in Ronald Dworkin, dir. V. Zanetti, Ousia, 1998. (avec comité de lecture) Principes et politiques chez Ronald Dworkin Dans sa philosophie du droit, Ronald Dworkin met en place une distinction entre les principes et les règles qui a une importance déterminante pour le mode de fonctionnement du droit que l'auteur pense pouvoir saisir. Nous pensons pouvoir dire qu'elle occupe le centre de sa construction. Mais il est surprenant de constater une certaine ambiguïté de la critique à l'égard de la conception et de l'interprétation qu'il faut donner de ces deux instances que sont les règles et les principes. Nous tenterons ici, non pas de résoudre toutes les difficultés qui entourent cette distinction, mais au moins de les mettre en lumière et de les comprendre dans une perspective pratique. Ambiguïté, disions-nous. En effet, alors même que Ronald Dworkin présente sa position comme opposée au droit positif, certains interprètes n'hésitent pas à diminuer la distance qu'il y aurait entre elle et le positivisme juridique, voire à l'inclure dans cette conception. Il est également intéressant de comprendre cette distance que de comprendre les raisons de ces tentatives.
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in Ronald Dworkin, dir. V. Zanetti, Ousia, 1998. (avec comité de
lecture)
Principes et politiques chez Ronald Dworkin
Dans sa philosophie du droit, Ronald Dworkin met en
place une distinction entre les principes et les règles qui a
une importance déterminante pour le mode de fonctionnement du
droit que l'auteur pense pouvoir saisir. Nous pensons pouvoir
dire qu'elle occupe le centre de sa construction. Mais il est
surprenant de constater une certaine ambiguïté de la critique à
l'égard de la conception et de l'interprétation qu'il faut
donner de ces deux instances que sont les règles et les
principes. Nous tenterons ici, non pas de résoudre toutes les
difficultés qui entourent cette distinction, mais au moins de
les mettre en lumière et de les comprendre dans une perspective
pratique.
Ambiguïté, disions-nous. En effet, alors même que
Ronald Dworkin présente sa position comme opposée au droit
positif, certains interprètes n'hésitent pas à diminuer la
distance qu'il y aurait entre elle et le positivisme juridique,
voire à l'inclure dans cette conception. Il est également
intéressant de comprendre cette distance que de comprendre les
raisons de ces tentatives.
Certes, on reproche à Ronald Dworkin une vision trop
stricte du positivisme. Et il n'est pas suffisant de parler de
principes reconnus dans le droit pour être anti-positiviste.
Mais d'autres considèrent que cette opposition est très
stricte, comme J. W. Harris pour qui ce serait une
simplification abusive que de ne l'opposer qu'à une version
forte du positivisme. Selon lui, même une version nuancée du
positivisme resterait critiquée par Ronald Dworkin:
"Dans une autre version, - 'le critère positiviste modifié' -, un concept est légal ou bien
s'il est utilisé, ou bien s'il est employé dans la tradition des juridictions comme partie
intégrante de leurs raisonnements doctrinaux. (…) Une troisième vision, - 'le critère
antipositiviste' - rejetterait toute tentative de distinguer concepts légaux et concepts
moraux et politiques: toute notion morale qui sous-tend les institutions politiques
d'une communauté a une place dans une conception pleine de la loi. Une telle
conclusion découle, par exemple, de l'analyse des 'cas difficiles' que propose R.M.
Dworkin."1
Cette lecture suit davantage la présentation que
Ronald Dworkin fait de son propre travail. Nous sommes
toutefois amenée à nous demander s'il est pertinent de vouloir
l'identifier encore dans les termes du positivisme et du jus
naturalisme, et s'il ne convient pas de dépasser ce cadre pour
rendre compte de sa spécificité. Nous nous consacrerons pour le
moment à la lecture de la distinction des règles et des
principes, avant d'aborder ce second aspect à partir d'elle.1 Harris, J.W.: "Ownership of Land in English Law", in: NeilMacCormick and Peter Birks (éd),The Legal Mind,. Essays for Tony Honoré,Oxford, 1986, pp. 143 à 161., Harris 1986, p. 149. Nous reviendronsplus bas sur le bien fondé d'une telle lecture des liens entredroit, morale et politique.
L'insuffisance de la règle
Ronald Dworkin présente le positivisme juridique
comme posant que la règle diffère d'un simple ordre en ce
qu'elle est normative. Cela revient à dire qu'elle promeut un
certain ensemble de conduites comme "standards". Faudrait-il
concéder que la règle est source unique du normatif et source
unique du droit ? La thèse incriminée est celle qui veut que:
"Le droit d'une communauté est un ensemble de règles particulières utilisées par
cette communauté directement ou indirectement afin de déterminer quelle conduite
sera punie ou imposée par les pouvoirs publics. Les règles particulières peuvent être
identifiées et distinguées au moyen de critères spécifiques, à l'aide de tests qui se
rapportent non pas à leur contenu mais à leur pedigree, ou bien à la manière selon
laquelle elles ont été adoptées et développées."2
Ronald Dworkin présente cette affirmation comme
faisant partie intégrante du positivisme, bien qu'il soit sans-
doute possible de formuler le positivisme avec plus de nuances.
Acceptons ces remarques, que nous n'entendons pas discuter
davantage, comme étant l'expression d'un pôle dont Ronald
Dworkin entend s'écarter. Cette première thèse va de pair avec
celle selon laquelle:
2 Dworkin, Ronald: Taking Rights Seriously, Cambridge, Massachussets, 1977,p. 17, Prendre les droits au sérieux, .traduction française Marie-JeanneRossignol et Frédéric Limare, révisée et présentée par FrançoiseMichaut, Presses Universitaires de France, Paris, 1995, p. 73.
