crits scientifiques
Theilhard de Chardin, crits scientifiques15
Pierre Teilhard de Chardin
(1881 1955)critsscientifiques
Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet,
bnvole,
professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi
Courriel: [email protected]
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences
sociales"
Site web: http://classiques.uqac.ca/Une collection dveloppe en
collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet,
bnvole.
Courriel: [email protected]
Cette dition regroupe dans lordre chronologique tous les
articles publis dans:
Lapparition de lHomme, tome II des uvres de Pierre Teilhard de
Chardin, Editions du Seuil, Paris, 1956, 376 pages (articles dont
le titre en table de matires est suivi dun astrisque *).
et dans: La Vision du Pass, tome III des uvres de Pierre
Teilhard de Chardin, Editions du Seuil, Paris, 1957, XXX pages
(articles dont le titre en table de matires est suivi de deux
astrisques **).Polices de caractres utilise:
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dition numrique ralise le 28 fvrier 2006 Chicoutimi, Ville de
Saguenay, province de Qubec, Canada.
Table des matires1.La Prhistoire et ses progrs, (1913) *.
A.Les dpts quaternaires. Formation et Chronologie.
B.L'homme palolithique ancien.
C.Lhomme palolithique rcent.
D.Lhomme nolithique.
2.Les Hommes Fossiles, (1921) *.
3.Comment se pose aujourd'hui la Question du Transformisme,
(1921) **.
A.Complication croissante du processus reconnu par la science
lvolution biologique. B.Confirmation grandissante, par les faits,
dun certain transformisme. C.Lessence du transformisme. 4.La Face
de la Terre, (1921) **.
I.Les montagnes.
II.Les continents.
III.Les ocans.
5.La Palontologie et lApparition de lhomme, (1923) *.
A.Premire bauche du type zoologique: les Insectivores, Lmuriens
et Tarsids de lEocne.
B.Deuxime bauche: Les Singes oligocnes.
C.Troisime bauche: les Anthropomorphes miocnes.
D.Apparition de lHomme et la structure du rameau humain.
Rsum et conclusions. 6.L'Hominisation, (1923) **.
I.Les proprits exprimentales de lHumanit. II. La position
systmatique de lHumanit: la sphre humaine ou la noosphre. 7.Le
Paradoxe Transformiste, (1925) **.
A.Ce que ne menace pas le paradoxe transformiste.
B.Essai dinterprtation du paradoxe transformiste.
Conclusion.
8.L'Histoire Naturelle du Monde, (1925) **.
A.Vraie nature de la systmatique actuelle: une anatomie et une
physiologie gnralises. B.Un domaine nouveau ouvert par la
systmatique: la Biosphre. C.La systmatique, terme spculatif de
toute la science. 9.Sur l'Apparence ncessairement discontinue de
toute srie volutive, (1926) **.
10.Que faut-il penser du Transformisme? (1930) **.
11.Le Phnomne Humain, (1930) **.
A.Les caractres du phnomne humain. B.Linterprtation du phnomne
humain. C.Les applications de la connaissance du phnomne humain.
12.Le Sinanthropus pekinensis, (1930) *.
A. Description prliminaire du gisement de Choukoutien et
historique des fouilles. B.Caractres gologiques et palontologiques
du gisement de Choukoutien. C.Les restes fossiles du Sinanthropus.
D.Consquences de la dcouverte du sinanthropus. 13.La Place de
l'Homme dans la Nature, (1932) **.
A.Les progrs raliss. B.Les progrs esprs. 14.Les fouilles
prhistoriques de Pking, (1934) * .
A.Nouveaux progrs dans la connaissance du Sinanthrope.
B.Lindustrie des couches Sinanthrope. C.Le Palolothique suprieur de
Choukoutien. 15.La faune plistocne et lanciennet de lHomme en
Amrique du Nord, (1935) * .
16.La Dcouverte du Pass, (1935) **.
A.L'expansion de la lgende. B.La sduction du pass.
C.L'apparition de lavenir. D.Le mirage qui steint. E.La tche
rsiduelle de lhistoire. F.Saison nouvelle. 17.La dcouverte du
Sinanthrope, (1937) *.
A.Origines de la dcouverte du Sinanthrope. B.Le site de
Choukoutien. C.Rsultats palontologiques des Fouilles. D.Les restes
du Sinanthrope. E.Les caractres anatomiques du Sinanthrope.
F.Lintelligence du Sinanthrope. 18.Les Units Humaines naturelles,
(1939) **.
Introduction. Le rveil des races.
I.Les ramifications de la vie. II.Les ramifications de lhumanit.
III.La confluence de rameaux humains.
IV.La situation prsente et le devoir mutuel des races. 19.La
Question de lHomme Fossile, (1943) *.
I.L'Homme du Plistocne infrieur, le Sinanthrope et les
prhominiens. II.LHomme du Plistocne moyen.
III.LHomme du Plistocne suprieur.
IV.Figure et signification de lvolution humaine. 20.volution
zoologique et Invention, (1947) **.
21.La Vision du Pass, (1949) **.
A.Lapparition des mouvements lents. B.La suppression des
origines. 22.Les Australopithques et le Chanon manquant, (1950)
*.
23.volution de l'ide d'volution, (1950) **. 24.La structure
phyltique du Groupe Humain, (1951) *.
Introduction
I.Lapparition du phylum humain.
II.La ramification de base du groupe humain.
III.Le reploiement phyltique du groupe humain.
IV.La compression phyltique de lH. sapien.
V.La terminaison du phylum humain.
25.Notes de prhistoire sud-Africaine, (1951) *.
A.Les Australopithques. B.La vielle industrie sur galets (The
pebble industry). C.L'apoge acheulenne. D.volution anatomique et
volution culturelle. 26.Australopithques, Pithcanthropes, (1952)
*.
27.Observations sur les Australopithcins, (1952) *.
28.Hominisation et Spciation, (1952) **.
Introduction. Le malaise prsent de lanthropologie. A. La
spciation animale, gnralit du processus et fonctionnement. B.La
spciation chez lhomme, persistance du mcanisme de fond et
singularits. C.Le rveil humain du sens de lespce. 29.Sur la
probabilit dune bifurcation prcoce du phylum humain, (1953) *.
30.Les recherches pour la dcouverte des Origines Humaines en
Afrique, (1954) *.
31.LAfrique et les Origines Humaines, (1954) *.
32.Les singularits de lEspce Humaine, (1954) *.
Introduction
I.La singularit originelle de lespce humaine.
II.La singularit prsente de lespce humaine.
III.La singularit terminale de lespce humaine.
Conclusion
Bibliographie
Chapitre 1
LA PRHISTOIREET SES PROGRS
Retour la table des matiresIl fut un temps o la prhistoire
mritait d'tre suspecte ou plaisante. Par leurs vocations souvent
fantaisistes, par les tendances antichrtiennes de leurs thses, ses
premiers adeptes semblaient prendre tche de s'attirer la commune
dfiance des savants et des croyants; et elle ne leur fut pas mnage.
Assez indistinctement, on les traita de sectaires ou d'illumins.
Aujourd'hui, cette froideur et ce ddain ne sont plus de mise.
Maintenant que les faits amasss fournissent une base plus large des
reconstitutions srieuses; maintenant aussi qu'une vue plus calme
des rapports entre science et foi montre la vrit religieuse bien
l'abri des -coups ventuels que peut subir la science exprimentale
de l'homme, on serait impardonnable d'ignorer les travaux des
prhistoriens ou de les anathmatiser. La prhistoire est en train de
passer science vritable et sre; et je n'en sais pas de preuve plus
significative que la publication actuellement en cours d'un ouvrage
allemand considrable Der Mensch aller Zeiten o seront exposs, par
les soins d'une collaboration de savants catholiques, les plus
rcentes donnes acquises par l'anthropologie. Dans les treize
premiers fascicules, dj parus, un homme d'une comptence reconnue
passe en revue les points que la science des origines humaines peut
considrer comme le mieux tablis. Afin de donner une ide du corps de
rsultats historiques rellement importants obtenus par la
palontologie humaine au cours des dernires annes, nous croyons
opportun de rsumer ici ce beau livre. Pour marcher dans les voies,
encore si nouvelles, de la prhistoire, on ne saurait trouver un
guide mieux averti que le prtre savant et aimable qu'est le docteur
Obermaier. Lui-mme va donc nous dire o apparaissent les plus
anciens vestiges laisss par l'homme, comment on les date, et quels
horizons ils nous ouvrent sur la vie de nos plus lointains
anctres.
A) Les dpts quaternaires.Formation et Chronologie.
Retour la table des matiresLes premiers restes de l'homme ou de
son industrie se rencontrent comme des fossiles, engags dans les
dpts d'origines assez diverses qui se sont forms au cours de la
dernire priode gologique. Une condition pralable l'tude de ces
dbris est donc de prciser l'origine et l'ge des sdiments dits
quaternaires; tche dlicate, si l'on songe qu'il s'agit de
distinguer et de compter des couches formes pendant une dure
relativement courte, et souvent presque meubles encore. Une
circonstance particulire, les extensions glaciaires, est venue, par
bonheur, rendre ce travail bien plus facile et plus prcis qu'on
n'aurait pu le prvoir. C'est donc la description des phnomnes
glaciaires, dont par ses tudes personnelles sur les Alpes et la
rgion pyrnenne il est devenu un spcialiste, que le docteur
Obermaier consacre, avec raison, les premiers chapitres de son
ouvrage.
Un premier fait, aujourd'hui indubitable, est que les glaciers
ont autrefois dbord de beaucoup les limites entre lesquelles nous
les voyons renferms aujourd'hui. Dans certaines particularits du
relief terrestre, ctes moutonnes, roches stries, blocs ou lambeaux
de terrains rencontrs des cent kilomtres de leurs massifs
d'origine, collines de cailloutis alignes en chapelet sur des
plaines, on sait reconnatre, maintenant, l'action des glaces et la
trace de leur passage. C'est leur masse presque fluide, charge de
dbris de montagnes, qui a nivel et labour les crtes; ce sont elles
qui, en chemin, mesure qu'elles fondaient, ont sem leur fardeau de
pierres; elles enfin qui ont rejet sur leurs bords extrmes un
dernier remblai de graviers. On a reconstitu la ligne de ces
moraines frontales; on a relev les points o se trouvent des blocs
erratiques ou des cailloux stris; et on s'est aperu qu' un moment
donn les glaciers recouvraient presque toute l'Europe
septentrionale et s'tendaient largement autour des montagnes de
l'Europe centrale.
On a fait mieux. Une tude soigneuse des dpts glaciaires a montr
qu'en certains points, les cailloutis forment plusieurs couches
discordantes; ailleurs, il a t possible de compter plusieurs fronts
de moraine en retrait les uns sur les autres: ce n'est donc pas une
seule fois, c'est plusieurs reprises, que les glaces avaient envahi
l'Europe. Ainsi apparaissait un second fait, capital pour la
chronologie des temps quaternaires: non plus seulement l'existence,
mais la rptition des extensions glaciaires.
Priodiquement, donc, dans le lointain pass, les glaciers du Nord
et des Alpes se sont panouis, presque jusqu' faire e toucher leurs
franges. Ici dbordant la Suisse, l rayonnant de Scandinavie sur
l'Irlande, l'Angleterre (jusqu' la Tamise), la Hollande, la Prusse
et les deux tiers de la Russie, d'un peu plus, ils se soudaient
dans les rgions du sud de l'Allemagne. Aprs avoir paru sur les pics
des Pyrnes et de l'Auvergne, d'autres glaciers descendaient dans
les plaines. Et en mme temps, aliments par la fonte des glaces, des
fleuves normes coulaient pleins bords dans des valles profondes,
tendant au loin des couches d'alluvions o se reconnat, bien au del
des moraines, l'action et l'existence des glaciers.
