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Rudolf Steiner PHILOSOPHIE de la LIBERTÉ
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Oct 20, 2015

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Rudolf Steiner

PHILOSOPHIE

de la

LIBERTÉ

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RUDOLF STEINER

LA

PHILOSOPHIE DE LA

LIBERTÉ Observation de l'âme conduites

selon la méthode scientifique

4e édition

Traduction française Georges Ducommun

Editions Anthroposophiques Romandes 11, rue Verdaine, 1204 Genève/Suisse

1991

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L'édition originale porte le titre:

DIE PHILOSOPHIE DER FREIHEIT

Bibliographie No 4

Editions précédentes: 1,2,3: Edition Alice Sauerwein Distribution: Presses universitaires de France

(4e, 5e) ou 1,2: Edition Fischbacher

©1991. Tous droits réservés by Editions Anthroposophiques Romandes

Traduction autorisée par la Rudolf Steiner-Nachlassverwaltung Dornach/Suisse

Imprimé en Suisse, Benteli SA, Berne

ISBN-2-88189-043-1

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SOMMAIRE

Présentation 7 Préface à la nouvelle édition 15

LA SCIENCE DE LA LIBERTÉ.

I L'action humaine consciente 21 II Le besoin de connaissance 31 III La pensée, instrument de conception du monde 39

IV Le monde comme perception 57 V La connaissance de l'univers 79

VI L'individualité humaine 101 VII Existe-t-il des limites à la connaissance ? 109

LA RÉALITÉ DE LA LIBERTÉ

VIII Les facteurs de la vie 131

IX L'idée de la liberté 139 X Philosophie de la liberté et Monisme . . . 165 XI La finalité dans l'univers et la finalité existentielle

(Destination de l'homme) 175 XII L'imagination morale

(Darwinisme et Moralité) 181 XIII La valeur de l'existence

(Pessimisme et Optimisme) 195

XIV L'individualité et l'espèce 223

DERNIERS PROBLÈMES

Les conséquences du Monisme 231 Premier supplément à la nouvelle édition 243

Deuxième supplément 251

Index 257 Lexique des philosophes cités 259 Ouvrages de Rudolf Steiner

disponibles en langue française 267

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PRÉSENTATION

L'oeuvre de Rudolf Steiner (1861-1925) occupe, dans l'histoire de la philosophie, une place à part. Sans doute y trouve-t-on les préoccupations de l'idéalisme allemand, mais son contenu est nettement réaliste, et la méthode qui se veut expérimentale 1 appartient au courant scien-tifique.

Sorti de 1'Ecole Polytechnique de Vienne qu'il fré-quenta en vue d'y recevoir une formation d'ingénieur, Steiner avait étudié les mathématiques, la géométrie et les sciences (physique, chimie, géologie, zoologie, bio-logie). S'intéressant plus particulièrement à la littérature et la philosophie, il termina ses études par la soutenance d'une thèse sur la Théorie de la connaissance.

Un de ses professeurs, Karl Julius Schroer, frappé par son savoir et la précocité de son esprit, le recommanda à l'éditeur Kürschner qui lui confia la tâche délicate de présenter et commenter l'oeuvre scientifique de Goethe. Steiner avait alors vingt et un ans ! Le premier des quatre volumes provoqua l'étonnement des spécialistes.

1 Le sous-titre du présent ouvrage est pleinement significatif: « Observations de l'âme conduites selon la méthode scientifique ».

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Son éditeur le félicita en ces termes: « Cette publication a suscité l'approbation totale de mes amis qui savent apprécier à sa juste valeur l'extraordinaire pénétration d'une matière aussi difficile (la morphologie). A ma connaissance, votre parfaite compréhension de l'attitude goethéenne vous a permis de réaliser une oeuvre supé-rieure à tout ce qui existe dans ce domaine »

Steiner constate dès l'abord que l'oeuvre scientifique de Goethe découle d'un mode inhabituel de contempla-tion, mais qu'elle n'en est pas moins rigoureusement scientifique, et que, même des études telles que La métamorphose des plantes ne se réduisent pas à une simple création poétique. Il conclut à la nécessité d'en faire connaître les bases philosophiques. Dans sa Théo-rie de la connaissance 3, il met en évidence la sensibilité pour les valeurs qualitatives que Goethe ajoute à l'ana-lyse purement quantitative des phénomènes. Par de patients exercices, Goethe avait affiné son sens inné de l'observation jusqu'à développer une faculté que lui-même appela la perception « sensible-suprasensible ». Son attitude démontrait l'éveil possible, en chaque individu, de facultés latentes, et les résultats obtenus constituaient une preuve expérimentale contre les « li-mites de la connaissance » postulées par Kant. Le fait de découvrir chez Goethe un mode d'observer et de pen-ser confirmant ses propres expériences fut une révéla-tion capitale pour Steiner.

Par la suite, Steiner devait être appelé comme colla-borateur aux « Archives de Goethe » à Weimar. Dans le cadre de l'édition monumentale entreprise par la

• Lettre du 6 mars 1884, de Kürschner à Steiner, publiées dans Bliitter für Anthroposophie, Bâle, 3-1961.

• Principes d'une Epistémologie goethéenne (Ed. Fischbacher, Paris).

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Grande-Duchesse Sophie, il eut la responsabilité d'éta-blir une partie des textes de l'oeuvre scientifique de Goethe. De 1889 à 1897 il fut en rapport constant avec le monde scientifique et se consacra à l'étude comparée des sciences depuis l'antiquité jusqu'à Newton, Darwin et Haeckel. Aussi se trouvait-il particulièrement bien armé pour affronter l'avènement du siècle de la science.

Homme de science, Steiner était également citoyen d'un autre monde. Dès son enfance, l'expérience méta-physique directe le plaça devant le problème fondamen-tal de toute philosophie. « La réalité du monde spirituel était pour moi aussi certaine que celle du monde sen-sible... Dès avant ma huitième année je distinguais les choses et les entités ' que l'on voit ' de celles ' que l'on ne voit pas ' » 4. Mais comment concilier le monde des apparences et le monde de l'esprit ? Ce thème devait rester au centre de ses préoccupations philosophiques et ne trouver sa formulation satisfaisante qu'en 1894, dans la première partie du présent ouvrage.

Adolescent, Steiner s'interrogeait sur les conditions premières de toute connaissance. Certain que la pensée est une réalité spirituelle suffisante par elle-même, il s'astreignit à la discipliner pour la saisir à son état pur. D'autre part, connaissant la portée de la pensée humaine, Steiner pensait qu'il devait être possible de l'intensifier au point qu'elle ne restât pas étrangère aux phénomènes sensibles. « Imaginer une ' matière ' qui

Autobiographie (Editions Anthroposophiques Romandes, p. 29.

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resterait en dehors de la pensée et dont nous n'aurions qu'un simple reflet ', cela m'était insupportable ». 5. A l'âge de quatorze ans, Steiner fut attiré par le titre d'un livre qui semblait répondre à ses préoccupations intérieures: « La critique de la raison pure ».

Cet ouvrage de Kant contribua à affiner sa discipline intellectuelle, mais ne put l'aider à surmonter son insa-tisfaction devant • toute conception dualiste du monde. Bien au contraire, l'« en soi » inconnaissable doublant le monde des apparences établissait d'inconditionnelles limites à la connaissance. Cette assertion, si elle suffisait à l'esprit spéculatif, ne pouvait satisfaire un chercheur, pour qui la réalité de la pensée était non moins certaine que celle du monde sensible. Cette certitude était celle de l'expérience vécue. Non point que Steiner niât l'exis-tence de limites, mais il les pensait extensibles, à la mesure de la perfectibilité des facultés humaines.

La rencontre avec l'oeuvre de Fichte fut une étape importante vers l'élaboration de sa propre doctrine philosophique. Fichte place le moi à l'origine, de sorte que parmi tous les phénomènes possibles celui qui se déroule grâce au moi est privilégié: la pensée n'a plus besoin d'aucun support puisqu'elle trouve en elle-même sa suffisante explication. « Mes efforts dans le domaine des concepts scientifiques précis m'avaient finalement conduit à voir dans l'activité du Moi humain le seul point de départ possible pour toute vraie connaissance. Je me disais: lorsque le Moi est actif et qu'il observe lui-même cette activité, alors la conscience détient un élément spirituel immédiat »

Autobiographie, page 47. • Autobiographie, page 62.

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Mais c'est finalement l'oeuvre de Goethe qui fut déci-sive pour l'édification d'une théorie fondamentale de la connaissance, à partir d'expériences de l'âme, conduites avec une rigueur strictement scientifique. En 1892, Steiner publia une étude intitulée Vérité et science qui, comme l'indique le sous-titre, est un « Prélude à une Philosophie de la Liberté ». Dans cet ouvrage, il entre-prend une analyse critique de la magistrale construction spéculative de Kant, alors maître incontesté de la pensée philosophique.

La connaissance a-t-elle accès à un domaine autre que le sensible ? Une représentation n'est-elle que sim-ple image, reflet d'une réalité différente ? Peut-on péné-trer jusqu'à la réalité pure ? Si oui, comment y parvenir ? — Ces problèmes, exposés dans Vérité et science, nous les retrouvons dans le présent ouvrage, mais développés avec l'assurance plus profonde qui résulte de l'expé-rience acquise.

Pour Steiner, l'analyse du moi, et du penser qui s'y déroule, met en lumière l'artifice de ce que nous appe-lons la séparation entre le moi et le monde. Cette « dua-lité » n'est donc qu'apparente en ce sens qu'elle est limitée à l'état où nos perceptions sensorielles, toujours fragmentaires au stade initial, ne sont pas encore réunies par l'action synthétisante de la pensée. L'acte pensant rétablit l'unité originelle.

A vingt-deux ans, Steiner avait acquis la conviction « que l'homme participe à une réalité dont l'éloigne la conscience ordinaire; il y participe à condition de passer de la pensée abstraite courante à une vision spirituelle aussi claire et réfléchie que la pensée » 8.

Vérité et science, Editions Anthroposophiques Romandes. Autobiographie, page 81.

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La Philosophie de la Liberté est la justification philo-sophique de cette expérience °.

*

La première partie du présent ouvrage fournit une description phénoménologique des phases successives de l'acte de connaissance ". Il en résulte que la faculté d'entendement, le penser, n'est pas moins perfectible que toute autre faculté latente de l'individu; il suffit de l'éveiller et de l'exercer.

Dans la seconde partie, Steiner caractérise le réa-lisme moral et social consécutif à cette expérience pos-sible de la pensée. Le réalisme exposé est celui de la liberté, mais d'une liberté à conquérir. Car si la nature amène d'elle-même la plante et l'animal à leur plein épanouissement en tant qu'êtres, il en est autrement de l'homme. Les forces naturelles le conduisent seulement jusqu'à un certain point, lui laissant la mission d'accom-plir lui-même le pas décisif vers la liberté, de prendre conscience de son essence d'être libre.

*

La philosophie de la Liberté n'est pas un système au sens strict du terme. Sa structure peu orthodoxe est plutôt déconcertante. Aussi n'y a-t-il pas lieu d'être

' « Mein niichstes Ziel war, rein philosophisch die Grundlegung meiner Weltanschauung zu liefern ». (Rudolf Steiner à Edouard Schuré, 1907).

" Par opposition à l'analyse spéculative de E. von Hartmann, sou-vent citée dans cet ouvrage.

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étonné, si cet ouvrage ne trouva pas sa place dans le cadre rigide de la philosophie contemporaine. Comment classer une doctrine qui se veut « philosophie du réel » ? Par surcroît, la Philosophie de la Liberté traite de la pensée comme d'une réalité expérimentale. En ceci elle allait à l'encontre du courant officiel qui, depuis Kant, évoluait dans le sens d'une discipline purement spécu-lative.

Notre époque préfère la pensée liée à l'existence et aux valeurs humaines, la pensée engagée. Bergmann, dans une analyse de l'oeuvre de Steiner, non seulement témoigne de cette ouverture nouvelle et plus éclairée, mais fournit également une explication pertinente des motifs ayant conduit à la conspiration de silence qui a entouré la Philosophie de la Liberté. Il dit de Steiner:

« Sa position est exceptionnelle en ce sens que son oeuvre philosophique ne résulte pas seulement de préoc-cupations intellectuelles, mais encore qu'elle est issue et se fonde sur l'expérience directe du monde de l'esprit. En Orient, il est normal qu'un grand penseur soit en même temps un grand yogi, et que son système ne soit pas engendré par la spéculation seulement, mais qu'il ait son origine dans l'expérience immédiate du spirituel. A cela, la philosophie occidentale semble imperméable, d'où l'extrême méfiance des philosophes vis-à-vis de Steiner » 11.

L'expérience directe du monde métaphysique, pourvu qu'elle soit vérifiable, n'est plus une contre-indication philo-sophique. Or c'est précisément ce que Steiner nous propose dans la Philosophie de la Liberté: l'analyse d'une expérience

" Bergmann, professeur de philosophie à l'université de Jérusalem. Conférence faite devant la Société de Philosophie, à l'occasion du centenaire de la naissance de Steiner. (Revue Die Drei, Stuttgart, 1-1962).

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vécue et exercée de la pensée, conduite selon la méthode d'investigation scientifique' 2 .

Ultime remarque et qui est en même temps un aver-tissement: à l'image de la liberté, cette oeuvre n'est pas « donnée », elle est à conquérir !

G. D.

" Etant donné l'orientation expérimentale de La Philosophie de la Liberté, nous nous sommes efforcés de conserver avec fidélité le caractère du texte original. La présente traduction a donc été faite aussi littéralement que possible, parfois même au détriment de la forme littéraire.

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PRÉFACE DE LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Deux questions primordiales concernant la vie de l'âme humaine dominent cet ouvrage. La première: Est-il possible de se former de l'entité humaine une con-ception pouvant servir de support à tout ce que l'expé-rience ou la science apportent à l'homme, alors même que ces données ne semblent pouvoir se fonder sur elles-mêmes et que le doute et le jugement critique les relèguent dans le domaine de l'incertitude ? La seconde: L'homme en tant qu'être volontaire, a-t-il le droit de s'attribuer la liberté, ou bien cette liberté n'est-elle qu'une pure illusion due à l'aveuglement de l'homme face aux liens par lesquels la nécessité enchaîne sa volonté tout comme elle enchaîne les phénomènes natu-rels ? Cette question ne résulte nullement d'un artifice arbitraire de la logique. Dans certaines conditions de la vie intérieure elle se pose naturellement à l'âme humaine. Et l'on peut pressentir que l'âme serait privée d'une partie d'elle-même, si elle ne se voyait à aucun moment placée, avec tout le sérieux possible, devant l'alterna-tive: liberté ou détermination du vouloir. Cet ouvrage se propose de montrer que les expériences intérieures suscitées par la seconde question dépendent du point de vue adopté au sujet de la première. Il tente de prou-

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ver qu'il existe une conception de la nature humaine pouvant servir de base à l'ensemble de nos connais-sances; ensuite il indiquera comment cette conception justifie entièrement l'idée de la liberté du vouloir hu-main, à condition de trouver le domaine intérieur où la volonté libre peut s'épanouir.

Une fois acquise, la conception dont nous parlons en rapport avec ces deux questions est de nature à se transformer dans l'âme en une force intérieure vivante. Nous ne fournissons pas simplement une réponse théo-rique que l'intelligence peut admettre et la mémoire conserver. Du point de vue où nous nous plaçons, une réponse de cette sorte ne saurait être qu'une réponse apparente. Aussi n'avons-nous point émis ici des conclu-sions achevées et définitives; mais nous avons montré qu'il existe un domaine d'expérience intérieure où l'activité de l'âme peut, chaque fois qu'il en est besoin, renouveler de manière vivante la solution de ce pro-blème. Lorsqu'on a eu accès au domaine de l'âme où se situent ces questions, il s'avère que la véritable connais-sance de cette sphère procure des éléments de réponse à tel point suffisants, qu'il devient possible, grâce à cet acquis, de poursuivre l'exploration en profondeur des énigmes de l'existence, dans la mesure où notre désir et notre destinée nous incitent à le faire. Ainsi tou-chons-nous à une connaissance qui, de par sa nature propre et son étroite parenté avec toute la vie de l'âme humaine, porte en elle-même sa légitimation et sa valeur.

Telle fut ma façon de concevoir le contenu de ce livre quand je l'écrivis, il y a vingt-cinq ans. En caractérisant aujourd'hui mes pensées directrices d'alors, je ne puis que répéter les mêmes idées. A l'époque où je le rédi-geai, je m'astreignis à ne rien dire de plus que ce qui était strictement lié aux deux questions fondamentales déjà mentionnées. On pourrait être surpris de ne trouver

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dans cet ouvrage la moindre allusion au domaine d'ex-périence spirituelle dont j'ai parlé dans mes ouvrages suivants. Or, à l'époque, je ne voulais pas décrire des résultats d'investigation spirituelle, mais seulement éta-blir préalablement les fondements sur lesquels ceux-ci peuvent s'édifier. Cette « Philosophie de la Liberté » ne renferme aucun de ces résultats, pas plus qu'elle ne con-tient de résultats propres à l'expérience naturelle; mais le sujet qu'elle traite est, à mon avis, la condition pre-mière de toute certitude que l'on tient à établir en ces deux ordres de science. Les idées que nous allons déve-lopper peuvent être parfaitement admises par celui qui, pour des raisons personnelles, ne veut rien savoir du résultat de mes investigations spirituelles. Cependant, celui qui se sent attiré par ces résultats d'investigation saura apprécier la tentative entreprise dans cet ouvrage, à savoir: démontrer qu'un examen libre et non-prévenu, s'appliquant uniquement aux deux questions mention-nées ici comme étant essentielles à toute connaissance, nous fait concevoir que l'être humain participe à l'exis-tence d'un monde spirituel véritable. Ce livre veut légi-timer la connaissance du domaine spirituel avant même d'entreprendre l'expérience spirituelle proprement dite. Cette légitimation a été faite de manière qu'on n'ait à aucun moment besoin de s'appuyer sur les expériences communiquées plus tard. Pour arriver à admettre ce qui est dit ici, il suffit de vouloir tenter l'expérience de la méthode propre à ces considérations.

Par rapport à mes oeuvres consacrées à la science spirituelle, ce livre me paraît donc occuper une place tout à fait indépendante, et cependant leur être par , ailleurs étroitement lié. C'est pourquoi, vingt-cinq ans après, j'ai décidé cette nouvelle édition dont le texte ne diffère pour ainsi dire pas de la première. J'ai seulement complété certains chapitres par des appendices rendus

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nécessaires à la suite de quelques malentendus sur ce que j'avais écrit. J'ai modifié mon texte initial là seule-ment où j'ai cru pouvoir exprimer plus adroitement ce que j'avais voulu dire il y a un quart de siècle. (I1 fau-drait être mal intentionné pour en déduire que j'ai modi-fié en quoi que ce soit mes convictions premières).

Cet ouvrage est épuisé depuis de nombreuses années. Ce que j'ai dit sur ces questions fondamentales n'est, à mes yeux, pas moins indispensable aujourd'hui qu'il y a vingt-cinq ans. Néanmoins j'ai longuement hésité à livrer au public cette nouvelle édition. Je me demandais si dans tel ou tel passage je ne devais pas discuter les nombreuses conceptions philosophiques apparues depuis la première édition. Toutefois, accaparé par mon travail d'investigation spirituelle, j'ai été empêché de le faire comme je l'aurais souhaité. D'ailleurs, après avoir exa-miné très sérieusement les travaux philosophiques con-temporains, je me suis convaincu que, si séduisante qu'eût été une telle discussion, elle n'aurait pu trouver sa place dans cet écrit, compte tenu du but qu'il pour-suit. Tout ce qu'il m'a paru nécessaire de dire sur les tendances nouvelles de la philosophie, selon le point de vue adopté dans la Philosophie de la Liberté, je l'ai consigné dans le second volume de mes « Enigmes de la philosophie» (1)

Avril 1918. Rudolf STEINER.

Index, page 257

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LA SCIENCE DE LA LIBERTÉ

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I

L'ACTION HUMAINE CONSCIENTE

L'homme, dans sa pensée et dans ses actes, est-il spirituellement libre ou subit-il la contrainte inflexible des lois de la nature ? Peu de questions ont suscité au-tant de subtiles controverses. L'idée de la liberté du vouloir humain a trouvé des défenseurs ardents, mais aussi bon nombre de détracteurs acharnés. Les uns, emportés par leurs convictions morales, estiment qu'il faut être d'esprit borné pour nier un fait aussi évident que celui de la liberté. Les autres qualifient de non-scientifique toute conception fondée sur l'idée que l'ac-tion et la pensée humaines échappent à la causalité des lois naturelles. Ce qui apparaît aux uns comme le plus noble privilège de l'homme est pour les autres la pire des illusions. Pour concilier la liberté de l'être humain avec l'ordre de la nature où il se trouve inséré, les partisans du libre arbitre ont développé les arguments les plus subtils. Leurs adversaires, avec non moins de soins, ont tenté d'expliquer comment pareille illusion avait pu naître. Il faudrait être bien superficiel pour ne pas res-sentir qu'il s'agit là d'un problème fondamental de notre existence; il intéresse la religion, la vie pratique et la science. Parmi les symptômes attristants de la mentalité contemporaine, signalons le ton léger avec lequel David

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Friedrich Strauss, dans un ouvrage, « L'ancienne et la nouvelle croyance », où il prétend fonder sur les données de la science moderne une « foi nouvelle », écrit ce qui suit: « Nous n'avons pas à envisager ici la question de la liberté du vouloir humain. Toute philosophie digne de ce nom a toujours reconnu que la prétendue liberté de choisir indifféremment entre plusieurs actions est pure illusion. Mais la valeur morale de la pensée et du vouloir humain ne dépend aucunement de ce pro-blème ». Si j'ai cité ce passage, ce n'est pas que j'attribue une importance spéciale au livre dont il est tiré, mais que j'y trouve résumée en peu de mots l'opinion cou-rante de la plupart de nos contemporains. Il suffit d'une formation scientifique rudimentaire pour concevoir que la liberté ne peut résider dans un choix arbitraire entre deux actions possibles. On prétend qu'il existe toujours une raison bien déterminée qui nous pousse à accomplir, entre plusieurs actions possibles, l'une plutôt que l'autre.

Voilà qui paraît évident. Et cependant, de nos jours encore, les adversaires de la liberté dirigent leurs prin-cipales attaques exclusivement contre cette notion du libre-arbitre. Herbert Spencer, porte-parole d'un état d'esprit de plus en plus répandu, ne dit-il pas: « Le dogme du libre vouloir implique que chaque individu puisse à son gré désirer ou ne pas désirer. Cette affir-mation se trouve réfutée aussi bien par une analyse de la conscience humaine que par les résultats exposés dans notre précédent chapitre sur la psychologie » (2). Cette thèse est, en général, adoptée par ceux qui com-battent l'idée du libre vouloir. Or, toutes leurs théories se trouvent déjà, en germe, chez Spinoza. Son argumen-tation simple et claire contre l'idée de la liberté, les déterministes n'ont guère fait que la répéter inlassable-ment, mais ils l'ont le plus souvent enveloppée de théo-ries si recherchées, qu'il devient difficile d'y retrouver

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la pensée élémentaire que Spinoza a formulée dans une lettre de 1674. « J'appelle libre une chose qui n'existe et n'agit que par la nécessité de sa nature, et contrainte une chose dont l'existence et l'action sont déterminées, de manière précise et fixe, par un autre facteur. Ainsi donc, Dieu, quoique nécessaire, est libre, parce qu'il n'existe que par la nécessité de sa propre nature. Dieu se connaît librement, comme il connaît librement toute chose, parce que la nécessité même de sa nature le pousse à connaître toute chose. Vous voyez donc que je ne place pas la liberté dans une libre décision, mais dans une libre nécessité.»

« Mais descendons jusqu'aux choses créées qui, toutes, sont déterminées à exister par des causes exté-rieures et à agir d'une manière précise et fixe. Un exemple très simple nous permettra de bien comprendre. Une cause extérieure peut transmettre à une pierre une certaine quantité de mouvement. Lorsque cette cause initiale cesse, la pierre continue à se mouvoir d'une manière déterminée. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'im-pulsion d'une cause extérieure. Ce qui est dit ici de la pierre vaut pour chaque chose, fût-elle très complexe et apte à des effets multiples: il est dans la nature de toute chose d'être déterminée, par une cause extérieure, à exister et agir d'une manière précise et fixe.

Admettons un instant que cette pierre, tandis qu'elle se meut, pense, et sache qu'elle s'efforce de son mieux de poursuivre son mouvement. Cette pierre, consciente seulement de son effort et ne se comportant point avec indifférence, croira être tout à fait libre et poursuivre son mouvement parce qu'elle le veut. Telle est précisé-ment cette liberté humaine que tous prétendent posséder, et qui consiste seulement en ceci: les hommes sont

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conscients de leurs désirs, mais ignorent les causes qui les déterminent. « Ainsi, l'enfant croit être libre lorsqu'il demande son lait, le coléreux crier librement vengeance et le peureux prendre librement la fuite. De même, l'ivrogne croit se décider librement à prononcer cer-taines paroles; une fois revenu à l'état normal, il préfé-rerait ne rien avoir dit. Ce préjugé étant inné à tous les hommes, il est fort difficile de s'en libérer. En effet, l'expérience nous montre que les hommes ne parviennent guère à modérer leurs désirs; et lorsque des passions contraires les agitent, ils optent pour le bien mais font le mal. Néanmoins, ils se tiennent pour des êtres libres parce que certains désirs sont moins ardents que d'autres; par ailleurs, ces désirs peuvent être émoussés par le sou-venir de quelqu'autre chose qui échappe souvent à la conscience ».

Cette thèse étant claire et précise, il est aisé de toucher du doigt l'erreur fondamentale sur laquelle elle repose. Spinoza nous dit: de même qu'une pierre, après avoir reçu un choc, accomplit inévitablement un certain mou-vement, de même l'homme, sous l'impulsion d'une cause donnée, agit nécessairement d'une certaine ma-nière. Il se croit le libre auteur de son action, pour la seule raison qu'il en a conscience. Il néglige de consi-dérer qu'une cause impérative et précise l'y pousse. L'erreur de raisonnement est ici facile à découvrir. Spinoza, comme tous ses successeurs, oublie que l'homme peut être conscient non seulement de ses actes, mais aussi des mobiles qui le dirigent. Nul ne contestera que le petit enfant n'est pas libre lorsqu'il réclame son lait, ni l'ivrogne lorsqu'il prononce des paroles qu'il regrettera par la suite. Tous deux ignorent les causes qui agissent dans les profondeurs de leur organisme et dont ils subissent la contrainte irrésistible. Oserait-on assimiler de telles actions à celles où l'homme est pleinement conscient non seulement de ce qu'il fait, mais

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encore des raisons qui l'incitent à le faire? Les actes des hommes sont-ils d'une seule et même nature? Les actions du soldat sur le champ de bataille, du savant dans son laboratoire, de l'homme d'Etat dans le domaine très complexe de la diplomatie, peuvent-elles être mises sur le même plan que celle de l'enfant qui réclame son lait? Certes pour chercher la solution d'un problème, il est bon de l'envisager sous son angle le plus simple, mais le manque de discernement a déjà souvent conduit à des confusions interminables. Or, il y a une distinction capitale à faire entre l'homme qui connaît les raisons de ses actes et celui qui ne les connaît pas. Vérité évidente, semble-t-il! Néanmoins, les adversaires du libre arbitre n'ont jamais cherché à savoir si un motif d'action, une fois connu à fond, exerce sur moi la même contrainte que le processus organique sous l'influence duquel un enfant réclame son lait.

Edouard von Hartmann, dans sa « Phénoménologie de la conscience morale », affirme que le vouloir humain dépend principalement de deux facteurs: les motifs et le caractère. Si l'on considère tous les hommes semblables, à quelques différences près par ailleurs négligeables, leur vouloir paraît déterminé du dehors, par les contin-gences extérieures. Enfin, bien des personnes, placées en face d'une représentation (idée), ne l'acceptent comme motif de leur action que si leur caractère se trouve stimulé par cette idée jusqu'à provoquer un désir; elles croient alors à une détermination venant du dedans et non du dehors. Pour qu'une représentation venant du dehors devienne motif d'action, il faut que le caractère individuel y réponde favorablement. Voilà pourquoi l'homme se croit libre, c'est-à-dire indépen-dant des mobiles extérieurs. E. von Hartmann pense toutefois que « si nous acceptons une représentation ou une idée pour en faire un motif, c'est que nous ne pro-cédons point arbitrairement, mais toujours et nécessai-

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rement selon les dispositions de notre caractère (idio-syncrasie); nous ne sommes donc absolument pas libres » (3). Ici encore, l'auteur néglige de distinguer entre les raisons d'agir que l'on accepte après un exa-men conscient, et celles que l'on subit sans en avoir une claire connaissance.

Cela nous conduit directement au point de vue adopté dans ce livre. Est-il permis de poser le problème de la liberté du vouloir humain d'une manière unilatérale et isolée ? Sinon, à quel autre problème doit-on le rattacher nécessairement ?

Si l'on admet une différence entre les motifs conscients et les impulsions inconscientes, une action change de valeur selon qu'elle est déterminée par les premiers ou selon qu'elle obéit à une passion aveugle. Commençons donc par analyser cette différence. La réponse que nous trouverons nous fournira les bases indispensables à l'exa-men du problème de la liberté.

Que faut-il entendre par: connaître ses raisons d'agir ? Si les philosophes ont quelque peu négligé cet aspect du problème, c'est qu'ils ont malheureusement l'habitude de dissocier le tout indivisible qu'est l'être humain. Ils considèrent d'une part l'être pensant, d'autre part l'être agissant; mais ils éliminent celui qui importe avant tout: l'être agissant en connaissance de cause.

On dit: « L'homme est libre lorsqu'il agit par raison plutôt que sous l'emprise d'impulsions instinctives ». Ou encore: « Etre libre, c'est pouvoir en toute occasion déterminer nos actes et notre vie en fonction du but à atteindre et des décisions que nous avons prises ».

Mais ces affirmations sont sans valeur. Il s'agit préci-sément de savoir si la raison, les buts et les décisions im-posent à l'homme une contrainte aussi irrésistible que celle des besoins instinctifs. Une décision raisonnable peut surgir en moi et s'imposer non moins inéluctable-

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ment qu'une sensation de faim ou de soif; je suis alors obligé de la suivre, et dans ce cas ma liberté n'est qu'illusion.

Autre maxime: « Etre libre ne signifie pas: pouvoir vouloir ce que l'on veut, mais pouvoir faire ce que l'on veut ». Cette idée a été clairement développée par le poète-philosophe Robert Hamerling: « Certes, l'homme peut faire ce qu'il veut, mais il ne peut pas vouloir ce qu'il veut, car sa volonté est déterminée par des motifs. Pas libre de vouloir ce qu'il veut ? Examinons de plus près le sens de cette proposition ! La liberté du vouloir devrait-elle consister à vouloir une chose, sans motif ni raison ? Or le propre du vouloir est précisé-ment d'être lié à une raison qui nous fait préférer telle action à telle autre. Vouloir sans motif ni raison, cela signifierait: vouloir quelque chose sans le vouloir. Ce-pendant, au concept de volonté est indissolublement lié le concept de motif. Sans motif déterminant, le vouloir resterait une simple faculté latente; il lui faut le motif pour devenir réel et actif. Il est donc parfaitement exact que le vouloir humain n'est pas libre en ce sens qu'il est toujours déterminé par le motif prédominant. Par ailleurs, il serait absurde d'opposer à cette « non-liber-té » une « liberté » imaginaire, dans le sens de pouvoir vouloir ce que l'on ne veut pas » (4).

Là encore, il n'est question que de « motifs » en géné-ral; il n'est pas fait de différence entre motifs incons-cients et motifs conscients. Or, dès qu'un motif plus impératif que tous les autres exerce sur moi une pression à laquelle je ne puis me soustraire, l'idée de liberté a perdu toute signification. Lorsqu'un motif m'oblige à faire une chose, peu importe pour moi que je puisse accomplir ou non l'acte qui s'ensuit. L'essentiel n'est pas de savoir si je puis réaliser ce que le motif m'a impo-sé, mais de savoir si tous les motifs agissent avec une

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nécessité absolue. Si je suis obligé de vouloir quelque chose, il peut m'être indifférent de le pouvoir aussi réaliser. Le motif que mon caractère ou les circonstances m'ont imposé ainsi, peut sembler déraisonnable à mon intelligence; dans ce cas, je devrais même être heureux de ne pas pouvoir faire ce que je veux.

Il ne s'agit pas de savoir si l'homme peut ou ne peut pas mettre ses desseins à exécution, mais de comprendre comment ces desseins naissent en lui.

Ce qui distingue l'homme des autres créatures, c'est sa faculté de penser et de raisonner. L'action par contre lui est commune avec les autres êtres organisés. Pour élucider le problème du libre vouloir chez l'être humain, il ne sert à rien d'établir des analogies a% ec le règne animal. La science contemporaine se plait à ce genre de comparaisons. Et lorsqu'elle découvre chez les animaux un comportement analogue à celui de l'homme, elle croit détenir les secrets ultimes de la nature humaine. Cette attitude conduit à des malentendus. La citation suivante de Paul Rée en donnera une idée: « Il est aisé d'expliquer pourquoi le mouvement d'une pierre nous semble déterminé, alors que le vouloir d'un âne ne l'est pas. Les causes qui meuvent la pierre sont au-dehors et bien visibles, mais celles qui font qu'un âne veut, sont intérieures et invisibles. Entre nous et le lieu de leur action se trouve le crâne de l'âne... Ne voyant pas cette causalité, on en conclut qu'elle n'existe pas. Si l'âne se retourne, dit-on, c'est la volonté qui en est la cause, et l'on croit qu'elle n'est conditionnée par rien, qu'elle est un commencement absolu » (5). Une fois de plus, on néglige de considérer que l'homme peut être conscient des mobiles de ses actes. En effet, Rée déclare: « entre nous et le lieu de l'action, il y a le crâne de l'âne ». Qu'il existe des actions, non point de l'âne mais de l'homme, où le motif devenu conscient s'interpose entre nous et

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l'action, Rée ne le pressent même pas. Car il écrit encore quelques pages plus loin: « Nous ne percevons pas les causes qui conditionnent notre vouloir, et c'est pourquoi nous croyons que la liaison de cause à effet n'existe pas ».

Ces exemples suffisent à démontrer qu'un grand nom-bre de penseurs combattent la «liberté» sans même savoir ce qu'on entend par ce terme.

Il va de soi qu'une action n'est jamais libre tant que son auteur ignore pourquoi il l'accomplit. Mais que se passe-t-il lorsque les causes d'une action, au contraire, sont connues ? Ceci nous amène à la question: Qu'est-ce que la pensée, quelle est son origine ? Tant que nous n'aurons pas compris en quoi consiste l'activité pensante de l'âme (denkende Betâtigung der Seele), nous serons incapables de savoir ce que signifie « connaître quelque chose », fût-ce une action. Par contre, lorsque nous au-rons établi ce qu'est la pensée (das Denken), nous ver-rons clairement le rôle qu'elle joue dans l'action hu-maine. Hegel a dit: « C'est la pensée qui élève l'âme (dont les animaux sont doués tout comme les hommes) au rang de l'Esprit ». C'est donc la pensée qui confère à l'action humaine son caractère spécifique.

Nous ne prétendons pas que tous nos actes découlent d'une froide réflexion de notre intelligence, ni que seules sont humaines, au sens le plus élevé du mot, les actions inspirées par le jugement abstrait. Cependant, dès que nous nous élevons au-dessus de la satisfactiori des ins-tincts animaux, nos raisons d'agir sont toujours péné-trées de pensée. L'amour, la compassion, le patriotisme sont des mobiles (Triebfeder)* qui ne se réduisent pas à des concepts abstraits. On dit que le coeur, le senti-ment tiennent dans ce cas le rôle principal. Sans doute, mais le coeur et le sentiment ne sauraient créer, à eux * voir note du traducteur, page 143

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seuls, des motifs d'action. Ils ont besoin de les trouver présents, pour les faire entrer dans leur sphère. La pitié, par exemple, ne peut s'emparer de mon coeur que si j'ai, en ma conscience, la représentation d'une personne malheureuse. Le chemin du coeur passe par la tête. Même l'amour ne fait pas exception à cette règle. Dès qu'il cesse d'être la simple expression de l'instinct sexuel, il repose sur les représentations que l'on se fait de la personne aimée. Et, plus ces représentations sont idéalisées, plus l'amour s'en trouve élevé. La pensée, ici encore, engendre le sentiment. Un dicton prétend que l'amour rend aveugle aux faiblesses de l'être qui nous est cher; mais on peut très bien retourner la chose et dire que l'amour ouvre les yeux pour ses qualités. Beaucoup passent auprès de ces qualités sans les remar-quer. Un seul les aperçoit, et ainsi l'amour s'éveille en son âme. Qu'a-t-il fait, sinon d'établir une représentation que tant d'autres n'ont pas su faire. Ils n'ont point cet amour, parce que cette représentation leur fait défaut.

Sous quelque aspect que l'on examine le problème, on en revient toujours à se dire que pour comprendre l'ac-tion humaine dans son essence, il faut d'abord connaître l'origine de la pensée. C'est donc ce problème que nous allons étudier en premier lieu.

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II

LE BESOIN DE CONNAISSANCE

« Deux âmes, hélas ! se partagent mon sein, et chacune d'elles veut se séparer de l'autre: l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes du corps; un mouve-ment surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux ! » (Faust, scène avec Wagner. Trad. Gérard de Nerval).

Ces vers de Goethe expriment un trait de caractère fondamental de la nature humaine. L'homme est un être complexe. Il revendique toujours plus que ce que l'univers lui accorde librement. La nature nous a donné des désirs et nous laisse le soin d'en satisfaire certains. Ses dons sont abondants, mais notre convoitise exige davantage encore. Il semble que ce soit notre destinée de ne jamais être satisfaits. Notre soif de connaître n'en est qu'un cas particulier. Nous regardons un arbre à deux moments différents. Une fois nous voyons ses branches au repos, l'autre fois en mouvement. Loin d'être satis-faits de cette observation, nous nous demandons pour-quoi l'arbre apparaît tantôt immobile, tantôt agité. Ainsi tout regard que nous jetons sur la nature suscite en nous une foule de questions. Chaque phénomène, en se mani-festant, nous pose un problème. Chaque expérience nous devient énigme. Nous voyons sortir de l'oeuf un animal semblable à sa mère et nous nous interrogeons sur la

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cause de cette ressemblance. Lorsque nous observons que chez un être vivant la croissance et le développe-ment atteignent un certain degré de perfection, nous cher-chons à en connaître les lois. Nous ne sommes jamais satisfaits de ce que la nature offre à nos sens. Partout, nous cherchons ce que nous appelons l'explication des phénomènes.

Nous désirons connaître d'une chose infiniment plus que ce qu'elle nous révèle directement. Notre être s'en trouve divisé en ce sens que nous prenons conscience de l'opposition entre nous et le monde. Face à ce monde, nous nous affirmons en tant qu'entité indépendante. L'univers nous apparaît alors dans l'opposition: le moi et le monde.

Dès que notre conscience s'éveille, nous dressons cette cloison entre le monde et nous. Néanmoins nous gardons l'impression d'appartenir à cet univers, de lui être lié, de ne pas demeurer extérieur à lui, mais en lui.

C'est ce sentiment qui nous incite à surmonter l'oppo-sition entre le moi et le monde. Toutes les aspirations spirituelles de l'humanité tendent finalement à cela. L'histoire de la vie spirituelle reflète cette inlassable recherche d'unité. La religion, l'art et la science pour-suivent tous ce même but. Le croyant, insatisfait au plus profond de lui-même de cette seule apparence sensible du monde, cherche dans la révélation divine une réponse aux mystères de l'univers. L'artiste, pour concilier son être intime et le monde extérieur, tente d'imprimer dans la matière les idées engendrées par son moi. Non con-tent du monde des apparences, il désire l'enrichir des qualités que recèle son moi. Le penseur s'efforce de trouver les lois qui régissent les phénomènes, de com-prendre ce que son observation lui communique. Pour retrouver le lien que nous avons brisé nous-mêmes, il faut que le contenu de l'univers soit devenu contenu de

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notre pensée. Mais nous verrons par la suite que pour atteindre ce but, l'homme de science doit concevoir sa mission de manière bien plus profonde qu'il ne le fait généralement. La situation ici exposée transparaît dans l'antagonisme séculaire entre la conception unitaire du monde ou Monisme, et la théorie de deux mondes ou Dualisme. Le dualisme envisage uniquement la sépara-tion tracée par la conscience humaine entre le moi et le monde. Il s'efforce en vain de réconcilier ces deux pôles appelés suivant le cas: esprit-matière, sujet-objet, pensée-phénomène. Il pressent qu'un lien existe entre les deux mondes, mais il s'avère incapable de le trouver. Faisant l'expérience de son « moi », l'homme situe iné-vitablement ce moi du côté de l'esprit; puis opposant à ce moi le monde extérieur, il inclut en ce dernier l'en-semble des perceptions sensibles, c'est-à-dire le monde physique. Ainsi l'homme s'insère lui-même dans cette opposition esprit-matière. Il y est d'autant plus enclin que son corps appartient au monde matériel. Le moi fait donc partie du monde spirituel, tandis que les choses matérielles et les phénomènes perçus par les sens appartiennent au monde extérieur. Nécessairement l'homme retrouve toutes les énigmes relatives à l'esprit et à la matière dans l'énigme fondamentale de sa propre nature. Le monisme, au contraire, n'envisage que l'unité et efface ou nie l'antinomie existante. En fait, aucune de ces doctrines n'est satisfaisante, car toutes les deux mé-connaissent la réalité. Le dualiste pense que l'esprit (moi) et la matière (monde) sont deux entités essentiellement différentes. Dès lors, il n'arrive pas à s'expliquer leurs actions réciproques. Comment l'esprit peut-il savoir ce qui se passe dans la matière qui lui est par nature tota-lement étrangère ? Dans ces conditions, comment l'esprit pourrait-il exercer une influence sur la matière, afin d'y convertir ses intentions en actes ? Pour y répondre, on a

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imaginé des hypothèses les plus savantes, mais le plus souvent très discutables. La situation n'est guère plus heureuse chez les monistes. Ils ont essayé de résoudre la difficulté de trois façons: nier l'esprit, d'où le matéria-lisme; nier la matière, pour aboutir au spiritualisme; affirmer que la matière et l'esprit sont indissolublement liés jusque dans la particule la plus élémentaire, de sorte que ces deux genres d'existence, en soi indissolubles, apparaissent tout naturellement unis dans l'homme.

Le matérialisme ne pourra jamais fournir une explica-tion satisfaisante du monde. Car toute explication sup-pose, au départ, l'élaboration d'idées concernant les phénomènes naturels. Le matérialiste commence donc par émettre des idées sur la matière ou les phénomènes matériels. Dès lors, il se trouve devant deux faits d'ordre différent: d'une part le monde matériel, d'autre part les idées qu'il se fait de lui. Il cherche à expliquer la pensée comme un processus purement matériel, estimant qu'elle se produit dans le cerveau comme la digestion dans l'appareil digestif. La matière peut être génératrice d'ef-fets mécaniques et organiques; de même, sous certaines conditions, lui attribue-t-on la faculté de penser. Mais, ce faisant, le problème n'est que simplement transposé: au lieu de s'attribuer à lui-même la faculté pensante, le matérialiste l'attribue à la matière. Nous voici, dès lors, revenus à notre point de départ: comment la matière est-elle amenée à penser sur sa propre nature, pc►urquoi n'est-elle pas simplement satisfaite d'elle-même et de son existence ? Le matérialiste a détourné son regard du sujet bien précis qu'est son propre moi, pour aboutir à une abstraction nébuleuse et vague. Là, il retrouve la même énigme qu'auparavant. Nous devons donc con-clure que le matérialisme n'est pas en mesure de résou-dre le problème, mais simplement de le transposer.

Quant au pur spiritualiste, il refuse à la matière toute

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existence indépendante; il la considère comme un pro-duit de l'esprit. Appliquée à la connaissance de soi, cette conception aboutit à une impasse. Le moi, rangé du côté de l'esprit, se trouve brutalement placé en face du monde sensible. Selon l'ordre de l'esprit, aucun che-min ne permet d'accéder à ce dernier. Pour que le moi puisse percevoir le monde sensible et en faire l'expé-rience, il lui faut l'intervention de phénomènes matériels. Or, ces phénomènes matériels, le moi qui se considère d'essence purement spirituelle ne les trouve pas en lui; ce qu'il élabore en esprit exclut tout phénomène sen-sible. Ainsi, le moi semble devoir renoncer à connaître le monde, s'il ne se décide à faire appel à des éléments non-spirituels. Il en est de même pour nos actes: lorsque nous voulons réaliser nos intentions, nous devons nous servir d'éléments et de forces matériels. Nous ne pou-vons donc pas nous dispenser de ce monde matériel dont nous dépendons. Un penseur, partant de l'idéalisme ab-solu, est arrivé à pousser le spiritualisme jusqu'à ses extrêmes limites: c'est Johann Gottlieb Fichte. Il a voulu déduire du Moi tout l'édifice universel. II est parvenu à une grandiose image intellectuelle du monde, qui a le seul tort d'être dépourvue de toute réalité expérimen-tale. Pas plus que le matérialiste n'est en mesure de con-tester l'existence de l'esprit, le spiritualiste ne peut dé-créter la suppression du monde matériel.

Etudiant son propre moi, l'homme perçoit d'abord que ce moi engendre des pensées, et structure un monde d'idées. D'où la tendance de la philosophie spiritualiste à ne reconnaître du monde de l'esprit que le seul monde des idées. Ainsi se restreint-elle à un idéalisme étroit, incapable de concevoir que le monde des idées est un moyen d'accès au monde de l'esprit. Pour le spiritualiste, le monde des idées et celui de l'esprit se confondent. Sa vision du monde, sa Weltanschauung, s'en trouve para-

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lysée, car emprisonnée dans les limites de l'activité du moi.

Mentionnons encore une déformation curieuse de l'idéalisme: la doctrine que Lange expose dans son « Histoire du matérialisme ». Selon lui, le matérialisme a raison de considérer notre pensée, au même titre que tous les phénomènes extérieurs, comme le résultat de processus purement matériels. Mais inversement, la ma-tière et ses phénomènes seraient à leur tour des produits de la pensée. « Les sens nous communiquent les effets.

des choses et non leurs images exactes, ni ces choses elles-mêmes. Mais parmi ces effets, il faut également compter nos sens, y compris le cerveau et ses vibrations moléculaires ». Autrement dit: notre pensée est engen-drée par les phénomènes matériels, et ceux-ci par l'acti-vité pensante du moi. La philosophie de Lange rappelle l'histoire du baron de Münchhausen qui voulait se sus-pendre en l'air en se soulevant lui-même par les cheveux.

D'après la troisième forme de monisme, la particule la plus élémentaire (atome) réunit déjà en elle les deux essences, matérielle et spirituelle. Mais là encore, rien n'est expliqué; le problème est simplement transposé sur un plan autre que celui de notre conscience: étant une unité en soi, comment l'atome arrive-t-il à se manifester sous deux aspects ?

A toutes ces doctrines il faut répondre que la polarité primordiale se situe d'abord dans notre propre cons-cience. C'est nous-mêmes qui nous détachons du sein originel de la nature pour opposer notre « moi » au « monde ». Dans un essai intitulé « La Nature », Goethe l'a exprimé d'une manière qui peut sembler peu scienti-fique mais qui est de la plus pure beauté: « Nous vivons en elle (la nature) et lui sommes étrangers. Elle nous parle sans cesse et ne nous révèle pas son secret ».

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Goethe connaît aussi l'envers de cette pensée: « Les hommes sont tous en elle, et elle est en nous tous ».

Nous nous sommes, il est vrai, éloignés de la nature, mais il n'est pas moins certain que nous nous sentons habiter en elle et lui appartenir. C'est sa propre action qui se prolonge et vit en nous.

Nous devons retrouver le chemin qui conduit vers elle. Une simple réflexion peut nous y ramener. Nous ne nous sommes pas séparés de la nature sans en emporter quelque chose. Pour renouer ce lien, c'est précisément ce quelque chose, cette partie de la nature qu'il nous faut rechercher en nous. Le dualisme le néglige. Il consi-dère la vie intérieure de l'homme comme totalement étrangère au règne de la nature; il tente pourtant d'en-chaîner ces deux mondes. Rien d'étonnant à ce qu'il ne trouve pas le trait d'union. Avant de vouloir découvrir la Nature en dehors de nous, reconnaissons-la d'abord en nous. Cette partie de nous qui nous apparente à elle nous servira de guide. Notre voie est donc tracée. Toutes spéculations au sujet des actions réciproques de la nature et de l'esprit sont vaines. Il importe par contre de descendre dans les profondeurs de notre âme pour y retrouver les éléments que nous avions emmenés avec nous, à l'origine, en nous séparant de la nature.

Seul l'examen de notre « être en soi », de notre nature profonde, pourra nous donner la clé de l'énigme. Notre but sera d'atteindre le point où nous pouvons nous dire: ici je ne suis plus seulement « moi », mais il y a quelque chose de plus que ce moi.

Le lecteur qui m'a suivi jusqu'ici trouvera peut-être cet exposé en rupture avec le point de vue de la science moderne. Je lui répondrai que je n'ai pas cherché à dis-cuter les résultats scientifiques. J'ai simplement voulu décrire l'expérience que chacun peut accomplir dans sa propre conscience. Les quelques allusions à une

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réconciliation possible entre la conscience humaine et le monde extérieur visaient surtout à préciser les faits. Je ne me suis pas non plus servi des expressions « es-prit », « moi », « monde », « nature », etc. dans le sens précis admis en philosophie et en psychologie. La conscience ordinaire de l'homme ignore ces distinctions subtiles. Jusqu'ici, il s'agissait simplement de décrire les faits courants, accessibles à tous. Peu importe la manière dont la philosophie interprète le phénomène de la cons-cience; ce qui compte, pour l'instant, c'est de décrire l'expérience quotidienne que nous pouvons avoir de ce phénomène.

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III

LA PENSÉE INSTRUMENT DE CONCEPTION

DU MONDE

Soit une boule de billard qui, ayant reçu un choc, transmet son mouvement à une autre boule. Tant que je reste simple observateur, je n'influence nullement le phénomène qui se déroule. La direction et la vitesse de la seconde boule sont déterminées par la direction et la vitesse de la première. Aussi longtemps que je persiste dans la seule observation, je ne pourrai pas me pronon-cer sur le mouvement de cette seconde boule avant qu'il ne se soit réalisé. Tout change, dès que je commence à ré-fléchir sur l'objet de mon observation. Par ma réflexion je me propose de former des concepts du phénomène observé. Je relie le concept d'une boule élastique avec certains autres concepts tirés de la mécanique, et je tiens compte des conditions qui interviennent dans le cas par-ticulier. Au phénomène qui s'accomplit indépendamment de moi j'essaie donc d'en ajouter un second qui, lui, se déroule dans la sphère conceptuelle. Ce dernier dépend de moi. En effet, si bon me semble, je puis me limiter à l'observation et renoncer à trouver des concepts. Si, au contraire, j'en éprouve le besoin, je ne serai point satis-fait avant d'avoir établi une certaine relation entre les concepts de boule, d'élasticité, de mouvement, de choc, de vitesse, etc., — ceci en rapport précis avec le phéno-

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mène observé. S'il apparaît avec certitude que le phéno-mène extérieur s'accomplit indépendamment de moi, il n'est pas moins évident que le processus conceptuel ne peut se dérouler sans mon intervention.

Nous examinerons plus tard si cette activité résulte vraiment de ma propre initiative ou si la physiologie a raison d'affirmer que, loin de pouvoir penser comme nous le voulons, nous sommes obligés de penser sous la contrainte des idées et associations d'idées qui surgissent en notre esprit (6). Pour l'instant, constatons simplement ceci: lorsque nous rencontrons des objets et phénomènes donnés, nous nous sentons toujours forcés de trouver des concepts et associations de concepts ayant un certain rapport avec eux. Peu importe ici que cet acte soit véri-tablement nôtre ou commandé par une nécessité inéluc-table. A première vue il semble bien dépendre de nous. Nous savons parfaitement que les concepts ne nous sont pas donnés en même temps que les objets. Peut-être est-ce une illusion de supposer que je les élabore moi-même; c'est pourtant ainsi que la chose se présente à l'observation immédiate. Or, que gagnons-nous à ajouter au phénomène extérieur un complément conceptuel ?

