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Masoch - Le Legs de Cain.pdf

Oct 09, 2015

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  • Le legs de Can : contesgaliciens / Sacher-

    Masoch

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Sacher-Masoch, Leopold von (1836-1895). Le legs de Can : contes galiciens / Sacher-Masoch. 1874.

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  • LE

    LEGS DE CAN

  • nui. mriiiiiii t t. minuit, mi muai,!

  • SACHER-MASOCH

    LE

    LEGS DE CANv CONTES GALICIENS

    L'ERRANT

    DON Jl'AS I)E KOLOXEA rRINKO BALABAN

    CLAIR DE i.l'NE MARCELLA

    PARIS

    LIBRA1IUE HACHETTE & II"BOULEVARD SAINT-GERXUN, 79

    1874

  • PROLOGUE

    I/EKIUNT

    Nos fusils sur l'paule, nous marchions avec pr-caution, le vieux garde et moi, dans la fort viergequi tale ses masses noires et compactes au pied desKarpathes. Les ombres du soir assombrissaient en-core cet ocan sans rivages de pins drus et serrs ;aucun bruit ne troublait le silence, aucune voixd'tre vivant, aucun frmissement dans les arbres,pas d'autre lumire que de temps en temps un lam-beau de la rsille d'or mat que le soleil couchantjetait encore sur la mousse et les herbes. Parfois leciel d'un bleu pale, sans nuages, apparaissait entreles cimes immobiles des vieux pins. Un lourd par-fum de pourriture vgtale tait suspendu dans lesbranches entrelaces. Sous nos pas, rien ne cra-quait, on enfonait comme dans un tapis. De fois autre on rencontrait un de ces blocs erratiques,frustes et moussus, qui sont sems sur les pentesdes Karpathes, dans les forts et jusque dans laplaine couverte de moissons dores, tmoins silen-cieux d'une poque oublie o les flots d'une merbattaient les flancs dchiquets de nos montagnes.

  • VI PROLOGUE.

    Ce fut comme un cho lointain de ces jours mono-tones de la cration, quand soudain il se leva unvent trs-fort qui vint en mugissant rouler ses va-gues invisibles entre les lourdes cimes, faisant fris-sonner les aiguilles des pins et ployer les hautesherbes qui s'inclinaient sur son passage.

    Le vieux garde s'arrta, ramena ses cheveuxblancs que la bise avait bouriffs, et semit sourire.Au-dessus de nous, dans l'ther bleu, se montraitun aigle. Le garde s'abrita les yeux d'une main etregarda l'oiseau en fronant ses pais sourcils, puisd'une voix dolente : Voulez-vous tirer? dit-il.

    A cette distance? Merci. La tempte le rabat vers nous, murmura le

    \icux forestier, qui restait immobile.Il ne se trompait pas, le point noir ail grossissait

    de seconde en seconde, dj je voyais briller le plu-mage. Nous gagnmes uncclairire entoure de pinssombres, parmi lesquels se dtachaient comme dos.squelettes quelques rares bouleaux blancs.

    L'aigle tournoyait sur nos ttes. Eh bien, monsieur, c'est le moment de tirer. A toi, mon brave.Le garde ferma les yeux, clignota un moment,

    souleva son vieux fusil rouill et l'arma. Faut-il dcidment?... Sans doute, moi je serais sr de le manquer. A la grce de Dieu IIl paula d'un air dlibr, un clair jaillit, la

    for.H rpercuta sourdement la dtonation. L'aiglebattit des ailes, un instant il parut encore soulevpar l'air, puis il tomba lourdement comme une

  • L'ERRANT. VII

    pierre. Nous courmes vers l'endroit o il s'taitabattu.

    Can 1Can 1cria une voix qui sortait du fourr,voix d'airain, terrible comme celle du Seigneurs'adressant dans le paradis aux premiers hommesou plus tard au maudit qui a frapp son frre.

    Les branches s'cartrent. Devant nous se tenaitune apparition fantastique, surhumaine.

    Un vieillard de taille gigantesque tait debout dansle maquis; autour de sa tte nue flottaient de longscheveux blancs, une barbe blanche descendait sursa poitrine, et sous ses pais sourcils de grands yeuxsombres s'attachaient sur nous comme ceux d'unjuge, d'un vengeur. Son vtement de bure tait toutdchir et rapic, et il portait une gourde en ban-doulire; appuy sur son bton, il hochait triste-ment la tte. Enfin il sortit, ramassa l'aigle mort,dont le sang ruissela sur ses doigts, et le contemplaen silence.

    Le garde se signa. O'es un errant! murmura-t-il d'un ton d'effroi, un saint homme. Sansajouter un mot, il mit la bretelle de son fusil surl'paule et disparut entre les arbres sculaires.

    Malgr moi, mon pied prit racine et mes yeux sefixrent sur le sinistre vieillard. J'avais entendu par-ler plus d'une fois de cette secte trange, laquellenotre peuple a vou une vnration si profonde.Je pouvais maintenant satisfaire ma curiosit.

