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Tennessee Williams L'écriture du désir

Mar 15, 2016

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Grande figure de la littérature américaine, Tennessee Williams connait une nouvelle gloire posthume sur la scène théâtrale française.
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Février 2013 | 528 | Le Magazine Littéraire

3 Éditorial

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

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Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Rédaction

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

Directeur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) [email protected] artistique Blandine Scart Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]édactrice Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected] communication Elodie Dantard (54 55)

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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A comme « absolu ». Dans sa passion pour Stendhal, Dominique Fernan­dez (1) ne veut pas, ne peut pas at­tendre : dès la première page, il livre au lecteur la clé qui va ouvrir toutes les

serrures. L’amour n’est rien s’il n’est pas absolu. Et cette définition porte en elle­même la promesse de l’échec. Chaque nation d’Europe a une capitale secrète : Bath en Angleterre, Richelieu en France, Urbino en Italie. Ces cités ne sont pas les plus impor­tantes, ni les plus spectaculaires, ni les plus abouties, mais… elles résument souvent mieux que les capitales l’esprit d’un pays. Dominique Fernandez fait, au fond, la même constatation à propos des grands écrivains : une courte nou­velle, un roman apparemment mineur, en disent parfois davantage qu’un chef­d’œuvre. Et de citer, notamment, La Femme abandonnée de Balzac, La Douce pour Dos­toïevski ou Le Compagnon secret de Conrad. S’agis­sant de Stendhal, il choisit dans les Chroniques ita-liennes « San Francesco a Ripa », « la plus courte du recueil », mais qui regroupe, en effet, quatre sujets de prédilection du romancier : la France, l’Italie, la vanité et la passion. Ce sont ces quatre montures qui entraînent notre berline sur les routes stendha­liennes, et l’on sait combien il est agréable de voyager avec Dominique Fernandez, qui nous fait découvrir toujours de nouveaux espaces, mais surtout déplace les bornes de notre esprit.

I l n’est pas besoin d’être stendhaliste, ni même stendhalien, pour se plonger dans ce diction­naire, éblouissant d’érudition. Fouette cocher !

L’équipage mène un train d’enfer. Ce livre est d’autant plus riche qu’il contient de nombreuses piques de Fernandez sur la paresse de notre époque. À ses yeux, Stendhal est, d’entrée de je, notre contemporain absolu – à condition de bien le lire. C’est ainsi qu’à l’entrée « Politique » il reprend la fameuse phrase sur le coup de pistolet au milieu du concert qui, d’un livre à l’autre, revêt un sens différent : « On conseille vive­ment aux jeunes romanciers de ne pas prendre à la lettre un bon mot qui, observé dévotement, a vidé le roman français d’une grande part de sa substance. »Le « chapitre » consacré à Lamiel, le dernier texte de Stendhal, laisse entrevoir mille interprétations pos­sibles. Notamment quand Fernandez établit un subtil parallèle entre le docteur Sansfin et le romancier.

La créature et le créateur n’ont­ils pas tous deux adopté la devise : « Montrer qu’on souffre est interdit aux gens d’esprit » ?

Q uel dommage que Michel Onfray ne puisse pas entendre

cette recommandation ! Le philosophe vient de publier un livre collectif sur la monstruosité (2). Au pre­mier rang de ces monstres figure en bonne place Donatien. La tentation est d’autant plus grande d’aller chercher dans les œuvres de ce dernier un point d’entrée pour comprendre

l’homme que la vie de l’auteur de Justine se trouve ponctuée de trois ténébreuses affaires : celle dite de Paris, en 1763, celle d’Arcueil dite l’affaire de Rose Keller, en 1768, et l’affaire des bonbons à la cantha­ride à Marseille, en 1772. Il n’en faut pas plus pour faire de Sade un Gilles de Rais des Lumières, le pen­dant masculin de la comtesse Báthory. Sade était­il sadique ? Après la camisole pour Freud, faut­il passer les menottes à Sade ? Une fiche de po­lice dans un ouvrage philosophique, n’est­ce pas un coup de pistolet au milieu d’un concert ? Les textes qui ont fait de Sade l’homme de toutes les vertus justifient­ils que le pendule reparte nécessairement dans le sens opposé ? Les « dégénérés au sang bleu » ne sont pas les seuls à porter le poids d’une époque qui commence avec l’écartèlement de Damiens et finit avec les massacres de Septembre qui sont fêtés comme des bacchanales politiques par ce que Hannah Arendt appelait « the mob ». La critique pour terrasser le monstre Sade doit­elle nécessairement adopter les armoiries du Pauvre Bitos d’Anouilh ?En attendant, il y a quelques mois, Les Cent Vingt Jours de Sodome, qui venaient d’être traduits, ont fait leur apparition dans les librairies sud­coréennes. Sur­le­champ, les autorités décidèrent de censurer le célèbre roman de Sade. [email protected]

(1) Dictionnaire amoureux de Stendhal, Dominique Fernandez, éd. Plon­Grasset, 830 p., 25 €.(2) Le Canari du nazi. Essais sur la monstruosité, Michel Onfray (dir.), éd. Autrement, 238 p., 21 €.

Un coup de pistolet

Fouette cocher ! L’équipage de Dominique Fernandez mène un train d’enfer sur les routes stendhaliennes.