Il y a une profonde différence dans la manière dont se comportent les différents éléments d'un phénomène avant ou après que j'aie trouvé les concepts correspon-dants. La simple observation peut suivre les phases suc-cessives d'un phénomène. Mais sans l'aide des concepts, leur corrélation reste obscure. Je vois la première boule de billard se diriger à une certaine vitesse vers la se-conde; mais pour savoir ce qui va se passer, je dois attendre que le choc se soit produit, et observer le phé-nomène. Supposons que quelqu'un me cache le tapis du billard au moment où le choc se produit; en ma qua-lité de simple observateur, j'ignore totalement ce qui arrive. Il en est tout autrement si, avant çl'être gêné,

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j'ai trouvé les concepts relatifs à la situation donnée; cela me permet, bien que mon observation soit inter-rompue, d'indiquer ce qui se passe. Un objet ou un phé-nomène simplement observé ne m'enseigne rien sur son rapport avec d'autres phénomènes où objets. Ce rapport ne saurait apparaître avant que la pensée soit venue se joindre à l'observation.

L'observation et la pensée, voilà les deux points de départ de toute aspiration spirituelle de l'homme, pour autant qu'il ait conscience de cette dernière. Le bon sens tout comme les recherches scientifiques les plus com-plexes reposent sur ces deux piliers de notre esprit. Les philosophes sont partis de certaines antithèses telles que l'idée et la réalité, le sujet et l'objet, l'apparence et la chose en soi, le moi et le non-moi, l'idée et la volonté, le concept et la matière, la force et la matière, le conscient et l'inconscient. Mais on démontre aisément que la polarité « observation-pensée » doit passer avant toutes les autres; du point de vue de l'homme, c'est la plus importante.

Quel que soit le principe que nous établissions, nous devons toujours ou prouver qu'il résulte de notre obser-vation, ou l'énoncer sous forme d'une pensée claire et intelligible. Pour expliquer ses principes de base, tout philosophe doit recourir à une forme conceptuelle, donc à la pensée. Par là, il reconnait implicitement que son activité présuppose la pensée. Que la pensée ou autre chose soit l'élément fondamental de l'évolution de l'uni-vers, nous n'en déciderons pas encore. Mais dès le départ, il existe une certitude absolue: sans la pensée, le philosophe ne pourrait rien en savoir. Il se peut que la pensée joue seulement un rôle secondaire dans la genèse du monde; mais dans la genèse de notre opinion sur ce sujet elle tient certainement un rôle primordial.

C'est à notre constitution que nous devons le besoin

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d'observer. L'objet « cheval » et nos réflexions à son sujet sont deux choses qui nous apparaissent séparément. L'objet « cheval » ne nous est accessible que par l'obser-vation. Mais regarder fixement un cheval ne suffit pas à nous en fournir le concept; nous ne sommes d'ailleurs pas plus capables de produire, par notre seule pensée, un objet correspondant.

Dans le temps, l'observation précède même la pensée. Car pour connaître la pensée, nous devons d'abord l'ob-server. Lorsqu'au début de ce chapitre nous montrions comment la pensée jaillit à la suite d'un phénomène, puis dépasse la sphère des données, nous décrivions une observation. Tout ce qui entre dans le cercle de nos expériences, c'est par l'observation que nous en avons connaissance. Le contenu des sensations, les perceptions, les conceptions, les sentiments, les actes volontaires, les rêves et les créations de la fantaisie, les représentations, les concepts et les idées, les illusions et les hallucina-tions: tout cela ne nous est accessible que grâce à l'ob-servation.

Cependant, la pensée est un objet d'observation qui se distingue essentiellement de tous les autres. L'observa-tion d'une table ou d'un arbre se réalise dès que ces données surgissent dans le champ de mes expériences. Mais la pensée que je puis avoir de ces objets, je ne l'observe pas à l'instant même où elle se déroule. J'observe la table, et j'engendre la pensée relative à cette table; mais cette pensée, je ne l'observe pas en même temps. Si je désire observer non seulement la table, mais encore ma pensée relative à cette table, je dois préalablement me placer en dehors de ma propre activité. L'observation des objets et phénomènes, ainsi que l'acte de penser font partie de la vie courante; observer la pensée, par contre, exige un état d'exception. Voilà un fait qu'il est indispensable de retenir, lorsque

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nous cherchons à savoir quelle est la place de la pensée par rapport à tous les autres objets d'observation. Com-prenons bien qu'en observant notre pensée nous la soumettons à un procédé appliqué normalement à tout autre élément constituant notre univers; mais ce procédé est inhabituel en ce qui concerne la pensée.

On pourrait objecter que ce qui est dit ici de la pensée est tout aussi vrai du sentiment et des autres activités de notre esprit. Notre joie, par exemple, est également provoquée par un objet, — et j'observe bien cet objet, mais non le sentiment de joie lui-même. Un tel raison-nement repose sur une erreur. Entre l'objet et la joie le rapport n'est pas le même qu'entre cet objet et le concept forgé par notre pensée. Je suis absolument certain que le concept d'une chose résulte de ma propre activité; la joie, par contre, est causée par l'objet, à la manière dont une chose est modifiée par la pierre qui la heurte. Pour l'observation, la joie existe au même titre que l'objet qui la suscite. On ne saurait en dire autant du concept. Je puis bien demander pourquoi un phénomène pro-voque en moi un sentiment de joie; mais il serait absurde de demander pourquoi un phénomène engendre en moi certains concepts. Lorsque je pense à un événement, il ne s'agit point d'un effet sur moi. Par exemple, j'ai vu jeter une pierre contre une vitre; je forme les concepts relatifs aux modifications intervenues; tout cela ne m'ap-prend rien sur moi-même. Mais lorsque je connais le sentiment qu'un événement provoque en moi, j'apprends quelque chose au sujet de ma personne. Je n'exprime absolument rien qui me concerne, en disant d'un objet observé: « ceci est une rose ». Mais dire du même objet:

ceci me cause de la joie », c'est caractériser non seu-lement la rose, mais également moi-même dans mon rapport avec la rose.

Dans le domaine de l'observation. il ne peut donc être

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question d'une équivalence entre la pensée et le senti-ment. On prouverait facilement qu'il en va exactement de même pour les autres activités de l'esprit humain; par rapport à la pensée, elles occupent toutes le même rang que les autres objets et phénomènes observés. Ce qui caractérise la pensée, c'est qu'elle dirige son activité exclusivement sur l'objet observé, et non point sur la personne pensante. Ceci se voit déjà dans notre manière d'exprimer nos pensées, très différente de celle d'expri-mer nos sentiments et notre vouloir. Lorsque je recon-nais qu'un objet est une table, je ne dis pas: « je pense une table », mais: « ceci est une table ». Par contre, je dis: « je me réjouis de voir cette table ». Dans le pre-mier cas je ne tiens pas à exprimer mon rapport person-nel avec la table; dans le second, c'est précisément ce rapport qui m'importe. En disant: « je pense une table », j'entre déjà dans l'état exceptionnel évoqué plus haut; — état où quelque chose d'inobservé, d'immanent à mon activité spirituelle, devient l'objet de mon observa-tion.

La nature de la pensée est donc caractérisée par le fait que l'être pensant oublie la pensée pendant qu'il l'exerce. Ce n'est pas la pensée elle-même qui le préoc-cupe, mais la chose observée, l'objet de sa pensée.

Ainsi, la première constatation que nous pouvons faire au sujet de la pensée est celle-ci: la pensée est l'élément inobservé de notre activité spirituelle cou-ante.

Si normalement nous n'observons pas la pensée, c'est parce qu'elle est issue de notre propre activité. Ce que je n'engendre pas moi-même entre en qualité d'objet dans le champ de mon observation. Je me trouve en face d'une chose à la formation de laquelle je n'ai pas contribué; elle vient à ma rencontre; je dois l'accepter comme condition première de mon activité pensante.

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Pendant que je pense à l'objet, je m'occupe de lui et mon regard va vers lui. C'est ce que l'on pourrait dési-gner par « observation pensante » (denkende Betrach-tung). Mon attention se fixe non point sur mon activité, mais sur l'objet de cette activité. En d'autres termes: alors que je pense, je n'observe pas la pensée que j'en-gendre moi-même, mais j'observe l'objet de ma pensée, objet que je n'engendre pas.

La situation reste la même lorsque je me place dans un état exceptionnel pour penser à ma pensée. Il m'est impossible d'observer ma pensée immédiate; seule l'ex-périence qui me reste de mon activité pensante peut devenir a posteriori l'objet de mes réflexions. Pour pouvoir observer ma pensée actuelle, il faudrait que je fasse deux choses à la fois: d'une part penser, d'autre part me regarder penser. Cela m'est impossible. Ces deux actes doivent s'accomplir séparément. La pensée que je me propose d'observer n'est jamais celle qui entre en jeu pour cette observation, mais une autre. Peu importe d'ailleurs laquelle: que ce soit la pensée que j'ai eue précédemment, ou bien le déroulement de la pensée chez autrui, ou enfin un ensemble de réfle-xions (exemple de la boule de billard).

Deux actes s'excluent mutuellement: engendrer une chose et l'observer. La Genèse en parle déjà: en six jours, Dieu créa le monde; après l'avoir créé, Il eut la possibilité de le contempler. « Et Dieu contempla ce qu'il avait fait, et 11 vit que cela était bien ». Il en va de même pour notre pensée. Elle doit être là, avant que nous puissions l'observer.

La raison qui nous empêche d'observer la pensée au moment de son déroulement est également celle qui nous la fait connaître plus intimement et plus directe-ment que tout autre processus de ce monde: en l'engen-drant nous-mêmes, nous connaissons entièrement les

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caractéristiques de son déroulement, la manière dont s'enchaînent ses différentes phases. Dans tous les autres domaines d'observation nous ne pouvons trouver qu'in-directement les relations objectives et les rapports des choses entre elles. Pour les pensées, par contre, nous les saisissons de la manière la plus immédiate. L'obser-vation ne me dit pas tout de suite pourquoi la perception du tonnerre succède à celle de l'éclair; mais que dans ma pensée je relie le concept de tonnerre à celui d'éclair, cela résulte directement du contenu même des deux concepts. Peu importe que mes concepts du tonnerre et de l'éclair soient vrais ou faux. Ceux que j'ai m'appa-raissent dans un rapport bien clair découlant de leur nature même.

Cette transparente clarté, inhérente au déroulement de la pensée, ne dépend point de notre connaissance des bases physiologiques de cette activité. J'entends ici la pensée, telle qu'elle résulte de l'observation de notre activité spirituelle. L'enchaînement et les modifications des phénomènes matériels dans mon cerveau, au mo-ment où je pense, n'ont rien à voir avec ce qui nous occupe. Ce que j'observe, ce n'est pas le processus matériel qui dans mon cerveau relie les concepts de tonnerre et d'éclair, mais c'est ce qui m'amène à mettre ces deux concepts dans une certaine relation. Dans ce cas, mon observation démontre que, pour établir cette relation, la seule chose qui me guide est le contenu même de mes pensées; ce ne peut être, en aucun cas, le processus matériel dans mon cerveau. Cette remarque serait tout à fait superflue à une époque moins matéria-liste que la nôtre. Mais de nos jours on entend parfois le raisonnement suivant: lorsque nous connaîtrons ce qu'est la matière, nous saurons aussi comment elle pense. Pour les gens qui croient cela, il est nécessaire de préci-ser qu'on peut très bien parler de la pensée sans pour

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autant heurter les conceptions de la physiologie céré-brale. Beaucoup de nos contemporains éprouvent de sérieuses difficultés à saisir le concept de « pensée » dans toute sa pureté. Opposer à l'image que j'en donne ici, l'aphorisme de Cabanis: « Le cerveau secrète les pensées comme le foie secrète la bile, et les glandes la salive... », c'est prouver simplement qu'on ignore ce dont je parle. On prétend trouver la pensée en se servant du même genre d'observation que pour un objet quelconque. Mais on ne saurait réussir de cette manière, car (comme je l'ai déjà exposé) la pensée échappe précisément à l'ob-servation courante. Quiconque ne peut se libérer du ma-térialisme est incapable d'établir en lui cet état excep-tionnel, lui permettant de prendre conscience de ce qui, pour toute autre activité de notre esprit, reste incons-cient, inobservé. On ne saurait parler de la pensée à celui qui n'a pas la bonne volonté de se placer à ce point de vue, pas plus qu'on ne peut s'entretenir de cou-leurs avec un aveugle. Pour éviter toute confusion, nous tenons à préciser que nous n'identifions nullement les processus physiologiques avec la pensée. Le matérialisme ne s'explique pas la pensée, pour la raison bien simple qu'il ne la voit même pas.

Et pourtant, tout être humain normalement doué peut observer la pensée, s'il y met de la bonne volonté. Cette observation-là est la plus importante qu'il lui soit donné de faire. Car il observe alors une chose qu'il a créée lui-même; il ne rencontre plus un objet étranger, mais bien sa propre activité. Cette chose qu'il observe, il sait comment elle se réalise. Il en connaît à fond les condi-tions et les rapports. Voici donc trouvé un point d'appui solide, à partir duquel il nous est permis d'espérer une explication de tous les phénomènes de l'univers.

Ce sentiment de posséder un support bien assuré a dicté à Descartes, fondateur de la philosophie moderne,

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son principe de toutes les connaissances humaines: Je pense, donc je suis. — Tout le reste de l'univers existe sans moi et je ne sais si je dois le considérer comme réalité, illusion ou rêve. Mais il y a une chose dont je suis sûr, parce que je lui donne moi-même une existence certaine: ma pensée. Qu'elle ait une autre origine encore, qu'elle provienne de Dieu, par exemple, peu m'importe ici: je sais à coup sûr qu'elle existe, parce que je l'ai engendrée moi-même. Descartes n'avait pas le droit de donner une autre signification à son principe. Il pouvait tout au plus affirmer qu'au sein du devenir universel c'est dans sa pensée en tant qu'activité personnelle la plus originelle qu'il se saisissait lui-même. Le sens de la conclusion donc je suis a souvent été débattu. Elle ne peut avoir de signification qu'à une seule condition: l'idée la plus élémentaire que je puisse émettre sur une chose est de dire que cette chose est, qu'elle existe. Mais pour rien de ce qui entre dans le champ de mes expériences une définition plus précise de cette existence ne peut être fournie immédiatement. Pour savoir à quel titre on peut dire qu'un objet existe, il faut chaque fois examiner son rapport avec d'autres objets. Une expérience peut être une somme de percep-tions, mais elle peut être aussi un rêve, une hallucina-tion. Bref, je ne puis pas dire en quel sens elle existe. Le phénomène ne me le dit pas, tant que je ne l'aurai pas mis en rapport avec d'autres phénomènes. Et tout ce que j'arrive à connaître alors, c'est encore et toujours cette relation par rapport à d'autres, rien de plus. Ma recherche n'aboutira pas avant que j'aie trouvé un objet pour lequel je puiserai dans sa propre nature le sens de son existence. Cet objet, je le suis moi-même lorsque je pense. Car je donne alors à mon existence le contenu précis se suffisant à lui-même: l'activité pensante. A partir de cette base sûre, je peux me demander: les

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autres choses s'expliquent-elles en ce même sens ou en un autre sens ?

Lorsque nous faisons de notre pensée l'objet de notre observation, un élément échappant d'ordinaire à notre attention vient s'ajouter aux données habituelles de nos expériences. Mais nous ne modifions pas pour autant notre comportement vis-à-vis des autres choses. Le nombre des objets observés a changé, mais non point la méthode. Tandis que nous observons les autres objets, un processus inaperçu se mêle au déroulement des phé-nomènes (parmi lesquels j'inclus l'acte d'observer). Il y a là un élément qui diffère de tout le reste et dont nous ne tenons pas compte. Mais lorsque nous considérons notre pensée elle-même, aucun élément inobservé ne subsiste. Car ce qui est à l'arrière-plan, c'est encore et toujours la pensée. L'objet que l'on regarde et l'activité qui s'oriente sur lui sont de qualités identiques. Voilà donc une nouvelle particularité de la pensée: pour l'ob-server, il n'est point besoin de recourir à une activité qualitativement différente d'elle; nous demeurons dans un seul et unique élément.

Soit un objet extérieur à moi que j'introduis dans le réseau de mes pensées; je vais donc au-delà de la simple observation. De quel droit ? Pourquoi ne pas laisser l'objet simplement agir sur moi ? Comment ma pensée peut-elle établir un rapport avec l'objet ? En réfléchis-sant à la manière dont se déroulent nos pensées, nous sommes nécessairement amenés à nous poser ces ques-tions. Or, elles deviennent inutiles dès que notre réfle-xion s'exerce sur la pensée elle-même; nous ne lui ajou-tons rien qui lui soit étranger et n'avons donc pas à nous justifier sur ce point.

Schelling dit: « Connaître la nature, c'est la créer ». Prendre à la lettre cette formule de l'audacieux philo-sophe de la nature, ce serait renoncer pour toujours

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à la connaissance de la nature. Car celle-ci existe une fois pour toutes, et pour la créer une seconde fois il faudrait d'abord découvrir les principes qui ont présidé à sa création. Pour créer une seconde nature, il faudrait emprunter à la première les conditions de son existence. Cet emprunt, qui devrait précéder l'acte créateur, consiste précisément à acquérir une connaissance de la nature,, qu'il y ait ou non création par la suite. Sans cette connaissance préalable, on ne pourrait créer qu'une nature n'ayant encore jamais existé.

Alors que créer avant de connaître est impossible quant à la nature, c'est au contraire la règle quant à la pensée. Si nous voulons attendre de connaître la pensée avant de pouvoir la créer, nous n'atteindrons jamais notre but. Il faut commencer par se mettre à penser; ensuite, grâce à l'observation de notre acte, nous pour-rons connaître ce que nous-mêmes avons fait. Dans le cas de la pensée, nous créons d'abord l'objet, puis nous l'observons. Tous les autres objets existent sans que nous ayons participé à leur création.

« Nous devons penser avant de pouvoir observer notre pensée ». Ce postulat pourrait susciter l'objection sui-vante: « Nous devons également digérer avant de pou-voir observer le processus de digestion ». Cette objection rappelle celle que Pascal fit à Descartes, à savoir qu'on peut également dire: « Je me promène, donc je suis ». Certes nous devons digérer avant de pouvoir étudier le processus physiologique de la digestion. Mais pour pouvoir comparer ce fait avec ce que nous disions de la pensée, il faudrait qu'il fût question de « manger et de digérer la digestion », non pas de l'observer et de la pen-ser. Il y a sans doute des raisons pour que la digestion ne puisse être en même temps l'objet de la digestion, tandis que la pensée peut fort bien être l'objet de pensée.

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Aucun doute que quand nous pensons, nous prenons part au devenir universel, lequel ne serait jamais accom-pli sans notre participation. C'est précisément cela qui nous importe. Le caractère énigmatique des choses exté-rieures provient de ce que nous ne participons pas à leur genèse; nous les trouvons toutes données, déjà. existantes. Par contre, nous savons parfaitement com-ment la pensée est engendrée. Pour considérer le reste de l'univers, il n'existe pas de point de départ plus originel que celui de la pensée.

Signalons enfin un malentendu assez fréquent: on pré-tend que la pensée, en tant que telle, ne nous est don-née nulle part; la pensée qui relie les observations les unes aux autres et les insère dans un réseau de concepts, ne serait pas la même que celle que nous dégageons ensuite des choses observées pour en faire l'objet de nos réflexions. Ce que nous mêlons d'abord inconsciem-ment aux choses serait différent de ce que nous en dégageons ensuite consciemment.

En raisonnant ainsi, on ne remarque pas combien il est impossible de sortir de la pensée. Je ne peux pas m'en dégager lorsque je désire l'observer. La distinction d'une pensée antérieurement consciente et d'une pensée postérieurement consciente demeure totalement exté-rieure et n'est d'aucune importance pour le problème posé. Je ne modifie en rien une chose par le fait que j'ajoute ma pensée à l'observation. Un être différent de moi par son organisation sensorielle et son intelligence pourrait avoir d'un cheval une autre représentation que moi. Mais je ne puis m'imaginer que ma pensée se modi-fie lorsque je la soumets à mon observation. J'observe moi-même ce que je produis moi-même. Ici, il ne s'agit pas de savoir quelle idée un autre être peut se faire de ma pensée, mais de celle que moi-même je peux en avoir. D'ailleurs, l'image de ma pensée ne se reflètera jamais

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aussi fidèlement dans une autre intelligence que dans la mienne. Si je n'étais pas moi-même l'être pensant, mais si la pensée se présentait à moi comme émanant d'un autre être, alors je pourrais dire que l'image de la pensée apparaîtrait en moi d'une manière ou d'une autre, mais je n'arriverais jamais à connaître la nature profonde de la pensée de cet autre être.

Observant l'ensemble de l'univers au moyen de la pensée, je n'ai, pour l'instant, aucune raison de choisir un autre point de vue pour observer ma propre pen-sée. Aussi pourquoi ferais-je une exception à son sujet ?

Je considère ainsi comme suffisamment fondé de pla-cer la pensée au point de départ de ma conception phi-losophique. Lorsqu'Archimède eut inventé le levier, il prétendit pouvoir soulever le monde pour le déplacer, à condition de trouver un point d'appui pour son ins-trument. Il lui fallait une chose se supportant d'elle-même. Ce principe qui existe par lui-même, la pensée le réalise. C'est donc à partir de là que nous allons ten-ter de comprendre le monde. La pensée nous est acces-sible par elle-même. Reste à savoir si, grâce à elle, nous pourrons comprendre également d'autres choses.

Jusqu'ici nous avons parlé de la pensée sans tenir compte de son support: la conscience humaine. La plu-part des philosophes contemporains objecteront ceci: « Avant qu'il y ait pensée, il faut qu'il y ait conscience; c'est donc la conscience, non pas la pensée, qui consti-tue le point de départ. Sans conscience il n'y aurait pas de pensée ». Nous répondrons ainsi: « Pour m'expliquer le rapport qui existe entre la pensée et la conscience, il faut que j'y réfléchisse. Donc, je suppose la pensée avant tout ». A ceci on pourra répliquer: « Le philosophe qui cherche à comprendre ce qu'est la conscience se sert de la pensée; il la suppose donc au départ. Mais dans la vie courante, la pensée s'élabore dans la conscience

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et vient nécessairement en second ». Si cette réplique s'adressait au Créateur de l'univers qui désire engendrer la pensée, elle serait sans aucun doute justifiée. On ne peut évidemment pas faire apparaître la pensée sans avoir créé d'abord la conscience. Le philosophe toutefois ne cherche pas à créer le monde; il désire le comprendre. 11 a donc à rechercher le point de départ, non pas de la création, mais de sa compréhension. Il est étrange que l'on puisse reprocher au philosophe de se préoccuper avant tout de la justesse de ses principes plutôt que d'aborder immédiatement les objets qu'il veut com-prendre. Le Créateur devait d'abord savoir quel support donner à la pensée, tandis que le philosophe doit cons-truire une base sûre d'où il puisse tenter de comprendre ce qui est donné. Serions-nous plus avancés si, partant de la conscience, nous la soumettions à l'examen de l'observation pensante sans savoir préalablement si cette dernière nous permet de connaître quoi que ce soit ?

Il nous faut avant tout considérer la pensée d'une façon tout à fait neutre, sans la rapporter à un sujet qui pense ni à un objet pensé. Car sujet et objet sont des concepts qui déjà résultent de cette pensée. Un fait est incontestable: avant de comprendre quoi que ce soit, il faut comprendre la pensée. Contester cela, c'est oublier qu'en tant qu'être humain nous ne sommes pas le premier, mais le dernier anneau de la création. Pour expliquer le monde en se servant de concepts, on ne peut partir de son élément le plus ancien, mais bien au contraire, de celui qui nous est le plus intime, le plus proche. Nous ne pouvons d'un bond nous placer à l'ori-gine du monde pour commencer à y déployer nos consi-dérations. Il faut partir de l'instant présent et tenter de remonter le cours des temps. Tant que les géologues, pour expliquer l'état actuel de la terre, parlaient des révolutions plus ou moins imaginaires, leur science pié-

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tinait dans les ténèbres. Mais dès qu'ils se mirent à examiner les phénomènes terrestres actuels, ils purent en déduire le passé et établir une connaissance bien fon-dée. La philosophie restera dans le vague tant qu'elle postulera toutes sortes de principes premiers tels que l'atome, le mouvement, la matière, la volonté, l'incons-cient. Pour atteindre son but, le philosophe doit accep-ter de prendre comme point de départ ce qui est le plus récent. Or, se dernier résultat de l'évolution universelle, c'est la pensée.

Il est impossible, dit-on parfois, d'établir avec certi-tude si notre pensée « en soi » est juste ou non; par conséquent, ce point de départ est suspect. Cela n'est pas plus raisonnable que de se demander si un arbre « en soi » est juste ou faux. La pensée est un fait. Discu-ter de la justesse ou de la fausseté d'un fait n'a aucun sens. Tout au plus peut-on douter de l'emploi correct de notre pensée, comme on peut douter qu'un arbre fournisse une bonne qualité de bois en vue de la fabri-cation de tel genre d'outils. Le présent ouvrage se pro-pose précisément d'étudier jusqu'à quel point la pensée est utilisée correctement en vue de la compréhension du monde. Qu'on puisse douter de la possibilité pour la pensée de nous faire connaître quoi que ce soit de l'uni-vers, je le concède; mais je n'arrive pas à saisir comment on peut douter de la justesse de la pensée en tant que telle.

APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Nous venons de mettre en lumière la différence essen-tielle entre la pensée et toutes les autres activités de l'âme. C'est là un fait qui résulte de l'observation non prévenue. Si on ne cherche pas cette impartialité, on

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sera tenté d'objecter à notre exposé: « Lorsque je pense à une rose, il ne s'agit que du rapport de mon moi avec la rose. Comme dans le sentiment et l'observation, il existe dans le cas de la pensée un rapport entre le moi et l'objet ».

L'auteur d'une telle objection ne voit tout simplement pas que c'est pendant l'acte de penser, et à cette seule occasion, que le moi Se sent uni jusque dans les dernières ramifications de son acte avec l'élément dynamique et fait corps avec lui. Cela n'est intégralement le cas pour aucune autre activité de l'âme. A propos du plaisir, par exemple, une observation attentive arrive très bien à distinguer quand le moi se sent uni avec l'élément actif, et quand il a une attitude passive laissant simplement la joie surgir en face de lui. Il en va de même pour les autres activités psychiques. Ne confondons jamais: avoir des « pensées-images » avec: approfondir des idées au moyen de la pensée. Les « pensées-images » peuvent surgir dans notre âme comme les rêves ou des inspira-tions vagues. Or, ce n'est pas cela que nous appelons penser. On pourrait encore objecter que si la pensée est prise au sens actif, la volonté s'y trouve mêlée; dès lors nous avons à faire non point à la seule pensée, mais éga-lement à la volonté qui agit dans la pensée. A cette ob-jection nous répondrons que la véritable pensée doit tou-jours être mue par la volonté. Mais cela n'a rien à voir avec les caractéristiques de la pensée, décrites dans le présent ouvrage. Sans nul doute, la nature profonde de la pensée implique nécessairement qu'il y ait acte volon-taire; mais la seule chose qui importe ici, c'est que tout acte volontaire soit intégralement commandé et contrôlé par le moi. C'est même la nature profonde de la pensée, telle que nous l'avons exposée, qui la fait apparaître au spectateur comme intégralement mue par la volonté. Si l'on essaie d'approfondir vraiment l'idée que l'on peut

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se faire de la pensée, on constatera que la caractéristique décrite est inhérente à cette activité de l'âme.

Un penseur, très estimé par l'auteur de ce livre, a fait valoir qu'il était impossible de parler ainsi de la pensée, car la pensée agissante que l'on croit observer n'est qu'une apparence. En réalité on observerait seulement les résultats d'une activité non-consciente qui est à la base de toute pensée. Cette activité non-consciente échappant à l'observation, on croit forcément que la pensée observée existe par elle-même, tout comme l'on croit voir un mouvement, là où il n'y a que succession rapide de points lumineux. Cette critique repose, elle aussi, sur une appréciation inexacte des faits. Elle ignore que c'est le moi lui-même, situé dans la pensée, qui observe sa propre activité. Or, pour pouvoir être trompé comme dans le cas de la succession rapide de points lumineux, le moi devrait se trouver en dehors de la pensée. Nous pourrions même dire que pour en arriver à une pareille comparaison, il faut se tromper gravement; c'est un peu comme si, observant une lumière qui se déplace, on prétendait qu'une main invisible la ranime à chaque point où elle passe. Pour vouloir constater dans la pensée autre chose que le résultat d'une activité suscitée et contrôlée par le moi lui-même, il faut d'abord fermer les yeux devant la simple réalité des faits, et ensuite substituer à cette pen-sée une activité hypothétique. Lorsqu'on ne s'aveugle pas de la sorte, on doit arriver à reconnaître que tout ce qu'on « ajoute » ainsi à la pensée nous éloigne de la nature de cette pensée. Une observation sans préjugés constatera que rien ne doit être attribué à la pensée qui ne puisse être trouvé en elle. On ne peut accéder à ce qui engendre la pensée si l'on en quitte le domaine.

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IV

LE MONDE COMME PERCEPTION

La pensée donne naissance à des concepts et à des idées. On ne peut dire avec des mots ce qu'est un con-cept. Tout ce que les mots peuvent, c'est attirer l'atten-tion de l'homme sur le fait qu'il a des concepts. Lorsque nous voyons un arbre, notre pensée réagit à cette obser-vation, et à l'objet vient s'associer un pendant idéel (idelles Gegenstiick), nous considérons que cet objet et son pendant idéel appartiennent l'un à l'autre. Lorsque l'objet disparaît de notre champ d'observation, seul son pendant idéel demeure présent. C'est le concept de l'ob-jet. Plus notre expérience s'enrichit, plus le nombre de nos concepts augmente. Toutefois, les concepts ne res-tent nullement isolés les uns des autres. Ils s'associent pour former un tout structuré. Par exemple le concept « organisme » s'associe à ceux d'« évolution », de « croissance ». Certains concepts, formés à partir d'ob-jets particuliers, se fondent en un seul. Ainsi, tous les concepts que je forme des lions fusionnent dans un con-cept d'ensemble: le .« lion ». De cette manière les con-cepts isolés s'associent en un système conceptuel complet où chacun d'eux a sa place à lui. Qualitativement les idées ne diffèrent pas des concepts; elles sont seulement des concepts plus substantiels, plus riches et plus vastes.

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Je ferai spécialement remarquer ici que j'ai désigné comme point de départ l'activité pensante (das Denken) elle-même, non point les concepts et idées qui ne sont que le résultat de cette activité. Concepts et idées pré-supposent l'activité pensante. Par conséquent, on ne sau-rait simplement étendre aux concepts ce que j'ai dit de la nature de la pensée, fondée sur elle-même et que rien d'autre ne détermine. (J'insiste sur ce point, car c'est là que je me sépare de Hegel: celui-ci voit dans le concept l'élément primordial et originel).

Le concept ne saurait être tiré de l'observation. Ceci ressort déjà du fait que l'être humain, durant sa crois-sance, ne se forge que lentement et progressivement les concepts qui correspondent aux objets environnants. Les concepts sont ajoutés à l'observation.

Herbert Spencer, un philosophe beaucoup lu aujour-d'hui, décrit comme suit le processus spirituel que nous réalisons lors d'une observation: « Par une journée de septembre, en nous promenant dans les champs, nous entendons un bruit à quelques pas de-vant nous. Auprès du fossé, d'où ce bruit semble venir, nous voyons l'herbe bouger. Il est fort probable que nous irons voir de plus près ce qui a bien pu causer ce bruit et ce mouvement. A notre approche une perdrix s'en-vole. Dès lors notre curiosité est satisfaite, car nous détenons ce que l'on appelle l'explication du phéno-mène. Or cette explication s'obtient comme suit: nous avons fait d'innombrables fois l'expérience que des perturbations venant troubler la position de corps de pe-tites dimensions provoquent le mouvement d'autres corps qui se trouvent mêlés à eux; nous avons généralisé le rapport entre ces perturbations et ces mouvements. En conséquence, nous trouvons que la perturbation en ques-tion est expliquée dès qu'elle se révèle être un cas parti-culier de notre généralisation ». Examiné de plus près,

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le phénomène se passe tout autrement que ne le décrit Spencer. Lorsque j'entends un bruit, je cherche tout d'abord le concept correspondant à cette observation. C'est ce concept, et seulement lui, qui me dirige au-delà du bruit observé. Celui qui ne réfléchit pas, écoute sim-plement le bruit et se trouve satisfait. Par contre, grâce à ma réflexion, je sais qu'un bruit doit être conçu comme effet de quelque chose. C'est donc seulement lorsque je relie à ma perception du bruit le concept d'effet que je me sens incité à dépasser la simple obser-vation et à chercher la cause. Le concept d'effet appe-lant celui de cause, je suis amené à rechercher l'objet responsable, et je trouve la perdrix. Or, ces concepts de cause et d'effet, je ne puis jamais les tirer de la pure observation, fût-elle étendue à un nombre infini de cas. L'observation appelle la pensée, et c'est cette dernière seulement qui nous indique comment relier entre elles les expériences isolées.

Demander à une science « strictement objective » de puiser ses données dans la seule observation, c'est exi-ger d'elle qu'elle renonce à toute pensée. Car celle-ci, de par nature, dépasse les résultats de l'observation.

Le moment est venu de passer de la pensée à l'être qui pense. Car c'est par lui que la pensée est reliée à l'ob-servation. La conscience humaine sert de lieu de ren-contre où concept et observation sont associés l'un à l'autre. Ce disant, nous avons caractérisé la conscience humaine: elle est la médiatrice entre la pensée et l'obser-vation. Lorsque l'homme observe un objet, celui-ci lui apparaît sous forme d'une donnée; lorsqu'il pense, l'homme se perçoit lui-même comme étant en activité. I l considère les choses comme objet et lui-même comme le sujet qui pense. S'il dirige sa pensée sur les données de son observation, il a conscience des objets; s'il dirige %a pensée sur lui-même, il a conscience de lui-même ou

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soi-conscience (Selbstbewusstein). La conscience hu-maine doit nécessairement être en même temps une conscience de soi, parce qu'elle est une conscience pen-sante (denkendes Bewusstsein). Lorsque la pensée dirige son regard sur sa propre activité, l'objet qu'elle ren-contre n'est autre chose que son être le plus intime, c'est-à-dire son sujet.

N'oublions pas que seule la pensée nous permet de nous définir comme sujet et de nous opposer aux objets. De ce fait, elle ne doit jamais être considérée comme une activité uniquement subjective. L'activité pensante est au-delà du sujet et de l'objet. Elle forme ces deux concepts comme elle forme tous les autres. Lorsqu'en qualité de sujet pensant nous rapportons un concept à un objet, nous n'avons pas le droit de voir là un rapport purement subjectif. Car ce n'est pas le sujet qui établit ce rapport, mais la pensée. Ce n'est pas parce qu'il est un sujet que ce sujet pense; au contraire, c'est sa faculté de penser qui le fait se percevoir en tant que sujet. L'activité exercée par l'homme, être pensant, n'est donc pas seulement subjective; elle n'est à vrai dire ni subjec-tive ni objective, elle dépasse ces deux qualificatifs. Il ne m'est jamais permis de dire que mon sujet individuel pense, mais bien plutôt qu'il existe grâce à la pensée. La pensée est donc un élément qui m'entraîne au-delà de mon moi et me relie aux objets. Mais du même coup elle m'en sépare, en m'opposant à eux en tant que sujet.

C'est là-dessus que se fonde la double nature de l'homme: il pense et par là englobe lui-même et le reste de l'univers; mais en même temps il doit, par l'acte de penser, se définir comme individu, distinct de l'univers.

Nous aurons maintenant à nous demander: cet autre élément, jusqu'ici simplement désigné par « objet de l'observation », comment pénètre-t-il dans notre cons-cience pour y rencontrer la pensée ?

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Pour répondre à cette question, nous devons éliminer de notre champ d'observation tout ce que la pensée y a déjà introduit, car le contenu de notre conscience est d'ores et déjà truffé de concepts les plus variés.

Imaginons qu'un être pourvu d'une intelligence hu-maine parfaitement développée surgisse du néant et se trouve soudain placé en face du monde extérieur. Ce qu'il appréhendait avant de mettre sa pensée en activité, c'est le pur contenu d'observation. Le monde offrirait à cet être un agrégat de données sensibles sans aucune re-lation les unes avec les autres: couleurs, sons, pressions, chaleur, goût, odeur, puis des sentiments de plaisir et de déplaisir. Tout cet agrégat constitue le contenu de la pure observation, non encore pénétrée de pensée. Face à ce contenu nous avons la pensée, prête à dé-ployer son activité dès que s'offre une prise. L'expé-rience démontre que celle-ci existe. La pensée est en mesure de tisser des liens d'un élément perçu à un autre élément perçu. Elle rattache à ces éléments certains concepts et, par là, les met en rapport. Nous avons déjà vu plus haut comment un bruit qui nous surprend est associé à une autre observation, ce qui nous fait dire du bruit perçu qu'il est la conséquence d'une cause découverte ultérieurement.

Si nous nous souvenons que l'activité pensante ne peut en aucun cas être considérée comme subjective, nous ne serons pas tentés d'attribuer à ces rapports, établis par elle, une valeur purement subjective.

Il s'agit maintenant de trouver, au moyen de l'enten-dement (denkende Ueberlegung), le rapport entre le contenu de l'observation immédiate tel que nous l'avons déjà décrit, et notre sujet conscient.

Etant donné l'équivoque de certains termes, je crois utile de m'entendre ici avec le lecteur sur le sens que je vais donner, dans ce qui suit au mot « perception ».

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J'appellerai perceptions les données sensibles immédiates dont je parlais plus haut, dans la mesure où le sujet conscient en prend connaissance par simple observation. Ainsi, je ne désigne point sous ce terme le processus de l'observation, mais son objets.

Je ne choisis pas le mot sensation du fait que la physiologie lui confère un sens bien défini et plus étroit que celui que j'attribue à mon concept « perception ». A propos d'un sentiment que j'éprouve, je peux parler de perception, non point de sensation au sens physio-logique. De même, je prends connaissance de mon senti-ment parce qu'il devient perception pour moi. Par l'ob-servation nous apprenons à connaître notre pensée; la manière dont cela se passe nous permet également de nommer la pensée, à sa première apparition devant notre conscience, une perception.

L'observateur naïf considère ses perceptions, sous l'aspect où elles lui apparaissent immédiatement, comme des choses menant une existence tout à fait indépen-dante de lui. Il croit tout d'abord que l'arbre qu'il voit (sa forme et ses différentes couleurs) se dresse réelle-ment à l'endroit où se dirige son regard. Voyant au lever du jour le soleil apparaître et monter à l'horizon, le même observateur conçoit que cela existe tel quel (en soi) et que tout se passe réellement comme il l'observe. Il s'en tient à cette croyance jusqu'à ce qu'il rencontre d'autres perceptions qui contredisent les premières. L'enfant qui n'a pas encore l'expérience des distances

Note du traducteur: Par « perception », le langage philosophique entend « l'action de

connaître par l'intermédiaire des sens (et accessoirement par d'autres moyens que les sens) ». L'auteur, conformément à ce qu'il a expliqué en fin du second chapitre, se sert ici du langage courant qui désigne souvent par « perception » non point l'acte de percevoir, mais les données de la perception, ce qui est perçu, l'objet de perception.

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tend la main vers la lune et ne corrige sa première im-pression que lorsqu'une seconde perception se trouve en contradiction avec la première. Chaque élargissement de mon champ de perception m'oblige à corriger mon image de l'univers. C'est le cas pour la vie quotidienne aussi bien que pour l'évolution spirituelle de l'humanité. L'image que les anciens se faisaient du rapport de la terre avec le soleil et les autres corps célestes dut être remplacée par celle de Copernic; elle ne concordait plus avec certaines perceptions récentes, autrefois incon-nues. De même cet aveugle-né qui, une fois opéré, expli-quait qu'avant l'intervention il se faisait, grâce aux per-ceptions transmises par son sens du toucher, une toute autre image de la dimension des objets. Il eut à corriger ses perceptions tactiles par ses perceptions visuelles.

D'où vient cette nécessité de corriger sans cesse nos observations ?

Une simple réflexion fournit la réponse. Lorsque je me trouve au bout d'une allée, les arbres situés à l'autre bout me paraissent, par leur éloignement, plus petits et plus près les uns des autres. L'image perçue se modifie dès que je change mon lieu d'observation. L'aspect particulier de cette image ne dépend donc pas de l'objet, mais de l'être qui perçoit. L'allée reste indifférente à l'emplacement que je choisis. Par contre, l'image que j'en tire dépend essentiellement de cet emplacement. De même, il est indifférent au soleil et au système planétaire que l'homme les observe à partir de la terre. Mais l'image perçue est déterminée par elle. Cette détermina-tion de la perception, par le lieu d'observation, est facile à comprendre. Le problème se complique dès que nous examinons comment le monde de nos perceptions dé-pend de notre organisation corporelle et spirituelle. Lorsque nous percevons un son, nous dit le physicien, il se produit des vibrations de l'air, et le corps qui

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semble être à l'origine du son présente lui-même un mouvement vibratoire en ses parties constitutives. Pour percevoir ce mouvement comme un son, nous avons besoin d'une oreille normalement conformée. Sans cette dernière, le monde entier nous resterait à jamais muet. La physiologie nous apprend que certaines personnes ne perçoivent rien de toute la splendeur des couleurs. Leur perception se limite à des nuances de clair et de foncé. Pour d'autres personnes une seule couleur, par exemple le rouge, demeure imperceptible. Cette nuance manque dans leur image du monde qui, de ce fait, est différente de celle de tout être normalement constitué. J'appellerai dépendance mathématique celle où mon image perçue est conditionnée par mon lieu d'observa-tion, et dépendance qualitative celle qui est condition-née par mon organisme. La première détermine les rapports dimensionnels et les distances réciproques de mes perceptions, la seconde la qualité qui leur est propre. Le fait de voir rouge une surface rouge — déter-mination qualitative — dépend de l'organisation de mon oeil.

Mes images perçues sont donc d'abord subjectives. Constatant le caractère subjectif de nos perceptions, nous serons facilement amenés à douter qu'il puisse jamais y avoir à leur base une réalité objective. Sachant qu'une perception, par exemple celle du rouge ou d'un son donné, n'est pas possible sans une certaine consti-tution de notre organisme, nous pouvons en arriver à croire que cette perception n'existe pas en dehors de notre organisme subjectif, et qu'elle n'a nul genre d'exis-tence autrement que par l'acte de perception dont elle est l'objet. Cette théorie a trouvé son représentant classique en Georges Berkeley. Il estimait que l'homme, une fois conscient du rôle important que joue le sujet pour la perception, ne peut plus croire à un monde existant en

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dehors de l'esprit conscient. Il écrit: « Il y a des vérités si immédiates et si évidentes qu'il suffit d'ouvrir les yeux pour les apercevoir. Je considère comme telle l'impor-tante proposition que voici: tout le choeur des astres et tout ce qui appartient à la terre, en un mot, tous les corps qui constituent l'imposant édifice de l'univers n'ont aucune réalité en dehors de l'esprit; leur existence consiste uniquement à être perçus ou connus; donc, tant qu'ils ne sont pas réellement perçus par moi, ou qu'ils n'existent ni dans ma conscience ni dans celle d'un autre esprit créé, ils n'ont aucune existence; ou alors ils n'existent que dans la conscience d'un esprit éternel ». Selon Berkeley, abstraction faite de l'acte de percevoir, rien ne subsiste d'une perception. Il n'y a pas de couleur si elle n'est pas vue, il n'y a pas de son s'il n'est pas entendu. Pas plus que la couleur et le son n'existent l'étendue, la forme, le mouvement, — sauf dans l'acte perceptif. Car nulle part nous ne voyons uniquement de l'étendue ou uniquement de la forme; elles sont tou-jours liées à des couleurs ou à d'autres qualités qui dépendent incontestablement de notre subjectivité. Ces dernières disparaissent en même temps que notre percep-tion; il doit en être de même pour les premières qui leur sont liées.

On a répliqué que, même si la forme, la couleur, le son, n'ont d'existence qu'à l'intérieur de l'acte de per-ception, il doit néanmoins exister en dehors de notre conscience des choses auxquelles ressemblent les images perçues dont nous avons conscience. A cela Berkeley répond qu'une couleur ne peut ressembler qu'à une cou-leur, une forme qu'à une forme. Nos perceptions ne peuvent ressembler à rien d'autre qu'à nos perceptions. Même ce que nous nommons un objet n'est autre qu'un ensemble de perceptions, liées entre elles d'une certaine manière. Si j'enlève à une table sa forme, son étendue,

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sa couleur, etc., bref, tout ce qui n'est que perception pour moi, il ne reste plus rien. Poussée à l'extrême, cette opinion aboutit à l'affirmation suivante: les objets de mes perceptions n'existent que par moi, pour autant et aussi longtemps que je les perçois; ils disparaissent en même temps que cesse l'acte perceptif. Ils n'ont aucun sens en dehors de cet acte. Je ne connais ni ne puis connaître aucun objet en dehors de mes perceptions.

Il n'y a rien à opposer à cette affirmation, tant que simplement et d'une manière générale je ne considère la perception que comme fonction de l'organisation subjective. Mais il en serait tout autrement si nous étions en mesure d'indiquer quel est, dans la genèse d'une per-ception, le rôle de notre activité perceptive. Nous sau-rions alors ce qui se passe dans la perception pendant que nous percevons, et nous pourrions aussi définir ce qu'elle doit déjà contenir, avant qu'elle puisse être perçue.

Notre étude passe ainsi de l'objet perçu au sujet qui observe. Je ne perçois pas seulement les choses autour de moi, mais je me perçois également moi-même. Cette perception de moi-même consiste d'abord en ceci, que je suis l'élément durable, alors que toutes les autres images de perception ne cessent de surgir et de disparaître. Même pendant que j'ai d'autres perceptions, la percep-tion du moi peut toujours surgir en ma conscience. Lorsque je suis plongé dans la perception d'un objet donné, je n'ai, momentanément, conscience que de lui. A cela peut se joindre la perception de mon moi. Dès lors, j'ai conscience non seulement de l'objet, mais en-core de ma personnalité qui se trouve en face de l'objet et l'observe. Je ne vois pas simplement un arbre, mais je sais aussi que c'est moi qui le regarde. Je reconnais également qu'il se passe quelque chose en moi pendant que j'observe l'arbre. Lorsque l'arbre disparaît de mon

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champ visuel, quelque chose de cet événement demeure dans ma conscience: une image de l'arbre. Pendant l'acte d'observation, cette image s'est liée à mon moi. Celui-ci s'est enrichi, son contenu s'est complété d'un nouvel élément. Cet élément, je l'appelle ma représenta-tion de l'arbre. Je ne serais jamais en mesure de parler de représentations, si la perception de mon propre moi ne m'en donnait l'expérience. Les perceptions surgi-raient et disparaîtraient, et je les laisserais passer. Je perçois mon moi, et je remarque que son contenu se modifie à chaque perception; ceci me conduit à établir un rapport entre l'observation de l'objet et la modifica-tion de mon propre état, et c'est ainsi que je puis parler de ma représentation.

Je perçois la représentation dans mon moi au même titre que la couleur ou le son attaché à d'autres objets. Je puis, dès lors, distinguer entre les objets qui s'op-posent à moi, soit le monde extérieur, et le contenu de mon auto-perception, soit le monde intérieur. La méconnaissance du rapport entre la représentation et l'objet a causé de graves malentendus dans la philo-sophie moderne. La perception d'un changement surve-nant en nous, la modification que subit le moi, ont été mises au premier plan, et l'on a totalement perdu de vue l'objet qui provoque cette modification. On a dit: nous ne percevons pas les objets, mais seulement nos repré-sentations. Je ne puis rien savoir de la table en soi, objet de mon observation; je puis seulement connaître les modifications qui se produisent en moi-même pen-dant que je perçois la table. Toutefois, cette théorie n'est pas à confondre avec celle de Berkeley, évoquée plus haut. Il affirme la nature subjective du contenu de nos perceptions, mais ne dit pas que les représentations sont les seules choses que nous puissions connaître. Etant de l'avis qu'il n'existe pas d'objets en dehors

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de notre activité représentative, Berkeley limite notre savoir à nos seules représentations. Selon lui, ce que j'estime être une table n'existe plus dès que mon regard s'en détourne. De ce fait, Berkeley considère que mes perceptions sont directement engendrées par la puis-sance de Dieu. Je vois une table parce que Dieu pro-voque en moi cette perception. Berkeley ne connaît donc pas d'êtres réels autres que Dieu et les esprits humains. Ce que nous appelons l'univers n'existe qu'au sein de ces esprits. Ce que l'homme naïf appelle monde extérieur ou nature corporelle, Berkeley en nie l'exis-tence. A cette conception s'oppose celle, aujourd'hui pré-dominante, de Kant. Lorsqu'il restreint notre connais-sance du monde à nos seules représentations, ce n'est pas par conviction qu'aucune chose n'existe en dehors de ces représentations; il nous croit organisés de telle sorte que nous ne pouvons connaître que les modifica-tions de notre propre moi, mais jamais la chose en soi qui provoque ces modifications. Si je suis réduit à con-naître uniquement mes représentations, Kant n'en déduit pas que rien n'existe en dehors d'elles; il affirme seu-lement que le sujet n'est pas immédiatement perméable à cette existence; « pour l'imaginer, la penser, la sup-poser, la connaître ou peut-être ne pas la connaître, il faut faire intervenir ses pensées subjectives » (7). Cette théorie croit atteindre une certitude absolue, tellement évidente qu'elle se passe de toute preuve. Voici d'ailleurs comment Volkelt introduit son étude sur la théorie de la connaissance chez Kant: « La première proposition fon-damentale dont tout philosophe doit être clairement conscient est que notre savoir ne s'étend d'abord à rien de plus qu'à nos représentations. Elles sont les seules choses dont nous pouvons avoir une expérience immé-diate, vécue; et c'est justement parce que nous en avons l'expérience directe, que le doute le plus radical

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ne pourra jamais nous enlever la connaissance de ces représentations. Par contre, le savoir qui dépasse le cadre de nos représentations (prises dans le sens le plus vaste, y compris celles des phénomènes psychiques) n'est pas à l'abri du doute. C'est pourquoi, au début de la philo-sophie, tout savoir dépassant le cadre de nos représen-tations doit expressément être mis en doute » (8). Cette vérité soi-disant immédiate et évidente résulte, en fait d'une opération de la pensée ainsi conduite: l'homme naïf croit que les objets, tels qu'il les perçoit, existent également en dehors de sa conscience. Or, la physique, la physiologie et la psychologie semblent enseigner que, pour percevoir, nous avons besoin de notre organisation sensorielle, et qu'ainsi nous ne pou-vons rien savoir des choses, sauf ce que notre organisme nous en transmet. Nos perceptions ne sont donc point des choses en soi, mais de simples modifications de notre état. Selon E. von Hartmann, ce raisonnement conduit à affirmer que le seul savoir direct que nous puissions avoir concerne nos représentations (9). Du fait que nous rencontrons, en dehors de notre organisme, des vibra-tions de corpuscules et de l'air — revêtant pour nous la forme de son —, nous en concluons que le phénomène appelé « son » n'est autre chose qu'une réaction subjec-tive, de la part de notre organisme, à ces vibrations du monde extérieur. De la même manière, la couleur et la chaleur ne seraient que des modifications de notre organisation sensorielle. Et l'on pense que ces deux sortes de perceptions sont provoquées en nous par des phénomènes du monde extérieur radicalement diffé-rents de l'expérience que nous pouvons avoir de la couleur ou de la chaleur. Lorsque ces phénomènes excitent les nerfs cutanés de mon corps, j'ai la per-ception subjective de chaleur, et lorsqu'ils touchent le nerf optique, j'ai une perception de lumière ou

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de couleur. La lumière, la couleur, la chaleur sont seulement les modes de réaction de mes nerfs sensitifs aux excitations du dehors. Même le sens tactile ne me livre pas les objets du monde extérieur, mais seule-ment des modifications de mon propre état. Dans l'esprit de la physique moderne on pourrait imaginer que les objets sont composés de corpuscules infiniment petits, et que ces molécules ne se touchent pas directe-ment, mais restent à une certaine distance les unes des autres. Entre elles subsiste un espace vide. Elles agissent l'une sur l'autre à travers ce vide, par les forces d'attrac-tion et de répulsion. Lorsque ma main s'approche d'un objet, les molécules de ma main ne touchent nullement celles de l'objet, mais celui-ci et la main restent distants l'un de l'autre; ce que je ressens comme résistance du corps n'est autre chose que l'effet de la force de répul-sion que ces molécules exercent sur ma main. Je suis absolument en dehors de cet objet et ne perçois que ses effets sur mon organisme.

