Rythme, pulsation, ivresse musicale. A pas aveugles de par le
monde est le grand roman des rescaps de la Shoah
Rochman, lodysse des revenants
23
La une , suite a Eclairage Un renouveau yiddish ? a Entretien
Rachel Ertel, traductrice
prire dinsrer Jean Birnbaum
Leprintempsenrab
a Traverse Vertiges de lamour
I
a Littrature trangre Donald Ray Pollock et ses mes damnes
4
a Littrature franaise Virginie Despentes kiffe Sabri Louatah
5
6
P
Nils C. Ahl
lus de 800 pages, une confusion permanente des formes, un
entrelacement constant des voix et pourtant. Ce qui frappe ds le
dbut frappe chaque phrase: un rythme,une pulsation, un bruit de
pas, peut-tre. Un battementde cur la fois linguistique,stylistique
et romanesque. On lentend, on le voit, on le lit, il bourdonne
loreilledu lecteur,il tremble la surface du texte. A pas aveugles
de par le monde est une ivresse musicale autant que romanesque, une
incantation, un pome, une hallucination. Un livre publi en 1968 en
Isral, indit en franais, emport, dans tous les sens du terme, par
le fleuve du temps. Il simpose immdiatement par son architecture
complexe, la confusion permanente de ses registres (lgiaque,
historique, anecdotique, rotique,religieux)et sonsujet une
fantastique errance des juifs dEurope, au lendemain de la seconde
guerre mondiale. Dune petite ville de Pologne au dsert de Jude, de
vritables flots humains stirent sur tout le continent, morts et
rescaps runis, sous la terre et sur la terre. Ils sont partout ,
ironise le narrateur. Inconnu en France, Leb Rochman (1918-1978)
est originaire dun milieu hassidique polonais. Aprs linvasion
allemande,en 1941, il est enferm dans le ghetto de
Minsk-Mazowiecki, puis transfr dans un camp de travail dont il
svade. Il passe deux ans cach entre deux murs. Il est Kielce au
moment du pogrom, tristement clbre, de 1946, puis quitte la
Pologne, voyage en Europe et se fixe Jrusalem en 1950. A lvidence,
cet itinraire nest pas sans rappeler celui des
juifs de son roman. Mais on ny verra aucune invitation
lautobiographie. Ou, sil le fallait, ce serait au sens religieux
dune vie parmi dautres, de la partie du tout. La narration reflte
dailleurs cette continuit de lautre soi puisquelle sclate
rapidement entre plusieurs points de vue, extrieurs et intrieurs,
de la premire la troisime personne. Le chapitre douverture,
prodigieux tour de force romanesque lui tout seul, consacr au
retour dun juif dans la ville polonaise de son enfance, est le plus
classique cet gard. Odysse lenvers, la maldiction, cest Ithaque, on
y revient sans rien retrouver. Libr, le survivant est enferm jamais
: un cercle trac sur le sol autour de lui, un cercle
infranchissable. Revenant dans le ghetto aprs lAnantissement, le
personnage principal se rend compte que le temps ne sest pas arrt.
Quil dvore labsence et la douleur. On ne trouve plus rien
LEurope est traverse de part en part, de mmoire en mmoiredes
juifs : Est-ce quil en reste une trace, une senteur dans lair ? ,
se demande le revenant. Il cherche en vain, il se tourne vers la
dernire communaut de juifs dans la ville , celle du cimetire: les
dfunts tentent de le raisonner,de lapaiser il sedfend.Aprs les
Plaines de la mort , la continuit des gnrations est rompue, les
racines de son enfance (sont) jamaisextirpes. Il refuse linjonction
biblique et biologique croissez et multipliez . Pour linstant. Car
A pas aveugles de par le monde est aussi lpope des corps qui
redeviennent fconds, de la vie qui bat nouveau lintrieur des
moribonds. Tels des semeurs dans les champs, ils allaient planter
leur propre semence (), lunique hritage lgu par leurs anctres ,
annonce le texte.
Les treintes se propagent dun bout lautre du roman comme une
pidmie, rotique et religieuse, animale et
symbolique.Unenuit()leslitscroulrent. Personne ne pouvait plus
attendre. Une chaleur trangre, comme une flamme froide souleva les
corps. Commence lExode. LEurope est traverse de part en part, de
mmoire en mmoire. Remontant le temps, la narration sattarde
Amsterdam (un tribunal rabbinique sy est runi, comme pour Spinoza)
et spanouit au soleilde Rome (etau souvenirde la premire guerre
judo-romaine, au Ier sicle). Entre-temps, les corps se soignent en
Suisse, labri des montagnes, et Offenbach, en Allemagne, les livres
juifs rescaps prennent la parole. Car on (finit) toujours par brler
les livres juifs : lAnantissement a frapp les hommes, mais pas
seulement. Cest le sort rserv par les nazis toute la culture
yiddish qui est voqu, ici, dont A pas aveugles de par le monde
reprsenteun reliquatprserv, un concentr de mmoire. Ce ntait un
secret pour personne que les livres en yiddish, leurs couvertures
closes sur elles-mmes, taient ignominieusement humilis. () Le sein
qui les allaitait leur avait t arrach. Comme son personnage
principal, comme lensemble de voix dominantes qui forment la
colonne vertbrale de ce roman, le yiddish est spar de son tronc. Il
est orphelin, il est en fuite. Cest pour cela, probablement, que
lon entend si bien dans ce livre la douleur de (cette) langue qui
erre dans lespace au-dessus des Plaines, muette. Pas de lvres pour
la dire . Mais quelle main pour lcrire. Un chef-duvre. p (Mit
blinde trit iber der erd), de Leb Rochman, traduit du yiddish par
Rachel Ertel, prface dAharon Appelfeld, Denol, & dailleurs, 830
p., 35 .A pas aveugles de par le monde
a Histoire
dun livre Correspondance Marcel DuchampHenri-Pierre Roch.
1918-1959
l faisait chaud, cette nuit-l, la Bastille. Les amis
streignaient, les amoureux planaient, les gamins prenaient la
tangente par le boulevard Beaumarchais. Du haut dun balcon, une
voix lanait : Giscard, au chmage ! En chur, la foule reprenait :
Les Duhamel, au chmage ! Mougeotte, aux pelotes ! Bien sr, lpoque,
LInternationale ctoyait La Marseillaise. Certes, le mot espoir
brlait alors les lvres, quand beaucoup nont la bouche, aujourdhui,
quun pre soulagement. Lautre soir, malgr tout, on la sentait
omniprsente, cette fameuse fte de 1981, parmi ceux qui taient venus
clbrer la victoire de Franois Hollande la Bastille. Quimporte si
beaucoup navaient pas 30 ans. Chacune et chacun revoyait dfiler ces
images, revivait dans son corps ces instants. Or loin dtre
passiste, une telle rminiscence constitue le signe tangible que le
futur peut encore ouvrir ses portes : Quand nous vivons nouveau
linstant prsent, avec la ferveur du recommencement, cette surprise
nous rappelle la ralit de lavenir , crit Frdric Worms dans un
tendre essai intitul Revivre. Eprouver nos blessures et nos
ressources (Flammarion, Sens propre , 320 p., 19 ). Notre existence
est traverse par la dimension du revivre , explique le philosophe :
Je suis ce que je revis. Nous nous dfinissons par ce que nous
revivons, souvent sans le vouloir, sans le savoir, par ce qui
revient en nous. Convoquant Proust, Freud ou Bergson, il dcrit la
fois la face radieuse et la face prilleuse de cette exprience.
Revivre, cest recrer ou vitrifier, relancer ou ressasser. Revivre,
sur la scne de lhistoire et sur celle de lintime, en politique
comme dans la vie, cest accueillir lespoir dune renaissance sans
rechute, dun printemps qui tiendrait enfin lhiver en respect.
Vladimir Janklvitch rsumait nagure les choses dune question :
Comment tant de dceptions, tant dchecs, tant dhivers nont-ils pas
dgot Avril de rhabiller les arbres que la saison de la mfiance et
de ltroitesse a dshabills ? p
Luis7Etre soldat sovitique pendant la seconde guerre mondialea
Essais
SEPLVEDAMORDZINSKIEn Patagonie, lun des derniers endroits o sont
encore possibles les lgendes. Le formidable roman dun monde jamais
disparu.
Daniel
Photographies de
a Le feuilleton Pierre Senges mne Eric Chevillard en bateau
8
a Rencontre Nathalie Heinich, sociologue en solitaire
10
Cahier du Monde N 20934 dat Vendredi 11 mai 2012 - Ne peut tre
vendu sparment
2
la une
Vendredi 11 mai 2012
0123
Cours de thtre, concerts, ateliers A New York, Montral ou Paris,
la langue de Leb Rochman et dIsaac Bashevis Singer connat une
renaissance. Peut-elle nourrir nouveau une cration littraire?
Le yiddish, vivant et vitalclairageFlorence Noiville
M
ais pourquoidiablecrivez-vous en yiddish ? Cette question, on a
d la poser Leb Rochman, un certain nombre de fois aprs la seconde
guerre mondiale. Il est vrai que le choix de (ou la fidlit ) cette
langue dcriture pouvait sembler bizarre lpoque. Alors que, dans les
annes 1930, on comptait environ 11 millions de yiddishophones dans
le monde, ceux-ci ntaient plus que 5 6 millions aprs la Shoah. Et
leur idiome allait peu peu disparatre au point de devenirce que le
pote Paul Celan appelait la langue de personne. Pourquoi donc
sobstiner crire dans une langue sans lecteurs ? A cette
interrogation, dont il avait lhabitude, lcrivain Isaac Bashevis
Singer (1904-1991) avait une rponse toute prte. Je crois la
rsurrection, disait-il. Quand des milliers de morts parlant yiddish
se rveilleront, leur premire question sera : Cest quoi le dernier
bon bouquin en yiddish? Le Prix Nobel de littrature navait pas
tort.Cest en effet une rsurrectionrelative du yiddish que lon
semble assister aujourdhui, ou du moins un regain dintrt quillustre
la publication dA pas aveugles de par le monde. A New York,
Montral, Tel-Aviv, Anvers, Paris les
exemplesfleurissent.Cours delangue, ateliers de cuisine ou de
thtre, groupes de musique klezmer, sminaires de cinma ou de
littrature : il suffit de taper yiddish revival sur le Net pour
tomber sur une multitude dinitiatives tmoignant immdiatement de ce
regain dintrt pour la culture du Yiddishland. Des exemples ? Le
chanteur canadien Socalled remixant de vieilles ritournelles
yiddish au rythme du hip-hop. Le groupe amricain The Klezmatix, qui
a remis au got du
Une multitude dinitiatives tmoignent de ce regain dintrt pour la
culture du Yiddishlandjour la musique klezmer. Ou le groupe franais
Gefilte Swing proposant, en plein Quartier latin, un voyage entre
Odessa et New York travers des chansons yiddish dhier et
daujourdhui dans lambiance swingante de lpoque de la Prohibition.
Cet attrait pour la culture yiddish se double dune attirance tout
aussi nette pour la mame-loshn (la langue maternelle). Driv de
lancien allemand avec, notamment, des apports de vocabulaire
emprunt lhbreu, aux langues
Woody Allen a tout piqu Singer Impossible de ne pas considrer
luvre dIsaac Bashevis Singer (1904-1991) comme un lment central
dans le renouveau du yiddish , affirme le spcialiste de lhistoire
des religions Isy Morgensztern, qui a consacr un beau documentaire
au Prix Nobel de littrature 1978. Singer, cest un Woody Allen qui a
de la culture. Pour moi, le cinaste a tout piqu Singer, mais il
nose pas le dire Pas tonnant que lauteur de Shosha soit aujourdhui
un lment moteur dans ce yiddish revival . Sa nouvelle Yentl reparat
dailleurs ces jours-ci. Ce rcit trs moderne une jeune fille, qui
refuse lavenir tout trac auquel on la destine, se travestit en
garon pour pouvoir tudier mais tombe sous le charme de son
compagnon dtude avait inspir le film musical amricain de et avec
Barbra Streisand (1983). Il est aujourdhui publi dans lexcellente
collection Les Contemporains, classiques de demain (Larousse, 92
p., 4,10 ). En octobre, Stock proposera aussi une nouvelle
traduction de La Famille Moskat (de Marie-Pierre Bay et Nicolas
Castelnau-Bay). Enfin, toujours en octobre, sortira un Cahier de
lHerne Singer, enrichi de nombreux indits ainsi quune nouvelle
jamais traduite, La Vieille Fille.