    Te voil bien avanc, Can! dit l'errant aubout de quelques minutes en so tournant vers moi.Ta soif de meurtre est-elle assouvie par le sang deton frre?

  • VIII PROLOGUE.

    Mais l'aigle n'est-il pasun forban? rpliquai-je.Ne fait-on pas bien de le dtruire?

    Hlas! oui, c'est un meurtrier, dit en soupi-rant le vieillard; il verse le sang comme tous ceuxqui vivent. Mais sommes-nous obligs d'en faire au-tant? Je ne le fais pas, moi; mais toi,... oui, oui, toiaussi, tu es de la race do Can, tu portes le signe...

    J'tais mal l'aise. Et toi, lui dis-je enfin,qui es-tu donc?

    Je suis un errant. Qu'est-ce, un errant? Un homme qui fuit la vie...Il dposa le cadavre de l'oiseau sur le sol et me

    regarda; ses yeux avaient maintenant une expres-sion de douceur infinie.

    Repcns-toi, reprit-il d'une voix pntrante, r-pudie le legs de Can; cherche la vrit, apprends renoncer, mpriser la vie, aimer la mort.

    O est la vrit? Peux-tu m'en montrer lechemin?

    Je ne suis pas un saint, rpondit-il ; je ne suispoint en possessionde la vrit. Mais je te dirai ceque je sais.

    Il fit quelques pas vers un tronc d'arbre pourriqui tait couch dans la clairire et s'y assit; jem'installai en face de lui sur un bloc de pierre, lesmains sur les genoux, prt l'couter. La tte ap-puye sur ses deux mains, il regarda quelque tempsdevant lui comme pour so recueillir.

    Moi aussi, commena-t-ii enfin, je suis un filsde Can, petit-fils de ceux qui ont mang de l'arbrede la vie. Pour l'expier, je suis condamn errer,

  • L'ERRANT. IX

    errer jusqu'au jour o je serai libr de la vie... Moiaussi, j'ai vcu, j'ai follement joui do l'existence.J'ai possd tout ce qu' peut embrasser le dsirinsatiable de l'homme, et j'en ai reconnu le nant.J'ai aim et j'ai t bafouo, foul aux pieds quand jeme livrais tout entier, ador quand je mejouais dubonheur des autres, ador comme un Dieul J'aivu cette me que je croyais soeurde la mienne et cecorps que mon amour tenait pour sacr,je les ai vusvendus comme une vile marchandise. J'ai trouvema femme, la mre de mes enfants, dans les brasd'un tranger... J'ai t l'esclavede la femme et j'ait son matre, et j'ai t comme le roi Salomon,qui aimait le nombre... C'est dans l'abondance quej'avais grandi, sansme douter de la misre humaine;en une nuit s'croula l'difice de notre fortune, etlorsqu'il fallut enterrer mon pre, il n'y avait pasdequoi payer le cercueil. Pendant desannes,j'ai lutt,j'ai connu le chagrin et les noirs soucis, la faim etles nuits sanssommeil, l'angoisse mortelle, la ma-ladie. J'ai disput mes frres les biens terrestres,opposant la ruse la ruse, la violence la violence,j'ai tu et j'ai t moi-mme deux pas de la mort,tout cela pour l'amour de cet or infernal... Et j'aiaim l'tat dont j'tais citoyen et le peuple dont jeparle la langue, j'ai eu des dignits et des titres,j'ai prt serment sous lo drapeau et je suis partipour la guerre plein de colre et d'ardeur, j'ai ha,j'ai assassinceux qui parlaient une autre langue,

    . et je n'ai recueilli que honte et mpris...... Comme les enfants do Can, je n'ai point m-

    nag la sueur de mes frres, ni hsit payer de leur

  • X PROLOGUE.

    sang mes plaisirs. Puis mon tour j'ai port le jouget me suis courb sous le fouet, j'ai pein pour lesautres, travaill sans repos et sans trve pour grossirmon gain. Heureux ou misrable, riche ou pauvre,je ne redoutais qu'une chose, la mort. J'ai trem-bl l'ide do quitter cette existence, j'ai mauditle jour o je suis n en songeant la fin qui nousattend. Que de tourments, tant que j'esprais en-core1... Mais la science m'est venue. J'ai vu la guerredes vivants, j'ai vu l'existence sous son vrai jour...Il hocha la tte, et s'absorba dans ses rflexions.

    Et quelle est la science que tu possdes? de-mandai-je aprs une pause.

    Le premier point, c'est que vous autres, pau-vres fous, vous vous imaginez que Dieu a fait lemonde aussi parfait que possible et qu'il a instituun ordre moral. Fatale erreur l Le monde est dfec-tueux, l'existence est une preuve, un triste pleri-nage, et tout ce qui vit, vit do meurtre et de vol !