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Février 2013 | 528 | Le Magazine Littéraire

Au chapitre 2013Ce qu’il ne faut pas rater en cette rentrée littéraire.

Retour sur scèneFocus sur la pièce Tristesse animal noir, de la contemporaine allemande Anja Hilling, mise en scène par Stanislas Nordey au Théâtre de la Colline.

Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.Su

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n° 528 Février 2013Sommaire

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Perspectives :� Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? Dossier :� Tennessee Williams Entretien :� Alessandro Baricco

Abonnez-vous page 83

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique et 1 encart Polka sur une sélection d’abonnés.

Admiration : Wagner vu par Vincent Borel.

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Perspectives 8 Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? pages coordonnées par Patrice Bollon 9 De l’artisanat aux beaux-arts 10 La cote fluctuante de Vermeer 12 « Les chefs-d’œuvre ne sont pas si rares »,

entretien avec Charles Dantzig 14 Des points aveugles en chaque panthéon 16 Le point de vue de Laurent Le Bon,

directeur du centre Pompidou-Metz 17 Bibliographie

L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 28 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 30 Marie NDiaye, Ladivine 31 Vincent Borel, Richard W. 32 Philippe Besson, De là, on voit la mer 33 Cécile Wajsbrot, Sentinelles 34 Frédéric Boyer, Rappeler Roland 35 Philippe Artières,

Vie et mort de Paul Gény 36 Marc Graciano, Liberté dans la montagne 37 Philippe Vilain, La Femme infidèle 38 William T. Vollmann,

La Tunique de glace 40 Jeffrey Eugenides, Le Roman du mariage 41 Pia Petersen, Un écrivain, un vrai 42 Siri Hustvedt, Vivre, penser, regarder 44 Mathieu Bénézet, Œuvre (1968-2010) 44 Roberto Juarroz,

Dixième poésie verticale

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Prochainnuméroenventele21févrierDossier : Les vampires

Le dossier 46 Tennessee Williams

dossier coordonné par Catherine Fruchon-Toussaint, avec Juliette Einhorn

48 Le ventre de l’Amérique, par Liliane Kerjan 50 Une Europe nommée Désir, par John S. Bak 54 Aux bords de la folie, par Xavier Lemoine 56 Une homosexualité chuchotée puis affichée,

par Georges-Michel Sarotte 58 Es-tu déjà monté dans ce vieux tramway ?

par Simonetta Greggio 60 Le rire, « mon refuge le plus sûr »,

par Marie Pecorari 62 Les mythologies intérieures,

par Agnès Roche-Lajtha 64 Tout un peuple dans les nouvelles,

par Agathe Mélinand 66 Retour de flamme sur les planches,

par Muriel Maalouf 70 Peintures et visions en toile de fond,

par Sophie Maruéjouls-Koch 72 Avec le cinéma, un couple infernal,

par Catherine Fruchon-Toussaint 76 Une anguille électrique, par Marie Pecorari 78 Restituer la nervosité d’une langue,

par Jean-Marie Besset 80 « Ceux qui ignorent le moment approprié

de leur départ », par Tennessee Williams 82 « Le plus grand dramaturge américain »,

entretien avec Thomas Keith

Le magazine des écrivains 84 Admiration Richard Wagner, par Vincent Borel 86 Grand entretien avec Alessandro Baricco 90 Visite privée « Écrivains : mode d’emploi »,

par Laurent Nunez 94 Inédit « La famélique », de Don DeLillo 98 Le dernier mot, par Alain Rey

En couverture : illustration d’EnkiBilal pour Le Magazine Littéraire, d’après une photo Corbis.© ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

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Perspectives

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S ur le Net, on ne compte pas les sites, en toutes les langues, où sont réperto-riées les dix, vingt, vingt-cinq, cinquante ou cent

« plus grandes œuvres » de la littéra-ture, de la peinture, de la musique, du cinéma, de la pensée, etc., du siècle, voire depuis le commence-ment du monde ! Bien que, post-modernisme oblige, ces énuméra-tions soient présentées le plus souvent comme de simples playlists subjectives, du genre « Voici ce que nous aimons, et vous ? », et que l’ex-pression ne soit plus guère à la mode, il n’est pas difficile de reconnaître dans ces listes des classements de ce qu’on appelle communément des

Qu’est-ce qu’un chef -d’œuvre ?Longtemps clé de voûte du discours esthétique, le terme de « chef-d’œuvre » paraît désormais désuet. L’écrivain Charles Dantzig vient pourtant d’y consacrer un livre. Cette notion aurait-elle toujours un usage ? Et qu’en disent les sciences humaines ? Les réponses sont diverses.Pages coordonnées par Patrice Bollon, illustrations Boiry� pour Le Magazine Littéraire

« chefs-d’œuvre », soit des œuvres censées avoir plusieurs qualités. D’abord, comme le dit Le Petit Robert, être « accomplies en leur genre », c’est-à-dire parfaites ; ensuite, être universelles, s’imposer à tous, quelles que soient l’époque et la culture aux-quelles on appartient ; enfin, cela va de soi après ce que nous venons de dire, être éternelles, insensibles au temps qui passe. Pour résumer tous ces attributs en une seule formule : elles doivent être dotées d’une valeur supérieure « objective ». On pourrait s’arrêter là et broder, ainsi que s’y est longtemps employée et que s’y emploie encore une certaine vul-gate kantienne (1), sur la valeur d’un « Beau » subjectif dans son

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Perspectives

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Qu’est-ce qu’un chef -d’œuvre ? établissement mais universel en quelque sorte de droit parce que « désintéressé ». Il y a décidément là beaucoup d’affirmations qui méritent réflexion. Et, d’abord, quant à l’adjec-tif « parfait ». Que veut-il dire exacte-ment, par rapport à quels critères, quel(s) système(s) de valeurs ?

