Normand Turgeon - HEC Montréalbiblos.hec.ca/biblio/lecons/Cahier_Turgeon_Normand_2006_10_19.pdf · 1 John Wanamaker (1838-1922) est considéré par plusieurs comme le père de la
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Quelques faits pour situer la problématique : j‟ai appris lorsque j‟étais étudiant : « I
know half of my advertising is waisted, but I just don’t know which half (John
Wanamaker1) ». J‟ai écrit en 1985 : « Les résultats d‟une étude effectuée par la firme
Booz, Allen et Hamilton […] soutiennent que sur 58 idées de générées, seulement une
en moyenne connaît un succès commercial (Pettigrew et Turgeon, p. 141) ». J‟ai lu
dernièrement dans le site du Marketing Science Institute (2006) : « It is said that at
least half of all advertising spending is ineffective, that up to 80% of new-product
initiatives fail commercially, and that 85% of sales promotions lose money ».
Autres faits : Selon Halsall et Singer (2003), les dépenses de marketing aux États-
Unis ont crû en moyenne à un taux de 7,5 % par année au cours des 10 dernières
années, tous secteurs économiques confondus. Par exemple, les dépenses de marketing
du secteur du commerce de détail ont augmenté de 12 % en moyenne par année. Ces
sommes additionnelles ont été consacrées, entres autres, à l‟acquisition de nouvelles
technologies afin de développer des outils de CRM (CRM pour Customer Relationship
Management), mieux connu ici sous l‟acronyme GRC (GRC pour Gestion de la
relation avec la clientèle). Mauvaise nouvelle : selon ces deux auteurs, ces
investissements n‟auraient pas eu tous les effets escomptés. Il en est de même du
secteur des commandites et des alliances : par exemple, dans les 10 dernières années,
2,5 milliards de dollars américains ont été investis dans l‟achat de droits de noms de
stades ( title sponsorship ou « sponsors-titres ») avec, comme résultats, des
rendements qui seraient plutôt décevants. Finalement, les trois grands de l‟industrie
automobile américaine ont accru leurs dépenses de marketing de 21 % par année entre
1995 et 2000, augmentant ainsi de 87 % la portion de ces dépenses par automobile, un
montant de 2 900 $ de coûts de marketing par véhicule. Or, durant cette période, ces
manufacturiers ont perdu 5 % de parts de marché, ce qui représente 15 milliards de
revenus uniquement pour l‟année 2000.
1 John Wanamaker (1838-1922) est considéré par plusieurs comme le père de la publicité moderne et comme le père des grands magasins, avec l‟ouverture de The Grand Depot, en 1875.
6
Ces faits, plutôt défavorables à la productivité marketing, doivent être évalués en
tenant compte de résultats qui, eux, lui sont plutôt favorables. Par exemple, Luo et
Donthu (2006, p. 70), mentionnent : « Contrary to the common criticisms about
advertising accountability and the decline of advertising and promotion productivity,
the study results indicate a positive influence of marketing communication productivity
on shareholder value. » Nous devons aussi tenir compte de l‟étude de Mizik et
Jacobson (2006). Ces derniers ont observé que l‟adoption d‟un style de gestion appelé
myopic marketing management, ou « gestion à l‟aveuglette », c‟est-à-dire l‟utilisation
de stratégies marketing à court terme souvent élaborées en fonction de coupures
budgétaires imposées afin d‟atteindre les objectifs trimestriels, est nuisible à long
terme pour la valeur de l‟entreprise, et ce, bien que les résultats soient positifs à court
terme. Nous pourrions être tentés de déduire que le marketing n‟est pas autant
productif que nous le souhaiterions, mais est-ce bien le marketing qui n‟est pas
productif dans ce cas précis? N‟est-ce pas plutôt les décisions financières imposées qui
ne le sont pas?
Voilà, la problématique est positionnée. Le marketing est-il productif? Est-il
performant? Que la réponse soit oui, non ou peut-être, quoi faire, dans l‟entreprise et
surtout à HEC Montréal, afin de le rendre encore plus productif, plus performant?