"Le 'droit' tient dans un ensemble de règles juridiques valides, si bien que si le cas
d'une personne n'entre pas clairement dans le champ d'application d'une telle règle
(parce qu'aucune ne semble appropriée ou parce que celles qui le semblent sont
vagues, ou pour quelque autre raison), alors on ne peut régler ce cas 'en appliquant le
droit'."3
C'est un thème bien connu. La validité d'une règle,
selon la conception positiviste, n'est pas fonction de son
contenu, c'est-à-dire de la pertinence des solutions qu'elle
propose. Elle est fonction de sa constitutionnalité, de sa
validité considérée dans les termes posés par Kelsen4. Nous
rencontrons ici ce qu'il est convenu d'appeler la "thèse de la
séparation": "La thèse de la séparation affirme qu'il est
possible qu'un droit valide soit grossièrement immoral. (…) Du
fait que loi et moralité ne sont pas en connexion nécessaire,
il ne suit pas que dans un système légal donné, le critère de
validité légale ne puisse pas être légal."5
3 Ibidem.4 "Le droit peut avoir n'importe quel contenu, aucun comportementhumain n'étant par lui-même inapte à devenir l'objet d'une normejuridique. (…) Une norme juridique est valable si elle a été crééed'une manière particulière, à savoir selon des règles déterminées etune méthode spécifique.", Kelsen, Hans: Théorie pure du droit, trad:Thévenaz, Henri, Neuchatel, 1953, p. 114.5 Ten, C.L.: "The soundest Thesis of Law", in: Mind, 88, 1979, p. 523-524. Nous renvoyons également sur ce point à la discussion trèsriche autour du problème du "droit nazi". C'est toute la questionque pose Radbruch de la limite de la validité de la loi, qu'on doitrespecter, même si son contenu est injuste, à moins que lacontradiction entre loi et justice ne soit poussée jusqu'àl'intolérable (Radbruch, G.: Rechtphilosophie, Götingen, huitièmeédition, 1973, p. 345). Voir également Höffe, Otfried: La justicepolitique. Fondement d'une philosophie critique du droit et de l'État, trad. Jean-Christophe Merle, Paris, 1991.
Ce point pourrait être traité de façon plus nuancée
dans une présentation plus complète du positivisme. Quoi qu'il
en soit, à travers ce traitement quelque peu abrupt, nous
comprenons ce que vise Ronald Dworkin, à savoir cette
coïncidence accidentelle entre la loi et nos principes. On
retrouve en effet cette hésitation devant une telle vision du
positivisme chez Jules Coleman:
"Même si Dworkin a raison d'attribuer à Hart et au positivisme en général la
conception étriquée de la règle, la question reste de savoir si l'existence de principes et
de règles comme source de l'obligation légale oblige à abandonner les éléments les
plus essentiels de la version donnée par Hart du positivisme."6
Ronald Dworkin entend s'écarter de la résolution du
cas par le seul appel à la règle, considérée comme capable, de
par sa généralité, de prendre en compte tous les cas concrets
qui lui seraient soumis. Cette conception ne tient pas compte
de ce que le juge est appelé à trancher des cas où la règle ne
fournit pas de solution claire et univoque. L'ambiguïté se
manifeste trop souvent dans le droit. Dans ces cas, le juge
fait usage de ce que nous appellerions des "standards". C'est
là le point névralgique de l'attaque contre le positivisme:
"Dans leurs raisonnements ou leurs discussions au sujet des droits et des obligations
juridiques, tout spécialement lorsqu'il s'agit de cas difficiles où les problèmes avec ces
concepts semblent les plus aigus, les juristes font appel à des normes qui ne
6 Coleman, Jules: "Legal Duty and moral Argument" in: Social Theory andPractice, 5.1; summer 1979, p. 380.
fonctionnent pas comme des règles mais opèrent différemment, comme des principes,
des politiques et d'autres types de standards."7
Telle est la cible visée. Revenons à l'opposition
centrale de cette étude, qui indique que le terme de "standard"
se divise en deux branches, principes (principles) et politiques (policies).
Dans une certaine mesure, ces deux sortes de standards peuvent
être traitées conjointement. Principes et politiques se
distinguent en effet de la règle par leur mode de
fonctionnement, et c'est en cela qu'ils ont un fond commun.
Cela justifie l'emploi du terme générique de "principe". Deux
niveaux de lecture se distingueront ensuite. Dans un niveau de
lecture général, le terme de principe restera synonyme de
standard, tandis que dans un second niveau, il désignera une
certaine sorte de standard. Ces mises au point prendront tout
leur sens lorsqu'elles seront confrontées à l'efficacité des
concepts dans l'application du droit. Il faut en faire une
lecture relativement précise pour souligner la force
d'adaptation à la diversité des conduites humaines que ces
concepts donnent au droit.
Modes de fonctionnement divers
Quels sont les modes de fonctionnement respectifs de
la règle et du standard ? La règle vaudra, nous l'avons déjà
souligné, comme point de repère à partir duquel distinguer la
spécificité des standards. Or une des caractéristiques de la
règle est de valoir selon le mode du "tout ou rien": ou bien la7 Dworkin 1977, p. 22, trad. p. 79.
règle concerne le cas qu'il faut résoudre, et elle s'applique
alors sans exception ni limitation, ou bien elle ne le concerne
pas et elle est alors disqualifiée. L'exemple de règle que
privilégie Ronald Dworkin - car il permet de comprendre
aisément ce paradigme - est "pour être valide, un testament
doit avoir été signé par trois témoins"8. Cette formulation
donne au paradigme du "tout ou rien" une valeur mathématique
d'une éclairante rigueur: la présence de moins de trois témoins
ôte à la volonté toute valeur juridique.
Cette distinction entre règles et principes apparaît
dans la confrontation avec les exigences de la pratique, non
pas une pratique limitée aux seuls cas difficiles, mais une
pratique courante: "Mon objectif immédiat, cependant, est de
distinguer les principes, au sens générique, des règles, et je
vais commencer par rassembler quelques exemples de ceux-ci;
pratiquement n'importe quel cas pris dans un manuel d'école de
droit fournirait un aussi bon matériau."9
Un cas bien connu manifeste de manière privilégiée
l'intervention des principes dans la décision des juges; il
s'agit de Riggs v. Palmer (115 N.Y. 506, 22 N.E. 188 (1889)). Le
meurtrier de son grand-père peut-il en être l'héritier ? La
Cour ne s'en tint pas aux règles gérant cette situation mais
fit intervenir un principe qui mettait une limite à la validité
du testament:
8 Dworkin 1977, p. 24, trad. p. 82.9 Dworkin 1977, p. 23, trad. p. 80.
"Mais la Cour poursuivit comme suit: 'toutes les lois et tous les contrats sont soumis, en
ce qui concerne leur mise en œuvre et leurs effets, aux maximes générales et
fondamentales de la 'common law'. Personne ne sera autorisé à profiter de sa propre
imposture, à tirer avantage de sa propre faute, à invoquer sa propre turpitude ou à
acquérir des biens du fait de son propre crime.' Le meurtrier ne reçut pas son
héritage."10
Henningsen v. Bloomfield Motors, Inc. (32 N.J. 358, 161 A.2d
69 (1960)) illustre également cette thématique11. Ici, non
seulement un principe vient s'opposer à une règle mais à
d'autres principes qui auraient poussé dans la direction de la
solution préconisée par la règle. C'est en quoi cet exemple
diffère du précédent et le complète. Ronald Dworkin relève
ainsi divers appels faits à des standards dans le jugement de
Henningsen v. Bloomfield Motors, Inc.. Parmi eux, nous noterons
une première affirmation qui serait favorable à Bloomfield
Motors, Inc.: "Nous devons garder à l'esprit le principe
général selon lequel, en l'absence de fraude, celui qui n'a pas
10 Dworkin 1977, p. 23, trad. pp. 80-81.11 Dans ce second cas, la question se posa de savoir dans quellemesure un constructeur automobile pouvait, par contrat, limiter saresponsabilité. Le plaignant, suite à un accident, dénonçait uncontrat de vente qui limitait la responsabilité du constructeur auremplacement des pièces défectueuses et réclamait des dommages. LaCour se prononça pour lui, en dépit du contrat, mais également endépit de certains principes qui auraient pu valoir dans ce cas. Laprésence d'un contrat soulève une difficulté car nous ne sommes plusalors tout à fait dans le cas d'un silence de la règle juridique (lecontrat aurait pu avoir cette valeur), mais d'une disqualificationde cette possible règle au profit d'un principe; les termes dujugement s'emploient donc à écarter ce contrat comme règle derésolution du cas. (Dworkin 1977, p. 25). Remarquons que cetteprésence d'un contrat ne poussa pas la Cour à concevoir ce cas commeun conflit entre une règle et un principe mais comme un conflitentre divers principes.
choisi de lire un contrat avant de le signer ne peut pas après
coup se libérer des charges qu'il lui impose."12 Et, indiquant
une direction différente, et qui paraîtrait plus favorable à
Henningsen: (b) "Y a-t-il un principe qui soit mieux connu ou
plus profondément ancré dans l'histoire du droit anglo-
américain que la doctrine fondamentale selon laquelle les
tribunaux ne se laisseront pas utiliser comme instruments
d'iniquité et d'injustice ?"13
Le mode de fonctionnement du principe n'est pas le
même que celui de la règle. Le principe a une façon de valoir
plus indéterminée, plus large que celle de la règle. C'est
cette indétermination de son champ d'application qui fait sa
valeur opératoire. Il vaut pour des cas qu'il n'a pas prévus; à
l'inverse, il ne vaut pas toujours, même quand le cas pourrait
entrer dans son domaine de compétence. Mais ce n'est pas parce
que la solution qu'il préconiserait dans un cas n'est pas
adoptée qu'il est abrogé. Il reste comme en suspens de la
solution juridique, prêt à être appliqué dans un autre cas. Il
pourra de nouveau entrer en ligne de compte dans la résolution
d'un autre cas car cet abandon n'est pas définitif. Tout le
problème est bien évidemment de comprendre comment cette
suspension peut n'être que provisoire, comment le juge peut
décider de faire intervenir ou non un principe. Il y a là une
difficulté sur laquelle nous reviendrons. Elle demande en effet
de formuler une modalité d'application du droit qui résolve ces
12 Dworkin 1977, p. 24, trad. p. 81.13 Ibidem.
conflits potentiels entre des règles et des principes, et entre
les principes eux-mêmes.
Les différences entre la règle et le principe
apparaissent donc avec netteté, par exemple dans le cas d'un
conflit entre plusieurs principes qui pourraient, chacun à
juste titre, intervenir dans la résolution juridique d'un cas.
Le principe a un champ d'application vaste, il n'est pas limité
à un type de cas: cette rencontre entre principes qui
pourraient valoir de façon simultanée est ainsi loin d'être un
cas isolé. Il n'est d'ailleurs pas problématique, soulignons-
le, que des principes entrent en conflit. Cela ne constitue pas
une critique de la notion de principe. En revanche, cela crée
un problème fonctionnel au sein du droit. Un conflit de
principes se résoudra par la prise en considération de leurs
poids réciproques. Cela permet de préciser encore la
distinction de la règle et du principe14. Reste bien sûr à
savoir ce qui détermine leurs poids réciproques.
En revanche, ces difficultés ne concernent pas aussi
directement la règle juridique. On passe, à son égard, d'une
validité absolue à l'invalidité absolue. La relativité est
étrangère au domaine de la règle, tandis que les principes
connaissent une évaluation plus souple. Il faut rattacher cette14 "Les principes ont une dimension dont sont dépourvues les règles:celle du poids ou de l'importance. Quand deux principes entrent enconflit (la politique de protection des acheteurs d'automobiles, parexemple, s'opposant au principe de la liberté contractuelle), celuiqui est chargé de résoudre le litige doit prendre en considérationle poids relatif de chacun d'eux. (…) cela fait partie du concept deprincipe que la question de l'importance ou du poids d'un principeait un sens.", Dworkin 1977, pp. 26-27, trad. pp. 84-85. Alors quecette même question ne fait pas sens à propos de la règle.
différence au fait que les règles ne seraient pas tant à
évaluer sur leur contenu que sur leur mode d'édiction. Les
principes n'étant pas édictés, ils ne peuvent être évalués que
sur leur contenu15.
Entendus ainsi, les principes offrent au droit une
possibilité d'adaptation, et de nouvelles solutions, que la
règle seule ne lui offrirait pas. Cela posera évidemment la
question de la rétroactivité des décisions de justice, autre
point d'achoppement entre Ronald Dworkin et le positivisme.