Et priodiquement aussi, la chaleur est revenue. Les glaces ont
rebrouss chemin; elles ont repli leurs nappes vers le nord et sur
les sommets, reculant partais plus loin et plus haut qu'elles ne
sont aujourd'hui; les fleuves sont devenus nos minces cours d'eau
coulant entre des rives trop grandes. Seulement, chaque fois, de
nouveaux blocs pars, d'autres cailloutis tals sur les plaines, une
terrasse de plus difie le long des valles, demeuraient, prcieux
repres pour les gologues de l'avenir.
Mais les glaces n'ont pas march seules. Autrefois, tout comme
maintenant, une rgion de toundras marcageuses, puis de steppes
froides et sches o la poussire tourbillonne, leur formaient une
double aurole, les sparant des pays de pturages et de forts. C'est
tout cet ensemble qui, au cours des expansions glaciaires, a d se
dplacer, avanant, reculant, emmenant avec lui sa faune et sa flore
particulires: de ces alternances aussi, il doit tre possible de
retrouver les traces. De fait, la toundra a laiss sa tourbe, les
steppes leur manteau de terre jaune (loess), les rivires chaudes,
leurs graviers mls de coquilles africaines; et ces dpts renferment
encore les dbris de ce qui a vcu au temps o ils se dposaient:
lphants et rhinocros des tropiques attirs jusqu'en Angleterre; buf
musqu, renard bleu, lemming, renne, mammouth et rhinocros laineux,
tous habitants des neiges, refouls jusqu'en Gascogne; antilopes et
poneys des steppes orientales.
Stratigraphie des dpts et tude palontologique des faunes
alternativement froide et chaude qu'ils conservent; deux moyens
s'offrent donc nous de numroter les mares glaciaires. Soit qu'on
suive et compte les feuillets d'alluvions, soit qu'on observe la
succession des faunes, on peut arriver mettre un ordre dans la dure
des temps quaternaires. On s'est mis l'uvre; et le rsultat des
observations a t de montrer qu'il s'est produit en Europe (et sans
doute aussi dans l'Amrique du Nord), depuis les temps historiques
jusqu' la fin du tertiaire, quatre invasions glaciaires
principales, dont les maxima caractrisent les poques dites
Gnzienne, Mindelienne, Rissienne et Wrmienne. Trois priodes chaudes
interglaciaires les sparent.
Explication de la courbe des maxima glaciaires.
Ginzien, Mindlien, Rissien, Wrmien = maxima glaciaires.
I, II, III = priodes chaudes interglaciaires.
Restes humains et faunes correspondants.
I: Elephas meridionalis, hippopotame, machairodus... Mindlien
?
II: Elephas antiquus, rhinoceros etruscus... Homo
Heidelbergensis? Rissien: Mammouth, rhinocros laineux
(tichorhinus).
III: Chellen: Elephas antiquus, rhinoceros Mercki... Silex
taills. Acheulen: Mammouth, rhinoceros tichorhinus. Moustrien:
Mammouth, rhinoceros tichorhinus, renne, cheval race de Nanderthal.
Aurignacien: Mammouth, rhinocros, renne.., race de Cro-Magnon.
Solutren: cheval... Magdalnien: renne... Azilien: cerf...Nous
donnons en note un trac qui figure ces alternances de chaud et de
froid. On y trouvera indiqus quelques reprsentants de la faune
spciale chaque priode, mais on y verra surtout marque la position
des diverses traces d'existence ou de civilisation humaines dont il
nous reste parler. Nous voici, en effet, arrivs la question
principale que se pose la prhistoire: dans les dpts quaternaires
enfin dats, le long du pass scand en priodes glaciaires, o
trouve-t-on l'homme, et quelle sorte d'homme?
B) L'homme palolithique ancien.
Retour la table des matiresRappelons-le tout d'abord : Pour le
moment, l'homme tertiaire n'est pas prouv... Telle est la
conclusion du docteur Obermaier, au terme d'une tude minutieuse o
il critique l'origine des silex vaguement taills qui se rencontrent
dans l'oligocne de Thenay (Loir-et-Cher), du Cantal et de Belgique.
Ces olithes, comme on les appelle, sont, en effet, le seul indice
qu'on puisse apporter jusqu'ici en faveur d'une humanit
pr-quaternaire; or, le moins qu'on en doive dire, c'est qu'ils sont
d'une signification absolument quivoque. Ce n'est pas l'olithe qui
annonce l'homme; c'est au contraire l'usage de l'olithe par l'homme
qu'il faudrait tablir. Sans doute, l'homme a pu, ou mme d, un
certain moment, utiliser ces fragments de pierre; il les a
probablement imits avant de songer les parfaire. Mais du simple
aspect de ces outils rudimentaires on ne saurait dcider si les
soins de l'homme ou un clatement naturel en sont responsables:
d'eux-mmes, ils ne prouvent rien. Pour trouver des silex nettement
travaills, srement artificiels, il faut remonter jusqu' l'poque
dite Chellenne. Et c'est de l aussi qu'il convient de partir pour
suivre, plus en arrire d'abord dans le pass, plus avant ensuite
vers le prsent, les explorations de la prhistoire.
Au Chellen, le doute sur la prsence d'tres humains n'est plus
permis. De gros noyaux de silex travaills en amande
(coups-de-poing), rencontrs en grand nombre dans des graviers de
fleuves, en compagnie de restes d'lphant, nous apprennent que,
durant une priode chaude, des troupes de nomades erraient dans les
plaines de l'Europe occidentale. Le long de la Seine, de la Marne,
de la Somme, bordes de lauriers et de figuiers dont certains tufs
conservent les feuilles empreintes, des chasseurs de prairie
guettaient les grands pachydermes. A quelle priode interglaciaire
faut-il placer cette civilisation primitive?
en croire le docteur Penck (professeur Berlin, celui qui a le
plus contribu dbrouiller les phases glaciaires alpines), le Chellen
devrait s'intercaler entre le Mindlien et le Rissien; deux fois
donc, depuis lors, les glaces auraient avanc, puis recul. Tout
l'effort du docteur Obermaier va faire prvaloir une opinion
diffrente. D'aprs lui, la position du Chellen serait remonter
jusqu' la dernire priode interglaciaire (Riss.-Wrm.) et ceci pour
deux bonnes raisons, entre autres: d'abord, au-dessus du Chellen,
on ne trouve plus trace de faune chaude (les anomalies de
Villefranche et de Menton s'expliquent facilement, ici par la
position mridionale de site, l par un remaniement de plusieurs
couches); de plus, aux environs du Jura, des outils Chellens ont t
recueillis sur du Rissien, reconnu comme tel par M. Penck
lui-mme.
L'avis du docteur Obermaier adopt jadis par M. de Lapparent
semble bien fond, et il est gnralement admis aujourd'hui. Mais son
auteur ne prtend pas qu'aucun vestige humain n'apparaisse au cours
de l'avant-dernire priode interglaciaire. C'est au contraire l
qu'il situe la fameuse mchoire trouve, en 1908, Mauer, prs
d'Heidelberg. La faune chaude, de caractre archaque, qui
accompagnait ce fossile, ainsi que la stratigraphie du dpt, lui
paraissent imposer cette attribution. Ainsi, tandis que, de l'homme
de Chelle, nous ne connaissons encore aucun dbris important, mais
seulement l'industrie, d'une race au moins deux fois plus ancienne
nous possderions un ossement caractristique, mais jusqu'ici point
d'instrument reconnaissable. Serait-ce que nous avons rencontr
l'homme qui, ignorant encore l'art de tailler la pierre, ne se
servait que d'olithes ou bien d'outils en bois?
Il serait prmatur de s'attacher trop vite cette hypothse.
D'abord, elle s'appuie surtout sur une absence de documents, savoir
qu'on n'a pas encore trouv de pierres travailles Mauer. En outre,
l'attribution de la mchoire elle-mme au second interglaciaire n'est
pas universellement admise. Certains savants, qui n'ont pas tudi
les sables de Mauer d'aussi prs que le docteur Obermaier, il faut
bien le dire, prfrent y voir un dpt contemporain du Chellen. Un
avenir prochain dcidera peut-tre. Remarquons seulement que si de
nouvelles observations venaient faire triompher l'ide du docteur
Obermaier, ce serait une bien grande tape en arrire que
franchiraient les origines de l'humanit. En prsence de traces
indiscutables de l'homme , cette poque recule, on comprendrait
mieux encore qu'aprs avoir dit la parole que nous citions plus
haut: L'homme tertiaire n'est pas encore prouv, l'auteur ait cru
devoir ajouter cette rserve trs sage: Mais il n'est pas prouv qu'il
n'ait pas exist.
Au-dessous du Chellen, les donnes anthropologiques se font donc
excessivement rares, sinon douteuses. Elles se multiplient au
contraire trs rapidement dans les ges postrieurs. Si, partir de la
dernire priode interglaciaire, nous remontons vers le prsent, nous
assistons (dans l'hypothse du docteur Obermaier) l'invasion des
glaces Wrmiennes. Chasss par le froid, leurs avant-coureurs,
lemmings, rennes, mammouths, descendent dans les plaines du nord de
la France. La faune mridionale s'loigne, et l'homme se voit rduit
chercher un refuge dans les grottes, dont il dispute la proprit aux
lions, aux ours et aux hynes (Acheulen, Moustrien).
Les grottes, elles sont la rserve privilgie des documents de la
prhistoire. Tandis qu'en plaine, les restes de cadavres et
d'industrie disparaissent, s'parpillent, sont remanis, dans les
cavernes, ils s'accumulent, se conservent, se distribuent en
couches rgulires. Plus de dix fois, des sicles d'intervalle,
certaines grottes ont hberg des htes divers. Alternativement
occupes et abandonnes, tantt par des fauves, tantt par des humains,
elles se sont remplies peu peu, parfois jusqu'au plafond, de lits
superposs, archives impressionnantes, qui racontent une vie
trangement oublie, et parfois aussi gardent des morts.
C'est aux grottes que nous devons de connatre peu prs bien
l'homme qui habitait l'ouest de l'Europe, en ces temps de froid
grandissant. Par les ossements qu'elles ont conservs et livrs,
surtout en Corrze (squelette du Moustier, la Chapelle-aux-Saints,
la Ferrassie), nous savons maintenant qu'il existait alors dans ces
contres une race bien dfinie (de Spy ou Nanderthal). Un fort
bourrelet orbital, le front et le menton fuyants, des membres
trapus et arqus, donnaient aux individus de cette race une
apparence exceptionnellement rude. Ces hommes pourtant songeaient
ensevelir leurs dfunts; ils travaillaient le silex avec plus de
finesse que les nomades de Chelles; ils savaient piger le gros
gibier, dont ils emportaient la meilleure part dans le repaire
familial.