Cette leçon inaugurale me donnera l‟occasion d‟approfondir le thème de la
productivité et de la performance marketing, que j‟aborde en classe dans mes
enseignements, et pour lequel je nourris une curiosité intellectuelle grandissante. Je
vais donc faire un bref rappel historique de la productivité et de la performance
marketing sous la forme d‟un compte rendu chronologique. Aussi, je vais y aller d‟un
plaidoyer, un moment éditorial. En effet, c‟est une fois dans une vie consacrée à
l‟enseignement des affaires à HEC Montréal qu‟une telle tribune est offerte à un
collègue par des pairs qui ont accepté son parcours professionnel, et j‟entends bien en
profiter pour laisser un message, éloquent j‟espère. Le niveau de vie assez élevé dont
nous jouissons provient de la croissance économique dont nous sommes tous des
contributeurs. En effet, cette croissance est le fruit de nos efforts collectifs qui se
7
résument en un mot : PRODUCTIVITÉ. Je ne suis pas économiste et je n‟analyserai
donc pas le concept de productivité marketing sous un angle de macro ou de micro-
économie (Bonoma et Clark, 1988). Je suis d‟abord professeur de marketing pour en
enseigner les rudiments et je suis aussi marketeur pour les appliquer; c‟est sur la base
de cette fusion des rôles que ma leçon inaugurale a été écrite. Je vais donc vous parler
de productivité et de performance marketing comme un pédagogue qui se met dans la
peau d‟un homme ou d‟une femme d‟affaires. Ainsi, je tenterai de définir les défis,
ceux des entreprises, mais surtout ceux que notre École aura à relever afin d‟amener
ses étudiants, de tous horizons, à devenir des acteurs engagés dans l‟amélioration de la
productivité marketing de leur organisation, notamment par une meilleure
compréhension des interrelations des différentes fonctions de l‟entreprise.
Conséquemment, la productivité des organisations et, incidemment, celle des
économies où nos étudiants seront des acteurs responsables, auront plus de possibilités
de s‟améliorer, le tout, autant que possible, dans une perspective de développement
durable.
8
Introduction
« Prévoir et planifier, Organiser, Commander, Coordonner et Contrôler », ces
cinq ingrédients du management classique furent proposés par Henri Fayol (1841-
1925). L‟histoire dit que cette roue managériale a connu un tel succès aux États-Unis
qu‟elle fut réimportée en France par des consultants américains2. C‟est Patrick
Lagadec qui me l‟a enseignée si intelligemment dans le cours Principes de
management et qui m‟est demeurée inscrite en mémoire sous le fameux acronyme
PODC pour : Planifier, Organiser, Diriger et Contrôler.
Un ou deux trimestres plus tard, nous étions exposés à une roue managériale
similaire, celle de Philip Kotler (1973) présentée dans son livre d‟introduction au
marketing que nous appelions tous affectueusement la bible. Cet ouvrage faisait le tour
des opérations de marketing en 1041 pages sous le cycle de l‟analyse, de la
planification et du contrôle (APIC).
La roue de M. Fayol fait toujours époque. Par exemple, Kotler et Cunningham
(2004) consacre tout un chapitre sur ces aspects dans la 11e édition de leur livre
intitulé Marketing Management. Peu importe la roue managériale retenue, la française
(PODC) ou l’anglo-saxonne » (APIC), l'ingrédient contrôle m‟interpelle, et cet intérêt
pour la productivité et la performance marketing s'inscrit dans le cadre général du
contrôle organisationnel (Anthony, 1988).
D'un point de vue historique, en marketing, deux grandes écoles de pensée ont été
dominantes en matière de contrôle selon Morgan, Clark et Gooner (2002) : d'une part,
l'analyse de la productivité et, d‟autre part, l'audit marketing. Nous allons nous
intéresser à ces deux écoles et à leurs liens étroits avec la mesure de la performance
marketing.
2 www.insead.edu/library/patrimoine/fayol
9
I. Productivité et performance marketing :
le développement d’un champ d’études
Disons d'emblée que la productivité est un rapport des outputs sur les inputs pour
une période donnée et qu‟elle constitue, avant tout, une mesure de l'efficience
productive. Ajoutons aussi que les économistes s'y intéressent beaucoup et qu'ils ont
décelé bien des problèmes dans sa mesure et son interprétation (Parienty, 2005). Nous
n'irons donc pas dans tous les détails techniques; nous nous en tiendrons plutôt au
grand principe déjà exposé : la productivité des organisations a un lien étroit avec la
croissance économique – et l‟emploi – et un lien tout aussi étroit avec le niveau de vie
d'une société (Parienty, 2005).