    Ainsi, selon vous, l'homme n'est qu'une btefroce?

    Sans doute; la plus intelligente, la plus san-guinaire, la plus cruelle des btes froces. Quelleautre est si ingnieuse opprimer ses semblables?Partout je ne vois que lutte et rivalit, que meurtre,pillage, fourberie, servitude... Toute peine, touteffort n'a d'autre mobile que l'existence, vivre tout prixl et transmettre sa misrable vie d'autrescratures l

    La seconde vrit, continua gravement le vieil-lard, c'est que la jouissance n'a rien do rel ; qu'est-ce donc, sinon la fin d'un besoin qui nous dvore?

  • L'ERRANT. XI

    Et pourtant chacun court aprs ce vain mirage, etil ne peut en dfinitive qu'assurer savie. Mais crois-moi, ce n'est pas la privation qui fait notre misre,c'est cette nttentc ternelle d'un bonheur qui nevient pas, qui ne peut jamais venir. Et qu'est-ceque ce bonheur qui, toujours porte de la main ettoujours insaisissable, fuit devant nous depuis le ber-ceaujusqu' la tombe? Peux-tu me le dire?

    Je secouai la tte sans rpondre. Qu'est-ce donc que le bonheur? continua le

    vieillard. Je l'ai cherch partout o s'agite le soufflede la vie. Le bonheur, n'est-ce pasla paix, qu'en vainnous poursuivons ici-bas? N'est-ce pas la mort? lamort qui nous inspire tant d'effroi? Le bonheur ! quine l'a cherch tout d'abord dans l'amour, et qui n'afini par souriro tristement au souvenir de sesjoiesimaginaires ! Quelle humiliation desedire que la na-ture n'allume en nous ce feu dvorant que pour nousfaire servir l'accomplissement de sesobscurs des-seins ! Elle sesoucie bien de nous! A la femme, ellea dparti tant de charmes, afin qu'elle puisse nousrduire sous son joug et nous dire : Travaille pourmoi et pour mes enfants!... L'amour, c'est laguerre des sexes. Rivaux implacables, l'homme etla femme oublient leur hostilit native dans un courtmoment de vertige et d'illusion pour se sparerdo nouveau plus ardents que jamais au combat.Pauvres fous qui croyez sceller un pacte temelentre ces deux ennemis, comme si vous pouviezchanger les lois de la nature et dire la plante :Fleuris, mais ne te fane pas, et garde-toi de fruc-tifier!... lise prit sourire, mais sansamertume ni

  • XII PROLOGUE.

    malice; dans ses yeux brillait la clart tranquilled'une lumire suprieure.

    Et j'ai prouv de mme la maldiction quis'attache la proprit... Ne do la violence et dela ruse, elle provoque les reprsailles et engendrela discorde et les forfaits sans fin. L'infernale con-voitise pousse les enfants do Can s'emparer detout ce qui est leur porte ; et, comme si ce n'taitpas assez qu'un seul accapare ce qui suffirait desmilliers de ses semblables, il voudrait s'y tablir,lui et toute sa couve, pour toute ternit. Et ilsluttent, l'un pour prendre, l'autre pour garder cequ'il a pris... Il tendit les bras comme pour repous-ser une vision terrible. Mais l'homme isol ne peutsoutenir le combat contre le nombre; alors ils for-ment des ligues qui s'appellent communes, peuples,

    tats. Et les lois viennent sanctionner toute usurpa-tion. Et notre sueur, notre sang, sont monnays pourpayer les caprices de quelques-uns qui aiment lefaste, les femmes et le cliquetis des armes ! La justiceest fausse, et ceux qui lvent la voix au nom dupeuple, on les corrompt ou on les supprime, et ceuxqui le servent le volent. Puis le vol s'insurge, etc'est encore la bestialit qui triomphe sur des ruinestaches de sang 1...

    ... Los peuples sont des hommes en grand, ni moins rapaces, ni moins sanguinaires. 11est vraique la nature nous a donn la destruction pour moyend'existence, que le fort a partout sur le faible droitde vie et do mort. Tous les crimes que la loi punitdans la vie prive, les peuples les commettent sansscrupule les uns sur les autres. On se vole, on se

  • L'ERRANT. XIII

    pille, se trahit, s'extermine en grand, sous couleurde patriotisme et de raison d'tat I...

    Le vieillard se tut pendant quelque temps. Legrand mystre de la vie, dit-il enfin d'un ton solen-nel, veux-tu le connatre?

    Parle.'

    Le mystre de la vie, c'est que chacun veutvivre par la rapine et le meurtre, et qu'il devraitvivre par sa peine. Le travail seul peut nous affran-chir de la misreoriginelle. Tant que chacun cherche vivre aux dpens du prochain, la paix sera impos-sible. Le travail est le tribut que tu dois payer lavie : travaille, si tu veux vivre et jouir. Et c'est dansl'effort qu'est notre part de bonheur. Celui qui serjouit de ne rien faire est la dupe de son gosme :l'ennui incurable, le dgot profond de la vie et lapeur de mourir s'attachent ses pas.