Que faut-il penser de l'homme de Nanderthal? Reprsente-t-il un
primitif ou un dgnr? un retardataire ou un rtrograde? Du simple
point de vue scientifique, il n'est pas possible encore de trancher
cette question fondamentale. Tout ce qu'on peut dire, c'est que les
caractres d'infriorit empreints sur les squelettes de cet ge ne
sont pas accidentels: ils se retrouvent, en effet, accentus, en ce
qui concerne le menton, sur la mchoire de Mauer, et ils s'exagrent,
sous le rapport du crne, dans le Pithcanthrope de Java: un
flchissement rgulier se dessine dont aucune dcouverte n'est encore
venue relever la courbe. Rien ne prouve, cependant, dans l'tat
actuel de nos connaissances, que l'humanit ait jamais t tout entire
du type de Nanderthal. Des outils chellens, trouvs sur tout le
globe dans des formations probablement quaternaires, semblent bien
tablir, la vrit, qu' une poque fort ancienne tous les peuples ont
pass par une phase de culture uniformment primitive; mais la
culture n'est pas le corps, ni mme l'me, et, dans le cas au moins
de l'homme glaciaire Moustrien, il faut bien admettre que quelque
part, de son temps, d'autres humains vivaient, bien suprieurs
lui.
C) L'homme palolithique rcent
Retour la table des matiresBrusquement, en effet, cette poque,
on voit apparatre, dans les spultures de la Corrze, des hommes d'un
type trs nouveau, grands et bien btis, plus diffrents des hommes de
Nanderthal qu'un Australien actuel ne l'est d'un Franais. Ce ne
peut tre l qu'une migration, une vague humaine de plus, avant tant
d'autres, qui venait se heurter aux limites de l'Europe
occidentale. Cette fois l'envahisseur n'tait pas un barbare. Preuve
qu'il existait alors, vers le sud-est, une civilisation
relativement avance, les nouveaux venus apportaient avec eux
certains gots esthtiques et un talent dj exerc. C'est le moment o
dans les grottes l'art fait dcidment son apparition. Non seulement,
comme le montrent les squelettes de Menton, les sauvages d'alors
s'ornaient de colliers, de coiffures, de pagnes, faits de
coquillages enfils, mais ils aimaient dessiner. Dsormais, les
pierres plates, les parois de la roche, les os d'animaux, seront
frquemment zbrs d'esquisses, graves au silex; et ces bauches
retiennent, avec une intensit de vie singulire, l'attitude des
bisons, des rhinocros, des mammouths, le gibier qu'alors on
trouvait chez nous (Aurignacien).
La technique s'affina rapidement. Quand aprs un intervalle de
temprature plus douce le temps o Solutr des nomades entassrent les
dbris de milliers ,de, chevaux sauvages, et o d'autres hommes,
venus aprs eux, travaillrent le silex en vritables bijoux
(Solutren), quand donc, aprs une accalmie, un coup de froid se fit
de nouveau sentir, accentuant, par son retour momentan, le dernier
maximum glaciaire, nous retrouvons l'art palolithique son apoge
dans les grottes o l'homme s'tait, une fois de plus, rfugi
(Magdalnien). Dans ce temps-l, le renne vivait en Gascogne,
fournissant l'ivoire de ses bois compacts aux ciseleurs, des
cavernes. Avec de l'ocre, obtenu sans doute par change, des
peintres traaient en couleur indlbile ces tonnantes silhouettes de
mammouths et de bisons qui tapissent encore les cavernes de la
France mridionale et de l'Espagne. Tout un monde d'artistes vivait
parmi les troglodytes. S'appuyant principalement sur les travaux de
l'abb Breuil, son collgue et compagnon de recherches, le docteur
Obermaier consacre un fascicule entier et de nombreuses
illustrations ces productions de l'art palolithique; et cette tude,
on le devine, va beaucoup plus loin qu' satisfaire une simple
curiosit d'esthte ou marquer les tapes de la glyptique et de
l'imagerie. Aprs avoir dduit des sculptures ou des peintures
l'anciennet relative de leur composition, marque dans la faune
qu'elles reprsentent, la prhistoire y entrevoit, souvent par
comparaison avec les pratiques des sauvages actuels, l'me mme de
leurs auteurs. Dans des figurines ralistes, qui doivent tre des
idoles, elle devine une trace de culte. Les images d'animaux,
traces au plus profond des cavernes, et sur lesquelles s'appliquent
des mains ou des flches, font penser des rites magiques et des
envotements. Entre ces dessins de chasse et ceux que laissent
encore sur les roches les Bushmen du Cap et les Esquimaux, des
rapprochements vraiment singuliers s'imposent, et l'analogie se
poursuit jusque dans les dtails les plus inattendus: telles
silhouettes d'hommes revtus de peaux de btes s'agitent, absolument
comme de nos jours certaines tribus dansent en Ocanie. On reste
songeur en comprenant enfin quel abme nous spare de ceux dont nous
avons pris la place sur le sol de France. Pour nous faire toucher
la ralit des grands changements qu'amne le temps, il nous faut
quelqu'une de ces concrtes et presque brutales rvlations, comme on
en trouve beaucoup dans le livre du docteur Obermaier: la faune
borale installe sur les rives de la Garonne, et, habitant la
Corrze, des gens dont les habitudes ont aujourd'hui leurs parallles
en Nouvelle-Guine.
D) L'homme nolithique.
Retour la table des matiresLe grand art magdalnien tait dj son
dclin quand dfinitivement les glaciers se retirrent. Sous un climat
plus doux, les forts reparurent; les cerfs prirent la place du
renne; les hardes de chevaux et d'antilopes regagnrent les steppes
asiatiques. C'est la priode Azilienne, prlude des temps
nolithiques. Avec elle nous voyons l'Europe devenir telle que nous
la connaissons, et nous descendons le versant qui mne, aux poques
historiques.
Le docteur Obermaier conduit son lecteur jusqu' l'ge du bronze
et du fer, c'est--dire, pour les barbares d'Europe, jusqu' l'poque
romaine. Nous ne le suivrons pas aussi loin. Rappelons seulement
qu'au nolithique on voit se multiplier des invasions que l'abb
Breuil compare, pour la civilisation apporte, l'envahissement de
l'Amrique par les Europens. La culture des champs, l'levage des
animaux, la vie sdentaire, se montrent enfin. Date Par les
curieuses alternances de niveau qui font successivement de la
Baltique une mer borale, puis un lac d'eau douce, enfin le grand
golfe de maintenant, une population assez misrable de pcheurs
occupait, ds la fin du palolithique, les rivages du Nord; pendant
qu'elle y entassait les dbris de coquillages et les dchets de
toutes sortes, jusqu en lever des collines que nous voyons encore,
d'autres migrations se poussaient par l'Espagne et le long du
Danube (poque des palafittes). Et c'est ainsi que, peu peu,
l'Occident bnficia des progrs dont l'Orient resta pendant longtemps
le centre le plus actif.
ces poques relativement proches de nous, o nous savons mieux
dnombrer les civilisations successives, il devient un peu plus
facile d'apprcier la grande dure requise pour ces divers mouvements
de peuples. En constatant, par exemple, Suse, que pour 5 mtres de
dpts forms aux ges historiques, et 5 autres l'ge du bronze
(c'est--dire six mille ans pour 10 mtres), il y en a 24 reprsentant
l'apport des temps nolithiques, nous entrevoyons pour cette dernire
priode en Orient, c'est--dire l o les progrs furent
exceptionnellement rapides, une longueur dconcertante. Mais qu'est
donc le nolithique lui-mme, cette priode gologiquement presque,
imperceptible, en comparaison des interminables annes, englobes
sous les monotones rubriques de Magdalnien, Aurignacien, Moustrien,
Chellen... , au cours desquelles les grandes oscillations
glaciaires ont trouv le temps de s'effectuer? Quand les glaciers
Wrmiens, fait observer le docteur Obermaier, s'tendirent en Europe,
leur moraine recouvrit du Rissien plus dcompos que ne le sont
encore pour nous les dpts du Wrm; et lorsque l'homme magdalnien
pntra dans les grottes de Brassempouy (Aveyron), des dbris
aurignaciens encore taient dj fossiliss dans les dpts incrustants
du plafond: pour lui, ses prdcesseurs taient dj dans la prhistoire.
Dans ces conditions, une poque glaciaire, une poque interglaciaire,
ne pourraient-elles pas avoir dur plusieurs fois dix mille ans?...
Voil bien, n'est-il pas vrai, des faits qui distendent
singulirement le pass que voudrait contracter notre impuissance. En
mme temps qu'elle dcouvre nos yeux des ges trangement diffrents du
ntre, la prhistoire en prolonge les perspectives en horizons qui
troublent l'imagination.
Cette vision des temps anciens, le docteur Obermaier a su la
faire passer, dans son beau livre, trs simple et trs intense, telle
qu'elle s'est rvle lui au cours de recherches multiples et
prolonges o il s'est toujours montr un initiateur. Pour rendre
l'vocation plus saisissante, il a prodigu les planches en couleur
et les photographies, les rapprochements ethnologiques, les longues
et paisibles descriptions.
Un premier rsultat qu'atteindra son uvre de savante
vulgarisation, c'est, nous le souhaitons, de persuader beaucoup
d'esprits, encore peu au courant des recherches nouvelles, qu'auprs
d'eux une science de l'homme se fait rapidement, avec ses mthodes,
ses rsultats dfinitifs, et aussi ses spcialistes, auxquels il est
sage de s'en remettre un peu, mme si l'on est incapable d'apprcier
toujours la gravit des motifs qui dterminent leurs conclusions.
Mais nous esprons mieux encore. Ceux qui liront le livre du docteur
Obermaier n'apprendront pas seulement tolrer la prhistoire; ils se
laisseront prendre ses charmes. Si cette science n'apporte pas tous
les tonnements de la vie tudie sous ses formes les plus anciennes,
en revanche, elle possde un intrt bien pntrant: les scnes qu'elle
nous voque ont eu nos anctres pour tmoins; elles se sont droules
dans un cadre gographique sensiblement pareil celui qui nous
entoure; enfin elle touche aux problmes qui concernent le plus
directement nos origines. Ajoutons quen nous montrant les peuples
civiliss comme de faibles rameaux attachs au tronc puissant de
notre race prise dans son ensemble, elle nous fait plus hommes,
puisque enfin c'est notre privilge, nous qui pouvons regarder en
arrire pour tendre nos nergies plus droit en avant , de prendre
conscience du long effort qui se fait jour dans la cration, de
percevoir la leon, dpose en elle par son Auteur, de travail et de
viril dveloppement (p.586). *Chapitre 2
LES HOMMES FOSSILES
propos dun livre rcent
Retour la table des matiresEn un demi-sicle, nos vues sur
l'anciennet de l'homme ont vari aussi rapidement et aussi
irrsistiblement que les conditions conomiques et sociales parmi
lesquelles se meut notre existence prsente. Alors qu'il y a
soixante-dix ans seulement, on n'et trouv personne pour admettre
l'existence d'une humanit antrieure aux quelques millnaires
enregistrs par l'Histoire crite, personne pour comprendre la
signification des pierres tailles qui jonchent notre sol, personne
pour remarquer les peintures qui couvrent, en Prigord et en
Espagne, les parois des cavernes, aujourd'hui, les muses et les
bibliothques se remplissent de collections et de publications
concernant la prhistoire; des tablissements et des associations
savantes se fondent pour rechercher et tudier l'homme fossile; les
plus trangers ou les plus opposs la nouvelle science trouvent tout
naturel de penser que nos anctres ont vcu avec le Mammouth et fait
leur apparition sur terre une date que n'et pas os proposer Boucher
de Perthes.