Ainsi a-t-il été décidé, dans Henningsen v. Bloomfield Motors
Inc., que des deux principes en jeu, validité du contrat passé
sans fraude avérée et protection des automobilistes dont la
sécurité se trouve menacée par les abus des constructeurs, le
second avait le plus de poids. Nous aurions pu faire intervenir
dans cette discussion d'autres principes, comme l'importance de
la liberté de contracter ou le fait que les Cours ne doivent
pas devenir les chambres d'enregistrement d'une injustice. Ce
qu'il importe de souligner ici, c'est que la question se résume
à l'affrontement entre deux directions opposées, celle qui entend
15 Il peut arriver qu'une règle de droit valide, adoptée selon lesprocédures en cours, soit abandonnée en raison du caractèreinsatisfaisant des solutions qu'elle impose. Un exemple de cetteévaluation de la règle par son contenu est donné par Chaïm Perelman:une loi anglaise de la fin du XVIII ème qualifiait les vols d'unesomme supérieure à quarante shillings de "grand larceny" et lespunissait de mort. La règle aurait dû s'appliquer de façonmathématique, mais elle fut abrogée lorsque, en 1808, un vol de deuxcents shillings fut considéré comme un vol de trente-neuf shillings.Le contenu de la règle était donc refusé par les juges alors mêmequ'ils paraissaient l'observer mais la contournaient en fait aumoyen de fictions acrobatiques. Voir Perelman, Chaïm: Éthique et droit,Bruxelles, 1990, p. 628.
protéger les individus et celle qui entend affermir les
contrats. Les principes ne sont rien d'autre que des directions
tracées vers une solution. Au droit de tracer son chemin avec
ces indications.
L'intérêt de cette solution est d'ouvrir à une
conception du droit qui se détache totalement d'un modèle
mécanique. Certes ce modèle a été depuis longtemps critiqué. En
effet, comme le souligne Jerzy Wroblewski, "aujourd'hui
personne ne croit plus en une application du droit purement
mécanique à la manière des positivistes du XIX ème siècle, de
la Begriffjurisprudenz."16 Mais Dworkin ne donne aucune valeur
à ce modèle, pas même celle d'un idéal impossible à atteindre.
Le droit parvient, dans cette conception, avec ses seules armes
qui ne sont pas réduites aux lois écrites, à régler tous les
cas, aussi divers soient-ils, qui lui sont soumis.
Il y a là un effort théorique qui nous demande de
penser une véritable autonomie du droit par rapport aux autres
sphères normatives et qui donne à penser le droit comme capable
de résoudre la diversité des situations humaines. Il est clair
qu'un tel effort dépasse le cadre américain dans lequel il a
été élaboré pour nous permettre de nous interroger sur notre
conception des normes juridiques et sur l'oscillation complexe
entre adaptabilité et rigueur.
16 Wroblewski, Jerzy: "L'interprétation en droit: théorie etidéologie", in Archives de Philosophie du Droit, tome XVII, Paris, 1972, p.51.
Il convient de se garder d'une lecture qui
ossifierait la position dworkinienne. Ce n'est pas parce que
les principes sont envisagés du point de vue de leurs contenus
qu'ils sont traités du point de vue moral:
"Une fois que l'on a admis que les principes peuvent faire partie de la loi pour des
raisons qui ne reflètent pas la convention mais simplement parce qu'ils sont
moralement attrayants, la porte est alors ouverte à l'idée plus menaçante selon
laquelle certains principes font partie de la loi à cause de leur attrait moral, même s'ils
contredisent ce qu'a entériné la convention."17
L'erreur reviendrait à figer le principe dans une
forme telle qu'il n'est plus seulement appelé à s'appliquer
dans certains cas, mais qu'il doit être appliqué. Une telle
lecture manque la spécificité de cette conception parce qu'elle
confond le mode de fonctionnement du principe et celui de la
règle. Elle passe du "peut-être" à la certitude que le principe
interviendra dès qu'un cas pourrait entrer sous sa coupe.
Mais cette nuance, apportée par Ronald Dworkin lui-
même, ouvre la porte aux tentatives de réconciliation entre lui
et le positivisme, tentatives menées d'ailleurs uniquement par
les positivistes. C'est la lecture à laquelle est conduit C.L.
Ten: "La notion de principe légal que l'on trouve chez Dworkin
peut s'accorder avec le positivisme juridique, parce qu'il ne
souhaite pas affirmer que tous les principes moraux sont des
principes légaux (…)."18
17 Dworkin, Ronald: Law's Empire, Cambridge, Massachusetts, 1986, p.118, traduction française d'Élisabeth Soubrenie, L'Empire du droit,Presses Universitaires de France, 1994, p. 134.18 Ten 1979, p. 526.
C.L. Ten essaie d'insérer dans la pensée de Ronald
Dworkin une disjonction entre le droit et la morale proche de
celle qu'opère le positivisme. Toute la difficulté de notre
position réside en ce qu'il y a bien une telle disjonction,
comme le montre la citation précédente extraite de Law's Empire.
Mais cette disjonction n'a pas le sens que veut lui donner C.L.
Ten. Ce n'est pas parce que Ronald Dworkin ne réaffirme pas
dans le droit tous les principes de la morale, que cette
affirmation qui se fait dans le droit peut être de l'ordre de
la rencontre fortuite. Certains principes doivent être affirmés
dans le droit. Mais nous verrons plus bas que leur contenu est
très spécifique et que la sphère normative que constitue reste
indépendante de la morale et de la politique.
La distinction entre principes et politiques
Venons-en à la division du terme générique de
principe, entendu pour le moment au sens général de standard,
en deux branches, celle des principes à proprement parler et
celle des politiques. Cette distinction ne doit pas être prise
au pied de la lettre: elle est souvent présentée de façon
académique, alors qu'elle est fonctionnelle. Elle a une valeur,
car elle permet de comprendre des situations, mais cela ne
demande pas, encore une fois, de la figer.
Les arguments politiques se définissent dans un cadre
social et historique. Dans ce cadre, la société se fixe des
buts (par exemple, le plein-emploi). Pour ces buts, il n'est
pas impossible qu'elle en sacrifie d'autres. L'échelle de
valeurs proposée par ces arguments est par essence appelée à se
modifier en fonction des problèmes particuliers de la
communauté à un moment donné de son histoire. Il ne s'agit là
que de buts ponctuels. Les principes ont quant à eux une
dimension de justice qui appelle le respect19 et qui leur une
validité qui n'est plus simplement ponctuelle.