Le règne de l’opinionL’histoire du terme (lire encadré ci-dessus) montre bien que gît là un des problèmes majeurs soulevé par son évolution. Quand il désignait ces « ouvrages que faisait un aspirant ou une aspirante pour se faire recevoir maître ou maîtresse dans le métier qu’ils avaient appris » (Littré), il renvoyait en effet à des normes

esthétiques, autant que techniques, précises, interprétées, de surcroît, par des jurys uniques et localisables. Ce n’est plus du tout le cas quand le mot déborde le champ de l’artisanat pour s’appliquer aux arts. D’abord, parce qu’à ces derniers on a attribué des destinations diverses, l’imitation de la nature, la création d’une émo-tion, la forme autonome, l’élévation morale, etc. Depuis la généralisation de la photographie, le premier de ces buts ne vaut plus guère – encore qu’il n’ait pas vraiment disparu, plutôt

Une définition ambiguëDe l’artisanat

aux beaux-artsLe mot « chef-d’œuvre » apparaît vers le xiie siècle en Europe dans le vocabulaire des corporations et autres guildes, qui, dans les villes libres, organisaient l’exercice des métiers artisanaux de tout ordre, aussi bien la boulangerie que la charpenterie, l’orfèvrerie, etc., mais aussi d’art appli-qué, la peinture ornementale, la sculpture, etc. Il désignait ces objets que les apprentis, compagnons et artisans/ artistes venus d’ailleurs devaient présenter à un jury afin d’obtenir le titre de « maître » et le droit, qui en découlait, de s’installer et de faire commerce de leur production. Ces objets devaient être parfaits, conçus dans les règles de leur métier ; et, s’ils étaient parfois banals, ils visaient, dans cer-tains cas, à l’exceptionnel. Ces deux caractères, d’accom-plissement et d’originalité, expliquent que le mot soit passé à partir du xvie siècle dans les arts pour nommer ces œuvres supérieures, fixant les canons de beauté de leur discipline. Les musées, qui ouvrent à partir de la fin du xviiie siècle (le Louvre en 1793, la National Gallery de Londres en 1824, etc.), les présenteront ensuite comme un « legs culturel » de l’hu-manité. Pareille évolution n’est pas sans rendre probléma-tique le mot. Dans son acception artisanale, le chef-d’œuvre était évalué selon des critères sinon indiscutables – car les corporations avaient aussi pour objet d’encadrer la concur-rence –, du moins définis clairement par une instance uni-taire. Avec la substitution, au système des corporations (abolies en France par la Révolution), de cet « espace public » né de l’installation progressive de sociétés libé rales, l’appellation de chef-d’œuvre se prononce au terme d’une dialectique complexe entre une opinion esthétique collec-tive, « le goût » d’une époque, les jugements des uns et des autres – en particulier de la critique d’art, apparue au xviiie siècle et triomphante au xixe – et les qualités de l’œuvre elle-même. Une ambiguïté qui favorise les dénonciations de l’idée de chef-d’œuvre. P. B.

changé de sens ou d’application –, mais les autres ? Certains ont beau citer à tort et à travers la phrase de Gide selon laquelle « c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature », une grande œuvre n’est-elle pas celle qui apporte un espoir ou une liberté nouvelle au monde, qui a donc une portée éthique au sens large du terme ? Bref, la question demeure…À quoi est venue se superposer une évolution d’ensemble de nos socié-tés vers l’individualisation – le mot d’« auteur » n’a pris son sens contem-porain qu’à partir du xixe siècle – et la libéralisation/démocratisation, qui a fait apparaître ce phénomène jusqu’alors inédit qu’est

(1) Mais Kant n’est pas le kantisme : voir le livre, toujours à méditer, de Gérard Lebrun, Kant sans kantisme, éd. Fayard, 2009.

Parfait, universel, éternel : ces trois anciens critères du chef-d’œuvre, exorbitants, ont fait le lit du relativisme.

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La vie des lettres La vie des lettres 18