A ces théories vient s'ajouter celle des énergies senso-rielles spécifiques de J. Müller. Selon lui, chacun des sens a la particularité de ne réagir à toutes les excita-tions extérieures que d'une seule manière bien détermi-née. Lorsqu'une action s'exerce sur le nerf optique, il se produit toujours une perception de lumière, que l'excitation provienne de ce que nous nommons la lumière, ou simplement d'une pression mécanique, ou encore d'un courant électrique. Par ailleurs, une seule et même excitation extérieure transmet à chacun de nos sens une perception différente. Il semble en résulter que nos organes sensoriels ne peuvent nous informer que de ce qui se passe en eux-mêmes, mais ne nous apprennent rien du monde extérieur. Ils déterminent les perceptions suivant leur propre nature.

D'après la physiologie, il ne peut également pas être

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question de connaître directement les effets que les objets provoquent dans nos organes sensoriels. Obser-vant les phénomènes dans notre propre corps, la physio-logie découvre que les effets des mouvements extérieurs subissent déjà dans les organes sensoriels des modifica-tions très variées. L'oeil et l'oreille nous en fournissent une excellente démonstration. Tous deux sont des organes très compliqués; avant de transmettre au nerf correspondant l'excitation extérieure, ils la modifient considérablement. De l'extrémité périphérique du nerf, l'excitation ainsi modifiée est transmise au cerveau. Ici, l'organisme central doit être excité à son tour. On en conclut que le phénomène extérieur a subi une série de transformations avant de parvenir à notre conscience. Ce qui se déroule dans notre cerveau est relié au phéno-mène extérieur par une telle série de processus intermé-diaires, qu'il n'est plus possible de songer à une quel-conque ressemblance. Finalement, le cerveau ne transmet à notre âme ni des phénomènes extérieurs, ni des processus issus des organes sensoriels, mais unique-ment ceux qui se déroulent dans le cerveau lui-même. Et ceux-là, l'âme ne les perçoit pas non plus directement. En dernier lieu, nous avons conscience des sensations, et non des processus cérébraux. Ma sensation de rouge n'a plus aucune ressemblance avec le processus qui se déroule dans mon cerveau quand je ressens du rouge. Cette impression du rouge, mon âme n'en connaît que l'effet, et c'est le processus cérébral qui en est la cause. C'est pourquoi Hartmann peut dire: « Ce que le sujet perçoit, ce ne sont .jamais que des modifications de ses propres états psychiques, et rien de plus » (10). Lorsque j'éprouve des sensations, celles-ci sont encore bien loin d'être groupées pour constituer les objets que je perçois. Car le cerveau ne peut me fournir que des sensations isolées. L'impression de dureté ou de mollesse

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me parvient par le sens du toucher, les impressions de couleur et de lumière par le sens optique. Toutefois, elles sont réunies en un seul et même objet. Cette asso-ciation, c'est à l'âme de la réaliser. C'est-à-dire que l'âme compose des objets à partir des sensations isolées, transmises par le cerveau. Celui-ci me fournit séparé-ment, par des voies très différentes les unes des autres, les sensations optiques, tactiles et auditives; l'âme doit ensuite les assembler en représentations, par exemple celle de trompette. Cette phase finale d'un processus (la représentation « trompette ») est, pour ma cons-cience, l'élément donné en tout premier lieu. Il ne con-tient plus rien de ce qui, existant en dehors de moi, avait initialement impressionné mes sens. Dans son tra-jet vers le cerveau, et dans celui du cerveau à l'âme, l'objet extérieur a entièrement disparu.

Il sera difficile de trouver dans l'histoire de la philo-sophie une seconde construction de la pensée humaine édifiée avec autant de pénétration, et qui pourtant s'ef-fondre devant une analyse sérieuse. Voyons de plus près cette construction ! On prend pour point de départ ce qui est donné à la conscience naïve: la chose perçue. Ensuite on démontre que de cet objet rien n'existerait pour nous sans nos organes des sens. Sans oeil, pas de couleur. Par conséquent, dit-on, la couleur n'existe pas encore dans ce qui agit sur Elle ne surgit que par l'action réciproque de l'oeil et de l'objet. L'objet est donc incolore. Mais la couleur n'existe pas plus dans l'oeil; car là il n'y a qu'un processus chimique ou phy-sique que le 'nerf transmet au cerveau, où il déclenche un autre processus. Ce dernier n'est toujours pas de la couleur. C'est le processus cérébral qui la fera enfin apparaître dans notre âme. A ce point, je n'en ai tou-jours pas conscience, car c'est l'âme qui la projettera sur un objet extérieur. Sur celui-ci, je crois enfin la

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percevoir. Ainsi touchons-nous au terme d'un circuit complet. Nous avons pris conscience d'un objet coloré. Voilà donc la première phase accomplie. Voyons maintenant l'opération logique. Si je n'avais pas d'yeux, l'objet serait pour moi incolore. Je ne puis donc pas attribuer la couleur à l'objet. Je me mets à sa recherche. Je la cherche dans en vain; dans le nerf: en vain; dans le cerveau: en vain; dans l'âme: certes, je l'y trouve, mais non associée à l'objet. Pour détenir l'objet coloré, il me faut revenir à mon point de départ. Le circuit est terminé. Là où l'homme naïf croit qu'une chose existe au-dehors, dans l'espace, je vois, pour ma part, une production de mon âme.

Tant que l'on s'en tient à cela, tout semble parfait. Mais il faut reprendre notre raisonnement depuis le com-mencement. Jusqu'ici je me suis servi d'une chose: la perception extérieure dont j'avais auparavant, dans mon attitude naïve, une notion totalement erronée. Je lui attribuais naïvement, telle que je la percevais, une existence objective. Je remarque maintenant qu'elle disparaît en même temps que mon acte de représenta-tion, et qu'elle n'est qu'une modification de mes états psychiques. Ai-je encore le droit d'établir mes considé-rations sur une telle base ? Puis-je dire qu'elle agit sur mon âme ? Cette table dont j'avais cru qu'elle agissait sur moi et provoquait en moi sa représentation, il me faut dorénavant la considérer comme étant elle-même une ,simple représentation. Par conséquent, je dois dire que mes organes sensoriels et les phénomènes qui s'y déroulent sont subjectifs sans plus. Je n'ai pas le droit de parler d'un oeil réel, mais seulement de ma représenta- tion de Je dois en dire autant du système nerveux, du processus cérébral et également du processus psy-chique lui-même, dont le rôle consiste à édifier des objets à partir de sensations hétéroclites et incohérentes.

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Admettons que mon premier circuit de pensée soit correct; si je parcours une seconde fois les phases de mon acte de connaissance, ce dernier se révèle être un tissu de représentations qui de par leur nature sont incapables d'agir les unes sur les autres. Je ne puis dire que ma représentation de l'objet agit sur ma représen-tation de l'oeil et que de cet échange résulte la repré-sentation de la couleur. Cela n'est d'ailleurs pas néces-saire. Dès l'instant où j'ai compris que mes organes sensoriels et leurs activités, mes processus nerveux et psychiques, ne me sont accessibles que par la perception, la théorie décrite plus haut apparaît dans toute son absurdité. Certes, aucune perception n'existe pour moi sans un organe sensoriel correspondant, — mais pas davantage un organe sensoriel sans perception. De ma perception de la table je puis passer à l'oeil qui voit la table, aux nerfs cutanés qui la touchent; mais seule la perception, ici encore, me fait connaître ce qui se passe en eux. Et je constate bientôt que dans le processus se déroulant à l'intérieur de il n'y a pas la moindre trace de ressemblance avec ce que je perçois comme couleur. Je ne puis pas annihiler ma perception de la couleur, en expliquant le processus qui se déroule dans l'oeil pendant cette perception. Je ne trouve pas davan-tage la couleur dans les processus des nerfs et du cer-veau. En tout cela je relie seulement de nouvelles per-ceptions réalisées à l'intérieur de mon organisme avec la première que l'observateur naïf situe en dehors de lui. Je ne fais que passer d'une perception à une autre.

Par ailleurs, l'ensemble de la démarche contient un hiatus. Je suis en mesure d'observer les phénomènes de mon organisme jusqu'aux processus qui se déroulent dans mon cerveau, quoique mes suppositions deviennent de plus en plus hypothétiques, au fur et à mesure que j'approche des fonctions centrales du cerveau. La voie

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de l'observation extérieure ne dépasse pas le processus cérébral, c'est-à-dire celui que je pourrais percevoir, s'il m'était possible d'examiner le cerveau selon les méthodes et par les moyens d'une analyse physique, chimique, etc. Le chemin de l'observation intérieure commence par la sensation et s'étend jusqu'à la construction de l'objet, à l'aide des éléments constitutifs de la sensation. Ce cheminement est interrompu là où il y a passage du proces-sus cérébral à la sensation.

Le courant philosophique ainsi esquissé se nomme « Idéalisme critique », par opposition au point de vue naïf appelé « Réalisme naïf ». L'idéalisme critique com-met l'erreur suivante: il attribue à une seule perception le caractère de pure représentation, mais admet d'autres perceptions, à la manière du réalisme naïf qu'il semblait avoir réfuté. Il s'efforce de démontrer la qualité pure-ment représentative des perceptions, et dans ce but conçoit naïvement la qualité objective des perceptions qui ont trait à son propre organisme; de plus, il ne s'aperçoit pas à quel point il mélange deux domaines d'observation sans arriver à les concilier.

L'idéalisme critique ne peut réfuter le réalisme naïf qu'en admettant lui-même, à la façon de ce dernier, l'existence objective de l'organisme humain. Dès lors qu'il prend conscience de l'identité parfaite entre les perceptions relatives à son organisme et celles prises pour certitude objective par le réalisme naïf, il ne peut plus trouver dans les premières un point d'appui solide. Il devrait également considérer son organisation subjec-tive comme un simple ensemble de représentations. Mais cela lui enlèverait la possibilité d'attribuer à l'organisa-tion spirituelle l'origine de notre monde des perceptions. On devrait admettre que la représentation « couleur » n'est qu'une modification de la représentation « oeil ». La thèse de l'idéalisme critique ne peut être prouvée

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sans un emprunt au réalisme naïf; pour réfuter ce der-nier, on accorde, dans un autre domaine et sans le vérifier, toute valeur à ses prémisses.

Ainsi se dégage la certitude que l'idéalisme critique ne peut être prouvé par des recherches faites dans le domaine perceptible; autrement dit: la perception ne peut être dépouillée de son caractère objectif.

« Le monde perçu est ma représentation ». Cette proposition, prétendue évidente en elle-même et pouvant parfaitement se dispenser de preuve, est encore moins acceptable. Schopenhauer commence ainsi « Le monde comme volonté et comme représentation », son ouvrage principal: « Le monde est ma représentation. Cette vérité est valable pour tout être vivant, doué de con-naissance; mais l'homme seul en fait un objet de conscience et de réflexions abstraites; lorsqu'il le fait effectivement, c'est que l'esprit philosophique s'instaure en lui. Il sait alors avec certitude qu'il ne connaît ni soleil ni terre; mais seulement un oeil qui voit le soleil, une main qui touche la terre. L'univers dont il est entou-ré n'existe qu'à titre de représentation, donc toujours uniquement par rapport à autre chose, autrement dit par rapport au sujet qui représente: c'est-à-dire lui-même. S'il y a une vérité a priori, c'est bien celle-ci; car parmi toutes les expériences possibles et imaginables, cette vérité est la plus générale, beaucoup plus générale que toutes les autres: temps, espace, causalité. Ces dernières présupposent la première ». Cette thèse s'effondre devant le fait déjà énoncé plus haut: l'oeil et la main ne sont pas moins des perceptions que le soleil et la terre. Dans l'optique de Schopenhauer, et en empruntant son propre langage, on pourrait lui répondre: « Mon oeil qui voit le soleil et ma main qui touche la terre sont mes représentations au même titre que le soleil et la terre eux-mêmes ». Il apparaît claire-

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ment que, ce disant, j'annule la thèse. Ce ne sont point mes représentations d'oeil et de main, mais seulement ma véritable main et mon véritable oeil qui pourraient porter en eux, sous forme de modifications subies, les représentations du soleil et de la terre. Or, l'idéalisme critique n'a le droit de parler que des premières.

L'idéalisme critique est absolument inapte à se former une opinion sur le rapport entre perception et repré-sentation. Il n'est pas en mesure d'établir la distinction (mentionnée en pages 66-67) entre ce qui au cours de l'acte de perception se produit dans une perception et ce qui doit exister en elle avant qu'elle soit perçue. Pour y parvenir, il convient de procéder autrement.

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V

LA CONNAISSANCE DE L'UNIVERS

Les considérations précédentes montrent que l'examen du contenu de notre observation ne nous permet pas de prouver que nos perceptions sont des représentations. C'est par la démonstration suivante que l'on avait tenté d'en fournir la preuve: si l'acte de percevoir se déroule conformément au postulat que le réalisme naïf émet au sujet de la constitution psychologique et phy-siologique de l'individu, ce n'est pas aux « choses en soi » que nous avons à faire, mais simplement à nos « représentations » de ces choses. Si le réalisme naïf, développé logiquement, mène à des conclusions exacte-ment contraires à ses prémisses, c'est donc que ces prémisses sont impropres à l'édification d'une conception du monde, et il faut les abandonner. De toute manière, il est inadmissible de rejeter les prémisses et d'admettre les conclusions. C'est ce que fait l'idéalisme critique qui se fonde sur une telle démonstration pour affirmer: « le monde est ma représentation » (11).

La justesse de l'idéalisme critique est une chose; la force persuasive de ses démonstrations en est une autre. Sur le premier point, nous verrons plus loin ce que nous devons en penser. Quant à la force persuasive de ses démonstrations, elle est nulle. Si le rez-de-chaussée

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d'une maison en construction s'effondre au moment où l'on édifie le premier étage, celui-ci s'effondre aussi. Le rapport entre le réalisme naïf et l'idéalisme critique est le même que celui qui existe entre ce rez-de-chaussée et le premier étage.

Pour certains, la totalité de l'univers perçu n'est qu'une somme de représentations, c'est-à-dire l'effet que les choses, inconnues de nous, produisent sur notre âme. Celui qui pense ainsi croit que le problème de la connaissance concerne non seulement les re-présentations inscrites en son âme, mais également les choses situées au-delà de la conscience humaine et indé-pendantes de nous. Etant donné, se dit-il, que ces der-nières sont inaccessibles à notre observation directe, dans quelle mesure pouvons-nous les connaitre par voie indirecte ? A partir de là, il ne se préoccupe pas de la cohésion intime de ses perceptions conscientes, mais seulement de leurs causes dont il n'a plus conscience. L'existence de ces dernières est indépendante de l'hom-me, tandis que d'après lui, les perceptions s'évanouissent dès que les sens se détournent des objets. Sous cet aspect, notre conscience agit comme un miroir, où les images des objets disparaissent à l'instant même où la surface du miroir n'est .plus tournée vers eux. Celui qui ne voit pas les choses elles-mêmes, mais seulement leurs reflets, doit se résigner à une connaissance indirecte: interroger les reflets et n'accéder à la nature des choses que par voie de déduction. Tel est le point de vue de la science moderne: elle ne se sert de la perception qu'à titre d'ultime moyen pour acquérir des notions sur les phénomènes réels de la matière, seuls véritablement existants — qui sont situés derrière cette perception. Si toutefois le partisan de l'idealisme critique admet l'être d'une chose, alors se servant des représentations comme intermédiaire, il oriente tout son effort de connaissance

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vers cette réalité. Il néglige le monde subjectif des repré-sentations et concentre son attention sur leur source génératrice.

Mais le philosophe de cette école peut aller jusqu'à dire: « Je suis emprisonné dans le monde de mes repré-sentations et ne puis en sortir. Lorsque je pense qu'il y a une chose en soi située au-delà de mes représenta-tions, cette pensée, elle aussi, n'est qu'une de mes repré-sentations ». Il s'ensuit que l'idéaliste en vient à nier totalement la « chose en soi », tout au moins à déclarer qu'elle n'a aucune importance pour nous, c'est-à-dire que tout se passe comme si elle n'existait pas, puisque nous ne pouvons rien savoir d'elle.

Pour un penseur de cette sorte, tout l'univers n'est qu'un rêve, vis-à-vis duquel notre besoin de connaissance est simplement absurde. Il ne peut exister, selon lui, que deux catégories d'hommes: les êtres primitifs qui prennent leur propre tissu de rêves pour la réalité; puis les sages qui, ayant compris l'irréalité de cet univers de rêves, perdent peu à peu tout désir de s'en préoccu-per. Dans cette optique, notre individualité même peut être ramenée à un simple rêve. Tout comme notre propre image surgit parmi les images de nos rêves noc-turnes, de même la représentation de notre moi vient s'ajouter, dans la conscience éveillée, aux représen-tations du monde extérieur. Ce que nous avons alors dans notre conscience n'est pas notre véritable moi, mais seulement notre représentation du moi. Si l'on nie l'existence des choses, ou tout au moins la possibilité d'en connaître quoi que ce soit, on doit alors également nier l'existence du moi, ou la possibilité de le connaître. L'idéalisme critique va jusqu'à postuler: « Toute réalité se transforme en un rêve merveilleux — en un rêve qui, lui-même, ne s'explique que par le rêve; il n'y a plus

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ni l'existence dont on rêve, ni même l'esprit qui rêve » (12).

On peut soutenir que l'existence immédiate n'est qu'un rêve, et que plus rien n'existe au-delà de ce rêve; ou bien on peut rapporter ses représentations à des choses réelles. Quoi qu'il en soit, la vie perd forcé-ment tout intérêt scientifique. L'un, parlant de rêve, croit épuiser l'univers qui nous est accessible, et n'ac-corde à la science aucune raison d'être; l'autre qui, à partir de ses représentations, prétend conclure à la réali-té des choses, admet que la science sert à étudier ces « choses en soi ». La première de ces conceptions peut être nommé l'Illusionnisme absolu; la seconde le Réalisme transcendantal selon E. von Hartmann, son représentant principal 1.

Ces deux conceptions ont ceci de commun avec le réalisme naïf, qu'elles pensent pouvoir s'édifier à partir de l'étude des perceptions. Mais dans cet univers, elles ne peuvent trouver nul point d'appui solide.

Il y a une question essentielle que l'adepte du réa-lisme transcendantal devrait se poser, à savoir: comment le moi peut-il engendrer, de lui-même, le monde des représentations ? Un profond désir peut s'éveiller en nous de connaître ce monde des représentations (qui nous est donné, mais disparaît dès l'instant où nous

1 Note de l'auteur: Cette conception se nomme transcendantale parce qu'elle pense

pouvoir affirmer avec certitude que l'on ne peut rien connaître direc-tement des choses en soi, mais que l'on passe indirectement de l'élé-ment subjectif connu à ce qui est inconnu, situé au-delà (transcendant) de l'élément subjectif. Dans cette théorie, la chose en soi est au-delà du domaine immédiatement connaissable, c'est-à-dire qu'elle est transcendante. Mais notre monde peut être mis en rapport avec le monde transcendant de manière transcendantale. La philosophie de Hartmann se nomme réalisme, parce qu'elle dépasse le subjectif (l'idéel), pour atteindre le transcendant (le réel).

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fermons nos sens au monde extérieur); et ceci dans la mesure où ces états représentatifs nous servent de base pour explorer indirectement le domaine de l'être en tant que moi en soi (die Welt des an sich seienden Ich). Si les objets de notre expérience n'étaient que des représen-tations, notre vie quotidienne ressemblerait à l'état de rêve; la connaissance effective des faits serait compa-rable à l'état de conscience diurne. Les images de nos rêves nous intéressent aussi longtemps que nous rêvons et que, par conséquent, nous n'avons pas démasqué la nature du rêve. Au moment de l'éveil, ce n'est plus le rapport intérieur des images du rêve qui nous préoc-cupe, mais les phénomènes physiques, physiologiques et psychologiques qui en sont la cause. De même, le philo-sophe qui envisage tout l'univers comme une simple représentation ne saurait s'intéresser aux rapports in-times reliant les détails de cette représentation. Au cas où il admet un moi existant, il ne demande pas comment une de ses représentations se relie à une autre, mais cherche à savoir ce qui se passe indépendamment dans son âme tandis qu'en sa conscience se déroule une suc-cession déterminée de représentations. Si je rêve que je bois de l'alcool qui m'irrite la gorge, et qu'ensuite je me réveille en toussant (13), l'action qui se déroule en rêve cesse de m'intéresser dès l'instant où je me réveille. Mon attention ne se dirige que sur les processus physio-logiques et psychologiques qui ont fait s'exprimer sym-boliquement dans le rêve le besoin de tousser. De même, dès qu'il est persuadé de la nature représentative du monde donné, le philosophe doit immédiatement passer de celui-ci à l'âme réelle, située derrière ce monde. Toutefois, la situation est bien plus grave pour l'Illu-sionisme qui va jusqu'à nier totalement un moi en-soi derrière les représentations, ou du moins le tient pour inaccessible à la connaissance. Ce genre de conception

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peut facilement se déduire de l'observation suivante: en face de l'état de rêve il existe l'état de veille qui nous permet de percer à jour les rêves et de les ramener à des phénomènes réels; par contre, nous ne disposons pas d'état ayant avec la conscience éveillée un rapport ana-logue. Or, se ranger à cette opinion, c'est ignorer l'exis-tence d'une activité qui joue, en fait, vis-à-vis de l'acte de perception, le même rôle que l'expérience de veille vis-à-vis du rêve. Cette activité, c'est la pensée.

On ne saurait reprocher à l'homme naïf ce manque de compréhension auquel il est fait allusion ici. Il s'adonne à la vie et tient les choses pour réelles, telles qu'elles s'offrent à son expérience. Pour émerger de cet état, le premier pas à faire sera de se demander: comment la pensée se comporte-t-elle vis-à-vis de la perception ? Peu importe que la perception, dans la forme où elle m'est donnée, subsiste ou non, avant ou après mon acte de représentation: quoi que je veuille dire à son sujet, je ne puis le faire sans l'aide de la pensée. En disant: « le monde est ma représentation », j'exprime le résultat d'une activité intellectuelle. Et si ma pensée ne peut s'appliquer au monde, c'est que le résultat énoncé est faux. Entre la perception et toute proposition la con-cernant s'intercale la pensée.

Nous avons déjà mentionné (p. 44) pourquoi, durant l'observation des choses, la pensée passe généralement inaperçue. Cela résulte du fait que nous fixons notre attention seulement sur l'objet auquel nous pensons, et non pas en même temps sur la pensée elle-même. C'est pourquoi la conscience primitive voit dans la pensée une activité qui ne concerne nullement les objets, mais demeure en dehors d'eux pour élaborer ses considéra-tions sur le monde. Le penseur esquisse une image des phénomènes de l'univers. Cette image n'est pas consi-dérée comme partie intégrante des choses; on croit

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qu'elle n'existe que dans le cerveau de l'homme. L'uni-vers est achevé même sans cette image; il l'est avec toutes ses substances et toutes ses énergies, et c'est de cet univers achevé que l'homme brosse un tableau. Nous pourrions demander aux partisans de cette thèse: de quel droit déclarez-vous que l'univers est achevé sans la pensée ? L'univers n'engendre-t-il pas la pensée dans le cerveau de l'homme avec autant de nécessité qu'il engendre la fleur sur la plante ? Plantez une graine dans la terre. Elle développe une racine et une tige, des feuilles et des fleurs. Placez-vous en face de la plante. Dans votre âme elle s'allie à un certain concept. Pourquoi ce concept appartiendrait-il moins à la totalité de la plante que sa feuille et sa fleur ? Vous répondrez: la feuille et la fleur sont là, indépendamment de tout sujet qui perçoit; par contre, le concept n'appa-raît que si l'homme se place en face de la plante. — Fort bien ! Mais la feuille et la fleur n'apparaissent que s'il y a de la terre pour recevoir le germe, de l'air et de la lumière pour permettre aux feuilles et aux fleurs de s'épanouir. De la même manière apparaît le concept de la plante quand une conscience pensante s'approche d'elle.

Il est purement arbitraire de prendre pour un tout achevé, pour une totalité, ce que nous apprenons des choses par la simple perception, — et de ne voir dans le résultat de l'activité pensante qu'un supplément sans aucun rapport avec les choses elles-mêmes. Soit un bouton de rose que je reçois aujourd'hui. L'image offerte à ma perception n'est achevée qu'à titre provi-soire. Si je mets ce bouton dans l'eau, j'aurai demain de mon objet une image très différente. Si je ne détourne pas mon regard de ce bouton, je le verrai passer par d'innombrables phases formant une continuité de l'état actuel à son état futur. L'image qui s'offre à un moment

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donné n'est qu'un fragment fortuit d'un objet en conti-nuel devenir. Si je ne mets pas le bouton dans l'eau, tout un ensemble de phases existant en puissance ne se développeront pas. Demain je serai peut-être empêché de poursuivre mon observation, et mon image restera incomplète.

Dire d'une image fortuite, obtenue à un moment quel-conque: « voilà la réalité », — c'est émettre une opinion dépourvue d'objectivité et qui s'attache au hasard.

Nous n'avons pas non plus le droit de prétendre qu'une chose est constituée par la somme de ses carac-téristiques perceptibles. Il est parfaitement possible qu'un esprit reçoive en même temps que la perception sensible le concept correspondant. Un esprit de cette sorte n'aurait jamais l'idée de considérer le concept comme n'appartenant pas à la chose. Il serait obligé de considérer que son existence est indissociable de la chose.

Je me ferai mieux comprendre par un exemple. Quand je jette horizontalement une pierre, je l'observe succes-sivement à des points différents. Je relie ces points par une ligne. En mathématiques j'apprends à connaître diverses formes linéaires, entre autres la parabole. La parabole apparaît lorsqu'un point se déplace selon une certaine loi. Si j'examine les conditions dans lesquelles la pierre lancée se déplace, je trouve que le dessin de son mouvement est identique à la ligne connue sous le nom de parabole. Que la pierre décrive une parabole, cela s'ensuit des conditions données et en résulte néces-sairement. La forme propre à la parabole appartient à l'ensemble du phénomène, tout comme les autres élé-ments qui s'y rattachent. Pour cet esprit qui n'aurait pas besoin du détour de la pensée, il n'y aurait pas sim-plement une suite de sensations visuelles en différents endroits, mais également, et inséparablement liée au

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phénomène, la courbe parabolique de la trajectoire; nous, par contre, nous devons avoir recours à la pensée pour ajouter au phénomène cette forme décrite.

Que les objets nous soient donnés de prime abord sans leurs concepts correspondants, cela tient à notre organisation spirituelle et non point aux objets eux-mêmes. Notre entité totale fonctionne ainsi: les éléments constitutifs de chaque chose réelle lui arrivent de deux sources: celle de l'acte perceptif et celle de la pensée.

La manière dont je suis organisé pour comprendre les choses n'a rien à voir avec la nature même de celles-ci. La scission entre l'acte de perception et la pensée n'existe qu'à l'instant où moi, observateur, je me place en face des objets. La manière dont j'accède à la con-naissance des éléments constitutifs d'une chose ne déter-mine nullement ceux d'entre eux qui en font ou non partie.

L'homme, être limité, est un être parmi d'autres êtres. Son existence est liée au temps et à l'espace. Il ne connaîtra donc toujours qu'une partie limitée de l'univers. Mais cette partie se relie, dans le temps comme dans l'espace, à son entourage. Si le lien nous unissant aux choses permettait que chaque processus de l'univers fût en même temps notre processus alors la différence entre les choses et nous n'existerait pas. Il n'y aurait pas, pour nous, des choses isolées. Tout processus se fondrait de façon continue. Le cosmos serait une unité, une totalité achevée une fois pour toutes. Le cours du devenir ne serait nulle part interrompu. C'est du fait de notre limitation que nous apparait comme séparé du reste ce qui en réalité ne l'est pas. La qualité spécifique du rouge, par exemple, n'appa-raît nulle part à l'état isolé. Partout elle est entourée d'autres qualités auxquelles elle appartient et sans les-quelles elle ne pourrait exister. Mais il nous est néces-

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saire d'isoler certains éléments de l'univers pour les considérer séparément. Dans un ensemble multicolore, notre oeil ne peut saisir les couleurs que l'une après l'autre; d'un système cohérent de concepts, notre enten-dement ne peut saisir que des concepts isolés. Ce mor-cellement est un acte subjectif, dû au fait que nous ne nous identifions pas au phénomène universel, mais restons un être parmi d'autres.

Dès lors, tout consiste à définir la position de cet être que nous sommes, par rapport aux autres êtres. Cette définition n'est pas à confondre avec le simple fait de prendre conscience de notre moi. Cet acte-ci repose sur l'acte perceptif, comme c'est le cas lorsque nous prenons conscience de n'importe quel objet. L'auto-perception me montre une somme de qualités que je groupe en une conception de ma personnalité, tout comme je réunis les qualités « jaune, brillant, métallisé, solide » en cette unité nommée « or ». L'auto-perception ne m'entraîne point hors du domaine de ce qui fait par-tie de moi. Cette auto-perception (Selbstwahrehmung) n'est pas identique à la détermination du moi par la pen-sée (denkende Selbstbestimmung). Par la pensée j'insère une perception isolée dans le contexte de l'univers; de même, c'est par la pensée que j'incorpore au devenir universel les perceptions me concernant. Mon auto-perception m'enferme dans certaines limites; ma pensée les ignore. En ce sens je suis un être double. Enfermé dans un domaine que je perçois comme étant celui de ma personnalité, je suis néanmoins porteur d'une acti-vité qui, du haut d'une sphère supérieure, détermine les limites de mon existence. Notre pensée n'est pas indivi-duelle comme le sont notre sensibilité et nos sentiments. Elle est universelle. Si elles prend dans chaque être un aspect individuel, c'est uniquement parce qu'elle se rap-porte toujours à la sensibilité et aux sentiments person-

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nels. Les hommes se distinguent les uns des autres grâce à ces nuances particulières que prend la pensée univer-selle. Il n'existe qu'un seul concept du triangle. Peu im-porte pour le contenu de ce concept d'être saisi par la conscience d'un individu plutôt que d'un autre. Mais chacune de ces consciences humaines le conçoit à sa propre manière.

L'idée ici développée se heurte à un préjugé presque insurmontable et qui empêche d'admettre que le con-cept de triangle, tel qu'il existe dans mon cerveau, soit le même que dans celui de mon voisin. L'homme naïf se croit créateur de ses concepts. Il croit, en consé-quence, que chaque personne possède ses propres con-cepts. Or vaincre ce préjugé est une des tâches fonda-mentales de la philosophie. Le concept unique du triangle ne devient pas multiple du fait qu'il est pensé par un grand nombre de personnes. Car la pensée de ces esprits multiples est elle-même une unité.

Avec la pensée nous disposons de l'élément qui unit notre individualité particulière au cosmos, pour former un tout. Tant que nous restons dans le domaine des sensations, des sentiments (et de l'acte de perception), nous sommes des êtres isolés; mais lorsque nous pen-sons, nous sommes l'être un et total qui pénètre toutes choses. Telle est la raison profonde de notre double na-ture: nous voyons naître en nous une force absolue, une force qui est universelle; cependant nous n'en prenons pas connaissance à sa source, au centre de l'univers, mais seulement à un point de la périphérie. Si nous la saisissions à sa source, nous comprendrions, dès l'instant où nous deviendrions conscients, toute l'énigme de l'univers. Or nous nous trouvons à un point de la péri-phérie, et notre existence est enfermée dans certaines limites; il nous faut donc, pour apprendre à connaître le domaine extérieur à notre être, nous servir de cette

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pensée qui, du fond de l'univers, vient nous pénétrer. Le besoin de connaissance naît en nous du fait que la

pensée dépasse notre existence particulière pour se rattacher à la vie universelle du cosmos. Les êtres dépourvus de pensée n'éprouvent pas ce besoin. Lors-qu'ils rencontrent d'autres choses, ils ne se posent nulle question, et ces objets leur demeurent extérieurs. Par contre, chez les êtres pensants, ces mêmes objets font surgir le concept. Ce concept nous vient des choses, mais cette fois de l'intérieur de notre être, non plus de l'extérieur. Etablir l'équilibre et l'union entre les deux éléments, l'un extérieur, l'autre intérieur, tel est le rôle de la connaissance.

La perception n'est donc pas une chose achevée, définitive; elle ne représente qu'une seule face de la réalité totale. L'autre face, c'est le concept. L'acte de connaissance est la synthèse de la perception et du concept. Perception et concept, à eux deux, expriment la totalité d'une chose.

Les considérations qui précèdent ont prouvé qu'il est insensé de chercher chez les individus un élément commun autre que le contenu idéel fourni par la pen-sée. Toutes les tentatives pour trouver une unité uni-verselle autre que ce contenu idéel — en soi un en-semble cohérent, dû au fait que notre pensée se saisit de nos perceptions — doivent forcément échouer. Cette unité universelle ne peut être ni un Dieu humain et personnel, ni Force, ni Matière, ni même Volonté privée d'intelligence (Schopenhauer). Car ces entités appar-tiennent toutes à un domaine restreint de notre observa-tion. La personnalité limitée, humaine, — nous ne la constatons qu'en nous-mêmes; la force et la matière, nous les trouvons dans les choses extérieures; quant à la volonté, nous ne saurions y voir autre chose qu'une manifestation active de notre personnalité limitée.

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Schopenhauer évite de faire de la pensée « abstraite » le support de l'unité universelle; il cherche plutôt un élément qui lui paraisse d'une réalité plus immédiate. Ce philosophe croit que nous ne saisirons jamais l'uni-vers si nous le considérons comme monde extérieur. « Si le penseur n'était qu'un sujet pensant (tête d'ange ailée, sans corps), nous ne trouverions jamais la signi-fication d'un univers qui ne nous est que pure représen-tation, et nous ne verrions pas davantage la transition entre cet univers (en tant que représentation subjective) et celui qui existe sous une autre forme en dehors de nous. Cependant, le penseur lui-même est enraciné dans cet univers; il s'y trouve en qualité d'individu; autrement dit, sa connaissance, qui est la condition et le support de tout l'univers en tant que représentation, est rendue pos-sible par un corps dont les affections, nous l'avons mon-tré, servent de base à l'intelligence pour acquérir une conception du monde. Pour le sujet pensant, le corps est une représentation parmi d'autres, un objet parmi les objets: les mouvements, les actes de ce corps, il les connaît au même titre que les modifications de tous les objets perçus; ils lui resteraient aussi étrangers et incom-préhensibles que ces derniers s'il n'en perçait le sens par une voie différente... Le sujet pensant, par son iden-tité avec le corps, est devenu individu, et ce corps lui est donné selon deux modes différents: une fois comme représentation et sous forme intelligible: il est objet parmi d'autres objets, et soumis aux mêmes lois que ceux-ci; une autre fois d'une toute autre manière: au contact direct avec ce que l'on nomme volonté. Chaque véritable acte de volonté est immédiatement et inéluctablement un mouvement du corps; on ne peut pas réellement vouloir un acte sans, en même temps, percevoir sa manifestation à travers des mouvements corporels. L'acte volontaire et l'action du corps ne sont

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pas deux états objectivement dissemblables, reliés entre eux par une causalité; ils ne sont pas régis par le rapport de cause à effet. Il s'agit, au contraire, d'une seule et même chose, mais donnée simplement sous deux aspects différents: l'un immédiat, l'autre vu à travers l'intelli-gence ». Par cette explication Schopenhauer croit avoir justifié sa thèse: le corps de l'homme exprime la « qua-lité d'objet » (Objektitât) de la volonté. Il croit saisir dans les actes du corps une réalité immédiate, la « chose en soi » concrétisée. Nous lui objecterons que les actions de notre corps ne nous sont connues que par auto-perception; en ce sens elles n'ont aucune primauté sur d'autres perceptions. Si nous voulons connaître leur nature, nous ne le pouvons que par l'activité pensante, c'est-à-dire en les incorporant au système idéel de nos concepts.

La pensée est abstraite et sans aucune réalité con-crète; c'est là une opinion profondément ancrée dans la conscience naïve des hommes. Tout au plus admet-on que cette pensée est acte à fournir un « pendant idéel » de l'unité universelle, mais non point cette unité elle-même. Pour juger ainsi, il faut ne jamais s'être rendu compte de ce qu'est la perception sans le concept. Exa-minons ce monde de la perception: il apparaît comme une simple juxtaposition dans l'espace et une succession dans le temps, un agrégat désordonné d'objets isolés. Ces choses qui apparaissent puis disparaissent dans le champ de la perception n'ont, entre elles, aucun rapport direct qui se puisse percevoir. A ce stade, l'univers n'est que multiplicité d'objets égaux en valeur. Dans la vie, aucun ne joue un rôle plus considérable que l'autre. Pour savoir si une réalité l'emporte sur une autre, il nous faut interroger notre pensée. Si elle n'intervient pas, l'organe le plus rudimentaire et sans importance vitale pour l'animal équivaut aux parties essentielles du

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corps. La signification d'un détail en tant que tel, et par rapport aux autres détails de l'univers, n'apparaît que si la pensée établit la liaison d'un être à un autre. Cette activité de la pensée est substantielle. Seul son contenu, sous une forme précise et concrète, me permet de savoir en quoi l'escargot est d'un règne inférieur à celui du lion. La simple vue, la perception, ne me fournit aucune réponse capable de m'éclairer sur le degré de perfection de leurs organismes respectifs.

Ce contenu, la pensée le puise dans le monde des concepts et des idées; elle l'ajoute à la perception. Si le contenu perceptif nous est donné du dehors, le contenu idéel, au contraire, a sa source en nous-mêmes. Nous pouvons désigner par « intuition » la forme sous laquelle il surgit de prime abord. L'intuition est à la pensée ce que l'observation est à la perception. Intuition et obser-vation sont les sources de notre connaissance. Nous restons étrangers à un objet observé, tant que nous n'avons pas en nous l'intuition correspondante venant compléter l'aspect partiel de la réalité que nous trans-met la seule perception. L'homme qui n'a pas la faculté de trouver pour chaque chose l'intuition correspondante n'aura jamais accès à la pleine réalité. De même que l'individu atteint de daltonisme ne voit que des nuances de clair-obscur, sans aucune valeur colorée, — l'indivi-du privé d'intuition n'a que des fragments de perception qui demeurent sans relations les uns avec les autres.

Expliquer une chose, la rendre compréhensible, cela ne signifie rien d'autre que la replacer dans le contexte d'où elle s'est trouvée arrachée de par la structure de notre organisation, telle que décrite plus haut. Il n'existe aucune chose en tant que séparée du tout universel. Toute séparation n'a de valeur que subjective et n'existe qu'au sein de notre organisation. Pour nous, le tout universel se subdivise en: haut et bas, avant et après,

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cause et effet, objet et représentation, matière et énergie, objet et sujet, etc. Les données d'observation, qui nous apparaissent séparément, se relient chaînon par chaînon, grâce à la nature de nos intuitions, qui est celle de l'ordonnancement et de la synthèse. Par la pensée nous rétablissons l'unité de ce que, dans l'acte de perception, nous avions dissocié.

Le caractère énigmatique d'un objet ne tient qu'à son isolement. Provoqué par nous, il peut, dans la sphère conceptuelle, être supprimé.

Hors de la pensée et de la perception, rien ne nous est donné directement. D'où la question suivante: A la lumière de ces considérations, quel est le rôle de la perception ? Nous avons bien remarqué que la démons-tration faite par l'idéalisme critique sur la nature subjec-tive des perceptions s'écroule d'elle-même; mais l'inex-actitude de cette démonstration ne signifie pas encore que la chose en tant que telle repose sur une erreur. L'idéalisme critique n'établit pas son système à partir de la nature absolue de la pensée, mais il s'appuie sur le fait que le réalisme naïf, conduit jusqu'à son abou-tissement logique, se réfute de lui-même. Qu'advient-il une fois que l'on connait la nature absolue de la pensée ?

Supposons qu'une perception, par exemple le rouge, apparaisse dans ma conscience. En poussant l'analyse plus loin, cette perception se montre liée à d'autres perceptions, par exemple à une forme donnée, à des sensations thermiques et tactiles. Cet ensemble, je le qualifie d'objet du monde sensible. Je puis alors me demander: qu'y a-t-il encore dans cette partie de l'espace où ces premières perceptions me sont apparues ? J'y trouverai des phénomènes mécaniques, chimiques et autres. Poursuivant ma recherche, j'examine les phéno-mènes qui constituent le passage de l'objet à mes organes des sens. Je peux trouver des mouvements à l'intérieur

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d'un milieu élastique, mais dont la nature n'a stricte-ment rien de commun avec la perception originelle. Examinons ensuite la transmission de l'organe sensoriel à l'encéphale, j'obtiens le même résultat. En chacun de ces domaines j'ai de nouvelles perceptions; mais ce qui relie entre elles toutes ces perceptions éparses dans le temps et dans l'espace, c'est la pensée. Les vibrations d'air qui transmettent le son ne sont pas moins des données de perception que le son lui-même. Seule la pensée les ordonne toutes et les montre dans leurs rela-tions réciproques. Nous ne pouvons pas dire qu'en dehors des données immédiatement perceptibles, il existe des choses autres que celles qui sont connues grâce aux rapports idéels reliant les perceptions (et que découvre la pensée). La relation de l'objet perçu au sujet percevant dépasse l'acte de percevoir; elle est pure-ment idéelle, c'est-à-dire qu'elle ne peut s'exprimer que sous forme de concepts. Si j'arrivais à percevoir com-ment l'objet de perception affecte le sujet qui perçoit, ou inversement comment le sujet édifie l'image de per-ception, alors seulement je serais d'accord avec les postulats de la physiologie moderne et de l'idéalisme critique qui repose sur elle. Ils confondent une relation idéelle (de l'objet au sujet) et un processus dont on ne saurait parler que s'il était possible de le percevoir. La proposition « sans oeil sensible à la couleur, point de couleur », ne peut donc pas signifier que l'oeil engendre la couleur, mais seulement qu'entre la perception « cou-leur » et la perception « oeil » existe un rapport idéel identifiable par la pensée. A la science empirique d'éta-blir le comportement réciproque des propriétés de l'oeil et de celles de la couleur, et les agencements par lesquels l'organe de la vue transmet la perception des couleurs, etc. Je puis observer comment les perceptions se suc-cèdent et se relient dans l'espace; je puis exprimer cela

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sous forme de concepts. Mais je ne puis pas percevoir comment une perception naît du non-perceptible. Tous les efforts visant à établir entre les perceptions autre chose que des relations de pensée sont voués à un échec certain.

Qu'est-ce donc que la perception ? Ainsi posée d'une manière générale, la question est absurde. La perception se manifeste toujours par un contenu précis et concret. Ce contenu est une donnée immédiate qui s'exprime sans réserve. Au sujet de cette donnée, on peut tout au plus se demander ce qu'elle est hors de la perception, c'est-à-dire pour la pensée. Le problème de la nature en soi des perceptions ne peut donc intéresser que l'in-tuition conceptuelle correspondante. Sous cet angle, on ne peut même pas soulever, à la manière de l'idéalisme critique, la question de la subjectivité de la perception. Seul ce qui est perçu comme appartenant au sujet peut être qualifié de subjectif. Créer un lien entre ce qui est subjectif et ce qui est objectif, cela n'est point le rôle d'un processus réel au sens du réalisme naïf, c'est-à-dire d'un phénomène perceptible, mais c'est seulement l'affaire de la pensée. Nous tiendrons donc pour objectif ce qui de la perception est situé en dehors du sujet qui perçoit. Mon moi en tant que sujet percevant me reste toujours accessible, même lorsque je n'observe plus la table qui était devant moi. L'observation de la table a provoqué en moi une modification durable. Je garde la faculté de recréer plus tard une image de cette table. Cette faculté d'engendrer une image est inséparable de moi. La psychologie appelle cette image une « projec-tion de la mémoire ». Or, c'est précisément la seule chose que l'on puisse à bon droit appeler une représen-tation. Elle correspond à une modification perceptible dans mon propre état, modification qui est due à la pré-sence de la table devant mon regard. Il ne s'agit pas de

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la modification de quelque moi « en soi » caché derrière le sujet percevant, mais bien de la modification de ce sujet lui-même. La représentation est donc une percep-tion subjective, par opposition à la perception objective qui se fait en présence de l'objet observé. L'idéalisme a confondu ces deux perceptions, l'une subjective, l'autre objective, d'où ce malentendu: « le monde est ma repré-sentation ».

Il s'agira maintenant de préciser le concept « repré-sentation ». Ce que nous en avons dit jusqu'ici n'ex-plique pas ce qu'est le concept de représentation, mais indique seulement où la situer dans le champ perceptible. Lorsque nous disposerons de la définition précise du concept « représentation », nous serons à même d'acqué-rir aussi une explication satisfaisante de son rapport avec l'objet correspondant. Cela nous permettra de franchir la limite au-delà de laquelle le rapport entre sujet humain et objet extérieur appartenant à l'univers passe du plan purement conceptuel, domaine de la con-naissance, à celui de la vie concrète, individuelle. Lorsque nous saurons quoi penser de l'univers, nous en déduirons sans difficulté notre conduite. Pour pouvoir agir avec le maximum de force, nous devons d'abord connaître l'objet extérieur auquel nous allons consacrer notre activité.

APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

La conception qui vient d'être caractérisée ici peut être considérée comme une manière de voir vers laquelle l'être humain est tout d'abord naturellement poussé lorsqu'il commence à réfléchir sur ses rapports avec l'univers. Il se trouve alors pris dans un processus de pensée qui se dénoue au fur et à mesure qu'il l'élabore.

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De simples objections théoriques ne suffisent pas à réfu-ter cette construction intellectuelle. Il faut la vivre inté-rieurement, afin de connaître les égarements auxquels elle mène, et en conséquence de trouver la bonne solu-tion. Si ce problème conduit à une analyse du rapport entre l'homme et l'univers, ce n'est pas dans l'intention de récuser d'autres opinions dont on estime qu'elles donnent un aspect erroné de ce rapport, mais parce qu'il est indispensable de connaître, par expérience, les erreurs auxquelles peut conduire toute première réflexion sur ce sujet. Il nous faut arriver à savoir comment nous réfuter nous-même pour les résultats de nos propres réflexions. C'est dans cet esprit qu'a été conçu notre exposé.

Celui qui veut se forger une opinion sur le rapport de l'homme avec l'univers doit savoir qu'une partie au moins de ce rapport, c'est lui qui l'établit lorsqu'il se représente les objets et les phénomènes. Ainsi, l'atten-tion est détournée du monde extérieur pour s'appliquer au monde intérieur, à ses états représentatifs. L'homme en vient à se dire: si aucune représentation ne surgit en moi, je ne puis entrer en rapport avec aucune chose ni aucun phénomène. De cette constatation il n'y a qu'un pas à faire pour conclure: je n'ai d'autre expé-rience que celle de mes représentations; je ne connais du monde extérieur que ce qui en est ma représenta-tion. Cette opinion m'éloigne du point de vue purement naïf adopté avant de réfléchir sur le rapport de l'homme à l'univers. On croit alors avoir à faire aux choses réelles. L'introspection conduit à abandonner cette perspective et ne permet pas de voir la réalité dans le sens où l'entend la conscience naïve; maintenant nous ne voyons que nos représentations, lesquelles s'inter-posent entre l'être individuel et ce soi-disant monde réel, au sens où la philosophie naïve croit pouvoir le

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postuler. Il ne nous est plus possible, vu le rôle média-teur des représentations, d'accéder directement à une telle réalité. Il faut se résigner à être aveugle à son égard. Ainsi naît l'idée d'une « chose en soi » inacces-sible à la connaissance. Tant que la relation de l'homme à l'univers semble être d'ordre purement représentatif et que cette explication nous suffit, nous ne saurions sortir de cette impasse intellectuelle. A moins d'étouffer artificiellement tout désir de connaissance, il est impos-sible de se cantonner dans l'attitude du réalisme primitif. Le seul fait qu'il existe en nous un besoin de connaître notre rapport avec l'univers démontre la nécessité d'abandonner ce point de vue naïf. Car si ce dernier nous fournissait la moindre certitude, nous n'éprouve-rions aucun désir d'en savoir toujours plus. — Mais nous n'arrivons point à cette certitude si, délaissant le point de vue naïf, nous conservons, sans nous en douter, la manière de penser qu'il implique. Telle est l'erreur de ceux qui disent: je ne connais que mes représentations; quand je crois me trouver en face de réalités, je ne prends conscience que de mes représen-tations concernant ces réalités; il me faut donc admettre que les réalités véritables existent au-delà du champ de ma connaissance, sous forme de « choses en soi »; je ne sais rien d'elles directement, mais d'une manière quel-conque elles m'atteignent, et c'est sous leur influence que surgit en moi le monde de mes représentations. Raisonner ainsi, c'est surajouter, au moyen de la pensée, au monde extérieur immédiat un autre monde. En ce qui concerne le second, il faudrait au fond reprendre la même suite de réflexions. Car cette « chose en soi » inconnue, dans son rapport avec l'être intime de l'hom-me, n'y est pas conçue autrement que la chose réelle postulée par le réalisme naïf. Pour échapper à ce tissu d'erreurs où notre réflexion critique nous conduit

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d'abord, il faut prendre conscience du fait suivant: à l'intérieur de ce qu'on perçoit du monde et de ce qu'on perçoit en soi-même, il existe un principe qui ne court pas le risque de voir la représentation s'interposer entre le phénomène observé et l'observateur. Ce prin-cipe, c'est la pensée. Vis-à-vis de la pensée, l'homme peut maintenir le point de vue du réalisme naïf. S'il ne le fait pas, c'est qu'il a remarqué qu'en d'autres occa-sions ce point de vue n'était pas valable. Par contre, il ne s'est pas aperçu que cette même attitude ne saurait s'appliquer à la pensée. S'il s'en rend compte, il ouvre la voie vers cette autre conviction: c'est dans la pensée et grâce à elle qu'il doit s'efforcer de connaître ce sur quoi il s'aveugle chaque fois qu'il est amené à inter-poser la représentation entre lui et l'univers. Il a été reproché à l'auteur de ce livre d'en rester à un réalisme naïf de la pensée, semblable au réalisme qui considère le monde réel et la représentation qu'il en a comme une seule et même réalité. Or, l'auteur croit justement avoir démontré que toute observation non prévenue doit nécessairement conduire à cette évidence: le « réalisme naïf » est justifié lorsqu'il s'applique à la pensée; connaissant la véritable nature de la pensée, nous pouvons vaincre le réalisme naïf qui en toutes autres circonstances n'est pas valable.

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VI

L'INDIVIDUALITÉ HUMAINE

Le philosophe qui cherche à s'expliquer la nature des représentations rencontre une difficulté majeure dans le fait que nous ne sommes pas nous-mêmes les choses extérieures, mais que nos représentations doivent pour-tant revêtir un aspect conforme à ces choses. Vue de plus près, cette difficulté s'évanouit. Certes, nous som-mes distincts des choses extérieures, mais avec elles nous faisons partie d'un seul et même univers. Je per-çois mon propre sujet comme parcelle de cet univers, et je le sais traversé par le courant du devenir général. Quand je m'observe, je me vois tout d'abord enfermé dans les limites de mon enveloppe corporelle. Or, ce qui est entouré de cette enveloppe forme un tout avec le cosmos. Pour qu'une relation s'établisse entre mon organisme et l'objet extérieur, il n'est pas du tout néces-saire qu'un élément de cet objet s'introduise en moi ou s'imprime dans mon esprit, tel un cachet dans la cire Se demander: « Comment puis-je avoir connaissance de cet arbre qui se dresse à dix pas de moi ? », c'est mal poser la question. Elle découle de cette pensée que les limites de mon corps sont des cloisons absolues, à tra-vers lesquelles pénètrent les informations relatives aux choses extérieures. Les forces qui agissent à l'intérieur

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de mon corps sont les mêmes que celles du dehors. Je suis donc réellement un avec les choses: non pas en tant que sujet qui perçoit, mais en tant que partie intégrante du devenir universel. La perception de l'arbre et mon propre moi sont confondus dans le même tout. Ce deve-nir universel engendre la perception de l'arbre, comme il engendre la perception de mon propre moi. Si j'étais, non pas un être qui connaît l'univers, mais son créateur, l'objet et le sujet (perception et moi) résulteraient du même acte. Car ils se conditionnent l'un l'autre. En tant qu'être doué de connaissance, ce n'est que grâce à la pensée que je puis trouver l'élément commun à ces deux entités et les relier par les concepts qui s'y rapportent.