    ... La Mort l spectre terrible qui se dresse sur leseuil de l'existence, la Mort, accompagne de sessombres acolytes, la Peur et le Doute. Pas un neveut se souvenir, songer au temps infini o il n'exis-tait pas encore. Pourquoi donc craindre ce que nousavons t dj et pendant si longtemps? Partout lamort nous entoure, nous guette; c'est piti devoirchacun la fuir et implorer une heure de sursis ! Sipeu comprennent que c'est elle qui nous apporte lalibert et la paix !

    ... Mieux vaudrait, il est vrai, ne pas natre, oubien, une fois n, rver jusqu' la fin ce rve dce-vant, sans tre bloui par ses fallacieuses et splen-dides visions, puis replonger ensuite pour jamaisdans le giron de la naturel...

  • XIY PROLOGUE.

    Le vieillard couvrit de ses mains sches et Jrunesson visage sillonn de rides profondes, et parut s'ou-blier lui-mme dans une vague rverie.

    Tu viens de me dire, repris-jc, ce que la viet'a enseign. Ne veux-tu me dire maintenant la con-clusion?

    J'ai entrevu la vrit, s'cria l'errant, j'ai com-pris quo le vrai bonheur est dans la science, et qu'ilvaut encore mieux renoncer tout que lutter pourjouir. Et j'ai dit : je ne veux plus verser le sang demes frres ni les voler ; j'ai quitt ma maison et mafemme pour courir les chemins. Satan est le matredu monde ; c'est donc un pch d'appartenir l'gliseou l'tat, et le mariage aussi est un pch capital...Six choses constituent le legs de Can : l'amour, laproprit, l'tat, la guerre, le travail, la mort, lelegs de Can le Maudit, qui fut condamn tre er-rant et fugitif sur la terre. Le juste ne rclame riende ce legs, il n'a point de patrie ni d'abri, il fuit lemonde et les hommes, il doit errer, errer, errer... Etquand la mort vient le trouver, il faut qu'il l'attendeavec srnit, sous le ciel, dans les champs ou dansla fort, car l'errant doit mourir comme il a vcu, entat de fuite... Ce soir, j'ai cru sentir les approchesde la mort, mais elle a pass ct de moi, et je vaisme remettre en route et suivre ses traces.

    Il se leva, prit son bton.-- Fuir la vie est le premier point, dit-il, et une

    expression do charit cleste illumina ses traits,souhaiter la mort et la chercher est le second.

    Il mo quitta et disparut bientt dans le taillis.Jo restai seul, pensif; la nuit se fit autour de moi.

  • L'ERRANT. XV

    Le tronc pourri commenait mettre une lueurphosphorescente, dans laquelle devenait visible unmonde de plantes parasites et d'insectes laborieux.Je songeai. Les images du jour dfilrent devantmoi comme ces bulles qui naissent et disparaissent la surface d'un cours d'eau, je les contemplaissans terreur et sans joie. Je voyais le mcanisme dela cration, je voyais la vie et la mort associeset setransformant l'une dans l'autre, et la mort moinsterrible que la vie. Et plus je m'abme en moi-mme,et plus tout ce qui m'entoure devient vivant et meparle et arrive moi. Tu veux fuir, pauvre fou,tu ne le peux pas, tu es comme nous. Tes artresbattent l'unisson des artres de la nature. Tu doisnatre, grandir, disparatre comme nous, enfant dusoleil, ne t'en dfends pas, il no sert de rien...

    Un bruissement solennel courut dans les feuilles,sur ma tte les lampadaires ternels brlaient dansleur calme sublime. Et je crus voir devant moi ladesse sombre et taciturne, qui sans cesseenfante etengloutit; et elle mo parla en ces termes :

    Tu veux te poser en face de moi comme un tre part, pauvre prsomptueux ! Tu es la ride la surfacede l'eau qui un moment brille sous les rayons de laluno pour s'vanouir ensuito dans le courant. Ap-prends tre modeste et patient et t'humilier. Siton jour te semble plus long que celui de l'phmre,pour moi, qui n'ai ni commencement ni fin, co n'enest pas.moins qu'un instant... Fils de Can, tu doisvivre, tu dois tuer; comprends enfin que tu es monesclave et que ta rsistance est vainc. Et bannis cettecrainte purile do la mort. Je suis ternelle et in va-

  • XVI PROLOGUE.

    riable, comme toi tu es mortel et changeant. Je suisla vie, et tes tourments ni ton existence ne m'impor-tent... Toi comme eux tous, vous sortez de moi, ettt ou tard moi vous retournez. Vois comme l'au-tomne les tres se changent en chrysalide, ou cher-chent protger leurs oeufs, puis meurent tran-quilles, en attendant le printemps. Toi-mme nemeurs-tu pas chaque soir pour renatre le lende-main? et tu as peur du dernier sommeil !