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(le patron de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, ayant prôné dans les années 1990 « l’insécurité croissante du salariat » comme clé de la prospérité), sur fond de désastre écologique et de translation à droite de l’échi-quier politique mondial, le vieil Occident a vu la bulle spéculative immobilière exploser à la fin de 2008, et feu l’État-providence réser-ver ses premiers secours aux banques et aux conglomérats, « trop grands pour se per-mettre d’échouer » (« too big to fail »). Le « paradis social-démocrate » de l’après-guerre devenu un « complexe étatico-entrepreneu-rial » (« state-corporate complex »), il ne res-tait alors aux plus lucides, ou aux plus radi-caux, faute de partis politiques à qui se fier, qu’à occuper le terrain, occuper un square près de Wall Street ou les places publiques de plus de mille villes nord-américaines, à y planter leurs tentes bricolées et leurs slogans colorés « contre les 1 % » de la ploutocratie globalisée. Tout l’inverse de la réaction

droitière, l’année précédente, du Tea Party, ce sursaut moins spontané de petits Blancs xénophobes dûment soutenus par les milieux financiers. Occupy renvoie ainsi à plusieurs mois d’assemblées générales, de débats par-ticipatifs et de bibliothèques nomades, avec solutions concrètes et collectives contre l’éviction des voisins surendettés ou la vio-lence policière de quartier, et même, dans l’Ohio, l’autogestion par leurs ouvriers de dizaines d’usines en faillite – sans qu’on puisse en conclure pour autant, comme le fait Chomsky, que « confier » General Motors à ses travailleurs aurait pu être pour Obama, quand il nationalisa en 2010 le géant automo-bile, une véritable « option ». Ce qu’inaugure Occupy n’en est pas moins un « élan de soli-darité » et de colère de rue sans précédent, dans lequel Chomsky, vieil optimiste indé-crottable, voit le début de la fin de « l’idéo-logie du chacun pour soi » et de la société anomique et atomisée.

I ntellectuel engagé ? Noam Chomsky, 84 ans, représente aux États-Unis une espèce en voie de disparition, comme Edward Said (mort en 2003) ou l’his-torien Howard Zinn, auquel il rend ici

hommage : un universitaire militant, un pen-seur activiste, un théoricien de terrain. Sa cri-tique inlassable de l’impérialisme américain a fait de ce linguiste, surtout depuis le 11 sep-tembre 2001, la référence majeure de la nou-velle protestation mondiale, chacun de ses best-sellers percutants enfonçant le clou de son anarcho-marxisme, tendance volontariste et empiriste. Ce dont témoignent les inter-ventions réunies dans ce mince volume, tra-duit sans délai, dialogues impromptus et laïus informels tenus par Chomsky devant la pié-taille du mouvement social Occupy qui agita l’Amérique d’Obama à l’automne 2011.Son diagnostic n’est pas neuf : pris dans une spirale de désindustrialisation, de financiari-sation, de délocalisation et de précarisation

militantisme�Occuper Wall Street, mais aussi la penséeLe linguiste Noam Chomsky tente de tirer les conséquences théoriques et politiques du mouvement Occupy Wall Street : il peine toutefois à éviter le registre de l’incantation. Le beau chantier reste ouvert.

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Manifestation d’Occupy Wall Street, le 30 septembre 2011 à Liberty Square (Manhattan).

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La vie des lettres

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Tristram tous azimutsLes éditions Tristram, qui se sont signalées, récemment, en publiant la traduction française de L’Autobiographie de Mark Twain, se dotent d’une collection de poche : « souple », sans majuscule, qui suivra une ligne éditoriale assortie à son nom. Il s’agit de publier des textes de toutes époques et de tous auteurs, classiques comme inédits. La collection n’en porte pas moins l’empreinte de Tristram, connue notamment pour ses éditions de Burroughs ou pour ses audaces en littérature française (Le Dernier Contingent d’Alain-Julien Rudefoucauld) : ainsi, parmi les premières parutions, signalons le turbulent et médiéval Bastard Battle de Céline Minard, deux courts romans de J. G. Ballard (Sauvagerie et Vermilion Sands) et un recueil du légendaire critique rock Lester Bangs (Pychotic Reactions & autres carburateurs flingués).

Même si Chomsky se refuse ici à l’analyse fine, la réservant pour des livres plus fouillés, ces quelques discours de circonstance, qui élec-trisent manifestement leur auditoire, n’en posent pas moins problème, au risque du sim-plisme. Ils manquent d’abord la spécificité du mouvement Occupy, son refus entêté de toute organisation hiérarchique et de toute revendication spécifique : rien à voir avec les protestations de la Grande Dépression qu’a connues Chomsky, où la démocratie croyait plus naïvement en son pouvoir de résistance au grand capital, ni avec les printemps arabes de 2011, que l’auteur résume un peu vite à « une réaction contre la politique néolibé-rale ». Pour que dure Occupy, « il nous faut mettre en place des structures pérennes », pose Chomsky comme l’évidence, alors que l’histoire de ce mouvement en 2011-2012, essaimant de ville en ville avant de se dis-soudre peu à peu sous les coups de l’hiver, des médias dominants et de la lassi-tude populaire, en fait tout sauf une évidence. Et si, dans les années 1960, les premières manifestations contre la ségrégation ou la guerre du Vietnam furent très minoritaires, bien avant de devenir majoritaires, rien ne dit pour l’heure que « mille Occupy » fleuriront dans les mois qui viennent. Ni que les réformes de gauche et de bon sens martelées ici par Chomsky (abo-lir les droits de l’entreprise comme personne morale ou le financement privé des cam-pagnes électorales, rendre possible de « révo-quer nos élus »…) seront obtenues par les simples vertus de la pédagogie critique et de l’éducation populaire. S’il suffisait d’expliquer l’injustice pour la faire reculer, ou de décrire le système inique pour en faire accepter une alternative viable, on le saurait depuis long-temps. « Notre mission première consiste à descendre dans la rue pour faire comprendre aux gens de quoi il retourne », répète Chomsky. Il estime que l’essentiel est là. Comme si les sondages indépendants (le Pew Research Center est cité) révélant que les iné-galités sociales sont devenues la première préoccupation des Américains valaient à eux seuls révolution. Ou encore comme si leur lucidité, un peu exagérée par Chomsky, sur la question des déficits, dont les Américains sondés savent qu’ils ne sont pas le fond du problème, valait abandon de cette priorité doctrinale par les experts de Washington. Ou bien comme si des formules problématiques ici récurrentes, telles que « pressions de la société civile » ou « mobili sation de l’opinion

