1 GONSETH, 1963, p. 134. 2 GONSETH, 1963, p. 135. 3 GONSETH, 1963, p. 137. 4 GONSETH, 1963, p. 137.

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  • phnomnologique, si cest lobjet ou lobservateur qui est en mouvement. La structure du schma dcoule alors de la possibilit de circuler (au moins virtuellement) entre plusieurs rfrentiels. Toutefois le modle phnomno-logique est insuffisant pour comprendre la gense des conceptions scientifiques. Ce que montre lanalyse de la perception des couleurs : leur spectre est circulaire et clos dans lhorizon de subjectivit humain, alors quil est phnomnalement linaire et ouvert.

    Ainsi se manifeste une certaine indpendance des structures phnomno-logiques et de la faon dont elles rpondent aux structures physiques auxquelles elles sont en fait ordonnes. On peut interprter dans le mme sens le fait que les couleurs du spectre physique sont ordonnes linairement du rouge au violet, tandis que les couleurs du spectre phnomnologique (formant ce quon appelle le cercle des couleurs) sordonnent circulairement, les pourpres venant sinsrer entre les rouges et les violets. Ces faits, entre bien dautres, facilitent la distinction entre la couleur-apparence de lobjet et la couleur-proprit du sujet. Ils facilitent en dautres termes une claire conception de lunivers subjectif du phnomnologique en face de lunivers objectif du phnomnal1.

    Les horizons subjectifs ne sont donc pas strictement isomorphes aux horizons objectifs ; ce sont les schmas qui assurent la cohrence entre ces deux horizons de ralit. On peut comparer cette analyse avec celle conduite par Bachelard dans Le rationalisme appliqu :

    Une fois distingu les genres , on aura se demander de quel ct lengagement est le plus profond, le plus actif. Nous verrons que lengagement vers les couleurs intelligibles est, de beaucoup, lengagement marqu par le progrs humain, lengagement fond sur lavenir de la pense et non pas sur le pass de la sensation. Pour mettre en formules nettes la diffrence de lordination des couleurs en physique dune part et dautre part en biologie et en psychologie, on pourrait dire : Lordination des couleurs en physique est linaire. Lordination des couleurs en biologie est circulaire. [] Faudra-t-il maintenant, avec les philosophes, objecter que la science physique, en ne se rendant pas compte du voisinage sensible du violet et du rouge, se dsigne comme une abstraction ? Ne sera-t-on pas fond au

    1 GONSETH, 1963, p. 139.

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  • contraire dnoncer comme une surcharge ce voisinage violet-rouge totalement absent de lordination intelligible des couleurs ? [] Dans cet ordre circulaire, impossible de caser lultra-violet et linfra-rouge, impossible de suivre cette norme extension, la fois intelligible et expri-mentale, qui a tendu des rayons hertziens aux rayons X et aux rayons gamma lordination essentiellement linaire des frquences lumineuses qui spcifient les couleurs. [] Pourquoi le violet touche-t-il le rouge ? La connaissance sensible, la connais-sance vulgaire, la connaissance de la teinture et des couleurs matrialises sur la palette, toutes ces expriences semblent poser directement cette question. Et lintuition intime peut jouir dun violet qui vire doucement vers le bleu ou sexcite vers le rouge. Mais de telles situations ne peuvent tre explique scientifiquement que dans des recherches de chimie rtinienne, dans des reconstructions dorganisations pigmentaires1.

    La rupture entre lintuition du sens commun et lorganisation de la connaissance scientifique est pour Bachelard le pralable au dploiement des rationalismes rgionaux ; les rgions dans lesquelles lpistmologue engage ses concepts sont, tout comme les horizons de Gonseth, clairement identifis aux domaines des disciplines scientifiques. Cela dit, contrairement une ide reue, la rgionalisation ne justifie nullement des pistmologies spcifiques spares. Bachelard introduit immdiatement la notion de transrationalisme et son premier exemple, celui de la pression , est une notion duale : pression mcanique et pression osmotique renvoient deux rgions distinctes. Il ny a pas de divergence sur cette question entre Bachelard et Gonseth.

    Faisant retour au problme de lobjectivit des mathmatiques, Gonseth observe quil y a dautres structures de la subjectivit que les structures sensorielles ou parasensorielles (non relatives un organe particulier et responsable de la reprsentation de la dure). Les dnombrer est difficile ; pour les objectiver, le philosophe a par ailleurs le choix entre deux mthodes : lauto-analyse par introspection (identifie la phnomnologie) et les procdures dextriorisation, que ce soit la production de traces, de discours, ou ce que Bachelard nomme la phnomnotechnique . La premire voie conduit une instanciation de la conscience : Si nous hsitions dresser un monde de la pense en face de celui des structures, lanalyse laquelle nous procdons tournerait court. Pour pouvoir aller plus