Nul n'tait mieux qualifi que M. Boule, professeur de
palontologie au Musum de Paris, pour noter les phases et fixer
l'tat actuel de cet important revirement dans nos perspectives sur
les anciens ges. Par l'orientation de ses recherches qui l'ont
depuis toujours port vers l'tude des mammifres fossiles, par un
concours heureux de circonstances qui l'ont plac au centre mme des
dveloppements de la prhistoire et ont fait passer par ses main les
plus remarquables fossiles humains, par l'obligation aussi o il
s'est trouv, pour diriger la revue l'Anthropologie, de suivre
toutes les publications parues sur l'homme depuis trente ans,
M.Boule est probablement le savant du monde qui possde la plus
large exprience des commencements de l'humanit. Tous ceux qui
sentent la gravit du problme des origines humaines lui seront
reconnaissants d'avoir fix, dans un livre admirablement clair et
merveilleusement dit, les lments essentiels de sa vision du
pass.
La lecture des Hommes fossiles captivera certainement le grand
public. Elle plaira davantage encore, suivant le dsir de l'auteur,
aux tudiants et aux professionnels, qui elle apporte, avec une
bibliographie choisie, des principes longuement mris de recherche
et de critique, et une large systmatisation de faits assez touffus
pour dcourager les dbutants si personne ne vient les diriger.
Puissent tre nombreux, parmi ces travailleurs, les spcialistes de
la pense philosophique et religieuse! Nul ne saurait dsormais
spculer loyalement sur les dbuts historiques de notre race s'il n'a
pris connaissance d'un livre o les rsultats, dfinitifs ou
provisoires, de la science lui sont enfin apports, non seulement
avec une comptence exceptionnelle, mais avec un grand esprit de
conciliation, et, je puis en rendre un tmoignage personnel, avec
une absolue bonne foi.
Les Hommes fossiles ne sont pas l'uvre d'un pur anatomiste, ni
d'un simple archologue. La nouveaut de l'ouvrage, sa puissance
dmonstrative et ducative tiennent ce qu'il utilise les mthodes les
plus larges de la gologie et de la palontologie: l'Homme est tudi
avec toutes les ressources que fournissent les sciences de la Vie
et de la Terre.
Aprs un historique (riche de leons psychologiques) o est racont
comment l'homme a pris peu peu conscience du lointain de ses
origines, (chap. I), le premier soin de M. Boule est de mettre son
lecteur au courant des mthodes stratigraphiques qui permettent
d'tablir dans le quaternaire une chronologie relative (utilisation
des oscillations marines, des formations alluviales et glaciaires,
des dpts remplissant les grottes...) (chap. II). Ceci pos, il rsume
ce que nous savons des singes vivants et fossiles, de
l'extraordinaire antiquit de leur groupe zoologique, des caractres
anatomiques par o ils se diffrencient de l'homme (chap. III). Un
chapitre tout entier (chap. IV) est consacr l'tude du pithcanthrope
de Java, qui est finalement considr comme un grand gibbon, cerveau
plus gros que celui d'aucun autre singe connu. Le chapitre V,
employ la discussion du problme des olithes et de l'homme
tertiaire, conclut l'absence actuelle de tout vestige humain sr
avant le dbut du quaternaire. C'est seulement aprs avoir pos ces
bases solides que l'auteur aborde directement la description des
hommes fossiles.
Les plus anciens hommes connus datent de la priode relativement
chaude, qui prcda la dernire avance des glaciers en Europe. De cet
homme pr-glaciaire, ou chellen, l'outillage en pierre couvre
presque toute la terre; mais les restes osseux que nous possdons de
lui (mchoires de Mauer et de Taubach (chap. VII), bien que
puissamment suggestifs, sont misrablement fragmentaires. Le
vritable homme fossile, dans l'tat actuel de nos connaissances,
c'est l'homme de la dernire priode glaciaire, l'homme moustrien ou
de Nanderthal, dont M. Boule a personnellement fait connatre les
deux plus beaux spcimens connus, celui de la Chapelle-aux-Saints et
celui de la Ferrassie: ce dernier est dcrit pour la premire fois
dans l'ouvrage que nous analysons ici. Les soixante-dix pages
employes l'tude de l'homme de Nanderthal (chap. VIII) sont la
partie fondamentale du livre; elles doivent tre lues trs
attentivement par quiconque veut se faire une opinion srieuse sur
la question de l'homme fossile.
Dans l'homme de Nanderthal nous saisissons, en quelque manire,
la dernire frange humaine de la vritable humanit fossile. Aussitt
aprs lui, c'est--dire aprs le maximum de la dernire priode
glaciaire, la prhistoire commence rencontrer des hommes qui, tout
en appartenant des types reprsents surtout aujourd'hui par des
sauvages (homme de Grimaldi, homme de Cro-Magnon, homme de
Chancelade), sont dj pleinement l'homme actuel, l'Homo sapiens des
zoologistes. Aussi bien par leur temprament artistique que par
leurs caractres ostologiques, les hommes de l'ge du renne
(Aurignacien, Solutren, Magdalnien (chap. VIII) se placent la
limite des temps modernes. Dans un chapitre trs original (chap.
IX), M. Boule cherche tablir, travers la confusion des temps
nolithiques, une liaison entre ces derniers reprsentants du
palolithique et l'humanit prsente. Trois principales nappes
humaines se partagent aujourd'hui le monde occidental: au nord,
celle de lHomo nordicus, grand, blond, dolichocphale; au sud, celle
de lHomo mediterraneus, petit, brun et, lui aussi, dolichocphale;
entre les deux, enfin, s'avanant comme un coin, telle des petits
brachycphales bruns, lHomo alpinus. A l'apparition graduelle de ces
trois courants en Europe, leur rle probable dans l'dification du
monde moderne, leur identification possible avec les peuples les
plus clbres de l'histoire ancienne, M.Boule consacre des pages
d'autant plus attachantes qu'elles servent de trait d'union entre
nos vies actuelles et un pass fossile dont nous pouvions nous
croire dfinitivement coups.
L'Homo nordicus, qui a d sortir de Russie ou de la Sibrie
occidentale, et vhiculer les langues aryennes, c'est le fond commun
d'o sont issus les Celtes, les Achens, les Scythes... et plus tard,
les hordes de presque tous les barbares. A l'Homo mediterraneus,
inventeur de la mtallurgie, civilisateur, on peut attribuer les
gyptiens, les Phniciens, les trusques, les Ibres... L'Homo alpinus,
envahisseur venu de 1'Asie centrale, ce sont probablement, aux ges
historiques, les Sarmates, les Hittites, les Slaves. Rapprochements
provisoires et souvent fragiles, mais combien utiles pour provoquer
et diriger la recherche!
Aprs avoir tudi l'homme fossile en Europe, M. Boule, dans un
avant-dernier chapitre, rsume et clarifie ce que nous savons sur le
mme sujet en dehors d'Europe: peu de choses, mais des choses qui
permettent d'esprer beaucoup. En Amrique, sans doute, l'homme ne
parat avoir ni son lieu d'origine (il ne reste rien des pr-hommes
pampens d'Ameghino, Prothomo, Diprothomo... ), ni mme par suite
peut-tre d'un blocus du continent par les glaces du Nord une
antiquit aussi vnrable qu'ailleurs. Mais, dans tous les autres
continents, on a relev les traces (outillage surtout) d'hommes
contemporains d'une faune aujourd'hui disparue. Plus rares en
Australie, terre isole du monde depuis le crtac, o l'homme semble
n'avoir pntr qu' une date relativement tardive, ces traces sont
nombreuses dans l'Inde, et elles couvrent le continent africain.
L'Afrique, et il faudra peut-tre ajouter bientt (quand les normes
dpts quaternaires de la Chine auront t explors) l'Asie centrale et
orientale, voil les grands laboratoires o a d se former l'humanit.
L'Europe, centre de la civilisation moderne, n'a jamais t, dans les
ges passs, qu'un diverticule o venaient mourir les grands
mouvements de vie ns au large des continents.
Le bref aperu qui prcde permettra d'apprcier la riche
documentation du livre de M.Boule et le solide enchanement de sa
composition. Puisqu'il ne m'est pas possible d'numrer ici toutes
les conclusions, mme les plus importantes, auxquelles il conduit,
je voudrais au moins dgager de sa lecture certains enseignements
qui me paraissent d'un, intrt dominant.
Avant tout; il est scientifiquement dmontr aujourd'hui qu'il y a
des hommes fossiles, fossiles par l'ge trs ancien de leurs os qu'on
trouve mlangs avec les restes d'une faune depuis longtemps teinte
ou migre, fossiles par leurs caractres anatomiques qui les
distinguent de tous les hommes actuellement vivants. Le mieux connu
d'entre eux, l'homme de Nanderthal, a une face beaucoup moins
rduite que la ntre, un menton peine plus form que celui de l'homme
de Mauer, et un crne qui se place morphologiquement, d'une manire
extraordinairement exacte, entre ceux du pithcanthrope et d'un
homme moderne. Trs spciaux en soi, ces caractres sont tout fait
remarquables par leur fixit: comme on pourra s'en rendre compte en
comparant les excellentes photographies donnes par M. Boule, les
sept huit crnes nanderthalodes que nous connaissons se ressemblent
entre eux d'une manire impressionnante. Ce sont l des signes
auxquels un naturaliste ne peut se tromper. L'Homo neanderthalensis
taillait le silex, faisait du feu, ensevelissait peut-tre ses
morts: il tait, donc intelligent. Mais sur le palier des tres
raisonnables, c'est--dire humains, il constitue un type
zoologiquement nettement spcifi. Comme l'observe M. Boule, son
intrt palontologique est plus grand que ne pourrait le laisser
croire la seule inspection du niveau gologique, assez tardif, o on
le rencontre. L'homme de Nanderthal est un archaque, un attard. Il
reprsente vraisemblablement, l'poque glaciaire, le tmoin d'une des
plus anciennes couches de l'humanit.
L'homme de Nanderthal ne semble pas avoir laiss de postrit. Il a
disparu, remplac par des races plus intelligentes et plus
vigoureuses qui, depuis longtemps sans doute, se dveloppaient
paralllement lui en quelque rgion du globe encore inconnue de nous.
Il a t relay. Ce mcanisme du relais, suivant lequel les groupes
vivants successivement saisis par l'histoire s'engendrent bien
moins souvent qu'ils ne se remplacent latralement, est important
bien saisir, d'abord parce qu'il est une des lois les plus gnrales
et les plus sres, de la vie (loi qui fonctionne chaque instant dans
les dveloppements sociaux et l'humanit prsente), et ensuite parce
qu'il permet de comprendre quel point, aux yeux des
palontologistes, l'volution biologique prend, la figure d'un
processus long et embrouill.
Il fut un temps o on pouvait croire tenir facilement les points
d'attache partir desquels les espces zoologiques ont driv les unes
des autres. Aujourd'hui, en regardant les choses de plus prs, on
s'aperoit que les contiguts morphologiques prises pour des
bifurcations ne sont souvent que des points d'imbrication ou de
remplacement. Les hommes de l'ge du renne ne descendent pas
davantage de l'homme moustrien, celui-ci ne se relie pas plus
directement au pithcanthrope, que les Europens tablis au Cap et en
Australie ne proviennent des Boschimen et des Tasmaniens. Le
faisceau des humains, tout comme celui de n'importe quel groupe
animal, se rvle, l'analyse, d'une intrication extrme. Pas plus pour
nous que pour les autres vivants, l'volution n'est reprsentable en
quelques traits simples: mais elle se rsout en lignes innombrables
qui divergent de si loin qu'elles paraissent presque parallles. Ces
lignes se tiennent certainement,en quelque manire; nous en sommes
de plus en plus srs; mais tellement bas que nous ne pouvons pas
voir.