publique », valaient autant de coups de baguette magique. Ou même comme si, en régime néolibéral, le discours dominant, loin d’être entonné seulement d’en haut, ne pas-sait pas aussi par chacun de nous, contami-nant nos logiques, insinuant ses ambivalences au cœur de nos discours et de nos raisons.Chomsky fait comme si, en un mot, com-prendre valait transformer, directement, ainsi que semble y croire encore ce rationaliste obs-tiné, qui critiqua jadis nos Foucault et Derrida pour leur méfiance jugée trop systématique envers la logique rationnelle et l’humanisme universel. Chomsky reste ici en deça de la célèbre onzième thèse de Marx sur Feuer-bach, qu’il rappelle au passage : il ne faut pas, dit-il, « cesser » de comprendre le monde et « commencer » de le transformer, mais com-prendre toujours, tous ensemble, pour pou-voir alors transformer – transparence ou

continuité de l’esprit à l’ac-tion, et gradualisme de scientifique, qui peinent ici à convaincre, en une ère où la belle raison est moins que jamais exempte d’ef-fets de pouvoir, et où la pieuse intelligence, désor-mais si largement partagée, peut aussi signifier l’im-puissance. Ainsi que le sug-gère d’ailleurs Chomsky, un

peu plus tard, devant un parterre d’universi-taires proprets. On pourrait ajouter, au risque de charger la barque, que l’indignation (qui donne son nom de code aux Occupy de notre vieille Europe) ne constitue, quoi qu’en dise notre mentor, ni une action ni une revendica-tion – insuffisante à elle seule. Et que l’alter-native n’est en aucun cas, comme le propose en préface son complice Jean Bricmont, entre les Lumières rationnelles et libérales (dont relèveraient Occupy aussi bien, ajoute Chomsky, que David Ricardo et Adam Smith !) et l’hydre extrémiste et populiste. Libéralisme (politique) ou nazisme : on aimerait ne plus en être réduit à une alternative si caricaturale. Le pouvoir, décrétait au xviiie siècle David Hume, est toujours déjà « entre les mains du peuple », selon une autre citation elliptique de Chomsky : un peu plus de stratégie, pour-tant, éviterait de confondre derrière ces mots un postulat éthique avec le refrain d’un vœu pieux (« wishful thinking », comme on dit là-bas). Car le peuple, s’il en est un, a besoin d’armes autant que de bons sentiments. Et le formidable élan de l’année dernière, qui n’a pas dit son dernier mot, a besoin d’une véri-table analyse tactique autant que d’une adhé-sion enthousiaste. On l’attend toujours.

François Cusset

Rationaliste obstiné, Chomsky croit qu’il suffit de comprendre pour transformer.

À lireOccupy, Noam Chomsky,

traduit de l’anglais (États-Unis) par Myriam Dennehy, éd. de L’Herne, 120 p., 15 €.

Belfond en de beaux fondsAprès avoir republié les écrits portègnes de Roberto Arlt, les éditions Belfond lancent une collection « Vintage », dévolue aux ouvrages devenus introuvables, qu’il s’agisse de « classiques tombés dans l’oubli, de textes injustement méconnus ou de curiosités littéraires », écrit Françoise Triffaux, responsable du département étranger. Les deux premiers ouvrages viennent de paraître : Les Délices de Turquie, chef-d’œuvre du Néerlandais Jan Wolkers, et Les Saisons et les Jours, roman du Vieux Sud américain de Caroline Miller et prix Pulitzer 1934…

nouvelles collections

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En 1437, à la fin de la guerre de Cent Ans, les pillards du bastard de

Bourbon prennent d’assaut la ville de Chaumont. Mais un adversaire,

surgi de nulle part et aux techniques de combat inconnues, leur tient

tête – qui s’avère être une femme… originaire d’Asie.

Témoin des événements, Denysot-le-clerc raconte comment cette com-

battante et six autres soldats de fortune libèreront bientôt la ville. Et

comment ces « sept samouraïs » – en prévision des représailles du

bastard – vont enseigner aux habitants le maniement du sabre, l’art

du kung-fu, celui de la savate, au milieu de ripailles incessantes.

Pourtant, tout au long de cette spectaculaire Bastard Battle, c’est dans

l’écriture de Céline Minard elle-même qu’ont lieu les plus extraordi-

naires collisions et anachronismes. Le récit d’action y est revisité par

la langue de François Villon et de Rabelais, le vieux français dynamité

par l’énergie des mangas.