Le développement économique et le niveau de vie des nations sont toujours des
sujets d‟intérêt en marketing (par exemple, Bloom et Gundlach, 2002; Reddy et
Campbell, 1994). Les quelques pionniers à s‟y intéresser et à faire le lien avec la
productivité marketing furent Harold Maynard, Walter Weidler et Theodore Beckman
qui, dès les années 20, dans une édition de leur livre intitulé Principles of Marketing, y
allaient de deux chapitres, dont le chapitre 37 intitulé Marketing Costs et le chapitre 38
(le dernier du livre), ayant pour titre Marketing Efficiency. Les sujets suivants étaient
couverts
Chapitre 37 (p. 697-713) :
« Relative increase in cost of distribution;
Absolute increase in distribution costs;
Measuring costs of marketing. »
Chapitre 38 (p. 714-735) :
« A criticism of marketing;
Too many middlemen;
Are there too many kinds of middlemen?;
Are there too many competing middlemen?;
Size of the business unit and efficiency;
Determining number of business units;
10
Are aggressive salesmanship and advertising wasteful?;
Some methods of enhancing marketing efficiency;
Rapid stock turnover;
Advantages of rapid stock-turns.»
Le marketing était défini ainsi dans leur livre (p. 3) : « It is commonly accepted
usage the term marketing covers all business activities necessary to effect transfers in
the ownership of goods and to provide for their physical distribution. »
Ainsi, pour ces auteurs, la productivité marketing se mesurait par le transfert des
biens des producteurs aux distributeurs (grossistes et détaillants) et, finalement, aux
consommateurs. Une grande partie de la mesure de l‟output portait sur la quantité de
biens transférés et la mesure de l‟input tenait compte des coûts de distribution
impliqués. C‟était une conceptualisation de la productivité centrée sur leur définition
du marketing qui était fortement à saveur économique puisqu‟elle légitimait un pan
d‟activités lié à une des colonnes vertébrales de l‟économie américaine : l‟industrie de
la distribution. Il faut noter que le marketing est considéré, à l‟époque, comme une
excroissance de l‟économie, un type d‟économie (Bartels, 1962, p. 6). Quelques écoles
de pensée sont déjà dominantes dans ce sujet-domaine qui est en ébullition : l‟école
fonctionnaliste, l‟école des commodités et l‟école institutionnaliste (Bartels, 1970).
Les efforts de Maynard, Weidler et Beckman (1927), du Bureau of Labor des États-
Unis (1959), ainsi que d‟autres chercheurs (par exemple Barger, 1955) avaient un
double objectif. D‟une part, en démontrant que les activités du marketing étaient
productives, c‟est-à-dire que l‟économie profitait de l‟organisation des activités de
distribution telles qu‟elles étaient réfléchies et organisées par ce nouveau sujet d‟étude,
les gestionnaires et les théoriciens gagnaient en crédibilité. C‟est tout le domaine du
marketing qui pouvait se présenter comme un lieu de connaissances de plus en plus
reconnu. D‟autre part, les attentions portées à la mesure de la productivité dans
l‟entreprise avaient comme objectif d‟aider les gestionnaires à être plus efficients dans
l‟allocation des sommes consacrées aux dépenses de marketing.
11
Les efforts déployés n‟ont pas été vains; toutefois, un obstacle important se
dressait devant ces chercheurs et praticiens, celui de déterminer et d‟obtenir des
données de ventes (profits) – output – et des coûts marketing – input – fiables. Au fil
des ans, de nouvelles techniques ont été proposées, qu‟elles proviennent de
l‟économique (valeur ajoutée comme mesure d‟output) ou de la comptabilité
(répartition des coûts comme input).
Effectuons un grand voyage dans le temps et atterrissons en 1965, un grand
millésime pour les publications sur le sujet de la productivité en marketing. Il y a
d‟abord la publication du livre de Charles Savin (1965) dont le titre est Marketing
Productivity Analysis. Le concept de productivité y est expliqué de façon
classique (p. 9) : « The concept of productivity or efficiency is borrowed from the
subject of mechanics in the science of physics and is defined there as the ratio of effect
produced to energy expended. In the present context, marketing productivity refers to
the ratio of sales or net profits (effect produced) to marketing costs (energy expended)
for a specific segment of the business. » L‟auteur présente cinq façons d‟augmenter la
productivité marketing qui ont toutes à voir avec une augmentation ou une diminution
des ventes (ou profits) accompagnée de variations correspondantes des coûts de
marketing. L‟essentiel de sa réflexion porte donc sur la productivité des opérations de
marketing des entreprises, pas sur les grands systèmes de marketing.