Rien ne donne mieux cette impression de distance que le fait
suivant, sur lequel M.Boule insiste justement. Datant du plistocne
suprieur (fin de la dernire poque glaciaire), ou d'une priode au
moins aussi recule,; nous devinons trois races d'hommes en Europe
(Grimaldi, Cro-Magnon, Chancelade), et, en dehors d'Europe, nous
possdons trois sries de restes humains: certains crnes des Pampas
(Argentine), le Crne de Talgai (Australie), et le crne de Boskop
(Transvaal). Eh bien, l'homme de Grimaldi est un ngrode; l'homme de
Cro-Magnon reprsente un type qui parat persister de nos jours en
Europe occidentale; l'homme de Chancelade ressemble un Esquimau.
Les crnes des Pampas, de Talgai, de Boskop, de leur ct, ont
respectivement des caractres d'Amrindiens, d'Australiens,
d'Africains, c'est--dire possdent dj le type humain propre,
aujourd'hui, au continent o on les a trouvs. Ceci nous montre que,
ds le palolithique (du vivant mme, peut-tre, de l'homme de
Nanderthal), il y avait des Blancs, des Noirs, des Jaunes, ces
diverses races occupant dj, en gros, la place o nous les voyons
aujourd'hui. Ce n'est donc pas seulement le type zoologique humain,
c'est l'humanit qui est prhistorique! Ds que nous commenons pouvoir
distinguer ses traits, nous l'apercevons fixe dans sa distribution
fondamentale.Si la simple mise en place de notre espce est dj si
lointaine, jusqu'o ne faudra-t-il pas reculer pour trouver le
centre temporel et spatial de son irradiation?
Complication et antiquit dconcertante du mouvement dont nous
sommes issus, voil, selon M. Boule, la grande leon de la
prhistoire. Ces perspectives, toutes charges d'obscurit, pourront
sembler dcevantes ou mprisables ceux qui n'ouvriront Les Hommes
fossiles que pour y chercher navement la date de l'apparition de
l'homme, ou son exacte gnalogie. Elles sont pourtant, par leur
accord avec les rsultats o conduit n'importe quelle tude de la
matire ou de la vie, les plus dignes d'impressionner. L'homme
devient chaque jour moins ais expliquer pour la science, c'est
vrai. Mais cette difficult tient prcisment au fait que nous
commenons le mieux comprendre.
Pour faire la prhistoire, nous le voyons maintenant, il n'est
plus possible de se confiner dans l'tude de quelques peuplades: la
recherche du pass humain est lie un effort d'accommodation visuelle
beaucoup plus vaste, qui doit restituer les vritables perspectives,
le vrai relief du pass gologique tout entier. Celui qui cherche les
sources matrielles de l'humanit rencontre le courant gnral de la
vie.
Par son histoire, notre race fait bloc, elle fait corps, ,avec
le monde qui la porte.
Ce jugement ultime port par la palontologie humaine, est le
dernier mot de ce qu'elle sait et de ce qu'elle ignore. Il doit
satisfaire tous ceux qui, ou bien par tendances intellectuelles: ou
bien par convictions religieuses, ont besoin de trouver autour
d'eux l'unit.
Pour exprimer la puissance de cette unit, M. Boule emploie et l,
dans le remarquable chapitre de ses Conclusions, des expressions
qui ne peuvent entrer telles quelles, dans la pense chrtienne, et
qui empcheront par suite de remettre son livre, sans explication,
entre toutes les mains.
Veuillent les philosophes et des thologiens qui rencontreront
ces phrases contestables ne pas se laisser impressionner par les
mots, mais chercher transposer dans un langage orthodoxe un
enseignement dont les grandes lignes, sous un voile encore pais de
conjectures et d'hypothses, paraissent conformes la ralit.
La lettre de la Bible nous montre le Crateur faonnant le corps
de l'homme avec de la terre: L'observation consciencieuse du monde
tend nous faire apercevoir aujourd'hui que, par cette terre, il
faudrait entendre une substance labore lentement par la totalit des
choses, de sorte que l'homme, devrions-nous dire, a t tir non pas
prcisment d'un peu de matire amorphe, mais d'un effort prolong de
la Terre tout entire. Malgr les difficults srieuses qui nous
empchent encore de les concilier pleinement avec certaines
reprsentations plus communment admises de la cration, ces vues
(familires saint Grgoire de Nysse et saint Augustin) ne doivent pas
nous dconcerter. Petit petit (sans que nous, puissions encore dire
dans quels termes exactement, mais sans que se perde une seule
parcelle du donn, soit rvl, soit dfinitivement dmontr), l'accord se
fera, tout naturellement, entre la science et le dogme sur le
terrain brlant des origines humaines. vitons, en attendant, de
rejeter, d'aucun ct, le moindre rayon de lumire. La Foi a besoin de
toute la vrit.*
Chapitre 3
Comment se pose aujourdhuila question du transformisme
Retour la table des matiresLes vrits nouvelles se sentent avant
de pouvoir s'exprimer; et, quand elles s'expriment pour la premire
fois, elles revtent immanquablement une forme dfectueuse.
Semblables, dans leur naissance, l'apparition d'une lueur dans la
nuit, elles nous attirent. Mais nous ne savons pas exactement,
d'abord, dans quelle direction prcise, ni dans quel plan, se trouve
la source brillante. Et alors nous ttonnons longtemps, nous nous
heurtons bien des choses obscures, nous nous laissons prendre bien
des reflets, avant de joindre la clart dont les rayons nous
guident.
Pour juger quitablement les thories transformistes, il faut se
rappeler qu'elles n'ont pas pu chapper cette loi de conqute
progressive qui rgle la gense de toute ide nouvelle. S'il est
incontestable, aujourd'hui, qu'au sicle dernier Lamarck, Darwin, et
leurs innombrables disciples, ont vu briller en avant d'eux une
vritable lumire, il est non moins vident pour nous que, dans les
tentatives faites par eux pour la saisir, beaucoup d'efforts ont
manqu le but. Les premires gnrations de transformistes n'ont pas su
dfinir avec exactitude ce qu'il y avait d'essentiellement nouveau,
mais aussi de strictement biologique, dans les liaisons insouponnes
qu'ils dcouvraient au sein de la nature.
A leurs vues, souvent gniales, ils ont mlang beaucoup
d'explications caduques et de fausse philosophie.
Sommes-nous parvenus, au cours des dernires annes, nous
rapprocher un peu de la vrit qui se cache au fond du lamarckisme et
du darwinisme? Pouvons-nous sparer aujourd'hui, mieux que n'ont pu
le faire nos devanciers, ce qui, dans l'ide d'une volution
biologique, sduit lgitimement les esprits, et ce qui risque de les
entraner vers une clart trompeuse? Dans quels termes voyons-nous se
poser, actuellement, le problme transformiste? La question est
intressante, aussi bien pour les tenants du transformisme (qui ne
savent pas toujours s'exprimer assez clairement eux-mmes les
raisons de leurs sympathies intellectuelles) que pour les
anti-volutionnistes (qui persistent souvent concentrer leur feu sur
des positions abandonnes).
Le but de ces pages est d'apporter des lments de rponse, aptes
clairer les adversaires et fortifier les amis.
En me plaant ici un point de vue surtout palontologique, je vais
chercher faire comprendre sous quel aspect se rvle, aux yeux de la
presque totalit des naturalistes actuels, l'enchanement des tres
organiss. Et tout ce que je dirai peut se ramener aux trois points
suivants: Par rapport ce que tenaient les initiateurs de la
doctrine transformiste, nos vues actuelles sur la nature dcouvrent
une volution biologique: 1 beaucoup plus complique dans son
processus qu'on ne le pensait d'abord; 2 mais, en mme temps, de
plus en plus certaine dans son existence; 3 pourvu qu'elle soit
comprise comme une relation trs gnrale de dpendance et de continuit
physiques entre formes organises.
A. Complication croissante du processus reconnupar la science
lvolution biologique
Retour la table des matiresComme toutes les thories
scientifiques leur origine, l'volutionnisme biologique a commenc
par tre extrmement simpliste dans ses explications. Il a connu son
ge d'or au cours duquel, pour interprter la distribution des formes
vivantes, on jugeait pouvoir se contenter de sries zoologiques
linaires, relativement peu nombreuses, variation complte, continue
et rapide.
Tous les animaux actuels et fossiles, pensait-on alors, devaient
se ranger sur un petit nombre de lignes, le long desquelles des
types de plus en plus compliqus se remplaaient intgralement au
cours du temps, tous les reprsentants de la forme N revtant la
forme N + 1.La transformation des organismes sur chaque ligne ne
subissant pas d'arrt, et l'ensemble de toutes les lignes
constituant un faisceau relativement simple, il tait facile de
reprer avec prcision les places vides, c'est--dire de compter les
anneaux manquants sur chaque chane vivante. Tout cet ventail de
formes divergeait et se dveloppait, du reste, suivant des angles,
et avec une vitesse, apprciables, de sorte qu'on se flattait de
saisir facilement la premire origine et la persistance actuelle du
mouvement de la vie. D'une part, en effet, !es diverses lignes
animales, suivies en remontant dans le pass, devaient se rejoindre
sensiblement en un mme point de dispersion morphologique, situ aux
environs du Cambrien. D'autre part, une exprimentation un peu
attentive ne pouvait manquer de mettre en vidence la plasticit de
la matire organise.Non seulement le fait, mais le mcanisme mme de
l'volution paraissaient clairs: pour expliquer les mtamorphoses de
la vie, il suffisait de recourir l'adaptation ou la slection
naturelles, et l'hrdit. Voil, un peu schmatise, la figure du
transformisme depuis Lamarck jusqu' Haeckel.
L'observation des faits nouveaux, et un souci de la vrit
par-dessus tout (qui est, quoi qu'on dise parfois, l'attitude
dominante chez les hommes de science) ont oblig retoucher
singulirement, depuis une trentaine d'annes, ces reprsentations
trop approximatives.
On s'est aperu, pour commencer, que beaucoup de sries vivantes,
considres comme gnalogiques (phyltiques) taient seulement
morphologiques, c'est--dire n'avaient t tablies qu'en suivant la
variation d'un organe en particulier. Tel animal considr d'abord
comme l'anctre d'un autre tait ultrieurement reconnu comme ayant
vcu en mme temps que celui-ci; ou encore on remarquait en lui, ct
des caractres adaptatifs sur lesquels on avait fond les relations
gnalogiques, tel ou tel indice de divergence positive qui
interdisait de mettre les deux formes dans le prolongement l'une de
l'autre, si on considrait non plus seulement les pattes, ou les
dents, ou le crne isolment, mais toutes ces parties simultanment.