    Je vojs avec indiffrence la chute des feuilles, lesguerres, les flaux qui emportent mes enfants, car jesuis vivante dans la mort et immortelle dans la des-truction. Comprends-moi et lu cesseras de me crain-dre et de m'accuser ; tu te sauveras de la vie pourretourner dans mon giron, aprs une courte an-goisse.

    Ainsi me parla la grande voix. Puis le silence sefit de nouveau. La nature rentra dans sa morneindiffrence et me laissa mes penses.

    Une terreur vague m'envahit; j'aurais voulu fuir,je me levai pour sortir de la fort. Bientt je fus dansla plaine qui s'tendait paisible sous un ciel clairrempli d'toiles. Au loin, je voyais dj mon villageet les fentres claires de ma maison. Un calmeprofond se fit en moi, et un dsir ardent de scienceet de vrit s'alluma dans mon Ame. Et comme j'en-filai le sentier bien connu travers les champs et lesprs, j'aperus tout coup une toile qui brillait auciel, et il me sembla qu'elle me prcdait, commel'toile des rois mages qui cherchaient la lumire dumonde.

  • CONTES GALICIENS

    DON JUAN DE KOLOMEA

    i

    Nous tions sortis de Kolomca en voilure pournous rendre la campagne. C'tait un vendredisoir. Vendredi, bou commencement)), dit le pro-verbe polonais; mon cocher allemand, un colondu village de Mariahilf, prtendait au contraire quele vendredi tait un jour de malheur, Notrc-Seigncurtant mort ce jour-l sur la croix. C'est mon Alle-mand qui eut raison cette fois; une heure de Ko-lomca, nous tombmes sur un piquet de garde ru-rale (I). Ilaltc-l ! votre passeport!

    (1) Kolomca, ville d'environ 10 000 aines, est le chef-lieu d'uncercle Je la Galicic ; elle est balic sur l'emplacement d'une an-cienne colonie romaine, d'o lui vient probablement son nom. Onsait que la partie orientale do la Galicio est peuple par 3 millionsde Petits-Russicns, qui appartiennent l'gllse grecque unie. Acit de la commune (gromnrta), qui se gouverne elle-mme, on ytrouve une autre institution dmocratique, la ijnnle rurale, formepar les paysans arms, qui fut en 1840 officiellement reconnuepar lo gouvernement autrichien cl investie do prrogatives ana-logues celles de la gendarmerie. La haine invtre des Petits-Itussiens pour les Polonais a toujours permis, en temps do rvolu-tion, de confier la garde rurale la surveillance des campagnes.Il en fut ainsi en 1863, poque o ce passe celte histoire.

    1

  • 2 CONTES GALICIENS.

    Nous arrtmesj mais le passeport! Mes papiers,a moi, taient en rgle; personne ne s'tait in-quit de mon Souabc. Il tait l sur son sigecomme si les passeports eussent t encore inven-ter, faisait claquer son fouet, remettait do l'amadoudans sa pipe. videmment ce pouvait tre un conspi-rateur. Sa faco insolemment bate semblait provo-quer les paysans russes. De passeport, il n'en n'avaitpoint; ils haussrent les paules. Un conspira-teur! fit l'un d'eux.

    Voyons, mes amis I regardez-le donc.Peine perdue ! C'est un conspirateur.Mon Souabo remue sur sa planche d'un air em-

    barrass ; il corchc le russe, rien n'y fait. La garderurale connat ses devoirs. Qui oserait lui offrir unbillet de banque? Pas moi. On nous empoigne et l'onnous conduit l'auberge la plus proche, h quelquecent pas de l.

    De loin, on et dit des claira qui passaient devantla maison : c'tait la faux redresso en baonnetted'une sentinelle. Juste au-dessus de ta chemine somontrait la lune, qui regardait le paysan et sa faux;elle regardait par la petite fentre de l'auberge et yjetait ses lumires commo de la menue monnaie,et emplissait d'argent les flaques devant la porte,pour faire enrager l'avare juif, je veux dire l'au-bergiste, qui nous reut debout sur le seuil, et quimanifesta sa joio par une sorte de lamentation mcuotone. 11dandinait son corps a la faon des canards ;Rapprochant do moi, il me fit d'un baiser une tachesur la manche droite, puis sur la gaucho galement,

  • DON JUAN DE KOLOMBA. 3

    et so mit gourmandcr les paysans d'avoir arrtun monsieur tel que moi, un monsieur qui bien srtait noir et jaune (1) dans l'me, il l'aurait jur surhT/iora...y et il vocifrait et se dmenait commes'il et t personnellement victime d'un attentatinou.