Paraissaient également en 1965 les comptes rendus du Theodore N. Beckman
Symposium on Marketing Productivity tenu en l‟honneur du professeur Beckman, à
l‟Université de l‟Ohio (Heskett, 1965), pour ses 45 années de carrière. Wendell Smith
(1965), un des chercheurs invités, présente le concept de productivité marketing de
façon fort originale (p. 1) : « The concept is derived, of course, from the economist’s
notion of production as the creation of utility by increasing the want-satisfying ability
of tangible goods or by the performing of services capable of satisfying wants directly.
Productivity, then, in an absolute sense, relate to the ability of goods and services to
satisfy wants. »
12
Il est possible de constater une nette évolution du concept de productivité, qui est
tout à fait conforme à l‟évolution même de ce qu‟est le marketing. En effet, selon
E. Jerome McCarthy, l‟auteur le plus prolifique de livres sur l‟introduction au
marketing à cette époque, aux États-Unis, et aussi le père des fameux 4P – produit,
prix, place, promotion3 – (Wilkie et Moore, 2003), le marketing est défini ainsi :
« Marketing is the response of businessmen to the need to adjust production
capabilities to the requirements of consumers’ demands. » (McCarthy, 1960, p. 33).
Notons ici que cette nouvelle définition du marketing met l‟accent sur le besoin
d‟ajustement de l‟entreprise aux demandes des consommateurs, alors que, auparavant,
on définissait le marketing comme étant la distribution efficiente des produits. Ce qui a
été convenu d‟appeler le concept moderne de marketing venait de faire surface : le
marketing s‟intéresse d‟abord et avant tout à la satisfaction des besoins des
consommateurs, vecteur de la création des profits des entreprises. Smith (1965) a donc
fait évoluer la conception de ce qu‟est la productivité marketing en l‟associant plus
directement à la satisfaction des besoins. À cet égard, voici ses propos : « […] I have
attempted […] to suggest as a basis for our discussions today both a broad and a
more specific notion of productivity as the concept is used in marketing. » (p. 10).
Les domaines du marketing et de la productivité marketing venaient de
s‟affranchir conceptuellement. Bien que l‟ensemble des techniques de mesure tenait
encore davantage de la science économique, un débat était lancé sur l‟établissement
d‟une façon de faire propre au marketing. En plus de l‟efficience, il y avait la nécessité
d‟accorder plus de poids à l‟efficacité dans les choix stratégiques; les segments de
marché avaient des besoins distincts et les offres marketing devaient les satisfaire.
Selon Morgan, Clark et Gooner (2002), c‟est l‟objectif qu‟avait en tête Kotler et
coll. (1977) lorsqu‟ils sont revenus à la charge avec une nouvelle conceptualisation de
l‟audit marketing vers la fin des années 70; c‟était là une démarche afin
d‟opérationnaliser la composante efficacité du concept de productivité marketing,
3 Le marketing des services compterait 7 P, soit le « processus », les « évidences physiques » et le «personnel », en plus des 4 P traditionnels (voir Paquin et Turgeon, 1998 pour une description).
13
précurseur du domaine de l‟orientation marché (market orientation), si important de
nos jours.
Un nombre assez imposant de publications a été recensé durant cette période.
Bonoma et Clark (1988) ont proposé une matrice afin de classifier les différents efforts
de recherche selon les axes efficacité-efficience et macro-micro, ce qui s‟est avéré un
exercice concluant. Ils ont également proposé de positionner tout ce champ d‟étude de
l‟efficacité et de l‟efficience sous le concept de Marketing Performance Assesssment.
Concurremment, des chercheurs ont publié maints articles méthodologiques (par
exemple, sur la Data Envelopment Analysis et l‟analyse environnementale – voir Rust
et coll., 2006) afin d‟améliorer la validité et la fidélité des mesures obtenues.
Quelques années plus tard, Eccles (1991) publiait un article intitulé The
Performance Measurement Manifesto suivi, peu après, d‟un article de Kaplan et
Norton (1992) sur le tableau de bord en gestion. Une culture de métriques qualitatifs
et quantitatifs s‟imposait davantage en entreprise, sa particularité étant de tenter de
relier les résultats obtenus à la fois à la stratégie et à la valeur de l‟entreprise (Lebon et
Laethem, 2003).