Le cas de l'hipparion, regard d'abord, cause de ses pattes trois
doigts, comme le prdcesseur du cheval, mais en ralit, par la
structure de ses dents, plus compliqu que lui, le cas des
aceratherium, plus primitifs que les rhinocros par l'absence de
corn nasale, et cependant contemporains de ceux-ci, sont bien
connus. Il serait facile de multiplier les exemples de ces mprises
de la premire heure qu'il a fallu corriger. Sous une tude plus
serre des restes fossiles et de la stratigraphie, les espces si
lgamment alignes par les premiers transformistes se sont bien des
fois, ces derniers temps, dplaces les unes par rapport aux autres;
et, au lieu de dessiner, comme jadis, une courbe rgulire, elles se
disposent frquemment, de part et d'autre de cet axe devenu quelque
peu idal, comme les barbes divergentes d'une plume le long du
rachis qui les porte. En mme temps que, sous l'analyse des
travailleurs de laboratoire, les lignes anciennement traces par le
transformisme se dsagrgeaient de la sorte, des explorations
nouvelles faisaient apparatre en foule, dans les couches
gologiques, les vestiges d'animaux absolument nouveaux, qui
foraient multiplier les familles et les ordres zoologiques,
c'est--dire qui chargeaient sans mesure le dessin combin par les
premiers palontologistes. Les feuilles commenaient masquer les
rameaux, et les rameaux, trop nombreux, cachaient de plus en plus
les branches. La vie, de ce chef, tendait devenir accablante pour
les classificateurs, par la richesse de ses formes. On dut bientt
avouer qu'elle tait terriblement capricieuse, et dmesurment
ancienne, dans ses dveloppements.
Il fallut d'abord renoncer l'ide d'une volution rgulire,
continue, totale. Les trbratules de nos ctes, les lingules et les
limules du Pacifique, les trigonies d'Australie, les blattes, les
scorpions, etc., sont des tres irrmdiablement fixs, de vritables
fossiles vivants, qui ne se sont pas carts, dans un seul trait
important, du type qu'ils avaient au Secondaire, au Houiller ou mme
au Cambrien. Pendant que certaines rgions du monde animal se:
renouvelaient compltement, d'autres sont donc restes rigoureusement
stationnaires. Voil qui est curieux. Chose plus troublante encore,
les types immobiliss, que nous trouvons dans la nature, ne sont pas
seulement des extrmits de rameaux, des espces coinces dans une
sorte d'impasse morphologique. Le nautile de l'ocan Indien, ou le
daman de Syrie, ou le tarsier de Malaisie, ou le cryptoprocte et
les lmuriens de Madagascar, si on les connaissait uniquement l'tat
fossile, pourraient jouer sans grandes difficults le rle
d'intermdiaires gnalogiques. Or, les uns et les autres se
maintiennent vivants autour de nous, inchangs depuis des priodes
immenses. La multiplicit des formes animales appartenant une mme
saison de la vie n'est donc pas la seule difficult rencontre dans
leur travail par les constructeurs de gnalogie. L'enchevtrement de
toutes les pousses nes un mme printemps est compliqu par la
persistance de nombreux types archaques dont les flches monotones
percent de tous cts la frondaison nouvelle.
Jusqu'o faudrait-il descendre dans les strates gologiques pour
arriver l'origine de ces tiges solitaires? Il y a soixante ans,
quand on dcrivait les trilobites, on pouvait parler de faune
primordiale. Grce aux clbres dcouvertes du palontologiste amricain
Wa1cott, en Colombie britannique, nous savons, aujourd'hui, que les
plus anciens schistes du monde (Algonkien) contiennent dj des
crustacs trs diffrencis; et en plein Cambrien nous pouvons tudier,
jusque dans le dtail de leurs parties molles, non seulement des
crustacs appartenant tous les grands ordres actuels, mais des
annlides et des siponcles pareils ceux d'aujourd'hui, et des
holothuries extrmement spcialises. Cette tremendous discovery,
comme la qualifie son auteur, signifie que si nous nous trouvions,
par merveille, transports au bord d'un ocan primaire, nous verrions
ramper et courir, sur un sable et parmi des rochers semblables ceux
de nos grves, des animaux peu prs pareils ceux qui habitent nos
plages. Seule l'absence d'oiseaux sur la mer et, peut-tre, de
poissons dans les eaux, seule, encore, l'observation plus attentive
des crustacs dissimuls sous les blocs ou dans les flaques,
pourraient nous avertir de l'effrayante chute faite par notre
exprience dans le pass. Par une portion importante de sa faune, le
monde vivant nous paratrait aussi vieux que maintenant. Aprs avoir
franchi des millions d'annes en arrire, nous n'aurions pas
l'impression de nous tre rapprochs beaucoup des origines de la
vie.
Contrairement ce que pouvaient esprer les premiers
transformistes, le centre de dispersion des formes vivantes nous
chappe donc.Il recule de plus en plus; et ce mouvement de retrait
se transmet tous les dtails de l'difice volutionniste. Nous
connaissons maintenant des mammifres dans le Trias, des
chauves-souris et des dents dans l'ocne infrieur, de vrais singes
dans l'Oligocne, etc. Tout est plus ancien que nous ne pensions,
dans le monde de la vie. Et tout est beaucoup plus stable, aussi
...
La vie, quand nous la regardons pour la premire fois la lumire
des lois de transformation et d'adaptation, prend la figure d'un
fleuve mobile et fluide, capable de se modeler toutes les rives et
de glisser entre toutes les fissures. Il semble que nous n'ayons
qu' y porter la main pour la sentir couler entre nos doigts. Eh
bien, depuis un demi-sicle, des lgions de travailleurs se sont
ingnis soumettre cette matire, en apparence si plastique, toutes
sortes de modifications internes et externes: hybridations,
traumatismes, injections varies, tout a t essay sur elle. Nous en
sommes encore nous demander si, dans un seul cas, elle a vraiment
commenc cder. Semblable aux roches, parfois si mollement ondules,
qui contiennent ses restes, la vie, regarde dans son ensemble et
dans ses rsultats, est une image de variation simple et facile.
Essayez d'y toucher: elle se brise sans plier.
Complexit, irrgularit, anciennet, stabilisation apparente
actuelle de l'volution biologique, toutes ces restrictions apportes
par les faits aux conceptions premires des transformistes ont t
considres par les fixistes comme autant de dfaites infliges par la
nature leurs adversaires. Ce triomphe n'est pas justifi. Le
transformisme, sans doute, a eu besoin de se mettre au point. Il a
d corriger par des termes supplmentaires ses formules trop simples.
Mais ces transformations, qu'on ne s'y trompe pas, l'ont laiss
parfaitement lui-mme; et, l'heure qu'il est, on peut dire qu'il
apporte, pour interprter les faits, une solution trs
satisfaisante.
Aujourd'hui, les naturalistes ont renonc la conception d'un
dveloppement vital trop simple et trop rgulier. Ils admettent que
la vie ne se dcouvre nous que dj trs vieille; et ce fait leur est
amplement expliqu par la recristallisation, bien prouve, des
premires couches sdimentaires sur d'normes paisseurs.Ils
reconnaissent, maintenant, que la vie, semblable en cela un grand
arbre ou un grand peuple, se transforme par rgions et par saccades
ici, compltement fige pendant de longues priodes, l, brusquement
veille et recommenant crotre, l encore toujours frache, toujours
montante. Ils savent, aussi, qu' l'intrieur d'un mme groupe
zoologique certains individus seulement peuvent se mettre changer,
pendant que les autres demeurent immobiles, si bien qu' ct des
types nouveaux on voit longtemps persister les formes anciennes.
Ils dsesprent, tant sont nombreuses les espces et tant sont rares
les fossiles, de raccorder exactement, brin brin, les gnalogies,
mais ils se contentent d'une sriation approche, seule possible avec
les lments dont ils disposent.Ils ne seraient pas dconcerts, enfin,
si de nouveaux checs tendaient prouver que la vie ne peut plus
varier sur terre, soit parce que le temps de sa croissance est
pass, soit parce qu'elle le fait si lentement, si spontanment, ou
des priodes si espaces, qu'il nous faut abandonner l'espoir de
percevoir et a fortiori de modifier nous-mmes son mouvement.
Ce transformisme nouveau, mri, assagi, est en parfait accord
avec les exigences de l'exprience. Il ne fait du reste que
retrouver, dans le domaine biologique, les contingences et les
discontinuits qui s'observent partout autour de nous dans le
dveloppement des individus et des civilisations. Il se prsente donc
nous avec toutes les apparences d'une bonne explication du rel.
Mais, objectera-t-on peut-tre, en faisant toutes ces concessions
qui le sauvent, ne se rend-il pas, du mme coup, invrifiable? Si le
monde de la vie est si obscur dans ses origines, si compliqu dans
sa structure, ne devient-on pas libre de voir tout ce qu'on veut
dans sa figure capricieuse: du transformisme, sans doute, mais
beaucoup d'autres choses aussi?
cette difficult il faut rpondre sans hsiter: non. Non, mme
corrige, attnue, par de multiples restrictions, l'interprtation
transformiste des choses (si on la rduit un lment essentiel qui
sera dfini plus loin) ne cesse pas d'tre une solution qui semble
s'imposer. De plus en plus nettement, au contraire (pourvu qu'on se
maintienne sur le plan exprimental, historique de l'Univers), elle
apparat comme la seule explication possible de la distribution
morphologique, temporelle, gographique des tres vivants.
B. Confirmation grandissante, par les faits, dun certain
transformisme
Retour la table des matiresSouvent, les adversaires de
l'volution biologique s'imaginent que, pour juger de la valeur
explicative du transformisme, il leur suffit d'ouvrir les yeux
n'importe comment et n'importe o sur la nature. Ceci est un vice
lmentaire de mthode. Si les gologues n'avaient pas le spectacle du
Jura ou des Alpes pour les guider, ils auraient grand peine
interprter la structure de la Bretagne ou du pays de Bray. Pour
voir se dcouvrir en pleine nettet, dans toute sa force persuasive,
le point de vue transformiste, on ne doit pas jeter immdiatement
les yeux sur une rgion quelconque du monde organis. A procder
ainsi, on risque de n'tre impressionn que par les saccades et les
lacunes de la vie en mouvement, c'est--dire de n'apercevoir que du
dsordre. Si quelqu'un veut comprendre la figure de la vie, il doit,
avant de considrer la nature dans sa totalit ou dans ses couches
les plus anciennes, duquer peu peu son regard, se faire la vue sur
des objets limits et caractristiques. Et, pour cela, il lui est
indispensable de concentrer son attention sur quelque groupe animal
d'apparition et d'expansion particulirement rcentes, o les liaisons
entre formes soient encore faciles dchiffrer.
Les mammifres placentaires, dont le grand panouissement ne parat
pas remonter plus loin que les temps (fort mystrieux du reste) qui
sparent le Secondaire du Tertiaire, reprsentent par excellence un
de ces groupes frais sur lesquels nous pouvons apprendre lire,
comme sur un texte clair et authentique, les leons de la vie. Que
nous apprend leur observation?
Un fait fondamental, dfinitivement acquis par la palontologie
des mammifres, c'est que, dans la foule si varie des espces
disparues, il est possible aujourd'hui de reconnatre certaines
lignes de dveloppement indubitables. Nous avons fait allusion, plus
haut, aux difficults rencontres par les phylognistes dans leurs
efforts pour reconstituer des gnalogies vritables, c'est--dire des
sries de formes vivantes qui se succdent, dans le temps, suivant
l'volution graduelle, non pas d'un seul caractre pris isolment,
mais de tous leurs caractres la fois. La tche s'est rvle plus
difficile qu'on ne le croyait d'abord. Pourtant, les parties
essentielles du travail ancien ont rsist aux preuves d'une critique
plus exigeante et de dcouvertes nouvelles. Elles se sont mme
srieusement accrues. La gnalogie des chevaux, des chameaux, des
lphants, des rhinocros, des tapirs, des chiens, etc., est
maintenant constitue dans les grands traits, et elle nous permet de
remonter de proche en proche, depuis les animaux actuellement
vivants, jusqu' de petites btes chez lesquelles un il non exerc
cherche vainement ce qui peut bien rappeler les types que nous
connaissons aujourd'hui. Ces quelques lignes solidement tablies
ont, en zoologie, la mme importance que la mesure d'une base en
godsie, ou l'tablissement d'une maille en cristallographie. Elles
nous fournissent, en effet, des axes et une loi de priodicit
suivant lesquels nous pouvons ordonner progressivement la troupe
confuse de tous les autres vivants.