Il est frappant de constater que ces deux concepts,
"principes" et "politiques", sont présentés comme utiles mais
parfois interchangeables par leur auteur. À tel point que la
lecture que propose Kent Greenawalt, qui considère comme
problématique que ces deux instances puissent donner les mêmes
solutions dans certains cas, ne peut être considérée comme une
critique réelle ni efficace de cette distinction20 puisque
cette possibilité ne met pas en contradiction avec ce que
paraît en attendre Ronald Dworkin. L'auteur a lu les standards
19 Dworkin 1977, p. 22, trad. p. 29.20 Greenawalt, Kent: "Policy, Rights and Judicial Decisions", in:Cohen, Marshall, Op. cit., p. 88. Ronald Dworkin souligne même qu'ilvaut mieux mêler les deux sortes d'arguments dans un programmelégislatif, car ils peuvent se conforter l'un l'autre. Il seraitvain de les opposer terme à terme jusque dans leurs conséquences:"La justification d'un programme législatif un peu complexenécessite ordinairement les deux sortes d'arguments. Même unprogramme qui est principalement une question de politique, comme unprogramme de subvention pour les industries majeures, peutnécessiter un brin de principes pour justifier sa formeparticulière. (…) D'autre part, un programme fondé essentiellementsur les principes, tel un programme contre la discrimination, peutêtre empreint de l'idée que les droits ne sont pas absolus et qu'ilsne prévalent quand les conséquences en matière de politiques sonttrès sérieuses", Dworkin 1977, p. 83, trad. p. 155.
à l'œuvre dans Henningsen v. Bloomfield Motors Inc. de la façon
suivante:
"Ainsi le standard selon lequel le nombre d'accidents de voiture doit être diminué, est
une politique, et celui selon lequel personne ne doit profiter d'un mal qu'il a fait est un
principe. La distinction peut s'effondrer si l'on interprète un principe comme
définissant un but social (c'est-à-dire le but d'une société dans laquelle personne ne
profite du mal qu'il a fait), ou si l'on assigne à une politique la signification d'un
principe (à savoir le principe selon lequel le but que se fixe cette politique est digne
d'être poursuivi) ou encore si l'on adopte la thèse utilitariste pour laquelle les principes
de justice sont des affirmations déguisées de buts (assurer le plus grand bonheur du
plus grand nombre). Dans certains contextes, la distinction joue un rôle qui disparaît
lorsqu'elle est ainsi réduite."21
Ronald Dworkin met en place cette distinction comme
étant, sous un certain angle, artificielle. Elle dépendrait
pour une part de la manière dont on présente les décisions
prises ou les buts arrêtés. Son "artificialité" relative n'est
pas signe de son inutilité et on s'écarte donc de la critique
de Kent Greenawalt. Sommes-nous proches de l'analyse des types-
idéaux weberiens que propose Maurice Duverger? Ce dernier
remarque que, des trois types de légitimité du pouvoir que
dégage Weber, aucun ne se rencontre à l'état pur dans la
réalité. "Weber insiste fortement que ces types de légitimité
se combinent presque toujours"22 Cela ne signifie pas que ces
notions n'ont pas une utilité ni une légitimité, (elles
permettent par exemple de montrer que même les autorités
21 Dworkin 1977, pp. 22-23, trad. p. 80.22 Duverger, Maurice: Sociologie de la politique. Éléments de science politique,(première édition 1973), Paris, 1988, p. 185.
personnelles sont institutionnelles). Il en irait de même pour
la distinction qui nous occupe. Mais il n'en demeure pas moins
que son artificialité n'est pas complète et qu'elle ne peut pas
se dissoudre totalement : elle doit être conservée, et le jeu
qui rend possible cette modification n'est pas décisif. La
pratique la rétablit en fait. Elle n'est pas simplement idéale.
L'analyse que nous venons de retracer de la
distinction entre les règles et les principes est liée au
fonctionnement du droit dans les cas difficiles. Elle est
indissociable de la reconnaissance de certains cas comme "cas
difficiles", affaires délicates "où aucune loi explicitement
formulée dans les textes ne permet de trancher dans un sens où
dans l'autre"23. Ainsi la question de la pratique juridique se
voit-elle reconnaître la place qui lui revient dans l'édifice
proposé par Ronald Dworkin. Plus qu'un aspect problématique,
elle voit reconnue son influence sur la conception qu'il
convient de se faire du droit. En effet, Ronald Dworkin
n'envisage pas seulement de proposer une philosophie du droit:
il faut que cette philosophie permette au juge de savoir
comment il doit procéder et s'il a décidé correctement. Une
telle conception échappe à l'opposition stérile entre un droit
abstrait, qui serait celui de la règle, et un droit concret,
qui serait celui mis en œuvre dans la décision. Cette
opposition ne saurait être que néfaste puisque par elle
23Dworkin, Ronald: A Matter of Principle, Harvard University Press,Cambridge, Massachussets, 1985, p. 13, traduction française AurélieGuillain, Une question de principe, Presses Universitaires de France,Paris, 1996, p. 17.
"l'unité de l'ordre juridique serait rompue"24. Mais de la même
façon, la rupture entre le droit et la théorie du droit est
elle-même mise à mal.
Aucune de ces deux ruptures ne saurait être reprochée
à Ronald Dworkin, parce que l'importance de la pratique est
pensée d'emblée dans ses retombées sur la validité de la
théorie proposée: "La question pratique de savoir si les juges
doivent prendre des décisions d'ordre politique dans les
affaires délicates rejoint la question théorique de savoir
quelle est la meilleure des deux conceptions de l'autorité de
la loi."25 Il est clair qu'une telle attention portée à la
pratique entraîne la réflexion non seulement vers des questions
spécifiques mais aussi vers une thématisation originale du
thème de la séparation des pouvoirs.
24 Ph. I. André-Vincent, "L'abstrait et le concret dansl'interprétation (en lisant Engisch)" in Archives de philosophie du droit,tome XVII, p. 135 et s., Paris, 1972, p. 135.25 Dworkin, 1985, pp. 17-18, trad. p. 23.
D'où viennent nos principes ?
La distinction entre les règles et les principes au
sens générique d'abord, puis, au sein des principes, entre
principes au sens strict et politique, revêtira toute son
importance lorsqu'il s'agira de déterminer si le juge fait bien
d'innover dans certaines décisions, celles dans lesquelles il
ne se retranche pas derrière les seules règles existantes.
L'idée positiviste que le juge ne ferait qu'appliquer la loi
est, aux yeux de Ronald Dworkin, impraticable, nous l'avons
déjà souligné. Ainsi le juge dworkinien peut-il "innover" sans
prononcer pour autant des jugements rétroactifs.
Cette possibilité donnée au juge interviendra en
outre dans la définition du rôle politique qui lui est accordé.
La distinction que nous avons placée au centre de notre propos
donne alors la mesure de son utilité: "À mon sens on obtient
une juste appréciation du problème si on considère que, dans
les affaires délicates, les juges ont raison de fonder leurs
décisions sur des considérations de principe et non pas sur des
considérations de stratégie politique."26 C'est ici que nous
comprenons l'importance de la distinction entre les principes
et les politiques.