Dans cette foulée, le Marketing Science Institute (MSI) décréta que la recherche
sur les métriques était une priorité pour deux de ces plans bisannuels de recherche, soit
en 2002 et en 2004. Un objectif fondamental de la part du MSI était de redonner de la
crédibilité à la fonction marketing, autant au sein des conseils d‟administration qu‟au
sein des entreprises, sur le plan fonctionnel, ainsi que sur les plans universitaire et
social.
Il y a actuellement un tel engouement pour ce sujet d‟étude, partout sur la planète,
que le réservoir de connaissances scientifiques s‟accroît sur plusieurs fronts de
recherche. Sevin, en 1965, avait fait la prédiction suivante (p. 2) : « Before the end of
the twentieth century, marketing managers, like military commanders, will probably
be utilizing “command-and-control” marketing information systems in arriving at
14
their important decisions. » C‟est la bonne nouvelle que LaPointe (2006) annonçait en
proposant son tableau de bord marketing, un marketing dashboard aux gestionnaires :
« […] but the purpose of the (marketing) dashboard is to inform the key decision
makers on the current and potential state of the business and help them make better
choices. » (p. 26).
Toutefois, Clancy et Stone (2005) ne sont pas animés du même enthousiasme; en
effet, ils soutiennent que ce n‟est pas tellement les instruments de mesure, soit les
ratios ou métriques financiers ou non financiers ou ce genre d‟outils, qui font défaut en
marketing mais plutôt l‟absence de volonté des gestionnaires de les utiliser. Pourquoi?
Parce que, d‟une part, bien souvent, les résultats qu‟ils obtiendraient seraient trop
décevants. D‟autre part, et c‟est là que le bât blesse, ils auraient de la difficulté à
déterminer les moyens afin d‟améliorer les résultats, ainsi que les stratégies à proposer
et le vecteur de productivité marketing à privilégier. C‟est le sujet de la section
suivante.
15
II. Enjeux stratégiques
Comment les organisations pourront-elles améliorer leur productivité et
performance marketing dans les années à venir?
Nous savons maintenant que l‟efficacité et l‟efficience sont les déterminants de la
productivité et de la performance marketing. D‟ailleurs, Hunt et Duhan (2002),
lorsqu‟ils sont confrontés au choix entre l‟efficacité et l‟efficience comme vecteur de
la compétition dans le troisième millénaire, proposent l‟analyse suivante selon la
théorie néo-classique de la concurrence : « […] competition in the third millenium will
be, can only be, efficiency seeking. Furthermore, competition should be efficiency
seeking because perfect competition in all industries maximizes consumer welfare –
neoclassical theory is both positive and normative. » (p. 97). Toutefois, en utilisant la
théorie de compétition resource-advantage, théorie développée en marketing et qui a
comme origine la théorie de la firme de type resource-based view, ils en arrivent au
constat suivant : « […] conventional business wisdom is that competition in the third
millenium will primarily be an effectiveness-seeking enterprise. That is business
success will depend crucially on innnovations that enable firms to deliver more value
to customers than do their competitors. In this view, “more customer value” means
“perceived by some market segment(s) to be worth more”. » (p. 97).
En tenant compte du fait que, selon la théorie resource-advantage », la firme
recherche une meilleure performance financière – le fameux more than, better than –,
plutôt que la maximisation, les entreprises seraient amenées à se concurrencer sur la
base d‟innovations proactives et réactives, le tout dans le but de mieux desservir les
segments actuels (efficience) et les nouveaux segments de marché définis (efficacité).
Ainsi, les entreprises devront être autant efficaces qu‟efficientes.
Sheth et Sisodia (2002) ont également contribué à la réflexion concernant la
détermination du vecteur de la productivité marketing à privilégier dans les années
futures. D‟abord, ils déplorent que la productivité marketing n‟ait été recherchée, dans
16
le passé, que sous l‟angle de l‟efficience. En effet, ils indiquent : « The early emphasis
in trying to improve marketing efficiency was predominantly to attempt to minimize
marketing costs. » (p. 351). Pourtant, ils insistent pour démontrer que les entreprises
n‟ont aucun choix en matière de stratégie de marketing : « […] it must develop a
marketing mix appropriate to the segments that it seeks to serve, and then efficiently
execute the specific marketing actions necessary to achieve the desired marketing
objectives. » […] « Thus a firm should stive for effectiveness, then seek efficiency in
the achievement of that effectiveness. The effectiveness and efficiency dimensions of
productivity are multiplicative; neither is enough by itself, and one cannot compensate
for shortcomings in the other. » (p. 354). Selon eux, la formule gagnante d‟un
marketing productif est efffective efficiency .