    1 BACHELARD, 1949, p. 115-117.

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  • loin, il faut quune instance capable de produire des penses et de les lier en systme cohrent soit mise sa juste place 1. Gonseth a rduit lhomo phenomenologicus une entit abstraite et passive, si bien que la conscience est introduite pour laborer systmatiquement et rationnellement la gomtrie partir des structures phnomnologiques de la spatialit. Celles-ci jouent donc le mme rle de signification extrieure que les formes intuitives pour des schmas dont lhorizon est purement mental et subjectif : Il est ainsi possible dindiquer quel est lhorizon o [la gomtrie] acquiert sa ralit spcifique, quels sont les matriaux qui lui confrent sa structure intrinsque ; cet horizon M appartient lunivers de la subjectivit et ses matriaux [] appartiennent au monde des ides 2. Lpistmologue suisse a ainsi rcupr la drivation analogique des abstractions en substituant aux formes intuitives les structures phnomnologiques et aux plans daxioma-tisation des horizons de subjectivit.

    Il rtablit ensuite les renvois successifs la signification extrieure en nuanant cette dernire expression : Il y aurait naturellement avantage remplacer dans ce dernier cas lexpression de signification extrieure par celle de signification antrieure 3. Cela dit, si la phnomnologie se voit renforce comme science des structures initiales, sa mthode introspective ne permet pas elle seule de comprendre llaboration de la gomtrie. Car ce sont les extriorisations qui la rendent possible : En mme temps que llaboration du gomtre seffectue, elle sextriorise par llaboration parallle dun discours gomtrique rigoureux et par la production de figures, dobjets ou de phnomnes susceptibles dillustrer et de guider ce discours 4.

    On peut alors rcapituler les proprits du schma sous la forme suivante :

    (a) Un schma est slectif : Le schma est une description adquate

    (dune manire sommaire) dune ralit appartenant un autre horizon ou un autre niveau ; ltude des oprations que lon pourrait effectuer sur cette ralit, se substitue ltude doprations parallles portant sur le schma 5.

    1 GONSETH, 1963, p. 143. 2 GONSETH, 1963, p. 145. 3 GONSETH, 1963, p. 144. 4 GONSETH, 1963, p. 144. 5 HIRSCH cit in GONSETH, 1963, p. 137.

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  • (b) Un schma nest pas une totalit close mais une mise en srie ouverte : il se complte et samende conformment aux exigences douverture lexprience de toute mthode scientifique. Sa validit est provisoire et sa fonction, volutive : il peut tre adapt des fins moins exclusives que celles qui ont dabord prsid sa confection 1.

    (c) Il possde une structure intrinsque : Cette structure est abstraite

    la fois du modle et de limage schmatique 2. Mais cette cohrence intrinsque ne suffit pas le dfinir dans labsolu ; elle dfinit seulement sa signification intrieure.

    (d) Slectif, sriel et cohrent, un schma nest vraiment intelligible que

    lorsquil est engag dans une structure dhorizon : sa signification dpend de lhorizon de ralit auquel il appartient et lactualisation dun schma implique la potentialit dautres.

    (e) Cette circulation virtuelle entre plusieurs schmas sexplique par la

    structure du groupe exprimental et cette structure de groupe est identifie un changement de rfrentiels au sens ordinaire du terme rfrentiel.

    (f) Le schma possde au moins une signification extrieure : celle-ci

    peut tre rfre un horizon subjectif, mais il faut garder lesprit le monde des significations extrieures restant larrire-plan pour lorienter, pour lui poser ses buts 3

    (g) Dans le cas o le schma circule entre plusieurs horizons, il laisse

    prise une procdure de dfinition opratoire qui aboutit dresser son spectre conceptuel partir de la distribution de sa valeur opratoire dans les diffrents horizons.

    (h) Tout schma devient instable un moment donn, soit quil ait atteint

    ses limites dans un horizon ou travers des transferts entre horizons, soit quapparaisse une tension entre plusieurs schmas

    1 GONSETH, 1963, p. 130. 2 GONSETH, 1963, p. 130. 3 GONSETH, 1963, p. 131.

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  • incompatibles, rendant ncessaire linvention dun nouveau type de rfrentiel (cette fois-ci au sens philosophique).

    4. Rfrentiels scientifiques et pistmologiques

    En 1975, Gonseth annonce, dans Le rfrentiel, univers oblig de mdiatisation, que pour celui qui a dj pratiqu la mthodologie ouverte il est temps de mettre en place une ide qui na jou jusqu prsent quun rle assez marginal, celle de rfrentiel. Elle surgit et simpose lorsquon rflchit au systme de rfrence, au rfrentiel, faute duquel une stratgie dengagement ne trouverait aucune position de dpart, un systme de rfrence dune certaine plnitude ? 1. La premire tche qui sindique consiste, videmment, sinterroger sur le sens du mot rfrentiel et rcuser un certain nombre de dfinitions inadquates. Il en va ainsi de la dfinition trop strictement mathmatique en tant que systme daxes de coordonnes :

    [] lusage du mot rfrentiel a commenc par tre extrmement rduit et spcialis : faisant partie du vocabulaire de la gomtrie analytique, il dsignait simplement un systme daxes de coordonnes. Lusage devait tout naturellement sen largir, par sa participation la conception despace plus de trois dimensions : tels sont, par exemple, lespace-temps lunivers quatre dimensions de la thorie de la relativit ou lespace de Hilbert une infinit de dimensions. Dans ces deux cas, bien que de faon trs diffrente, lide du rfrentiel se trouve prise dans un mouvement gnralisateur qui en modifie profondment les capacits dapplication ; pour ce que nous avons en vue, confrer au mot le sens dunivers de mdiation entre les horizons de la subjectivit et ceux de lobjectivit , il ne servirait pas grand chose de suivre dans labstrait lvolution de ces acceptions mathmatiques2.