Les soi-disant preuves physiologiques de la subjecti-vité de nos perceptions seront les plus difficiles à élimi-ner. Lorsque j'exerce une pression sur ma peau, je perçois une sensation de pression. Mon oeil ou mon oreille peuvent également en avoir une perception, mais à leur manière. Une secousse électrique, par exemple, devient perception de lumière pour de sonorité pour l'oreille, de choc pour les nerfs cutanés, d'odeur de phosphore pour l'odorat. Cela conduit à la conclusion: je perçois un choc électrique (une pression) et ensuite une qualité lumineuse, un son, une odeur; — mais sans oeil, la perception d'une vibration mécanique ne s'accompagnerait pas de la perception d'une qualité lumineuse; de même, sans oreille il n'y aurait aucune perception sonore. De quel droit peut-on affirmer que sans organes de perception le phénomène n'existerait pas ? Conclure, à la suite d'un phénomène électrique provoquant dans l'oeil de la lumière: « donc, ce que nous ressentons comme lumière n'est, en dehors de notre organisme, que mouvement mécanique », — c'est oublier que l'on passe simplement d'une perception à une autre, mais point à un domaine extérieur à la perception. De

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même que l'on dit: « l'oeil perçoit un phénomène méca-nique de son environnement sous forme de lumière », on peut dire aussi: « je perçois sous forme de mouve-ment la modification régulière d'un objet ». Par exemple, si je dessine sur le pourtour d'une plaque tournante uouze images de cheval, dans les positions successives de la course, je puis, par la rotation du disque, provo-quer l'illusion du mouvement. Il me suffit de regarder par une ouverture, de manière à voir les différentes positions du cheval se succéder à la vitesse voulue. Je ne verrai pas douze images de cheval, mais celle d'un cheval qui court.

Cette constatation d'ordre physiologique ne jette donc aucune lumière sur le rapport entre perception et repré-sentation. Il faut nous orienter ailleurs.

A l'instant où une perception surgit dans mon champ d'observation, en moi le penser entre en activité. Un chaînon de mon système de pensées, une intuition déterminée, un concept s'associe à la perception. Lorsqu'ensuite la perception aura disparu de mon champ visuel, que subsistera-t-il ? Mon intuition et son rapport avec la perception en question, rapport établi au mo-ment de l'acte perceptif. L'intensité avec laquelle je pourrai plus tard me remémorer ce rapport dépend de la manière dont fonctionne mon organisme corporel et spirituel.

La représentation n'est pas autre chose qu'une intui-tion se rapportant à une certaine perception, un concept qui fut une fois lié à une perception et qui demeure attaché à elle. Mon concept du lion n'est pas issu des perceptions que j'ai eues des lions. Ma représentation du lion, par contre, a été formée à l'aide de perceptions. Je puis faire acquérir à quelqu'un le concept du lion, sans qu'il n'ait jamais vu de lion. Mais je ne pourrai lui donner une représentation vivante du lion s'il n'en

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a eu lui-même la perception. La représentation est donc un concept individualisé. On comprend, dès lors, que les choses réelles puissent figurer en nous sous forme de représentations. La pleine réalité d'une chose nous est donnée au moment de l'observation lorsque le concept et la perception se re-joignent. Grâce à la perception, le concept acquiert un aspect individuel, un rapport avec cette perception précise. C'est sous cet aspect individuel, caractérisé justement par ce rapport avec la perception, que le con-cept se continue en nous et établit la représentation d'une chose donnée. Si nous rencontrons une seconde chose, à laquelle s'unit le même concept, nous recon-naissons qu'elle appartient à la même espèce que la première. Si nous rencontrons la chose elle-même une, seconde fois, nous trouvons dans notre système concep-tuel non seulement un concept correspondant, mais le concept individualisé, dans son rapport particulier avec ce même objet; et c'est alors que nous reconnaissons l'objet.

La représentation se situe donc entre la perception et le concept. Elle est le concept défini se rattachant à une perception précise.

J'appelle « expérience » la somme de tout ce dont je peux former des représentations. Un homme a une expé-rience d'autant plus riche qu'il possède un plus grand nombre de concepts individualisés. Celui auquel manque tout pouvoir d'intuition n'est pas capable d'acquérir de l'expérience. De son champ d'observation il laisse échapper les objets, parce qu'il n'a pas de concepts à leur joindre. Un homme qui a développé normalement sa faculté de penser, mais à qui les organes des sens fournissent des perceptions imparfaites, sera également incapable d'amasser de l'expérience. Il peut, certes, acquérir des concepts d'une manière ou d'une autre,

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mais il manque à ses intuitions la relation vivante avec les choses perçues. Le voyageur distrait et le savant plongé dans des théories abstraites sont, l'un et l'autre, incapables de s'enrichir d'une véritable expérience.

La réalité nous est donnée sous le double aspect de la perception et du concept; la représentation est la forme subjective de cette réalité.

Si la connaissance était le seul mode d'expression de notre personnalité, la somme de toute réalité objective serait contenue dans la perception, le concept et la représentation.

Mais nous ne nous contentons pas de mettre la percep-tion en rapport avec le concept, à l'aide de notre pensée; une perception, nous la rapportons aussi à notre étre subjectif, notre moi individuel. L'expression de ce rap-port individuel, c'est le sentiment, sous la forme du plaisir et du déplaisir.

Penser et sentir, ces deux activités correspondent aux deux natures de l'homme, auxquelles nous avons déjà fait allusion. Par la pensée nous participons au devenir du cosmos; par le sentiment nous pouvons nous retirer dans l'intériorité de notre propre être.

Notre pensée nous unit au monde; notre sentiment nous ramène en nous-même et fait de nous un individu. Si nous n'étions capables que de penser et de percevoir, toute notre existence s'écoulerait dans une indifférence monotone. Si nous ne pouvions que « connaître » notre moi, nous serions parfaitement indifférents à nous-mêmes. Or, en même temps que la connaissance de notre moi nous éprouvons le sentiment du moi; la per-ception des choses s'accompagne de joie et de dou-leur; et par là seulement nous sommes des êtres indi-viduels, dont l'existence ne s'épuise pas dans le rapport conceptuel avec l'univers, mais possède, en plus, sa propre valeur.

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On pourrait être tenté de voir dans la vie du senti-ment un contenu bien plus réel et plus riche que ne l'est l'observation pensante de l'univers. Mais cette plus grande importance n'existe qu'aux yeux de ma propre personne. Pour l'univers, ma vie sentimentale ne peut acquérir une valeur que si le sentiment, devenu objet d'une perception intérieure, entre en rapport avec un concept, et s'insère de la sorte au cosmos.

Notre vie est une oscillation continuelle entre la parti-cipation au devenir universel et notre existence indivi-duelle. Plus nous nous élevons dans le domaine uni-versel de la pensée, là où l'individuel finit par ne plus être qu'un exemple, un spécimen de concept, plus nous perdons notre caractère d'être unique. Par contre, plus nous nous enfonçons dans les profondeurs de la vie individuelle et laissons résonner nos sentiments à chaque expérience faite dans le monde extérieur, plus nous nous isolons de l'existence universelle. La véritable individua-lité est celle qui transpose ses sentiments dans la région idéelle la plus élevée. Il y a des hommes pour qui même les idées les plus générales, une fois entrées dans leur tête, y revêtent une nuance particulière qui les ferait reconnaître, sans erreur possible, pour les leurs. D'au-tres, au contraire, ont des concepts si dénués de toute originalité qu'on se demande s'ils ont bien été engendrés par un être de chair et de sang.

L'acte représentatif confère déjà à notre vie intellec-tuelle une empreinte individuelle. Chacun de nous est placé à un point de vue particulier d'où il considère l'univers. Ses concepts viennent s'adjoindre à ses percep-tions. Il pensera à sa façon les concepts généraux. Cette détermination particulière s'explique par le milieu où nous vivons, par notre situation dans l'univers et l'éten-due des perceptions qui en découle pour nous.

A cette détermination s'en oppose une autre qui

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dépend de notre organisation individuelle, laquelle est une chose unique et bien définie. Chacun de nous asso-cie à ses perceptions certains sentiments dont l'intensité peut varier. C'est là le facteur individuel propre à chaque être humain. Et c'est ce qui reste, une fois que nous avons fait le décompte de toutes les déterminations dues à notre situation et à notre milieu.

Une vie toute de sentiment, dénuée de pensées, per-drait bientôt contact avec le monde. Pour l'homme qui aspire à un épanouissement de toutes ses facultés, la connaissance des choses va de pair avec le dévelop-pement et l'affinement de la vie du sentiment.

C'est par le sentiment que les concepts commencent à s'animer d'une vie concrète.

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VII

EXISTE-T-IL DES LIMITES A LA CONNAISSANCE ?

Nous avons établi que, pour expliquer la réalité, l'homme puise les éléments à deux sources qui sont la perception et la pensée. Comme nous l'avons vu, nous sommes organisés de telle sorte que la réalité pleine et totale, y compris nous-mêmes en tant que sujets, nous apparaît d'abord comme une dualité. La connais-sance triomphe de cette dualité en reconstituant la tota-lité à l'aide des deux éléments de la réalité: la perception d'une part, et le concept élaboré par la pensée d'autre part. Par opposition à l'entité totale, constituée par la perception et le concept, appelons « monde des appa-rences » l'aspect sous lequel l'univers nous est donné avant que l'acte de connaissance lui ait fourni sa forme adéquate. Nous pouvons dire, dès lors, que l'univers nous est donné sous forme d'une dualité, et que l'acte de connaissance en recompose l'unité. Une philosophie qui part de ce principe fondamental peut être appelée Monisme. S'y oppose une autre théorie, celle des deux mondes, ou Dualisme. Cette dernière suppose, non pas deux aspects d'une seule et unique réalité, divisée par notre organisation, mais deux mondes absolument dif-

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férents l'un de l'autre. Puis elle recherche dans l'un les principes permettant d'expliquer l'autre.

Le dualisme repose sur une fausse conception de ce que nous appelons la connaissance. Il sépare l'ensemble de l'existence en deux domaines ayant leurs pro-pres lois, et il les maintient dans une opposition de fait.

De ce genre de dualisme est née la distinction entre l'objet perçu et la « chose en soi »; Kant l'a introduite dans la science qui depuis ne s'en est jamais débarrassée. D'après ce qui précède, notre organisation spirituelle est faite de telle sorte que toute chose ne peut jamais être donnée qu'à titre de perception. La pensée triomphe ensuite de l'isolement des perceptions, en assignant à chacune la place qui lui revient dans l'ordre universel. Tant que nous considérons les diverses parties compo-sant l'univers comme des perceptions, nous obéissons simplement, en les isolant, à une loi de notre être sub-jectif. Mais considérer la somme de toutes les percep-tions comme une partie du tout et lui opposer ensuite une seconde partie qui serait la chose en soi, n'est que spéculation gratuite, simple jeu de concepts. On élabore une opposition artificielle sans parvenir à donner un contenu au second des deux domaines, car le contenu d'une chose ne saurait jamais être puisé que dans la perception.

Tout mode d'existence que l'on suppose hors du domaine de la perception et du concept doit être rejeté à titre d'hypothèse injustifiée. La « chose en soi » rentre dans cette catégorie. Il est normal que l'école dualiste ne trouve aucun rapport entre ce principe universel aussi hypothétique et les données expérimentales. Le seul moyen de fournir un contenu à ce principe, c'est d'em-prunter (tout en se le dissimulant) le contenu au monde des perceptions. Sinon la chose en soi demeure un con-cept vide, un non-concept qui n'a du concept que la

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forme. Le dualiste prétend généralement que le contenu de ce concept est inaccessible à notre connaissance; nous pouvons bien savoir qu'un tel contenu existe, mais non en quoi il consiste. Dans les deux cas, surmon-ter le dualisme est impossible. Si l'on introduit dans le concept de « chose en soi » quelques éléments abstraits, empruntés au monde expérimental, il demeure néan-moins impossible de ramener la riche expérience de la vie concrète à quelques propriétés qui à leur tour sont empruntées au monde des perceptions. Du-Bois Rey-mond pense que la position et les mouvements des atomes imperceptibles de la matière engendrent la sen-sation et le sentiment, et il conclut que nous ne pour-rons jamais expliquer d'une manière satisfaisante com-ment la matière et le mouvement donnent naissance à la sensation et au sentiment, car « il est à jamais incom-préhensible que des atomes de carbone, d'hydrogène, d'azote, etc. ne restent pas indifférents à leur position et à leurs mouvements passés, présents et futurs. 11 n'est pas possible d'entrevoir comment la conscience pourrait surgir de l'ensemble de leurs actions ». Cette conclusion caractérise bien la tendance de cet état d'es-prit: du monde riche de la perception on isole la position et le mouvement. On les transpose ensuite dans le monde hypothétique des atomes. Puis on s'étonne que, de ce principe fabriqué de toutes pièces avec quelques éléments tirés de la perception, on ne puisse faire décou-ler toute la vie concrète.

Si le dualiste, qui se sert du concept d'« en soi » totalement vide de contenu, ne parvient pas à expliquer le monde, il le doit à la définition de son principe, indi-quée plus haut.

Le dualisme se voit toujours obligé d'assigner d'in-franchissables limites à notre faculté de connaître. Au contraire, le monisme sait que tout ce dont il a besoin

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pour expliquer une donnée quelconque du monde exté-rieur peut être trouvé dans le domaine perceptible. Seules les difficultés accidentelles dans le temps ou l'espace, ou bien des insuffisances de l'organisation, peuvent empêcher d'y parvenir, — non point de l'orga-nisation humaine en général, mais seulement de celle propre à chaque individu.

D'après les précisions que nous avons données à pro-pos du concept « connaissance », il ne saurait être ques-tion de limites de la connaissance. La connaissance n'est pas une affaire cosmique d'ordre général, mais bien un acte que l'homme règle avec lui-même. Les choses ne demandent aucune explication. Elles existent et agissent les unes sur les autres d'après des lois que la pensée peut trouver. Elles existent indissolublement liées à ces lois. Notre individualité les rencontre et ne saisit d'elles tout d'abord que ce que nous avons désigné sous le nom de perception. Mais à l'intérieur de notre moi réside la force capable d'atteindre aussi l'autre par-tie de la réalité. Lorsque le moi a su réunir en lui les deux éléments de la réalité qui dans l'univers sont inti-mement liés, alors le besoin de connaître se trouve satis-fait: le moi a de nouveau retrouvé la réalité.

C'est donc le moi qui établit les conditions premières pour que la connaissance puisse apparaître en lui. C'est lui-même qui pose les questions relatives à la connais-sance. Il les emprunte à l'élément limpide et transparent de la pensée. Lorsque nous nous posons des questions sans pouvoir y répondre, il y a de fortes présomptions pour que leur contenu soit insuffisamment clair et précis dans tous les détails. Car enfin, ce n'est pas l'univers, mais nous-mêmes qui nous posons des questions.

Je puis imaginer qu'il me manque toute possibilité de répondre à une question trouvée quelque part déjà

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toute formulée, si je ne connais pas la sphère d'où a été tiré son contenu.

Dans le domaine de notre connaissance, il s'agit de questions qui surgissent en nous, du fait de l'opposition entre une sphère conceptuelle relative à la totalité de l'univers, et une sphère de perceptions conditionnée par le lieu, le temps et notre organisation subjective. Ma tâche consiste à unir ces deux sphères qui me sont bien connues. On ne saurait ici parler d'une limite de la con-naissance. Tel ou tel problème peut momentanément rester inexpliqué, parce que le lieu d'observation adopté ne nous permet pas de percevoir tous les éléments qui entrent en jeu. Mais ce que l'on n'a pas découvert aujourd'hui peut se découvrir demain. Les limites de cette sorte sont éphémères; le progrès de la perception et de la pensée permet de les dépasser.

Le dualisme commet l'erreur de transposer sur des entités purement imaginaires et étrangères au monde de la perception, l'antinomie objet-sujet qui n'a de sens que dans le domaine de la perception. Or, dans le champ de la perception, les choses sont séparées seu-lement tant que l'observateur s'abstient de penser. En effet, la pensée supprime toute séparation et en dévoile le caractère uniquement subjectif. On peut donc dire que le dualisme accorde à des entités situées au-delà des perceptions certaines qualités qui, même pour la perception, n'ont qu'une valeur relative. Il subdivise de ce fait les deux facteurs (perception et concept) indis-pensables à l'acte de connaissance, en quatre facteurs: 1° l'objet en soi; 2° la perception que le sujet a de cet objet; 3° le sujet; 4° le concept qui ramène la perception à l'objet en soi. La relation de l'objet au sujet est réelle; le sujet est vraiment (dynamiquement) influencé par l'objet. Ce processus réel, dit-on, n'arrive pas à notre conscience, mais suscite chez le sujet une réaction contre

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l'influence provenant de l'objet. Le produit de cette réac-tion est la perception. Celle-ci enfin parvient à la cons-cience. L'objet a une réalité objective (indépendante du sujet), et la perception une réalité subjective. Cette réa-lité subjective, le sujet la relie à l'objet. Le rapport ainsi établi est de nature purement idéelle. Le dualisme sépare donc l'acte de connaissance en deux parties: l'une, pro-duction de l'objet de perception à partir de la chose en soi, se déroule hors de la conscience; l'autre, réunion de la perception au concept, et liaison de celui-ci à l'objet, se passe à l'intérieur de la conscience. Dans ces conditions, il est clair que le dualisme tient ses concepts pour des représentations d'ordre purement subjectif de ce qui se passe hors de sa conscience. Pour un tel dualisme le processus objectif-réel, qui se déroule dans le sujet et engendre la perception, demeure inconnaissable, et à plus forte raison les rapports objectifs des choses en soi. Selon lui, l'homme ne peut se forger que des représen-tants conceptuels de la réalité objective. Le lien qui unit les choses entre elles et les relie objectivement avec notre esprit individuel (pris comme chose en soi) se situe au-delà de la conscience, dans un « en soi » dont — là encore — nous ne pouvons avoir en nous qu'une représentation conceptuelle.

D'après le dualisme, ce serait réduire tout l'univers à un schéma abstrait que de ne point postuler des rapports réels à côté des rapports conceptuels reliant les objets entre eux. Autrement dit: le dualisme trouve que les principes idéels accessibles à la pensée sont trop in-consistants; il lui faut encore des principes réels (substan-tiels) pouvant soutenir les premiers.

Examinons de plus près ces principes réels. L'homme naïf (réalisme naïf) considère les objets de l'expérience pratique comme des réalités. Le fait de pouvoir toucher les choses de ses mains, les voir de ses yeux, est, pour

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lui, un témoignage de leur réalité. « Rien n'existe qu'on ne puisse percevoir », tel est pour ainsi dire l'axiome premier de l'homme naïf. Cette affirmation peut être retournée et garde toujours sa signification: « Tout ce qu'on peut percevoir, existe ». La meilleure preuve à l'appui de cette maxime nous est fournie par la manière dont le réaliste se représente l'immortalité et les esprits. Il imagine l'âme comme une matière sensible très subtile qui peut même, dans certaines circonstances, devenir visible au regard des humains (croyance naïve aux fantômes).

A côté de ce monde réel, le réaliste naïf considère que tout le reste, et surtout le monde des idées, est irréel, « purement idéel ». L'apport de notre activité pensantè n'est qu'une simple réflexion sur les objets. La pensée n'ajoute rien de réel à la perception.

L'homme naïf voit dans la perception sensible la seule preuve de la réalité, en ce qu,i concerne non seulement l'existence des choses mais aussi l'ordonnancement des phénomènes. A son avis, une chose ne peut agir sur une autre que si une force, perceptible aux sens, part de l'une pour affecter l'autre. La physique ancienne croyait que des matières très subtiles émanaient des corps et pénétraient dans notre âme par la voie de nos organes sensoriels. Si nous ne les voyons pas, disait-on, c'est que la grossièreté de nos sens, comparée à la finesse de ces matières, nous en empêche. Le même motif qui fai-sait admettre la réalité du monde sensible faisait admet-tre en principe celle de ces matières subtiles: on imagi-nait leur mode d'existence analogue à celui de la réalité sensible.

Pour la conscience naïve, l'expérience idéelle, malgré son caractère absolu, ne paraît pas aussi réelle que l'expérience sensible. Un objet conçu simplement « en pensée » passe pour chimère jusqu'à ce que la percep-

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lion sensible puisse établir la certitude de sa réalité. On peut dire, en résumé, que l'homme naïf réclame, en plus du témoignage idéel de la pensée, le témoignage réel des sens. L'origine des formes primitives de la croyance en un supra-naturalisme se fonde sur ce besoin. Pour la conscience naïve, le Dieu qui nous est donné par la pensée ne sera toujours qu'un Dieu « imaginé ». Cette conscience exige que Dieu se manifeste par des moyens accessibles aux sens. Il doit revêtir une forme corporelle. On accorde peu de confiance aux témoignages de la pensée, sauf peut-être lorsque la divinité manifeste de façon concrète sa présence, et que celle-ci peut être dûment constatée par les sens, par exemple dans la trans-formation d'eau en vin.

L'acte de connaissance lui-même, l'être naïf se le représente comme un processus analogue aux processus sensibles. Les choses produisent une impression dans l'âme, ou bien elles émettent des images qui pénètrent par la voie de nos sens.

Ce que l'homme naïf peut percevoir par les sens, il le tient pour réel; ce qu'il ne peut percevoir de cette ma-nière (Dieu, l'âme, la connaissance, etc.), il se le repré-sente par analogie avec les choses perçues.

Lorsque le réalisme naïf fonde une science, il n'attend d'elle rien d'autre que la description précise du contenu des perceptions. Les concepts ne lui sont que des moyens pour atteindre ce but. Ils ne sont là que pour créer des pendants idéels aux perceptions. Concernant les choses elles-mêmes, ils n'ont aucune importance. Ce réalisme naïf tiendra pour réels les divers exemplaires (perçus ou perceptibles) de l'espèce tulipe. Mais l'idée unique de « tulipe » est pour lui une abstraction, une image irréelle de la pensée; l'âme se l'est constituée à partir des caractéristiques communes à tous les exemplaires de tulipe.

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Le réalisme naïf qui postule la réalité des perceptions se trouve réfuté par l'expérience pratique; celle-ci nous enseigne que le contenu de la perception est de nature éphémère. La tulipe que je vois est réelle aujourd'hui, mais dans une année elle aura disparu. Ce qui a survécu, c'est l'espèce « tulipe ». Or cette espèce n'est, pour le réalisme naïf, qu'une idée, et non une réalité. Cette philosophie se trouve donc dans la situation suivante: ce qu'elle nomme réalité surgit et disparaît, tandis que le monde soi-disant irréel survit au réel. Force lui est donc d'admettre, à côté des perceptions, certaines valeurs idéelles. Il lui faut accepter des entités que ses sens ne perçoivent pas. Le réalisme naïf se justifie vis-à-vis de lui-même en imaginant leur mode d'existence en analo-gie avec celui des objets sensibles. Ces réalités, hypothé-tiquement admises, sont par exemple les forces invisibles qui permettent aux choses, perçues par nos sens, d'agir les unes sur les autres. Ainsi l'hérédité prolonge ses effets au-delà de l'individu, et grâce à elle cet individu en engendre un autre qui lui est semblable — et l'espèce se perpétue. Citons également le principe vital qui anime l'organisme, l'âme à laquelle la conscience naïve attribue toujours un concept emprunté, par analogie, à la réalité sensible. Citons enfin l'Etre divin tel que le conçoit le réalisme naïf; il l'imagine anthropomorphe, c'est-à-dire comparable à l'homme dont le comportement peut être perçu.

La physique moderne ramène les sensations à des phé-nomènes affectant les particules des corps matériels, et à une matière infiniment subtile, appelée éther. Par exemple, ce que nous ressentons comme de la chaleur est, dans l'espace occupé par le corps qui la provoque, un mouvement de ses molécules. Là encore, on imagine le non-perceptible par analogie avec le perceptible. Le pendant sensible du concept « corps » consiste en un

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espace fermé de toutes parts, à l'intérieur duquel des boules élastiques se meuvent en tous sens, se heurtent entre elles, heurtent les parois et rebondissent.

Sans de telles hypothèses, l'univers du réalisme naïf se réduirait à un agrégat incohérent de perceptions sans aucun rapport entre elles et incapables de se grouper pour former une unité. Or, pour en arriver à de pareilles hypothèses, le réalisme naïf doit nécessairement com-mettre une inconséquence. S'il veut rester fidèle à sa proposition: « Seul le perceptible est réel » — il n'a pas le droit d'admettre des réalités là où il n'en perçoit point. Les forces non-perceptibles qui émanent des choses perceptibles représentent, si l'on reste fidèle à son point de vue, des hypothèses injustifiées. Et parce qu'il ne connaît pas d'autres réalités, il confère à ces forces hypothétiques un contenu de perception. Il applique donc un mode d'existence (l'existence perceptible) à un domaine où manque le seul moyen qui pourrait en témoi-gner: la perception sensible.

Cette théorie contradictoire en soi, conduit au réa-lisme métaphysique. Celui-ci construit, à côté de la réa-lité perceptible, une autre réalité qui n'est pas percep-tible, et qu'il imagine analogue à la première. Le réa-lisme métaphysique est donc nécessairement un dua-lisme.

Le réalisme métaphysique situe la réalité partout où il remarque un lien entre des choses perceptibles (se rap-procher par un mouvement, prendre conscience d'un phénomène objectif, etc.). Le lien qu'il remarque, il ne saurait le percevoir; il ne peut que l'exprimer par la pensée. C'est arbitrairement qu'il fait de cette relation idéelle une chose analogue aux choses perceptibles. Ainsi, pour cette philosophie, l'univers réel est consti-tué de deux parties: les objets perçus qui sont en perpé-tuel devenir, surgissent et disparaissent; puis les forces

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non-perceptibles, l'élément durable qui engendre les objets perceptibles.

Le réalisme métaphysique est un mélange contradic-toire de réalisme naïf et d'idéalisme. Les forces hypo-thétiques qu'il postule sont des entités non-perceptibles, dotées de qualités propres aux perceptions. Outre le domaine pour lequel la perception sert de moyen de connaissance, cette philosophie se voit obligée de sup-poser un second domaine qui, inaccessible à la percep-tion, est réservé à la seule pensée. Mais cette école ne se décide point pour autant à reconnaître au concept (idée), qui est la forme d'existence fournie par la pensée, une valeur équivalente, qui s'ajoute à la perception comme second facteur. Or, si l'on veut éviter la notion contradictoire d'une « perception non-perceptible », il faut bien avouer que, pour les liens que la pensée établit entre les perceptions, nous ne connaissons aucune autre forme d'existence que celle du concept. Dès que l'on rejette ce qui dans le réalisme métaphysique est injus-tifié, l'univers apparaît comme la somme des perceptions et de leurs rapports conceptuels (idéels). Le réalisme Métaphysique mène donc à une théorie qui exige, pour les perceptions que l'on puisse les percevoir, et pour les rapports entre les perceptions que l'on puisse les penser. Cette philosophie ne saurait, à côté des domaines de la perception et du concept, en admettre un troisième, où les deux principes dits « principe réel » et « principe idéel » régneraient en même temps.

Le réalisme métaphysique prétend qu'en dehors du rapport idéel entre l'objet perçu et son sujet percevant, il doit encore exister un rapport réel entre la « chose en soi » de la perception et la « chose en soi » du sujet perceptible (appelé « esprit individuel »). Cette affirma-tion repose sur l'hypothèse erronée d'un processus exis-tentiel non-perceptible, analogue aux processus du mon-

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de sensible. Par ailleurs, le réalisme métaphysique dit: je puis établir un rapport idéel conscient avec le monde de mes perceptions, mais avec le monde réel je ne puis établir qu'un rapport dynamique (de force). C'est là une erreur que nous avons déjà dénoncée précédemment. En effet, c'est seulement à l'intérieur du monde de la perception (domaine des sensations tactiles), et non point en dehors de ce monde, qu'il peut être question d'un rapport de forces.

Lorsque le réalisme métaphysique abandonne ses éléments contradictoires, il aboutit à la philosophie défi-nie précédemment et que nous appelons Monisme; car elle rassemble en une unité d'ordre supérieur le réalisme absolu et l'idéalisme.

Pour le réalisme naïf, le monde réel est une somme d'objets perçus; le réalisme métaphysique qualifie de réalité non seulement les perceptions, mais également les forces invisibles; le monisme remplace les forces par les rapports idéels que la pensée lui fait acquérir. Les lois naturelles sont un exemple de ces rapports. Une loi naturelle n'est pas autre chose que l'expression conceptuelle d'un rapport entre certaines perceptions.

Le monisme n'a aucune raison de chercher, en dehors de la perception et du concept, d'autres principes expli-catifs de la réalité. Dans tout le domaine de la réalité, rien ne l'y incite. Il. voit dans le monde de la perception, tel qu'il est donné à l'observation immédiate, une « moi-tié de réalité ». L'union de celle-ci avec le monde des concepts lui fournit la réalité totale. Le réaliste méta-physicien peut objecter au moniste: compte tenu de ta propre organisation, il se peut que ta connaissance soit complète en soi, et qu'aucun élément ne lui manque; mais tu ignores comment le monde se reflète dans une intelligence autrement agencée que la tienne. Le moniste répondra: s'il existe d'autres intelligences que celles

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des hommes, si leurs perceptions ont un aspect différent des nôtres, cela n'a de signification pour moi que dans la mesure où je l'apprends par l'acte perceptif et par le concept. Lorsque je perçois — acte spécifiquement humain —, je me trouve sujet en face d'un objet. Si, de ce fait, la continuité des choses est interrompue, grâce à la pensée le sujet rétablit ce lien. Par cet acte, il s'insère à nouveau dans le tout universel. Seule cette dimension subjective fait que tout semble interrompu, justement entre la perception et le concept. En consé-quence, la réunion de ces deux parties nous fait accéder à une connaissance véritable. Pour des êtres ayant d'autres possibilités perceptives (par exemple deux fois plus d'organes sensoriels), la continuité serait rompue à un autre point, et son rétablissement devrait s'effec-tuer d'une manière propre à ces êtres. La question des limites de la connaissance ne se pose donc que pour le réalisme naïf et le réalisme métaphysique; tous deux ne voient dans le contenu de l'âme qu'une représentation idéelle du monde. Car pour eux, ce qui se trouve hors du sujet est un absolu, fondé en soi, — tandis que le contenu du sujet est une image de cet absolu, mais image totalement extérieure à cet absolu. La perfection de la connaissance dépend d'une ressemblance plus ou moins fidèle entre l'image et l'objet absolu. Un être doué de moins d'organes sensoriels que l'homme perce-vra une moins grande partie de l'univers; un être doué de plus d'organes en percevra une plus grande partie. Le premier aura donc une connaissance moins parfaite que le second.

Le monisme voit la chose tout autrement. C'est l'orga-nisation spéciale de l'être percevant qui fait que la continuité universelle apparaît scindée en sujet et objet. L'objet n'est pas absolu, mais simplement relatif, par rapport au sujet particulier. Pour surmonter cette oppo-

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sition, il est donc indispensable de recourir à un moyen spécifique, propre au sujet. Dans l'acte de perception le moi se trouve séparé du monde, mais dans l'acte pen-sant il réintègre ce monde, et dès lors le problème dis-paraît puisqu'il découlait précisément de la séparation.

Un être autrement conformé aurait un autre mode de connaissance. Le nôtre suffit à nous fournir une réponse aux questions que notre être peut poser.

Le réalisme métaphysique est amené à se demander quelle est l'origine du contenu de nos perceptions et par quoi le sujet est-il affecté.

Pour le monisme, la perception est déterminée par le sujet. Mais ce dernier détient du même coup, dans la pensée, le moyen de supprimer la détermination dont lui-même était l'auteur.

Le réalisme métaphysique se heurte à une nouvelle difficulté lorsqu'il veut expliquer comment les images que nous nous formons de l'univers se ressemblent d'un individu à l'autre. Il doit se demander: comment se fait-il que cette image de l'univers, que je construis avec mes perceptions subjectivement déterminées et avec mes concepts, soit analogue à celle élaborée par un autre individu, à l'aide de ces deux mêmes facteurs subjectifs ? Comment puis-je induire de mon image subjective à celles des autres individus ? Du fait que les hommes arrivent finalement à s'accorder, le réalisme métaphy-sique croit pouvoir admettre une ressemblance entre leurs images subjectives. De cette ressemblance, il con-clut à la similitude des esprits individuels, supports des sujets percevants, autrement dit, des moi « en soi », supports de ces sujets.

Ainsi, à partir d'une somme d'observations portant sur des effets, on arrive à induire la nature de leurs causes. Nous croyons qu'un nombre suffisant d'obser-vations permet de savoir comment les causes que nous

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avons dégagées agiront en d'autres circonstances. C'est ce qu'on nomme une conclusion par induction. Nous serons amenés à en modifier les résultats si, par la suite, surgissent de nouvelles observations inattendues; car, malgré tout, le caractère du résultat reste toujours déterminé par l'aspect individuel des observations. Le réalisme métaphysique prétend que cette connaissance conditionnelle des causes suffit amplement aux besoins de la vie pratique.

Le raisonnement par induction constitue la base mé-thodique du réalisme métaphysique moderne. Il fut une époque où l'on croyait pouvoir dégager du concept quelque chose qui ne soit plus seulement concept. A partir des concepts, on pensait pouvoir découvrir les entités réelles de la métaphysique dont le réalisme métaphysique avait besoin. Aujourd'hui, cette manière de philosopher est révolue. En revanche, on pense qu'un nombre suffisamment important de faits perçus permet de conclure à la nature de la « chose en soi » qui est à leur base. On tente maintenant de dégager l'élément métaphysique à partir de la perception, comme on le faisait jadis à partir du concept. Partant des concepts dotés d'une parfaite transparence, on croyait pouvoir dégager, avec une absolue certitude, l'élément métaphysique. Mais les perceptions n'ont pas cette même transparence. Chacune est légèrement diffé-rente de celle du même ordre qui la précède. Au fond, les conclusions tirées des perceptions précédentes se trouvent quelque peu modifiées par chacune des sui-vantes. Le tableau que l'on se fait de la métaphysique n'est juste que dans une certaine mesure; il est sujet à des retouches ultérieures. Le caractère propre de la métaphysique de E. von Hartmann découle de ce prin-cipe méthodique, ainsi que l'indique le sous-titre de sa première étude importante: « Résultats spéculatifs obte-

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nus par la méthode inductive des sciences naturelles ». La forme que le réalisme métaphysique donne actuel-

lement à ses « choses en soi » résulte de la méthode inductive employée. Ses réflexions concernant le proces-sus de la connaissance lui ont fourni la certitude qu'il existe également dans l'ordre universel, à côté des rap-ports subjectifs accessibles par le moyen de la perception et du concept, des rapports objectifs et réels. Partant des perceptions, il croit pouvoir définir, par la méthode inductive, comment cette réalité objective est constituée.

APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Pour observer impartialement l'expérience intérieure due à la perception et au concept, telle que nous avons essayé de l'exposer dans les précédents chapitres, nous sommes souvent troublés par certaines représentations scientifiques. La science estime que l'oeil perçoit, dans le spectre lumineux, des couleurs allant du rouge au violet. Mais au-delà du violet, le spectre connaît des forces auxquelles ne répond plus, dans une per- ception de couleur, mais bien une action (un effet) chi-mique. De même, au-delà de la couleur rouge, il y a des radiations qui n'ont qu'une action thermique. Lorsqu'on réfléchit à des phénomènes de cet ordre, on en vient à se dire: l'étendue de notre univers perceptible est liée à l'étendue de nos sens; et l'homme aurait devant lui un tout autre univers s'il pouvait s'adjoindre , des sens supplémentaires, ou simplement, si les siens changeaient de nature. A la lumière des découvertes extraordinaires à l'actif de la science moderne, on est facilement tenté de se laisser aller à des imaginations déréglées, et l'on peut arriver à la conviction suivante: seul entre dans le champ d'observation de l'homme ce qui est capable

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d'agir sur les sens, conditionnés par cette organisation humaine. L'homme n'a pas le droit de supposer que ses perceptions, limitées par la conformation de son organisme, sont une preuve certaine de la réalité, car chaque sens nouveau devrait lui en révéler une nouvelle image. Compte tenu des restrictions qui s'imposent, il s'agit là d'une conception tout à fait justifiée. Mais si on se laisse troubler par cette conviction, lors de l'analyse impartiale du rapport entre la perception et le concept, on se barre définitivement la route qui conduit à une connaissance approfondie et réelle de l'homme et de l'univers. L'expérience intérieure concernant la nature de la pensée, autrement dit: l'élaboration active des con-cepts est quelque chose de tout autre que l'expérience qui résulte de nos perceptions sensibles. Quels que soient les sens dont l'homme pourrait encore être doté: aucun d'eux ne lui donnerait accès à une réalité, si par l'acte de penser il n'ajoutait des concepts à cet ensemble de perceptions. Ainsi complété, n'importe quel sens donne à l'homme la possibilité de vivre la pleine réalité. La position de l'homme dans le monde réel et ses rap-ports avec lui n'ont rien à voir avec une éventuelle modi-fication de notre champ de perceptions consécutive à la présence de sens tout différents des nôtres. Il faut justement se rendre compte que chaque image perçue doit son aspect à l'organisation de l'être percevant, mais que cette image, travaillée et complétée par l'observation pensante (denkende Betrachtung), conduit l'homme à la réalité. Le tableau fantastique d'un monde tout différent nous apparaîtrait si nous avions d'autres sens; toutefois, ce n'est pas lui qui pousse l'homme à connaître son rapport avec l'univers, mais c'est la conviction que chaque perception ne nous livre qu'une partie de la réalité cachée en elle, et qu'elle nous détourne ainsi de cette réalité même qui est la sienne propre. A cette con-

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viction s'en ajoute une autre: l'activité pensante nous fait pénétrer dans l'autre partie de la réalité, celle qui se dis-simulait à la perception. L'observation impartiale du rap-port, ici esquissé, entre les perceptions et les concepts, peut encore être perturbée lorsque, en physique il s'avère nécessaire de parler, non pas d'éléments directement perceptibles, mais de grandeurs non-perceptibles, comme les lignes de forces électriques et magnétiques. 11 peut sembler que les éléments de la réalité évoqués par la physique ne soient en rapport, ni avec le monde percep-tible, ni avec le concept élaboré par l'activité pensante. Une pareille thèse reposerait toutefois sur une illusion. Retenons d'abord que tous les résultats de la physique, s'ils ne sont pas des hypothèses injustifiées (qu'il faudrait éliminer), sont acquis par la perception et le concept. Ce qui semble non-perceptible, le physicien le transpose, par un instinct de recherche très juste, dans le champ où se situent les perceptions, et le pense sous la forme de concepts usuels dans ce domaine. Pour comprendre les forces électriques et magnétiques, on fait donc appel à un mode de connaissance qui ne diffère en rien de celui reliant une perception et son concept.— Un accroissement ou une altération des organes sen-soriels de l'homme aurait pour conséquence de modifier les images de perception et d'enrichir ou de transformer l'expérience humaine. Mais en regard de cette nouvelle expérience, la véritable connaissance ne pourrait tou-jours résulter que des échanges et rapports qui s'éta-blissent entre les perceptions et les concepts. L'appro-fondissement de la connaissance dépend des forces d'intuition qui se manifestent dans la pensée (voir page 93). Cette intuition, au cours de l'expérience qui prend forme dans l'acte pensant, pénètre plus ou moins proe.on-dément la substance de la réalité. L'élargissement du champ de perceptions peut favoriser et indirectement

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stimuler cet approfondissement. Mais il ne faut jamais confondre le progrès en profondeur qui est le vrai accès à la réalité, avec l'ampleur plus ou moins grande de notre champ de perceptions. Celui-ci ne contient toujours qu'une demi-réalité, car il est déterminé par notre organisation intellectuelle. Si l'on ne se perd pas en abstractions, on comprend toute l'importance du fait suivant: la physique doit détecter certains éléments du champ de perceptions, pour lesquels nous n'avons pas d'organe sensoriel direct comme pour la couleur ou le son; ceci n'est pas moins valable lorsqu'il s'agit de comprendre l'être humain. L'être humain concret n'est pas seulement déterminé par l'expérience du monde perceptible qui se présente immédiatement à son orga-nisme, mais aussi par la faculté qu'il a d'exclure de cette perception directe certaines valeurs. De même que l'état inconscient du sommeil est nécessaire à côté de l'état conscient de veille, ainsi l'expérience de l'homme doit nécessairement, à côté de l'horizon de ses perceptions sensibles, s'ouvrir à un horizon bien plus vaste d'élé-ments inaccessibles aux sens, mais situés dans la même sphère que celle d'où surgissent les perceptions sensibles. Tout ceci, nous l'avons déjà exprimé implicitement dans le texte principal de cet ouvrage. L'auteur ajoute ici ce développement parce qu'il a pu remarquer que bien des lecteurs n'avaient pas lu assez attentivement ce texte. Nous remarquons également que l'idée de perception telle qu'elle est exposée dans notre étude, ne doit pas être confondue avec celle de la perception sensible extérieure qui en est seulement un cas particulier. On a dû voir, d'après les explications précédentes, et l'on comprendra encore mieux par la suite, que nous enten-dons par « perception » tout ce que l'homme rencontre de sensible et de spirituel avant que l'activité concep-tuelle s'en soit saisie. Pour avoir des perceptions d'ordre

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psychique ou spirituel, les sens ordinaires ne suffisent pas. Il est inadmissible, pourrait-on objecter, d'élargir ainsi le sens habituel des termes. Or, cet élargissement est absolument nécessaire si nous ne voulons pas que le développement de notre connaissance soit définitive-ment limité par les servitudes du langage. Celui qui parle de perception, dans le sens exclusif de la percep-tion sensible, n'arrivera jamais à se faire, même de cette perception sensible, un concept vraiment utilisable pour la connaissace. Il faut quelquefois élargir un concept pour qu'il trouve ensuite, dans un domaine restreint, sa signification propre. Au contenu de pensée inclus dans un concept, il faut parfois ajouter des éléments nou-veaux pour que cette pensée ainsi complétée puisse demeurer juste ou être mise au point. On trouve par exemple à la page 103 de ce livre la formule «la repré-sentation est un concept individualisé ». On m'a repro-ché d'avoir donné à ces termes un sens inaccoutumé; or, celui-ci est nécessaire pour nous permettre de com-prendre ce qu'est réellement la représentation. Qu'ad-viendrait-il du progrès de la connaissance, si l'on devait objecter, à chaque fois qu'un concept a besoin d'être ajusté: « le sens donné à ces termes est inhabituel ».

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LA RÉALITÉ DE LA LIBERTÉ

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VIII

LES FACTEURS DE LA VIE

Récapitulons les connaissances acquises au cours des chapitres précédents. L'univers se présente à l'homme sous l'aspect d'une multiplicité, d'une somme d'éléments. Chacun de nous est un de ces éléments, un être parmi les autres. Nous appelons cet aspect de l'univers une don-née; dani la mesure où notre activité consciente ne l'en-gendre pas, mais le rencontre créé de toutes pièces, nous l'appelons une perception. Au sein de ce monde de la perception nous nous percevons nous-mêmes. Cette auto-perception ne serait qu'une perception parmi beau-coup d'autres, s'il n'y surgissait un élément capable de relier entre elles toutes les perceptions, donc aussi de les relier toutes avec celle de notre moi. L'élément qui apparaît ainsi n'est plus ni une simple perception ni une simple donnée. Il est le fruit d'une activité. Il appa-raît lié tout d'abord à ce que nous percevons comme étant notre moi. Mais de par sa signification intime, cet élément dépasse le moi. Il ajoute à chaque perception des caractéristiques idéelles; celles-ci ont des rapports entre elles et sont fondées dans le même tout. Cet élé-ment apporte des attributs idéels au résultat de l'auto-perception, comme à toutes les autres perceptions; et il oppose cette première en qualité de sujet ou « moi »,

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aux objets. Cet élément, c'est la pensée, et les attributs idéels sont les concepts et les idées. La pensée se mani-feste d'abord lors de la perception du moi; mais elle n'est pas purement subjective, car le moi ne peut s'attribuer la qualité de sujet qu'à l'aide de la pensée. Ce rapport idéel du moi avec lui-même conditionne l'existence de notre être personnel. Grâce à ce rapport, nous menons une vie purement idéelle et nous nous sentons comme une entité pensante. Cette détermination existentielle demeurerait purement conceptuelle (logique) si elle n'était complétée par d'autres propriétés de notre moi. Nous serions alors des êtres dont l'existence s'épuise-rait dans l'élaboration de rapports purement idéels entre les perceptions, et de celles-ci à nous. L'acte qui permet d'élaborer de tels rapports conceptuels se nomme « con-naissance », et l'état qui en résulte pour notre moi se nomme « savoir »; s'il en était ainsi, nous devrions nous considérer comme purs connaissants.

Or, cette condition ne se réalise pas. Nous relions à nous les perceptions, non seulement par un rapport idéel, donc à l'aide des concepts, — mais encore, comme nous l'avons vu, à l'aide du sentiment. Nous ne sommes donc pas des êtres ayant une existence exclu-sivement conceptuelle. Pour le réalisme naïf, la vie per-sonnelle est même bien plus réelle dans le domaine du sentiment que dans le domaine idéel du savoir. De son point de vue, ce réalisme a parfaitement raison d'envi-sager ainsi le problème. Car de prime abord le senti-ment est du côté subjectif ce qu'est la perception du côté objectif. D'après le principe même de ce réalisme naïf: « Tout ce qui est perceptible est réel », le senti-ment est donc le garant de la réalité de notre propre personnalité. Toutefois, le monisme en question doit ajouter au sentiment un complément identique à celui jugé indispensable à la perception, s'il la veut représen-

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tative de la réalité totale. Pour ce monisme, le sentiment, dans la forme primitive où il nous est donné, est une réalité incomplète; il ne contient pas encore son second facteur: le concept ou l'idée. C'est pourquoi le sentiment, comme la perception, apparaît toujours dans la vie avant l'acte de connaissance. Tout d'abord nous sentons que nous existons; et, en cours de notre évolution progres-sive, nous parvenons jusqu'au point où surgit, de notre existence obscurément ressentie, le concept de notre moi. Ce qui, pour nous, n'apparaît que plus tard est, à l'ori-gine, indissolublement lié au sentiment. Pour cette raison l'homme naïf en arrive à croire que l'existence se pré-sente à lui d'une manière immédiate par le sentiment, et d'une manière médiate par le savoir. Le développe-ment de la vie affective lui semble être de toute pre-mière importance. Il pense ne pas pouvoir accéder à une compréhension totale de l'univers avant de s'en être imprégné dans son sentiment. Il cherche la con-naissance non pas par le moyen du savoir, mais par celui du sentiment. Or, comme le sentiment est quelque chose d'entièrement individuel, au même titre qu'une perception, il s'ensuit que le philosophe de cette école élève au rang de principe universel un principe de por-tée strictement personnelle. Il tend à imposer son propre moi à tout l'univers. Ce que le monisme exposé ici essaie de saisir dans le concept, le philosophe du senti-ment s'efforce de l'atteindre par le sentiment, et il considère son union affective avec les objets comme bien plus immédiate.

La « philosophie du sentiment » que nous venons de caractériser est souvent désignée sous le nom de mystique. Une conception mystique, fondée uniquement sur le sentiment, commet l'erreur suivante: elle veut expérimenter ce qu'il s'agit de « connaître »; elle veut

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élever un principe individuel, le sentiment, au rang de principe universel.

Le sentiment est un acte strictement individuel, c'est-à-dire la relation du monde extérieur à nous-mêmes en tant que sujet, dans la mesure où elle s'exprime en une expérience purement subjective.

La personnalité humaine connaît encore une autre façon de s'exprimer. Le moi participe par la pensée à la vie générale de l'univers; grâce à la pensée, il relie, sous une forme purement idéelle (conceptuelle), les per-ceptions à lui-même et lui-même aux perceptions. Dans le sentiment il éprouve une relation des objets à son sujet; dans la volonté, c'est l'inverse qui se produit. La volonté est également une perception pour nous, celle du rapport individuel de notre moi au monde objectif. Ce qui, dans la volonté, n'est pas un facteur idéel, est simplement un objet de perception comme toutes les autres données du monde.

Néanmoins le réalisme naïf croit rencontrer, ici en-core, une existence bien plus réelle que celle accessible grâce à la pensée. Il voit dans la volonté un élément qui permet de percevoir immédiatement un acte en deve-nir, tandis que la pensée doit d'abord en élaborer les concepts. Ce que le moi accomplit dans son acte volon-taire constitue un processus dont on peut avoir une expé-rience immédiate. Par la volonté, cette philosophie croit réellement tenir en main le devenir universel. Grâce au vouloir elle a l'impression de pouvoir vivre l'expérience directe et réelle de ce devenir, tandis qu'elle ne peut suivre les autres événements qu'à travers la perception extérieure. La forme d'existence que revêt la volonté, au sein même du moi, devient, pour le réalisme naïf, le principe fondamental de la réalité. Cette volonté per-sonnelle lui semble être un cas particulier du devenir universel général; ce dernier, en conséquence, serait

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volonté universelle. La volonté devient donc principe universel, comme le sentiment devient pour le mystique principe de connaissance. L'école dont il est question se nomme philosophie de la volonté ou thélisme. Elle prend pour facteur constitutif de l'univers ce qui ne sera jamais que strictement individuel.

Cette « philosophie de la volonté » ne mérite pas plus le nom de science que la « mystique du sentiment ». Toutes deux prétendent que, pour pénétrer l'univers, les actes purement conceptuels ne suffisent pas. Pour toute existence elles réclament en plus du principe idéel un principe réel. Elles ont raison jusqu'à un certain point. Toutefois, pour saisir ces soi-disant principes réels, nous ne disposons que de l'acte de perception; par conséquent, les deux doctrines philosophiques, celle de la volonté et celle de la mystique du sentiment, reviennent à dire: nous avons deux sources de connaissance, la pensée et la perception; cette dernière prend un caractère individuel dans le sentiment et dans la volonté. Etant donné que les émanations d'une des sources (les expériences) ne peuvent directement se mêler à celles de l'autre (la pen-sée), les deux modes de connaissance, perception et pensée, demeurent isolés et sans moyen de communica-tion sur un plan supérieur. A côté du principe idéel, accessible au savoir, il y a, dit-on, encore un principe réel du monde, inaccessible à la pensée, mais dont on peut également faire l'expérience. En d'autres termes: la mystique sentimentale et la philosophie du vouloir se ramènent à un réalisme naïf, car les deux admettent la maxime: « Toute perception immédiate est réelle ». A la forme originelle du réalisme naïf elles ajoutent une inconséquence: elles considèrent une forme de percep-tion bien définie (sentiment ou volonté) comme seul et unique moyen de connaissance du réel. Or, avant de pouvoir prétendre cela, il leur a fallu souscrire à la pro-

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position: « Tout ce qui se perçoit est réel ». Elles de-vraient donc attribuer à la perception extérieure la même valeur de connaissance qu'au sentiment et à la volonté.

La philosophie de la volonté devient réalisme méta-physique lorsqu'elle transpose la volonté dans des sphères de l'existence, où l'expérience directe de la volonté n'est plus possible, comme elle l'était au sein même de notre propre moi. Elle admet l'hypothèse d'un principe qui existe hors du sujet, un principe pour lequel l'expé-rience subjective est le seul critère de la réalité. En tant que réalisme métaphysique, la philosophie de la volonté tombe sous la critique que nous avons faite dans le précédent chapitre. Nous y avons indiqué comment sur-monter la contradiction dont tout réalisme métaphy-sique est entaché, et nous avons fait ressortir que la volonté, si elle peut être considérée comme universelle, l'est uniquement dans la mesure où elle se relie idéel-lement au reste de l'univers.

APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

La difficulté de saisir, par l'observation, l'essence de la pensée provient de ce que cette essence ne nous échappe que trop facilement, ceci dès l'instant où nous dirigeons sur elle notre attention. Il ne reste alors de la pensée vivante qu'une abstraction morte. Si l'on consi-dère seulement cette abstraction, on se sentira facilement tenté de lui opposer l'élément bien plus « vivant » de la mystique sentimentale, ou même de la métaphysique de la volonté. Il semble étrange de vouloir saisir, par la seule pensée, l'essence du réel. Pourtant, si l'on parvient à vivre vraiment dans la pensée, on peut accéder à sa richesse intérieure et faire l'expérience à la fois du

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calme et de la mobilité qui caractérisent la vie de la pensée. A cela, l'effusion du sentiment ou le spectacle du monde de la volonté ne se comparent même pas, et on n'est guère tenté de les placer au-dessus de la pensée. C'est justement cette richesse, cette plénitude intense de l'expérience qui donne une apparence abstraite et inanimée à son reflet dans l'âme. Aucune activité de l'âme humaine n'est aussi facilement méconnue que celle de la pensée. La volonté et le sentiment réchauffent l'âme, alors même qu'ils sont à l'état de souvenirs. La pensée, une fois devenue souvenir, ne nous réchauffe que rarement. Elle semble dessécher la vie de l'âme. Or, cet aspect n'est que l'ombre très prononcée que pro-jette sa réalité lumineuse et chaleureuse au moment où elle plonge dans le monde des apparences. Pour que s'opère cette descente, une force inhérente à l'acte même de penser entre en jeu: c'est une force d'amour d'ordre spirituel. H serait faux d'objecter que voir de l'amour dans la pensée active, c'est y transposer un sen-timent, celui de l'amour. Une telle objection ne ferait que confirmer ce que nous voulons dire. Celui qui s'adonne à la nature profonde de la pensée vivante ren-contre en celle-ci aussi bien le sentiment que la volonté dans leur plus profonde substance. Celui qui, au con-traire, se détourne de la pensée au seul profit du senti-ment ou de la volonté, perd de ceux-ci la réalité essen-tielle. Faire l'expérience intuitive de la pensée conduit à une juste appréciation de l'expérience du sentiment et de la volonté. Par contre, la mystique du sentiment et la métaphysique de la volonté demeurent toujours injustes à l'égard de l'intuition pensante. Elles ont trop vite ten-dance à se considérer dans le domaine du réel, tandis que le penseur intuitif se créerait, selon elles, une image abstraite de l'univers, privée de vie et de sentiment, reflet froid et dépourvu de toute réalité concrète.