17
III. Améliorer la productivité et performance marketing :
regard vers l’extérieur
Comment mieux équiper nos étudiants à aider les organisations à adopter le mot
d‟ordre effective efficiency, à les rendre plus efficacement efficientes et, puisque
maintenant nous avons une forte clientèle internationale, à même aider au
développement économique international?
Un article récent de Yoram Wind (2005), très justement intitulé Marketing as an
Engine of Business Growth: a Cross-functional Perspective, est une source très
inspirante à ce point de ma leçon inaugurale. En effet, pour Wind, la croissance des
entreprises, fruit de leur productivité, est fonction de quatre engagements stratégiques
(p. 864) :
« Creating market-driven vision and value proposition;
Using market insights to drive innovation;
Leveraging technology and marketing to create convergence;
Rethinking customer experience and relationships. »
Des trois moyens de mise en œuvre de ces engagements, le premier étant la gestion
à l‟aide de tableaux de bord et le deuxième, le remodelage de l‟architecture des
organisations, je retiens et prend clairement position en faveur du troisième moyen
proposé, soit la création de processus d‟intégration des différentes fonctions des
organisations, le fameux cross-functional integration.
Le type d‟intégration préconisé en est un de type co-opetition, c‟est-à-dire une
intégration des fonctions administratives où il y a à la fois coopération et compétition
entre elles. Cette intégration est proposée sur la base des résultats de recherche de Luo,
Slotegraff et Pan (2006) qui ont observé des rendements supérieurs en ce qui a trait
aux ratios des consommateurs et aux ratios financiers auprès de gestionnaires ayant
mis en place ce type d‟intégration.
18
C‟est cette nouvelle nécessité organisationnelle qui a incité trois auteurs du
domaine du marketing, James Mac Hulbert, Noel Capon et Nigel Piercy, à publier, en
2003, un ouvrage fort intéressant intitulé Total Integrated Marketing, livre que j‟utilise
dans mon cours à la M. Sc. Il y est écrit : « Success in the new marketplace demands
integration of the firm’s entire set of capabilities into a seamless system with the goal
of exemplary customer satisfaction. » (p. 1). Rendant justice au grand David Packard –
celui de Hewlett Packard – qui aurait dit « […] marketing is too important to be left to
marketing people » (Trout, 2006), ils ajoutent : « Like a chain, strategy is no stronger
than its weakest link. … Interdepartmental rivalry hamper far too many corporations.
Management must redirect precious time from dealing with external opportunities and
threats to solving destructive internal conflict. Widespread use of the term “functional
silo” indicates that the problem is pervasive. » (p. 45).
Il y aurait encore beaucoup de frontières entre les personnes des différentes
fonctions dans les entreprises et, selon plusieurs gestionnaires, elles devraient plutôt
disparaître que tendre à s‟imposer. Voici d‟ailleurs ce que rapporte Yoram Wind
(2005) des propos de Joseph Neubauer, PDG de ARAMARK, lors d‟une table ronde
sur l‟intégration interfonctionnelle à la Wharton School : « My experience has been
that you’ll develop the best solutions for any business problem only when you are able
to integrate the perspectives of a broad range of disciplines. I’ve had the great good
fortune to get to know hundreds of CEOs around the world, and I can absolutely
assure you that being focused is critical, but being functionaly narrow is a mistake. »
(p. 863).
19
IV. Quoi faire à HEC Montréal?
Comment faire en sorte d‟enraciner fortement chez nos étudiants cette
incontournable réalité qu‟est la gestion interfonctionnelle dans l‟entreprise?
Voici quelques propositions que je vous soumets, en toute humilité. D‟ailleurs,
certaines d‟entre elles proviennent de l‟article de Yoram Wind (2006) sur
l‟implantation de la gestion interfonctionnelle à la Wharton School.