    En fait la drivation analogique la plus adquate du sens du rfrentiel provient du domaine de la physique relativiste :

    Par contre, en relativit, lide du systme de coordonnes sefface au profit de celle de lunivers propre de lobservateur, car on sait qu tout observateur la thorie attribue et lie un espace-temps qui est le sien, le sige de ses propres observations. On voit ainsi sesquisser, dans des conditions trs prcises, qui nont pas grand-chose faire avec une redfinition verbale, le glissement de

    1 GONSETH, 1975, p. 17. 2 GONSETH, 1975, p. 22.

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  • lide du systme de coordonnes vers lide plus gnrale de systme de rfrence. Le glissement saccentue si lon entreprend comme un problme pratique dactualiser un tel systme1.

    La notion de rfrentiel tend alors se substituer celle de sujet : On aurait pu croire que lide du rfrentiel allait se constituer en ne retenant que des caractres objectifs. Or, nous venons dy faire apparatre, dans un exemple trs particulier il est vrai, un caractre minemment subjectif 2. Cette substitution nimplique pourtant pas dvacuer toute rfrence des structures phnomnologiques de la conscience. La notion dhorizon de ralit est conserve dans le nouveau dispositif :

    [] le rfrentiel comporte des lments informationnels issus de tous les horizons auxquels ils participent. Jamais cependant le rfrentiel, au moment o il remplit sa fonction, cest--dire au moment o il soffre comme horizon de rfrence, ne se prsente comme une ralit dj spare : il est actualis par la faon dtre, quant nous, de la situation. Cest une forme non seulement de notre rapport, mais de notre appartenance la situation3.

    Lintrt de la substitution du rfrentiel aux figures plus traditionnelles du sujet est que rien ninterdit de penser quun rfrentiel est collectif, et que la rflexivit prend immdiatement un tour relativiste (au sens de la relativit de mouvement) corrlant ainsi les progrs de la rflexivit philo-sophique avec les progrs des sciences objectives :

    [] la ligne ainsi suivie dans linstitution du rfrentiel met les deux points suivants en vidence : Premirement, lexistence oblige dun rfrentiel (pour le sujet-chercheur) ne disparat pas du fait de sengager dans les parties les plus avances de la science. Mais le systme des rfrences obliges sy trouve constamment remis jour. Il est fonction de la situation laquelle le chercheur participe [la situation dsignant notamment linteraction avec dautres sujets participant la formation du rfrentiel collectif]. Deuxime-ment, on se tromperait en pensant que la remise jour du rfrentiel qui accompagne lvolution du savoir en efface les lments de caractre subjectif. La rencontre de certains problmes et leur prise en charge ont un effet contraire : elles exigent une prise de conscience correspondante de

    1 GONSETH, 1975, p. 22. 2 GONSETH, 1975, p. 23. 3 GONSETH, 1975, p. 23.

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  • certains aspects, disons mme de certaines structures du sujet du ct de sa propre subjectivit1.

    Le concept de rfrentiel pourrait tre peru comme une construction purement rhtorique, mais, une fois dcouverte, la notion de rfrentiel rvle rflexivement sa valeur : elle dsigne le systme de relations qui simpose la conscience du chercheur quand celui-ci objective les conditions de son engagement au sein de divers horizons :

    [] pour un sujet (individuel ou collectif) en situation, le rfrentiel a force de systme de rfrence pour tous les horizons de ralit et les formes dactivit que la situation comporte. Ce systme ne peut jamais qutre en tat dinachvement ou dincompltude. Dautre part, les formations concourantes ou ayant concouru la formation de ce rfrentiel couvrent lensemble des horizons de participation de ce sujet. Il est donc tout naturel dadmettre que le rfrentiel nest tranger aucun deux2.

    Le rfrentiel devient llment central de lpistmologie historique en tant quelle entend rendre compte du caractre dynamique des conceptions scientifiques. Toutefois, Gonseth ne sest pas entirement libr de la mtaphysique du sujet et il adjoint cette laboration en tant quunivers oblig de mdiatisation une dfinition corrlative du rfrentiel en tant quorgane du sujet :

    Le rfrentiel en tant quinstrument oblig fait oublier le sujet, lloigne, en prend en quelque sorte la relve. Pourtant, si lon posait comme hypothse de travail car rien ne le dmontre que ldification dun rfrentiel doit tendre llimination totale du sujet, on crerait une situation absurde. En labsence de tout sujet, le rfrentiel perd sa destination. Celle-ci est dtre au service du sujet. Allant mme beaucoup plus loin, ne faudrait-il pas dire que le rfrentiel se constitue comme un organe du sujet ? Cest l naturellement une hypothse, une hypothse audacieuse mme3.