« Céline Minard ne se contente pas de raconter une page moyen-âgeuse, inspirée d’événements historiques réels. Elle ose tout, dans un texte exultant. Bastard Battle absorbe toutes les énergies de la geste de chevalerie et du film de sabre, dans un bréviaire contem-porain qui fait la nique aux siècles. »

Frédérique Roussel – Libération

Bastard Battle a reçu la mention spéciale du Prix Wepler en 2008

souple É d i t i o n s t r i s t r a M 6,95 € 978-2-36719-007-5

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Pangbourne village est un enclos résidentiel de luxe près de Londres,

où une dizaine de familles aisées – directeurs généraux, financiers,

magnats de la télé – vivent en parfaites harmonie et sécurité.

Jusqu’au jour où l’on découvre que tous les enfants viennent d’être

kidnappés et leurs parents sauvagement massacrés.

Deux mois après les faits, les enlèvements ne sont toujours pas

revendiqués. Les enquêteurs sont dans l’impasse. Impuissants, ils se

repassent avec effarement la vidéo tournée sur la scène du crime. La

froideur méticuleuse des assassinats ajoute à l’impression d’être en

présence d’une tuerie hors norme.

La police décide de faire appel à un psychiatre, le docteur Richard

Greville, pour reprendre l’enquête.

Dans ce bref roman magistral, J.G. Ballard explore les conséquences

extrêmes de la logique ultra-sécuritaire.

J.G. Ballard, né à Shanghai en 1930, est mort à Londres en 2009. Deux de ses

romans ont été adaptés au cinéma par Steven Spielberg (Empire du Soleil ) et

David cronenberg (Crash).

Traduction de l’anglais par Robert Louit

souple É d i T i o n s T R i s T R a m 5,95 € 978-2-36719-005-1

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Ladivine, Marie NDiaye, éd. Gallimard, 404 p., 18,50 €.

U ne fois par mois, dans le plus grand secret, Clarisse Rivière se rend à Bor-deaux pour y voir sa mère. Une fois arrivée dans le quartier Sainte-Croix, elle tourne dans la sombre rue du

Port, devant une maison aux murs noirs. Là, le passé ressurgit et, auprès de sa mère, modeste employée de société de nettoyage (sa fille l’appelle « la ser-vante »), Clarisse redevient Malinka. Entre silence douloureux et tendresse discrète, les deux femmes – « fleurs obscures dont la vie ne se justifiait pas » – se jouent l’une à l’autre une comédie tragique. Com-ment échapper à ce qui a si durement marqué ? La mère de Malinka ignore l’existence de Richard et de Ladivine, l’époux et la fille de Clarisse. Sur cette double et trouble identité, Marie NDiaye construit un récit au style épuré. Empli de mystères et d’inquié-tante étrangeté, mêlant une fantaisie grave, envoû-tante, avec une ironie douce-amère, pleine d’effroi, tissée d’incertitude, Ladivine développe une écriture

dramatique où le réel et le merveilleux s’inter-pénètrent. Auteur d’une vingtaine de romans, nou-velles ou pièces de théâtre, dont Rosie Carpe (prix Femina 2001) et Trois femmes puissantes (prix Gon-court 2009), Marie NDiaye offre au lecteur une œuvre à la clarté fascinante.« Clarisse Rivière avait oublié le nom de la ville où elle avait grandi de même qu’elle avait oublié presque tout ce qui se rapportait à la vie de cette fille prénommée Malinka. » L’oubli du passé permet-il la métamorphose et la renaissance ? Sur une enfance obscure, solitaire et discrète, la jeune héroïne du roman semble vouloir tirer un trait. À l’image de son visage, « lisse, dégagé, plein d’assurance malicieuse ». Serveuse dans un res-taurant chic de la ville, puis dans un café du centre, le Rainbow, ou une pizzeria, toujours gaie, astucieuse, Clarisse dissimule son secret derrière une élégance mélancolique : visage poudré, figure mince, yeux do-ciles et perdus. Son mari, Richard, vend des voitures dans la nouvelle concession Alfa Romeo de Langon. Si son amour pour sa mère l’empoisonne, l’amour pour Richard la baigne de douceur et de gaieté. Quand leur enfant naît, celle-ci reçoit le prénom de Ladivine, le prénom de la mère de Clarisse. Un jour de visite des

Une femme lancinante

Dans son nouveau roman, Marie NDiaye (ici en 2009) déploie l’énigme d’une femme et de ses deux prénoms : Clarisse et Malinka.

Par Aliocha Wald Lasowski

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Page 9: Tennessee Williams L'écriture du désir

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Richard W., Vincent Borel, éd. Sabine Wespieser, 318 p., 22 €.

E n ce début de l’année 2013 – qui marque le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner –, Vincent Borel publie un roman racontant la vie du compositeur. La passion de l’auteur