A. Deux propositions de nature pédagogique
Pourrions-nous considérer ici un retour systématique à l'utilisation de la
méthode des cas même au niveau du B.A.A. ? Et, ici, je fais référence à
l‟obligation d‟avoir un cas avec une problématique de gestion interdisciplinaire
ou interfonctionnelle par cours.
Ne pourrions-nous pas créer un cheminement Honor en gestion
interfonctionnelle?
J‟aimerais attirer votre attention sur le fait que ces deux premières propositions
qui, bien qu‟elles soient fort simples à énumérer, pourraient s‟avérer plus complexe à
implanter, surtout avec le succès qu‟exige notre École de toute innovation
pédagogique.
Afin de comprendre comment nos étudiants pourraient réagir face à un contenu de
cours interdisciplinaire, je vais utiliser les résultats d‟un sondage de collègues
américains réalisé dernièrement auprès de leurs étudiants. Les chercheurs Crittenden et
Wilson (2006) ont rapporté que de tels cours sont plutôt rares dans les écoles de
gestion aux États-Unis. Lorsqu‟ils étaient questionnés, les étudiants semblaient
partagés entre des connaissances approfondies d‟un seul champ de spécialisation et
des connaissances plus générales provenant de plus d‟un champ. D‟une part, ce sont
les étudiants finissants qui ont exprimé le plus de réserve concernant les cours
20
interdisciplinaires et, d‟autre part, les filles ont exprimé plus de réserve – de façon
statistiquement significative – que les garçons. Finalement, les étudiants – tous sexes
confondus – des cheminements Honor étaient nettement plus défavorables que les
étudiants des cheminements normaux (Schelfhaudt et Crittenden, 2003). Les auteurs
ont expliqué ce dernier résultat par un manque de satisfaction marquant des étudiants
inscrits dans les différents cheminements Honor, leur apprentissage n‟ayant pas été à
la hauteur des attentes qu‟ils avaient, surtout à cause du matériel pédagogique
disponible – notamment de bonnes études de cas.
C‟est justement ce dont nous devrions nous prémunir : à moins d‟avoir une
conviction certaine que l‟École appuiera sans réserve une telle initiative pédagogique,
même si elle ne donne pas immédiatement toute la satisfaction recherchée par les
étudiants, peu de collègues voudront prendre le risque d‟une telle démarche
pédagogique même si ses bénéfices ont été jugés cruciaux par des leaders du monde
des affaires selon les résultats de l‟étude de Schelfhaudt et Crittenden (2003).
C‟est ce qui m‟amène à mes autres propositions, qui sont plus de nature
organisationnelle, et qui renforcent les deux propositions pédagogiques déjà exposées.
21
B) Une proposition de nature organisationnelle et pédagogique
Nous en sommes à développer un programme de chaires de recherche. À cet effet,
ne pourrions-nous pas considérer la création d‟une chaire de gestion interfonctionnelle
dont les responsabilités seraient, entres autres, l‟élaboration de cours, la rédaction de
cas, le développement d‟un axe de recherche fondamentale et appliquée? Nous avons
vu qu‟une étude a semblé démontrer que les résultats états-uniens étaient plutôt
décevants sur la base de ratées dans le matériel pédagogique. En plus de produire un
matériel local de classe mondiale, cette chaire pourrait être un excellent laboratoire de
recherche et permettrait d‟effectuer des interventions dans le milieu des affaires. Les
étudiants auraient donc l‟occasion d‟expérimenter que « […] companies are managed
vertically but run horizontally. » (Crittenden et Dickson, 2005).
C) Une proposition de nature organisationnelle
Afin de donner l‟exemple aux entreprises, parce que les écoles de gestion doivent
donner l‟exemple… Alors, dans le seul but que les entreprises s‟inspirent de la
structure organisationnelle imaginée par Kotler au début des années 70 (Kotler, 1973),
structure appelée concept de l’entreprise marketing qui fait disparaître toutes les
fonctions de l‟entreprise autres que la fonction marketing pour les réunir sous la tutelle
de cette dernière, ne croyez-vous pas que les différents services d‟enseignement de
l‟École devraient disparaître pour se fondre au sein du Service de l‟enseignement du
marketing et, ainsi, refléter le concept de l’École marketing?