    Deux expriences perceptives justifient, dans larticle Rfrentiel et mthode , cette assimilation du rfrentiel un organe du sujet. La premire est un souvenir de voyage : Gonseth est dans le train de Stansad Engelberg, celui-ci stoppe en face dune fort noire, levant les yeux, lpistmologue suisse est surpris de voir les troncs des sapins barrer obliquement toute

    1 GONSETH, 1975, p. 26. 2 GONSETH, 1975, p. 31. 3 GONSETH, 1975, p. 31.

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  • ltendue de la vitre. En sapprochant, lillusion svanouit, le paysage est normal, les sapins verticaux. Il recule, lillusion recommence. Lexplication est la suivante : la voie ferre est en pente, mais dans le wagon, dans ce rfrentiel , les parois du train semblent verticales et les sapins obliques. Dans la seconde, lpistmologue chausse des lunettes vision renverse. Aprs quelques jours, son cerveau sest adapt ce nouveau rfrentiel. Quand il les te, il lui faut un temps quivalent pour se radapter une vision normale. Cette caractrisation par des exemples tirs du paradigme de la vision est foncirement insuffisante pour comprendre la notion de rfrentiel et les fonctions quelle est appele assumer en pistmologie. Les modifications rversibles de la perception ne sont pas analogues aux transformations irrversibles dun rfrentiel scientifique lors des phases de progrs. Le rfrentiel du voyageur est partiel, li au seul horizon perceptif, alors que le rfrentiel de lpistmologue doit tre le centre de coordination dun ensemble dhorizons scientifiques.

    Gonseth a dailleurs conscience des insuffisances de ses exemples, car, aprs avoir dtaill trois points acquis par leur analyse (la formation dun rfrentiel dcoule dune mise en situation ; de brusques changements de rfrentiel propre peuvent soprer sans que la situation ait chang objectivement ; certaines exigences inalinables, comme lexistence dune verticale, sont transfres dun rfrentiel lautre), il en ajoute un quatrime dcisif : Une mutation de rfrentiel peut saccompagner dun progrs dans lobjectivit du jugement et dans la justesse du comportement 1. Le changement de rfrentiel doit permettre la mesure du progrs scientifique. Mais comment comparer la validit de deux rfrentiels, si ladquation un rfrentiel est la mesure de toute validit ? Les exemples tirs de lhorizon perceptif ne peuvent servir illustrer lide dun rfrentiel collectif 2. Or le caractre transindividuel des rfrentiels est primordial : le rfrentiel collectif est le modle universel dont les actualisations subjectives sont drives et partielles :

    Cela revient dire que chacun des rfrentiels particuliers nest mis en correspondance quavec une partie du rfrentiel collectif et que cette corres-pondance nest peut-tre que sommairement fidle. Le rfrentiel collectif nen reste pas moins capable doprer une certaine intgration des rfrentiels particuliers, parvenant ainsi les mettre de proche en proche en relation

    1 GONSETH, 1975, p. 146. 2 GONSETH, 1975, p. 148.

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  • efficace de coordination. Nous dirons, dans un tel cas, que chacun des rfrentiels est partie prenante par rapport au rfrentiel collectif1.

    Il en est ainsi dans lenseignement universitaire de la philosophie qui consiste apprendre aux tudiants occuper successivement diffrents rfrentiels philosophiques : Lenseignement de la philosophie se donne pour tche de transmettre lenchanement de ces rfrentiels en mme temps que la rhtorique par lusage de laquelle il stablit 2. Lacquisition dun rfren-tiel ne se rduit pas, dans ce cas comme dans dautres, une reproduction : lenseign et lenseignant ont part un moment crateur. Il y a rinvention et extriorisation rhtorique. On peut clairer ce modle partir de la trans-mission de linformation chez Gilbert Simondon. Pour le philosophe de lindividuation, le schma transmissible par excellence est technique et non perceptif. Linvention et la rinvention techniques sont les formes privil-gies de la transindividualit. Il peut y avoir des rinventions esthtiques ou spirituelles, mais linsistance sur la lecture des objets techniques plutt que sur celle des livres ou des uvres dart caractrise la conception simondonienne de la culture :

    Lobjet technique pris selon son essence, cest--dire lobjet technique en tant quil a t invent, pens et voulu, assum par un sujet humain, devient le support et le symbole de cette relation que nous voudrions nommer transindi-viduelle. Lobjet peut tre lu comme porteur dune information pure. On peut nommer information pure celle qui nest pas vnementielle, celle qui ne peut tre comprise que si le sujet qui la reoit suscite en lui une forme analogue aux formes apportes par le support dinformation ; ce qui est connu dans lobjet technique, cest la forme, cristallisation matrielle dun schme op-ratoire et dune pense qui a rsolu un problme. Cette forme, pour tre comprise, ncessite dans le sujet des formes analogues : linformation nest pas un avnement absolu, mais la signification qui rsulte dun rapport de formes, lune extrinsque et lautre intrinsque par rapport au sujet. Donc, pour quun objet technique soit reu comme technique et non pas seulement comme utile, pour quil soit jug comme rsultat dinvention, porteur dinformation, et non comme ustensile, il faut que le sujet qui le reoit possde en lui des formes techniques. Par lintermdiaire de lobjet technique se cre alors une relation interhumaine qui est le modle de la trans-individualit3.