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IX

L'IDÉE DE LA LIBERTÉ

Le concept d'arbre est conditionné, pour la connais-sance, par la perception d'un arbre. En face d'une cer-taine perception, je ne puis choisir, dans le système géné-ral des concepts, qu'un seul concept bien défini. La pen-sée, appliquée à la perception, détermine médiatement et objectivement le rapport entre concept et perception. Le lien entre la perception et son concept existe impli-citement, mais ce n'est qu'après l'acte de perception qu'il peut être connu.

Tout se passe différemment lorsque l'on observe la connaissance et le rapport qu'elle établit entre l'homme et l'univers. Nous avons essayé de montrer, dans les précédents chapitres, que ce rapport s'éclaire lorsque l'observation s'y applique exempte de tout préjugé. Une juste appréciation de cette observation fournit la certi-tude que la pensée, en tant qu'entité se suffisant à elle-même, peut être directement observable. Pour s'expli-quer la pensée on pourrait être tenté de recourir à un support quelconque, tel que les phénomènes physiques du cerveau ou les processus spirituels inconscients que l'on suppose derrière la pensée consciente observée. Ce serait méconnaître les résultats auxquels aboutit l'obser-vation non prévenue de la pensée. L'homme, pendant

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qu'il observe la pensée, vit directement au sein d'une essence spirituelle autonome. On peut même dire que pour saisir la nature du spirituel, dans la forme où elle se présente d'abord à l'homme, il suffit de faire l'expé-rience de cette pensée fondée en elle-même.

Le concept et la perception apparaissent toujours séparés, sauf dans l'observation de la pensée où ils ne font qu'un. La méconnaissance de ce fait conduit à ne voir dans les concepts forgés à partir des perceptions que de pâles reflets, et de ce fait les perceptions sem-blent être la seule réalité valable. On se met dès lors à construire des univers métaphysiques calqués sur le monde perceptible: monde des atomes, de la volonté, de l'esprit inconscient. Chacun à sa manière, et sans s'en apercevoir, édifie un monde métaphysique purement hypothétique, copié sur ses propres perceptions du monde. Mais si l'on saisit le phénomène de la pensée, on comprend que la perception ne fournit qu'une partie de la réalité; pour constituer la réalité totale, il faut faire l'expérience de l'autre partie qui est la pénétration de la perception par la pensée. Ce qui surgit alors dans la conscience sous forme de pensées n'apparaît plus comme le vague reflet d'une réalité, mais comme une essence spirituelle totalement autonome dont on peut dire qu'elle parvient à la conscience grâce à l'intuition. On appelle intuition toute expérience consciente relative à un conte-nu spirituel et se déroulant dans un monde purement spirituel. C'est seulement par un acte intuitif que l'on peut saisir la nature de la pensée.

Pour arriver à se faire une idée de l'organisation phy-sique et psychique de l'être humain, il faut, gràce à une observation impartiale, avoir préalablement acquis la

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certitude de cette vérité concernant la nature intuitive de la pensée. On comprend alors que cette organisation ne saurait en rien influencer l'essence de la pensée. Ceci semble d'abord en contradiction flagrante avec l'évi-dence des faits. Pour l'expérience ordinaire, la pensée humaine ne se manifeste qu'au sein de cette organisa-tion et à travers elle. Cette manifestation s'impose si puissamment que, pour en apprécier la juste valeur, il faut tout d'abord avoir compris que le support physique et psychique n'altère nullement la nature même de la pen-sée. Dès lors, on ne peut plus méconnaître le rapport très spécial entre l'organisation humaine et la pensée. La pre-mière ne modifie nullement l'essence de la seconde; au contraire, elle s'efface, pour ainsi dire, dès que com-mence l'activité de la pensée; elle suspend sa propre acti-vité et lui laisse le champ libre. C'est dans cet espace libre que la pensée apparaît. Ce qui agit dans la pensée a un double rôle: d'abord refouler l'activité propre à l'orga-nisation humaine, ensuite en occuper la place. En effet, ce refoulement de l'organisation corporelle est une conséquence de l'activité pensante qui prépare ainsi l'ap-parition de la pensée. On comprend d'après cela com-ment la pensée trouve son pendant dans l'organisation corporelle. Cette notion une fois acquise, on ne pourra plus méconnaître le rôle que ce pendant joue pour la pensée. Lorsqu'on marche sur un sol mou, les pieds y impriment une trace. Nul ne sera jamais tenté de dire que les traces sont causées par les forces du sol qui agissent de bas en haut. Dans la formation des traces, on n'attribuera aucun rôle actif à ces forces-là. Il en est de même pour l'essence de la pensée, telle qu'elle se présente à l'observation non prévenue: bien que la pen-sée se serve du corps pour préparer son apparition, on ne sera pas pour autant poussé à croire que les traces

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imprimées dans l'organisme font partie de l'essence même de la pensée 1.

Mais alors surgit une question d'un intérêt capital. Si l'organisation humaine ne participe pas à l'essence de la pensée, quel est son rôle dans la constitution de l'entité humaine globale ? Les phénomènes que la pensée pro-voque dans cette organisation n'ont rien à voir avec la nature même de la pensée, mais contribuent à la nais-sance de la « conscience du moi » à partir de l'acte pensant. Le vrai « moi » est réellement compris dans l'essence de la pensée, mais non pas la « conscience du moi ». Pour s'en rendre compte, il suffit d'observer sans prévention la pensée. Le « moi » se trouve exister dans la pensée même; la « conscience du moi », par contre, surgit du fait que les traces de l'activité pensante se gravent dans la conscience générale, comme nous l'avons exposé plus haut. (C'est donc grâce à l'organisation corporelle que surgit la conscience du moi. Ne confon-dons pas cela avec l'assertion, selon laquelle la cons-cience du moi, une fois apparue, demeure dépendante de l'organisation corporelle. Une fois engendrée, elle s'in-corpore à la pensée et fait dorénavant partie de la nature spirituelle de cette dernière).

La « conscience du moi » est bâtie sur l'organisation humaine. Les actes volontaires émanent de cette dernière. Pour trouver le rapport qui existe entre la pensée, le moi conscient et l'acte volontaire, observons au préalable, conformément à ce qui a été exposé

' Note de l'auteur: Dans les ouvrages ultérieurs j'ai exposé sous différents aspects la

valeur et l'influence de cette conception, par exemple en psychologie et en physiologie. Je n'ai voulu exposer ici que les résultats accessibles à tout observateur impartial de la pensée.

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antérieurement comment l'acte volontaire naît de l'organi-sation humaine2.

Lors d'un acte volontaire il faut tenir compte du motif et du « pouvoir d'impulsion » 3. Le motif est un facteur conceptuel ou représentatif. Le « pouvoir d'im-pulsion » (ou mobile) est le facteur du vouloir directe-ment conditionné par l'organisation humaine. Le fac-teur conceptuel ou motif est le déterminant instantané du vouloir; le « pouvoir d'impulsion » est le détermi-nant permanent de l'individu. Un concept pur ou une représentation (concept ayant un rapport précis avec une perception) peut devenir le motif du vouloir. Des concepts généraux et individuels (représentations) de-viennent des motifs du vouloir, par le fait qu'ils influ-encent l'individu et le poussent à agir dans un certain sens. Un seul et même concept (ou une représentation) agit sur chaque individu différemment. Il incite chacun d'eux à des actes dissemblables. Le vouloir ne résulte donc pas seulement du concept ou de la représentation, mais aussi de la constitution individuelle de l'être hu-main. Cette constitution individuelle, nous l'appelons « disposition caractérologique » ou « tempérament par-ticulier » (sur ce point nous pouvons suivre E. von

Note de l'auteur: De la page 124 jusqu'au présent passage le texte de la première

édition a été remanié et complété en vue de la seconde édition (1918). 3 Note du traducteur: Pour bien souligner l'intention de l'auteur, nous avons traduit

« Triebfeder » par « pouvoir d'impulsion ». Nous n'avons pas utilisé le terme « mobile », pris dans le sens de tendance, élément qui pousse à agir, force plus ou moins irrationnelle ou même inconsciente. « Mo-bile » est souvent utilisé comme synonyme de « motif », et prend alors une signification à peu près équivalente: raison d'agir ou cause qui fait agir. Or, le présent passage tend à établir la différence entre la tendance innée qui pousse à agir, et le motif qui est une vue de l'es-prit, un principe réfléchi influant sur la partie intelligente de notre nature.

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Hartmann). La manière dont les concepts et les repré-sentations influencent le tempérament particulier de l'homme confère à la vie de celui-ci une certaine em-preinte morale ou éthique.

La disposition caractérologique est constituée par le contenu plus ou moins permanent de notre vie subjec-tive, c'est-à-dire par nos expériences représentatives et émotives. Une représentation incidemment surgie en moi, m'incite à une certaine activité volontaire, selon la façon dont elle réagit vis-à-vis de mes autres représenta-tions et de mes sentiments personnels. Or, ma vie représen-tative est conditionnée par la somme des concepts qui, au cours de mon existence individuelle, ont rencontré des per-ceptions, c'est-à-dire sont devenus des représentations. Ces dernières dépendent de ma faculté intuitive plus ou moins développée et de l'étendue de mon champ d'ob-servation, autrement dit du facteur subjectif et du facteur objectif de mes expériences: détermination intérieure et milieu. Ma disposition caractérologique est plus spécia-lement influencée par ma vie émotive. Selon que j'éprouve de la joie ou de la peine en face d'une repré-.sentation ou d'un concept, j'en ferai ou non le motif de mon action. Tels sont les éléments qui entrent en jeu pour chaque acte volontaire. La représentation im-médiatement présente, ou le concept, en devenant motifs, définissent le but, les fins de mon vouloir; mon tempérament particulier m'incite à orienter mon acti-vité vers ce but. Ainsi, par exemple, la représentation d'une promenade à faire pendant la demi-heure qui suit détermine le but de mon acte. Mais cette représentation ne devient motif du vouloir que si elle rencontre en moi une disposition caractérologique favorable; en d'autres termes: si ma vie passée m'a appris l'utilité des prome-nades, l'importance de la santé, — et si la représentation « promenade » éveille en moi un sentiment de plaisir.

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Nous avons donc à distinguer: 1" les dispositions subjectives possibles qui permettent à telles représenta-tions et tels concepts de devenir des motifs; 2° les concepts et les représentations possibles, susceptibles d'influencer les dispositions de mon caractère, pour qu'il en résulte un vouloir. Les premières conditions repré-sentent les tendances (pouvoir d'impulsion), les secondes les fins de notre conduite morale.

Pour découvrir le pouvoir d'impulsion qui est à la source de notre comportement moral, il suffit d'analyser les éléments constitutifs de notre vie individuelle.

La première phase de la vie individuelle est celle de la perception, plus exactement: la perception sensorielle. Ici, nous touchons à un domaine de notre être où la perception se transforme immédiatement en volonté, sans qu'interviennent ni sentiments ni concepts. Le pou-voir d'impulsion de l'homme qui, dans ce cas, entre en jeu, est généralement désigné par le mot instinct. La satisfaction de nos besoins inférieurs, purement ani-maux (faim, sexualité, etc.), se réalise de cette manière. L'élément caractéristique de cette vie instinctive, c'est la spontanéité avec laquelle une perception isolée dé-clenche le vouloir. Ce mode de détermination du vou-loir est, à l'origine, l'apanage exclusif des sens inférieurs; mais il peut également être étendu aux sens supérieurs. A la perception de n'importe quel événement du monde extérieur nous pouvons faire succéder directement une action, sans l'intermédiaire de la réflexion ou d'un sen-timent. Il en est ainsi, par exemple, pour les conven-tions de la vie sociale. Le pouvoir d'impulsion de tels actes s'appelle tact ou sensibilité morale. Plus les actes déclenchés directement par la perception se répètent, plus le sujet devient capable d'agir sous la seule influence du tact: le tact devient alors une de ses disposition caractérologiques.

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La seconde phase de la vie humaine est celle du senti-ment. Aux perceptions du monde extérieur se rattachent certains sentiments. Ceux-ci peuvent devenir « pouvoir d'impulsion », mobiles d'action. Par exemple, lorsque je vois un homme affamé, ma compassion peut consti-tuer l'impulsion de mon acte. On pourrait citer encore d'autres sentiments de ce genre: la honte, la fierté, l'honneur, le respect, le remords, la pitié, le désir de vengeance, la reconnaissance, la fidélité, l'amour, le sentiment du devoir (14).

La troisième phase de la vie concerne la pensée et la représentation. A la suite d'une pure réflexion, il se peut qu'une représentation ou un concept devienne motif d'action. La représentation devient motif par le fait que, durant notre existence, nous ne cessons de rattacher à des perceptions certains buts de notre vou-ioir, et que ces perceptions reviennent sans cesse sous une forme plus ou moins modifiée. Cela explique pour-quoi, chez l'homme doué d'expérience, certaines per-ceptions qui surgissent dans la conscience appellent iné-vitablement la représentation d'actes qu'il a déjà exécu-tés ou vu exécuter dans des conditions semblables. Dorénavant ces représentations lui tiendront lieu de modèles déterminants pour toutes ses décisions futures; elles font partie de ses dispositions caractérologiques. Nous appellerons expérience pratique ce genre de pouvoir d'impulsion du vouloir. L'expérience pratique se fond peu à peu dans ce que nous avons appelé le tact. C'est le cas lorsque des images typiques d'actions se sont unies, dans notre conscience, aux représentations de certaines situations de la vie; nous pouvons alors renoncer à toute réflexion fondée sur l'expérience et passer directement de la perception au vouloir.

Le stade le plus élevé de la vie individuelle est celui de la pensée conceptuelle sans rapport avec un quel-

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conque contenu perceptif. Nous déterminons le contenu d'un concept par une intuition pure, nous le tirons de la sphère idéelle. Un tel concept n'a de rapport avec aucune perception donnée. Si nous déclenchons notre vouloir à l'aide d'un concept relatif à une perception, c'est-à-dire d'après une représentation, c'est finalement cette per-ception qui nous détermine par l'intermédiaire de la pen-sée conceptuelle. Mais lorsque nous agissons sous l'in-fluence d'intuitions, le pouvoir d'impulsion de nos actes nous vient de la pensée pure. Il est d'usage, en philoso-phie, d'appeler la pure faculté pensante « raison »; il nous paraît indiqué de nommer raison pratique le pouvoir d'impulsion moral que nous venons de caracté-riser. Kreyenbühl (15) nous fournit une étude lucide sur l'agent moteur du vouloir. Son travail nous semble être un des documents les plus importants de la philosophie contemporaine, surtout en ce qui concerne l'éthique. Kreyenbühl définit l'impulsion dont nous venons de par-ler comme un a priori pratique, — en d'autres termes une impulsion d'agir qui découle directement de mon intuition.

Ce genre d'impulsion ne peut évidemment plus être mis au rang des dispositions caractérologiques. Car ici, le pouvoir d'impulsion n'est plus seulement un élément individuel en moi, mais il est le contenu idéel, par con-séquent universel, de mon intuition. Dès l'instant où j'admets que ce contenu serve de base et de point de départ à une action, j'entre dans la sphère du vouloir; peu m'importe alors que le concept existe en moi depuis longtemps, ou qu'il y pénètre au moment d'engager l'action, — c'est-à-dire qu'il se trouve ou non en moi sous forme de disposition.

Un acte volontaire n'est réellement possible que si une impulsion spontanée du vouloir, sous forme de concept ou de représentation, agit sur la disposition

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caractérologique. Cette impulsion devient alors motif du vouloir.

Les motifs de la conduite morale sont des représen-tations ou des concepts. Certains moralistes considèrent que le sentiment est également un motif éthique. Ils disent par exemple que la prétention de l'individu à un maximum de joie est un motif d'action morale. Or, la joie elle-même ne saurait devenir un motif; seule la représentation de la joie le peut. La représentation d'un sentiment à venir, non point le sentiment lui-même, peut agir sur mon caractère. Car au moment de l'action, le sentiment ne se manifeste pas encore; on attend au contraire qu'il résulte de cette action.

La représentation de son propre bien-être ou de celui d'autrui est considérée, à juste titre, comme un motif du vouloir. Le principe qui nous fait agir en vue de nous assurer le maximum de joie, c'est-à-dire d'atteindre le bonheur individuel, s'appelle l'égoïsme. Les uns cher-chent ce bonheur personnel sans égard et même aux dépens de celui des autres (pur égoïsme); les autres travaillent au bien d'autrui parce qu'ils espèrent bénéfi-cier indirectement de leur bonheur, ou alors parce qu'ils craignent que le malheur d'autrui puisse léser leurs propres intérêts (morale de l'intérêt). Le contenu d'une morale égoïste dépendra de la représentation qu'on se fait de son propre bonheur et de celui des autres. Ce qui semble enviable (bien-être, espoir de bonheur futur, délivrance de certains maux, etc.) détermine le contenu de l'égoïsme.

Le contenu purement conceptuel constitue un second motif d'action. Si la représentation d'une joie person-nelle concerne seulement une action isolée, le contenu conceptuel, par contre, fonde l'action sur tout un sys-tème de principes moraux. Ceux-ci, enoncés sous forme de concepts abstraits, peuvent régler la vie morale sans

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que l'individu ait à se préoccuper de leur origine. Dans ce cas, nous éprouvons simplement comme un comman-dement, comme une nécessité morale notre subordina-tion au concept moral qui domine nos actes. La justifi-cation de cette nécessité incombe à celui qui exige la soumission morale: l'autorité morale admise par nous (chef de famille, l'Etat, moeurs, autorité de l'Eglise, révélation divine). Ce genre de morale revêt pour nous une forme particulière lorsque le commandement nous est donné par une autorité non pas extérieure, mais intérieure (autonomie morale). Nous entendons alors une voix intérieure à laquelle nous devons nous soumettre, et nous disons d'elle qu'elle est la voix de notre conscience.

11 y a progrès moral lorsque le motif d'action ne découle plus simplement d'une autorité extérieure ou intérieure, mais dès que l'homme s'efforce de com-prendre les causes pour lesquelles telle ou telle maxime doit servir de motif à son vouloir. Ce progrès mène d'une morale d'autorité à une activité fondée sur la compréhension morale. A ce niveau de moralité l'hom-me s'efforce de connaître par lui-même les exigences de la vie morale. Son comportement sera guidé par ce savoir. Ces exigences sont, entre autres: 1° le plus grand bien (entendu comme but en soi) de toute l'hu-manité; 2° le progrès culturel, ou l'évolution de l'huma-nité vers une perfection toujours plus grande; 3° la réalisation de fins morales individuelles, intuitivement données.

Le plus grand bien de toute l'humanité aura, bien entendu, pour chaque individu une signification diffé-rente. Cette maxime ne se rapporte pas à une représen-tation précise de ce bien; elle implique simplement que chaque individu, ce principe une fois accepté, s'efforce

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de faire ce qui, à son avis, favorisera le mieux le bien général.

Pour celui auquel les bienfaits de la civilisation procurent un sentiment de plaisir, le progrès en ce sens s'avère être un cas particulier du principe précédent. Il aura seulement à envisager la possibilité de perte et de destruction de certaines valeurs qui contribuent aussi au bien-être de l'humanité. Mais, abstraction faite du sentiment de plaisir associé au progrès de la civilisation, il est également possible de concevoir ce dernier comme une nécessité morale. Il devient alors un principe moral particulier, en plus du précédent.

Ces deux maximes, celle du bien général comme celle du progrès culturel, reposent sur la représentation, c'est-à-dire sur le rapport établi entre le contenu des idées morales et certaines expériences (perceptions) données. Le principe moral le plus élevé que l'on puisse conce-voir ne contient jamais a priori de tels rapports, mais jaillit à la source de la pure intuition et cherche, après coup seulement, son rapport avec la perception (avec la vie). La détermination de ce qu'il faut vouloir pro-cède, ici, d'une toute autre instance que dans les cas précédents. L'homme qui professe le principe moral du bien général se demande d'abord quelle contribution son idéal apporte, à travers chacun de ses actes, à ce bien général. Il en est de même pour celui qui obéit au prin-cipe moral du progrès culturel. Mais il existe encore un principe supérieur: au lieu de résoudre un cas parti-culier en fonction d'un but moral bien spécifié, il accorde une valeur relative à toutes les maximes morales et dé-cide, en chaque cas, de celle qui doit prédominer. Il peut se faire que, selon les circonstances, on donne la préférence au progrès de la civilisation, ou au bien général, ou encore à son propre bonheur, pour en faire le motif de ses actes. Mais lorsque toutes les causes

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déterminantes passent à l'arrière-plan, c'est à l'intuition conceptuelle que revient le rôle prédominant. Les autres motifs n'occupent plus la première place et le contenu idéel seul devient motif de l'action.

Parmi les dispositions caractérologiques, nous avons accordé le degré le plus élevé à celle qui agit sous forme de pensée pure, de raison pratique. L'intuition concep-tuelle, nous l'avons montré, est, de tous les motifs, le plus élevé. Après un examen approfondi, nous voyons bientôt qu'à ce niveau du comportement moral, puis-sance d'impulsion et motif se confondent; autrement dit que nos actes ne dépendent plus d'une disposition caractérologique prédéterminée, ni d'un principe moral extérieur admis comme norme. Pas plus qu'il n'est exécuté automatiquement sous une pression extérieure, l'acte ne dépend d'un modèle ou d'une règle. Au con-traire, cet acte est totalement déterminé par sa sub-stance idéelle.

La faculté d'intuition morale est la condition d'un tel acte. L'homme qui n'a pas le don de ressentir pour chaque cas particulier la maxime morale correspon-dante, ne parviendra jamais jusqu'au vouloir réelle-ment individuel.

A ce principe de moralité s'oppose celui de Kant: « Agis de telle sorte que les principes de ton action puissent être érigés en maxime universelle ». Cette maxime est la mort de toute impulsion individuelle d'agir. Mon action morale sera déterminée non point par ce que feraient tous les autres, mais par ce qu'exige le cas individuel qui se présente à moi.

A ce qui vient d'être dit, un jugement superficiel pour-rait peut-être objecter: comment l'action saurait-elle être à la fois individuelle au cas présent et à la situation particulière, — et néanmoins tirée de l'intuition et déter-minée de manière purement idéelle ? Cette objection

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repose sur une confusion entre le motif moral et le con-tenu perceptible de l'action. Ce dernier peut devenir motif; il l'est, par exemple, dans le cas du progrès cul-turel, ou de l'acte égoïste; mais lorsqu'on agit par pure intuition morale, il ne l'est pas. Certes, le moi dirige naturellement son regard sur ce contenu perceptible, mais il ne se laisse pas déterminer par lui. Il l'utilise seulement pour se former un concept de connaissance; quant au concept moral correspondant, le moi ne le tire pas de l'objet. Le concept de connaissance que je tire d'une situation donnée ne devient concept moral que si je m'appuie sur un principe de moralité précis. Tant que je reste exclusivement sur le terrain de la morale du genre « progrès culturel », je parcours le monde avec un itinéraire tout tracé. De chaque événement qui me frappe et me préoccupe jaillit en même temps un devoir moral, à savoir: contribuer à ce que cet événe-ment serve le progrès de la civilisation. Par le concept se dévoile la structure naturelle d'un phénomène ou d'une chose, mais ces phénomènes et ces choses sont aussi porteurs d'une étiquette morale qui m'instruit (en ma qualité d'être moral) sur la conduite éthique à suivre. Cette étiquette morale est justifiée dans son domaine; à un niveau supérieur, cependant, elle coïn-cide avec l'idée qui surgit en moi vis-à-vis du cas concret.

La faculté d'intuition varie selon les individus. Chez les uns les idées jaillissent sans cesse; les autres les acquièrent péniblement. Les situations dans lesquelles l'homme se trouve ne sont pas moins dissemblables, et ce sont elles qui servent de théâtre à ses activités. Les actions d'un être humain dépendent donc de la manière dont sa faculté intuitive réagira en face d'une situation donnée. Le monde des idées, si général soit-il, prend en chacun de nous une forme individuelle; ainsi, la somme

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d'idées agissant en nous forme le contenu réel de notre intuition. Dans la mesure où il oriente les actes, ce con-tenu intuitif constitue la substance morale de l'individu. L'impulsion morale, le mobile suprême consiste à expri-mer, à réaliser librement cette substance; c'est en même temps le motif le plus noble aux yeux de quiconque a reconnu que tous les autres principes de moralité se rencontrent en fin de compte dans cette substance. Nous appellerons ce point de vue l'individualisme éthique.

Ce qui caractérise une action intuitivement détermi-née, c'est d'avoir trouvé l'intuition toute individuelle correspondant au cas concret. A ce stade de moralité on ne peut parler de concepts éthiques généraux (normes, lois) que dans la mesure où ils résultent d'une généra-lisation des impulsions individuelles. Les normes géné-rales présupposent toujours certains états de faits con-crets d'où elles sont déductibles. Or, ces états de faits, c'est précisément l'action humaine qui doit d'abord les créer.

L'examen des principes (éléments conceptuels) qui régissent les actes des individus, des peuples et des époques fournit bien une éthique; mais celle-ci est une étude expérimentale du comportement moral, non pas une science des normes morales. Les lois qui s'en dé-gagent sont vis-à-vis de l'action humaine comme les lois naturelles vis-à-vis d'un phénomène donné. Mais elles ne sont absolument pas identiques aux impulsions qui gouvernent nos actes. Pour comprendre en quoi un acte humain découle du vouloir moral, il faut d'abord étudier le rapport de ce vouloir à l'acte et envisager des actions où ce rapport est l'élément déterminant. Lors-qu'on réfléchit, par la suite, à de tels actes, on peut trouver les maximes morales qui s'y appliquent. Au moment de l'action, je suis poussé par la maxime mo-rale, dans la mesure où elle se trouve exister intuitive-

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ment en moi; elle est associée à un sentiment d'amour pour l'objet que je veux réaliser. Je ne demande à per-sonne ni à aucune règle si je dois agir. J'exécute cette action dès que j'en ai conçu l'idée. C'est à cette condi-tion seulement que l'action m'appartient: elle est mienne. Au contraire, lorsqu'on agit selon certaines normes éthiques, l'action n'est que la conséquence des prin-cipes inscrits dans le code moral. L'homme ne fait qu'exécuter; il est un automate d'ordre supérieur. Qu'on introduise dans sa conscience une raison d'agir, et aus-sitôt les rouages de ses principes moraux se mettent en marche et tournent régulièrement pour accomplir une action chrétienne, humanitaire, désintéressée, civilisa-trice, etc. Mais si j'agis par amour pour l'objet, alors seulement je peux dire: j'agis moi-même. A ce niveau de moralité, ce n'est pas tel maître au-dessus de moi, telle autorité extérieure ou telle voix soi-disant intérieure qui me guident. Mon acte n'est soumis à aucun principe venant du dehors, parce que j'ai trouvé en moi-même la cause d'agir, l'amour de cette action. Je n'examine plus, au moyen de l'intellect, si mon action doit être jugée soit bonne, soit mauvaise; je l'accomplis parce que je l'aime. Elle sera « bonne », si mon intuition toute imprégnée d'amour s'accorde harmonieusement avec les grandes lois de l'univers, dont l'expérience vivante ne peut être qu'intuitive. Dans le cas contraire, elle sera « mauvaise ». Je ne me demande pas non plus ce que les autres feraient dans mon cas; mais j'agis suivant ce que mon individualité m'incite à vouloir. Ni l'usage commun, ni les coutumes, ni les maximes généralisantes, ni même une norme morale ne me dirigent directement, mais bien mon amour de l'action. Je n'éprouve aucune contrainte, pas plus celle de la nature dominant mes instincts que celle des lois morales, mais je veux sim-plement accomplir ce que je me sens appelé à faire.

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Les défenseurs des lois morales pourraient objecter: si chaque individu n'aspire qu'à vivre sa propre vie et à faire ce qui lui plaît, il n'y a plus de différence entre les bonnes actions et les crimes; toute malhonnêteté, cachée en moi, peut prétendre à se réaliser aussi bien que mes intentions de servir le bien général. Ce qui compte pour l'être moral, ce n'est pas le fait d'agir selon une idée, mais d'examiner si cette action est bonne ou mauvaise. Je ne l'exécuterai que dans le premier cas.

Cette objection se présente assez naturellement, mais résulte d'une fausse interprétation de ce qui vient d'être exposé. En effet, pour connaître la nature du vouloir humain, il faut distinguer entre le chemin qui conduit ce vouloir jusqu'à un certain degré d'évolution, et l'as-pect particulier que revêt le vouloir lorsqu'il approche ce but. Sur son chemin, les normes jouent un rôle parfaite-ment justifié. Mais l'intention profonde du vouloir consiste à réaliser des buts moraux conçus par pure intuition. L'homme y parvient, dans la mesure où il possède la faculté intuitive de s'élever jusqu'à la sub-stance idéelle de l'univers. Dans le vouloir individuel, des éléments autres que le mobile ou le motif se trouvent généralement mêlés à ces buts. Mais l'intuition peut tout de même y être déterminante ou co-déterminante. On fait ce que l'on doit faire; l'homme offre le champ d'action où le devoir se transforme en acte. Je dis de lui que c'est mon acte personnel lorsque je l'engendre moi-même. L'impulsion, dans ce cas, vient de l'individu. Et, en vérité, pour être individuelle, une action volontaire doit toujours provenir d'une intuition. Dire du crime et du méfait qu'ils sont des expressions de l'individualité au même titre que l'intuition pure, ce serait compter les instincts aveugles parmi les facteurs de l'individua-lité humaine. Or, l'instinct aveugle qui pousse au crime ne découle pas d'une intuition et n'appartient pas à

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l'essence individuelle de l'homme; il se rattache à ce que l'homme a en lui de plus général, de plus commun avec les autres; c'est précisément sa substance individuelle qui l'incite à s'en dégager de plus en plus. L'essence indi-viduelle en moi, ce n'est pas mon organisme avec toutes ses tendances et affectivités, mais c'est le monde unitaire des idées, lequel se manifeste dans cet organisme. Mes désirs, mes instincts, mes passions sont la preuve même de mon appartenance à l'espèce humaine. Par contre, le fait qu'un élément idéel s'exprime d'une manière parti-culière au sein de ces désirs, passions et sentiments démontre que mon individualité existe. Par mes instincts et désirs, je suis pareil à tous les autres; et si je me dis-tingue en tant qu'individu, c'est grâce à la forme particu-lière de l'idée qui me permet de dire « Je », je suis un individu. Les caractéristiques de ma nature animale ne pourraient me différencier des autres qu'aux yeux d'un étranger, tandis que par ma pensée, c'est-à-dire par la compréhension active de l'élément idéel qui s'exprime dans mon organisme, je me distingue moi-même des autres. On ne peut donc pas dire que l'acte du criminel résulte de l'idée. Ce qui le caractérise, c'est qu'il ressort précisément des éléments extra-idéels de l'homme.

Toute action qui tire sa source de la part idéelle de l'entité individuelle est ressentie comme étant une action libre. Celles qui se basent sur d'autres éléments, que ce soit la contrainte de la nature ou l'impératif d'une norme morale, sont ressenties comme des actions impo-sées.

L'homme est libre dans la mesure où il est capable, à chaque instant de sa vie, de n'obéir qu'à lui-même. Une action morale n'est véritablement mon action que si elle peut être nommée libre dans le sens ici décrit. Pour l'instant, il s'agissait de savoir dans quelles condi-tions une action voulue est ressentie comme étant libre.

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Nous verrons par la suite comment cette idée de la liberté, conçue d'une manière purement éthique, se réalise dans l'entité humaine.

L'acte libre n'exclut pas les lois morales; au contraire il les inclut. Par contre, il s'avère supérieur à l'acte simplement dicté par ces lois. Pourquoi une action accomplie par amour favoriserait-elle moins le bonheur de tous que celle commise uniquement par devoir de servir ce bonheur ? Le principe du devoir pur élimine la liberté, parce qu'il renie le facteur individuel et exige sa soumission à la norme générale. L'acte libre ne se conçoit que du point de vue de l'individualisme éthique.

Mais la coexistence est-elle possible là où chacun n'aspire qu'à mettre son individualité en valeur ? Cette objection vient du « moralisme » mal compris. Selon lui, une collectivité humaine n'est possible que si ses mem-bres se trouvent unis par un ordre moral fixé en com-mun. Ce moralisme est imperméable au caractère uni-taire du monde idéel. Il ne comprend pas que le monde des idées agissant en moi est le même que celui qui agit en chacun de mes semblables. Certes, cette unité ne se connaît que grâce à l'expérience; elle en est le résultat, et il doit en être ainsi. Car si elle pouvait être accessible par une autre voie que celle de l'observation, son do-maine cesserait d'être celui de l'expérience individuelle pour devenir celui de la norme commune. L'individualité n'est possible que là où chaque individu ne connaît l'autre que par son observation personnelle. Si je me distingue de mon semblable, ce n'est point parce que nous vivons dans deux mondes spirituels totalement différents, mais au contraire, parce que d'un monde spirituel commun à tous deux nous recevons chacun des intuitions différentes. Lui veut réaliser ses propres intui-tions, moi les miennes. Si réellement nous puisons tous deux à l'idée, sans obéir à une impulsion extérieure (phy-

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sique ou spirituelle), nous nous rencontrerons forcément dans la même aspiration, dans les mêmes intentions. Tout malentendu d'ordre moral, toute collision entre les hommes moralement libres est impossible. Seul l'homme qui n'est pas libre moralement, enchaîné par l'instinct naturel ou l'impératif d'un devoir accepté, repousse son voisin qui n'obéirait pas au même instinct ou à la même loi. « Vivre par amour de l'action, et laisser vivre en étant compréhensif pour leur vouloir», — ainsi parle la maxime fondamentale de l'homme libre. Il ne connaît qu'un seul « tu dois », celui que son vou-loir accepte intuitivement. Vis-à-vis de chaque cas pré-cis c'est toujours son pouvoir idéel qui dirigera son vouloir.

Si le germe de la sociabilité n'était depuis l'origine implanté dans la nature humaine, aucune loi extérieure ne pourrait le lui fournir. Les individus parviennent à vivre côte à côte pour la simple raison qu'ils participent à un seul et même esprit. L'homme libre vit dans la confiance que les autres êtres libres appartiennent comme lui au même monde spirituel, et que leurs inten-tions rencontrent les siennes. Libre, il n'exige jamais l'approbation des autres; mais il l'attend, parce qu'elle est inhérente à la nature humaine. Tout cela ne vise pas telles ou telles institutions extérieures forcément différentes les unes des autres, mais concerne une attitude intérieure, une disposition de l'âme grâce à laquelle l'homme vit sa propre individualité, dans un respect parfait de la dignité humaine, au milieu d'autres hommes libres qu'il sait estimer.

On me dira sans doute que cette conception de l'hom-me libre est une pure chimère, nulle part réalisée. Nous avons à faire à des hommes réels, et il n'est guère à espérer en leur moralité que s'ils obéissent à un commandement moral, s'ils conçoivent leur mission

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morale comme un devoir et s'abstiennent de suivre libre-ment leurs penchants et leur amour. — Je ne le nie point, car ce serait faire preuve d'aveuglement. Soit, mais si c'est là notre ultime conviction, alors renonçons à tout simulacre de moralité et disons clairement: tant que la nature humaine n'est pas libre, il faut la forcer à agir. Que l'on se serve de moyens physiques ou de lois morales pour triompher de la non-liberté, que l'homme devienne esclave de son instinct sexuel ou reste enchaî-né à une moralité conventionnelle, tout cela — pris sous un certain angle — est sans la moindre importance. Mais alors, ne prétendons pas que l'homme ait le droit de nommer sienne une action lorsqu'il y est poussé par une force étrangère. Toutefois, du sein de l'ordre imposé émergent des esprits libres, des hommes qui ont su se trouver eux-mêmes dans cette confusion de moeurs, de lois, de pratiques religieuses, etc. Ils sont libres dans la mesure où ils n'obéissent qu'à eux-mêmes; ils sont non-libres chaque fois qu'ils font acte de soumission. Qui de nous peut prétendre être vraiment libre en toutes ses actions ? Et cependant, en chacun de nous habite une entité plus profonde, en qui parle la voix de l'hom-me libre.

Notre vie se compose d'actions libres et d'actions non-libres. Le concept d'« être humain » n'aura pas été pensé jusqu'au bout, tant qu'on n'aura pas découvert que l'esprit libre est la suprême expression de la nature humaine. Nous ne sommes véritablement hommes que dans la mesure où nous sommes libres.

C'est pur idéal, dira-t-on. Sans doute, mais un idéal qui travaille en toute réalité dans la profondeur de notre être et s'efforce de monter à la surface. Non point un idéal de rêve ou d'imagination, mais un idéal doué de vie et qui, même sous la forme la plus imparfaite de son développement, s'annonce clairement. Si l'homme

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n'était qu'une créature naturelle, la recherche d'un idéal, c'est-à-dire d'idées momentanément ineffectives, mais dont on réclame la réalisation, serait une absurdité. Pour les choses du monde extérieur, l'idée est détermi-née par la perception; tout ce que nous pouvons faire, c'est reconnaître le lien entre l'idée et la perception. Il n'en est pas de même pour l'homme. Son existence n'est pas déterminée sans sa participation; son véritable concept d'homme moral (esprit libre) n'est pas relié a priori et objectivement à l'image de perception « hom-me » de manière à être ensuite simplement constaté par la connaissance. C'est lui-même qui doit relier son propre concept avec la perception « homme ». Concept et perception ne se recouvrent que si l'homme les amène à se recouvrir. Pour y parvenir, il doit préalable-ment avoir élaboré le concept d'esprit libre, c'est-à-dire son propre concept. Dans le monde objectif, notre orga-nisation a tracé une frontière entre perception et con-cept; l'acte de connaissance triomphe de cette frontière. Cette même frontière existe dans la nature subjective de l'homme. Il en triomphe au cours de son évolution lorsque, par la manifestation de son être, il permet au concept de se réaliser. Ainsi, tant la vie intellectuelle de l'homme que sa vie morale nous montrent la dualité de sa nature: percevante (expérience directe) et pensante. Par la connaissance, la vie intellectuelle surmonte cette double nature; la vie morale y parvient par la réalisation effective de l'esprit libre. Tout être possède son concept inné (la loi de son existence et de son activité); dans le monde extérieur, ce concept est indissolublement lié à la perception; il n'en est séparé qu'à l'intérieur de notre organisme spirituel. En réalité chez l'homme le concept et la perception existent d'abord séparément, pour être ensuite tout aussi effectivement réunis par lui. On peut encore objecter: à notre perception de

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l'homme correspond, à chaque instant de la vie, un concept aussi précis qu'à la perception de toute autre chose. On peut se former le concept de l'homme-type, et également le trouver dans le monde des perceptions. Si l'on y ajoute encore le concept d'esprit libre, on détiendrait alors deux concepts pour le même objet.

Ce raisonnement est mal conduit. En tant qu'objet de perception, je suis soumis à un changement continuel. Dans mon enfance, mon adolescence, à l'âge mûr j'étais chaque fois différent. Bien plus, à tout instant mon image de perception diffère de la précédente. Ces modifications peuvent résulter du fait qu'en elles s'exprime soit tou-jours le même homme-moyen, ou bien la manifestation de l'esprit libre. C'est à ces sortes de modifications qu'est soumis l'objet de perception sur lequel se dirige mon activité.

L'homme, objet de perception, a la possibilité de se métamorphoser, tout comme la graine de la plante peut devenir plante complète. La plante se développe grâce aux lois objectives contenues en elle; l'homme demeure dans son état imparfait, s'il ne saisit pas lui-même l'élé-ment modificateur qu'il recèle, s'il ne se transforme pas par ses propres moyens. La nature se contente de faire de l'homme une créature naturelle; la société fait de lui un être agissant conformément aux lois; lui seul peut se transformer en un être libre. La nature libère l'homme une fois qu'il a atteint un certain degré de son développement; la société conduit cette évolution jusqu'à une prochaine étape; l'homme seul peut la parachever.

La morale de la liberté ne prétend pas que l'esprit libre soit la seule forme sous laquelle l'être humain puisse exister. Mais elle considère que cette spiritualité libre est l'ultime degré de l'évolution humaine. Elle ne conteste pas qu'à une certaine étape de l'évolution l'action selon des normes soit justifiée, mais elle ne

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saurait l'admettre comme l'absolu du point de vue moral. L'esprit libre triomphe des normes en ce sens qu'il puise ses motifs d'action non seulement dans les commandements, mais également dans ses propres im-pulsions (intuitions).

Kant déclare: « Devoir ! Nom sublime et vénéré qui n'admet aucun plaisir ni aucune flatterie, mais exige la soumission..., toi qui établis une loi... devant laquelle toutes les inclinations s'évanouissent, même si elles la combattent secrètement... » — L'homme conscient de l'esprit libre lui réplique: « Liberté ! Nom très cher, nom humain. Tu contiens en toi toute ma prédilection morale, tout ce qui ennoblit au plus haut point ma valeur humaine; tu ne m'asservis à personne et ne m'imposes aucune loi. Tu sais que mon amour moral se sentirait esclave devant toute loi imposée; c'est pourquoi tu attends qu'il désigne la loi qu'il acceptera en toute liberté ».

Telle est l'opposition entre la morale de l'autorité et la morale de la liberté.

Le philistin considère que l'ordre extérieur est l'incar-nation même de la moralité. 11 trouvera peut-être que l'esprit libre est un homme dangereux. Une telle attitude provient de ce que son regard borné ne franchit pas les limites de son époque. S'il pouvait regarder au-delà, il s'apercevrait vite que l'esprit libre n'éprouve pas plus que lui le besoin de transgresser les lois de son pays, et que jamais il n'a à se mettre en contradiction avec elles. Car les lois de l'Etat sont inspirées entièrement par les intuitions d'esprits libres, comme toutes les autres lois objectives de moralité. 11 n'est pas de loi exercée par l'autorité familiale qui, avant d'être codifiée, n'avait été conçue de manière intuitive par un ancêtre. Les conven-tions morales, elles aussi, furent à l'origine fixées par des hommes. Il en est de même pour les lois de l'Etat,

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toujours conçues par des hommes d'Etat. Ces esprits ont imposé leurs lois aux hommes, et ceux-ci n'en sont esclaves que s'ils oublient cette origine et voient en elle soit des ordres extra-humains, soit des principes impé-ratifs indépendants de l'homme et donc objectifs, soit la voix intérieure faussement mystique et douée d'auto-rité absolue. Par contre, au lieu de négliger cette ori-gine, on peut y chercher la marque de l'homme; alors, les lois se révèlent comme étant une part de ce même monde idéel d'où nous puisons nos intuitions morales. Quiconque pense en détenir de meilleures s'efforcera de les mettre à la place de celles qui règnent; mais si ces dernières semblent justifiées, nos actes se confor-meront à ces règles, comme si elles étaient nôtres.

L'homme, dit-on, est sur terre pour réaliser un ordre moral universel conçu en dehors de lui; — cette formule est sans fondement. Appliquée à la science de l'homme, elle équivaudrait à l'attitude qu'avait jadis la science de la nature lorsqu'elle prétendait encore que le tau-reau a des cornes pour se défendre. La science moderne a évolué et ne postule plus un tel point de vue finaliste. Mais l'éthique a plus de mal à s'en débarrasser. Or, tout comme les cornes n'existent pas pour donner un coup de corne, mais au contraire, que le taureau s'en sert pour se défendre, — de même l'homme n'est pas fait pour la moralité, mais la moralité existe grâce à l'homme. L'homme libre se conduit moralement parce qu'il possède une idée morale, et non point pour que la moralité existe. Les individus humains doués d'idées morales inhérentes à leur nature sont les conditions premières de l'ordre moral universel.

L'individualité humaine est la source de toute morali-té et constitue le point central de toute vie sur terre. L'Etat, la société ne sont que la conséquence nécessaire de l'existence individuelle. Certes, l'Etat et la société

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réagissent à leur tour sur la vie individuelle, comme le coup de corne (rendu possible par la présence des cornes) réagit sur le développement des cornes, tandis que l'inaction les atrophierait. L'individu lui aussi s'atro-phierait, s'il menait une vie isolée, hors de toute collec-tivité humaine. C'est bien dans le but de réagir d'une façon aussi favorable que possible sur les individus que se forme l'ordre social.

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X

PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ ET MONISME

L'homme naïf n'accorde de réalité aux choses que s'il peut les voir et les toucher; de même, il réclame dans le domaine de sa vie morale des motifs de vouloir qui lui soient perceptibles. Il lui faut un être les lui commu-niquant d'une manière qui soit accessible à ses sens. Il se les fera dicter, sous forme de commandements, par celui qu'il juge plus sage et plus puissant que lui, ou au-quel il attribue, pour une autre raison, un pouvoir supé-rieur. C'est ainsi que se sont formés les principes mo-raux déjà mentionnés: l'autorité familiale, celle de l'Etat, de la Société, de l'Eglise et de Dieu. L'homme naïf a toujours foi en quelqu'un d'autre; celui qui est déjà plus évolué se laisse dicter sa conduite morale par une collec-tivité (Etat, Société). Il s'appuie toujours sur des pou-voirs perceptibles. Lorsqu'enfin naît en lui la conviction que ces êtres ne sont pas moins faibles que lui, il s'adresse à une puissance supérieure, à un être divin qu'il pourvoit de qualités que ses sens peuvent perce-voir. De lui il se fait communiquer, toujours sous forme perceptible, le contenu conceptuel de sa conduite morale: soit que Dieu apparaisse dans le buisson ardent, soit qu'il vienne parmi les hommes dans une enveloppe

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corporelle, pour leur apprendre ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire.

Au degré suprême de la vie morale, le réalisme naïf émet l'hypothèse d'un commandement (idée morale) indépendant de toute entité étrangère, d'une puissance absolue surgissant en nous. La voix de Dieu qui jadis venait de l'extérieur, l'homme la perçoit maintenant en lui-même comme une force autonome. Cette voix inté-rieure il l'identifie avec sa propre conscience.

Le stade de la conscience naïve se trouve ainsi dépas-sé, et nous entrons dans le domaine où les lois morales deviennent normatives et indépendantes. Elles n'ont plus de support et s'érigent en entités autonomes. Elles sont analogues aux forces visibles-invisibles du réalisme métaphysique; celui-ci ne cherche pas à découvrir la réalité sous l'aspect qui lui est propre dans l'activité pensante de l'homme, mais émet une hypothèse qu'il ajoute à l'expérience. Ce réalisme métaphysique s'ac-compagne toujours de normes morales extra-humaines. C'est donc également dans le domaine des réalités extra-humaines qu'il cherchera l'origine de la morale. Là, plusieurs possibilités lui sont offertes. Si l'en-tité supposée est conçue comme une puissance privée de pensée, obéissant à des lois purement méca-niques (il doit en être ainsi pour le matérialisme) 1, elle engendre l'individu humain avec tous ses attributs, selon une nécessité également mécanique. Dans ce cas, la conscience de la liberté est pure illusion: je me tiens pour le créateur de mes actes, alors que ce sont en réa-lité la matière, ses mouvements et ses lois qui agissent en moi. Je me crois libre; en fait toutes mes actions ne

' Note de l'auteur: Au sujet du « matérialisme » et de la signification de ce terme,

voir la note à la fin de ce chapitre.

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sont que la conséquence de phénomènes matériels con-ditionnant mon organisme physique et spirituel. Notre sentiment de liberté vient uniquement de ce que nous ignorons les motifs qui nous contraignent. En effet, le matérialiste déclare: « Nous devons souligner que le sen-timent de liberté repose sur l'absence de motifs exté-rieurs qui nous contraignent ». « Nos actes sont néces-sités comme notre pensée » (16).

Il existe encore une autre possibilité, celle de conce-voir comme un être spirituel cette puissance absolue extra-humaine, cachée derrière les apparences. C'est dans cette force spirituelle que l'on cherchera à puiser les impulsions d'agir. Les principes moraux qui surgissent dans la raison humaine seront consirérés comme des émanations de cet être en soi, lequel a au sujet de l'homme des intentions précises. Pour un tel dualiste, les lois morales semblent donc être dictées par l'être absolu; au moyen de sa raison, l'homme doit approfondir les résolutions de cet être et les exécuter ensuite. Le dualiste voit dans l'ordre moral de l'univers le reflet perceptible d'un ordre supé-rieur caché. La moralité terrestre est la manifestation de l'ordre universel extra-humain. Dans cet ordre moral, ce n'est point l'homme qui importe, mais l'être en soi, l'entité extra-humaine. L'homme doit faire ce que cet être veut. E. von Hartmann se représente l'être en soi comme une divinité dont l'existence n'est que douleur; il pense que cet être divin aurait créé l'univers pour être libéré par lui de sa souffrance infinie. Ce philosophe envisage donc l'évolution morale de l'humanité comme un processus de rédemption de la divinité. « Le pro-cessus universel ne pourra être mené à bonne fin que si, se servant de leur conscience indépendante, les individus construisent un ordre moral universel. » « L'existence réelle est l'incarnation de la divinité; le processus uni-

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versel reflète l'histoire de la passion du Dieu incarné; ce processus est en même temps la voie de rédemption de celui qui fut crucifié dans la chair. Par le comporte-ment moral l'homme concourt à abréger ce calvaire et cette rédemption » (17). Ici, l'homme n'agit donc pas parce qu'il le veut, mais il doit agir parce que Dieu veut être libéré. Si le dualiste matérialiste réduit l'homme au rôle d'automate et que ses actes obéissent purement et simplement à des lois mécaniques, le dualiste spiritua-liste (celui qui place l'être en soi, l'absolu, dans un do-maine spirituel dont l'homme ne peut avoir aucune expérience consciente) fait de l'homme un esclave de la volonté de cet Absolu. La liberté est tout aussi impos-sible dans le matérialisme que dans le spiritualisme extrême. Cette exclusion est réelle chaque fois que l'on transpose la réalité véritable en un domaine extra-humain, inaccessible à l'expérience, comme le fait le réalisme métaphysique.

En conséquence, c'est pour la même raison que le réalisme naïf et le réalisme métaphysique sont amenés à nier la liberté: ils ne voient dans l'être humain que l'exécutant de principes nécessairement imposés. Le réaliste naïf tue la liberté, soit en acceptant l'autorité d'un être directement perceptible ou d'un être imaginé par analogie avec les choses perceptibles, soit en se soumettant à une voix intérieure abstraite qu'il prend pour sa « conscience ». Le réalisme métaphysique ne se préoccupe que de l'extra-humain et, de ce fait, ne peut admettre la liberté de l'homme; en effet, il le laisse déterminer de façon mécanique ou morale par un « être en soi ».

Le monisme se voit obligé de donner raison, jusqu'à un certain point, au réalisme naïf, car il admet la valeur de la perception. Tant que l'homme est incapable de produire par intuition des idées morales, il lui faut les

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recevoir d'autrui. Dans la mesure où les principes mo-raux lui viennent du dehors, il n'est certainement pas libre. Mais le monisme accorde une égale importance à l'idée et à la perception. Or, l'idée peut apparaître au sein de l'individualité humaine. Lorsque l'homme suit les impulsions qui en résultent, il a le sentiment d'être libre. Mais le monisme rejette toute métaphysique qui procède par raisonnement déductif, et ne peut donc pas admettre les impulsions d'agir issues de prétendus « êtres en soi ». D'après le monisme, l'homme qui obéit à une contrainte extérieure perceptible ne peut pas agir libre-ment. Par contre, s'il n'obéit qu'à lui-même, il peut être libre. Le monisme n'accepte aucune contrainte incons-ciente cachée derrière la perception et le concept. Pour pouvoir juger son semblable et décréter qu'il n'agit pas librement, on doit être à même de désigner, au sein du monde perceptible, la chose, l'homme, ou l'institution qui est à l'origine de l'action. L'affirmation selon laquelle la cause réside au-delà de la réalité sensible ou spiri-tuelle, le monisme refuse de l'admettre.

Selon lui, l'homme agit en partie non librement, en partie librement. Sur le plan des perceptions il est esclave; en lui-même il réalise le libre esprit.