En raison de la conception que nous venons de
rappeler, Ronald Dworkin incarne, aux yeux de H.L.A. Hart, le
26 Dworkin, 1985, p. 11, trad. p. 14. Cf Dworkin 1977, p. 85, trad.p. 157 : "Je défends cependant la thèse selon laquelle les décisionsjudiciaires dans les affaires civiles (…) sont et doivent être, demanière caractéristique, fondées sur des principes et non sur despolitiques."
"beau rêve" qu'il définit par antithèse de son double négatif,
le "cauchemar"27. Le cauchemar est l'expression de l'angoisse
face à la possibilité, pour le juge, de ne pas être seulement
intègre et compétent, mais de se mêler de créer des lois alors
que je lui demande simplement - est-ce simple ? - d'appliquer
la loi. Cette crainte s'exprime dans le reproche adressé par
les juristes américains à la justice de leur pays, à savoir "de
se comporter comme s'ils constituaient une troisième chambre
législative"28. Il va sans dire que Ronald Dworkin ne se range
pas de leur côté et qu'il va s'inscrire en faux contre la
position commune que résume avec clarté Hugh Collins:
"Cette théorie générale affirme la division naturelle des
responsabilités entre les divers organes du gouvernement.
En particulier, le devoir du législateur est, dans une
démocratie, de concevoir des lois qui assurent le bien
commun, et celui du pouvoir judiciaire est confirmer ces
27 Il s'agit du "noble dream" et du "nightmare" dont H.L.A. Hart metla thématique en place dans Hart, H.L.A.: Essay 4, "AmericanJurisprudence through English Eyes : The Nightmare and the NobleDream", in: Hart, H.L.A.: Esays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford,Massachussets, 1983, p. 123 à 144. "Comme son antithèse, lecauchemar, il a de nombreuses variantes mais sous toutes ses formesil exprime la croyance, peut-être la foi, qu'en dépit des apparenceset en dépit même de toutes les périodes d'erreurs et d'aberrationsjudiciaires, on peut trouver une explication et une justification àl'attente partagée par tous les plaideurs de voir les jugesappliquer à leur cas la loi existante et de ne pas faire unenouvelle loi pour eux, même quand le texte de clausesconstitutionnelles particulières, de statuts ou de précédents connussemble ne pas offrir de guide pour le choix d'une directiondéterminée.", Op. cit., p. 132.28 Hart, 1983, p. 126.
lois et plus généralement de confirmer le tissu
constitutionnel et la Règle de Loi."29
Pour Dworkin, les juges demeurent à distance du
politique et ne peuvent pas y entrer de plain-pied30. En effet
le domaine de la politique excède celui du droit et du juge qui
doit se soucier uniquement des principes. L'argument qui se
rattache à une politique (policy) a droit de cité en politique,
sans que cela fasse problème. Mais le juge devenu responsable
de la protection des droits de l'individu assume par contrecoup
un rôle politique, du moins dans la répartition démocratique
des rôles. Il se trouve même mieux placé que le politique pour
défendre ces droits31.29 Collins, Hugh: "Democracy and Adjudication", in: Neil McCormickand Peter Birks 1986, p. 124.30 "En fait, cependant, les juges ne devraient pas être et ne sontpas des législateurs suppléants et l'affirmation courante, selonlaquelle ils légifèrent dès lors qu'ils vont au delà des décisionspolitiques déjà prises par quelqu'un d'autre est trompeuse. Elle netient pas compte d'une distinction fondamentale en théorie politique(…). C'est la distinction entre les arguments de principe d'unepart, et les arguments politiques d'autre part.", Dworkin, 1977, p.82, trad. p. 155.31 Ce point fait problème par rapport au dogme démocratique de laséparation des pouvoirs. Soulignons toutefois qu'il ne va pas desoi, pour Ronald Dworkin, que confier cette tâche aux juges soitantidémocratique. "Demandons-nous si ce principe tient debout:trancher dans un cadre judiciaire sur des questions de principe (paropposition aux questions pragmatique), est-ce porter atteinte à ladémocratie ?", Dworkin, 1985, p. 24, trad. p. 30. Ici l'auteursouligne le fait qu'il entend "principe" par opposition à"politique" et non par opposition au mode de fonctionnement de larègle, c'est-à-dire dans son sens strict. Cette note est valablepour la suite de cette discussion, sauf indication contraire. Ilconteste la plus grande pertinence des hommes politiques à résoudreles questions de droits. Les principes, qui ont trait aux droits,doivent être considérés comme du domaine du droit plutôt que decelui de la politique. En outre, les législateurs sont soumis à des
Quelle est la raison de cette intervention du juge
dans l'affirmation des droits des individus ? Pourquoi les
juges sont-ils plus efficaces que les hommes politiques ?
L'idée est la suivante:
"(…) je vois mal comment la recommandation expresse qui est
faite aux juges de trancher en fonction de considérations
politiques pourrait mener à des décisions plus
'conservatrices'. Le problème n'est pas que les juges
déchoient volontairement en prenant leurs décisions d'un
point de vue politique et non historique. Le problème est
plutôt que certaines interprétations qui sont dites
'historiques' sont nécessairement politiques. Si les
décisions étaient ouvertement prises sous un angle
politique, il se pourrait bien qu'elles aillent dans un
sens moins conservateur, et non pas plus conservateur.
Contraints de montrer que leur décision politique porte sur
les droits de l'individu et non pas sur l'intérêt général, les
pressions que ne connaissent pas les juges, Dworkin, 1985, p. 25,trad. p. 31. Cet argument n'est peut-être pas décisif, puisque laJustice n'est pas exempte de pressions depuis que les procès ont detels retentissements dans la presse. Ces points sont à rapprocher del'accusation de corruption que profère Ronald Dworkin contre laclasse politique dans son ensemble à l'occasion de la dernièrecampagne présidentielle américaine. Il considère que l'argent versépar les entreprises aux candidats des deux bords atteint des sommestelles qu'il limite leur indépendance et leur liberté. Dworkin,Ronald: 1996, "Dollars, corruption et slogans simplistes" in: Courrierinternational, n° 313, du 31 octobre au 6 novembre 1996.
juges seraient nécessairement amenés à trancher d'une
manière plus libérale."32
Ce qui, dans le va-et-vient que l'auteur entretient entre le
discours théorique sur le droit et sa pratique, ne s'établit
pas sans un exemple.