    1 GONSETH, 1975, p. 150. 2 GONSETH, 1975, p. 152. 3 SIMONDON, 1989[a], p. 247.

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  • Lobjet technique est le vhicule de linformation transindividuelle la plus pure parce quil est matire organise en vue doprations. Le paradigme hermneutique pour penser la transmission rigoureuse dun rfrentiel est la technique du reverse-engineering. Le rfrentiel constitue un organe dharmonisation avec le milieu : Le rfrentiel ne reste labri ni des changements qui affectent le vivant qui le porte ni des changements dont le milieu est le sige. Il est lui-mme capable de changer, certaines fois par mutation plus ou moins profonde, pour maintenir et sauvegarder les conditions dun contact fonctionnel du vivant avec son milieu. Il ny parvient pas en toutes circonstances 1. Le rfrentiel assume aussi lharmonisation entre lindividu et le groupe : le rapport dun rfrentiel individuel un rfrentiel commun (ou collectif) est de caractre dynamique ; il peut aller de ladaptation mutuelle au rejet dans lincompatibilit.

    Sous cet clairage, la notion ne concerne pas uniquement les problmes pistmologiques, mais aussi des questions telles que le mal exister en socit (le rfrentiel tant un facteur du projet dexistence qui caractrise le vivant). Cette facult considrable dadaptation des rfrentiels pose, entre autres choses, le problme thique et politique de lirrversibilit des transformations : qua-t-on le droit de faire de la plasticit humaine ? Gonseth demeure ce sujet relativement optimiste : Rien ne garantit dailleurs que, dans la sollicitation dun rfrentiel, le point de non-retour ne puisse jamais tre dpass, bien que la restauration dun rfrentiel viable reste toujours possible 2. La dissension possible entre les rfrentiels individuels et le rfrentiel collectif ne signifie toutefois nullement une indpendance des termes. Lmergence de rfrentiels correspond une individuation psychosociale . Il y a interdpendance des rfrentiels indi-viduel et collectif :

    [] aucun rfrentiel ne peut stablir si ce nest comme partie prenante dun certain rfrentiel collectif. Complmentairement, un rfrentiel collectif ne saurait persister (et se renouveler) si ce nest comme intgrateur de len-semble des rfrentiels individuels. Ce rapport dinterdpendance et dinter-action est au centre de la question : il en est le vritable nud. On ne le tranchera ni par la dfinition dun sujet autonome, ni par la constitution dun milieu (dune socit) dont le statut ne devrait rien celui du sujet. Il faut, au contraire, poser que le statut du sujet comporte, de faon complmen-taire, lobligation et la facult daccueillir sans lannuler le statut du sujet particulier. On peut ajouter, en tenant compte du rle oblig des rfrentiels,

    1 GONSETH, 1975, p. 39. 2 GONSETH, 1975, p. 41.

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  • quun rfrentiel particulier ne stablit jamais sans entrer en rapport avec certains rfrentiels collectifs, et quun rfrentiel collectif ne stablit jamais valablement sans la participation dun certain ensemble de rfrentiels individuels1 .

    Le rfrentiel reprsente la rticulation transindividuelle et mtastable qui est la condition de lindividuation psychosociale : Ltat dun rfrentiel en mesure de remplir sa fonction nest donc pas celui dun quilibre stabilis une fois pour toutes. Cest celui dun quilibre dynamique entre les diffrents facteurs situationnels et personnels qui, en labsence de toute compensation, seraient capables chacun den fausser lidonit 2. La certitude de lexis-tence, en toute situation, dun rfrentiel possdant au moins un certain degr dadquation avec la situation constitue la rgle du rfrentiel oblig et la solution au problme du commencement et du devenir de significations :

    Une recherche, la chose est claire, ne seffectue pas dans le vide. Elle prend naissance dans une situation de dpart qui comporte ncessairement un certain ensemble pralable de vues et de connaissances plus ou moins strictement organises. [] Cest un rfrentiel de fait, peut-tre pas le meilleur de tous ceux que la situation comporterait. [] le rfrentiel est chaque instant ce quil est devenu de par notre participation, directe ou indirecte, lhistoire et lactivit de la connaissance3.