pour la musique, pour l’opéra en particulier, ne date pas d’hier : elle lui a inspiré notamment Baptiste (2002), consacré à un autre grand musicien, Jean-Baptiste Lully. Sa connaissance de Wagner et l’admi-ration sans bornes qu’il lui voue sont perceptibles à chaque page de Richard W. Il est d’autant plus plaisant et salutaire de lire ce portrait musical que l’œuvre et la personnalité de Wagner ont suscité beau-coup de malentendus, d’enthousiasmes fanatiques et de farouches hostilités, si bien qu’on ne sait plus qui était Wagner et qu’on a le sen-timent qu’il est infréquentable. Soit il est le Maître, « le dieu Richard Wagner » dont parle Mallarmé, un être désincarné, déifié, soit il n’est qu’un individu détestable parce qu’antisémite, pré-nazi, mégalomane, dépensier, manipulateur, arrogant, etc. Entre « Wagner le titan » et « Wagner la crapule », il y a tout un territoire à explorer pour le roman-cier mélomane qu’est Vincent Borel : à rebours de ce qu’il appelle le « mythe officiel », il prend le pari de mettre en scène un Wagner enfin non monolithique, vivant, complexe, charnel, pittoresque, et même attachant. Qu’on se rassure : il ne cherche pas à minimiser la haine que Wagner a exprimée contre les Juifs, même s’il remarque que le compositeur à la fin de sa vie prend ses distances à l’égard de l’antisémitisme. Les faiblesses et les défauts du personnage ne sont pas passés sous silence, mais ils sont insépa-rables de ses qualités : sa générosité, son idéalisme, son mépris des convenances, son charisme, la pugnacité avec laquelle il affronte l’incompréhension, les ennuis de santé, les époques de misère et d’er-rance. Dans ses relations avec les femmes, on le dépeint souvent odieux : Vincent Borel le montre au contraire en amant certes volage mais attentionné, avec Minna bien que leur mariage fût un échec, avec sa seconde épouse, Cosima (la fille de Liszt), qui avait vécu dans la soumission et qui s’épanouit auprès de lui. D’une plume alerte et empathique, l’auteur retrace les épisodes les plus connus de la vie de Wagner : le scandale de Tannhäuser à Paris, le soutien que lui pro-curent Franz Liszt, Hans von Bülow, Louis II de Bavière, l’amitié puis la brouille avec Nietzsche, la création du festival de Bayreuth… et insiste sur un aspect moins connu, le Wagner « politique », socialiste et anarchiste, ami de Bakounine, indigné par la morgue des aristo-crates et la cupidité des bourgeois, participant au mouvement révo-lutionnaire à Dresde en 1849 au point d’être contraint à l’exil. Sans oublier, enfin et surtout, sa prodigieuse création musicale, la genèse des grands opéras dans laquelle intervinrent la vie amoureuse de l’auteur de Tristan, son osmose avec la nature, sa sensualité. À Debussy qui reprochait à Wagner d’être « un homme auquel il n’a manqué que d’être un peu plus humain pour être tout à fait grand », Borel apporte le plus beau des démentis. (Lire aussi l’article de Vincent Borel, p. 84-85.)

parents de Richard, leur chien-loup s’allonge sur le lit du bébé. Au milieu de l’affolement général, seule Cla-risse ressent une union secrète entre le chien et l’en-fant. Quelques années plus tard, Ladivine, devenue une jeune femme charmante, s’installe à Berlin avec Marko Berger, dont elle a deux enfants, Annika et Da-niel. Après que Richard a quitté Clarisse pour vivre à Annecy, le père de celui-ci meurt dans d’étranges cir-constances, attaqué par son chien. Est-ce une ven-geance de l’animal contre la famille de celui qui a aban-donné son épouse, livrée à la souffrance par l’effroyable drame de la séparation ?Marie NDiaye nous fait partager les doutes et les angoisses de son personnage : « Clarisse n’a-t-elle pas fait de la vie de la servante un pain amer ? » Lorsqu’elle rencontre un inconnu « aux yeux délavés », Freddy Moliger, ancien prisonnier à la dérive, Clarisse lui avoue : « Je m’appelle Malinka, c’est mon vrai pré-nom, dit-elle plus fort et, cette fois, d’une voix ferme. » Tantôt apaisée par l’amour, tantôt rongée par la faute, Clarisse-Malinka semble vivre dans un monde chimé-rique. Entre le songe et la réalité, son univers hypno-tique, désenchanté, est peint à travers un monologue intérieur que l’écrivain livre avec sensibilité et délica-tesse. Avec une précision cinématographique, Marie NDiaye déroule son roman dans une temporalité déconstruite et lancinante. Oui, flottant comme dans un rêve, Clarisse Rivière traverse la vie « au gré du flux et du reflux d’une onde chaude ».Le point de vue de Ladivine succède alors à celui de Malinka : vision onirique d’un grand chien au poil roux croisé par hasard ; vacances familiales ennuyeuses à Warnemünde ou à Lüneburg ; parfum sucré des fleurs de tilleul tombées au mois de mai… Ladivine, professeur de français, et Marko, réparateur de montres, deviennent les héros du drame lorsque Cla-risse Rivière disparaît. Quel secret derrière cette mys-térieuse disparition ? Entre anxiété et incompréhen-sion, un procès maudit va réunir les protagonistes autour d’un crime, autour de l’appétit de Clarisse Rivière pour une vie nouvelle. Pièce après pièce, Marie NDiaye reconstitue un puzzle envoûtant. Quelle en sera l’issue ? Pourquoi le sang innocent a-t-il coulé ? Comment guérir d’un chagrin silencieux ? Du senti-ment de l’exil et de la solitude, l’écrivain compose un portrait de femme au tropisme triste, comme les héroïnes de la désillusion chez Mme de Staël ou Gustave Flaubert.