Sur des groupes convenablement choisis d'onguls et de
carnassiers (entre autres), nous le voyons, n'en pouvoir douter: il
y a des rgles prcises, simples, constantes, qui prsident la
complication graduelle et dirige des organismes.Dans le temps, les
formes s'introduisent les unes les autres, la faon de rameaux le
long desquels certains caractres (taille, complication ou
simplification des dents, modification des membres et de la forme
du crne ... ) vont en s'accentuant rgulirement.Chacun de ces
rameaux forme un tout, qui a son espce d'individualit, de destine:
il nat, se dveloppe, se fixe, et puis disparat. Nous pouvons ds
lors, dans beaucoup de cas, l'inspection des caractres d'un os
isol, affirmer, sans crainte de nous tromper, par quelles tapes
intermdiaires a pass ce caractre avant d'tre form. Une patte un ou
deux doigts, par exemple, suppose absolument la prexistence,
quelque part, d'une patte cinq doigts. La dfense de l'lphant est
incomprhensible zoologique ment sans l'existence pralable d'un tat
o la deuxime incisive suprieure tait petite, et la dentition
complte, etc., etc.
Mise, par l'tude de quelques groupes mieux connus, en possession
de la prcieuse notion de variation oriente, la palontologie se
trouve outille pour aborder l'tude de formes animales moins bien
reprsentes. Mme l o elle ne possde encore que des chantillons
incomplets ou clairsems, elle est en mesure dsormais de tracer des
bauches de phylums ou sries gnalogiques; et ces supplances, sur des
intervalles parfois trs grands, sont lgitimes. Ne connussions-nous
qu'un seul crne de chat, nous pourrions affirmer sans hsitation,
d'aprs d'autres exemples connus, que cet animal, arm aujourd'hui,
sa mchoire infrieure, d'une seule molaire coupante, prsuppose des
carnassiers trois molaires piquantes (ce que l'observation
confirme), c'est--dire qu'il fait suite, en quelque manire, des
btes qui ne ressemblent plus du tout des chats. Ce chat, suppos
unique dans nos collections, reprsenterait, lui seul, une srie de
types successifs trs sre.
Sans se lasser, la palontologie des mammifres a poursuivi, et
elle poursuit encore, son patient travail de reprage. Toujours plus
nombreux, par longues lignes ou par courts segments, elle reporte
les phylums ou fragments de phylums sur la carte de la vie.
Regardons le dessin d'ensemble obtenu par ce procd. Si incomplet
soit-il, sa signification est parfaitement nette, elle saute aux
yeux: la distribution des formes vivantes est un phnomne de
mouvement et de dispersion. Les lignes sont plus nombreuses, elles
se recoupent moins souvent et moins prs de nous que nous ne
pensions, soit! mais elles existent, et, vers le bas, elles
convergent.
Les lois gnrales du dveloppement organique ont t dcouvertes sur
des groupes restreints. Les voici qui s'appliquent maintenant, sans
effort, des units de grandeur croissante. Non seulement des
familles et des ordres, mais des faunes entires, avec tous les
lments zoologiques qu'elles comportent, ont boug en bloc, comme de
simples espces.
Quand nous ne rflchissons pas, nous nous figurons volontiers que
tous les mammifres ayant jamais exist sont du type de nos chevaux,
de nos chiens, de nos lphants ...
En ralit, ce groupe familier des btes de l'ancien monde ne
constitue qu'une faible partie de ce que la vie a ralis, dans la
ligne des mammifres. Pendant le Tertiaire, il a vcu, en Patagonie,
une foule d'animaux tranges. Ces tres fantastiques (dents,
notonguls, etc.) se rattachent aux mmes types fondamentaux que nos
mammifres septentrionaux; ils ont la mme source, on peut le
prouver; seulement, partir de la fin du Crtac, ils ont t
gographiquement isols, et ont eu leur histoire compltement part.
Pareillement, en Australie et en Nouvelle-Zlande, la troupe varie
des marsupiaux reprsente, sans aucun doute, le rsultat de
dveloppements subis l'cart par un groupe d'animaux trs anciennement
spars (depuis le Jurassique, peut-tre) de la grande masse des
mammifres placentaires.
Eh bien, chose remarquable, ces btes bizarres, spciales
l'hmisphre austral, ne forment pas du tout un assemblage dsordonn,
quelconque; mais, tout au contraire, chacun des deux groupes
propres, soit l'Amrique du Sud, soit l'Australie, a sa structure
particulire, parallle celle de la faune d'Europe, d'Amrique du Nord
et d'Asie. Chacune comprend, dans son style particulier, les mmes
types morphologiques fondamentaux. La Patagonie miocne a eu ses
solipdes, ses pachydermes arms de dfenses, ses pseudo-livres, ses
animaux trompe. L'Australie actuelle nous offre ce spectacle
extraordinairement instructif de marsupiaux parmi lesquels les uns
tiennent la place des loups, les autres celle des onguls, d'autres
celle des musaraignes, des fourmiliers, des taupes, etc. On dirait
que chaque faune, pour tre en quilibre, doit tre munie comme
d'autant d'organes de ses carnassiers, de ses insectivores, de ses
herbivores, etc. Tout cela dnote le mouvement, la croissance, la
diffrenciation. Pris comme une masse unique, le groupe entier des
mammifres obit manifestement une loi interne d'panouissement et
d'irradiation. Or, si vastes que nous paraissent ses proportions,
il n'est lui-mme, nous nous en apercevons bientt, qu'un rayon d'une
autre irradiation, une branche perdue dans une beaucoup plus large
ramure.
Les premiers mammifres sont trop anciens, trop peu nombreux, et
trop petits, pour que nous puissions prciser les conditions de leur
apparition (la gologie et la palontologie, on ne saurait trop le
rpter, n'enregistrent qu'une suite de maxima dans les mouvements de
l'corce terrestre et de la vie). En revanche, avant qu'ils ne
disparaissent tout fait nos yeux dans les profondeurs du temps,
nous voyons leur foule relaye, dans nos perspectives, par une
nouvelle et puissante phalange de vertbrs, celle des reptiles.
Au Secondaire aucun colier ne l'ignore plus les reptiles ont
occup la terre. Faute de documents, les dtails de leur dveloppement
nous chappent encore. Mais les phases majeures de leur croissance
aboutissent au gigantesque et l'extravagant; mais, plus encore,
peut-tre, les multiples accommodations de leur type fondamental la
vie terrestre, aquatique, arienne, accommodations se traduisant par
une floraison incroyablement varie de formes nageuses, volantes,
herbivores, carnivores, sont un spectacle tonnant de mobilit et de
plasticit. Les seuls dinosauriens, jadis considrs comme des tres
exceptionnels et rares, semblent avoir form un ensemble aussi
puissant, aussi nuanc, que tous les mammifres la fois. Et
cependant, eux aussi, ils ne sont qu'une branche entre beaucoup
d'autres. Trs au-dessous de leur nappe, des recherches rcentes
commencent dcouvrir, dans toute son ampleur, une autre expansion de
vie, encore plus ancienne, celle des thromorphes, ces curieux
compromis entre les amphibiens, les reptiles et les mammifres.
Pendant l'immense priode continentale qui a suivi l'mersion des
chanes carbonifres, une population trange a couvert la terre:
salamandres montes sur quatre pattes pesantes la faon de petits
hippopotames, reptiles tte et crocs de chien, ou incisives de
rongeurs, ou crne bossel de cornes comme celui de beaucoup
d'herbivores. Tout cela a eu le temps de natre et de mourir. Et
nous sommes toujours bien loin de l'origine des vertbrs.Avant les
thromorphes, il y a eu les amphibiens; et, avant les amphibiens,
certainement quelque chose encore, qui devait ressembler certains
poissons que nous voyons encore vivre sur ce qui reste des
continents de ce temps indiciblement lointain.A la distance o ils
sont de nous, comprims dans les couches du Carbonifre et du
Permotrias, les thromorphes et les amphibiens nous paraissent
n'avoir dur qu'un instant.Ils ont cependant d vivre, les uns et les
autres, aussi longtemps que les dinosauriens ou les mammifres. La
meilleure unit de temps, peut-tre, en gologie, c'est la dure
ncessaire pour l'rection d'une chane de montagnes ou l'tablissement
d'une faune universelle.
Ainsi, perte de vue, les couches vivantes se succdent, et sur
chacune d'elles, aussi bien que sur toutes ensemble, la structure
observe d'abord sur un groupe restreint de chevaux ou d'lphants se
poursuit indfiniment. Plus nous reculons dans le pass, plus nous en
sommes rduits ne pouvoir noter que les liaisons d'ordre
suprieur.Mais, si la loi de dveloppement change un peu de forme et
d'objet, si, au lieu de rgler la simple apparition d'un caractre le
long d'une espce, elle commande la rpartition des formes l'intrieur
de populations animales tout entires, au fond, elle demeure
essentiellement la mme. Par units de plus en plus larges, les
vivants se relayent, se dveloppent, se ramifient, suivant le mme
rythme. Et dans cette harmonie, les silences eux-mmes ont leur
signification prcise.
On a voulu chercher des objections au transformisme dans
l'existence des formidables hiatus qui sparent aujourd'hui les
vertbrs des annlides, des mollusques, des clentrs et, plus encore
peut-tre, des arthropodes. Mieux regardes, ces lacunes seraient
apparues ce qu'elles sont en ralit: une preuve nouvelle de la loi
interne laquelle est assujetti le dveloppement de la vie.
Observons, en effet, comment sont rparties les crevasses qui
fragmentent, dans la nature actuelle et dans nos connaissances du
pass, le bloc des vivants.Sont-elles jetes au hasard? Aucunement.
Elles obissent, au contraire, une loi de distribution parfaitement
claire. Les embranchements, que l'anatomie compare a tant de peine
rattacher entre eux et avec les vertbrs, sont, nous en avons la
preuve, des stocks zoologiques dont l'anciennet confond notre
imagination.Avant que ne se dposent les plus profondes couches
gologiques accessibles nos investigations nous l'avons dj dit
l'panouissement de ces formes prodigieusement vieilles tait depuis
longtemps achev. Leur groupe doit donc nous apparatre comme
particulirement clairci et stable. Dans leur assemblage, sans
doute, nous arrivons encore distinguer, sans difficult, la trace
d'une expansion progressive, analogue celle qui a marqu l'histoire
des reptiles ou des mammifres. et l, mme, sur leurs tiges durcies,
nous surprenons encore de brusques closions, qui trahissent la
vivacit des prolifrations anciennes. Depuis les temps primaires,
les crustacs ont donn les dcapodes et les brachyoures. Les araignes
ont perdu leurs segments. Des cphalopodes est issue l'imposante
lgion des ammonites. Les lamellibranches eux-mmes ont donn tout
coup naissance, au Crtac, la bizarre famille des rudistes, ces
bivalves extrieurement pareils des polypiers, etc., etc. Malgr
tout, les rameaux zoologiques qui s'offrent nos yeux, quand nous
regardons au del des vertbrs, sont d'un ge absolument diffrent de
celui de la branche qui nous porte. Nous sommes les derniers venus,
eux les premiers ns, dans la nature. Comment, ce saut brusque dans
les gnrations, ne correspondrait-il pas un vide proportionnel dans
nos connaissances? Des vides existent donc.Mais, prcisment, parce
qu'ils jalonnent et scandent la marche naturelle de la vie, ils ne
nous gnent pas pour voir. Ils nous aident, au contraire, saisir,
avec plus de nettet et de vigueur, l'enchanement des tres organiss.