    En ce qui concerne les transitions entre rfrentiels scientifiques successifs, la notion de rfrentiel dpreuve permet de se sortir des apories et paradoxes quengendrent les analyses de Thomas Kuhn sur lincommen-surabilit des paradigmes. La conscience savante se rfre certains moments un rfrentiel temporaire, plus ou moins indfini, qui comporte les hypothses du rfrentiel de dpart comme tant elles-mmes des lments rvisables. La mthodologie ouverte est celle qui se constitue comme un rfrentiel rvisable et ouvert lexprience :

    Au fur et mesure de lanalyse, la signification du rfrentiel sest progressivement dgage. Subjectif ou objectif selon la faon dont on le regarde, le rfrentiel apparat lui-mme comme un horizon de nature intermdiaire. Les ralits de cet horizon sont la fois formes pour le sujet de ce qui a pour lui valeur de significations extrieures , et actua-lisations extrieures de ce qui, venant de lui, simpose comme conditions

    1 GONSETH, 1975, p. 190. 2 GONSETH, 1975, p. 42. 3 GONSETH, 1975, p. 159.

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  • obliges de son appartenance au monde . Cette double nature du rfrentiel en fait un passage oblig. Que le sujet laisse le monde venir lui par le truchement de certains flux informationnels, ou quil se porte vers le monde pour sy insrer et pour y faire valoir son projet dexister , cest toujours sur un rfrentiel que se fait la rencontre de ce quil est, de ce qui lui est tranger. Mais il faut se garder de lier lexpression un passage oblig limage dune ligne ou dune surface de sparation. La jonction du subjectif et de lobjectif peut se faire partout, cest--dire sur toute ltendue et dans toute la profondeur de la connaissance capable de faire figure de pralable. Dans son ensemble, le rfrentiel a donc ses plans et ses arrires-plans ; il se projette dans ses anticipations et se reflte dans la reconstruction de ses positions antrieures1.

    Pourvu dune perspective historiale subjective articule sa position historique objective, le rfrentiel dispense des tortures mentales engendres par la succession des paradigmes conus comme conditions de validit valant absolument au sein dun seul horizon historique. Dsormais une instance se dplace en mme temps que les schmas se modifient et opre chaque instant larticulation des horizons subjectifs et objectifs : Paradoxalement, je me dcouvre moi-mme dans un invariant qui nmerge ma conscience que par un changement de rfrentiel 2.

    pistmologie et Rfrentiel (paru en 1990 dans le recueil posthume Le problme de la connaissance en philosophie ouverte) opre lultime caractrisation du rfrentiel. Lpistmologie produit son propre rfrentiel dans le langage ordinaire mais en relation avec le rfrentiel scientifique lu comme norme : Lhorizon de lnonciation renvoyant au langage et lhorizon des significations renvoyant au rfrentiel nont ni lun ni lautre dexistence autonome. Ils sont interdpendants, gntiquement coordonns lun lautre 3. De fait, le rfrentiel scientifique nest pas une ralit parfaitement stable et acheve. La coordination des rfrentiels pistmologique et scientifique sinscrit demble dans une problmatique relativiste (dans un mouvement qui invalide les stratgies de fondements absolus) : Lpistmologie est un discours sur la science. Ce discours est dat ; il stablit dans une situation elle-mme date, cest--dire tel ou tel stade plus ou moins stable de lvolution plus ou moins rapide de la situation 4. Cela ne nous condamne pas une succession de vues

    1 GONSETH, 1975, p. 173. 2 GONSETH, 1975, p. 176. 3 GONSETH, 1975, p. 187. 4 GONSETH, 1990, p. 191.

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  • instantanes sur ltat de la science, puisque tout rfrentiel possde une certaine porte, et des horizons associs de rtention et de protention : Sa ralit est fonction du moment, mais elle nest pas toute dans le moment. Elle est diachronique, portant la marque dun certain pass et lanticipation dun certain futur 1. Le rfrentiel est la fois transindivuel et trans-historique :

    Pour que le discours pistmologique puisse avoir lieu, il faut daprs ce qui prcde que lpistmologue soit en possession dune langue approprie son rfrentiel. Il faut admettre que celui-ci comporte une information dune certaine ampleur et dune certaine exactitude sur ltat des diffrentes disciplines scientifiques et sur les moyens et les pratiques de la recherche scientifique. Il faut en outre poser que langue et rfrentiel sont, dans une certaine mesure, communs un milieu pistmologique pour lequel le rfrentiel reprsente un domaine de smantisation dune certaine fiabilit de la langue. Tout ce qui vient dtre dit du rfrentiel ne permet pas dassurer que cette validit soit assure la fois compltement et dfinitivement. Cette validit elle-mme date est susceptible dvoluer avec la situation. Pour le prsent discours, aussi bien en ce qui concerne sa validit que la fiabilit de son information, le plan des rfrences se situe dans lactuel. Or, lactuel nest pas coup du pass, il en est laboutissement. Le pass peut en partie lexpliquer, mais il peut aussi clairer le pass en montrant ce quil est devenu partir de ce quil tait. Le rapport du pass au prsent nest pas rductible une liaison de causalit2.