La métaphysique déductive considère que les coin-mandements moraux sont des émanations d'un être supérieur; le monisme voit en eux des pensées de l'hom-me. L'ordre moral n'est, à ses yeux, ni la copie d'un ordre naturel purement mécanique, ni celle d'un ordre universel extra-humain, mais simplement une oeuvre absolument libre de l'homme. L'homme n'a pas à accom-plir les volontés d'un être extérieur à lui, mais ses pro-pres volontés; il n'exécute pas les résolutions et inten-tions d'un autre être, mais les siennes. Le monisme ne croit pas que les hommes agissent selon les fins d'un guide universel caché; ils ne sont pas déterminés par

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une volonté de ce genre; au contraire, dans la mesure où ils réalisent des idées intuitives, ils ne visent que leurs propres fins particulières. Car le monde des idées ne se manifeste pas dans une collectivité humaine, mais seu-lement dans des individus. Le but commun d'une col-lectivité n'est que la conséquence des actes volontaires individuels, et plus particulièrement des actes de quel-ques individus d'élite dont les autres reconnaissent l'au-torité. Mais chacun de nous est appelé à devenir esprit libre, comme chaque bouton de rose est appelé à deve-nir rose.

Sur le terrain de l'action véritablement morale, le monisme est une philosophie de la liberté. Etant une philosophie du réel, il rejette les limites métaphysiques et irréelles imposées à l'esprit libre; par ailleurs il recon-naît les limites physiques et historiques du réalisme naïf. L'homme n'étant pas, selon lui, un produit accompli, épanouissant à chaque instant de sa vie la plénitude de sa nature, il lui semble absurde de discuter si l'homme ainsi fait est libre ou non. Ce dernier est un être en évolution; le monisme cherche à savoir si cette évolu-tion permet d'atteindre l'état d'esprit libre.

Le monisme sait que la Nature n'enfante pas un être humain parfait et déjà esprit libre, mais qu'elle le con-duit jusqu'à un certain degré d'évolution, d'où, sans être libre encore, il continue à se développer jusqu'au point où il prendra conscience de lui-même.

Toujours d'après le monisme, un être agissant sous contrainte physique ou morale ne peut pas être vérita-blement moral. Les actes automatiques (dus aux désirs et instincts naturels) et les actes d'obéissance (d'après des normes morales) constituent des étapes préliminaires indispensables à la moralité. Mais il existe la possibilité de dépasser ces deux stades préparatoires par l'éclosion de l'esprit libre. D'une façon générale, le monisme libère

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la morale, à la fois des liens terrestres propres aux maximes du réalisme naïf, et des maximes irréelles de la métaphysique spéculative. Il ne peut pas bannir du monde les premières, pas plus qu'il ne saurait en bannir les perceptions; il rejette les secondes, car c'est dans le monde même, et non en dehors de lui, qu'il prétend trouver les principes explicatifs de tous les phénomènes de l'univers. Le monisme refuse d'envisager d'autres principes de connaissance que ceux correspondant à l'homme (voir page 121); de même, il rejette catégori-quement toutes maximes morales non conformes à la nature humaine. Comme la connaissance humaine, la moralité humaine est conditionnée par la nature de l'homme. Et de même que des êtres différents de nous peuvent entendre par « connaissance » une toute autre chose, ils peuvent également avoir une toute autre notion de la moralité. Pour le monisme, la moralité est une qualité spécifique de l'homme, et la liberté est la forme proprement humaine de la réaliser.

PREMIER APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Une apparente contradiction peut nous faire éprouver quelques difficultés lorsqu'il s'agit de porter un jugement sur les deux précédents chapitres. D'une part nous avons vu que l'expérience dans l'acte pensant est une chose absolument générale et d'égale valeur pour chaque conscience humaine. D'autre part il est question des idées que réalise la vie morale (elles sont de même nature que celles élaborées par la pensée) et qui s'expriment en chaque conscience sous une forme individuelle. Si l'on s'obstine à n'envisager, devant ce double ordre de faits, que la « contradiction », et que l'on ne voit pas à

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quel point la compréhension vivante révèle justement cet aspect de la nature humaine, il ne sera jamais possible d'accéder à l'idée de la connaissance, ni à celle de la liberté. Pour ceux qui croient que les concepts sont tout simplement abstraits du monde sensible et refusent de reconnaître le rôle de l'intuition, la pensée à laquelle nous attribuons la valeur de « réalité » ne sera toujours que pure contradiction. Mais pour qui pénètre la source intuitive des idées et en éprouve la nature indépendante, il devient évident que dans l'acte de connaissance l'hom-me participe à un monde spirituel commun à tous les hommes; lorsqu'il emprunte à ce monde des idées les intuitions nécessaires aux actes de sa volonté, il en individualise une parcelle, et ceci par la même activité qui, tout à l'heure, lors de l'acte pensant, se révélait d'ordre général. Cette contradiction apparente entre le caractère général des idées relatives à la connaissance et le caractère individuel des idées morales devient pré-cisément un concept vivant, dès qu'on la saisit dans sa réalité profonde. Une des caractéristiques de l'entité humaine est justement cette oscillation de la réalité in-tuitive qui se manifeste sous forme tantôt de la connais-sance d'ordre général, tantôt de l'expérience individuelle que l'on peut en avoir. Si l'on ne parvient pas à saisir la réalité de la première, la pensée restera toujours un acte subjectif de l'homme. Faute de comprendre la se-conde, toute vie individuelle semble impossible dès que l'être humain se met à penser. Pour tel philosophe c'est la connaissance, pour tel autre c'est la vie morale qui demeure un fait énigmatique. Chacun cherche à se l'expliquer à l'aide de toute sortes de représentations, toutes inadéquates, — car ils ne saisissent rien de l'expérience réelle de la pensée, ou alors la mécon-naissent et la confondent avec un simple processus d'abstractions.

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DEUXIÈME APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION

Nous avons parlé, en page 166, du matérialisme. Nous savons parfaitement que certains penseurs, par exemple Ziehen, bien loin de se classer eux-mêmes par-mi les matérialistes, doivent cependant être désignés comme tels, selon le point de vue exposé ici. Peu im-porte d'affirmer: « Pour moi, l'univers n'est pas limité à l'existence matérielle, donc je ne suis pas matéria-liste ». Ce qui compte, c'est le fait de développer des concepts uniquement applicables à l'existence matérielle. Dire: « Nos actes sont nécessités comme notre pensée », c'est formuler une idée qui concerne uniquement des phénomènes matériels, mais ne convient ni à l'action ni à l'existence. Poursuivre cette idée jusqu'au bout, c'est nécessairement penser en matérialiste. Ne pas y parvenir, c'est faire preuve d'inconscience et interrompre avant terme le déroulement d'une suite de pensées. On entend souvent dire que le matérialisme du XIXe siècle est, scientifiquement parlant, réfuté. En réalité il ne l'est pas du tout. Seulement, nous ne remarquons pas toujours que nos idées ne nous permettent pas d'abor-der autre chose que la vie matérielle. Durant la seconde partie du XIXe siècle, le matérialisme se montrait au grand jour; aujourd'hui, il se cache sous la forme men-tionnée. A l'égard d'une conception spirituelle du monde, il n'est pas moins intolérant sous ce déguisement que ne l'était celui ouvertement proclamé au siècle der-nier. Beaucoup s'y laissent tromper et croient pouvoir rejeter une conception vraiment spirituelle du monde, sous le prétexte que la pensée scientifique s'est depuis longtemps détachée du matérialisme.

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XI

LA FINALIT1 DANS L'UNIVERS ET LA FINALITÉ EXISTENTIELLE

(DESTINATION DE L'HOMME)

Parmi les multiples courants qui traversent la vie spirituelle de l'humanité, on peut en remarquer un qui tend à éliminer le concept de finalité partout où il ne se justifie pas. Par finalité nous désignons l'enchaîne-ment des phénomènes selon un ordre précis. Mais par opposition à la causalité, où un premier événement détermine le suivant, on parle de finalité lorsque l'évé-nement final gouverne la série des événements antécé-dents. Le rapport de finalité n'existe à première vue que dans les actions humaines. Avant d'accomplir une action, l'homme se la représente, et c'est cette repré-sensation qui le détermine à agir. Grâce à la représen-tation, ce qui vient en second (l'action) influence ce qui précède (l'homme qui agit). Cet intermédiaire de la représentation est indispensable pour que soit effectif le rapport de finalité.

Dans le processus qui se dissocie en cause et effet, il faut distinguer entre la perception et le concept. La perception de la cause précède la perception de l'effet; dans notre conscience, cause et effet demeureraient simplement l'un à côté de l'autre, si nous rie pouvions pas les réunir au moyen de leurs concepts respectifs. La perception de l'effet ne pourra jamais que suivre la

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perception de la cause. Si l'effet doit avoir une influence réelle sur la cause, ce sera toujours grâce à un facteur conceptuel. Car tout simplement le facteur « percep-tion » de l'effet n'existe pas avant celui de la cause. Sans faire appel à ce que seule la pensée a pu constater dans la fleur, on ne pourra jamais prétendre que la fleur est le but de la racine, c'est-à-dire que la fleur influence la racine. Car au moment où se forme la racine, le facteur « perception » de la fleur n'existe pas encore. Pour qu'il y ait un rapport de finalité, il ne suffit pas d'avoir trouvé une relation idéelle régulière entre le fait postérieur et le fait antérieur, mais encore faut-il que le concept, la loi de l'effet influence réellement la cause, et que ce processus soit perceptible. Or, l'influence perceptible d'un concept sur quelque chose d'autre ne s'observe que dans les actions humaines. C'est le seul cas où l'idée de finalité est justifiée. La conscience naïve, qui ne croit qu'à la perception, cherche toujours du perceptible là où il n'existe que de l'idéel. Dans les phénomènes per-ceptibles elle cherche des rapports perceptibles, et lorsqu'elle n'en trouve pas, elle les imagine. La finalité, appliquée à l'action subjective, est particulièrement apte à fournir ce genre de relations imaginaires. L'homme naïf sait comment il réalise un phénomène, et il en con-clut que la nature doit faire comme lui. Il attribue aux rapports purement idéels de la nature non seulement des forces invisibles, mais encore des fins réelles non per-ceptibles. L'homme sait adapter ses outils aux buts recherchés. Le réalisme naïf croit que le créateur pro-cède de la même manière pour construire des orga-nismes. Cette notion erronée de la finalité disparaît peu à peu de la science. Mais en philosophie, elle ne cesse de troubler les esprits: on s'interroge sur les fins extra-universelles de l'univers, sur la détermination supra-humaine (destinée) de l'homme, et ainsi de suite.

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Le monisme rejette la conception finaliste de tous les domaines, à l'exception de la seule action humaine. Il cherche à connaître les lois naturelles, et non point les fins de la natiire. Car ces dernières sont des hypothèses arbitraires, comme les forces non-perceptibles (voir page 116), et comme le sont également, du point de vue moniste, toutes les fins existentielles que l'homme ne s'imposerait pas lui-même. Il n'y a finalité que si l'homme en décide ainsi, et c'est le cas chaque fois qu'il y a réalisation d'une idée. Or, l'idée n'est active, au sens réaliste du mot, que dans l'homme. C'est pour-quoi l'existence humaine n'a d'autres fins, d'autres déterminations que celles que l'homme lui donne. A la question: quelle est la mission de l'homme ? — le mo-niste répond: « Celle qu'il se propose à lui-même. Ma mission sur terre n'est pas déterminée d'avance; c'est au contraire, à chaque instant, celle de mon choix. L'existence ne suit pas un itinéraire tracé d'avance ».

L'être humain est le seul qui puisse réaliser une idée en fonction d'une fin. Rien ne nous autorise à dire que les idées s'incarnent à travers l'histoire. Des formules telles que « l'histoire est l'évolution de l'homme vers la liberté », ou « la réalisation d'un ordre universel », etc. sont injustifiées aux yeux du moniste.

Les adeptes de la doctrine finaliste craignent qu'en abandonnant le concept de finalité ils doivent égale-ment renoncer à toute ordonnance et harmonie de l'univers. Robert Hamerling, par exemple, dit dans son Atomistique de la Volonté: « Tant qu'il y aura des ins-tincts dans la nature, il serait absurde de nier qu'elle contient des fins.

La structure d'un membre du corps humain n'est pas déterminée, ni conditionnée par une idée « planant en l'air » (idée relative à ce membre), mais par le rapport de ce membre avec un ensemble

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plus grand, c'est-à-dire le corps dont il fait partie; de même, la conformation de toute créature naturelle (plante, animal ou homme) n'est ni déterminée ni condi-tionnée par une idée correspondante qui « plane en l'air », mais par le principe formateur qui règne et qui agit au sein de l'ensemble, dans la nature toute entière, et exprime la finalité » (18). Et plus haut nous trouvons le passage suivant: « La théorie finaliste prétend seule-ment que malgré tous les inconvénients et toutes les misères qui frappent les créatures durant leur vie, la nature nous révèle incontestablement, à travers ses for-mations et ses processus d'évolution, des plans et des buts de haute valeur. Mais cette finalité se réalise uni-quement dans les limites des lois naturelles, et non en vue d'atteindre un pays de Cocagne, où la vie ne ren-contrerait pas la mort, et le devenir pas le dépérir, — sans parler de tous les états intermédiaires plus ou moins désagréables, mais inévitables.

A l'univers merveilleux de la finalité, dont le règne s'étend sur tous les domaines de la nature, les adver-saires de la théorie finaliste opposent un faible mon-ceau, péniblement rassemblé, d'exceptions partielles ou entières, supposées ou réelles; je trouve cela plutôt ridicule » (19).

« Finalité », — quel est le sens de ce terme ? Une convergence de perceptions vers un tout. Mais puisqu'à la base de chaque perception il y a une loi (idée) que nous découvrons grâce à notre pensée, la convergence harmonieuse entre les parties d'un ensemble percep-tible n'est rien d'autre que la concordance idéelle des éléments constitutifs de l'ensemble idéel (qui sont con-tenus dans l'ensemble perceptible). Lorsqu'on dit: « Ni l'animal, ni l'homme ne sont déterminés par une idée suspendue en l'air », on s'exprime mal. Il suffit de rétablir l'expression pour lui faire perdre son caractère

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absurde. Certes, l'animal n'est pas déterminé par une idée suspendue en l'air, mais bien par une idée qui lui est inhérente et correspond à sa nature spécifique. C'est justement parce que l'idée n'est pas en dehors de la chose, mais agit en elle comme étant sa propre essence, qu'on ne peut parler de finalité. Nier que la créature soit déterminée de l'extérieur (peu importe ici que ce soit une idée en l'air, ou en dehors de la créature, dans l'esprit d'un guide universel) conduit à admettre que, ne l'étant pas par des plans ou des buts étrangers, elle doit l'être par ses propres causes et lois internes. Je construis une machine selon un objectif, lorsque j'établis entre ses différentes parties un rapport non donné par la nature. La finalité dans cette construction vient de ce que j'ai conçu la machine selon l'idée que je me suis faite de son fonctionnement.. Ainsi, la machine est devenue un objet perceptible, conforme à une idée. Les créa-tures naturelles font partie de cette même catégorie. Attribuer la finalité à un objet parce qu'il est formé selon des lois, c'est admettre ce qualificatif pour toutes les créatures naturelles. Mais dans ce cas, il ne faut pas confondre cette finalité avec celle qui régit l'action sub-jective de l'homme. Pour qu'il y ait vraiment « but », la cause agissante doit obligatoirement être un concept, celui de l'effet à produire. Mais des concepts qui soient des causes, la nature ne nous en fournit nulle part. Le concept se révèle toujours et uniquement comme étant un rapport idéel de cause à effet. Dans la nature, les causes existent sous la seule forme de la perception.

Le dualisme parle de finalité universelle et de finalité naturelle. Là où nous percevons un lien régulier de cause à effet, le dualisme peut supposer que nous n'y voyons rien d'autre que la copie d'un rapport entre divers éléments, établi par l'être absolu de l'univers, en vue de réaliser ses desseins. Pour le monisme, aucune

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expérience ne permet de prouver que l'être universel absolu existe; le monisme en émet simplement l'hypo-thèse. De ce fait, l'idée d'une finalité dans l'univers et dans la nature est, pour lui, impensable.

APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Un examen objectif des idées exposées ici ne saurait aboutir à cette conclusion: l'auteur, par son refus d'ad-mettre le concept de finalité pour les phénomènes extra-humains, s'accorde avec ceux qui trouvent dans ce refus même un prétexte pour affirmer: tout ce qui dépasse l'action de l'homme, et cette action elle-même, appar-tient à l'ordre de la nature. Il suffit de se souvenir que l'auteur conçoit le processus de la pensée comme une activité purement spirituelle. Si nous rejetons la concep-tion finaliste, même pour le monde spirituel extérieur à l'action de l'homme, c'est que dans ce monde spirituel se manifeste quelque chose de supérieur à la finalité propre au genre humain. Selon nous, il est faux d'ap-pliquer à la destination du genre humain l'idée de fina-lité; nous entendons par là que seul l'individu peut déterminer son but. Et c'est la somme de ces buts indi-viduels qui constitue l'activité globale de l'humanité. Ce résultat global est supérieur à ses constituants, c'est-à-dire aux fins individuelles.

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XII

L'IMAGINATION MORALE

(DARWINISME ET MORALITÉ)

L'esprit libre agit selon ses impulsions propres, c'est-à-dire selon des intuitions que la pensée choisit parmi l'ensemble de ses idées. Pour l'esprit non-libre, la cause qui le pousse à choisir au sein de ce monde idéel une certaine intuition pour en faire le point de départ de son activité, se trouve dans le monde des données per-ceptibles, c'est-à-dire dans ses expériences antérieures. Avant de prendre une décision, il se rappelle ce que d'autres ont fait ou ont jugé bon de faire dans un cas analogue, ou il se souvient des commandements de Dieu, etc., et c'est d'après cela qu'il agit. Pour l'esprit libre, ces antécédents ne sont pas les seuls mobiles d'action. Il prend une décision absolument première. Peu lui importe ce que d'autres ont fait ou commandé de faire en pareil cas. Il a des raisons purement idéelles de choisir, parmi la somme de ses con-cepts, justement celui qu'il va réaliser en acte. Mais son acte fera partie de la réalité perceptible. Ce qu'il accomplit sera identique à un contenu de perception bien défini. Le concept aura à se réaliser dans un événement particulier et concret. En tant que concept, il ne contient point ce cas particulier. Son rapport avec lui suit la règle générale qui existe entre le concept et la perception, par exemple du concept lion au spécimen lion. Nous avons vu que

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c'est la représentation qui nous fournit le lien entre le concept et la perception (voir page 104). L'esprit non-libre possède de prime abord ce chaînon intermédiaire. Dans sa conscience, les motifs existent toujours sous forme de représentations. Pour toute réalisation il s'en tient à ce qu'il a vu faire, ou bien au commandement reçu. C'est pourquoi l'autorité s'exerce de préférence au moyen d'exemples, c'est-à-dire par des actes bien définis qui s'adressent à la conscience de l'esprit non-libre. Le chrétien agit moins d'après la doctrine que d'après l'exemple donné par le Sauveur. Les règles ont finalement moins de valeur pour l'action positive que pour l'interdiction de tel ou tel acte. Les lois ne revêtent une forme conceptuelle générale que pour interdire des actions, non pas pour en imposer. Pour indiquer à l'es-prit non-libre ce qu'il doit faire, les lois prennent une forme très concrète: « Nettoie la rue devant la porte de ta maison ! Paie tes impôts de tel montant à tel bureau de perception ! etc. » La forme conceptuelle générale s'applique aux lois qui interdisent des actions: « Tu ne voleras pas ! Tu ne commettras pas d'adultère ! etc. ». D'ailleurs, ces dernières n'agissent sur les esprits non-libres que si elles font allusion à une représentation concrète, par exemple la durée de la peine, les remords de conscience, la damnation éternelle, etc.

Dès que l'impulsion d'une action est donnée sous une forme conceptuelle et générale (par exemple: Tu feras le bien à ton prochain ! Tu vivras de manière à favoriser le mieux possible ton bien-être !), il reste encore à trou-ver, dans chaque cas particulier, la représentation con-crète de l'action (le rapport du concept à un contenu de perception). Un esprit libre, que ne pousse ni l'exemple ni la crainte d'une punition, ni rien de semblable, a tou-jours besoin de cette transposition du concept en une représentation.

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A partir de son monde des idées, l'homme engendre des représentations concrètes, et ceci grâce à l'imagina-tion. Ce dont l'esprit libre a besoin pour réaliser ses idées et s'affirmer lui-même, c'est l'imagination morale (moralische Phantasie). Elle est la source de l'action d'un esprit libre. Ceci explique pourquoi seuls les hommes doués d'imagination morale sont créateurs au point de vue éthique. Les moralistes qui se contentent de prêcher, c'est-à-dire combinent des règles morales sans parvenir à les concrétiser en représentations, sont moralement improductifs. Ils ressemblent à ces critiques qui peuvent expliquer savamment comment on fait une oeuvre d'art, mais sont incapables d'en produire même la plus mo-deste.

L'imagination morale, pour réaliser ses représenta-tions, intervient forcément dans un domaine précis du monde perceptible. L'action de l'homme ne crée aucune perception, mais elle modifie les perceptions déjà exis-tantes et leur confère un aspect nouveau. Pour pouvoir transformer d'après une représentation morale un objet de perception donné (ou plusieurs), il faut avoir préala-blement compris quel est l'ordonnancement propre à cette image perçue (son mode d'action antérieur que l'on veut modifier ou orienter différemment). Il faut ensuite trouver comment transformer cette loi en une nouvelle. Cette partie de l'activité morale se fonde sur la connaissance du monde sensible auquel on s'adresse, et c'est la Science qui nous la fournira. L'action morale présuppose donc, outre la faculté 1 d'engendrer des idées

1 Note de l'auteur: Seul un esprit superficiel pourrait voir dans l'emploi que nous

faisons du mot « faculté », ici et à différentes reprises déjà, un retour à l'ancienne doctrine de la psychologie (facultés psychiques). Le sens exact de ce terme se trouve exposé à la page 94.

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morales et d'activer l'imagination morale, celle de savoir transformer le monde des perceptions, sans pour autant violer les lois naturelles. Cette faculté, nous l'appelons technique morale. Elle s'apprend comme s'apprennent toutes les sciences. En général, les hommes sont mieux doués pour trouver les concepts correspondant au monde donné que pour déterminer, par un acte pro-ductif de l'imagination, des actions futures. 11 est donc très possible que des hommes, dépourvus d'imagination morale, reçoivent d'autrui des représentations morales et les appliquent adroitement dans la réalité. On peut également rencontrer le cas contraire: des êtres doués d'imagination morale, mais dépourvus d'adresse tech-nique, ont besoin de l'aide des autres pour réaliser leurs représentations.

Chaque fois que l'activité morale exige une connais-sance des objets situés dans notre rayon d'action, elle dépend, en conséquence, de cette connaissance. Ce qui importe ici, ce sont les lois naturelles. Il s'agit donc non point d'éthique, mais de science naturelle.

L'imagination morale et le pouvoir d'engendrer des idées morales peuvent devenir objet de connaissance a posteriori, c'est-à-dire après avoir été produits par l'individu. Mais alors, ils ne règlent plus la vie, ils l'ont déjà réglée. On doit les considérer comme des causes agissantes, au même titre que toutes les autres (leur caractère finaliste n'existe que pour le sujet). C'est donc en leur qualité de science positive des représenta-tions morales que notre recherche les aborde.

En dehors de cela, il n'y a pas de place pour une éthique entendue comme science des normes.

On a tenté de sauvegarder le caractère normatif des lois morales en concevant l'éthique à la manière de la diététique; celle-ci, à partir des conditions vitales de l'organisme, déduit des règles générales pour agir ensuite

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sur le corps en particulier. Cette analogie est fausse, car notre vie morale ne se compare point à la vie organique. L'activité de notre organisme existe sans notre inter-vention; nous trouvons ses lois toutes données dans le monde; il suffit de les découvrir, puis ensuite de les appliquer. Les lois morales, par contre, c'est nous qui les créons. Nous ne pouvons les appliquer avant de les avoir d'abord créées. L'erreur provient de ce que les lois morales, dans leur contenu, ne sont pas recréées à chaque instant; elles sont transmises de génération en génération. Celles que nous reprenons de nos ancêtres semblent alors données comme le sont les lois naturelles de l'organisme. Mais les générations suivantes n'ont pas le droit de les appliquer à la manière des règles diété-tiques. Car elles concernent l'individu, non point, comme les lois naturelles, un exemplaire d'une espèce. En ma qualité d'organisme, je suis un spécimen de mon espèce; et en appliquant à mon cas particulier les lois naturelles de l'espèce, je vivrai selon la nature; mais en tant qu'être moral, je suis un individu et j'ai mes propres lois 2.

L'opinion exposée ici semble être en contradiction avec le transformisme, doctrine fondamentale de la science moderne. Mais ce n'est qu'une contradiction apparente. Par évolution, on entend la production réelle d'un état postérieur à partir d'un état antérieur, selon des lois naturelles. Par évolution dans le monde orga-nique, on entend une suite de transformations où les

r a Des dispositions naturelles différentes, dit Paulsen (20), et des conditions de vie différentes exigent non seulement un régime phy-sique mais aussi un régime spirituel différent ». Paulsen approche de très près la vérité, sans pourtant toucher le point essentiel. En tant qu'individu je n'ai pas besoin de régime. La diététique est l'art d'ac-corder aux règles générales de l'espèce tel spécimen. Or, en tant qu'individu moral, je ne fais pas partie de l'espèce et ne suis pas un spécimen de l'espèce.

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formes organiques suivantes (supérieures) sont réelle-ment engendrées par les précédentes (inférieures) selon des lois naturelles. Le transformiste devrait se représen-ter qu'à une époque lointaine de la vie terrestre, un observateur doué d'une vie suffisamment longue aurait pu observer les reptiles naissant progressivement des amniotes. De même, il devrait s'imaginer qu'un spec-tateur, placé durant un temps infiniment long à un en-droit quelconque de l'éther cosmique, aurait pu voir le système solaire se dégager peu 'à peu de la nébuleuse de Kant-Laplace. Si l'on se représentait les choses ainsi, il faudrait concevoir la nature des amniotes, aussi bien que celle de la nébuleuse de Kant-Laplace autrement que ne le font les penseurs matérialistes; mais peu importe, ici. Par contre, aucun théoricien évolutionniste ne devrait jamais avoir l'idée d'affirmer que le concept de reptile, avec toutes ses propriétés, peut être tiré du concept d'amniote, quand bien même il n'aurait jamais vu de reptile. Le système solaire ne saurait pas davantage être déduit du concept de la nébuleuse, en admettant que ce dernier concept ait été formé seulement à partir de la perception directe de cette nébuleuse. En d'autres ter-mes, le transformiste qui cultive une pensée rigoureuse arrive nécessairement à la conclusion suivante: les phases antérieures de l'évolution engendrent réellement les phases suivantes; appliquant à l'évolution les concepts « inférieur » et « supérieur », il doit être possible d'éta-blir la corrélation. Mais cela ne devrait pas nous amener à dire que le concept tiré de l'antécédent suffit à déve-lopper celui de la phase suivante. Pour l'éthique, il en va de même. On peut fort bien concevoir les rapports des concepts moraux postérieurs à ceux qui les précèdent, mais il n'en ressort point qu'une seule idée morale nou-velle puisse être tirée des idées précédentes. En qualité d'être moral, l'individu produit sa propre substance.

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Pour le philosophe, ce contenu individuel est une don-née, au même titre que le reptile l'est pour le biologiste. Les reptiles sont issus des amniotes. Mais le biologiste ne saurait tirer le concept du reptile de celui d'amniote. De même, les idées morales postérieures se développent à partir des antérieures; mais les concepts moraux de son époque, le moraliste ne saurait les tirer des concepts moraux d'une époque précédente. La confusion provient du fait que le naturaliste rencontre des données déjà établies et ne les connaît qu'a posteriori; en ce qui con-cerne l'action morale, il nous faut créer d'abord ce qu'en-suite nous examinons. Dans le processus évolutif de l'univers moral nous accomplissons ce qu'accomplit la nature dans les règnes inférieurs: nous transformons les données perceptibles. La norme éthique ne peut donc être connue immédiatement, comme le serait une loi naturelle; elle doit d'abord être engendrée. Une fois créée, elle pourra devenir objet de connaissance.

Mais ne pouvons-nous pas mesurer les valeurs nou-velles d'après les anciennes ? Tout homme ne sera-t-il pas obligé de comparer les produits de son imagination morale aux doctrines morales traditionnelles ? Appliquer cette mesure aux manifestations réellement productives des valeurs morales conduit à un non-sens, tout comme le fait de mesurer une forme nouvelle de la nature à une forme précédente. Ne serait-il pas absurde de dire que les reptiles sont des malformations de la nature parce qu'ils ne correspondent pas exactement aux amniotes ?

L'individualisme éthique ne s'oppose donc point à une doctrine évolutionniste bien comprise; au contraire, il en découle directement. L'arbre généalogique de Haeckel se poursuit depuis les animaux primitifs jusqu'à l'organisme humain; il devrait sans interrompre les lois naturelles et l'évolution régulière s'étendre jusqu'à l'indi-vidu en tant qu'être moral. Mais nulle part on ne pourra

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déduire de l'être (Wesen) d'une espèce ancestrale celui d'une espèce postérieure. De même, autant il est exact que les idées morales de l'individu procèdent mani-festement de celles de ses ancêtres, autant il est vrai que cet individu est moralement stérile, tant qu'il n'a pas lui-même des idées morales.

L'individualisme éthique que nous venons d'établir en fonction de ce qui précède pourrait aussi bien se déduire de la théorie évolutionniste. Nous aurions abouti au même résultat; seule la manière d'y parvenir aurait été différente.

L'appariton d'idées morales entièrement neuves, dues à l'imagination morale, ne devrait pas plus étonner la théorie évolutionniste que ne le fait la manifestation d'une nouvelle espèce animale issue d'une précédente. Cette doctrine, en tant que conception moniste du inonde, doit alors, pour la vie morale comme pour la vie naturelle, rejeter toute influence d'un au-delà méta-physique, purement spéculatif, et donc inaccessible à l'expérience idéelle. Lorsqu'elle cherche à expliquer l'ori-gine de nouvelles formes organiques, c'est au même prin-cipe qu'elle obéit; elle ne fait appel à aucune entité supra-terrestre qui engendrerait, par influence surnatu-relle, chaque espèce selon une idée créatrice nouvelle. De même que le monisme, pour expliquer la créature, ne saurait que faire d'une création surnaturelle, de même lui est-il impossible d'expliquer l'ordre moral universel à partir de causes situées en dehors du monde de notre expérience. La nature morale du vouloir ne trouve pas son explicâtion satisfaisante dans une influence sur-naturelle continue (règne extra-terrestre de Dieu), ou dans une révélation historique particulière (les dix com-mandements), ou encore dans une apparition de Dieu sur terre (le Christ). Ces divers effets ne se transforment en réalité morale pour l'homme que si ce dernier sait

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en faire son expérience personnelle, son acquis indivi-duel. Pour le monisme, les phénomènes moraux sont des produits de ce monde, comme toutes les autres données; et on ne doit chercher leurs causes que dans ce monde, c'est-à-dire dans l'homme, puisqu'il est le support de ces phénomènes.

L'individualisme éthique est le couronnement de l'édi-fice que Darwin et Haeckel ont tenté d'élever sur le terrain des sciences naturelles. C'est un évolutionnisme spiritualisé, étendu à la conduite morale.

Celui qui de prime abord assigne à la notion de l'ordre naturel des limites étroites et arbitraires, arrive fatale-ment à ne plus y trouver de place pour la libre action de l'individu. L'évolutionniste, s'il raisonne de manière rigoureuse, ne tombera point dans cette impasse. Il ne peut pas postuler que l'évolution naturelle s'arrête au stade du singe, — ce qui revient à conférer à l'homme une origine surnaturelle. Déjà dans l'étude des ancêtres naturels de l'homme, il doit chercher l'esprit dans la nature. Il ne peut pas s'en tenir aux seules fonctions organiques de l'homme et ne trouver « naturelles » que celles-ci, mais doit considérer la vie morale libre comme une continuité spirituelle de la vie organique.

Tout ce que peut affirmer l'évolutionniste, de par les fondements mêmes de sa doctrine, c'est que l'action morale actuelle est issue de certains états différents du devenir universel; mais ce qui caractérise l'action, son attribut de liberté, c'est l'observation immédiate qui doit le dire. Il prétend seulement que l'homme vient à la suite d'une succession d'êtres non humains. Comment sont constitués les êtres humains ? Seule l'observation peut l'établir. Les résultats de cette observation ne peuvent pas contredire l'histoire correctement conçue de l'évolution du monde. Un conflit avec les tendances de

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la science moderne 3 ne pourrait s'élever que si l'on pré-tendait que les résultats obtenus sont incompatibles avec l'ordre naturel de l'univers.

L'individualisme éthique n'a rien à craindre de la science naturelle, si celle-ci se comprend elle-même; l'observation trouve, comme caractéristique de l'action humaine parfaite, la liberté. Force nous est d'attribuer cette liberté au vouloir humain, dans la mesure où celui-ci réalise des intuitions purement idéelles. Car ces der-nières ne sont point les effets d'une nécessité extérieure; elles ne reposent que sur elles-mêmes. Si l'homme dé-couvre dans une action le reflet de cette intuition idéelle, il considère que cette action est libre. C'est bien ce cri-tère qui caractérise la liberté.

Vue sous cet angle, qu'advient-il de la distinction exposée plus haut (page 26) entre les deux propositions suivantes: « Etre libre, c'est pouvoir faire ce que l'on veut », et « pouvoir à volonté désirer ou ne pas désirer, voilà le véritable sens du dogme de la liberté du vou-loir » ? Sur cette différenciation, Hamerling fonde toute sa doctrine du libre arbitre; il soutient la première pro-position et rejette la seconde comme étant un parfait non-sens. Il écrit: « Je peux faire ce que je veux. Mais dire: je puis vouloir ce que je veux, est une vaine tau-tologie ». Or, pouvoir faire, pouvoir transmuer en une réalité ce que je veux, c'est-à-dire l'idée que je me suis faite de mon action, cela dépend des circonstances exté-rieures et de mon adresse technique (voir page 184). Etre

a Note de l'auteur: Nous nous croyons en droit d'appeler nos pensées (idées morales)

des « objets d'observation ». Certes, pendant que nous pensons, les pensées échappent à l'observation, mais elles peuvent devenir objet d'observation a posteriori. C'est par ce moyen que nous avons établi les caractéristiques de l'action humaine.

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libre, c'est pouvoir déterminer soi-même, grâce à l'ima-gination morale, les représentations initiales (motifs) de l'action. La liberté est impossible, tant que quelque chose d'extérieur à moi (phénomène mécanique ou puis-sance divine surnaturelle) détermine mes représentations morales. Je suis libre si je produis moi-même ces repré-sentations; ce n'est pas être libre que de pouvoir exé-cuter les motifs qu'un autre être a mis en moi. Un être libre est donc celui qui est capable de vouloir ce que lui-même tient pour juste. S'il fait autre chose que ce qu'il veut, il est poussé par des motifs qui ne lui appar-tiennent pas en propre. Et de ce fait, son action n'est pas libre. Dire que je peux à mon gré vouloir ce que je tiens pour juste ou faux signifie: pouvoir à volonté être libre ou ne pas l'être. Cela est évidemment tout aussi absurde que de se croire libre en ayant la possibi-lité de faire ce que l'on est forcé de vouloir. Hamerling soutient pourtant cette dernière proposition lorsqu'il dit: « Il est tout à fait exact que la volonté est toujours déterminée par des motifs, mais il est ridicule d'en conclure qu'elle n'est pas libre; car on ne peut souhaiter ni concevoir pour elle une liberté plus grande que celle de se réaliser dans la mesure de sa propre force et de sa décision ». — Si ! On peut désirer une liberté plus grande, et c'est la seule vraie: définir soi-même les rai-sons de son vouloir.

Il arrive parfois que l'homme se laisse convaincre de renoncer à exécuter ce qu'il veut. Mais se laisser pres crire ce qu'il doit faire, c'est-à-dire vouloir ce qu'un autre et non lui tient pour juste, cela il ne saurait l'ac-cepter sans renoncer à sa liberté.

Des impératifs extérieurs peuvent m'empêcher de faire ce que je veux. Ils me condamnent alors simplement à l'inaction ou à la non-liberté. Lorsqu'ils asservissent mon esprit et chassent de ma tête mes propres motifs d'action

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au profit des leurs, ils me poussent réellement dans un état de non-liberté. C'est pourquoi l'Eglise ne s'en prend pas seulement aux actes, mais en premier lieu aux pen-sées impures, c'est-à-dire aux motifs d'action. Elle me place dans une non-liberté lorsqu'elle qualifie d'impur tout motif qui n'est pas prescrit par elle. Une église, ou toute autre communauté, est ennemie de la liberté chaque fois que ses prêtres ou ses maîtres s'érigent en directeurs de conscience, c'est-à-dire lorsque les fidèles sont obligés d'aller leur demander (confessionnal) les motifs de leurs actions.

APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Dans ces considérations sur la volonté humaine nous avons montré les expériences que l'homme tire de son action et grâce auxquelles il arrive à dire en toute conscience: mon vouloir est libre. On parvient à cette certitude, et c'est là un élément important, dès que l'on éprouve intérieurement à quel point dans le vouloir se réalise une intuition idéelle. Ce ne peut être que le résul-tat d'une observation; c'est effectivement le cas, en ce sens que le vouloir humain s'observe dans un courant évolutif qui a précisément pour but de réaliser des con-ditions telles que le vouloir puisse s'établir sur des intui-tions purement idéelles. Cette possibilité existe, du fait que l'intuition idéelle n'est mue par rien d'autre que par sa propre essence autonome. Lorsqu'une telle intuition existe dans la conscience humaine, elle n'y a pas été engendrée par le processus de l'organisme (voir pages 140 et suiv.); au contraire, l'activité organique s'est retirée afin de céder la place à l'activité idéelle. D'un vouloir qui est le reflet d'une intuition, l'activité organique s'est retirée. Le vouloir est libre. Pour pouvoir observer cette liberté

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du vouloir, il faut arriver à se rendre compte en quoi elle consiste: l'élément intuitif paralyse et refoule les activités indispensables à l'organisme humain, puis met à leur place l'activité spirituelle du vouloir entièrement imprégnée d'idée. Celui qui ne parvient pas à saisir ce double aspect du libre vouloir le croira toujours dépour-vu de liberté. Mais celui qui en est capable, constate que l'homme n'est pas libre tant qu'il ne réussit pas à para-chever ce refoulement des activités organiques; cette non-liberté aspire à la liberté, laquelle n'est aucunement un idéal abstrait, mais une force directrice inhérente à la nature humaine. L'homme est libre, dans la mesure où il peut réaliser dans sa volonté le même état d'âme dont il se sert par ailleurs pour, en toute conscience, élaborer des intuitions purement idéelles (spirituelles).

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XIII

LA VALEUR DE L'EXISTENCE

(PESSIMISME ET OPTIMISME)

Le problème des fins ou de la destination de l'exis-tence (voir page 175 et suivantes) a pour pendant celui de la valeur de la vie. Nous trouvons à ce sujet deux concep-tions antagonistes, ainsi que toute une gamme de tentatives possibles de conciliation. Selon les uns, ce monde est le meilleur que l'on puisse imaginer; y vivre et y agir équivaut à un trésor d'une inestimable valeur. Nous rencontrons partout une activité harmonieuse et bien ordonnée qui mérite notre admiration. D'un point de vue supérieur nous découvrons le bien, là-même où ne semble régner que le mal; car celui-ci forme un contraste mettant en valeur le bien. Nous pouvons d'autant mieux apprécier ce dernier qu'il se détache distinctement du mal. D'ailleurs, le mal n'existe pas réellement; nous ressentons simplement un degré infé-rieur du bien. Le mal est une absence de bien; en soi il n'a aucun sens.

Selon les autres, la vie est pleine de souffrances et de misères; partout le déplaisir surpasse le plaisir, et la douleur déborde sur la joie. L'existence est un fardeau, et le non-être serait en toutes circonstances préférable à l'être.

Parmi les principaux représentants de la première

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opinion, de l'optimisme, nous trouvons Shaftesbury et Leibniz; parmi ceux de la seconde, du pessimisme, Schopenhauer et E. von Hartmann.

Leibniz pense que ce monde est le plus parfait qui soit. Il ne peut en exister de meilleur, car Dieu est bon et sage. Un Dieu bon veut créer le meilleur des mondes; un Dieu sage le connaît et peut le distinguer de tous les autres qui seraient moins parfaits. Seul un Dieu mau-vais ou dépourvu de sagesse pourrait créer un monde qui ne soit pas le meilleur possible.

A partir de là, il est facile d'éclairer l'action humaine sur la manière dont elle peut collaborer à l'excellence du plus parfait des mondes. L'homme n'aura qu'à dé-chiffrer les décisions de Dieu et à s'y conformer. Lors-qu'il connaîtra les intentions de Dieu concernant le monde et le genre humain, il fera ce qui est juste. Et il se sentira heureux de pouvoir, à sa manière, contribuer au bien déjà existant. Du point de vue optimiste, l'exis-tence vaut d'être vécue. Elle doit susciter notre intérêt et notre collaboration active.

Schopenhauer voit la chose tout autrement. A l'ori-gine de l'univers il se représente, non point un Etre de sagesse et de bonté parfaites, mais une volonté ou une impulsion aveugle. Un éternel désir, une soif incessante de satisfaction qui restera à jamais inassouvie, tel est la caractéristique fondamentale de tout vouloir. Car dès qu'un but convoité est atteint, un nouveau désir naît, et ainsi de suite. La satisfaction ne peut jamais être que d'une durée dérisoire. Tout le reste de notre existence est désir inassouvi, donc insatisfaction et souf-france. Lorsque cette passion aveugle s'émousse enfin, il ne nous reste aucun support intérieur, et un ennui sans fin envahit notre existence. De ce fait, la solution rela-tivement la meilleure consiste à étouffer en soi désirs et besoins, à tuer le vouloir. Le pessimisme de Schopen-

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hauer conduit à l'inaction; son but moral est la paresse universelle.

Hartmann établit le pessimisme sur de toutes autres bases et tente ensuite d'en déduire une éthique. Cédant à une tendance de son époque, il cherche à fonder son système philosophique sur l'expérience. C'est par l'ob-servation de la vie qu'il tente d'établir lequel, du plaisir ou du déplaisir, prédomine en ce monde. Il passe en revue tout ce que les hommes tiennent pour bonheur; par là il veut démontrer que toutes les prétendues satis-factions sont, à les analyser de près, de simples illusions. La santé, la jeunesse, la liberté, l'aisance, l'amour (plai-sir sexuel), la pitié, l'amitié, la vie de famille, l'amour-propre, l'honneur, la gloire, la domination, l'élévation religieuse, les occupations scientifiques et artistiques, l'espoir en une vie éternelle, la collaboration au progrès culturel, — ce ne sont là que des sources de bonheur illusoires. A la considérer froidement, il apparaît que chaque jouissance apporte plus de malheur et de misère que de plaisir. Le désagrément du dégrisement est tou-jours plus grand que l'agrément de l'ivresse. Le déplaisir prédomine en ce monde. Aucun être humain, même pas le plus heureux, ne consentirait, si on lui proposait, à re-commencer cette vie de misère. Or, Hartmann ne nie point la présence de l'élément idéel (la sagesse) dans le monde; au contraire, il lui accorde une importance égale à celle de l'impulsion aveugle (la volonté). Il ne peut donc attribuer à son « être originel » la création du monde qu'en voyant la souffrance universelle aspirer à un but universel empreint de sagesse. La souffrance uni-verselle n'est rien d'autre que la souffrance même de Dieu, car l'existence du monde dans son ensemble est identique à l'existence de Dieu. Or, un être infiniment sage ne peut avoir d'autre but que celui de se libérer de la souffrance; et puisque toute existence est souffrance,

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il voudra forcément se libérer de l'existence. Conduire l'être à un non-être bien supérieur, tel est le but de la création du monde. Le processus universel est une lutte perpétuelle contre la souffrance divine qui ne prendra fin qu'avec l'anéantissement de toute existence. La vie morale de l'homme consistera donc à prendre part à la destruction de l'existence. Dieu a créé le monde pour se libérer, grâce à lui, de sa douleur infinie. Le monde est pour ainsi dire « un abcès de l'absolu » dont se sert la force curative inconsciente en lui pour se délivrer d'une maladie interne; ou c'est encore « un emplâtre douloureux que l'Etre unique s'applique à lui-même pour d'abord détourner vers l'extérieur une douleur interne; et l'éliminer ensuite ». Les hommes sont des membres de l'univers. Dieu souffre en eux. Il les a créés afin de morceler sa douleur immense. La douleur que chacun de nous éprouve n'est qu'une goutte d'eau dans la mer infinie de la douleur divine (21).

L'homme doit acquérir la conviction que la chasse au bonheur individuel (égoïsme) est une folie; il a une seule mission, celle de collaborer, dans une parfaite abnégation, au processus universel de la libération de Dieu. Contrairement au pessimisme de Schopenhauer, celui de Hartmann nous dirige vers une activité désin-téressée, en vue d'une tâche sublime. Mais comment peut-on le fonder sur l'expérience ?

La quête des satisfactions provient de ce que l'activité vitale demande à la vie plus que celle-ci ne lui fournit. Un être a faim, c'est-à-dire désire se rassasier, lorsque ses fonctions organiques demandent, pour suivre leur cours, un apport de substances vitales sous forme de nourriture. La quête des honneurs consiste en ce que l'homme n'attribue de valeur à ses actes qu'à partir du moment où son activité reçoit une approbation extérieure. Le désir de connaissance apparaît

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lorsque l'homme trouve que l'univers qu'il voit et en-tend n'est pas complet tant qu'il ne l'a pas compris. La réalisation du désir provoque chez l'individu de la joie, et sa non-réalisation, de la peine. Soulignons que la joie et la peine dépendent uniquement de la réalisa-tion ou de la non-réalisation de mon désir. En aucune façon le désir lui-même ne saurait être considéré comme un déplaisir. Par conséquent, s'il s'avère qu'au moment où un désir atteint son but et qu'un nouveau désir surgit, cela ne veut pas dire que la jouissance ait engendré la souffrance, car la jouissance tend de toute manière à se renouveler ou à faire naître le désir d'une nouvelle joie. On ne saurait parler de déplaisir avant que soit établie l'impossibilité de réaliser le désir. Même lors-qu'une jouissance engendre en moi le désir d'une nou-velle joie, plus grande et plus raffinée, je ne puis parler d'un déplaisir consécutif au plaisir, sauf lorsque je me trouve dans l'impossibilité d'accéder à cette seconde jouissance. Pour le cas seulement où le plaisir en-gendre naturellement le déplaisir, je puis dire que la jouissance est à l'origine de la souffrance. C'est le cas, par exemple, pour la femme: la jouissance sexuelle donne lieu aux douleurs de l'enfantement et aux fatigues de la maternité. Si le désir en tant que tel engendrait du déplaisir, la suppression d'un désir s'accompagnerait toujours de joie. Or, c'est le contraire qui se produit. Une existence sans désirs provoque en nous l'ennui, lié au déplaisir. Mais comme notre désir dure souvent fort longtemps avant qu'il puisse se réaliser, et que l'espé-rance en cet accomplissement suffit à nous contenter provisoirement, il faut bien reconnaître que la souf-france n'a rien à voir directement avec le fait de désirer, mais qu'elle provient uniquement de la non-réalisation de ce désir. Schopenhauer a donc tort de considérer le

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besoin ou le désir (la volonté), en tant que tel, comme source de souffrance.

C'est même tout le contraire qui est vrai. Le désir est source de joie. Nul n'ignore le bonheur que nous pro-cure l'espoir attaché à un but lointain fortement désiré. Cette joie accompagne tous les travaux dont les fruits ne se récolteront que dans l'avenir. Elle ne dépend pas de l'objectif réalisé. Lorsqu'il est atteint, un nouveau plaisir, celui de l'accomplissement, s'ajoute au plaisir de désirer. On pourrait objecter que, si le but n'est pas atteint, il s'ensuit un déplaisir auquel s'ajoute celui de l'espoir déçu; d'où ce fait que le déplaisir lié à la non-réalisation du désir est finalement supérieur au plaisir qui résulterait de sa réalisation. A cela nous répondrons que le contraire peut également se produire. Le souvenir de toute la joie éprouvée pendant que le désir n'était pas encore réalisé peut souvent adoucir le déplaisir consécutif à la non-satisfaction. L'exemple de celui qui, placé en face d'espoirs perdus, proclame: « J'ai fait de mon mieux », illustre notre thèse. Faire de son mieux, dans toute la mesure de ses forces, voilà un sentiment élevé; mais il est ignoré par ceux qui prétendent qu'un échec supprime non seulement la joie de réaliser, mais détruit également la joie de désirer.

La réalisation d'un désir appelle le plaisir, la non-réalisation provoque le déplaisir. Néanmoins, il ne faut pas en conclure que le plaisir est la réalisation du désir, ni le déplaisir sa non-réalisation. Tous deux, plaisir comme déplaisir, peuvent surgir en nous, sans être) les conséquences d'aucun désir. La maladie est une souf-france que ne précède aucun désir. On ne saurait vala-blement prétendre que la maladie est un désir inassouvi de santé; car ce serait prendre pour un désir positif le

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souhait tout naturel, et qui n'est même pas conscient, de ne pas tomber malade. Prenons un autre exemple: quelqu'un hérite d'un parent fortuné, dont il ne soup-çonnait même pas l'existence; cet événement le remplit de joie qui n'a été, elle non plus, précédée d'aucun désir.

Pour savoir s'il y a un surplus de plaisir ou de dé-plaisir, il faut porter en compte: le plaisir de désirer, celui dû à la réalisation du désir, et celui qui survient sans désir préalable. En contrepartie il faut retenir: le déplaisir de l'ennui, celui dû à la non-réalisation du désir, et enfin celui qui survient de manière inattendue. Dans cette dernière catégorie se range également le déplaisir d'accomplir un travail imposé que l'on n'a pas pu choisir.

11 s'agit de voir maintenant comment dresser un bilan correct de ces avantages et désavantages. Hartmann pense qu'on peut y arriver par le raisonnement analy-tique. Il écrit certes: « La douleur et le plaisir existent seulement dans la mesure où on les ressent ». En consé-quence, pour la joie, il n'y a aucune autre mesure que celle de notre impression subjective. Il me faut ressentir si, en confrontant mes sentiments désagréables et agréables j'éprouve un surplus de joie ou de souffrance. Néanmoins Hartmann affirme: Si la valeur existentielle de chaque créature ne peut être évaluée que d'après sa propre mesure subjective, il n'en résulte nullement que chaque créature soit capable de tirer la somme algé-brique juste de tout ce qui l'affecte dans sa vie; en d'autres termes, il n'est pas dit que son jugement global au sujet de sa propre existence soit exact quant à la va-leur de ses expériences subjectives ». Il s'ensuit donc que

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c'est tout de même le jugement rationnel du sentiment qui décide (22) 1.

En se ralliant plus ou moins exactement à des concep-tions du genre de celle de Hartmann, on peut en arriver à croire que, pour porter sur la valeur de la vie une ap-préciation juste, il faut éliminer tous les facteurs suscep-tibles de fausser notre jugement en vue du bilan des plai-sirs et des déplaisirs. Il y a deux manières de s'y essayer: Premièrement, en prouvant que nos désirs (instinct, vo-lonté) jettent le trouble dans notre estimation lucide de la valeur des sentiments. Par exemple, nous devrions nous dire que l'instinct sexuel est une source de maux; or nous sommes troublés par le fait que cet instinct s'ex-prime puissamment et fait miroiter en nous un plaisir tout à fait disproportionné. Nous voulons jouir, et c'est pourquoi nous ne nous avouons pas à quel point cette jouissance nous fait souffrir. Deuxièmement, en soumettant tous nos sentiments à une certaine critique et en cherchant à prouver que les objets auxquels s'at-tachent ces sentiments s'avèrent illusoires au regard de la raison et disparaissent dès que notre intelligence s'accroît suffisamment pour en percer l'illusion.

On peut se représenter la chose comme suit: un vani-teux veut se rendre compte si le plaisir ou le déplaisir a prédominé dans sa vie jusqu'à l'instant où il fait cet examen. Il devra éviter dans son jugement deux sources d'erreurs. Son caractère vaniteux lui montrera à travers un verre grossissant les joies dues à ses succès, cepen-

Note de l'auteur: Lorsqu'on s'efforce de compter si la somme du plaisir dépasse ou

non celle du déplaisir, on oublie qu'il s'agit là d'une opération concernant des expériences inexistantes. Le sentiment ne calcule pas; et pour une évaluation réelle de la vie, il faut retenir des expériences réelles, non point le résultat d'un calcul imaginaire.