Calligraphie hbraque de Michel dAnastasio. Le yiddish scrit dans
cet alphabet.
slaves et mme au vieux franais, le yiddish sduit de plus en plus
de nouveaux locuteurs. Entre1990 et 2005, les effectifs de nos
cours sont passs dune cinquantaine environ 200 lves par an ,
indique Gilles Rozier, crivain et directeur de la Maison de la
culture yiddish Paris. La plupart renouent avec la langue de leurs
grands-parents, que leurs parents ne
leurontpastransmise.Mais,faitintressant, 10% 20% de ces tudiants ne
sontpas juifs. Dans nos universits dt, notamment, nous accueillons
des chrtiens allemands ou polonais, prcise Gilles Rozier. Des
tudiants en histoire ou en linguistique, par exemple, qui ont
besoin de connatre la langue pour leur sujet dtude. On stonne plus
encore lorsquon entend dans une rue de Manhattan un enfant de 5 ans
demander en yiddish sa mre si elle peut lui acheter une glace ( Tsi
kenen mir koyfn ayzkrem itst ? ). Le spcialiste de lhistoire des
religions, auteur et ralisateur Isy Morgensztern explique : Aux
EtatsUnis, certaines familles ont en effet choisi de se regrouper
pour lever leurs enfants en yiddish. Il ne sagit pas des milieux
ultra-orthodoxes de Brooklyn, mais de familles laques ou modrment
religieuses, des bobos de gauche dont les tee-shirts disent Yiddish
is beautiful. On peut voir cela aussi Tel-Aviv. Ce retour au
yiddish a souvent une signification prcise. Cest une manire de se
relier une culture europenne. Si le yiddish regagne aujourdhui du
terrain, peut-on faire lhypothse quil redeviendra un jour une
langue de cration littraire ? Difficile dire. Lcrivain et
traductrice Rachel Ertel (lire lentretien ci-dessous) en doute. Je
reste trs pessimiste, dit-elle. Un peuple ne se relve pas dun
gnocide. Une langue non plus. Tous les exemples que lon note
aujourdhui restent du domaine de lexception. Il faut se rendre
compte de ce que cela reprsente, sur le plan psychologique, dcrire
en yiddish. Ecrire dans une langue qui aurait d tre maternelle mais
qui ne lest pas et quil faut rapprendre comme si elle ltait. Il y
aurait des livres crire l-dessus Dautres sont moins pessimistes.
Ecrire en yiddish ? En toute logique, on ne voit pas ce qui sy
opposerait. Et surtout pas la langue elle-mme. L encore, il faut se
souvenir de ce que disait Singer lorsquil soulignait
lexceptionnelle richesse
Extrait Des rumeurs affirmaient que sous la terre dEurope, les
Juifs tramaient un soulvement. On disait quils taient partout, mme
la surface. Leur prsence est perceptible mais personne ne les voit.
On parlait des ultimatums quils avaient adresss aux gouvernements,
aux parlements des pays. On y trouve un avertissement: Comme
Samson, crivent-ils, nous tenons entre nos mains vos fondations.
Ouvrez les portails, laissez-nous passer, ou nous agirons comme
Samson qui a cri: Que je meure avec les Philistins! Vous ne pouvez
plus nous envoyer dans les Plaines de la mort, vos parlements sont
mins. Les journaux crivaient que lEurope prparait sa dfense. Les
gouvernements font des runions durgence. Ces runions sont
tumultueuses. On sy dchire. Les politiciens conciliants veulent
accepter, les laisser franchir les frontires pour quils rejoignent
leur terre promise travers mers et dserts. Mais les enrags
refusent. Ils disent que les Plaines de la mort sont une invention
pure et simple. Ils ny taient pas. La preuve, ils sont vivants.
Dans les Plaines, on ntait pas cens survivre. Les enrags ont la
majorit dans tous les parlements.A pas aveugles de par le monde,
pages 753-754
littraire du yiddish, ses images, sa saveur, son inpuisable sens
de lhumour . Aux Etats-Unis, un auteur comme Katla Kanya la bien
compris, qui propose un blog dhistoires spirituelles dans la veine
de lcrivain Sholem Aleichem (1889-1916). En France, une fois par
an, Gilles Rozier publie Gilgulim (www.gilgulim.org), un almanach
littraire de posie et de prose, dont le numro 3 sera mis en ligne
ce mois-ci. Trois ou quatre auteurs publis dans ce numro ont moins
de 40 ans , souligne Rozier. Lcrivain indique aussi que la Maison
de la culture yiddish rflchit la mise en place dun atelier de
cration littraire, tel quil en existe dans les universits
amricaines. p
La saveur particuliredeLeb Rochman: un alliagedetous
lesstylesRachel Ertel, crivain et traductrice du yiddish, a men
bien la version franaise dA pas aveugles de par le
mondeentretienDeux ans durant, il se cache chez une paysanne
polonaise. Il vit dans une double cloison, emmur , mais russit
rdiger entre ces deux murs un livre en forme de journal intime
couvrant ces deux annes, 1943 et 1944. Ce livre sappelle Oun in dan
blout vestou lebn ( Et dans ton sang tu vivras ). Il a t publi en
1949, en yiddish, Paris. Dans les annes 1950, Rochman sinstalle
Jrusalem. Jusqu prsent, aucun de ses autres ouvrages, ni Oun in dan
blout ( Et dans ton sang ) ni Der mabl ( Le dluge ), un recueil de
nouvelles paru en 1978, lanne de sa mort, navait t traduit en
franais. Comment lavez-vous dcouvert ? Aprs un passage par le
sanatorium de Leysin, en Suisse, Rochman sinstalle Paris. Entre
1948 et 1950, il va vivre dans une maison communautaire, rue
Guy-Patin, dans le 10e arrondissement. Or il se trouve que jtais,
moi aussi, la mme poque, avec mes parents, dans cette maison qui
accueillait des intellectuels et des artistes rescaps. Javais entre
10 et 13 ans, mais je me souviens bien de lui. Il mimpressionnait
par sa prestance, le calme de son visage et la douceur de sa voix.
Je me souviensaussi de lambiance qui rgnait dans ce lieu. La nuit,
on pouvait entendre les cris et les cauchemars de ceux qui sy
trouvaient. Mais pendant la journe, tous ces gens ne pensaient qu
vivre et crer. Cest cette tension, ce dchirement entre traumatisme
et envie de vivre, que jai retrouvs plus tard dans lcriture dA pas
aveugles. Quelle place occupe-t-il dans la littrature yiddish ? Une
place unique. Non pas par son sujet, lanantissement des juifs
dEurope, mais par sa constructionet sa forme.Les survivants y sont
porteurs de tous les morts. Et ces morts continuent vivre de faon
souterraine en parfaite symbiose avec les vivants. Rsultat, des
tranches de temps distinctes se tlescopent dans une criture qui est
la fois raliste et surrelle. Cette abolition du tempspermet
Rochmandimaginer des chapitres comme ltonnant Procs dAmsterdam, par
exemple, o les survivants sont jugs par les rabbins de lpoque de
Spinoza, avec, en filigrane, une rflexion sur la permanence du
peuple juif, de son thique, de la croyance en une rdemption humaine
Un autre temps fort du livre est lassemble des livres juifs rescaps
qui se tient Offenbach sur le Main. Des incunables la priode
contemporaine, tous les livres les manuels dhistoire qui nont rien
vu venir, les livres religieux, les ouvrages profanes dialoguent
entre eux, se dcouvrent, sinterrogent mutuellement. Leurs pages
sagitent et semmlent. Exactement comme se mlent les hros de ce
livre qui sont au nombre de quatre, S., Leibl, je et nous et qui,
tour tour, se font narrateur ou acteur, se fondant au besoin pour
ne faire plus quune seule voix Tout cela est parfaitement atypique
dans la littrature yiddish. On y trouve des romans historiques,
bien sr. Mais l, nous avons affaire un roman total . Dans sa
prface, lcrivain Aharon Appelfeld note que Rochman a su rompre avec
la littrature yiddish traditionnelle, cette prose mmorielle qui
vise principalement immortaliser la vie juive davant lAnantissement
? En quoi la langue de Rochman est-elle diffrente ? Ce qui est
nouveau, cest justement cette saveur particulire qui rsulte dun
alliage de tous les styles,ralisme,irralisme,modernisme, thtralit
En mme temps, Rochman combine les registres de langue quotidienne,
philosophique, potique, mtaphysique. Aucun de ces styles, aucun de
ces registres ne fait bande part. Ils fusionnent vritablement. Cest
du reste ce qui explique la difficult quil y avait le traduire. Il
maura fallu trois ans pour cela. p Propos recueillis par Fl. N.
D
octeurs lettresetprofesseur mrite des universits,RachelErtel
estcrivain et traductrice. Elle a notamment publi Le Roman juif
amricain (Payot, 1980), Le Shtetl. La bourgade juive de Pologne de
la tradition la modernit (Payot, 1982), Dans la langue de personne.
Posie yiddish de lanantissement (Seuil,1993)et Brasiersdemots(Liana
Levi, 2003). Fondatrice de la collection Domaine yiddish , quelle a
longtemps dirige et qui a t abrite par diffrentes maisons ddition,
elle a particulirement uvr pour la (re) dcouverte du yiddish en
France, cette langue territoire qui reste une des rares traces du
monde ashknaze davant-guerre.Une langueque les juifs dEurope
emportaient, ditelle, la semelle de leurs chaussures . Rachel Ertel
a connu Leb Rochman, quelle voque ici.
Rachel Ertel. DR
Qui est Leb Rochman ? Lcrivain Leb Rochman nat en 1918,
Minsk-Mazowiecki, aujourdhui en Pologne, dans une famille
hassidique. Trs imprgn de la Torah, du Talmud et de la Kabbale, il
se dtache pourtant de la religion, commence crire et frquente le
Club des crivains yiddish de Varsovie. Lorsque la seconde guerre
mondiale clate, il a 22 ans. Ghetto, camp, vasion.
0123
Vendredi 11 mai 2012
Traverse 3Trois essais sur lamour et la sexualit dAndr
Comte-Sponville, Albin Michel, 414 p., 21,50 . Philosophe de
lhumanisme matrialiste, athe, rationaliste, Andr Comte-Sponville
dveloppe sa sagesse, fonde sur Epicure, Montaigne et Spinoza, dans
des livres et des confrences qui ont atteint une trs grande
audience. Lamour est au centre de sa pense. Runis, ses trois essais
sur lamour et la sexualit sont aussi pdagogiques que passionnants
lire sans formation philosophique.
de Jean-Paul Enthoven, Grasset, 400p., 21 . Autant qu la
littrature, Jean-Paul Enthoven, chroniqueur littraire, diteur,
essayiste, romancier, voue aux femmes lgantes et perdues une
attention stendhalienne: admirative, mlancolique, heureuse. Il
explore ici avec la distance et lhumour du philosophe les
possibilits du roman damour et les expose en sduisantes
hypothses.
LHypothse dessentiments
LeSexe ni la mort.
Anthologie de la posie rotique franaise, dit par Zno Bianu,
Posie/Gallimard, 627 p., 12 . Cinq sicles de volupt des mots vous
lEros, sous une pigraphe emprunte Georges Bataille: Je bois dans ta
dchirure/jtale tes jambes nues/je les ouvre comme un livre/o je lis
ce qui me tue. Cette anthologie, dit son diteur, Zno Bianu, obit au
principe de dlicatesse qui hante lhistoire de la posie rotique
franaise de la plus feutre la plus pornographique.