    Gonseth sest ainsi avanc au seuil de larticulation de la rcurrence, au sens de Bachelard, entre rfrentiels successifs. Ce qui rend possible la rcurrence des rfrentiels pistmologiques, cest la stratgie dengagement vis--vis des rfrentiels scientifiques qui, dans certains cas comme celui de la physique relativiste, sont capables dengendrer une ligne scientifique en rintgrant les stades antrieurs comme des perspectives dgnres. Cette stratgie dengagement comporte une double orientation : ouverture lexprience du rfrentiel pistmologique et mobilisation de linformation la plus approprie au sein de la recherche scientifique3. Toutefois, la consistance du rfrentiel pistmologique tient ce que lpistmologue respecte aussi un principe de rflexivit travers lequel sinstaure la rcurrence entre les rfrentiels pistmologique et scientifique : Il veillera

    1 GONSETH, 1990, p. 192. 2 GONSETH, 1990, p. 200. 3 GONSETH, 1990, p. 201.

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  • ne pas tablir de rupture entre ses propres principes sa propre mthode et ceux de la mthode dont il se fait le tmoin, car celle-ci, garante de son information privilgie, ne saurait tre exclue de son propre rfrentiel 1. Mais, mme sil observe ces recommandations, lpistmologue peut chouer sil ne parvient pas insrer son rfrentiel au sein dun rfrentiel collectif : Pour exister en tant que discipline, lpistmologie ne doit pas tre le fait dun seul pistmologue. Il faut quil existe aussi et il existe aussi de fait le milieu pistmologique et un rfrentiel collectif desquels lpistmo-logue est partie prenante 2. Sans cette individuation de groupe, lpistmo-logue risque dengendrer un rfrentiel sauvage 3 qui nexercera pas sa finalit la plus haute : Une action en retour sur la constitution dun rfren-tiel scientifique quilibr 4. Une telle transformation du rfrentiel scien-tifique au travers de la mdiation dun rfrentiel pistmologique dcoule, le plus souvent, du progrs phnomnotechnique, du rle de linstrument de mesure et du niveau de prcision auquel il permet daccder 5.

    Conclusion : vers une phnomnologie ouverte

    Malgr une prsence discrte et perptuellement allusive, la phnomnologie constitue une rfrence permanente de Gonseth. Son appropriation est assez diffrente de celle quopre Bachelard6 : ce dernier dtourne les concepts et invalide lapproche phnomnologique au profit dune apprhension noum-nale, en ce qui regarde les mathmatiques, et phnomnotechnique, en ce qui concerne les sciences de la nature ; Gonseth, lui, modifie les concepts et les intgre dans son propre dispositif. Lappropriation du concept dhorizon est rvlatrice : lexpression horizon de ralit et la distinction entre horizons de subjectivit et dobjectivit sont clairement non husserliennes. Lorien-tation intuitionniste de la phnomnologie est repousse au profit dun systme relationniste tendanciellement raliste, dont nous avons montr la congruence avec les analyses de Simondon. Toutefois, la persistance de ce vocabulaire phnomnologique suggre que Gonseth a toujours considr la phnomnologie comme une discipline auxiliaire de lpistmologie en ce

    1 GONSETH, 1990, p. 203. 2 GONSETH, 1990, p. 203. 3 GONSETH, 1990, p. 206. 4 GONSETH, 1990, p. 206. 5 GONSETH, 1990, p. 213. 6 BARSOTTI, 2002.

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  • qui concerne la mise au jour rflexive des structures du ct du sujet . Mme lorsque la notion de rfrentiel lui offre un dpassement possible du concept du sujet, et que, de fait, la notion dhomo phenomenologicus disparat, la phnomnologie demeure intgre au projet gnral.

    En mme temps, cette intgration suppose la disqualification de la prvalence thorique des travaux de Husserl, qui sont rarement mentionns et toujours de manire critique :

    Louvrage posthume de Jean Cavaills intitul Sur la logique et la thorie de la science se termine par une critique trs incisive de la philosophie de Husserl (de sa phnomnologie) dont on sait les attaches avec les philo-sophies actuelles de la conscience et, en particulier, avec lexistentialisme. Dans cette critique, la science joue le rle de pierre de touche. La phnomno-logie ne la nglige pas. Au contraire, elle prtend en rendre compte, en donner une thorie. Elle prtend en donner une thorie conscientielle ou existentielle, cest--dire une thorie dont les termes ultimes soient immdiatement donns la conscience, irrductiblement vcus. Or Cavaills montre que la science relle ne rpond pas cette thorie, que cette dernire nest pas idoine1.