Les mammifres forment une broussaille si touffue d'espces, voisines
que nous avons une certaine peine distinguer chez eux les grandes
lignes de l'volution. Au-dessous d'eux, l o l'preuve du temps a
clairci la ramure, le dessin se simplifie, et nous voyons plus
large. Les matresses branches se dcouvrent d'abord.Elles se
succdent en profondeur, de plus en plus dcharnes. A un moment donn,
nous ne distinguons plus que des flches solitaires, qui mergent,
presque sans connexions apprciables, d'un monde absolument disparu.
Tout cet ensemble plonge ensuite dans des profondeurs
inaccessibles, qui nous cacheront toujours le secret des origines.
Ne regrettons pas trop cette nuit.Elle porte en soi sa majest
incomparable; et ce qu'elle nous livre est suffisant pour nous
permettre de n'hsiter plus sur la nature de la loi qui a prsid,
historiquement, aux accroissements du tronc sur lequel nous sommes
ns.
En vrit, il est impossible de contempler, avec un regard un tant
soit peu duqu, l'assemblage des formes zoologiques tel qu'il se
dcouvre la palontologie, sans tre forc de reconnatre que ce vaste
difice n'est pas une mosaque d'lments artificiellement groups, mais
que la distribution de ses parties est l'effet d'un processus
naturel. Ft-il aujourd'hui rigide comme la pierre, le grand corps
des espces animales qui nous entoure prend invinciblement nos yeux
la figure d'un mouvement.Depuis le plus petit dtail jusqu'aux plus
vastes ensembles, notre univers vivant (comme notre univers
matriel) a une structure, et cette structure ne peut tre due qu' un
phnomne de croissance. Voil la grande preuve du transformisme, et
la mesure de ce que cette thorie a de dfinitivement acquis. C.
Lessence du transformisme
Retour la table des matiresQuand une fois notre esprit a saisi,
autour de lui, dans les choses, un fragment d'ordre, il ne se rsout
pas facilement en abandonner l'achvement; mais il cherche
obstinment donner la loi qui lui est apparue sur un court
intervalle, des prolongements et une explication. Cette tendance
suppler et interprter se manifeste nergiquement dans la question
transformiste.A peine les sciences naturelles nous ont-elles
dcouvert l'existence d'un courant dans la vie, et dj nous voudrions
savoir d'o vient ce courant et o il va, quelle force de cohsion
cimente ses gouttes innombrables, et quelle pente mystrieuse
entrane son flot...
Sous quelle forme faut-il nous reprsenter la forme primordiale
de la vie sur terre? Est-elle apparue semblable une spore unique,
d'o le grand arbre des espces serait issu tout entier? ou bien, au
contraire, ne s'est-elle pas condense comme une large rose qui a
brusquement couvert notre plante d'une myriade de germes initiaux,
o dj tait prforme la pluralit venir des formes vivantes?
travers les nappes zoologiques diffrentes qui se sont, tour
tour, pandues dans le monde, pour se dsagrger ensuite, et tre
relayes par une faune plus jeune, est-il possible de suivre la
croissance persistante et continue d'un caractre profond? Y a-t-il
un sens unique l'volution biologique, ou bien une vue objective des
choses ne nous laisse-t-elle apercevoir qu'un foisonnement
irrgulier de branches qui poussent au hasard? A beaucoup de points
de vue, un radiolaire, une holothurie, un trilobite, un
dinosaurien, sont aussi diffrencis, aussi compliqus qu'un primate.
En revanche, leur systme nerveux est beaucoup moins parfait. Ne
faut-il pas chercher dans cette direction la loi secrte du
dveloppement? Ne doit-on pas dire que la tige principale de l'arbre
zoologique a constamment mont dans la direction du plus grand
cerveau?
Et maintenant qu'avec l'apparition de l'intelligence humaine, la
conscience a atteint sur terre un maximum qu'il nous semble
impossible de dpasser, que devons-nous penser de l'avenir de
l'volution? La vie pourra-t-elle encore avancer, chez nous, sur
quelque terrain nouveau, ou bien ne serions-nous pas arrivs la
saison o les fruits sont mrs et o les feuilles commencent
tomber?...
Qu'est-ce qui a donc pouss, enfin, le monde sur les chemins de
la vie? Par le jeu de quelles forces avons-nous t produits,
exprimentalement?Est-ce suffisant, pour expliquer l'tat biologique
prsent de l'univers, de noter, entre le milieu qui nous entoure et
les organismes, des relations d'adaptation et de slection, des
phnomnes d'harmonisation mcanique et d'excitation fonctionnelle? Ou
bien ne devons-nous pas transporter jusqu' un centre psychologique
d'expansion vitale, et comprendre comme une pousse positive vers la
lumire, le dynamisme vritable de l'volution?
Toutes ces demandes se pressent sur nos lvres, quand nous
commenons saisir, dans son ensemble, le visage de la vie. Elles
sont lgitimes et passionnantes. Il n'en est pas moins vrai que les
problmes qu'elles posent viennent logiquement en second lieu, et
que les solutions qu'on leur apporte laissent intacte la question
mme du transformisme. Voil le point qu'il faut exactement
comprendre.
Ce qui fait le transformiste, qu'on se le dise bien, ce n'est
pas d'tre darwiniste ou lamarckiste, mcaniciste ou vitaliste, mono
ou polyphyltiste. Ce n'est mme pas de croire (si paradoxale que
puisse paratre cette affirmation) que les vivants descendent les
uns des autres par gnration proprement dite. Les hommes qui
connaissent la nature sont assez convaincus de sa puissance et de
ses secrets pour admettre que des phnomnes organiques spciaux
jamais encore observs par un regard humain ont pu prsider jadis la
naissance des types zoologiques et la multiplication des espces.
Cette hypothse n'est pas trs probable, mais enfin elle demeure
possible. Ce n'est pas elle, en tous cas, qui effrayerait les
transformistes. Ce quoi tiennent, tout fait au fond, les
naturalistes actuels, ce quoi ils s'attachent comme une conviction
inbranlable, une conviction qui n'a jamais cess de grandir sous des
discussions de surface, c'est au fait d'une liaison physique entre
les vivants. Les vivants se tiennent biologiquement. Ils se
commandent organiquement dans leurs apparitions successives, de
telle sorte que ni l'homme, ni le cheval, ni la premire cellule, ne
pouvaient apparatre ni plus tt ni plus tard qu'ils ne l'ont fait.
Par suite de cette connexion enregistrable entre formes vivantes,
nous devons chercher, et nous pouvons trouver, un fondement
matriel, c'est--dire une raison scientifique, de leur enchanement.
Les accroissements successifs de la vie peuvent tre l'objet d'une
histoire. Voil la foi suffisante et ncessaire pour faire un
transformiste. Tout le reste est dispute entre systmes, ou bien
encore passions trangres, indment mlanges une question d'ordre
purement scientifique.
Rduit cette essence ultime, compris comme la simple croyance en
l'existence d'une connexion physique, exprimentale, entre les
vivants (connexion de nature encore indtermine), le transformisme
apparat comme extrmement inoffensif et comme extrmement fort. Il ne
saurait porter ombrage aucune philosophie, et, par ailleurs, il
occupe une position qui semble inexpugnable. C'est ce qu'il me
reste montrer.
Pour que le transformisme ft dangereux la raison et la foi, il
faudrait qu'il prtendt rendre inutile l'action du Crateur, rduire
le dveloppement de la vie une opration purement immanente la
nature, prouver que (le plus peut sortir, par lui-mme, du moins.
Trop d'volutionnistes, en fait, ont commis cette lourde mprise de
prendre leur explication scientifique de la vie pour une solution
mtaphysique du monde. Comme le biologiste matrialiste qui croit
supprimer l'me en dmontant les mcanismes physico-chimiques de la
cellule vivante, des zoologistes se sont imagin avoir rendu la
Cause premire inutile parce qu'ils dcouvraient un peu mieux la
structure gnrale de son uvre. Il est temps de laisser dfinitivement
de ct un problme aussi mal pos. Non, le transformisme scientifique,
strictement parler, ne prouve rien pour ou contre Dieu. Il constate
simplement le fait d'un enchanement dans le rel. Il nous prsente
une anatomie, point du tout une raison dernire, de la vie.Il nous
affirme: Quelque chose s'est organis, quelque chose a cr. Mais il
est incapable de discerner les conditions ultimes de cette
croissance. Dcider si le mouvement volutif est intelligible en soi,
ou s'il exige, de la part d'un premier Moteur, une cration
progressive et continue, c'est une question qui ressort de la
mtaphysique.
Le transformisme, il faut le rpter sans se lasser, n'impose
aucune philosophie. Cela veut-il dire qu'il n'en insinue aucune?
Non, sans doute. Mais ici il devient curieux d'observer que les
systmes de pense qui s'accommodent le mieux avec lui sont
prcisment, peut-tre, ceux qui se sont crus les plus menacs. Le
christianisme, par exemple, est essentiellement fond sur cette
double croyance que l'homme est un objet spcialement poursuivi par
la puissance divine travers la cration, et que le Christ est le
terme surnaturelle ment, mais physiquement assign la consommation
de l'humanit. Peut-on dsirer une vue exprimentale des choses plus
en accord avec ces dogmes d'unit que celle o nous dcouvrons des
tres vivants, non pas juxtaposs artificiellement les uns 'aux
autres dans un but contestable d'utilit ou d'agrment, mais lis,
titre de conditions physiques, les uns aux autres, dans la ralit
d'un mme effort vers le plus-tre?...
Quoi qu'il en soit de ces harmonies ou de leur attrait, une
ncessit plus brutale nous oblige prendre bon gr mal gr en
considration le transformisme gnralis dont nous venons de prciser
l'essence. Aucune explication scientifique du monde ne parat en
mesure de prendre la place qu'il occupe.
Il est assez facile de critiquer le transformisme. Comment se
fait-il qu'on ait tant de peine trouver une solution qui permette
de s'en passer? Le problme de la distribution des vivants dans la
nature se pose cependant pour tout le monde. Il faut, ds lors, lui
chercher une rponse. Il le faut, non par une fantaisie condamnable,
ou pour le plaisir de fronder, mais sous la pousse de ce qu'il y a
de plus sacr dans l'homme: le besoin de savoir et de
s'orienter.
Un seul moyen logique est donn aux non-transformistes
d'expliquer l'unit et l'enchanement de la vie: c'est d'admettre une
liaison idale des formes.C'est de soutenir que la loi de succession
des vivants est toute concentre dans une pense cratrice qui
dvelopperait en des points successifs, successivement poss, le
dessin qu'elle a conu dans sa sagesse. Les formes vivantes, dans
cette hypothse, s'appelleraient les unes les autres l'existence
uniquement en vertu d'un relais logique existant dans la pense
divine. Elles seraient des points cosmiquement indpendants les uns
des autres par leur origine, mais dissmins harmonieusement sur un
faisceau de courbes fictives.
Il ne semble pas que cette solution puisse tre tolre par
aucun