Erosmerveill
Badine-t-on avec lamour?
Dire le trouble, y cder: un roman, un recueil dessais et un
autre de posie nous rappellent quil ny a gure de passion sans mots,
ni lettres, pour lexprimer. Considrations printanires
D
Michel Contat
ans La Chartreuse de Parme, le comte Mosca pense, en regardant
sloigner la berline qui emporte Fabrice et la Sanseverina : Si le
mot dAmour vient surgir entre eux, je suis perdu. Sartre citait
volontiers cette phrase pour expliquer que nommer une chose, un
sentiment, une passion, cest les faire exister. Et cest aussi ce
que La Rochefoucauld affirmait, anticipant Stendhal et Flaubert :
Il y a des gens qui nauraient jamais t amoureux sils navaient
jamais entendu parler de lamour. O ailleurs que dans les livres ?
On pense Don Quichotte, le chevalier la Triste Figure qui espre
conqurir le cur de Dulcine par ses exploits imits des romans de
chevalerie ; Emma Bovary, puisquelle veut vivre les romans qui ont
creus en elle le manque de ce quils nomment amour. Sartre engageait
les crivains prendre gardeauxmots, ces pistolets chargs , selon
lexpression du philosophe Brice Parain, car ils font surgir la
haine autant que lamour. Il faut donc, si lon ne se tait pas, viser
une cible plutt que tirer au hasard, pour le plaisir, comme un
enfant. MaxMills,lehrosromanesquede LHypothse des sentiments, du
trs stendhalien Jean-Paul Enthoven, est encore, 50 ans, du ct de
lenfant : priorit au principe de plaisir. Ce nest pas quil soit
dpourvu de morale et la morale, rappelle Andr Comte-Sponville dans
Le Sexe ni la mort, surgitchez ltre humainds quil dpasse, sans la
nier, sa nature animale et prdatrice pour entrer en relation avec
autrui par le langage, lchange, le regard, la caresse, en un mot la
culture. Mais la morale de Max Mills donne priorit la chasse du
bonheur , comme disait Stendhal. Commentaire de lauteur, ou plutt
de la narrationelle-mme,caril nya pas de narrateur dans le roman
dEnthoven, cest le roman qui parle: Le malin Stendhal savait () ce
quil suggrait en remplaant un datif prvisible par un gnitif
mystrieux. La chasse
dun roman damour se lient par lchange fortuit de valises de cuir
rouge identiques ? Qui sinon justement un lecteur, une lectrice de
romans damour ? Max Mills, dans sa valise rouge qui nest pas la
sienne, trouve parmi des objets mulibres unexemplairedAnnaKarnine
et un journalintime. Aucun scrupule: il pntre lintimit dune femme
quil devine lance et gracieuse, en apprend lge, 35 ans, la
splendide maturit o bat linexorable horloge biologique. Elle est
marie, en manque surtout dune connaissance de lamour, emportement
mystrieux quelle na jamais vritablement prouv et dont elle
chercheune rvlationdans lhistoire dAnna Karnine, la femme adultre
du chef-duvre tolstoen.
Il faut donc vivre le dsir dsesprment , et la littrature vous y
entraneSon nom elle est Marion, baronne dAngus, nouvelle
incarnation dAriane Deume, la Belle du seigneur dAlbert Cohen. Donc
Max Mills est un nouveau Solal, juif aussi (avec ce que cela
implique de rapport au Livre) : son nom est Maximilien Millstein,
il la amricanis comme il faut dans lusine remakes du cinma. Quant
au mari insuffisant, cest un banquier genevois au cerveau en chteau
de cartes, un drang charmant, obsd de numrologies paranoaques,
amoureux jaloux, fou inoffensif mais quand mme inquitant. Marion le
protge affectueusement en se protgeant ellemme contre ses propres
dsirs lubricit et passion , auxquels elle cdera comme il convient
au roman. Et Max, qui ne voulait cder quau plaisir, le vivra cette
fois associ aux tourments de lamour dont il voulait se garder. Car
Marion, videmment, elle aussi est ruse et pigeuse. De ce couple la
destine littraire, en quoi elle est humaine, Andr Comte-Sponville
dirait sans doute ceci : Il nest pas vrai que lamour soit plus fort
que la mort. Cela toutefois ne prouve rien contre lamour, ni contre
la vie. En faisant se rejoindre limaginaire et le rel, le mot et la
chose, le lyrisme amoureux dEluard et le cynisme dsespr de Cioran,
ces amants vivent la posie de leurs propres corps mls dans ce que
la dbordante anthologie de posie rotique si bellement franaise et
parfois trs gauloise assemble par Zno Bianu appelle tout jamais
Eros merveill. Anna Karnine, Belle du Seigneur et quelques autres
(Sterne, Diderot, Nabokov, Kundera) servent de tuteurs, comme on
dit pour les constructions florales, au tragique attendu de
LHypothse des sentiments. Leurs filigranes scnariques, leurs
astuces narratives, inscrivent ce roman virtuose, cisel de
trouvailles, dans le sillage des romans ns de livres et qui
indiquent avec bonheur, courtoisie, drlerie, leurs secrets de
fabrication, gnalogies, filiations. Abordant le sexe et lamour avec
vrit et distance, ils ont affaire lros, qui ne va pas sans
transgressions. Ils sen tiennent lamour avec dlicatesse. En quoi le
philosophe, profondcomme un fauteuil, et la morale, inquite, ne
trouveront rien redire, du moment que la littrature lemporte, et la
culture sur la nature cruelle. p
FLORENCE CHEVALLIER. EXTRAIT DE LA SRIE LE BONHEUR
au bonheur, en effet, signifie que le bonheur nest quun gibier
naf quil convient depoursuivreavecruse etobstination travers les
forts de la vie. La chasse du bonheursous-entenden revancheavecune
pertinence suprieure que ce gibier est luimme chasseur, cest--dire
rus, pigeur, capricieux, prfrant ceci ou cela selon son seul bon
plaisir. Le dsir deMax Mills,scnaristede cinma, jouissant de
beaucoup de loisirs et de
quelque fortune, est disponible pour les femmes chasseresses. A
Rome, il a une liaison intermittente avec une pouse de snateur,
sensuelle et voluptueuse, surtout pas amoureuse. Max est un homme
heureux, aime-t-il penser, et qui ne veut rien dautre de la vie que
la perptuation de ce bonheur gal labsencede souffrance. En quoi il
est picurien, comme il faudrait ltre aussi pour Comte-Sponville,
qui prne la sagesse de Montaigne, un
Sentiment priv, sisme publicAU TEMPS DE MOLIRE, on ne se mariait
pas, on tait mari par les siens, par les convenances et les usages.
La passion individuelle ne tenait presque aucun rle dans les choix
cruciaux de lexistence. Ce qui guidait alors les vies, ctaient
principalement la loi, le devoir, la nation et lhonneur. Tout a
chang, de fond en comble, avec le triomphe, au long du XIXe sicle,
du choix amoureux personnel. Cette mutation capitale, dont
sensuivent une quantit de consquences, Luc Ferry la dj mise en
lumire dans La Rvolution de lamour (Plon, 2010). Il y revient au
fil dentretiens lumineux avec Claude Capelier, qui ouvrent de
nouveaux horizons. En effet, on comprend vite, ds quon sembarque
dans ce dialogue panoramique, que lmergence de la relation
amoureuse rotique autant quaffective en tant que modle dominant des
relations humaines ne se limite pas un tournant sociologique,
encore moins un changement datant dhier, un simple vnement pass.
Cest tout linverse : les consquences profondes de ce bouleversement
sont venir, ses rpercussions politiques et sociales restent
laborer, les outils philosophiques pour en rendre compte demeurent
forger. Cest donc carrment une nouvelle grille de lecture du temps
prsent qui se trouve exige, dont ce livre esquisse le plan. Le
moins quon puisse dire est que ce plan est ambitieux mais ne manque
pas dallure. En effet, si le triomphe de lamour comme prototype des
relations humaines demeure bien laffaire la plus individuelle qui
soit, Luc Ferry propose den penser les dimensions politiques, les
liens lcologie, limpact sur le systme ducatif comme sur la
sensibilit artistique. Sans oublier les liens entre ces thmes et
limmmoriale question philosophique de la vie bonne, elle aussi
travaille et transforme par lavnement du monde amoureux. De lamour
est en fait un livre sur lavenir, et sur le monde prparer pour ceux
que nous chrissons, bambins d prsent bientt gnrations futures. Sans
partager tous les choix de Luc Ferry, il est juste de reconnatre et
la cohrence de son propos et lampleur de vue de son programme de
travail. p Roger-Pol DroitDe lamour. Une philosophie pour le XXIe
sicle, de Luc Ferry, Odile Jacob, 190 p., 21,90 .
dtachementpassionn. On connat Comte-Sponville apologiste du
couple fond galit sur ros et philia (l amiti maritale , disait
Montaigne). Ses thmes favoris le bonheur dsespr, lathisme inquiet,
la spiritualit du corps amoureux, lamoralit du capitalisme ,
dissmins en confrences autant que par ses livres populaires, son
Trait du dsespoir et de la batitude (PUF, 1984-1988), son Petit
trait des grandes vertus (PUF, 1995), son audience mdiatique, en
font un moderneAlain,un philosophede la modration, social-dmocrate
et pdagogique. Membre du trs officiel Comit consultatif national
dthique, il plaide pour un humanisme rotique. Confrontant le sexe
et la mort, qui peuvent se regarder en face quandon est
stocienautant qupicurien, et les deux de faon critique, il pense
quil ny a pas choisir entre deux ides du dsir, celle qui en fait un
manque (Platon, Schopenhauer, Freud, Sartre) et celle qui en fait
une puissance (Aristote, Spinoza, Nietzsche). A len croire, et il
est persuasif, nous vivrions les deux alternativement, selon lchec
ou la russite de notre relationavec leou la
partenaire,relationncessairement inscrite dans le temps, donc dans
le rapport notre propre corps qui lui aussi obit au temps,
lhistoire, la socit. Il faut donc vivre le dsir dsesprment, et la
littrature vous y entrane. Le roman de Jean-Paul Enthoven est
philosophique aussi, de faon hyperlittraire. Ce qui veut dire
cultive. Cest un roman pris des artifices du genre, et qui les
montre et dmontre, en une prestidigitationexhibantses truquages.Qui
trouverait plausible que les deux protagonistes
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Littrature CritiquesSans oublierMonty Flibuste
Vendredi 11 mai 2012
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LAmricainDonaldRayPollockfaitdansersurleringdesonDiable,toutle
tempsunetristequipedepaums,decinglsetdassassins.Effetfoudroyant
Ils ne lemporteront pas au paradis
C
Raphalle Leyris
est le nom son village natal, dans lOhio, le titre de son
premier recueil de nouvelles (Buchet-Chastel,2010), le lieu o se
droule une partie de son premier roman Knockemstiff semble bien
tre, aussi, la devise dcrivain de Donald Ray Pollock: cette
contraction de lexpression anglaise knock them stiff , qui peut se
traduire par tends-les raides, renvoie leffet que produit, pour le
meilleur, lcriture de cet Amricain de 58 ans, ancien ouvrier dans
une usine de papier venu tardivement la littrature: ce livre
ressemble une succession de coups assns directslestomacou crochets
plus vicieux , qui laissent le lecteur groggy et bloui. Et mme
assez atteint pour en redemander. Le Diable, tout le temps nest
pourtant pas prcisment le genre de livre que le lecteur saisit avec
entrain. Aprs stre pris le prologue en plein visage, il pourrait
mme avoir envie de parer les beignes qui sannoncent mais ces
premires pages sont trop poustouflantes : le voil ferr. Le roman,
situ entre 1945 et 1965, entre lOhio et la Virginie-Occidentale, se
prsente comme une galerie de portraits dont on ne saisit pas avant
la fin quels liens unissent les protagonistes. Il y a Willard,
revenu traumatis de la guerre dans le Pacifique, aprs avoir vu un
ami tre corch vif et crucifi, et qui, quelques annes aprs son
retour, procde des sacrifices danimaux pour implorer Dieu dpargner
sa jeune pouse ronge par un cancer en vain,videmment.Il y a Roy,le
prdicateur convaincu quil peut ressusciter les morts, et Thodore,
le musicien handicap (il a aval de lantigel pour mettre sa foi au
dfi), qui accompagne ses prches la guitare et pousse son acolyte
prouver ses talents rsurrecteurs. Il y a Carl et Sandy mais il leur
arrivait aussi davoir dautres noms , qui cument les routes
Donald Ray Pollock nous plonge dans un bain de salet, dhorreur
et de dsespoir, un univers littralement infernal. Mais sil sait
jouer de leffet daccumulation, il peroit trs prcisment quand le
trop-plein de gothique et de sordide menace de nuire la puissance
suffocante de son texte. Il frappe si juste, si fort, le lecteur,
parce que le secret de son uppercut est celui de tous les bons
cogneurs: le sens du rythme.