    Pour Gonseth, Husserl produit sa phnomnologie et non la phnomnologie. On peut lui reprocher de mconnatre les vritables possibilits des re-cherches husserliennes. La rfrence Cavaills permet nanmoins dclairer les insuffisances quil dtecte dans celles-ci : la gense des structures scientifiques suppose davantage, mme dans le cas des mathmatiques, quune construction opre par lintentionnalit du sujet. Car la limite de lapproche phnomnologique est de rencontrer certaines structures comme contingentes alors quelles manifestent une certaine naturalit. Pour com-prendre cette naturalit, il faut adopter un tout autre point de vue, objectiviste (qui possderait dautres points aveugles symtriques), o les structures du monde devancent en droit comme en fait celles de la conscience. La condition de la rcupration de certains concepts phnomnologiques dans lidonisme, cest donc une dpersonnalisation de la phnomnologie . Les derniers textes, regroups dans le recueil posthume Le problme de la connaissance en philosophie ouverte par mery, le confirment. Larticle La philosophie ouverte se rfre ainsi la phnomnologie comme doctrine faire voluer en la dtachant de lhritage husserlien :

    Il faut tout dabord renoncer lide mme dune thorie du sujet (dune phnomnologie) inspire par lintention de faire apparatre le sujet dans sa

    1 GONSETH, 1990, p. 73.

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  • propre lumire en mettant le monde entre parenthses. Il faut lui substituer une phnomnologie ouverte, cest--dire une thorie du sujet mettant en place les structures de la subjectivit grce auxquelles et en dpit desquelles le sujet peut la fois saccorder et sopposer au monde, sy insrer et sen abstraire. Il y a dj bien longtemps que les linaments dune telle phno-mnologie ont t poss. [] Comment enfin linformation nouvelle que lexprience apporte et linformation naturelle que les structures phnomno-logiques du sujet comportent peuvent-elles tre mises en rapport aux fins de linsertion efficace du sujet dans lunivers1 ?

    La notion dhorizon de ralit conserve des structures proprement phnom-nologiques. Le dcoupage quelle instaure dans la pense et dans le monde permet en outre de restituer les subtilits de ce que Bachelard nomme le transrationalisme , et Simondon l allagmatique , cest--dire de la valeur rgulatrice du concept danalogie, en substituant une procdure de dfinition opratoire des concepts par circulation analogique entre les horizons la procdure de variation idtique : Cest l le problme que jvoquais en parlant des rapports bien concevoir entre les horizons de ralit spcifiquement diffrents auxquels la recherche doit faire appel. Ce problme se pose dans toutes les disciplines et de faon encore plus aigu larticulation des disciplines entre elles 2.

    Dans une ultime mise au point, Gonseth prcise quelque peu la modification que doivent subir les structures phnomnologiques pour tre soumises au principe de rvisibilit : il en fait des structures phnomno-logiques en tat dincompltude (conservant nanmoins leur statut de structures sous-jacentes aux structures mathmatiques). Il sagit encore de rcuser la procdure de mise entre parenthses et de substituer une phnomnologie ouverte ( lexprience) la phnomnologie idtique (sur laquelle plane toutefois une certaine mcomprhension).

    Comment en aborder ltude [des structures des horizons de subjectivit] et les soumettre la recherche ? La faon dont il en a t question [comme structures a priori] ne leur confre-t-elle pas une existence spare dans un horizon de ralit o le principe de rvisibilit par exemple ne saurait trouver accs ? cest tout au moins une conviction de cet ordre qui semble inspirer certaines recherches phnomnologiques[comprendre celles de Husserl]. Mais comment laborer une autre thorie du sujet ? Il faut tout dabord faire observer quune telle thorie sous peine de ne pas tre tenue pour valable

    1 GONSETH, 1990, p. 147. 2 GONSETH, 1990, p. 151.

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  • dit pouvoir rpondre certaines exigences et rendre compte de certains faits. Ce sont par exemple que de sujet sujet, les structures de la subjectivit peuvent diffrer jusqu lanomalie ; que leur mise en action coordonne peut tre gravement trouble par leffet de certaines drogues ; que certaines expriences (celle des lunettes vision renverse, par exemple) rvlent leur tonnante facult de radaptation aux situations densemble, aux situations intgrantes, etc. En bref, les structures de la subjectivit restent en interdpendance dinterprtation avec les structures extrieures des horizons dintervention du sujet. [] Une thorie du sujet (une phnomnologie) ne saurait donc tre juste que si elle se rvle capable de retenir et de mettre en place des faits aussi dcisifs. De quelle mthodologie la recherche dune telle thorie peut-elle se rclamer ? linterdpendance des structures propres du sujet et des structures de ses horizons dintervention exclut le recours la mise entre parenthses progressive de ces derniers. Il semble indispensable de revenir au contraire un univers dans lequel le sujet serait insr tout dabord en tant qutre naturel dans un milieu naturel, puis engag en tant qutre vocation sociale dans un milieu humainement organis, puis prenant part en tant qutre vocation culturelle aux activits dun milieu de civilisation1.

    La mise entre parenthses , si elle induit bien dans une certaine mesure le problme de la contingence de la nature, nest pas cette coupure radicale des horizons dobjectivit que redoute tant Gonseth. En fait, la diffrence entre pistmologie et phnomnologie se joue ailleurs : elle rside dans le double dcentrement axiomatique et phnomnotechnique quopre la science par rapport linstance rflexive du sujet. Il est regrettable ce sujet que Gonseth nait pas