Il s'agit du jugement rendu à propos de la
publication de Ladies Directory de Shaw. Les juges virent dans cet
ouvrage une corruption de la morale publique (soulignons que
cette considération concerne le bien général). Si l'on accepte
ce genre d'arguments, on laisse libre cours au conservatisme
des juges. En revanche, si l'on avait exigé d'eux l'existence
d'un précédent pour qu'un tel crime soit reconnu, et si, en
l'absence de tout précédent, on avait considéré qu'écrire un
tel ouvrage relevait d'un droit individuel, en vertu de ce
droit, Shaw n'aurait pu être condamné33. Dans ce cas,
l'obligation faite aux juges de n'innover qu'en matière de
décisions de principe aurait joué comme une force libérale.
Cette exigence aurait déjoué les tendances conservatrices des
juges.
L'exigence à laquelle se soumet le juge qui tranche
en conformité avec les conceptions présentées ici est une32 Dworkin, 1985, p. 29, trad. pp. 36-37. On voit bien ici commentles juges sont appelés à intervenir dans le domaine politique. Celane doit pas porter à confusion: leur intervention politique estconfinée à la défense des principes, et non des politiques au senstechnique du terme que nous avons déterminé. Il faudrait égalementlier cela à la thématique du changement des questions politiques quese pose une société et à l'articulation que fait l'auteur entre ledroit et l'histoire. Mais cette question excède notre propos.33 Dworkin, 1985, p. 29, trad. p. 37.
exigence d'intégrité, dans un sens très spécifique qu'il ne
faudrait pas comprendre comme une qualité morale. En effet,
tout l'enjeu de la juste application du droit ne peut pas
reposer sur une qualité morale supposée du juge. Ce n'est pas
en ce sens que le juge est, chez Ronald Dworkin, "intègre et
compétent". Jean-François Niort et Guillaume Vanier relèvent à
cet égard la difficulté "d'une réponse vraie, unique, exacte"
aux cas difficiles, même s'il ne s'agit pas de trouver la
solution qui satisfasse tout le monde mais celle dont on puisse
comprendre qu'un juge la choisisse parmi les autres
possibles34. Françoise Michaut souligne le caractère
controversé de cette assertion, nécessaire pourtant dès lors
que l'idée d'un pouvoir discrétionnaire du juge est refusée35.
Cette exigence d'une bonne réponse donnée par le juge
est liée à notre thématique: la bonne réponse est "celle qui
répond le mieux à la double exigence qui s'impose au juge,
rendre la décision qui s'harmonise au mieux avec la
jurisprudence (ou le matériau juridique existant) et qui en
même temps présenter celle-ci (ou celui-ci) sous son meilleur
jour."36 Nous pouvons rattacher ce souci du "meilleur jour" à
l'exigence d'intégrité dans les jugements. L'exigence de la loi
comme intégrité se différencie pour Ronald Dworkin, de
34 Niort, Jean-François et Vanier, Guillaume: "Sur la théorie dudroit de Dworkin; de l'interprétation des principes à leurapplication aux cas difficiles", in Droits - Revue Française de ThéorieJuridique, tome 19, Droit et mœurs, Paris, 1994, p. 161 et s., p. 162.35 Michaut, Françoise: "Law's Empire de Ronald Dworkin", in: Archives dephilosophie du droit, tome 33, Paris, 1988, p. 113 et s., p. 116. VoirDworkin, Ronald: "Judicial decision", in: The Journal of Philosophy, vol.60, 1963, p. 624 et s.36 Michaut 1988, p. 117.
l'exigence de pragmatisme, qui ne tient pas compte de la
cohérence qui doit être celle du droit. Mais le seul réquisit
de cohérence ne suffit pas à comprendre ni à mettre en place la
force normative du droit. Si le droit peut, à chaque décision,
à la fois réaffirmer son passé et ouvrir sur son avenir et sur
les nouveautés qu'il devra assumer, c'est précisément parce que
l'intégrité n'est pas une simple cohérence. Elle se soucie
aussi de l'avenir juridique. Elle établit un lien entre le
passé juridique et l'avenir du droit. Il y a là une tâche
herculéenne à accomplir, qui est au fond la tâche très
paradoxale de mettre le droit en situation de cohérence à la
fois avec son passé, mais également avec un avenir qu'il faut
d'ores et déjà préparer.
Nous comprenons bien que ce critère d'intégrité n'est
pas un critère moral: c'est un réquisit fonctionnel du droit
auquel le juge doit se tenir. C'est sous ce critère d'intégrité
que tous les conflits entre les principes et les conflits entre
des règles et des principes doivent trouver leur résolution.
Nous serions tentée de présenter ce critère comme le principe
de régulation de l'usage des principes, celui qui permet de
comprendre pourquoi ils ne valent pas toujours et pourquoi ils
entrent en jeu, lorsque c'est le cas.
Françoise Michaut considère que l'édifice ainsi bâti
vise à faire du droit "une quête de justice"37. Nous
ajouterions que cette quête de justice se dessine toute entière
à l'intérieur du droit, sans qu'un critère extérieur n'ait son
37 Ibidem.
mot à dire. C'est la raison pour laquelle, à nos yeux, la
conception que propose Ronald Dworkin ne peut pas se rattacher
au droit naturel.
Alors quels droits avons-nous ?
La question est posée et nous l'abordons tardivement.
Il fallait lui laisser le temps de devenir inévitable afin que
son importance apparaisse clairement. Il faut identifier les
droits que nous avons. C'est bien cette problématique que
rencontre Conrad Jonhson, même s'il considère cela comme très
problématique: "Dans la mesure où elle est justifiée par un
principe, une décision en faveur de (disons) le plaignant,
confirme un droit préexistant qu'aurait le plaignant."38
La question est celle des droits que nous avons
puisque ces droits ont une existence indépendante de leur seule
reconnaissance juridique, ou même simplement de leur
reconnaissance sociale. Cette question est identifiable dans la
littérature juridique américaine sous l'angle de la "règle
d'identification"39. Comment reconnaître ce qui fait droit pour
nous ?