JEAN LUC BERTINI/PASCO
du pays la recherche dautostoppeurs quils tueront et mutileront
avant de les prendre en photo. Et puis un pasteur amateur de chair
frache et dmes tortures, un shrif corrompu et assassin, une
orpheline paume
Un ciel vide Face cette accumulation de pathologies, de violence
et de dmences, on pense Flannery OConnor(1925-1964),cetteromancire
amricaine majeure persuade que Les braves gens ne courent pas les
rues (titre de son plus fameuxrecueil de nouvelles, Gallimard,
1963) et chez qui pullulent les vanglistes sanguinaires, les
colporteursassassinset autrespsychopathes. Comme dans luvre de cet
crivain du sud des Etats-
Unis, les personnages de Donald Ray Pollock, quoique appartenant
au Midwest, sont obsds par Dieu, mais il ny a aucune forme de grce
possible, aucune rdemption lhorizon pour eux. Ils ont beau
multiplierles actes abominables ou tragiquement absurdes avec
lespoir dobtenir une raction divine, ft-elle une sanction, ils se
heurtent un ciel vide. Tous esprent le salut au cur mme des tnbres
Il pouvait encore aller au Paradis, au moins sil se repentait, crit
Pollock, pousant les penses du pasteur lubrique. Ils ne le
trouveront pas, mais finiront par rencontrer une forme torduede
justice, incarnepar un personnage aux allures bibliques, ceci prs
que Dieu, jamais, ne lui prte la main.
Commentaires ironiques La brivet des chapitres consacrs
alternativement chacun des personnages est le premier indice de sa
matrise du tempo narratif. Sa capacit faire cesser temps une
description horrifique, pour laisser place une ellipse efficace, en
est une autre, tout comme lalternance de passages au lyrisme
crpusculaire, de dialogues dune grande justesse et de commentaires
ironiques. Car lhumour, aussi trange que cela puisse paratre,
apparente galement le roman de Donald Ray Pollack luvre de
FlanneryOConnor.Il rappelle aussi celle de Cormac McCarthy Pollock
a racont la presse amricaine, enthousiasme par son entre en
littrature, que, pour se constituer un bagage littraire et se faire
loreille, il avait recopi inlassablement des textes quil aimait,
avant de se lancer. Cethumournoirsous-jacentpermet Donald Ray
Pollock de se tenir la juste distance de ses personnages. Ni trop
prs vitant ainsi lcueil de la complaisance
nitroploincequirisqueraitdexclurede lhumanitcette poigne de
personnages Le Diable, fracasss. Lauteur rustout le temps sit nous
les rendre (The Devil sinon proches, du moins All The Time),
souvent touchants, malde Donald gr leurs turpitudes ou Ray Pollock,
peut-tre justement traduit de cause delles, car leur langlais folie
et leurs maux vien(Etats-Unis) nent de loin. Cette proxipar
Christophe mit dans laquelle il les Mercier, place avec le lecteur
est Albin Michel, peut-tre bien la forme 384p., 22 . de rdemption
que Donald Ray Pollock offre ses personnages. Et lune des raisons
pour lesquelles son roman nous laisse raides par K.-O. p
Bons rien, mauvais en tout! La formule est peu amne, mais pour
ceux qui ont lu les premiers volets des aventures du Capitaine
Pirate et de son quipage de bras casss, pas de doute, elle sonne
juste! Hros sous ce titre dun film danimation de Peter Lord
(Chicken Run), ces extravagants cumeurs de mer sont ns de lesprit
loufoque de Gideon Defoe, Britannique n en 1975 qui laisse entendre
quil appartient la famille du pre de Robinson Crusoe et navoir
imagin cette geste maritime dsopilante parodie rudite et humour
potache, anachronismes et jeux de mots inassumables que pour sduire
une fille. Un rgal de dlire imaginatif et de british nonsense. On
ne stonne pas quaprs avoir crois Darwin, Moby Dick ou Lord Byron
Defoe confronte son dsastreux Capitaine Pirate Napolon lui-mme,
Sainte-Hlne bien sr. Deux ego sur un misrable caillou, cest un de
trop! En marge de gags absurdes et de dlirantes notes de bas de
page lesprit des Monty Python est l , la satire pingle le leurre
lectoral et la fragilit de lidal dmocratique. p Philippe-Jean
Catinchia Pirates ! dans Une aventure avec
Napolon (The Pirates ! In An Adventure With Napoleon), de Gideon
Defoe, traduit de langlais par Thierry Beauchamp, Le Dilettante,
224 p., 17 .
Beaut fondamentaleLe Brsilien Vinicius de Moraes (1913-1980),
pote, diplomate et musicien, fut lauteur dun livret, Orfeu da
Conceiao, transpos du mythe dOrphe do fut tir, avec la musique de
Tom Jobim, le film de Marcel Camus Orfeu negro (1959). On gote ici,
en dition bilingue, luvre potique de cet amoureux de la beaut
fondamentale (il se maria neuf fois et eut beaucoup denfants).
Recette de femme runit clbration sensuelle, humour mordant et vague
lme. Quant aux Cinq lgies dont la dernire, crite en 1939, mle le
portugais et langlais dans un langage damour , elles tmoignent,
selon lauteur, de la plus grande aventure lyrique de (s)a vie. p
Monique Petillona Recette de femme. Cinq lgies & autres pomes,
de Vinicius de Moraes, prface de Vronique Mortaigne, traduit du
portugais par Jean-Georges Rueff, Chandeigne, dition bilingue, 160
p., 12 .
Fictions russo-catalanesDrle de projet que celui de Francesc
Seres: ce Catalan a compos une anthologie de textes de cinq
crivains russes de la fin du XIXe sicle nos jours. Son projet :
montrer une Russie vue de lintrieur. Sauf que les auteurs, la
prfacire, sont tous plus fictifs les uns que les autres. Etrange
ide? Elle colle pourtant parfaitement au sujet. Ne pourrait-on
penser lhistoire de la Russie de ces 150 dernires annes comme une
immense fable? Des moujiks dcims par la peste aux employes dune
compagnie low cost pour qui le monde est () un low cost absolu , en
passant par un cosmonaute coinc dans un vaisseau spatial, Seres
balaie lhistoire russe avec virtuosit. Ou comment une hyperbole de
la fiction permet de saisir lme dun peuple. p Stphanie Dupaysa
Contes russes (Contes russos),
Mariage lukrainienneDaria choisit la Californie pour fuir le
postsovitisme, sans illusion. Un premier roman prometteurmois en
travaillant pour Unions sovitiques, une agence matrimoniale qui met
en relation des Amricains esseuls avec des femmes prtes perdre gros
pour remporter une vie meilleure loin dici . Elle sait naviguer
dans les mandres de la corruption, tenir la mafia distance, viter
les avances dun patron trop pressant. Cet art de se faufiler entre
les cueils et de se tenir en suspens entre deux mondes est presque
un jeu national : Nous faisions dexcellents quilibristes,car nous
frlions toujours le bord du gouffre (). Au bord de la Russie, au
bord de la misre. Ce nest peut-tre pas un hasard si,
tymologiquement,le mot Ukraine renvoie la frontire, aux confins, au
bord. Pourtant, en dpit de sa lucidit, Daria succombe peu peu au
rve de confort, dvasion et damour, et elle senvole rejoindre un
Californien, Tristan : Le choix ntait pas difficile. La belle
Amrique ou la sombre Ukraine, ombre oublie de la Russie. Au dbut
tout lmerveille: La vieen Amrique tait si calme. Leau coulait,
llectricit circulait, les ordinateurs fonctionnaient.Les faades et
les carreaux reluisaient. Mais, peu peu, le doute sinstalle : le
confort matriel ne suffit pas transformer lexil en conte de fes. Le
conte de fes, cest ce quvoque au premier abord la couvermythes,
comme dans ce passage drle et amer o notre exile comprend, au dtour
dune phrase, que ses voisins si bienveillants la prennent pour une
rfugie, la petite Russe que Tristan a sauve . Lauteur nexcelle pas
moins dans le portrait des personnages secondaires a priori
caricaturaux, et finalement passionnants, quelle affine, nuance,
fait voluer. Boba, la grand-mre attachante, Vlad, le mafieux
romantique, M. Harmon, le patron amoureux, ou Valentina Borisovna,
une ancienne communiste reconvertie dans le commerce, tous sont
plus complexes que leur apparence. Avec un talent de conteuse qui
emporte le lecteur, Janet Skeslien Charles signe un roman narquois
sur lconomie des rapports humains, tout en laissant juste un peu de
place lespoir. p (Moonlight in Odessa), de Janet Skeslien Charles,
traduit de langlais (Etats-Unis) par Adlade Pralon, Liana Levi, 450
p., 22,50 .Les Fiances dOdessa
de Francesc Seres, traduits du catalan par Laurent Gallardo,
Jacqueline Chambon, 286 p., 21,50.
L
Stphanie Dupays
es mythes ont la vie dure. Le rideau de fer a beau tre tomb
depuis prs dun quart de sicle, les visions fantasmes de lEst et de
lOuest ne se sont pas effondres avec. A lEst, les jeunes femmes
rvent toujours dOccident, et dAmrique avant tout : Stabilit,
opulence et maison moderne. A lOuest, les hommes fantasment sur des
amours sublimes avec des sirnes russes ou ukrainiennes. La
confrontation de ces deux rves et leur conversion en monnaie
dchange sur le march matrimonial, voil ce quexplore JanetSkeslien
Charles, une Amricaine qui a vcu deux ans Odessa, la Marseille de
la mer Noire, o commence ce premier roman dcapant. Son hrone,
Daria, ingnieur de formation, devient secrtaire tout en compltant
ses fins de
Deux en unRoma est la sur jumelle de Milan Kotzia, un violoniste
londonien qui glisse la surface de sa propre vie, jusqu ce quil
dcouvre, 42 ans, quil porte en lui, comme un double secret, le ftus
dun tre jumeau quil identifie comme la fille que ses parents
dsiraient. Ds lors, sa vie bascule, rgie par la soif de communiquer
avec cet tre en lui qui irradie dnergie et engloutit toutes ses
penses. A la faon de Singer et Antonpoulos, les hros du Cur est un
chasseur solitaire, de Carson McCullers, dont Milan dlecte Roma,
ces deux-l apprennent vivre dans lattention de leur double.
Chorgraphe, plasticien et compositeur cossais, Billy Cowie livre l
son premier roman, vertigineux, que sa science du dialogue, si
adapte son propos, rend aussi magistral que drangeant. p Ph.-J. C.a
LIncluse (Passenger), de Billy Cowie, traduit de langlais (Ecosse)
par Olivier Philipponnat, Autrement, 192 p., 17 .
Au mivre et au sucr, Les Fiances dOdessa , de Janet Skeslien
Charles, prfre lacidulture du livre qui joue la carte de la chick
lit, la littrature de midinette , avec un gros gteau rose
tendredcorde fleurs,rosesgalement, surmont dune figurine de marie.