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dant que toutes les souffrances consécutives aux échecs seront minimisées. Au moment où il a subi ces échecs, son tempérament ambitieux lui en fit fortement ressentir la blessure, mais le souvenir les lui transmet dans une lumière plus douce. Par contre, les joies de ses succès, auxquels il est si sensible, restent d'autant plus profondé-ment gravées dans sa mémoire. Certes, pour un vani-teux, c'est un véritable bienfait qu'il en soit ainsi. A l'instant où il s'observe, l'illusion amoindrit son senti-ment de déplaisir. Néanmoins, son jugement est faussé. Les souffrances sur lesquelles se jette un voile, il les a réellement éprouvées dans toute leur intensité; dans le bilan de son existence, il leur accorde une valeur in-exacte. Pour parvenir à une estimation correcte, le vaniteux, lorsqu'il se penche sur son passé, devrait pouvoir se dégager de son orgueil et être capable d'ob-server sa vie sans mettre des verres déformants devant son oeil spirituel; sinon, il ressemble au marchand qui inscrit dans la colonne des recettes son zèle d'homme d'affaires.

Les tenants de la philosophie de Hartmann peuvent aller plus loin encore et dire: le vaniteux arrivera à reconnaître que les succès recherchés n'ont aucune valeur. Il parviendra, grâce aux autres ou par ses propres moyens, à comprendre qu'un homme raison-nable ne se soucie pas de l'approbation de ses sem-blables; car « dans toutes les questions qui ne sont pas vitales pour l'évolution, ou qui n'ont pas déjà 4.té défi-nitivement résolues par la science, on peut être certain que la majorité a tort et la minorité raison ». « C'est à ce jugement que le vaniteux confie tout le bonheur de son existence» (23). Lorsqu'il se dit cela, il se rend compte à quel point n'est qu'illusion tout ce que son amour-propre lui avait présenté comme réalité, donc ne sont qu'illusoires aussi les sentiments liés à son amour-propre. En consé-

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quence, on pourrait dire que tous les sentiments de plai-sir liés aux illusions doivent également être rayés du bilan des valeurs de la vie. Ce qui reste en fin de compte représente la somme des plaisirs non-illusoires d'une existence; en regard de celle des déplaisirs, elle est telle-ment insignifiante que la vie n'apparaît plus du tout comme une jouissance, de sorte que le non-être est pré-férable à l'être.

L'influence du désir vaniteux fausse le bilan des plaisirs. C'est l'évidence même. Il en est tout autrement en ce qui concerne le caractère illusoire des objets qui provoquent nos joies. Ce serait fausser le bilan de notre vie que d'y supprimer tous les sentiments de plaisir attachés à des illusions, réelles ou supposées. Car le vaniteux a effectivement eu du plaisir à être applaudi par la foule; peu importe que lui-même ou un autre puisse, par la suite, reconnaître le caractère illusoire de ce succès. Cette découverte ne diminue en rien le sen-timent de joie éprouvé. Le fait de rayer du bilan de la vie tous les sentiments illusoires de ce genre ne corrige nullement notre jugement quant à ces sentiments; bien au contraire, il efface certains sentiments que la vie nous avait réellement procurés.

Et pourquoi ces sentiments seraient-ils rayés ? A celui qui les éprouve, ils procurent du plaisir; à celui qui les a dominés, cette victoire même donne une joie d'ordre spirituel non moins profonde. Cette joie ne vient pas d'un sentiment égoïste (« quel homme je suis ! »), mais des sources objectives de joie contenues dans cette vic-toire même. Si certains sentiments sont éliminés du bilan des plaisirs, parce que liés à des objets qui se révèlent illusoires, la valeur de l'existence ne dépend pas de la quantité de plaisir, mais de sa qualité. Et la valeur de celle-ci dépendra de la cause qui est à l'ori-gine du plaisir. Mais si je veux déterminer la valeur de

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l'existence seulement d'après la quantité de plaisir ou de déplaisir, je n'ai pas le droit de poser tout d'abord un autre facteur dont dépendrait la valeur plus ou moins grande du plaisir. Lorsque je dis: « Comparons la quan-tité de plaisir avec celle des déplaisirs, et voyons laquelle est plus grande », c'est à leur juste valeur qu'il me faut introduire dans mon bilan tous les plaisirs et déplaisirs, ceci sans tenir compte du fait qu'ils sont fondés ou non sur une simple illusion. En attribuant moins de valeur existentielle au plaisir relié à une illusion qu'à celui légitimé par la raison, on rattache la valeur de l'exis-tence non seulement à la joie, mais encore à d'autres facteurs.

Attribuer moins de prix au plaisir causé par un objet frivole, c'est ressembler au marchand qui estimerait les recettes d'une fabrique de jouets à un quart de leur valeur réelle, simplement parce que les articles en ques-tion ne sont que des futilités à l'usage des enfants.

Tant qu'il s'agit seulement de comparer les quantités de plaisir et celles de déplaisir, nous pouvons complète-ment négliger le caractère illusoire des objets causant certaines de nos joies.

L'examen rationnel des quantités de joies et de souf-frances que nous offre la vie, — cette méthode de Hartmann nous a amené à poser le pour et le contre dans notre livre de comptes. Mais comment faire ce calcul ? La raison est-elle en mesure de dresser le bilan ?

Si le bénéfice calculé ne correspond pas aux biens dont son affaire lui a réellement procuré ou lui procu-rera la jouissance, c'est que le commerçant s'est trompé dans ses comptes. Le philosophe, lui aussi, s'est trompé dans son jugement, s'il s'avère que pour la sensibilité de l'homme le surplus de plaisir ou de déplaisir n'existe pas réellement.

Pour l'instant, nous n'avons pas à vérifier les conclu-

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sions que les pessimistes tirent de leur examen rationnel du monde. Mais celui qui doit décider s'il veut oui ou non continuer à vivre, exigera qu'on lui explique d'abord où se dissimule ce surplus de déplaisir dont fait état le calcul.

Nous venons ainsi de toucher le point où la raison n'est pas en mesure de déterminer uniquement par elle-même s'il y a plus de plaisir ou de déplaisir, mais où elle doit s'employer à le démontrer dans la vie au moyen des perceptions. Car le concept à lui seul ne donne pas encore la réalité; c'est dans l'union du con-cept et de la perception (et le sentiment est une percep-tion) assurée par la pensée que l'homme accède à la réalité (voir page 87). Le commerçant n'abandonnera pas son affaire avant que les faits confirment la perte mise en évidence par son comptable. Lorsque ce n'est pas le cas, il lui demandera de revoir son calcul. C'est exactement ce que fera l'homme au sujet de sa vie. Le philosophe peut toujours lui prouver que la souffrance est plus grande que la joie; si, pour sa part, il ne le ressent pas ainsi, il jugera que le philosophe s'est égaré dans ses combinaisons intellectuelles et devrait repen-ser le problème. Si une entreprise accumule réellement des pertes telles qu'aucun crédit ne suffise plus à satis-faire les créanciers, la faillite est inévitable, même si le commerçant renonce à tenir ses livres, afin de ne pas connaître la situation réelle de son affaire. De même, si à un moment de la vie la quantité de déplaisir devient telle qu'aucun espoir de bonheur futur (crédit) ne per-mette plus de surmonter la souffrance, une. banqueroute de la vie est inévitable.

Or, le nombre de suicidés est relativement petit par rapport à la foule de ceux qui continuent courageuse-ment à vivre. Très peu de gens abandonnent la vie à cause de la souffrance. Que faut-il en conclure ? Ou

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bien il est faux de prétendre que la quantité de déplaisir surpasse celle de plaisir, ou bien ce n'est point de la quantité de plaisir ou de déplaisir que nous faisons dépendre la continuation de notre vie.

Pessimiste, Hartmann en arrive à dénier toute valeur à l'existence, parce que la souffrance y prédomine; il affirme néanmoins qu'il est nécessaire de la vivre. Cette conclusion s'explique en ce que seul le travail ininter-rompu et totalement dévoué de l'homme peut permettre d'atteindre le but de l'univers (voir page 198). Tant que l'homme est esclave de ses désirs égoïstes, il est inca-pable d'une telle tâche désintéressée. Une fois convaincu, par l'expérience et par la raison, que ses désirs égoïstes de jouissance sont irréalisables, l'homme peut se consa-crer à sa véritable mission. Ainsi, le pessimiste veut être la source d'un monde désintéressé. Toute éducation qui s'appuierait sur une telle attitude détruirait l'égoïsme parce que le montrant voué à l'échec.

Le pessimiste voit dans le désir de jouissance un prin-cipe fondamental de la nature humaine. Constatant que cette aspiration est finalement irréalisable, il lui devient possible de se consacrer à des tâches d'un ordre supé-rieur.

Accepter le pessimisme, c'est espérer, grâce à lui, pouvoir se vouer à des fins non-égoïstes. On ne peut toutefois pas dire qu'une telle conception morale triomphe, au sens profond du mot, des désirs égoïstes. D'après elle, pour que l'idéal moral puisse s'emparer de notre volonté, il faut avoir d'abord compris que le plai-sir égoïste, auquel nous aspirons, ne mène à rien. L'homme convoite la joie, mais son égoïsme trouve qu'elle lui offre « des fruits trop verts », pour la bonne raison qu'il ne peut les atteindre. Il s'en détourne alors et voue son existence à des buts désintéressés. Le pes-simiste pense que l'idéal moral n'est pas assez fort pour

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surmonter l'égoïsme; mais il s'établit là où la connais-sance a démontré l'inanité de l'égoïsme et, de ce fait, a dégagé la voie.

S'il était dans la nature humaine de désirer le plaisir et de ne jamais l'atteindre, la destruction de toute vie, donc la délivrance sous forme de non-être, serait le seul but raisonnable. Et si l'on estime que le véritable por-teur de la douleur universelle est Dieu, les hommes devraient choisir pour mission de participer à la déli-vrance de Dieu. Le suicide de l'individu, loin de favo-riser ce but, l'entrave. Car Dieu ne peut raisonnablement avoir créé l'homme que pour le faire coopérer, par ses actes, à sa délivrance. Sinon, la création n'aurait aucun but. Et le pessimisme imagine des buts extra-humains. Chacun doit, par son apport particulier, collaborer à cette oeuvre de libération. S'il s'en soustrait par le sui-cide, le travail qui lui était attribué devra être accompli par un autre. Ce dernier devra supporter à sa place les souffrances de l'existence. Et comme Dieu, porteur de la douleur, habite chaque créature, le suicidé n'a pas le moins du monde diminué la quantité de douleur divine; il a, au contraire, imposé à Dieu la difficulté supplémen-taire de lui trouver un remplaçant.

Tout ceci présuppose que le plaisir serve de critère à la valeur de l'existence. La vie se manifeste par une certaine somme de désirs (besoins). Si la valeur de l'exis-tence dépendait de la prédominance des plaisirs ou des déplaisirs, tout désir provoquant un surplus de déplaisir serait sans valeur. Examinons désir et plaisir, afin de savoir si le premier peut se mesurer au moyen du second. Pour ne pas être soupçonné de n'envisager la vie qu'au niveau d'une « aristocratie de l'esprit », nous commen-cerons par examiner un besoin « purement animal », la faim.

La faim apparaît lorsque, pour continuer à fonction-

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ner selon leur nature, nos organes ont besoin d'un nouvel apport de nourriture. L'affamé désire avant tout se rassasier. Dès que l'apport de nourriture suffit à enrayer la faim, les exigences du besoin naturel sont satisfaites. La jouissance qui s'ensuit vient en premier lieu de la disparition de la souffrance causée par la faim. Au pur instinct de se nourrir s'ajoute un autre besoin. Car en se nourrissant, l'homme ne vise pas seulement à rétablir le bon fonctionnement de ses organes, c'est-à-dire à com-battre la souffrance de la faim; il s'efforce également d'associer à cet acte des sensations gustatives agréables. Il lui arrive même qu'ayant faim et se trouvant à une demi-heure d'un excellent repas, il renonce à satisfaire immédiatement son appétit par des mets moins choisis, afin de ne pas gâcher la jouissance promise. Il ,se sert de sa faim pour jouir pleinement de son repas. De ce fait, la faim devient pour lui l'instigatrice de la jouis-sance. Si toute la faim contenue dans l'univers pouvait être rassasiée, nous connaîtrions la totalité de jouissance qui découle du besoin de se nourrir. Il suffirait d'y ajou-ter le plaisir particulier des gourmets qui développent au-delà de la normale leur sensibilité gustative.

Cette somme de jouissance atteindrait la valeur maxi-male si aucun désir la concernant ne demeurait insatis-fait, et à condition qu'une certaine somme de déplaisir ne vienne, en même temps, s'y adjoindre.

La science moderne a établi que la nature engendre plus de vie qu'elle n'en peut entretenir, c'est-à-dire qu'elle occasionne aussi plus de faim qu'elle n'en peut rassasier. Dans la lutte pour l'existence, l'excédent de vie doit périr dans la douleur. Admettons qu'à chaque instant du devenir universel les besoins vitaux soient plus grands que les moyens disponibles pour les satis-faire; ceci diminuerait la jouissance. Or, la jouissance particulière, celle qui existe réellement, n'en est pas

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amoindrie pour autant. Là où un désir est satisfait, il se produit la somme correspondante de jouissance, même si bon nombre de besoins restent insatisfaits chez cet être ou chez un autre. Ce qui s'en trouve dimi-nué, c'est la valeur des joies de la vie. Car si un être ne réussit à satisfaire qu'une partie seulement de ses désirs, il en reçoit une joie moindre. Cette jouissance a une valeur d'autant plus petite qu'elle est moins importante par rapport aux exigences totales de la vie, en ce qui concerne cet ordre de désirs. On peut se représenter cette valeur par une fraction dont le numérateur cor-respond à la somme de jouissance réellement donnée, et le dénominateur à la somme des besoins. La fraction a la valeur 1 lorsque numérateur et dénominateur sont égaux, c'est-à-dire lorsque tous les besoins sont satisfaits. Elle est plus grande que 1 lorsqu'un être reçoit plus de jouissance que ses besoins n'en comportent; elle est inférieure à 1 lorsque la somme de jouissance demeure en-deçà de celle des besoins. Mais cette frac-tion ne peut jamais devenir nulle tant que son numéra-teur aura la moindre valeur. Qu'un homme, avant de mourir, fasse le bilan de sa vie et étale régulièrement tout au long de son existence la somme de jouissance se rapportant à un instinct donné (par exemple la faim), ainsi que toutes les exigences de cet instinct; cette jouis-sance s'avérera peut-être d'une valeur minime, mais elle ne saurait être nulle. A quantité constante de jouis-sance, la valeur des joies d'un être décroît à mesure que ses besoins augmentent. Il en va de même pour tout l'ensemble de la vie. Plus le nombre des êtres vivants est grand par rapport au nombre de ceux qui trouvent pleine satisfaction à leurs besoins, plus la valeur moyenne des joies de la vie diminue. Supposons que j'aie assez à manger pendant trois jours et qu'en revanche je doive jeûner les trois jours suivants; ma jouissance

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éprouvée pendant les trois premiers jours ne s'en trouve nullement diminuée. Si je me la représente répartie sur six jours, sa valeur, au regard de mon besoin de nour-riture, diminue de moitié. 11 en est de même pour l'am-pleur de joie par rapport à l'intensité de mon désir. Si j'ai faim de deux tartines de beurre et que j'en reçoive une seule, la jouissance tirée de cette seule tartine n'aura que la moitié de la valeur qu'elle aurait eue, si j'avais été rassasié après l'avoir mangée. C'est de cette manière que l'on définit la valeur des joies de la vie. Elles se mesurent aux besoins. Nos désirs fournissent l'étalon; le plaisir est ce que l'on mesure. La jouissance de se rassasier n'a de valeur que parce que la faim existe; et la valeur plus ou moins grande qui lui est attribuée dépend de l'intensité de la faim.

Au cours de notre existence, certains désirs sont restés inassouvis; ils jettent une ombre sur les besoins satisfaits par la vie et diminuent la valeur de nos heures de jouissance. Mais on peut aussi parler de la valeur présente d'un sentiment de plaisir. Cette valeur est d'autant moins grande que le plaisir est plus petit par rapport à la durée et à la force de notre désir.

Une quantité de plaisir a sa pleine valeur lorsqu'elle égale notre désir, en durée et en intensité. Si le plaisir est plus petit que le désir, sa valeur s'amoindrit; s'il est plus grand, il en résulte un surcroît inattendu de plaisir; mais pour qu'il nous soit réellement une joie, il faut que nous arrivions à intensifier notre désir de jouis-sance. Si nous ne réussissons pas à l'augmenter en pro-portion de la croissance du plaisir, ce dernier tourne à la souffrance. L'objet, qui d'ordinaire nous satisfait, nous assaille contre notre gré et nous fait souffrir. Ceci prouve bien que le plaisir n'a de valeur pour nous que s'il est à la mesure de nos désirs. Un excès de sentiments agréables se transforme en douleur. Cela s'observe parti-

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culièrement bien chez les personnes qui ont très peu d'inclination pour tel ou tel plaisir. Par exemple, lorsque l'appétit est émoussé, le plaisir de manger se transforme facilement en dégoût. Nous voyons une fois encore que le désir sert d'étalon pour mesurer le plaisir.

Le pessimiste pourra dire: la faim inassouvie n'en-traîne pas seulement un déplaisir faute de jouissance, mais positivement des souffrances, des peines et de la misère. Il peut faire état de l'énorme détresse des mal-heureux qui connaissent la famine, et de la somme de déplaisirs qui résulte indirectement du manque de nour-riture. Pour étendre ses affirmations au règne extra-humain, il rappellera les souffrances des animaux sau-vages qui, en certaines saisons, meurent de faim. Le pessimiste estime que, dans l'univers, ces maux l'em-portent de loin sur la somme de jouissance provoquée par le besoin de nourriture.

Sans doute peut-on comparer entre eux le plaisir et le déplaisir, et déterminer le surplus de l'un ou de l'autre, comme dans le cas d'un compte de pertes et profits. Mais si le pessimiste, croyant que le surplus se trouve du côté du déplaisir, conclut à la non-valeur de la vie, il commet une erreur, en ce sens qu'il imagine un calcul qui, dans la vie réelle, ne se fait jamais.

Notre désir concerne, en chaque cas, un objet parti-culier. La valeur du plaisir né de la satisfaction sera, comme nous l'avons vu, d'autant plus élevée que la somme de plaisir est proportionnellement plus grande que l'ampleur de notre désir 2. Mais la somme de déplai-sir, au prix de laquelle nous risquons d'acheter le plaisir, dépendra également de l'importance de notre désir.

Note de l'auteur: Nous faisons abstraction, ici, du cas où un excès de plaisir se

transforme en souffrance.

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Nous comparons la quantité de déplaisir non pas à celle du plaisir, mais uniquement à l'intensité de notre désir. Celui qui aime bien manger et traverse une période de famine en se réjouissant d'avance de futures périodes d'abondance, s'en tirera beaucoup mieux qu'un autre qui ne se sentirait pas la même attirance pour une bonne table. La femme désirant un enfant compare le plaisir qui en découlera non pas avec la somme de désagré-ments dus à la grossesse et à l'accouchement, mais avec son voeu de posséder un enfant.

Jamais nous n'aspirons à une joie abstraite et de grandeur définie, mais nous voulons une satisfaction concrète et selon un mode bien précis. Lorsque nous recherchons un plaisir ,qui doit être satisfait par une sen-sation ou un objet déterminé, nous ne saurions nous contenter de quelqu'autre objet ou autre sensation pro-curant une joie d'égale grandeur. Celui qui a faim n'ac-ceptera pas, en compensation, une autre joie de même importance, par exemple celle d'une promenade. Dans le cas seulement où notre désir aspirerait à une certaine quantité de joie d'ordre général, il cesserait dès que ce plaisir ne s'achèterait pas au prix d'un déplaisir encore plus grand. Cependant, la satisfaction étant toujours recherchée d'une façon bien précise, il s'avère que la joie consécutive à l'accomplissement est réelle, même si elle s'accompagne d'une quantité de déplaisir plus grande que de plaisir. En effet, les désirs des êtres vivants ont une orientation définie et se dirigent vers un but concret de plaisir; en conséquence, il devient impos-sible d'accorder une égale valeur à la quantité de déplai-sir rencontrée sur ce chemin. Si le désir est assez intense pour subsister, une fois qu'il a surmonté le déplaisir, quelle que soit en valeur absolue l'importance de ce dernier, alors le plaisir dû à la réalisation pourra tout de même être pleinement savouré. Le désir établit donc

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entre le déplaisir subi et le plaisir atteint un rapport non pas direct mais indirect, en comparant sa propre importance à celle du déplaisir. Il ne s'agit pas de savoir si le plaisir à atteindre est, oui ou non, plus grand que le déplaisir, mais si le désir d'arriver au but surmonte la résistance qu'oppose le déplaisir. Si cet obstacle est le plus fort, le désir se rend à l'inévitable, se paralyse et renonce. La détermination bien précise de nos désirs confère à la joie qui en découle une importance nous permettant, une fois la satisfaction obtenue, de n'enre-gistrer la somme de déplaisir encourue que dans la mesure où il a atténué l'intensité de notre désir. Admet-tons que je sois un amateur passionné de « panoramas »; je ne calculerai jamais combien de plaisir me procurera tel panorama dont je jouirai du haut d'une montagne, et ce que sera, comparativement, ma peine pour escala-der le sommet et redescendre. Mais je me demanderai si mon désir de jouir de cette vue sera encore assez vif, une fois que j'aurai triomphé de toutes les difficultés. C'est seulement indirectement, suivant l'ampleur du désir, que le plaisir et le déplaisir réunis peuvent con-duire à un résultat. Il ne s'agit donc pas de savoir s'il y a plus de plaisir ou de déplaisir, mais si la volonté de jouir est assez forte pour surmonter les peines.

Un fait prouve le bien-fondé de notre assertion: la jouissance acquise au prix d'une grande souffrance semble avoir plus de valeur que celle qui nous arrive pour ainsi dire comme un don du ciel. Si, une fois notre désir émoussé par la souffrance, nous atteignons quand même notre but, notre joie est alors, comparée à la quantité de désir qui nous reste, d'autant plus grande. Ce rapport représente (nous l'avons vu en page 209) la valeur du plaisir. Nous en connaissons une autre preuve dans le fait que toutes les créatures, y compris l'homme, extériorisent leurs instincts aussi longtemps qu'elles

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peuvent supporter les douleurs et les tourments rencon-trés. La lutte pour l'existence en est la conséquence. La vie présente s'efforce de s'épanouir, et seulement ceux dont le désir s'est trouvé étouffé sous le poids des adver-sités accumulées, abandonnent le combat. Toute créature cherche sans relâche à se nourrir, jusqu'à ce que le manque de nourriture détruise sa vie. De même, l'hom-me n'attente à ses jours que s'il juge, à tort ou à raison, ne pas pouvoir atteindre les buts qui donnent un prix à l'existence. Aussi longtemps qu'il croit à la possibilité de réaliser ses espoirs, il lutte contre tous les tourments et toutes les douleurs. 11 faudrait qu'une philosophie vînt enseigner à l'homme que le vouloir n'a de sens que si le plaisir surpasse le déplaisir; conformément à sa nature, l'être humain s'efforce d'atteindre les objets de sa con-voitise tant qu'il réussit à supporter le déplaisir inévi-table, si grand soit-il. Donc, une telle philosophie serait dans l'erreur, puisqu'elle ferait dépendre le vouloir humain d'une situation foncièrement étrangère à l'homme (plus de plaisir que de déplaisir). Le critère tout naturellement donné pour mesurer le vouloir, c'est le désir, et ce der-nier s'impose aussi longtemps qu'il le peut. Lorsqu'il est question de satisfaire un désir, avec le plaisir et le dé-plaisir qui en découlent, la vie réelle (non point une phi-losophie rationnelle) fait un calcul du genre suivant: si, en achetant une certaine quantité de pommes je suis obli-gé d'en prendre en même temps deux fois plus de mau-vaises que de bonnes, parce que le marchand veut s'en débarrasser, je n'hésite pas un instant à emporter les mauvaises pommes, pourvu que la petite quantité de bonnes pommes me paraissent valoir, en plus du prix d'achat, les frais d'évacuation des mauvaises. Cet exemple montre bien quel rapport existe entre les quan-tités de plaisir et de déplaisir consécutives à un désir. Je ne détermine pas la valeur des bonnes pommes en sous-

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trayant leur somme de celle des mauvaises, mais en ju-geant si, malgré la présence de ces dernières, les pre-mières conservent encore une valeur.

Lorsque je mangerai les bonnes pommes, je ne me préoccuperai plus des mauvaises; de même, je puis m'adonner pleinement à la satisfaction de mes désirs une fois que j'aurai surmonté les tourments inévitables.

Même si le pessimisme avait raison de prétendre que dans ce monde il y a plus de souffrance que de joie, le vouloir ne saurait en être influencé, car les êtres humains, s'efforcent malgré tout d'atteindre un surplus de joie. Si la preuve empirique du contraire (plus de douleur que de joie) pouvait être fournie, elle permettrait de démontrer que toutes les philosophies attribuant la valeur de la vie au surplus de plaisir (eudémonisme) aboutissent à une impasse; cette même preuve, par contre, ne suffirait pas à établir l'irrationnalité du vou-loir en général. Car celui-ci ne compte pas avec le sur-plus de plaisir, mais il vise la quantité de plaisir qui subsiste au-delà du déplaisir inévitable. Ce plaisir res-tera toujours un but digne d'être recherché.

Contre le pessimisme on a prétendu qu'il est impos-sible d'établir le compte du surplus de plaisir ou de dé-plaisir existant en ce monde. Un calcul de ce genre exige que les grandeurs respectives des éléments portés en compte soient comparables entre elles. Or, tout plaisir et tout déplaisir ont une grandeur déterminée (intensité, durée). Nous pouvons même comparer approximative-ment des sentiments différents de plaisir. Nous savons si un bon cigare vaut une bonne histoire. Il n'y a donc rien à dire contre la possibilité de comparer entre elles les grandeurs respectives des diverses catégories de plai-sir et de déplaisir. Celui qui se propose de prouver scien-tifiquement le surplus de l'un ou de l'autre, part donc de présupposés entièrement justifiés. Les conclusions

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auxquelles aboutit le pessimisme sont critiquables, certes, mais on ne saurait mettre en cause la possibilité même de procéder à une estimation scientifique des quantités de plaisir et de déplaisir, c'est-à-dire de dres-ser un bilan des plaisirs. Par contre, il serait faux de conclure à la moindre influence du résultat de ce calcul sur le vouloir humain. La valeur de notre activité dépend réellement du surplus de plaisir ou de déplaisir dans le seul cas où elle concerne des objets qui nous laissent indifférents. Par exemple, si au retour du travail je cherche simplement à me délasser par un jeu ou une occupation agréable d'un genre quelconque, je peux me demander ce qui me procurera le plus grand sur-croît de plaisir. Je renoncerai alors sans doute à une activité qui ferait pencher la balance du côté du déplai-sir. Autre exemple: avant d'acheter un jouet, nous nous interrogeons, afin de choisir celui qui offrira à l'enfant le maximum de plaisir. Mais dans tous les autres cas, notre décision ne dépend pas uniquement du bilan de nos plaisirs.

En prouvant que la souffrance l'emporte sur la joie, les moralistes pessimistes pensent ouvrir le chemin du dévouement désintéressé des hommes à l'oeuvre de civi-limtion; mais ils oublient que la nature humaine ne saurait aucunement se laisser influencer par cette asser-tion. L'effort de l'homme s'oriente vers ce qui reste de satisfaction possible, une fois toutes les difficultés écar-tées. L'espoir de cette satisfaction est à l'origine des activités humaines. Le travail individuel et tout le pro-grès de la civilisation s'expliquent par cet espoir. Le pessimiste croit devoir démontrer l'inanité de la chasse au bonheur, pour inciter l'homme à se vouer entière-ment à ses tâches morales. Or, celles-ci ne sont rien d'autre que la concrétisation des désirs naturels et spi-rituels de l'homme; et il cherche à les satisfaire malgré

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la souffrance qui peut en résulter. La chasse au bonheur, que le pessimiste veut extirper, n'existe même pas. L'homme accomplit ses tâches parce qu'il est dans sa nature de les reconnaître et de les vouloir. L'éthique pessimiste prétend que pour pouvoir s'adonner pleine-ment à ce qu'il estime être sa vraie mission, l'homme doit d'abord renoncer à la joie. Mais aucune éthique ne pourra jamais imaginer d'autres raisons pour l'homme que celle de réaliser les satisfactions exigées par le désir humain, et d'accomplir son idéal moral. Aucune éthique ne pourra le priver de la joie qu'il éprouve à réaliser ses désirs. A ces paroles du pessimiste: « Ne cherchez pas la joie, car vous ne l'atteindrez jamais; efforcez-vous d'accomplir ce que vous reconnaissez être votre mis-sion », l'homme répondra: « Ceci est conforme à la nature humaine, et la prétendue chasse au bonheur n'est que pure invention d'une philosophie aberrante. L'hom-me tend à satisfaire ce que désire son être: il poursuit des objets concrets, non point un bonheur abstrait. La réalisation lui procure de la joie ». La morale pessi-miste ne postule pas la recherche du plaisir, mais l'ef-fort en vue de réaliser la mission qu'on a faite sienne; cette philosophie coïncide donc exactement avec ce que l'homme veut au fond de lui-même. Pour être moral, il n'a pas besoin d'avoir été tout d'abord remodelé par la philosophie, ni d'avoir renié préalablement sa nature. La moralité, c'est l'effort vers un but que l'on a reconnu légitime. Il est dans la nature de l'homme de poursuivre ce but tant que les peines liées à cette recherche n'é-moussent pas le désir. C'est là qu'il faut voir l'essence même de toute volonté réelle. L'éthique ne consiste pas à extirper tout désir de joie pour faire régner à sa place des idées pâles et abstraites, là où la puissante volonté de vivre et de jouir n'existe plus; elle est un vouloir énergique, soutenu par de fortes intuitions idéel,

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les, et elle sait atteindre son but, même par des chemins semés d'embûches.

Les idéaux moraux naissent de l'imagination morale de l'homme. Ils se réalisent à condition que l'homme les désire avec assez d'insistance pour triompher de toutes les douleurs et de toutes les souffrances. Ils sont ses propres intuitions, les impulsions engendrées par son esprit. Il les veut, parce que leur réalisation est sa joie la plus pure. Il n'a pas besoin de se faire d'abord inter-dire par l'éthique sa soif de jouissance, pour ensuite se faire commander ce à quoi il doit tendre. Il poursuit des idéaux moraux dès que son imagination morale est assez active pour lui fournir des intuitions; celles-ci sont alors capables .de conférer à son vouloir la force dont il a besoin pour franchir tous les obstacles qui lui viennent de sa propre nature, y compris le déplaisir.

Si l'homme s'oriente vers des idéaux élevés, c'est que ceux-ci sont innés à son être; leur réalisation lui procu-rera une joie bien supérieure à la satisfaction médiocre que récoltent les petits désirs de la vie quotidienne. Un idéaliste qui réalise concrètement son idéal connaît des transports de joie spirituelle.

Pour priver l'homme de la joie qu'il éprouve à satis-faire ses désirs, il faut d'abord en faire un esclave agis-sant non point parce qu'il veut, mais seulement parce qu'il doit. Car on éprouve de la joie à atteindre ce qu'on a voulu. Ce que l'on appelle « bon » n'est pas ce que l'homme doit faire, mais ce qu'il veut lorsqu'il épanouit pleinement sa vraie nature humaine. Méconnaître cela, c'est amener l'homme à renoncer à sa propre volonté, pour ensuite lui prescrire du dehors le contenu de son vouloir.

L'homme accorde une valeur à la satisfaction d'un désir, parce que celui-ci naît de son être intime. Le résultat vaut son prix, pour autant qu'il a été voulu. Si

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l'on dénie au projet du vouloir humain en tant que tel sa valeur propre, il faut emprunter ce but à une source qui est indépendante de la volonté de l'homme.

Toute éthique à base pessimiste s'explique par une méconnaissance de l'imagination morale. Pour attribuer la somme du vouloir à l'intensité du désir de jouissance, il faut tenir l'esprit humain pour incapable d'engendrer lui-même les fins de son vouloir. Un homme dépourvu d'imagination n'engendre pas d'idées morales. Il faut les lui fournir. Quant à satisfaire ses instincts inférieurs, sa nature physique s'en charge toute seule. Mais pour l'épanouissement de l'homme dans sa totalité, nous devons également tenir compte de la présence de désirs spirituels. Pour pouvoir prétendre qu'il doit les recevoir du dehors, il faudrait supposer que l'homme n'en pos-sède pas. Dans ce cas, on devrait à juste titre dire qu'il est obligé de faire ce qu'il ne veut pas. Chaque fois qu'une doctrine morale exige de lui le refoulement de son vouloir au profit de devoirs qu'il ne veut pas lui-même, nous sommes en face d'une éthique qui ne tient pas compte de l'être humain tout entier, mais seulement d'un homme dépourvu de désir spirituel. Pour un indivi-du harmonieusement évolué, les idées du bien ne sont pas extérieures, mais intérieures à son être. L'action morale ne consiste pas à éliminer tout vouloir égoïste et personnel, mais à favoriser le plein épanouissement de la nature humaine. Croire que l'homme doit annihiler son propre vouloir pour réaliser un idéal moral, c'est ignorer que le désir de réaliser cet idéal n'est pas moins inhérent à la nature humaine que celui de satisfaire un instinct animal.

L'opinion que nous venons d'émettre peut, sans aucun doute, prêter à malentendu. Ceux qui n'ont pas encore atteint une maturité intérieure et s'avèrent incapables d'imagination morale, verront volontiers dans les ins-

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tincts de leur demi-nature la pleine expression de la substance humaine. Afin de pouvoir tranquillement « vivre leur vie », ils rejetteront toutes les idées morales qu'ils n'ont pas eux-mêmes conçues. Bien entendu, ce qui a été dit pour l'homme accompli ne s'applique pas à l'être partiellement évolué. Ce qui est valable pour le premier ne l'est pas pour celui qui a encore besoin de toute une éducation avant que sa nature morale ne par-vienne à dominer ses passions inférieures. Nous n'avons pas à énumérer ici ce qu'il faut enseigner à un individu non évolué. Notre but est de décrire les caractéristiques d'un homme accompli, et de démontrer que la liberté est possible. Elle apparaît non pas dans les actions sous contrainte sensible ou psychique, mais seulement dans les actions qui relèvent de l'intuition spirituelle.

L'homme moralement adulte se donne lui-même sa propre valeur. Il ne recherche pas le plaisir, car celui-ci lui est offert par grâce de la nature ou du créateur; il ne s'acquitte pas davantage d'un devoir abstrait, reconnu comme tel après abandon de tout désir de joie. Par contre, il agit selon sa volonté, dans la mesure de ses intuitions morales; et il éprouve dans la réalisation de ses volontés la véritable jouissance de sa vie. Il définit la valeur de l'existence d'après le rapport entre ses désirs et ses réalisations. Par conséquent, une doctrine éthique qui remplace le vouloir par le devoir, l'inclina-tion par l'obligation, détermine la valeur de l'homme d'après le rapport entre ce qu'exige le devoir et ce qui peut être accompli. Elle mesure l'homme d'après un barème étranger à sa nature intime. La conception que nous avons développée ramène l'être humain en lui-même. La vraie valeur de l'existence ne peut être, à notre avis, que celle acceptée par l'individu, en accord avec son propre vouloir. Nous rejetons toute valorisation de l'existence que l'individu n'approuverait pas, au

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même titre que nous avons rejeté toute finalité existen-tielle non conçue par lui. Nous estimons que l'individu, dans son essence et dans son autonomie totale, est à la fois juge et maître de lui-même.

APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Ce serait se méprendre sur le sens de notre précédent exposé, que de s'arrêter à l'objection apparente suivante: le vouloir humain est déraisonnable par nature; il faut fournir à l'homme la preuve de cette déraison, et il se rendra compte que tout progrès moral a pour but de se libérer finalement du vouloir. Une personnalité qua-lifiée m'a pourtant fait cette objection et a prétendu que le rôle du philosophe consiste précisément à établir ce que négligent, faute de raison, les animaux et la plupart des hommes: tirer réellement le bilan de l'existence. Cette objection n'est possible que si l'on se refuse à voir le point essentiel de la question: pour que la liberté se réalise, le vouloir humain doit être porté par la pensée intuitive; mais il s'avère, par la même occasion, que le vouloir peut être déterminé par autre chose que l'in-tuition; or seule la libre réalisation de l'intuition qui jaillit de la nature humaine donne naissance à l'action morale et à sa valeur. L'individualisme éthique confère à la morale toute sa dignité. Il pense également que la vraie morale ne consiste pas simplement à établir une harmonie superficielle entre le vouloir et la norme, mais qu'elle se trouve réalisée si nous faisons de notre vou-loir moral une partie constitutive de notre être, au point que toute action immorale nous paraîtrait une infirmité, une déformation de notre véritable nature.

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XIV

L'INDIVIDUALITÉ ET L'ESPÈCE

L'être humain est prédisposé à devenir une indivi-dualité libre et complète en elle-même. Ce point de vue semble contrarié par le fait que tout homme est membre d'un groupe naturel (race, peuple, famille, sexe), et agit au sein d'une communauté (Etat, Eglise, etc.). L'être humain est marqué par les caractères spécifiques du collectif auquel il appartient, et ses actions sont déter-minées par la place qu'il occupe au milieu de ses sem-blables.

Dans ces conditions, est-il encore possible de parler d'individualité ? Peut-on considérer l'homme comme un tout autonome, alors qu'il est issu d'un ensemble et s'insère dans un ensemble ?

Chaque membre est déterminé par le groupe auquel il appartient, et ceci dans ses qualités et ses fonctions. Un groupe ethnique constitue un tout, et chacun de ses membres est marqué des signes caractéristiques de ce groupe. La physionomie et le comportement de chacun sont conditionnés et imprégnés par le caractère ethnique. Lorsqu'on cherche à comprendre tel ou tel trait, telle ou telle manière d'être d'un homme, on est ramené de l'indi-vidu à l'espèce. C'est elle qui nous explique la forme que revêt une tendance observée chez un individu.

Mais l'homme se libère de cette emprise de l'espèce.

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Vécue comme elle doit l'être, elle cesse d'être une en-trave à la liberté humaine, et ne doit pas le devenir sous l'effet d'une quelconque institution artificlelle. L'être hu-main développe certaines qualités et accomplit certaines fonctions selon des mobiles qui lui sont propres. Les traits typiques de l'espèce ne lui sont que des moyens grâce auxquels il arrive à exprimer son entité person-nelle. Les qualités spécifiques données par la nature lui servent de base, et il les façonne d'après les tendances de son être le plus intime. Dans les lois de l'espèce, on cherchera en vain la source des manifestations de cet être intime. Nous avons à faire à un individu qui ne peut s'expliquer que par lui-même. Si, en face d'un homme parvenu à se rendre indépendant de l'espèce, nous nous acharnons néanmoins à l'expliquer par l'es-pèce, c'est que le sens de l'individuel nous fait défaut.

Il est impossible de comprendre entièrement un être humain tant que l'on s'appuie seulement sur la notion de l'espèce. Cette façon de juger est particulièrement tenace quand il s'agit du sexe. Trop souvent l'homme voit dans la femme, et réciproquement, avant tout les caractères généraux du sexe opposé, et fort peu les élé-ments individuels. Dans la vie pratique, les conséquences en sont moins gênantes pour l'homme que pour la femme. Si la situation sociale de celle-ci est souvent indigne d'elle, c'est qu'elle est déterminée, sous bien des rapports, par l'idée générale que l'on se fait des besoins et des devoirs naturels de la femme, et non point, comme ce devrait être, par ses qualités individuelles. Les occupations de l'homme s'orientent d'après ses aptitudes et ses goûts personnels, celles de la femme dépendent du seul fait qu'elle est femme. La femme doit être esclave de l'espèce, du typique féminin. Discu-ter si « de par sa nature » la femme est prédisposée à tel ou tel métier, c'est maintenir la question féministe au

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stade le plus élémentaire. Laissons à la femme le soin de juger ce qu'il est dans sa nature de vouloir. S'il est vrai qu'elles sont seulement bonnes pour les métiers qu'elles accomplissent déjà, elles ne chercheront pas à en occuper d'autres. Mais c'est à elles de décider ce qui convient à leur nature. On craint un bouleversement de la situation sociale, au cas où la femme cesserait d'être traitée comme membre de l'espèce, pour devenir indivi-du. Or, il est indéniable qu'un ordre social, au sein duquel la moitié de l'humanité mène une existence indigne d'elle, a grand besoin d'être amélioré 1.

Juger les êtres humains d'après leur appartenance à l'espèce, c'est s'arrêter à la limite au-delà de laquelle ils commencent à être des individus déterminant en toute liberté leurs agissements. Ce qui se trouve en deçà de cette limite peut être objet de science. L'étude des races, des peuples et des sexes tombe dans le domaine des sciences spéciales. Pour cadrer avec l'image générale tracée par les sciences, il faudrait s'efforcer de ne plus vivre qu'en exemplaire de cette espèce. Mais aucune science ne peut percer jusqu'à l'essence particulière de l'être individuel. Là où s'ouvre la sphère de la liberté (de la pensée et de l'action), les lois de l'espèce cessent d'être déterminantes pour l'individu. Le contenu con-ceptuel que la pensée humaine relie à la perception,

1 Note de l'auteur: Dès la parution de ce livre (1894) on m'a objecté que la femme a,

déjà maintenant, la possibilité de mener à son gré une vie individuelle au sein même de ses attributs spécifiques, et bien plus librement que l'homme, auquel le collège, l'armée et la profession enlèvent son indi-vidualité. Cette remarque aurait aujourd'hui (1918) sans doute encore plus de poids. Mais je maintiens ce que j'avais écrit; j'espère qu'il se trouvera des lecteurs pour comprendre à quel point l'objection citée se heurte au concept de la liberté, tel qu'il a été développé dans ce livre; ce que j'ai dit plus haut, ils sauront également le juger d'après d'autres critères que celui de l'influence anti-individuelle exercée par le collège et les structures sociales.

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pour saisir la réalité intégrale (voir pages 87 suiv.), per-sonne ne saurait le définir une fois pour toutes et le léguer tel quel à la postérité. L'individu doit acquérir ses concepts grâce à son inklition propre. La manière dont un individu pense ne se déduit d'aucune loi de l'espèce. Sur ce point, seul l'individu importe. Les buts concrets qu'il va proposer à son vouloir ne se déduisent pas, eux non plus, des caractéristiques générales de l'être humain. Pour comprendre un individu, il faut pénétrer jusqu'au fond de son entité particulière; il ne suffit pas de s'en tenir aux traits typiques. En ce sens, chaque être humain est un problème. Et toute la science qui traite des idées abstraites et des concepts relatifs à l'espèce n'est qu'une propédeutique à cette connaissance que nous acquérons lorsqu'une individualité nous commu-nique sa manière de considérer l'univers, ou en la déduisant du contenu de son vouloir. Un être humain peut nous don-ner l'impression de s'être libéré de tout mode de penser propre à un certain type, et de tout vouloir commun à l'espèce; alors, si nous voulons comprendre sa nature pro-fonde, nous devons renoncer à des concepts puisés dans notre propre esprit. La connaissance consiste à établir, par le moyen de la pensée, le lien entre le concept et la percep-tion. Dans tous les cas autres que l'observation de l'individu, c'est l'intuition de l'observateur qui doit trouver les concepts; mais pour comprendre une libre individualité, il s'agit uniquement pour nous de recevoir en notre es-prit les concepts par lesquels elle se détermine elle-même (sans y introduire nos propres concepts). Si, pour juger les autres, nous faisons tout de suite intervenir nos concepts à nous, nous n'arriverons jamais à comprendre un individu. De même qu'une libre individualité se défait des caractères de l'espèce, la connaissance doit se libérer des méthodes qui lui servent à saisir tout ce qui concerne l'espèce.

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C'est seulement dans la mesure où il s'est distancé des caractères de l'espèce que l'homme prend rang de libre esprit au sein d'une collectivité humaine. Personne n'est pur représentant de l'espèce, pas plus qu'indivi-dualité intégrale. Mais chacun libère progressivement une sphère plus ou moins importante de son être, à la fois de l'emprise spécifique du règne animal, et des com-mandements dictés par des autorités humaines.

Quant à la part de lui-même que l'homme ne peut pas libérer, elle demeure un des chaînons de l'organisme naturel et spirituel. Par elle, l'homme se laisse vivre à la façon dont il voit vivre ses semblables, ou comme ils le lui ordonnent. Une valeur éthique, au sens profond de ce terme, ne revient qu'à ceux de ses actes qui émanent de ses propres intuitions. Les instincts moraux, qu'il doit aux instincts sociaux hérités, deviennent éthiques lors-qu'il les fait pénétrer jusqu'en ses intuitions. Toute l'activité morale de l'humanité provient donc d'intuitions éthiques individuelles et de leur adoption par des com-munautés humaines. Autrement dit: la vie morale de l'humanité est la somme des imaginations morales en-gendrées par les individus libres. Telle est la conclusion du monisme.

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DERNIERS PROBLÈMES

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LES CONSÉQUENCES DU MONISME

L'explication unitaire du monde, autrement dit le monisme ici décrit, emprunte à l'expérience humaine les principes dont il a besoin pour comprendre l'univers. Les sources de toutes actions, il les cherche également à l'intérieur du monde observable, dans la région de la nature humaine accessible à notre introspection, c'est-à-dire dans l'imagination morale. Il refuse de recourir à la spéculation abstraite pour trouver, en dehors du domaine que peuvent atteindre notre activité perceptive et notre pensée, les principes fondamentaux de l'univers. Pour le monisme, l'unité que l'expérience de l'observa-tion pensante ajoute à la multiplicité complexe des perceptions, est précisément celle que réclame l'homme dans son besoin de connaissance, et par laquelle il tente de pénétrer les domaines physiques et spirituels de l'univers. Vouloir trouver derrière cette unité encore un autre principe unitaire, c'est prouver que l'on mécon-naît l'identité de ce que trouve notre pensée et de ce que réclame notre soif de connaissance. L'individu n'est pas séparé, en fait, de l'univers. Il est une partie de celui-ci. Un lien avec l'ensemble du cosmos existe réellement; il n'est interrompu que pour notre percep-

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tion. Nous croyons que cette partie que nous sommes est une entité autonome seulement parce que les rouages des forces fondamentales du cosmos, entraînant dans leurs cours notre existence, nous restent d'abord invi-sibles. Sous cet angle, on peut être amené à considérer ce fragment de l'ensemble comme une entité effective-ment indépendante, une monade, qui de l'extérieur reçoit par tel ou tel moyen les informations du monde. Le monisme en question démontre que cette prétendue indépendance s'efface dès que la pensée insère la per-ception dans le réseau du système conceptuel. Une fois que cet acte est accompli, le morcellement se révèle être une simple illusion de l'acte perceptif. Pour con-naître son existence autonome et totale au sein de l'uni-vers, l'homme doit nécessairement recourir à l'expé-rience intuitive de la pensée. La pensée détruit l'appa-rence de l'acte de perception et insère notre existence individuelle dans la vie du cosmos. L'unité du monde conceptuel, qui contient les perceptions objectives, ac-cueille également le contenu de notre personnalité sub-jective. La pensée nous livre la véritable forme de la réalité, entendue comme unité parfaite; la multiplicité des perceptions, par contre, n'est qu'une apparence due à notre organisation (voir pages 87 et suiv.). Discerner entre « connaître la réalité » et « percevoir l'apparence » fut de tout temps le but de la pensée humaine. La science s'efforcera d'accéder à la réalité des perceptions, en découvrant des lois qui les régissent. Mais certains n'accordèrent aux liens, mis à jour par la pensée hu-maine, qu'une signification subjective et se tournèrent vers quelqu'objet situé au-delà de notre expérience (Di-vinité supposée, Volonté, Esprit absolu, etc.), afin d'y trouver la véritable cause de cette unité. Et, partant de cette conviction, ils tentèrent d'ajouter à la science trai-tant de ces rapports (accessibles par l'expérience sen-

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sible) une seconde connaissance qui dépasserait l'expé-rience et découvrirait les rapports de celle-ci avec les entités imperceptibles (métaphysique inaccessible à l'ex-périence, mais atteinte au moyen de la spéculation). Toujours selon eux, c'est grâce à notre pensée bien conduite que nous comprenons le fonctionnement de l'univers, et ceci par le fait qu'une entité originelle aurait édifié cet univers d'après les lois de la logique. Quant aux causes de nos actions, ils se les imaginaient dans la volonté de cette entité suprême. Mais ils ne s'apercevaient pas que la pensée embrasse des éléments subjectifs en même temps que des éléments objectifs, et que la réalité totale nous est fournie par l'union de la perception et du concept. Tant que nous observons les lois qui pénètrent et déterminent les perceptions, sous la forme abstraite du concept, nous avons en effet à faire à un élément purement subjectif. Mais le contenu du concept que la pensée ajoute à la perception, ce n'est pas lui qui est subjectif. Ce contenu n'est pas tiré du sujet, mais de la réalité. Il est le domaine de la réalité que l'acte perceptif ne saurait atteindre. Il est une expé-rience, mais point celle qui nous parvient par la voie de la perception. Ceux qui n'arrivent pas à se représenter que le concept est une chose réelle, ne pensent qu'à sa forme abstraite, présente dans leur esprit. Or, cet état d'isolement du concept est provoqué, comme dans le cas de la perception, par notre seule organisation. Même l'arbre que nous percevons n'a, en tant qu'objet isolé, aucune existence. Il n'est qu'une parcelle dans le grand oeuvre de la nature et ne peut exister qu'en rapport réel avec elle. Un concept abstrait, à lui tout seul, n'a aucune réalité, pas plus d'ailleurs qu'une perception seule. La perception est la partie de la réalité qui nous est donnée objectivement, le concept celle qui nous est subjective (grâce à l'intuition, pages 93 et suiv.). Notre conforma-

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tion spirituelle scinde la réalité en ces deux facteurs. L'un apparaît avec l'acte perceptif, l'autre avec l'intui-tion. La réalité totale, c'est l'union des deux, la percep-tion s'insérant dans l'accord universel. Les perceptions, à elles seules, ne constituent pas la réalité, mais un chaos incohérent. Lorsque nous considérons uniquement les lois de ces perceptions, nous avons à faire à des con-cepts abstraits qui ne contiennent pas la réalité. Pour l'atteindre, il faut recourir à l'observation pensante qui ne se satisfait ni du seul concept, ni de la seule per-ception, mais concrétise l'union des deux.

L'idéalisme subjectif le plus orthodoxe ne saurait nier que nous vivons dans la réalité (notre existence réelle y a pris racine). Il contestera seulement que notre con-naissance puisse atteindre, par des moyens idéels, le fond de notre expérience réelle. Le monisme, au con-traire, démontre que la pensée n'est ni subjective ni objective, mais qu'elle constitue un principe englobant les deux faces de la réalité. Par notre observation pen-sante nous accomplissons un processus qui entre lui-même dans la série des phénomènes réels. En appliquant la pensée au monde expérimental même, nous triom-phons du caractère unilatéral de la simple perception. L'hypothèse abstraite (réflexion purement conceptuelle) ne nous permet pas de deviner l'essence de la réalité; mais nous vivons en elle lorsque nous trouvons les idées qui correspondent aux perceptions. Le monisme ne cher-che pas à ajouter à l'expérience une vérité non-expéri-mentale située dans un « au-delà »; il trouve l'entière réalité dans l'union du concept et de la perception. Il ne combine pas, au moyen de concepts abstraits, une méta-physique; car le concept en soi n'est pour lui qu'un seul iôté de la réalité, celui qui reste inaccessible à la per-ception, mais ne trouve sa signification qu'en union avec elle. Le monisme inspire à l'homme la conviction

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qu'il vit dans le monde réel et n'a point à chercher en dehors de ce monde une réalité supérieure échappant à l'expérience. 11 s'abstient de situer la réalité absolue ailleurs que dans l'expérience, car pour lui le contenu de l'expérience est la réalité. Et cette réalité-là le satis-fait, car il sait que la pensée peut la cautionner. Ce que le dualisme va chercher derrière le monde observable, le monisme le trouve en celui-ci, et il montre que notre connaissance saisit la réalité sous sa forme véritable, non point sous celle d'une image subjective qui viendrait s'insérer entre l'homme et la réalité. Au regard du mo-nisme, le contenu conceptuel de l'univers est identique pour tous les individus (voir pages 88 et suiv.). Selon ces principes monistes, un être humain considère tous les individus comme ses semblables, puisque le contenu universel qui s'exprime en eux est le même pour tous. Dans le monde unitaire des concepts, il n'y a pas autant de concepts « lion » qu'il y a d'individus qui pensent « lion »; il n'y a qu'un seul concept. Le concept que A ajoute à la perception d'un lion est le même que celui de B, seulement conçu par un sujet percepteur différent (voir page 89). La pensée conduit tous les sujets perce-vants vers l'unité idéelle commune à cette multiplicité. Le monde idéel unitaire s'exprime en eux comme dans une pluralité d'individus. Tant que l'homme ne prend conscience de lui-même que par auto-perception, il se perçoit comme tel être particulier; mais dès qu'il re-garde le monde idéel qui s'éclaire en lui et englobe tous les éléments particuliers, il voit s'éveiller en lui la réalité absolue. Le dualisme définit l'Etre divin comme l'essence qui pénètre tous les hommes et vit en eux. Cette vie divine, commune à tous, le monisme la trouve dans le monde réel. La substance idéelle d'autrui est également la mienne; je la considère comme étrangère à moi tant que dure la seule perception; mais dès que je pense, cela

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n'est plus le cas. Chaque homme, pendant qu'il pense, n'embrasse qu'une partie du monde idéel total, et de ce fait, chaque individu a un contenu de pensée différent. Mais ces contenus forment un ensemble complet qui englobe les pensées de tous les humains. L'être originel commun qui pénètre chaque homme est donc accessible par la pensée. Vivre dans la réalité en étant pénétré par la pensée, c'est en même temps vivre en Dieu. L'au-delà, simplement conçu par spéculation mais inacces-sible à l'expérience, est le fait d'une aberration de la part de ceux qui ne croient pas l'existence terrestre fon-dée en elle-même. Ils ne conçoivent pas que la pensée leur permette d'expliquer les perceptions. Voilà pour-quoi toute spéculation n'a somme toute jamais fourni d'idées qui ne soient empruntées à la réalité donnée. Le Dieu admis par spéculation n'est qu'une transposi-tion de l'homme dans l'au-delà; la « Volonté » de Schopenhauer n'est que la force volontaire des humains, vue à l'état absolu; l'« Etre originel inconscient », com-posé d'idée et de volonté, est simplement la combinaison de deux abstractions que Hartmann tire de l'expérience sensible. On peut en dire autant de tous les autres prin-cipes métaphysiques ne reposant pas sur l'expérience de la pensée.