Wagner, de chair et de sonPar Philippe Rolland

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Elle songeait parfois, sans amertume, qu’il avait sans doute manqué cruellement à Richard Rivière et à Ladi-vine de l’entendre formuler ce qu’elle éprouvait ou pen-sait, qu’elle avait été à la fois aimante et lointaine, folle d’un amour indicible et difficile à aimer, et voilà qu’elle découvrait la parole et que Freddy Moliger ne voulait pas l’entendre.

Ladivine, Marie NDiaye

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Le Magazine Littéraire | 528 | Février 2013

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Février 2013 | 528 | Le Magazine Littéraire

Tennessee Williams, à nouveau vivant ! Trente ans après sa mort en février 1983, il renaît de ses cendres à l’image du Phénix, figure qu’il aimait tant et qui lui rappelait D. H. Lawrence, l’un de ses maîtres. Si, aux États-Unis, son œuvre se joue sans cesse – en ce moment, la belle Scarlett Johansson électrise les foules à Broadway en incarnant la flamboyante Maggie de La Chatte sur un toit brûlant –, c’est en France que la résurrection est manifeste. Après des décennies d’indifférence, ponc-tuées de quelques reprises éclairées, les met-teurs en scène semblent le redécouvrir avec éblouissement. Ainsi, depuis quatre ans, Tennessee Wil l iams retrouve enfin sa place à l’affiche des théâtres, où son nom, à une époque, côtoyait ceux de Jeanne Moreau, d’Arletty, d’Ed-wige Feuillère, etc., sous la direction de Peter Brook ou l’impulsion de Jean Cocteau. Puis, l’oubli… jusqu’à ce récent regain. De La Rose tatouée à La Nuit de l’iguane, en passant par La Ménagerie de verre et Soudain l’été der-nier, une quinzaine de productions ont récemment vu le jour en France. Avec, pour cer taines, l’audace de monter des textes oubliés ou jamais créés tels que Baby Doll, Tokyo Bar, Short Stories, Le Paradis sur terre. Mieux : la Comédie-Française a consacré le dramaturge en 2011, qui est devenu le tout premier auteur américain inscrit au réper-toire avec Un tramway nommé Désir.Oui, Tennessee Williams est de retour. Et il n’a pas fini de nous étonner. On croyait tout connaître sur l’écrivain qui a tant inspiré les cinéastes, Elia Kazan en tête, et a été joué par

TTennessee Williams, à nouveau vivantTTennessee Williams, à nouveau vivantans après sa mort en févrierTans après sa mort en févrierses cendres à l’image du Phénix, figure qu’il Tses cendres à l’image du Phénix, figure qu’il aimait tant et qui lui rappelait D. H. Lawrence, Taimait tant et qui lui rappelait D. H. Lawrence, l’un de ses maîtres. Si, aux États-Unis, son Tl’un de ses maîtres. Si, aux États-Unis, son aimait tant et qui lui rappelait D. H. Lawrence, l’un de ses maîtres. Si, aux États-Unis, son aimait tant et qui lui rappelait D. H. Lawrence, Taimait tant et qui lui rappelait D. H. Lawrence, l’un de ses maîtres. Si, aux États-Unis, son aimait tant et qui lui rappelait D. H. Lawrence,

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les interprètes les plus glamour de 1950 à 1970 : Elizabeth Taylor, Marlon Brando, Katha-rine Hepburn, Paul Newman, Vivien Leigh, Richard Burton, Deborah Kerr, Montgomery Clift, Ava Gardner, Burt Lancaster, sans oublier Anna Magnani… On pensait se satisfaire de quelques clichés : alcoolique, homosexuel, dépressif, hystérique… Mais c’était compter sans la prodigieuse vitalité d’un homme qui, jour et nuit vissé à sa machine à écrire pour dompter ses fantômes, celui de sa sœur pour commencer, a construit une œuvre tenta-culaire – très partiellement traduite en fran-çais, composée d’une centaine de pièces, de

nouvelles, de poèmes, d’essais, d’une correspon-dance volumineuse, d’un journal intime qui couvre une trentaine de carnets. Considéré comme un

géant des lettres américaines, honoré par des dizaines de prix, dont deux fois le Pulitzer, président du Festival de Cannes, scénariste, peintre, Tennessee Williams est un artiste multiple, complexe, dont on ne mesure pas encore la profondeur.Voici donc venue l’heure de rendre hom-mage à sa mémoire en analysant quelques-unes des grandes figures et questions de son travail. De la folie au rire, de la femme à l’homosexualité, de la nouvelle au roman, de la peinture au cinéma, de l’Europe aux États-Unis, sont réunis dans les pages à venir autant d’articles de passionnés, universi-taires, romanciers, metteurs en scène, jour-nalistes, traducteurs, qui dessinent les contours d’une vie, d’une personnalité, d’une écriture hors norme.

Tennessee Williams

L’écriture du désirPar� Catherine Fruchon-Toussaint, avec Juliette Einhorn

Trente après sa mort, la star désaimée est à nouveau considérée à sa juste valeur.

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Tennessee Williams en 1956, chez lui à New York. À lire

Tennessee Williams. Une vie,� Catherine Fruchon-Toussaint, éd. BakerStreet, 350 p., 21,30 €.

Théâtre,� roman,� mémoires,� Tennessee Williams, Catherine Fruchon-Toussaint (éd.), éd. Robert Laffont, « Bouquins », 960 p., 30,50 €.