Kitschissime. Il ne faut pas sy fier : au mivre et au sucr,
JanetSkeslien Charlesprfre lacidul. Une tonalit qui tient beaucoup
au regard que Daria porte sur le monde, un regard jamais habitu,
qui balance sans cesse entre ingnuit et lucidit et qui, lair de
rien, dconstruit les poncifs et les
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Vendredi 11 mai 2012
Critiques Littrature 5Sans oublierMorts VeniseEn France, on na
pas besoin davoir vraiment lu les crivains pour les aimer, () pour
savoir vaguement de quoi ils parlent et pour avoir envie de se
battre pour eux, on les aime les yeux ferms. Cette formule
dfinitive dit la malice dAdrien Goetz. Ce normalien, matre de
confrences en histoire de lart la Sorbonne, a tous les travers
requis pour figurer parmi ses propres personnages de fiction.
Essayiste brillant, il croise en romancier une connaissance aigu du
monde de lart avec son got pour les intrigues feuilletonesques. Au
point de flanquer Pnlope Breuil, lhrone dIntrigue Venise, qui tait
dj celle d Intrigue langlaise et dIntrigue Versailles (Grasset,
2007 et 2009), dun soupirant qui emprunte son prnom, Wandrille, un
roman de Maurice Leblanc (La Comtesse de Cagliostro) ayant pour
cadre labbaye de Jumiges. Mais cest autour de la Srnissime et de
ses palazzi que se droule ce nouveau roman: la jeune conservatrice
y est emmene pour un colloque, avant que la piste dun Rembrandt non
rpertori ne ly retienne, entranant dans son sillage un lecteur
transport par des tribulations aussi rudites que jubilatoires. Si
la toile du matre, lie une histoire de spoliation par les nazis,
menace de mort les crivains franais de Venise (Philippe Sollers,
Jean dOrmesson), gardiens de son secret, elle ne met pas en chec la
belle hrone dAdrien Goetz. Une fte pour lesprit, espiglerie en
prime. p Philippe-Jean Catinchia Intrigue Venise, dAdrien Goetz,
Grasset, 320 p., 18,50 .
Entresagafamilialeetsriedepolitique-fiction,letomeIIdupremierroman
deSabriLouatahsouvreunjourdlection:le6mai2012Enthousiasmant
Doux SauvagesVirginie Despentescrivain
CARMEN SEGOVIA
S
abri Louatah a lart de convoquer avec une mme aisance et dans un
seul rcit lopra de Mozart, les chansons du pote berbre Lounis At
Menguellet et les hymnes rock de Bruce Springsteen. Les Sauvages
est un premier roman, une saga, annonce en quatre tomes, dont le
premier est paru cet hiver, et le deuxime vient darriver en
librairie. A 29 ans, Louatah signe une fresque sociale ambitieuse,
qui en appelle autant aux Rougon-Macquart qu Millenium. Le rcit
bouge des quartiers loyers modrs de Saint-Etienne aux htels
particuliers parisiens, alterne les points de vue dun travesti
roumain, dun haut fonctionnaire ou dun chauffeur de bus, avec acuit
et enthousiasme. Car ce qui caractrise Les Sauvages, ce nest pas
tant lambition de composer une histoire complexe, le rythme
soutenu, la multiplicit des personnages ou les techniques
narratives dcomplexes que lenthousiasme. Lcriture de Louatah est
remarquable dabord par sa vitalit, sa fantaisie, sa bienveillance.
A rebours du roman mesquin et revanchard, lauteur promne sur la
dbcle de ses personnages un regard rsolument doux. Lanti-nihilisme
qui le soutient nest pas ce qui se dfend le plus facilement en ce
moment, cest peut-tre ce qui
Lcriture est remarquable par sa vitalit, sa fantaisie, sa
bienveillancerend ce roman aussi atypique dans le ton que
convaincant dans la forme. Laction du tome I (voir Le Monde des
livres du 23mars) se droulesur une journe. On dcouvre le clan
Nerouche, engonc dans des costumes de fte rarement ports, loccasion
dun mariage entre un garon de cette famille kabyle et une
femme originaire dOran. On entre dans lhistoire avec limpression
de dcouvrir un auteur raisonnablement dou, capable de travailler
une mosaque de dialogues et de situations. Le personnage principal
de ce premier opus, Krim, est un adolescent sympathique et largu.
Il avance en zigzag dans une cit bton, o les crassiers font figure
de collines. On suit le mouvement, sduit par la vivacit du style de
cette uvre de politique-fiction la veille du second tour, la France
sapprte lire un prsident dorigine algrienne. Dans le dernier tiers
du livre, on ralise que chaque situation apparemment gratuite tait
une marche vers le climax sur lequel sarrte le premier volume on
comprend avec plaisir quel point on a t manipul, comme le hros.
Comme dans un trs bon roman. On a juste peur que le tomeII ne soit
pas la hauteur. Or cest linverse qui se produit. Si le deuxime
volume des Sauvages emprunte encore aux techniques de la srie tl,
on pense plus souvent aux films du mexicain Alejandro Gonzlez
Irritu (Biutiful, Babel) quaux pisodes de The
Wire ( Sur coute en franais). Dsormais, on sait quon ne sattache
ces personnages que pour les accompagner dans leur chute. Fouad, le
jeune comdien professionnel, qui avait russi se faire une placeau
soleilde la capitale,devient le protagoniste. Louatah choisit
dobserver le pays par le prisme de son systme judiciaire. Lenqute
quil dtaille pourrait tout aussi bien voquer Tarnac que laffaire
Merah.La loi, la police,la presse, le politique : ce tome est une
galerie de portraits sans amertume ni navet, de gens de bonne
volont, ceux qui tentent de faire en sorte que tout marche au
mieux. Cest la descriptiondun gchis global, une chronique des
petites et grandes pressions que chacun subit et qui, conjugues,
mnent la dfaite gnrale. Le plus frappant dans cette vision vient de
ce que lennemi est toujours issu de son propre camp. Dans Les
Sauvages, cest dabord les siens que lon dtruit. Lauteur sait rendre
visible la fracture sparant les citoyens dcideurs des citoyens
objets. Du roman du XIXe sicle, Sabri Louatah garde la description
des structures qui permettent aux uns de
rgner sur les autres. Surveills, arrts, relchs, observs,
manipuls, enferms: une fois la machine lance, un groupe va
craserlautre.Maisentreles deuxmondes
lauteurrendvisiblesdenombreusespasserelles : les personnages font
laller-retour. Lchec nen est que plus amer. Les Sauvages aurait pu
sappeler Les Alins ,
tantlalaisseestcourtequitientchaqueprotagoniste prisonnier de sa
base de dpart. Si on tait dans La Guerre des toiles, le hros de ce
tome II serait Luke Skywalker, le jeune homme qui uvre pour le
bien. Logiquement, un volume prochain devrait tre consacr son alter
ego, son frre, qui uvre brillamment pour le mal. On attend le grand
duel de la fin avec impatience. La rage et la colre sont des
sources autrement plus faciles manipuler pour mener une narration
que les bons sentiments sur lesquels Louatah fait reposer son rcit
tout au long de ces deux tomes. Alors on ne se fait pas trop de
souci pour lui. pLes Sauvages 2,
La voix de DurasIl ny a pas dcriture qui vous laisse le temps de
vivre. () Je me souviens dannes entires, mortes. Peu souvent la
parole de Marguerite Duras aura t aussi douloureusement prcise.
Aussi intime. Ces Entretiens la restituent avec une troublante
vrit. Ils sont la transcription de ses rencontres avec Jean Pierre
Ceton telles quelles ont t diffuses aux auditeurs de France Culture
en octobre1980. Duras se trouve en pays proche avec ce jeune
crivain quelle a rencontr un an auparavant au Festival du cinma
dHyres. Ensemble, ils entretiennent une longue conversation sur
lengagement littraire, les allers-retours entre cinma et criture,
le dsespoir et les blouissements. Sur son rapport avec la modernit
du monde, sa manire de construire la fiction dans la mise en
silence. Lan dernier, Jean Pierre Ceton avait mis en scne ce
dialogue au thtre. Aujourdhui, ce livre nous le restitue, intact,
en perspective. Et puis nous rend sa voix. p Xavier Houssina
Entretiens avec
de Sabri Louatah, Flammarion, 500 p., 21 .
Le chantier enchant de Maryline DesbiollesUne route en travaux
de larrire-pays niois devient pour lcrivain la matire dune
somptueuse popeUn jour doctobre , la narratrice observe les
ouvriers du chantier, apprciant leurs gestes, leur savoir-faire.
Elle se passionne pour la fabrication de lenrob , mot quelle a
appris loccasion, et qui nest ni le goudron ni lasphalte, mais un
mlange de graviers, de granulats concasss, de sable, le tout li par
du bitume, caramelenrob de chocolat: descriptiontonnamment
savoureuse, rappelant les mets succulents qui, dans les romans de
Maryline Desbiolles, mettent souvent leau la bouche, de La Seiche
(Seuil, 1998) Manger avec Piero (Mercure de France, 2004). Le
mille-feuilleboulevers de la route suscite une plonge vertigineuse
dans le point de mire de ce que je fais dans lcriture. Un pays qui
est le mien sans tre le mien. Inscrit dans la route, il y a aussi
ce fait divers de 1815, le crime de la Fontaine de Jarrier : une
attaque de diligence, par de jeunes bandits doprette , suivie dun
chtiment cruel. Ils grimpent sur la colline o je vais si souvent
avec mes chiens. Peut-tre ont-ils couru dans mon champ, sur
lemplacement de ce qui sera ma maison. La romancire les imagine
dans cet espace si proche, o chaque jour elle va faire un tour .
Dans le champ, dit-elle, jprouve un sentiment dternit que je relie
au beau temps. Dans la route, je ressens limpermanence des choses.
Do mes phrases qui ne peuvent pas se terminer, parce que quelque
chose dinattendu peut en dvier le cours. Ainsi se droule, sous le
gigantesque rouleau encreur de la machine, lpope somptueuse de la
route. Etrange exprience dimmersion, dans laquelle il faut accepter
de galoper au ralenti : car la fougue de lcriture y est sans cesse
bride, retenue par les reprises, les ajustements, les variations.
Voir, y compris ce que lon a sous les yeux, assure-t-elle, ce nest
pas donn, parce que toutes les images sont dcoder. Par lcriture,
jai lambition de voir un petit peu mieux. Je reprends les motifs,
en les assemblant autrement, afin de les mettre dans une autre
lumire. Pour moi, cest infini. p
C
Monique Petillon
est une campagne sacrment rude, aride. Qui ne requiert pas de
racines, au sens propre. De passage Paris, avant de reprendre le
train qui la ramnera vers larrire-pays niois, Maryline Desbiolles
voque le cadre de son nouveau livre, Dans la route. En couverture,
le lit assch dune rivire, le Paillon (une Empreinte du sculpteur
Bernard Pags). Dans ce beau texte rugueux, elle sest saisie dun
segment de route quelle avait sous les yeux , la Fontaine de
Jarrier o elle avait dj situ son roman Anchise (Seuil 1999, prix
Femina). Lechantierdelcritureatdclench
parlaconstructiondunrond-point,dcide
lasuitedunterribleaccidentdescooter.Le motif est rcurrent dans ses
derniers livres, depuis La Scne (Seuil, 2010). A nouveau, Maryline
Desbiolles voque les deux jeunes gens quelle a t la premire voir,
juste aprs lclat du choc, lun agonisant, lautre dj mort: Sa posture
tait celle dun mort, crit-elle, je le savais sans avoir aucune
connaissance des morts de mort violente, je le savais depuis ma
propre mort, mort laquelle nous gotons en naissant de sorte que
jamais nous ne sommes innocents.
de Maryline Desbiolles, Seuil, Fictions & Cie , 144p., 16,70
.
Dans la route,
Marguerite Duras, de Jean Pierre Ceton, Franois Bourin, 112 p.,
18 .
Toutes les littratures sont lOdon...