Il faut, pour comprendre la position de Ronald
Dworkin, revenir à celle de H.L.A. Hart, qui est celle à
laquelle il s'oppose. En résumé, et puisque ce n'est pas ici
notre seul objet, nous dirons que la "règle d'identification"38Jonhson, Conrad: "Legal and moral Change: Deriving Rights andDuties from the preexisting", in: Social Theory and practice, 5, n° 1,summer 1979, p. 306.39 Rule of recognition.
que propose H.L.A. Hart s'appuie soit sur une validité
institutionnelle soit sur une pratique reconnue par le plus
grand nombre des citoyens40. Or, pour Ronald Dworkin, même si
la démocratie, en dépit de ses défauts, est sans doute le
meilleur régime politique, même le second ne saurait être
accepté. Les droits sont fondamentaux et il n'est pas
nécessaire que le droit ou la morale populaire les
reconnaissent pour que nous les ayons effectivement.
De là vient la tendance qui se rencontre dans une
autre partie de la critique à faire de la position dworkinienne
une position purement jus naturaliste. C'est par exemple la
présentation qu'en fait Paul Valadier: "On ne peut que se
réjouir de voir réaffirmés, selon des procédures qui s'imposent
sans doute dans le débat américain, des thèses très
heureusement classiques, au meilleur sens du terme, contre les
étroitesses positivistes."41 La volonté des uns et des autres
de faire de Ronald Dworkin un positiviste ou un jusnaturaliste,
au gré de leurs sympathies, paraît surtout indiquer
l'originalité d'une position qui ne se laisse pas comprendre
dans des cadres déjà existants. Il apparaît en outre que ces
tendances contradictoires ne se justifient que par une lecture
partielle de l'œuvre de cet auteur. Il est clair qu'il ne se
réclame pas du positivisme; de là à faire de lui un
jusnaturaliste est une simplification à laquelle nous ne
souscrivons pas.
40 Coleman 1979, p. 382.41 Valadier, Paul: "Taking Rights seriously de Ronald Dworkin", in: Archivesde Philosophie, janvier-mars 1997, tome 60, cahier 1, p. 164.
Revenons-en à la distinction qui nous occupe. Ce sur
quoi, fondamentalement, elle repose est une affirmation d'un
droit, celui que nous avons tous à "une égale considération et
un égal respect". D.W. Haslett voit bien à quel point cette
affirmation est la pierre angulaire de l'édifice: "Plutôt que
de découler de sa théorie générale, ce droit est pour Dworkin
si fondamental que sa théorie générale, pour ainsi dire,
découle de lui."42 Et en effet nous ne saurions trop insister
sur ce point, cette affirmation qui amène Ronald Dworkin à
corriger l'utilitarisme en fonction de ce droit à un égal
respect43 pour en donner une version compatible avec la morale.
Nous sommes donc en présence d'une théorie du droit
qui, à la fois, reconnaît des principes, et les affirme
fortement, mais qui n'en reconnaît pas moins un droit à la
pluralité des genres de vie, ce qui est une synthèse réellement
forte et originale44. Mais cette affirmation, dans la mesure où42 Haslett, D.W.: "The general Theory of Rights" in: Social Theory andPractice, 5.1, summer 1979, p. 430.43 Haslett 1979, p. 429. Cette discussion entre Ronald Dworkin etl'utilitarisme est trop longue et trop lourde de conséquences pourque nous puissions ici en rendre les termes exacts. Soulignons qu'ilpropose une correction de l'utilitarisme des préférences pourassurer toujours un égal respect et une égale considération àchacun. Ainsi ce principe revient-il encore, et manifeste-t-il savaleur fondamentale. Nous renvoyons pour une attaque serrée àl'article de Hart H.L.A.: 1984, "Between Utility and Rights", inCohen, Marshall, 1984, p. 214 et s.44 "Dans son important et récent article, 'Liberalism', RonaldDworkin a affirmé que le libéralisme est une théorie moralecohérente et valide, marquée par l'interprétation qu'elle donne del'idée morale fondamentale selon laquelle il faut traiter lespersonnes comme égales. Selon cette idée, la moralité politiquefondamentale repose sur une théorie neutre du bien des personnes,compatible avec la grande pluralité des styles de vie, et le droitle plus fondamental des personnes est leur droit à une considérationégale et à un respect égal, compatible avec un tel respect pour
nous avons montré comment le juge tranchait en fonction de
principes propres au droit, et, en définitive, en fonction d'un
principe d'intégrité qui est avant tout fonctionnel et non pas
moral, empêche, en dépit des tentations qu'on pourrait en
avoir, de faire de Ronald Dworkin un jus naturaliste. Des
principes peuvent s'affirmer dans le droit sans qu'il faille
les rattacher à un autre ordre normatif.
Conséquences de cette distinction
Dans ce cheminement à travers l'œuvre de Ronald
Dworkin, nous avons voulu montrer l'importance d'une clef
d'entrée telle que la distinction entre les principes et les
politiques. Elle nous semble en effet permettre, de proche en
proche, de souligner la structure éminemment cohérente de cet
édifice en même temps que son originalité.
Car la lecture de cette distinction centrale remet en
cause dans un premier temps les liens qui peuvent exister entre
le droit et la morale. La question est vaste, certes, mais nous
retiendrons de cette lecture que les principes dont il s'agit
ici ne prennent fondamentalement pas un sens moral mais restent
internes au droit. Ce point paraît décisif dans la mesure où il
s'agit ici de penser la force d'adaptation du droit, sans cesse
confronté à des questions nouvelles. Or à ces questions
tous, lorsqu'ils définissent leur propre vision de la vie bonne.",Richards, D.A.J.: "Human Rights and moral Ideals: An Essay on theMoral Theory of Liberalism", in: Social Theory and Practice, 5.1; summer1979, p. 461.
nouvelles, le véritable enjeu du juridique est de trouver une
solution qui soit entièrement élaborée à partir d'un matériau
déjà existant. Et ce matériau doit lui être propre.
L'intérêt profond de cette notion de principe est la
souplesse avec laquelle elle intervient dans l'élaboration de
la solution, souplesse qui, cependant, ne lui ôte pas une
rigueur indispensable dans le domaine juridique. C'est ce que
le principe d'intégrité permet de souligner.
Ainsi le rôle du juge se trouve-t-il à la fois mieux
défini et étendu par rapport au domaine du politique. Mais nous
serions tentée de souligner plus encore les conséquences de ses
analyses pour l'ensemble de l'édifice juridique. Elles
permettent de comprendre réellement la cohésion du droit et la
possibilité qu'il a de s'adapter à tous les cas que la pratique
humaine peut venir lui soumettre. Et cette rigueur qui n'est
pas rigide est rendue possible par la double articulation des
règles et des principes en leur sens général d'une part, des
politiques et des principes en leur sens particulier d'autre
part.
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