    Je laissai mon Souabc avec les chevaux, gard vue par les paysans, et j'allai m'tendro dans lasalle comniune, sur la banquette qui courait autourde l'immense pole. Je m'ennuyai bientt. L'amiMochkou (2) tait fort occup verser ses htes dol'eau-dc-vic et des nouvelles ; deux ou trois fois seu-lement il s'abattit prs de moi en sautant par-dessusle large bufTct comme une puce, et s'y colla, et s'ef-fora d'entamer une conversation politique et litt-raire. Ce n'tait pas une ressource.

    Je me mis examiner la pice o je me trouvais.Le ton dominant tait le vert-dc-gris. Une lampe ptrole, alimente avec parcimonie, rpandait surtous les objets une lumire verdtre; des moisissuresvertes tapissaient les murs, le vaste pole carr sem-blait verni au vert-de-gris, des touffes de moussepoussaient entre les pavs du parquet, une lieverte dans les verres brandevin, du verdet authen-tique sur les petites mesures en cuivre, o lespaysans buvaient mme devant le buffet sur lequelils jetaient leur monnaie do billon. Une vgtation

    (1) Ce ont les couleurs autrichiennes : noir et jaune, IonAutrichien,

    (i) Mose, sobriquet des Juifs.

  • 4 CONTES GALICIENS,

    glauquo avait envahi lo fromage que Mochkou m'ap-porta; sa femmo tait assiso derrire le pole, enrobe do chambro jaune ramages vert-pr, occupeu bercer son enfant vert paie. Du vcrt-dc-gris surla peau chagrine du Juif, autour de ses petits yeuxinquiets, do ses narines mobiles, dans les coinsaigres do sa bouche, qui ricanaitl H y a do cesvisages qui verdissent avec le temps comme lo vieuxcuivre.

    Lo buffet me sparait des consommateurs, quitaient groups autour d'une table longue et troite,pour la plupart tic-: paysans des environs; ils con-versaient voix basse en rapprochant leurs ttesvelues, tristes, sournoises. L'un me parut tre lodiak (lo chantre d'glise). 11 tenait lo haut bout,maniait une large tabatire, o il puisait seul pour

    , ne point droger, et faisait aux paysans la lec-ture d'un vieux journal russe moiti pourri, auxreflets verts; tout cela sans bruit, gravemcnt,dignc-ment. Au dehors, la garde chantait un refrain m-lancolique dont les sons semblaient venir do trs-loin : ils planaient autour de l'auberge comme desesprits qui n'osaient pntrer au milieu do ces vi-vants qui chuchotaient. Par les fentes et les ouver-tures, la mlancolie s'insinuait sous toutes les formes,moisissures, clair do lune, chanson; mon ennuiaussi devenait de la mlancolie, de cette mlancoliequi caractrise notre race, et qui est de la rsigna-tion, du fatalisme. Le chantre tait arriv aux morts*do la semaine et aux cours de la bourse, quand tout coup on entendit au dehors lo claquement d'un

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 5

    fouet, un pitinement do chovaux et des voix con-fuses. Puis un silcnco; ensuito uno voix trangroqui vint so mler cello des paysans, C'tait unovoix d'homme, uno voix qui riait, qui tait commoremplio d'uno musique gaie, franche, superbe, etqui no craignait point ceux a qui elle s'adressait;elle s'approchait do plus en plus, enfin un hommofranchit lo seul.

    Je mo redressai, mais jo no vis que sa hautetaille, car il entrait reculons en parlementant tou-jours avec les paysans sur un ton do plaisanterie. Ah a! mes amis, faites-moi donc la grce dorno reconnatre ! Est-ce que j'ai l'air d'un missaire,moi? Est-co quo lo comit national so promne surla route imprialo quatro chevaux, sans passeport?Est-co qu'il flno la pipe la bouche, commo moi?Frres, faites-moi la grco d'tro raisonnables I

    On vit paratre dans la porte plusieurs ttes dopaysans et autant de mains qui frottaient des men-tons, co qui voulait dire : voil uno grce, frre,que nous ne te ferons point.

    Ainsi vous no voulez pas vous raviser,.., aucun prix?

    Impossible Mais suis-je donc un Polonais? Voulez-vous

    quo mes pro et mre so retournent dans leur tomboau cimetire russe de Czernelia? Est-ce que mesaeux n'ont pas combattu les Polonais sous le Co-saque Dogdan Khmielmki? No sont-ils pas allsavec lui les assiger dans Zbaraz, o ils taientcamps, couchs, assis ou debout, leur choix?

  • 0 CONTES GALICIENS.

    Voyons, faites-moi la grco, laissez-moi partir... Impossible! Mme si' mon bisaeul o fait lo sigo do Lem-

    bcrg sous l'hctman Dorozenko? Je vous assurequ'alors les ttes des gentilshommes polonais n'-taient pas plus chres quo les poires ; mais, bonnesant, et quo a finisse!