La fougue de lcriture est sans cesse bride, retenue par les
reprises, les ajustements, les variationslespace et le temps : des
passages innombrables sy sont imprims, sabots et jarrets entremls,
dignes de la Bataille dUccello . La construction de la route a t
jadis une prouesse. Route du sel o passaient les mulets chargs de
ballots tincelants. Route royale, voulue par un comte de Savoie, la
premire relier Nice Turin. Quelle mne vers lItalie ne mest pas
indiffrent, dit-elle. LItalie est toujours
Mardi 15 mai 18h30
Direction Olivier Py
Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire Par Jean-Michel
Maulpoix, anim par Daniel Loayza.
Pourquoi aimez-vous ?
Jeudi 17 mai 18h30
Orphe Aphone
Texte et mise en scne Vanasay Khamphommala, interprtation Martin
Juvanon du Vachat, accompagn au thorbe par Damien Pouvreau.
Odon-Thtre de lEurope / Tarif unique 5 01 44 85 40 40
theatre-odeon.eu
6
Histoire dun livre
Vendredi 11 mai 2012
0123
Tmoignageready-madeEntravaillantsurHenri-PierreRoch,lauteurdeJuleset
Jim,sesbiographesontdcouvertunecorrespondance
aveclartisteMarcelDuchamp.Bellesurprisede Duchamp Roch et 33 de
Roch Duchamp, lequel semble navoir rien conserv de leurs changes
avant 1954. La chance des chercheurs, aujourdhui, observent les
diteurs, est que les auteurs et artistes dhier scrivaient, trs
rgulirement, et que certains dentre eux (en loccurrence Roch, mais
pas Duchamp) conservaient ces correspondances. Dans le cas de Roch,
les lettres de son ami taient relues, annotes, compiles, et il y
rpondait avec rapidit et grand soin. Brancusi dont il se porte
acqureur dailleurs en 1924, la mort de Quinn, en sassociant avec
Duchamp. Cette opration tient une place considrable dans leurs
lettres. Braque, Gris, Man Ray, Ernst : il se trompe rarement dans
le choix de ceux quil dfend et sur lesquels il spcule, revendant
avec bnfice des uvres achetes bon prix quand leurs auteurs ntaient
pas encore clbres. Cela suppose quil les fasse connatre, quil
frquente les collectionneurs potentiels et trouve des arrangements
avec les marchands parisiens qui regardent avec mfiance cet
intermdiaire qui parle fort bien anglais et joue de son charme
autant que de la dialectique. Il ferait volontiers de mme pour les
uvres de son ami Duchamp. Si ce nest que ce dernier, linverse,de
ses confrres, se montre rticent. Sil monte volontiers avec lui
laffaire Brancusi, sil laide vendre Braque ou Picabia, les choses
se compliquent quand lartisteest en cause. Roch est pratiquement le
seul Franais collectionner systmatiquement luvre Duchamp, en faire
une sorte de promotion (que Duchamp rcuse dailleurs) , notent les
diteurs. Lessentiel est dans la parenthse. Si les uvres de Duchamp
exercent leur magntisme sur Roch ds quil les dcouvre, il est aussi
clair quil ne reprocherait pas son ami une productionun peu
moinsrestreinte quil y ait de quoi travailler , autrement dit.
Problme : partir du dbut des annes 1920, Duchamp ne cre plus,
ostensiblement ou seulement des multiples (La Bote-
A
Philippe Dagen
La Bote- en-valise , de Marcel Duchamp, 1955.RABATTI-DOMINGIE/
AKG-IMAGES
New York, le 11 aot 1918, premire lettre entre un jeune artiste
et un de ses amis qui est alors attach au Haut-Commissariat franais
: Mon bien cher vieux. Mon bateau pour Buenos Aires part mardi
matin trs probablement. Donc ceci sont mes adieux. () Je mloigne
encore, a devient une manie chez moi. Lartiste, cest Marcel Duchamp
(1887-1968), 31 ans alors, assez connu aux Etats-Unis depuis 1913
et lexposition lArmory Show du Nudescendantun escalier. Son ami,
cest Henri-Pierre Roch (18791959), 39 ans, qui attendra 1953 et la
parution de Jules et Jim pour devenir un crivain clbre. En 1918, la
seule rputation dont il puisse se prvaloir est celle dun libertin
nouant et dnouant intrigues et liaisons avec de nombreuses dames,
parfois maries. Les deux hommes se sont rencontrs en dcembre 1916,
New York, lors dun dner chez Louise et Walter Arensberg,
collectionneurs de Duchamp. Ils causent, ils jouent aux checs et,
semble-t-il, dautres jeux avec des amies que les expriences
rotiques plus de deux ne rebutent pas. Et nanmoins, je mloigne, a
devient une manie . On pourrait faire de cette phrase la devise de
Duchamp qui, au long de sa vie, na cess de sloigner, de revenir, de
sloigner nouveau : de la peinture, de lart en gnral, de Paris, de
sa famille, de ses amis. En 1912, il est parti pour Munich, sjour
mystrieux quune exposition commmoreaujourdhui(auKunstbaujusquau 31
juillet; catalogue: Marcel Duchamp in Mnchen 1912, Schirmer/Mosel,
336 p., 49 ). En aot 1918, pourquoi quitter New York, o il a tant
damis et travaille au Grand Verre, pour Buenos Aires et rester neuf
mois y disputer des parties dchecs ? Duchamp, celui qui sen va sans
sexpliquer Il ny a gure quaux checs et Picabia
quilsoitdemeurfidle.EtRoch. Leur correspondance est donc une source
de premier ordre. Scarlett et Philippe Reliquet, qui la publient,
ont retrouv 159 lettres
Braque, Gris, Man Ray, Ernst A la mort de Roch, lensemble a t
rachet par le collectionneur Carlton Lake qui la dpos luniversit du
Texas Austin. Cest l que Scarlett et Philippe Reliquet les ont lues
pour la premire fois, alors que lobjet de leurs recherches ntait
pas Duchamp, mais Roch. Ils prparaient sa biographie, LEnchanteur
collectionneur (Ramsay, 1999). Partis la recherche de lhomme de
lettres, amateur de femmes et auteur de Jules et Jim , ils se sont
aperus que leur hros avait, discrtement, jou un rle considrable
comme collectionneur,marchand,mcne,introducteur des artistes,
entremetteur, amateur clair . Linventaire de ceux quil a dfendus en
France et, ce qui est plus important, contribu introduire aux
Etats-Unis, comprend peu prs tout ce qui compte dans lart de son
temps. Mandat en 1917 par lavocat new-yorkaisJohn Quinnpour
composer sa collection, il lui fait acheter les Picasso les plus
importants du moment et une trentaine de
en-valise) qui obtiennent peu de succs. Rgulirement, Roch incite
Duchamp participer des expositions Paris. Non moins rgulirement, il
reoit des rponses dans le genre de celle-ci, un peu vive, le 9 mai
1949 propos dune manifestation prvue galerie Maeght laquelle
Duchamprefuse de prter lune de ses toiles de 1911: La vraie raison
est () que jai de moins en moins envie de me
prter au petit jeu parisien (et newyorkais) de la bourse la
peinture. Toute cette charlatanerie de got me ferait presque
oublier quil existe autre chose quune profession plus ou moins
lucrative. Cet autre chose, cest lart videmment, lart comme ide,
lart comme mode de vie comme art de vivre. Sur ce dernier point, il
ny eut jamais le moindre dsaccord entre les deux amis. p
ExtraitLe 17 dcembre 1944, de New York, Duchamp crit Roch, rest
en France : Aprs ces deux annes de silence on peut enfin changer
quelques mots. Ta carte ma tranquillis sur votre sort et il ne
reste qu patienter pour que les conditions samliorent. Ici, cest
comme prvu une vie de grand luxe compare celle que jai quitte en
France. () Les amis Tanguy, Lger, Seligmann, Ernst sont fidles au
poste et travaillent. Mais il ny a plus comme aux premiers jours de
lexil de frquentes runions dmes en peine Chacun sest dbrouill de
son ct. Breton est le seul que je voie assez souvent, il a parl
depuis presque trois ans et parle encore la radio plusieurs fois
par jour ; vous avez peut-tre entendu sa voix.Correspondance, page
67
Aller et retour des Moules mliquesDBUT 1919, la mission
dHenri-Pierre Roch aux Etats-Unis nayant plus dobjet aprs
larmistice, il rentre en France. Dans son bagage, une uvre
encombrante et fragile, les Neuf Moules mliques de Marcel Duchamp,
que leur auteur a laisss pour lui chez les Arensberg en partant
pour Buenos Aires. Excute sur une grande plaque de verre, luvre
appartient lhistoire de La Marie mise nu par ses clibataires, mme,
o elle figure la part masculine, comme leur nom lindique. Soigneux
comme son habitude, Roch la conserve en excellent tat, la prtant
parfois pour des expositions en France. En 1956, deux ans aprs leur
mariage, Duchamp crit son ami que Teeny, son pouse, rve de possder
(son) verre, quelle a vu tous les matins en se rveillant lors dun
sjour chez Roch, boulevard Arago. Roch accepte : Cest Teeny la
seule personne qui je peux vendre avec joie le verre, car il ira
vers toi. Le montant fix est de 14 000 dollars (lquivalent denviron
100 000 euros actuels) qui parat drisoire aujourdhui. Teeny doit
vendre un Rouault et un Mir pour verser la somme Roch. En juin et
juillet 1956, les lettres techniques se croisent: petits problmes
de chques, de taxes, de transport et de douane. Enfin, le 4
novembre, billet de Duchamp : Bravo Le verre est arriv sans une
gratignure (). Teeny est au 8e ciel. Pas une fois au cours de cette
affaire, il ne dit un mot de luvre elle-mme, comme si elle lui tait
devenue presque trangre. Il consent seulement rflchir au meilleur
moyen de lclairer. p Ph. D.Correspondance Marcel Duchamp
Henri-Pierre Roch. 1918-1959,
dite par Scarlett et Philippe Reliquet, Mamco, 304 p., 22 .
La vie littraire Pierre Assouline
Et cest ainsi que le cousin Pons est grandCe ne fut pas tout
fait chez Balzac mais cela nen avait pas moins de charme; en effet,
sa maison ayant rcemment reu un brutal rappel lordre de lpoque, des
travaux de mise aux normes lectriques ont d y tre entrepris, ce qui
a oblig les balzaciens demander lasile potique Victor Hugo, place
des Vosges, puis aux frres Goncourt, boulevard de Montmorency;
entre confrres, il faut sentraider jusque dans les situations
domestiques (nos contemporains pourraient en prendre de la graine
et BHL me prter pour lt sa villa Tanger car jai moi aussi en ce
moment des travaux la maison). comme Balzac ! ), puis de critiques
de son Bonhomme aprs lavoir lui-mme fait rsonner. Les deux premiers
chapitres, intituls Un fastueux dbris de Mai 68 et La machine aux
gloires phmres , convoquent Barthes & Co. Certains prennent des
notes, dautres coutent les yeux ferms (esprit de Balzac, es-tu l
?). Lexercice est rjouissant car il provoque des commentaires des
comdiennes Sarah, Anne et Mathilde sur les digressions et les
mtaphores qui se remarquent davantage lcoute qu la lecture. Il
faudrait rduire le dialogue.Peut-tre Et pourquoi Sylvain Pons est
devenu Fernand Pons chez vous ? Le mien est n en 1945 dans une
arrirecour de province. Mais plus personne ne sappelle comme a !
Bon, je vais revoir ce chapitre Non, pas trop ! Mais sans attendre
dtre retravaille, la pte trouve dj un cho sur le site Remue.net qui
tient fidlement registre des minutes de cet atelier. On ne sait
plus si lon parle du texte de Balzac ou de celui de Leclair.