D‟emblée, je reconnais qu‟il peut s‟agir d‟une proposition amusante, voire choquante
pour certains. Toutefois, elle est faite dans le but de provoquer une discussion sur la
façon de se structurer dans bien des écoles de gestion. Ainsi, comment ne pas résister
aux propos du grand gourou du management qu‟est Peter Drucker (1909-2005) :
« Because the purpose of business is to create a customer, the business enterprise has
two – and only two – basic functions. Marketing and innovation produce results; all
22
the rest are costs. Marketing is the distinguishing, unique function of the business »
(Trout, 2006). Aussi, comment ne pas résister à cet autre argument : « Marketing, in
short, is the creation and harvesting of inward cash flow […]. » (Ambler, 2003, p. 5),
et à ce dernier : « The centrality of marketing in creating growth and shareholder
value suggests a new role for marketing both as a discipline and a function. » (Doyle,
2000, p. 29).
Comme avis divergeant, Wind (2005) mentionne que c‟est une proposition
intéressante mais trop peu réaliste. En effet, comme il l‟indique fort bien, dans les
écoles de gestion, les professeurs sont logés en différents lieux selon leur discipline et,
toujours selon cette dernière, il serait fort mal convenu, et je partage cet avis, de
construire de nouveaux édifices afin de créer cet espace permettant une intégration des
fonctions.
Winston Churchill a dit : « First we shape our buildings and then they shape us »
(pris dans Paquin et Turgeon, 2004, p. 31). Ne pourrions-nous pas provoquer le destin
et considérer d‟autres façons de faire à l‟intérieur des limites physiques qui nous sont
imposées? Ainsi, ne pourrions-nous pas choisir un bureau, de façon temporaire si
requis, en fonction d‟affinités avec des collègues hors de notre service
d‟enseignement? Ne pourrions-nous pas assister aux réunions des services
d‟enseignement autres que celui auquel nous sommes rattachés?
Dans un autre ordre d‟idées, afin de briser cette appartenance fonctionnelle, ne
pourrions-nous pas avoir accès aux comptes rendus des réunions des autres services
d‟enseignement de l‟École, surtout si des éléments de pédagogie étaient à l‟ordre du
jour?
Voilà quelques suggestions de nature pédagogique et organisationnelle qui
méritent réflexion. C‟était mon côté éditorial, annoncé au début de ma leçon.
23
Conclusion
Le journaliste Rudy Le Cours, dans la section Affaires de La Presse du 29
septembre dernier, rapportait que 2007 serait la pire année en termes de croissance
économique au Québec. Et il n‟annonce rien de mieux qui vaille pour 2008 si le dollar
canadien devient à parité avec le dollar américain… Il faut faire face à ce problème
qui risque de devenir permanent et endémique pour plusieurs des secteurs de notre
économie, surtout à la lumière des records de croissance des économies en émergence
comme celles de l‟Inde et de la Chine, même en matière de produits et services à haute
teneur technologique.
J‟espère bien avoir fait la démonstration que la productivité marketing est au cœur
de la valeur économique des organisations et le message est clair : une façon de
l‟améliorer est d‟introduire davantage de ponts entre les fonctions, de s‟engager dans
un management de type interfonctionnel co-opétitif dans les entreprises.
HEC Montréal devrait donc songer à modifier la pédagogie de certains cours, peut-
être même enrichir le cursus des programmes offerts, afin de favoriser un
apprentissage durable de cette réalité d‟affaires. Les quelques suggestions que j‟ai
faites à cette fin dans le cadre de ma leçon inaugurale présentent de multiples défis
pour l'ensemble du personnel de l‟École, auxquels nous saurons faire face dans les
prochaines années.
24
Bibliographie
AMBLER, T. 2003, Marketing and the bottom line, FT Prentice Hall, London UK,
315 p.
ANTHONY, R. N. 1988, The management control function », HBS Press, Boston,
216 p.
BARGER, H. 1955, Distribution’s place in the American economy, Princeton
University Press, Princeton, 222 p.
BARTELS, R. 1970, Marketing theory and metatheory, Irwin, Homewood,
299 p.
BARTELS, R. 1962, The development of marketing thought, Irwin, Homewood,
284 p.
BLOOM, P. N., GUNDLACH, G.T. 2002, Handbook of marketing and society, Sage,
Thousand Oaks, 543 p.
BONOMA, T.V., CLARK, B. H. 1988, Marketing performance assessment, HBS
Press, Boston, 202 p.
BUCKLIN, L. P. 1978, Productivity in marketing, American Marketing Association,
Chicago, 117 p.
Bureau of Labor Statistics 1959, « Trends in output per man-hour in the private