    Impossiblol C'est impossiblo pour do bon? Srieusement? Srieusement. Tant pis. Bonne sant tout do mme lL'tranger se rsigna sans plainte. Il entra, inclina

    lgrement la tto en rponse aux salamalecs duJuif, et s'assit devant lo buffet en me tournant lodos. La Juive fit un mouvement, lo regarda, dposasur lo polo son enfant, qui dormait, et s'approchadu buffet. Elle avait d tro belle jadis, quandMochkou l'pousa; maintenant ses traits avaientquelque chose do singulirement pre. La douleur,la honto, les coups do pied et de fouet ont long-temps travaill cette race jusqu' donner -tous cesvisages cette expression la fois ardento et fane,triste et railleuse, humble et haineuse. Elle courbaitlo dos, ses mains fines et transparentes jouaientavec un des gobelets^ ses yeux s'arrtrent sur lenouveau venu. Do ces grands yeux noirs et hu-mides s'chappait une Ame de feu, comme lin vam-pire qui sort d'une tombe, et s'attachait sur lo beauvisage do l'tranger.

    Il tait vraiment beau, Il se pencha vers elle par-dessus la table, y jeta quelques pices d'argent, et

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 7

    demanda une bouteille do vin, Vas-y, dit lo Juif sa fcmmo.

    Elle so courba davantage, s'en alla les yeux fermscommo uno somnambule, Mochkou, s'adressant mol, mo dit voix basse : C'est un homme dan-gereux, un homme bien dangereux! Et il hochasa petite tte prudente avec les petites boucles noiresmasses sur le front.

    Il avait veill l'attention de l'tranger, qui seretourna subitement, m'aperut, so leva, tira sonbonnet do peau do mouton, et s'excusa trs-poil,ment. Jo lui rendis son salut. La bienveillance russos'est tellement incarne dans lo langage et les moeursqu'il est presque impossible l'effort individueld'aller au del do la tendresse insinuante desphrases consacres. Nanmoins nous nous salumesavec plus de politesse encoro quo ne lo veut l'usage.Quand nous emes fini de nous proclamer rcipro-quement nos trs-humbles valets et de tomber auxpieds l'un do l'autro (1), l'hommo dangereux s'assiten face de moi, et mo demanda la permission, parmisricorde, do bourrer sa pipe turque. Dj lespaysans fumaient, le diak fumait, lo polo lui-mme s'tait mis do la partie; pouvais-je le priverde sa pipe? Ces paysans I fit-il galment; dites-moi vous-mme, cent pas me feriez-vous cettechose do me prendre pour un Polonais (2)?

    (1) Padam do nog, jo tombe vos pieds, salut polonais etpetit-russien,

    (2) Les Polonais disent : Jak dlugo wiat ieiatem, Polak nibyl i nie bazie Rumoni Iratem (tant que le moode est le monde,

  • fi CONTES GALICIENS. Non, certainement. Eh bienl vous voyez, frre, s'cria-t-il plein

    de reconnaissance; mais faites donc entendre raisonn ceux-l l 11 tira do son gousset uno pierro, ydposa un fragment d'amadou, et so mit battre lobriquet avec son couteau do pocho.

    Cependant lo Juif vous appelle un homrapdangereux.

    Ah! oui... Il regarda la table en souriantdans sa barbe. L'ami Mochkou veut dirp ; pourles femmes, Avez-vous remarqu commo il a ren-voy la sienne? a prend feu si facilement...

    L'amadou aussi prenait feu ; il le mit dans la pipo,et bientt il nous enveloppa do nuages bleutres. Ilavait modestement baiss les yeux, et souriait tou-jours. Jo pus l'examiner loisir. C'tait videm-ment un propritaire, car il tait fort bien mis; sablague tabac tait richement brode; il avait dosfaons do gentilhomme, 11devait tre des environsou du moins du cercle do Kolomea, car le Juif leconnaissait; il tait Russe, il venait do le dire,

    pas assez bavard d'ailleurs pour un Polonais. C'taitun hommo qui pouvait plaire aux femmes. Rien docetto pesanto vigueur, do cette lourdeur brutale quichez d'autres peuples passe pour do la virilit s ilavait uno beaut noble, sveltc, gracieuse;'mais unonergie lastique, uno tnacit toute preuve, so-

    ie Polonais n'a t et ne sera jamais le frre du Russe), A leur tour,les Petits-Russlens disent : Tcho Lakh, lo vmkh (un Polonais, c'estdire un ennemi).

  • DON JUAN DE KOLOMEA..

    9

    rvlaient dans chacun do ses mouvements, Doscheveux bruns et lisses, uno barbe pleino, coupeassez court et lgrement frise, ombrageaient unvisage rgulier, bronz par lo halo. 11 n'tait plustout fait jeuno, mais il avait des yeux bleus pleinsdo gaiet, des yeux d'enfant. Uno bont, uno bien-veillanco inaltrable tait rpanduo sur ses traitsbasans, et so devinait dans les lignes nombreusesque la vie avait burines sur co mle visage.