Discrtement assise dans un coin, la romancire Camille Laurens,
venue par amiti pour lun et lautre, pourrait le dire : Jy entends
de lintertextualit, comme un cho des Paludes de Gide ,
risque-t-elle, hypothse aussitt confirme par lauteur. De toute
faon, un balzacologue est toujours l qui veille. Il y eut Jos-Luis
Diaz ; et cette fois, il suffit effectivement que lon sinterroge
sur la place des arts divinatoires dans cette uvre pour que
Brigitte Mera, consultante au cabinet Rastignac, fournisse une
rponse prcise et rudite: Il possdait un don de seconde vue et sen
inquitait , dit-elle avant de commenter un ddoublement qui ferait
du livre un roman fantastique aux antipodes du label raliste qui
colle son auteur. Le remake sera peut-tre un jour en librairie: On
verra, concde Bertrand Leclair, pour qui le rapport la vrit, et non
pas simplement la vrit, prime sur tout le reste dans lensemble de
luvre de Balzac. Et cest ainsi que Pons est grand. p
O
n peut toucher Balzac ? On le peut dautant mieux quil vous y
encourage en vous recevant chez lui. Le critique et crivain
Bertrand Leclair ne se lest pas fait dire deux fois. Il a accept
sans hsiter la proposition de la Maison de Balzac, magnifique point
de vue flanc de coteau sur la plaine de Passy, dans le 16e
arrondissement de Paris. Une exprience, puisquil sagit de reprendre
Le Cousin Pons en lactualisant. Quel culot ! Le profanateur nen
disconvient pas : On peut mme dire que cest un remake, au sens o
les cinastes lemploient, ou une reprise, comme disent les
compositeurs. Il faut oser moderniser une icne de la littrature, se
demander comment vivrait Pons de nos jours, de quoi il serait
gourmand ou ce quil collectionnerait, et procder ce blasphme dans
les lieux mmes o se runissent dordinaire les gardiens du temple.
Une rcriture et coup sr horrifi les balzaciens canal historique.
Mais une reprise? Herv Plagnol, lditeur du Courrier balzacien, loue
le principe de cette ini-
tiative, condition que cela conduise quelque chose qui largisse
la lecture de Balzac plutt que de ntre quun travail drudition ;
mais sans porter de jugement sur le choix de lauteur en rsidence,
dont il avoue ne rien connatre, il regrette que les balzaciens ny
aient pas t associs. La rsidence de M. Leclair chez M.de Balzac,
finance par le conseil rgional dIle-de-France, a dbut en janvier
pour sachever en septembre; elle est ponctue de rendez-vous ouverts
au public sur rservation, mensuels avec des personnalits invites
balzaquer en runion (Franois Bon, Pierre Rosenberg), et
hebdomadaires avec la tenue dun atelier de lecture. Lauditoire
varie selon la nature des sances entre une dizaine et une trentaine
de personnes. Une premire dans un muse de la Ville de Paris ,
souligne Vronique Prest, responsable de ce projet destin faire
vivre luvre et tmoigner de la modernit de sa vision de la socit. Le
chroniqueur de La vie littraire ne pouvait manquer de sy
glisser.
Esprit de Balzac Cette variation qui mne du Cousin Pons (1847)
au Bonhomme Pons (2012) apparat comme une version interactive dun
work in progress hic et nunc (vous suivez?). Car lauteur senrichit
en permanence des sances de lecture crative du Cousin par de
convaincantes lves du conservatoire municipal du 16e ( Joue-la
0123
Vendredi 11 mai 2012
Critiques Essais 7Sans oublierLe roman de LarousseIssue dune
thse du premier et des recherches complmentaires du second, surtout
sur la priode contemporaine, la somme que consacrent Bruno Dubot et
Jean-Yves Mollier plus dun sicle et demi de librairie Larousse
complte nos connaissances sur la carte de ldition parisienne. La
maison est ne des visions dun fier rpublicain doubl dun pdagogue
hors du commun et dun militant de la paix perptuelle, Pierre
Larousse (1817-1885) qui, partir de 1852, conut des manuels
scolaires, le Nouveau Dictionnaire de la langue franaise (anctre du
Petit Larousse illustr) et le Grand Dictionnaire universel du XIXe
sicle, norme encyclopdie en 15 volumes. Mort avant davoir pu
terminer cette uvre, Larousse stait cependant bien entour, laissant
une entreprise familiale charge de perptuer le projet pdagogique et
rpublicain dun savoir universel si ancr dans la culture et la
science franaises, tout en diffusant partout dans le monde
francophone dictionnaires et encyclopdies. La maison de la rue du
Montparnasse nest bien sr pas sortie tout fait indemne des
vicissitudes du XXe sicle, un temps proche de Vichy, puis peu peu
intgre dans le giron des groupes du capitalisme ditorial (le Groupe
de la Cit, Editis, Hachette Livre). Mais la Semeuse des origines
conserve son savoir-faire encyclopdique et sme tout vent , mme sur
le Net. Il fallait deux historiens honntes et rigoureux pour
raconter cette aventure sans faire de concession la saga
dentreprise. p Antoine de Becquea Histoire de la librairie Larousse
(1852-2010),
De lhcatombe de 1941 aux crimes de 1944-1945, lhistorienne
Catherine Merridale suit le quotidien du troufion de lArme
rouge
Ivan sen va-t-en guerreceux qui seraient tents par la dsertion.
Aprs le discours de Staline du 3 juillet 1941, lengouement
populaire est au rendez-vous, un premier temps avant de sessouffler
au vu des conditions de combat. Comment lArme rouge tient-elle
donc? Catherine Merridale dmontre que limportancedu groupeprimaire
de soldats (les combattantset leurs plus proches camarades),mise en
valeur par les sociologues militaires des annes 1950, ne fonctionne
pas tant la mortalit est leve et la mfiance de rgle entre des
soldats soumis au contrle des commissaires politiques. En revanche,
lEtat use dun mlange de sanctions (condamnation mort des dserteurs
et, aprs le fameux ordre 270 de Staline daot 1941, possibilit de
reprsailles contre la famille du dserteur) et de compassion (prise
en charge des familles de soldats, attnuation des restrictions sur
le culte) , tandis que la peurde tomber dansles mains
allemandespousse se battre jusquau bout. A lt 1942, lhcatombe a t
terrible mais les signes de renouveau sont l. Des officiers plus
comptents et plus couts en haut lieu sont en poste. Les hommes sont
mieux entrans et plus respectueux de leurs chefs. Lambiance change
dans les units. Des efforts sont faits dans lhabillement ; on
rtablit les paulettes supprimes par la rvolution. LArme rouge se
professionnalise, tandis que la
D
Raphalle Branche
ans la grande guerre patriotique raconte par lEtatsovitique,il
est question de sacrifice, de patriotisme etdhrosme. 27 millionsde
morts dont 8,6 millions de soldats : lURSS a pay le plus lourd
tribut la seconde guerre mondiale. A partir du 22 juin 1941, le
conflit contre lAllemagne nazie mobilise 30 millions dhommes et de
femmes. La situation est dabord dsastreuse: plus de 4,5 millions de
soldats meurent dans les six premiers mois, tandis que 2,5 millions
sont faits prisonniers. Les Allemands arrivent aux portes de
Moscou. Mais, partir de 1943, lArme rouge parvient reprendre le
dessus : le tournant de Stalingrad est connu. Aprs la bataille de
Koursk immense mare de chars saffrontant dans des bruits
effrayantsde machines,de bombardements et dincendies , la bataille
de Bagration, dclenche le 22 juin 1944 dans les marais occidentaux
de lURSS, constitue le second tournant. Ces revirements ont dj t
explors par une historiographie qui a soulign limmense effort
humain et conomique consenti. Restait comprendre comment lArme
rouge avait tenu. Qui taient ces soldats qui rvaient de clbrer, un
jour, la chute de Berlin? Cest cette guerre-l que
lhistoriennebritanniqueCatherineMerridale nous raconte, hauteur
dhommes : une guerre dIvan (cest le titre original), fantassins
russes frapps par la conscription, paysans pour les trois quarts
dentre eux. LArme rouge porte alors les stigmates des purges
staliniennes qui lont dcapite et des effets de la collectivisation
des terres qui a amen de nombreux conscrits manifesterde la
distance,voire delhostilit au rgime. Elle est surtouttrs mal
prpare, trs mal entrane et mal quipe. Dansces conditions,le rle de
la propagande est essentiel ; il ne pourra cependant suffire : la
contrainte est l pour effrayer
production intensive darmement commence porter ses fruits. Des
femmes sont massivement recrutes : elles se distinguent notamment
comme aviatrices ou comme snipers. Auplusprs des soldats,grce de
nombreuses sources prives ou des informations recueillies par les
Allemands auprs de leurs prisonniers, Merridale observe alors de
nouveaux ressorts luvre dans cette arme. Une fois la reconqute du
territoire national acheve souvre un autre chapitre : en Roumanie
dabord, en Hongrie, puis en Prusse-Occidentale, les soldats
sovitiques se livrent une orgie de crimes de guerre au premier rang
desquels les viols massifs. Si la vengeance est alors le moteur
explicit de cette violence,
La reconqute du territoire national acheve, les soldats
sovitiques se livrent une orgie de crimes de guerre lhistorienne y
voit aussi lexpression de ressentiments et de frustrations prenant
leur source dans les bouleversements subis par ces Ivan dans leur
pays. Limpunit totale dont ils jouissent alors prcde le silence qui
recouvre leurs crimes dans la guerre raconte ensuite en URSS. Dans
les entretiens mens avec les anciens combattants, lhistorienne sy
heurte aussi : dans la Russie daujourdhui, la grande guerre
patriotique est encore trs prsente. Le sort rserv aux soldats faits
prisonniers des Allemands qui eurent prouver leur innocence sils
voulaientviter le travail forc et la dportation, la situation
dramatique des invalides de guerre : tout cela est gomm par une
mmoire officielle. Apparemment, le rcit des Ivan et de leur guerre
na pas perdu son potentiel subversif. pLes Guerriers du froid. Vie
et mort des soldats de lArme rouge 1939-1945
de Bruno Dubot et Jean-Yves Mollier, Fayard, 744 p., 28 .
La fin du royaume de JudeAncien journaliste et diteur,
Jean-Claude Latts a entrepris de rdiger une biographie dAggripa
Ier, n en 10 av. J.-C., pre de la Brnice de Racine et petit-fils
dHrode, dernier monarque rgner brivement sur la Jude sous
domination romaine (39-44). Contrairement lhistorien Flavius
Josphe, le biographe estime que la mort subite dAgrippa, pourtant
un protg de lempereur Claude, est le rsultat dun complot du lgat de
Syrie, Marsus, qui laurait fait empoisonner. Aprs lui, le royaume
de Jude redeviendra simple province jusqu la rvolte de 70 suivie de
lincendie du Temple. Agrable lire, ce voyage dans une Terre sainte
fortement hellnise et romanise permet de croiser de nombreuses
figures illustres, comme celle du philosophe juif dAlexandrie
dexpression grecque, Philon. Bonne vulgarisation du crpuscule dune
difficile synthse entre Rome, Athnes et Jrusalem. p Nicolas Weilla
Le Dernier Roi des juifs. Un oubli de lhistoire,
ExtraitLe remde de Staline sincarnait dans un nouveau slogan.
Pas un pas en arrire! : tel devait tre le mot dordre de larme.
Chaque homme devait se battre jusqu la dernire goutte de son sang.
Existe-t-il une circonstance attnuante pour se retirer dune
position de tir?, demandaient les soldats leurs politrouks.
Dsormais, la rponse prvue par les manuels fut: La seule
circonstance attnuante est la mort. Les lches et ceux qui rpandent
la panique doivent tre limins sur le champ, dcrta Staline. Un
officier qui permettait ses hommes de battre en retraite sans
ordres explicites devait dornavant tre arrt pour crime capital. Une
nouvelle sanction tait galement prvue pour tous les membres de
larme.Les Guerriers du froid, page 186
de Jean-Claude Latts, Nil, 322 p., 18 .