En fait, l'esprit humain ne parvient jamais à dépasser l'univers réel dans lequel nous vivons; il n'a d'ailleurs pas besoin de le faire, puisque cet univers contient tout ce qui est nécessaire à sa propre explication. Les philo-sophes se contentent de principes empruntés à l'expé-rience et transposés dans un au-delà hypothétique; en fin de compte, cette déduction leur suffit. Dans ce cas, il doit également être possible de se déclarer satisfait en faisant résider ce même contenu idéel au sein même de l'univers, où notre pensée a la possibilité de le trouver. Toute évasion hors de cet univers n'est qu'illusoire, et les

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principes transposés dans l'au-delà ne l'expliquent pas mieux que s'ils étaient maintenus ici-bas. D'ailleurs, une pensée qui se comprend elle-même n'exige point une telle transposition, car un contenu idéel doit trouver à l'intérieur de ce monde, et non point au-dehors de lui, son complément perceptible avec lequel, une fois réuni, il forme la pleine réalité. De même les produits de l'ima-gination: ils ne se légitiment que lorsqu'ils deviennent des représentations relatives à des perceptions. Ces der-nières leur permettent de s'insérer dans la réalité. Un concept ayant à recevoir le contenu d'une réalité située hors du monde donné est une abstraction et ne corres-pond à rien. Nous ne pourrons toujours inventer que des concepts de la réalité; pour trouver cette dernière, il nous faut également l'acte de perception. Un Etre originel, auquel on attribue un contenu purement spécu-latif, demeure pour toute pensée conséquente une hypo-thèse inadmissible. Le monisme ne met pas en doute l'élément idéel, bien au contraire; pour lui, un contenu de perception, auquel manque la correspondance idéelle, n'est pas une réalité totale. Mais dans tout le domaine de la pensée, il ne trouve rien qui puisse l'inciter à nier la réalité spirituelle objective de la pensée et, de ce fait, abandonner ce champ d'expérience. Le monisme estime qu'une science se bornant à la seule description des perceptions, sans chercher à percer jusqu'à leurs com-pléments idéels, est incomplète. Mais il voit également une vérité incomplète dans tout concept abstrait qui ne trouve aucun complément perceptible et ne s'insère nulle part dans le système conceptuel qui enveloppe l'univers observable. Il n'admet donc point d'idées se rapportant à un monde objectif situé au-delà de notre expérience et qui constituerait une métaphysique pure-ment hypothétique. Toutes les idées de cette sorte, enfan-tées par l'humanité, sont pour lui de simples abstractions

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que les philosophes, sans mème s'en rendre compte, ont empruntées à l'expérience sensible.

Au regard du monisme, les buts de nos actes ne peu-vent pas davantage être puisés dans une sphère extra-humaine. Dans la mesure où ils sont élaborés par la pensée, ils doivent naître de l'intuition humaine. L'hom-me ne s'approprie pas les buts d'une entité originelle objective métaphysique, mais il poursuit ses propres fins qu'il tient de son imagination morale. L'idée qui se concrétise en une action, l'homme la puise dans le monde unitaire des idées et la met à la base de son vouloir. Ses activités ne sont donc pas l'expression de commandements dictés par l'au-delà, mais celle d'intui-tions humaines appartenant au monde d'ici-bas. Le monisme n'admet pas de Gouverneur universel qui, contre notre gré, fixerait les buts et l'orientation de nos actions. L'homme ne trouve point un tel Etre originel dont il pourrait scruter les résolutions pour savoir com-ment orienter ses actions. Il est ramené à lui-même. C'est lui-même qui doit déterminer ses actions. Les motifs de son vouloir, il les chercherait en vain hors du monde où il vit. Ses désirs dictés par l'instinct, la nature se charge de les satisfaire. Dès qu'il veut dépas-ser ce stade, il doit puiser ses motifs dans sa propre imagination morale, à moins qu'il ne préfère, par non-chalance, se laisser déterminer par l'imagination morale d'autrui; dans ce cas, il doit renoncer à toute activité ou simplement agir d'après les motifs que lui ou d'autres puisent dans le monde des idées. S'il s'élève au-dessus de la vie instinctive, s'il dépasse le stade où il ne faisait qu'exécuter les ordres de ses semblables, rien ni per-sonne d'autre que lui ne le déterminera. Il doit agir selon un mobile fixé par lui seul, à l'exclusion de toute autre détermination. Certes, au point de vue idéel, ce mobile a sa source dans le monde unitaire de la pensée;

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Mais en fait, seul l'homme est capable de l'en extraire et de le transposer ensuite dans la réalité. Selon le mo-nisme, l'homme ne saurait trouver qu'en lui-même la rai-son l'amenant à transformer une idée en une réalité. S'il le veut, et uniquement dans ce cas, une idée devient action. La raison d'un tel vouloir ne se trouve que chez l'être humain. En dernier lieu, c'est lui qui détermine son action. Il est libre.

PREMIER APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Dans la seconde partie de ce livre, nous avons essayé de démontrer que la liberté se situe dans la réalité de l'action humaine. Nous avons été amené à sélectionner dans le vaste champ des activités humaines celles qui, soumises à une auto-observation sincère, permettent de conclure à la liberté. Ce sont celles qui représentent la réalisation d'intuitions idéelles. Pour l'observateur non prévenu les autres actions ne sont point libres. Mais l'être humain, dirigeant sans parti-pris son observation sur lui-même, trouvera en lui forcément l'aptitude à progresser sur la voie qui conduit aux intuitions morales et à les concrétiser. Cette constatation objective concer-nant la nature éthique de l'homme ne constitue toutefois pas une preuve décisive en faveur de la liberté. Car si la pensée intuitive n'était pas totalement autonome, si elle jaillissait de quelqu'autre entité, la conscience de la liberté que nous faisons découler de l'éthique ne serait qu'une image trompeuse.

Or la seconde partie de ce livre s'appuie tout naturel-lement sur la première, où nous avons décrit la pensée intuitive comme une activité spirituelle dont l'être hu-main peut faire l'expérience. Comprendre, grâce à l'ex-

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périence, cette nature de la pensée, c'est en même temps reconnaître que la pensée intuitive est libre. Lorsqu'on accepte cette liberté, on est également en mesure de délimiter la sphère où le vouloir peut être appelé libre. Celui qui a découvert, par une expérience intime, la nature autonome de la pensée intuitive, considère que l'homme est un être libre dans ses actes. Mais celui qui n'y parvient pas ne sera jamais en mesure de trouver des preuves irréfutables en faveur de la liberté. L'expé-rience dont il est fait état ici trouve à l'intérieur de la conscience la pensée intuitive dont la réalité ne se limite pas au domaine de cette seule conscience; ainsi, la liberté est le critère distinctif de toute action résultant des intuitions de la conscience humaine.

DEUXIÈME APPENDICE A LA NOUVELLE ÉDITION DE 1918

Les considérations qui font l'objet de ce livre s'appuient sur l'expérience d'ordre purement spirituel que nous pouvons faire de la pensée intuitive. Celle-ci permet d'insérer consciemment chaque perception dans l'ordre de la réalité. Nous n'avons voulu exposer dans ce livre que des faits vérifiables grâce à l'expérience de la pen-sée intuitive. Mais il nous fallait également expliquer la structure idéelle nécessaire à cette expérience. La pensée exige que son caractère autonome soit pleinement recon-nu, et qu'on ne lui dénie pas la faculté de saisir, en union avec la perception, la pleine réalité; il n'y a donc pas lieu de chercher cette réalité dans un monde de l'au-delà, purement spéculatif, vis-à-vis duquel l'activité pensante resterait toujours un acte subjectif.

Nous avons donc désigné la pensée comme étant l'élément grâce auquel l'activité spirituelle de l'homme

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pénètre au sein de la réalité. (Cette conception du monde, basée sur l'expérience de la pensée, personne ne la confondra avec un simple rationalisme). Mais d'autre part, il ressort de l'état d'esprit animant cet ouvrage que l'élément perceptible ne peut être qualifié de réalité, au regard de la connaissance humaine, tant que la pensée ne s'en est pas emparée. En dehors de la pensée, il n'est point de critérium de « réalité ». Par conséquent, il est inadmissible de dire que la perception sensible est le seul garant de la réalité. L'homme, au cours de son existence, doit attendre que telle ou telle perception se présente. Tout ce qu'on peut se demander, c'est si du point de vue de la pure expérience de la pen-sée intuitive cette expectative permet à l'homme de rece-voir, en plus de ses perceptions sensibles, d'autres per-ceptions de nature spirituelle. La réponse est affirmative. Car si la pensée intuitive est d'une part un phénomène actif se déroulant dans l'esprit humain, elle est d'autre part, et en même temps, une perception spirituelle, ac-cessible en dehors de tout organe sensoriel. C'est une perception où le sujet percevant lui-même est actif, une auto-activité qui est en même temps perçue. Dans l'expé-rience de la pensée intuitive, l'homme aux prises avec un monde spirituel s'y trouve en qualité de sujet perce-vant. Les perceptions qu'il rencontre dans ce monde, au même titre que le monde spirituel de sa propre pen-sée, constituent pour lui le monde perceptible de l'esprit. Celui-ci se trouverait, par rapport à la pensée, dans la même situation que le monde de la perception sensible par rapport au monde sensible. Dès que l'homme par-vient à en avoir l'expérience, ce monde perceptible de l'esprit ne saurait lui être étranger, car la pensée intui-tive lui a déjà fait connaître l'expérience d'une nature purement spirituelle.

Quelques-uns des ouvrages que j'ai publiés à la suite

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du présent livre traitent de ce monde perceptible de l'esprit. La Philosophie de la Liberté établit les bases philosophiques de mes ouvrages postérieurs. Car je me suis efforcé d'y montrer que l'expérience de la pensée, lorsqu'elle est correctement conduite, constitue déjà une expérience du monde spirituel. C'est pourquoi il m'ap-paraît que quiconque admet sérieusement le point de vue exposé dans cette Philosophie de la Liberté ne sau-rait s'arrêter au seuil du monde de la perception spiri-tuelle. Des réflexions de cet ouvrage, on ne saurait tirer par déductions logiques les résultats que j'ai expo-sés dans les livres suivants. Par contre, l'expérience vivante de la pensée intuitive dont il est question ici devrait tout naturellement permettre d'accéder à la perception du monde spirituel.

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PREMIER SUPPLÉMENT A LA NOUVELLE ÉDITION

Dès la parution de ce livre, quelques objections d'or-dre philosophique m'ont été faites; elles m'incitent à ajouter à cette nouvelle édition le bref exposé que voici. Certains lecteurs, intéressés jusqu'ici par le contenu de ce livre, verront peut-être dans ce qui suit une spécu-lation purement abstraite et superflue. Ils peuvent alors très bien se dispenser de la lecture des pages suivantes. Des questions mises à jour par des considérations philosophiques relèvent plutôt du parti-pris des penseurs que du cours normal de la pensée humaine. Cet ouvrage me paraît concerner un problème intéressant tout hom-me qui aspire à comprendre clairement l'être humain dans son essence profonde et dans ses relations avec le monde. Les pages suivantes, par contre, concernent plu-tôt un problème d'ordre philosophique dont quelques penseurs exigent qu'il soit développé en rapport avec le thème de ce livre. Ces philosophes se sont créé, de par leur mentalité spéciale, des difficultés que la vie courante ne connaît pas. Lorsqu'on se permet de passer sous silence les problèmes de ce genre, on risque aussi-tôt d'être accusé de dilettantisme et de se voir reprocher de n'avoir pas discuté telle ou telle théorie dont il n'est même pas fait mention dans cet ouvrage.

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Voici donc le problème en question. Il y a des phi-losophes qui trouvent particulièrement difficile de com-prendre comment la vie d'une âme humaine étrangère à moi peut agir sur la mienne (celle de l'observateur). Ils disent que le monde dont je suis conscient est un monde inclus en moi, et que le monde conscient d'un autre l'est également en lui. Je ne peux pas voir ce qui se passe dans la conscience d'un autre. Comment puis-je alors me savoir dans un monde commun à tous les deux? Et voici comment cette difficulté a été tournée par les penseurs qui admettent la possibilité d'induire d'un monde conscient à un monde à jamais inconscient. Ils prétendent que le monde inclus dans ma conscience est la représentation, en moi, d'un monde réel que je ne saurais atteindre consciemment. Ce dernier recèle en lui les causes, à moi inconnues, de mon monde conscient. C'est en lui que réside également mon entité véritable dont ma conscience ne possède qu'une représentation. C'est encore dans ce même monde que se trouve l'enti-té de mon semblable. L'expérience qui se déroule dans la conscience de cet autre homme possède, au sein de son entité à lui, sa propre réalité indépendante de la conscience. Dans un domaine qui ne peut pas devenir conscient, cette entité agit sur ma propre entité incons-ciente, et il se crée ainsi dans ma conscience une repré-sentation de ce qui se passe à l'intérieur d'une autre conscience, laquelle est totalement indépendante de mon expérience consciente à moi. On ajoute donc au monde accessible à ma conscience un monde hypothétique qui lui est inaccessible; sinon on croirait devoir affirmer: le monde extérieur que je pense avoir devant moi n'est que celui de ma conscience. Ceci entraînerait la conclu-sion absurde suivante: mes semblables n'existent qu'à l'intérieur de ma conscience.

Pour éclairer ce problème posé par maints théoriciens

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de la connaissance, on essaiera de l'examiner du point de vue adopté dans ce livre: celui d'une observation conforme aux lois spirituelles. Qu'ai-je en premier lieu devant moi, lorsque je me trouve en face d'une autre personne ? Tout d'abord la donnée perceptible, l'aspect physique de cette personne; puis, en l'écoutant parler, la perception auditive. Tout cela, je ne me contente pas de le fixer passivement, mais mon activité pensante s'en trouve stimulée. Adop-tant en face de cette personne une attitude pensante, la perception que j'ai d'elle m'apparaît pour ainsi dire avec une transparence psychique. Lorsque ma pensée se saisit de cette perception, je me vois obligé de concéder qu'elle n'est pas du tout ce qu'elle paraissait être à mes sens extérieurs. La donnée sensible immédiate est l'ex-pression d'une autre réalité qui n'apparaît que médiate-ment. En surgissant devant moi, elle perd du même coup son apparence purement sensible. Mais tandis que cette apparence s'efface, mon être pensant se voit contraint de refouler, tant que dure cette influence, sa propre pensée, pour faire place à la pensée de l'autre. Je m'em-pare de cette pensée qui appartient à l'autre et j'en fais l'expérience comme de la mienne propre. J'ai ainsi réelle-ment perçu la pensée d'autrui. Car la perception directe s'évanouit en tant qu'apparence sensible; ma pensée s'en saisit et il se produit un phénomène qui se déroule entiè-rement dans ma conscience: la pensée de l'autre s'installe à la place de la mienne. Comme l'apparence sensible s'efface, la séparation entre les deux sphères conscientes se trouve effectivement supprimée. Ceci se manifeste dans ma conscience par le fait qu'au moment où j'ai l'expérience de la pensée d'autrui, ma propre vie cons-ciente s'éteint comme dans un sommeil profond. Ma conscience diurne est éliminée pendant que je dors; il en va de même pour mon propre contenu de conscience

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pendant l'acte où je perçois une conscience étrangère. On peut s'illusionner là-dessus et croire cette explication fausse. Il y a deux raisons à cela: premièrement, l'ob-servation d'une autre personne entraîne l'éviction de notre propre conscience, sans toutefois mener à une inconscience totale comme dans le sommeil, et c'est la conscience de l'autre qui occupe la place; deuxièmement, le rythme d'alternance entre effacement et réapparition de la conscience que j'ai de moi-même est trop rapide pour que je puisse m'en apercevoir. Le pro-blème dont il s'agit ici ne saurait être résolu par des spéculations artificielles qui, à partir de ce qui est conscient, concluent à ce qui ne peut jamais l'être; c'est la véritable expérience résultant de l'union pensée-perception qui donnera la solution recherchée. Il en ,va de même pour un grand nombre de problèmes débattus dans la littérature philosophique. Les penseurs devraient chercher à réaliser une observation impartiale et con-forme à l'esprit, au lieu de masquer la réalité derrière l'édifice artificiel de leurs spéculations.

Dans un essai de Hartmann (Les questions dernières de la théorie de la connaissance et de la métaphysique) (24) ma Philosophie de la Liberté est classée parmi les courants philosophiques édifiés sur une « théorie moniste de la connaissance ». Ce point de vue paraît inadmissible à Hartmann, pour les raisons suivantes: il ressort de la tournure de pensée contenue dans l'ouvrage cité qu'il existe, en ce qui concerne la théorie de la connaissance, seulement trois attitudes possibles. La première est celle du réalisme naïf, qui prend les apparences perçues pour des objets réels existant hors de la conscience humaine. Dans ce cas, la réflexion critique est absente. On ne s'aperçoit pas que le contenu de notre conscience se situe exclusivement à l'intérieur de notre propre conscience, et l'on omet de voir que

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notre intérêt se dirige non pas sur une « table en soi », mais seulement sur l'objet de notre propre conscience. Rester sur cette opinion, ou grâce au raisonnement y revenir par tel ou tel détour, c'est partager l'attitude du réalisme naïf. Or, ce point de vue est inadmissible, car il méconnaît que la conscience ne contient jamais que ses propres objets de conscience. La seconde possibilité consinste à reconnaître cet état de fait et à l'accepter. On devient tout d'abord un idéaliste transcendantal. Mais dans ce cas, on est conduit à nier qu'une « chose en soi » puisse jamais parvenir jusqu'à la conscience humaine. Si l'on est assez conséquent pour pousser le raisonnement jusqu'au bout, on tombe inévitablement dans l'illusionnisme absolu. Car l'univers en face duquel nous nous trouvons devient pour nous une simple somme d'objets de la conscience, à savoir d'objets existant uniquement dans notre propre conscience. Par une logique absurde, nous devons admettre que tous les autres hommes n'ont de réalité que dans notre propre conscience. Troisième possibilité: le réalisme transcen-dantal. Celui-ci admet l'existence de « chose en soi », mais sans que notre existence puisse, en aucun cas, en avoir l'expérience directe. D'une manière pour nous inac-cessible, ces « choses » agissent d'un domaine situé au-delà de la conscience humaine et suscitent en celle-ci la manifestation des objets. On ne peut connaître ces « choses en soi » que par induction, en partant des expériences vécues, et dont notre conscience ne détient que la forme représentative. Dans son essai, Hartmann prétend qu'une « théorie moniste de la connaissance » (c'est ainsi qu'il désigne ma con-ception) doit forcément se rallier à l'un des trois points de vue mentionnés. Si elle ne le fait pas, c'est qu'elle n'accepte pas les conséquences de ce qu'elle a énoncé. L'essai continue ainsi: «Pour connaître le point de

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vue auquel se rattache l'adepte de la théorie de la connais-sance d'orientation moniste, il suffit de lui poser quel-ques questions et de l'obliger à y répondre. Car de lui-même, le moniste évitera toujours d'en discuter, et il cherchera à évincer toute question directe, puisque cha-cune de ses réponses révélerait que cette théorie moniste de la connaissance se réduit finalement à l'un des trois points de vue mentionnés. Voici donc les questions: — 1°) Les choses, en tant qu'existantes, sont-elles con-tinues ou discontinues ? Si la réponse est « continues », nous avons affaire à une forme quelconque du réalisme naïf. S'il est dit qu'elles sont discontinues, nous sommes en présence de l'idéalisme transcendantal. Si enfin il est répondu qu'elles sont d'une part continues (contenu de la conscience absolue, ou représentation inconscien-te, ou possibilité de perception), et d'autre part discontinues (contenu de la conscience limitée), il s'agit d'un réalisme transcendantal. — 2° Lorsque trois personnes sont assises à une table, combien y a-t-il d'exemplaires de la table ? Celui qui répond « un » est réaliste naïf. Celui qui répond « trois » est idéaliste transcendantal. Enfin, celui qui répond « quatre » est réaliste transcendantal. Mais dans ce cas, il est sous-entendu que l'on puisse comprendre, sous le terme général d'« exemplaire de la table » des choses aussi différentes que la table « chose en soi » et les trois tables « objets de perception » dans chacune des trois consciences. Si cette licence paraît abusive, il suffit de dire, au lieu de « quatre », « un et trois ». — 3°) Lorsque deux personnes sont réunies dans une pièce, combien y a-t-il d'exemplaires de ces personnes? Celui qui répond « deux » est réaliste naïf. Celui qui répond « quatre » (dans chaque conscience un moi et une autre personne) est idéaliste transcendantal. Celui qui répond « six » (deux personnes « en soi » et au

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total quatre états représentatifs de personne pour les deux consciences) est réaliste transcendantal.

Pour prouver que la théorie moniste dé la connais-sance s'écarte de ces trois points de vue, il faudrait don-ner à chacune des trois questions une autre réponse que les précédentes, et je me demande laquelle » ! Voici comment la Philosophie de la Liberté répond à ces trois questions: — 1°) Celui qui saisit seulement le contenu perceptible des choses et le prend pour une réalité est un réaliste naïf. Il ne se rend pas compte que sa croyance en l'existence de ces contenus de perception n'est valable que durant le temps d'observation, et qu'il devrait considérer comme discontinu les objets qu'il a devant lui. Mais au moment où il s'aperçoit que seul est réel le contenu de perception pénétré et ordonné par la pensée, il comprend que ce contenu perceptible, d'appa-rence discontinue, se révèle continu dès qu'il a été éla-boré par la pensée. On peut donc considérer que le con-tenu de perception, une fois pénétré par la pensée vi-vante, est continu; il serait discontinu s'il était réel à l'état de simple perception, ce qui n'est pas le cas. — 2°) Lorsque trois personnes sont assises à une table, combien y a-t-il d'exemplaires de la table ? Il n'y a qu'une seule table. Mais tant que les observateurs s'en tiennent à leurs images de perception, il leur faut dire que ces images ne constituent pas une réalité. Dès qu'ils passent à la pensée « table », la réalité unique de la table leur apparaît; leurs trois contenus de conscience s'unissent dans cette réalité. — 3°) Lors-que deux personnes se trouvent ensemble dans une même pièce, combien y a-t-il d'exemplaires de ces personnes ? Certainement pas six (même pas au sens où l'entend le réalisme transcendantal), mais seule-ment deux. Chaque personne a tout d'abord d'elle-même et de l'autre simplement une image de perception

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qui ne constitue pas la réalité. Il y a quatre images. Leur présence dans la pensée des deux personnes per-met d'accéder à la véritable réalité. Par l'activité pen-sante, chacune des deux personnes franchit la sphère de sa propre conscience; celle de l'autre s'éveille éga-lement en elle. Au moment où cela se produit, les per-sonnes sont aussi peu enfermées dans leur propre conscience qu'à l'état de sommeil. Mais pendant le reste du temps, elles redeviennent conscientes de cet éveil à autrui, et ainsi l'expérience pensante permet à chacun de connaître sa propre conscience et celle de l'autre. Je sais que le réalisme transcendantal verra là un retour au réalisme naïf. Mais j'ai déjà signalé dans cet ouvrage que le réalisme naïf se justifie entièrement au sujet de notre expérience intérieure de la pensée. Le réalisme transcendantal ne se préoccupe pas de la ma-nière dont s'effectue l'acte de connaissance; il s'en isole pour s'engager dans une spéculation où il se perd. Le monisme exposé dans cette Philosophie de la Liberté ne devrait pas être nommé « théorie moniste de la connais-sance ». Si l'on tient à lui adjoindre un qualificatif, ce serait plutôt celui de « monisme de la pensée ». Hart-mann néglige tout cela; il n'a pas tenu compte de l'élé-ment particulier qui domine la conception de la Philo-sophie de la Liberté; il s'est contenté de prétendre que j'ai essayé de réunir le panlogisme universaliste de Hegel et le phénoménisme individualiste de Hume (25). En fait, la Philosophie de la Liberté n'a rien de commun avec ces deux courants qu'elle aurait, dit-on, voulu concilier. (C'est pour cette raison que j'ai renoncé à m'expliquer sur les vues de la « théorie moniste de la connaissance » de J. Rehmke. Car la Philosophie de la Liberté se place à un point- de vue tout différent de ce que Hartmann nomme « théorie moniste de la connais-sance).

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DEUXIÈME SUPPLÉMENT

Nous reproduisons ici les principaux passages de la Préface à la première édition de ce livre. Les considé-rations qui vont suivre ne se rapportent pas directement au contenu de cet ouvrage, mais expriment plutôt ma disposition d'esprit au moment de sa rédaction, il y a vingt-cinq ans. C'est pourquoi je les ajoute en fin de ce livre. Je n'aimerais toutefois pas les supprimer com-plètement, pour une simple raison: on me soupçonne sans cesse, à cause de mes écrits ultérieurs traitant de science spirituelle, de vouloir cacher certaines idées émises dans mes premières publications.

C'est seulement dans les profondeurs de l'être hu-main que notre époque cherche à puiser la vérité 1. Schiller propose deux voies:

Tous deux nous cherchons la vérité; toi au-dehors, dans la vie, moi au-dedans, dans le coeur; et tous deux nous la trouverons sûrement.

1 Note de l'auteur: J'ai supprimé les phrases préliminaires de la première édition qui

me paraissaient aujourd'hui tout à fait inutiles. Par contre, ce qui suit me semble indispensable à dire, malgré la mentalité scientifique moderne, peut-être en raison même de cette mentalité.

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L'oeil, s'il est sain, rencontre au-dehors le Créateur; le coeur, s'il est sain, reflète sûrement en lui l'univers.

Notre époque préfèrera, de loin, la seconde voie. Une vérité qui nous arrive du dehors est toujours empreinte d'incertitude. Chacun de nous ne veut croire qu'aux vérités surgissant au fond de lui-même.

La vérité seule nous permet de développer en toute sûreté nos forces individuelles. Celui qui est tourmenté par le doute voit se paralyser ses forces. Dans un uni-vers énigmatique il ne découvre aucun but valable, vers lequel il puisse orienter ses activités.

Nous ne voulons plus simplement croire; nous vou-lons savoir. La foi exige que nous admettions des véri-tés que nous ne comprenons pas entièrement. Or, ce que nous ne connaissons pas à fond est ennemi de notre être individuel qui veut tout expérimenter au plus pro-fond de lui-même. Pour qu'un savoir nous satisfasse, il ne doit jamais se soumettre à une norme extérieure, mais jaillir de la vie intérieure de la personnalité.

Nous ne voulons pas non plus de ce savoir glacial, fixé une fois pour toutes dans des formules rigides, codifié pour tous les temps à venir et conservé dans des encyclopédies à jamais intangibles. Chacun de nous revendique le droit de prendre comme point de départ ses expériences les plus directes, ses intuitions immé-diates, et de s'élever, à partir d'elles, à la connaissance de tout l'univers. Nous aspirons à un savoir sûr, mais accessible à chacun selon sa manière.

Nos doctrines scientifiques ne doivent pas revêtir une forme telle que leur acceptation soit nécessairement le résultat d'une contrainte. Aucun de nous ne voudrait plus intituler une étude philosophique comme l'a fait Fichte: « Rapport lumineusement clair, adressé au grand public, sur la nature véritable de la philosophie nouvelle. Essai

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en vue d'obliger le lecteur à comprendre ». Nous n'exi-geons jamais de quelqu'un l'approbation, ou même l'adhé-sion à une conception donnée, si cette personne ne s'y sent spécialement attirée. Aujourd'hui, cela est même valable pour l'être humain en plein développement, l'enfant. Nous ne voulons plus le forcer à la connaissance, mais nous cherchons à favoriser l'éclosion de ses facultés, afin qu'il n'ait plus besoin d'être obligé de comprendre, mais qu'il veuille le faire de lui-même.

Je ne me fais pas d'illusions sur ce trait caractéris-tique de notre époque. Je sais combien sévit et se répand une mentalité faite de schémas désindividualisés. Mais je sais aussi que beaucoup de mes contemporains cher-chent à orienter leur vie dans le sens ici esquissé. C'est à eux que je voudrais dédier cet ouvrage. Il ne prétend pas leur montrer «le seul chemin» de la vérité, mais il veut décrire la voie dans laquelle s'est engagé un homme en quête de vérité.

Cet ouvrage conduit tout d'abord dans des domaines assez abstraits, où la pensée doit procéder par analyses précises pour acquérir des bases sûres. Mais ces con-cepts arides ramènent ensuite le lecteur à la vie concrète. Je pense que, pour connaître l'existence sous toutes ses formes, il est nécessaire de s'élever dans le royaume éthéré des concepts. L'homme qui se contente de la jouissance sensible ignore les plaisirs plus délicats de la vie. Les sages de l'Orient, avant de transmettre leur science à des disciples, les obligent à de longues an-nées de renoncement et de vie ascétique. En Occident, l'accès à la science ne requiert plus ni exercices pieux ni ascétisme. Mais en revanche, il exige de nous la bonne volonté de se soustraire, par instants, aux impres-sions immédiates de la vie, et de s'adonner au monde de la pensée pure.

La vie embrasse un grand nombre de domaines. Cha-

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cun d'eux a sa science spécifique. Mais la vie elle-même est une unité; et plus les sciences s'efforcent d'appro-fondir leur secteur particulier, plus elles s'éloignent de cette vue d'ensemble de l'univers vivant. 11 faut une connaissance qui recherche en chacune des branches de la science les éléments susceptibles de ramener l'être humain vers la plénitude de la vie. S'appuyant sur son savoir, le spécialiste tend à prendre conscience de l'uni-vers et de ses phénomènes. Or, le but du présent ouvrage est d'ordre philosophique: la science elle-même doit y devenir un tout organique et vivant. Les sciences spé-ciales sont des phases préliminaires de la science que nous postulons. Dans le domaine des arts, nous rencon-trons des rapports semblables. Le compositeur travaille d'après des bases établies par la science musicale. Celle-ci fournit un ensemble de notions indispensables à l'art de composer. Mais dans la composition, les lois de cette science sont mises au service de la vie, de la réalité effective. C'est exactement dans le même sens que la philosophie est un art. Tous les philosophes véritables furent des artistes du concept. Les idées humaines leur étaient des matériaux, et les méthodes scientifiques la technique artistique. C'est ainsi que la pensée abstraite acquiert une vie concrète et individuelle. Les idées deviennent des forces de vie. On ne se borne pas seu-lement à savoir certaines choses. Le savoir est transfor-mé en organisme réel et autonome; notre conscience véritable, active, s'est élevée au-dessus de la simple réception passive des vérités.

Le problème fondamental traité dans cet ouvrage est de savoir comment la philosophie, en tant qu'art, se comporte vis-à-vis de la liberté de l'homme, ce qu'est cette liberté, et si elle nous est ou peut nous devenir accessible. Tous les autres développements d'ordre scien-tifiques donnés ici ne visent qu'à éclairer davantage ces

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problèmes qui, selon moi, touchent le plus directement l'être humain. Dans cet ouvrage nous nous proposons de donner une Philosophie de la Liberté.

Toute science ne serait que satisfaction d'une curio-sité vaine, si elle ne tendait à réhausser la valeur de l'existence de la personnalité humaine. Les sciences n'acquièrent leur véritable signification que si elles peuvent démontrer que leurs résultats ont une valeur humaine. Le but final de l'individu ne saurait consister à parfaire seulement l'une de ses facultés intérieures; ce qu'il veut, c'est perfectionner toutes les facultés qui sommeillent en lui. Le savoir n'a de prix que s'il con-tribue à l'épanouissement harmonieux de la nature humaine dans son intégralité.

C'est pourquoi dans cet ouvrage, nous ne concevons pas entre la science et la vie des rapports où l'homme ait à s'incliner devant l'idée et mettre ses forces à son ser-vice; nous pensons que l'homme doit s'emparer du monde des idées, pour l'utiliser conformément à ses fins humaines qui dépassent celles purement scienti-fiques.

Il faut savoir faire l'expérience vivante de l'idée, sinon l'on devient son esclave.

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INDEX

1 Première édition (Stuttgart, 1900-1) sous le titre Welt-und Lebensanschauungen im neuzehnten Jahrhundert. Editions sui-vantes complétées et publiées sous le titre: Die Râtsel der Philo-sophie. Editions complètes G. A. 18 Rudolf Steiner Verlag, Dornach.

2 Herbert SPENCER: « Les principes de la psychologie », dans Système de la philosophie synthétique, 10 vol., 1892-96.

3 Edouard von HARTMANN: Phiinomenologie des sittlichen Bewusstseins (Phénoménologie de la conscience morale), 1871, p. 451.

4 Robert HAMERLING: Atomistik des Willens (Atomistique de la volonté), 1891, p. 213.

5 Paul REE: Die Illusion der Willensfreiheit (L'illusion de la liberté du vouloir), 1885, p. 5.

6 Theodor ZIEHEN: Leitfaden der physiologischen Psychologie (La psychologie physiologique), 1891, p. 171.

7 Otto LIEBMANN: Zur Analysis der Wirklichkeit (L'analyse de la réalité), 1876, p. 28.

8 Johannes VOLKELT: Kants Erkenntnistheorie (Théorie de la connaissance de Kant), 1879.

9 E. v. HARTMANN: Grundprobleme der Erkenntnistheorie (pro-blèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance), 1889, p. 16-40.

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10 E. v. HARTMANN: Grundprobleme..., p. 37.

11 Note de l'auteur: on trouvera chez E. y. HARTMANN (Pro-blèmes fondamentaux...) un exposé complet de cette démons-

tration.

12 Johann Gottlieb FICHTE: Die Bestimmung des Menschen (La destination de l'homme), 1800.

13 Wilhelm WEYGANDT: Entstehung der Trüume (L'origine des rêves), 1893.

14 Note de l'auteur: on trouvera chez E. v. HARTMANN (Phéno-ménologie de la conscience morale) une étude complète des prin- cipes de la morale du point de vue du réalisme métaphysique.

15 J. KREYENBOHL, dans Philosophische Monatshefte, (Cahiers mensuels de philosophie) vol. XVIII, cah. 3.

16 Theodor ZIEHEN, o. c., p. 207.

17 E. v. HARTMANN: Phénoménologie..., p. 871.

18 Robert HAMERLING, o. c., vol. 11, p. 201.

19 Robert HAMERLING, o. c., vol. 11, p. 191.

20 Friedrich PAULSEN: System der Ethik (Système de l'Ethique)), 1888, p. 15.

21 E. y. HARTMANN: Phénoménologie..., p. 866.

22 E. y. HARTMANN: Philosophie des Unbewussten (Philosophie de l'Inconscient), 1869, vol. II, p. 260.

23 E. v. HARTMANN: Philosophie..., p. 322.

24 E. y. HARTMANN: Die letzen Fragen der Erkenntnistheorie und Metaphysik (Les questions dernières de la théorie de la connaissance et de la métaphysique), dans Zeitschrift fur Philo-sophie, vol. 108, p. 55.

25 E. v. HARTMANN: Les questions dernières..., p. 71.

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LEXIQUE DES PHILOSOPHES CITÉS

Emile Du BOIS-REYMOND (1818-1896).

Professeur à Berlin, fut un de ceux qui introduisirent la phy-sique dans la physiologie. Mit en relief par ses expériences l'existence de traces électriques dans les muscles et le sys-tème nerveux. A la formule connue ignoramus il ajouta dans un discours célèbre ignorabimus, forgeant ainsi l'expression ignoramus et ignorabimus (nous sommes des ignorants et nous le resterons). Ainsi voulut-il assigner des limites à la connaissance humaine.

Georges BERKELEY (1685-1753).

Théologien et philosophe irlandais, représentant d'un idéa-lisme subjectif (immatérialisme) et d'un spiritualisme méta-physique. Selon lui, le monde, les choses n'existent en réalité que dans l'esprit (représentations). La matière n'existe que dans la mesure où elle est perçue: Esse est percipi. L'esprit n'existe qu'en tant qu'il perçoit: Esse est percipere. Treatise concerning the Principles of Human Knowledge, 1710; Trois dialogues d'Hylas et de Philonous, 1713.

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Georges CABANIS (1757-1808).

Médecin français, philosophe sensualiste et d'orientation matérialiste, disciple de Locke et de Condillac, se présente comme le chef de file des Idéologues. Son Traité du physique et du moral de l'homme (1802) eut une influence considérable sur son époque.

DESCARTES (1596-1650).

Johann Gottlieb FICHTE (1762-1814).

GOETHE (1749-1832).

Robert HAMERLING (1830-1889).

Philosophe autrichien peu connu. A une époque favorable au pessimisme (Schopenhauer), il rejeta les analyses logiques concernant la valeur ou la non-valeur de l'existence. La représentation que l'on peut se faire du Moi lui sembla être une réalité bien moins certaine que l'expérience directe de l'âme, le sentiment existentiel qui s'y manifeste. A produit des oeuvres lyriques, épiques et dramatiques: Ahasverus à Rome, Homunculus, Aspasia; Die Atomistik des Willens (L'atomistique du vouloir), 1891 postum.

Eduard von HARTMANN (1842-1906).

Philosophe allemand faisant une synthèse de Hegel, Scho-penhauer, Schelling et des sciences naturelles. Publia de nombreux travaux sur la morale, la philosophie des reli-gions, les questions politiques et morales, et en dernier lieu

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sur la théorie de la connaissance et sur l'histoire de la méta-physique. Pour Hartmann, à côté du psychisme conscient, existe un psychisme inconscient qui, en définitive est la « chose en soi », le principe qui anime le monde. Son idée centrale est que le cours du monde est irrationnel et qu'il compense son irrationnalité par la tendance finale au non-être et à la destruction. Moniste typique d'une époque pessimiste. Appe-lé « le philosophe de l'Inconscient ». Die Philosophie des Unbewussten (La philosophie de l'inconscient), 1869; Kate-gorienlehre (Les catégories), 1896; Geschichte der Meta-physik (Histoire de la métaphysique), 1899-1900.

HEGEL (1770-1831).

KANT (1724-1804).

Johannes KREYENBOHL (1846-1929).

Thèse de philosophie à Bâle (1886). Ensuite professeur de philosophie et de psychologie à Zürich. Dès 1893 il se retira pour se consacrer à des recherches dans le domaine de la philosophie des religions. Il se fait remarquer par une étude quelque peu révolutionnaire (1900/5) sur L'Evangile de la Vérité, où il tente de prouver l'origine gnostique de l'Évan-gile de Saint-Jean.

Friedrich Albert LANGE (1828-1875).

Représentant du néo-kantianisme critique. Approuve le ma-térialisme comme méthode des sciences naturelles, le rejette parce qu'inacceptable en métaphysique. Geschichte des Materialismus (Histoire du matérialisme), 1866.

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LEIBNIZ (1646-1716).

Otto LIEBMANN (1840-1912).

Philosophe allemand, rénovateur de la philosophie kan-tienne. Ce retour à Kant est surtout dominé par son goût pour le relativisme qui fait dépendre l'objet des conditions de la conscience humaine. « Un kantisme qui paraît avoir passé à l'école de Feuerbach » (Bréhier). Kant und die Epigonen (Kant et ses épigones), 1865; Zur Analysis der Wirklichkeit (L'analyse de la réalité), 1876.

Johannes MULLER (1801-1858).

Physiologiste et anatomiste. Effectua des recherches en anatomie, embryologie, et en physiologie. Considéré comme un des fondateurs de la médecine moderne. Parmi ses disciples: Virchow, Helmholz, du Bois-Reymond. Célèbre pour sa découverte des énergies sensorielles spécifiques. Différentes qualités d'excitation produisent généralement une seule et même qualité de sensation dans un organe sen-soriel déterminé; inversement, une seule et même excitation se répercute sur chaque organe sensoriel d'une manière dif-férente et produit en chacun d'eux une sensation bien dis-tincte. Handbuch der Physiologie (Manuel de la physiolo-gie), 2 vol., 1833-40.

Friedrich PAULSEN (1846-1908).

Philosophe et pédagogue allemand. Le monde matériel est l'expression du Spirituel. Les lois naturelles sont les formes générales par lesquelles se manifeste la volonté divine. L'homme se sait être une émanation du « Tout » et exister, dans un but de perfectionnement, en vue de cette existence dans une union supérieure.

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Geschichte des gelehrten Unterrichtes (Histoire de l'ensei-gnement supérieur), 1885; Einleitung in die Philosophie (Introduction à la philosophie), 1892.

Paul REE (1849-1901).

A tenté d'appliquer le transformisme aux sentiments mo-raux. Pour Ree, la sélection naturelle a pour effet d'atténuer, chez l'homme, les sentiments altruistes qu'il a hérités des animaux, et de renforcer les sentiments égoïstes. La genèse de la conscience, 1885, et L'origine du sentiment moral, 1877, furent, entre autres, à l'origine du célèbre ouvrage Zur Genealogie der Moral, que Nietzche, arrivé au point culminant de ses méditations, formula en 20 jours (juillet 1887).

Johannes REHMKE (1848-1930).

Procède à une analyse critique des contenus de conscience, pour constater que le monde s'y reflète selon un ordre de préférences. Les objets ne sont réels qu'à l'intérieur de la conscience. Rehmke considère comme privée de sens l'idée d'une réalité autre que la conscience. « La doctrine entière ne semble être que le développement de l'antique aporie de Platon dans le Channidès: nul n'agit sur soi-même. C'est la négation de toute action immanente » (Bréhier). Philosophie als Grundwissenschaft (La philosophie comme science de base), 1910.

SCHELLING (1775-1854).

SCHILLER (1759-1805).

SCHOPENHAUER (1788-1860).

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Anthony SHAFTESBURY (1671-1713).

Philosophe anglais du « sens commun ». Les règles de la morale découlent de la nature même de l'être humain et sont indépendantes de la religion ou du mécanisme naturel. Etre moral, c'est tendre vers un rapport harmonieux entre les tendances égoïstes et les tendances sociales. Characteristics of Men, Manners, Opinions and Times, 1711.

Herbert SPENCER (1820-1903).

Philosophe et sociologue anglais. Fondateur d'une philoso-phie évolutionniste, d'orientation essentiellement individua-liste. La philosophie a pour objet d'établir les lois uni-verselles et générales de la connaissance. Son apogée serait de trouver les ultimes lois qui régissent l'univers. Système de la philosophie synthétique, 10 vol., 1892-96.

SPINOZA (1632-1677).

David Friedrich STRAUSS (1808-1874).

Théologien et philosophe critique et rationnaliste. Auteur d'études sur les origines du christianisme, et notamment d'une Vie de Jésus, 1835-36. Il ne reconnut pas l'existence historique de Jésus et considéra l'histoire évangélique comme simple récit mythologique. Dans sa dernière oeuvre, Ancienne et nouvelle foi, 1872, il tenta de remplacer la conception chrétienne par un évolutionnisme avancé.

Johannes VOLKELT (1848-1930).

Philosophe allemand, connu par ses ouvrages sur la théorie

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de la connaissance. Influencé par Kant, Hegel, Schopen-hauer. System der Aesthetik (Système de l'esthétique), 3 vol., 1905-1914.

Wilhelm WEYGANDT (1870-1939).

Thèse philosophique en 1893: De l'origine des rêves. Méde-cin, directeur de clinique et professeur de psychiatrie à l'université de Hambourg. A fait des recherches dans le do-maine de l'hygiène mentale et de ses rapports avec les problèmes sociaux. De 1920 à 1935, importants ouvrages consacrés à la psychiatrie.

Theodor ZIEHEN (1862-1950).

Philosophe et psychologue allemand influencé par Hume et J. St. Mill. Professeur de psychiatrie. Représentant d'une psychologie dite de « l'association », d'orientation positiviste. Négation des principes métaphysiques. Erkenntnistheorie auf psycho-physischer und physikalischer Grundlage (Théorie de la connaissance fondée sur les don-nées de la physique et les bases psycho-physiques), 1913.

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Ouvrages de Rudolf Steiner disponibles en langue française

Editions Anthroposophiques Romandes Autobiographie vol. I et II Textes autobiographiques. Document de Barr. Vérité et science Philosophie de la Liberté Enigmes de la philosophie vol.! et 2 Théosophie Nietzsche, un homme en lutte contre son temps Chronique de l'Akasha

Le Congrès de Noël. Lettres aux membres Les degrès de la connaissance supérieure Goethe et sa conception du monde Théorie de la connaissance de Goethe Des énigmens de l'âme Les guides spirituels de l'homme et de l'humanité

Anthroposophie: L'homme et sa recherche spirituelle La vie entre la mort et une nouvelle naissance Histoire occulte Réincarnation et Karma Le Karma, considérations ésotériques I, II, III, IV, V, VI Un chemin vers la connaissance de soi Le seuil du monde spirituel Les trois rencontres de l'âme humaine Développement occulte de l'homme Forces formatrices et leur métamorphose Le calendrier de l'âme Liberté et Amour, leur importance au sein de l'évolution Métamorphoses de la vie de l'âme Expériences de la vie de l'âme

Eveil au contact du moi d'autrui Psychologie du point de vue de l'Anthroposophie Culture pratique de la pensée. Nervosité et le Moi. Tempéraments L'homme une énigme: sa constitution, ses 12 sens Anthroposophie, Psychosophie, Pneumatosophie Anthroposophie, une cosmosophie vol. I et II Connaissance. Logique. Pensée pratique.

Fondements de l'organisme social Economie sociale Impulsions du passé et d'avenir dans la vie sociale

Lumière et matière

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Agriculture: fondements de la méthode biodynamique

Bases de la pédagogie: cours aux éducateurs et enseignants Education des Educateurs Education, un problème social Pédagogie et connaissance de l'homme Enseignement et éducation selon l'Anthroposophie Rencontre des générations: cours pédagogique adressé à la jeunesse

Pédagogie curative Psychopathologie et médecine pastorale Physiologie et thérapie en regard de la science de l'esprit Physiologie occulte Médecine et science spirituelle Thérapeutique et science spirituelle LArt de guérir approfondi par la méditation Médicament et médecine à l'image de l'homme Les processus physiques et l'alimentation Santé et maladie

Imagination, Inspiration, Intuition Connaissance du Christ. L'Evangile de St. Jean Le christianisme ésotérique et la direction spirituelle de l'humanité Le christianisme et les mystères antiques Entités spirituelles ds. les corps célestes, ds. les règnes de la nature Forces cosmiques et constitution de l'homme. Mystère de Noël Evolution cosmique Questions humaines, réponses cosmiques Macrocosme et microcosme L'apparition du Christ dans le monde éthérique Aspects spirituels de l'Europe du Nord et de la Russie:

Kalevala — Songe d'Olaf Asteson — L'âme russe Lucifer et Ahriman Centres initiatiques Mystères: Moyen-Age, Rose-Croix, Initiation moderne Mystères du Seuil Théosophie du Rose-Croix Christian Rose-Croix et sa mission Noces chymiques de Chritian Rose-Croix

Mission cosmique de l'art L'art à la lumière de la sagesse des mystères Le langage des formes Essence de la musique. Expérience du son Nature des couleurs Premier Goethéanum, témoin de nouvelles impulsions artistiques L'esprit de Goethe, sa manifestation dans Faust et le Conte du Serpent vert

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Goethe: Le serpent vert, les Mystères Bindel: Les nombres, leurs fondements spirituels Marie Steiner de Sivers : Une vie au service de l'Anthroposophie Ducommun: Sociothérapie : aspects pratiques et source spirituelle Biesantz/Klingborg: Le Goethéanum:

l'impulsion de Rudolph Steiner en architecture Raab: Bâtir pour la pédagogie Rudolph Steiner Klingborg: L'art merveilleux des jardins Klockenbring: Perceval Mücke/Rudolph: Souvenirs: R. Steiner et l'Université populaire de

Berlin 1899-1904 Floride: Les rencontres humaines et le Karma Floride: Les étapes de la méditation Lazaridès: Vivons-nous les commencements de l'ère des Poissons? Streit: Légendes de l'enfance. Naissance et enfance de Jésus

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Répertoire des oeuvres écrites de Rudolph Steiner disponibles en langue française (1983)

1. Introduction aux oeuvres scientifiques de Goethe. (1883-1897) partiel-lement publiées dans Goethe: Traité des Couleurs et Goethe: La Méta-morphose des plantes. (T)

2. Une théorie de la connaissance chez Goethe (1886). (EAR) 3. Goethe, père d'une esthétique nouvelle (1889). (T) 4. Vérité et Science (1892). (EAR) 5. Philosophie de la Liberté (1894). (EAR) 6. Nietzsche, un homme en lutte contre son temps (1895). (EAR) 7. Goethe et sa conception du monde (1897). (EAR) 8. Mystique et Esprit moderne (1902). (épuisé) 9. Le Christianisme et les mystères antiques (1902). (EAR)

10. Réincarnation et Karma. Comment le Karma agit (1903). (EAR) 11. Théosophie (1904). (T) (EAR) 12. Comment acquérir des connaissance sur les mondes supérieurs ou

l'Initiation (1904). (T) 13. Chronique de l'Akasha (1904). (EAR) 14. Les degrés de la connaissance supérieure (1905). (EAR) 15. L'Education de l'enfant à la lumière de la science spirituelle (1907). (T) 16. Science de l'Occulte (1910). (T) 17. Quatre Drames-Mystères (1910-1913). Ed. bilingue. (T) 18. Les Guides spirituels de l'Homme et de l'Humanité (1911). (EAR) 19. Le calendrier de lAme (1912). Edition bilingue. (EAR) 20. Un chemin vers la connaissance de soi (1912). (EAR) 21. Le seuil du monde spirituel (1913). (EAR) 22. Les énigmes de la philosophie (1914). (EAR) 23. Douze Harmonies zodiacales (1915). Edition bilingue. (T) 24. Des énigmes des l'âme (1917). (EAR) 25. Noces chymiques de Christien Rose-Croix (1917). (EAR) 26. 13 Articles sur la Tripartition sociale (1915-1921) dans le volume

«Fondements de l'Organisme social». (EAR) 27. L'Esprit de Goethe (1918). (EAR) 28. Fondements de l'organisme social (1919). (EAR) 29. Autobiographie (1923-1925) 30. Directives anthroposophiques (1924-1925). (T) 31. Données de base pour un élargissement de l'art de guérir selon les

connaissances de la science spirituelle. En collaboration avec le Dr Ita Wegman (1925). (T)

(EAR): Editions Anthroposophiques Romandes. Genève (T): Editions du Centre Triades. Paris

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Extrait du sommaire

Observations de l'âme conduites selon la méthode scientifique.

Fondement de la science spirituelle selon l'anthroposophie.

Rudolf Steiner aborde ici les problèmes de base de l'éthique et du processus de la

connaissance.

Science de la liberté: Action humaine consciente. Besoin de la connaissance.

Pensée, instrument de conception du monde. Monde comme perception.

Connaissance de l'univers.

Individualité humaine.

Existe-t-il des limites à la connaissance? Réalité de la liberté: Facteurs de la vie. L'idée

de la liberté.

Philosophie de la liberté et monisme. Finalité dans l'univers et finalité existentielle.

Imagination morale. Valeur de l'existence.

Individualité et espèce. Derniers problèmes: Conséquences du

monisme.