Pionnier de la route des IndesEn 1997, alors que lon clbrait les
cinq cents ans de la circumnavigation de lAfrique par Vasco de
Gama, sortait cette biographie rdige en anglais par Sanjay
Subrahmanyam, historien indien la carrire internationale. Le
rsultat ne fut pas du got de tout le monde, en particulier au
Portugal, o la lgende du hros national avait la peau dure. Car
louvrage met finement en perspective le rcit de la vie du
navigateur et de ses explorations, avec ltude de la construction du
mythe nationaliste. Des sources portugaises, espagnoles et
italiennes, ainsi que des documents produits tout autour de locan
Indien nourrissent cette histoire chorale des dcouvertes, abordant
le phnomne selon les points de vue divergents de ses diffrents
acteurs. Apparaissent alors tous les enjeux de la rencontre entre
les Europens, les Africains et les Indiens, les violences et les
ngociations, les changes et les incomprhensions. Rcit daventure,
critique ironique et analyse historique se mlent dans cet ouvrage
qui claire tout autant lhistoire politique et conomique du Portugal
au XVIe sicle, que la construction dune mmoire reste fondatrice
dans lidologie europenne jusqu nos jours. p Claire Judde de
Larivirea Vasco de Gama. Lgende et tribulations du vice-roi
(Ivans War. The Red Army 1939-1945), de Catherine Merridale,
traduit de langlais par Odile Demange, Fayard, 512 p., 25,40 .
Lapocalypse littraire naura pas lieuLaLittratureaperdu
desonlustre ?Qucelanetienne, lescrivains existent toujoursroman :
rflexion sur la postlittrature, de Richard Millet (Gallimard, 2007
et 2010) : les dclinologues ne manquent pas ; tous rptent en chur
que la grande littrature est morte : cest l un fait qui na pas
besoin dtre prouv . Cette formule dun certain A. Chaho (auteur de
La France littraire en 1834) na rien de trs nouveau. En son temps
dj, Tacite regrettait l ge dor de la littrature Suffit-il cependant
dignorer tous ces adieux? Lesfaitssont l, quisemblentdonner raison
aux plus pessimistes, telles la mondialisation du march ditorial,
lentre dans lre du numrique et la lente rductionde la
littraturedans lenseignement scolaire ou dans les pages culture
Corti en 2008, portait sur Pierre Bergounioux, Grard Mac et Pierre
Michon), il dcide de prendre au srieux la critique en saisissant la
production contemporaine par sa fin . Loin de se limiter une dfense
et illustration vainement polmique, les contributeurs quil runit
sintressent donc ce qui meurt aujourdhui : savoir une certaine
conception de lamodernit qualimentaientune sociabilit littraire et
des pratiques de lecture extrmement compactes. Autrement dit, ce
que lon nomme, depuis les romantiques, la Littrature, au singulier.
Il y a l pourtant une chance. Car nous vivons certes la fin dun
mythe, mais pas celle dune pratique. Reconnatre que le statut
dexception autrefois dvolu la littraturenest plus, cest ainsi lui
dcouvrir dautres finalits, dautres ambitions : souvrir, avec
Franois Bon, aux ressources dune littrature numrique; se montrer
sensible aux formes de vie, comme le suggre Marielle Mac ; ou
encore privilgier, linstar de Claude Burgelin, lattention porte
lextrme singulier , qui fait du je (souvent condamn comme
narcissique ou exhibitionniste) le meilleur moyen de rendre compte
de ce que la sociologie, lhistoire, les sciences sociales ne
peuvent dire . pFins de la littrature. Esthtiques et discours de la
fin. Tome I, sous la direction de
L
Jean-Louis Jeannelle
es Presses universitaires dOxford lui avaient demand de rdiger
le chapitre France dun nouveau Guide de la littrature contemporaine
mondiale . Quelle ne fut pas la surprise de John Taylor (traducteur
en anglais de Philippe Jaccottet), pressenti pour cette tche, quand
son diteur lui reprocha de ne parler dans son article que
dcrivains! Le temps ntait plus, ajouta lditeur, des Gide, Sartre et
autres gloires du Nouveau Roman : que nvoquait-il plutt la
philosophie poststructuraliste? Foucault, Lacan ou Derrida au lieu
de Bonnefoy, Simon ou Modiano Lanecdote que rapporte John Taylor
dans ce collectif sur les Fins de la littrature est symptomatique:
aux yeux dun diteur, suivre les multiples voies de la cration
contemporaine compte moins que de rejouer lternelle querelle des
anciens et des modernes. Peu importe que lditeur en question soit
britannique : en ralit, cest en France mme que les cassandres se
font le plus entendre. Contre Saint Proust ou la fin de la
littrature, de Dominique Maingueneau (Belin, 2006); La Littrature
en pril, de Tzvetan Todorov (Flammarion, 2007) ; La Grande
Dculturation, de RenaudCamus(Fayard,2008);Dsenchantement de la
littrature et LEnfer du
des Indes, de Sanjay Subrahmanyam, traduit de langlais par
Myriam Dennehy, Alma, 490 p., 25 .
Suffit-il dignorer tous ces adieux ? Les faits sont l, qui
semblent donner raison aux plus pessimistesdes mdias. De fait,
quelque chose se termine reste savoir quoi et dans quelles
conditions. Coauteur du premier essai exhaustif surLa
Littraturefranaiseau prsent(Bordas, 2005), Dominique Viart nignore
pas que lon devient dclinologue avant tout par refus de lire ce qui
scrit aujourdhui ou par incapacit lvaluer autrement quen fonction
des seuls classiques . Avec Laurent Demanze (dont le trs bel Encres
orphelines, publi chez
Dominique Viart et Laurent Demanze, Armand Colin, Recherches,
270 p., 25,40 .
8
ChroniquesA titre particulierLe feuilletonEh oui ! Lexgse est
audacieuse mais elle a le mrite de rendre enfin crdible et
recevable le rcit biblique qui jusqualors nous semblait relever
plutt de la lgende mystificatrice ou de la parabole fumeuse. Cest
bien la semencede No lui-mmequi a fcond les femelles de chaque
espce et permis toutes de se reproduire. Et si les preuves
manquaient encore, pour enfoncer le clou, Pierre Senges nous donne
lire le carnet tenu par le vnrable patriarche durant ses quarante
jours de rclusion sur larche.Ce sont quatre-vingt-dix-neuffragments
relatant ces accouplements formidables, quelquefois prilleux, le
plus souvent voluptueux, car la limace par exempleest une
amantepulpeuse, carle scorpion mme sait alors contenir son
agressimais le style scrupuleux. Buffon ny trouverait rien redire
sur le plan de la science. Cest bien une histoire naturelle que
nous lisons (dailleurs illustre comme le veut le genre de quelques
planches de Sergio Aquindo).Mais la prcision nest pas ennemie de la
posie. Un nouveau Cantique des cantiques monte de la gorge de No,
ddi celui-ci la biche : Ses yeux sont deux oiseaux-lyres, ses
oreilles sont deux orchides (), son sabot est la pointe dune plume
trempe dans lencre de Chine, sa croupe est le bossoir dun navire au
dpart de Cythre () Et pourtant, en matire de plaisir, croyez-moi,
elle ne vaut pas un chiffon de daim . Et tandis que la libido de
lhomme moyen dcline autour de la cinquantaine, No, toujours vert et
vigoureux lge de six cents ans, honore sans faillir la girafe, la
chauve-souris( la tte en bas, les ongles dans le dos ), le
paresseux, le dromadaire, lhippocampe, la truite, la puce (son
histoire damour la plus minutieuse ), limpatiente hirondelle (qui
croit toujours avoir sept bouches doisillons nourrir dans lurgence
) et mme loursin. Prcd dune trs amusante et empathique prface de
Stphane Audeguy, ce bestiaire lubrique se lit comme un brviaire,
nous invitant lamour du prochain sans discrimination de taille ni
de race, de lamibe la baleine. p de Pierre Senges, illustrations de
Sergio Aquindo, Cadex, 64p., 12 .Zoophile contant fleurette,
Vendredi 11 mai 2012
0123
La croisire samusedEric Chevillard
Jean-Claude Gallotta, chorgraphe
J
La rinvention dAndyWarholANDY ANDY me rappelle les premires
annes dterminantes de mon parcours de danse. Etudiant en art, je
dcouvrais avec gourmandise lunivers dAndy Warhol, qui me conduisit
naturellement vers Merce Cunningham, mon chorgraphe de prdilection,
et sa pice Rainforest, dont les dcors taient constitus par les
Silver Clouds dAndy Warhol, ces fameux coussins argents gonfls
lhlium, voletant au hasard du plateau. Chose singulire aussi, en
arrivant New York, pour danser au studio de Merce, le premier
spectacle que je vis fut une pice tonnante de modernit, intitule
Andy Warhols Last Love. Envelopp de tous ces souvenirs, je dcouvre
le roman sduisant, faussement dconstruit mais tout en ramifications
de Michel Nuridsany. Il nous conte les aventures dun jeune Franais
originaire de Dreux, Jean Delacroix, tudiant lEcole du Louvre, une
tte la Noureev. Attir par la peinture mais aussi par les milieux
interlopes, il va simmiscer, croit-on, dans le trafic et le vol
duvres dart. Fausse piste De voyages en vires, nous croisons Andr
Malraux, le marchant dart Daniel Wildenstein, lcrivain Robert
Walser, dont le style potique ma parfois servi dexemple pour mon
propre travail chorgraphique Au Japon, Jean Delacroix fait la
rencontre dcisive dAndy Warhol. Lattirance est immdiate : Vous avez
sduit monsieur Warhol qui est trs silencieux, trs silencieux.
Comment faites-vous?
e caresse le ventre du chat, je gratte le crne du chien, je
flatte lencolure et la croupe de la jument, je laisse en
frissonnant la fourmi sengager dans ma mancheet la rapiette dans
mes pantalons, le chimpanz me lance une illade, le rat se pelotonne
sur mon paule, sa queue me chatouille loreille et puis quoi ? Pas
de second rendezvous ? Pas de premier baiser ? Rien jamais que ces
prliminaires torrides, ces pavanes et parades prometteuses? Quand
estce enfin que lon senlace et que lon se vole dans les plumes ?
Ces impossibles amours sont dcidment les plus tristes ! Et cela
pour de stupides raisons de gomtrie (certains embotements semblent
inconcevables) et de morale (ce serait contrevenir gravement la loi
divine). Pour la premire, cependant, cest oublier la plasticit
infinie dun corps en proie au dsir, sa souplesse alors, et comme il
sait se tordre. Et quant la seconde, Pierre Senges a des rvlations
nous faire qui pourraient en adoucir les rigueurs. Cet crivain est
un puits de science dans lequel monte et descend un ludion hilare.
Son rudition non feinte se trouve chaque instant menace puis
effectivement dynamite par une imagination et un humour fort peu
respectueux des savoirs constitus. Luvre compte une douzaine de
titres, de grands romans ambitieux (Fragments de Lichtenberg,
Verticales, 2008) et de plus petites formes, toujours singulires
(Essais fragiles daplomb, Verticales, 2002). Cest de celles-ci que
relve encore Zoophile contant fleurette, qui parat aujourdhui. Je
vais vous en parler, mais ouvrons dabord la Bible. Dieu dit No : La
fin de toute chair est arrive, je lai dcid, car la terre est pleine
de violence cause des hommes et je vais les faire disparatre de la
terre. Fais-toi une arche en bois rsineux (). De tout ce qui vit,
de tout ce qui est chair, tu feras entrer dans larche deux de
chaque espce () ; quil y ait un mle et une femelle. Alors
sabattirent sur le monde, durant quarante jours et quarante nuits,
les fameuses pluies diluviennes : cordes, hallebardes, vaches qui
pissent, tout cela ensemble dferladu cielen trombespour engloutir
lpouvantablerace humaine. Belle histoire mais qui pche par quelques
invraisemblances de dtail. La principale est pointe du doigt par
Giordano Bruno dans un texte peu connu que Pierre Senges,
seuldailleurs le connatre,cite en prambule: la place manquait de
toute vidence sur larche pour abriter tous ces animaux, aussi notre
vieux No () a donn lhospitalit aux seules femelles de toutes les
espces.Par consquent,toujours dvou la cause commune de Dieu