    Il so leva, et arpenta plusieurs fois la sallo d'au-berge. Lo pantalon bouffant emprisonn dans sesbottes molles en cuir jaune, les reins ceints d'unocharpo aux couleurs vives sous un amplo habitouvert par devant, la tte coiffe d'un bonnet do four-rure, il avait l'air d'un do ces vieux boyards aussisages quo braves qui sigeaient en conseil avec lesprinces Vladimir et Jaroslav ou faisaient la guerreavec Igor et Roman, Certes il pouvait tre dange-reux aux femmes, je n'avais pas do pein l'encroire ; lo voir so promener ainsi de long en largo,le souriro -aux lvres, j'prouvais moi-mmo duplaisir.

    La Juive revint avec la bouteille demande, ladposa sur la table, et retourna s'asseoir derrire lopole," les yeux obstinment fixs sur lui. Monboyard s'approcha, regarda la bouteille ; il parais-sait proccup. Un verre de toka, dit-il en riant,c'est encore ce qu'il y a de mieux pour remplacer losang chaud d'uno femme. Il passa la main surson oeur d'un gesto comme s'il voulait comprimeruno palpitation.

  • 10 CONTES GALICIENS. Vous aviez peut-tre?.. Jo m'arrtai, crai-

    gnant d'tro indiscret, Un rendez-vous? Prcisment. Il cligna les

    yeux, tira d'paisses bouffes de sa pipe, hocha latto. Et quel rendez-vous ! comprenez-moi bien.Je puis diro que je suis heureux auprs des femmes,oxtraordinaircment heureux. Si on mo lchait danslo ciel parmi les saintes, lo ciel serait bientt.,,quo Dieu mo pardonne lo pch l Faites-moi lagrco do mo croire 1

    Jo vous cros volontiers. Eh bien ! voyez. Nous avons un proverbe :

    ce quo tu no dis pas ton meilleur ami ni tafemmo, tu lo diras un tranger sur lu grandoroute . Dbouche la bouteille, Mochkou, donne-nous deux verres, et vous, par misricorde, buvezavec moi et laissez-moi vous raconter mes aventu-res, des aventures rares, prcieuses commo lesautographes do Goliath le Philistin,jo ne dis pascomme les deniers de Judas Iscariote, j'en ai tantvu dans les glises do Russie et do Galicie quo jocommence croiro qu'il n'a pas dj fait uno simauvaise affair/)... Mais o est donc Mochkou?

    Lo cabarcticr arriva on sautillant, rua deux outrois fois du pied gaucho, prit un tirc-bouchoh danssa poche, fit tomber la cire, souffla dessus, puisserra la bouteille entre ses genoux maigres, et ladboucha lentement avec des grimaces horribles.Ensuite il souffla une dernire fois dans la bouteillepar acquit de conscience, et versa lo toka dor dansles deux verres les plus propres qui soient tolrs

  • DON JUAN DE KOLOMEA. il

    dans Isral, L'tranger lova lo sien : A votrosant! 11 tait sincre, car il vida son verre d'unseul trait. Ce n'tait point un buveur, il n'avait pasgot et claqu de la langue avant de boire.

    Le Juif lo regardait, il lui dit timidement : C'estbien do l'honneur pour nous quo monsieur lo bien-faiteur nous rende visite, et quelle sant magnifique IToujours sur la brcho ! Pour souligner cette re-marque, Mochkou prit un air do lion en cartantses bras grles et pitinant en cadence. Et com-ment se portent madame la bienfaitrice et les chersenfants?

    Rien, toujours bien.Mon boyard so versa un second verre et lo vida,

    mais en tenant les yeux baisss, commo honteux ; loJuif tait dj loin lorsqu'il mo jeta un regard em-barrass, et jo vis qu'il tait tout rouge. Il garda lesilence pendant quelque temps, fumait devant lui,me versait* boire ; enfin il reprit voix basse : Je dois vous paratre bien ridicule. Vous vous dites :Lo vieux nigaud a sa femme et ses enfants lamaison, et, voil-t-il pas qu'il veut m'entretenir doses exploits amoureux ? Jo vous en supplie, ne ditesrien^ joie sais de reste; mais d'abord, voyez-vous,il y a du plaisir causer avec un tranger, et puis,pardonnez-moi, c'est singulier, on se rencontre etl'on ne doit jamais peut-tro se revoir, et pourtant onse soucie do l'opinion que l'outre pourrait emporterdo vous,... moi du moins. Il est vrai, je noveux pas me peindre en beau, quo je no suis pointinsensible la gloriole ; jo crois que je serais dsol

  • 13 CONTES GALICIENS,

    qu'on ignort mes bonnes fortunes. Cependant cesoir j'ai t ridicule Jo voulus l'interrompre. Laissez, poursuivit-il, c'est inutile ; jo sais ce quo jodis, car vous no connaissez pas mon histoiro; tout lomonde ici la connat, mais vous l'ignorez. On de-vient vaniteux, ridiculement vaniteux, lorsqu'onplat aux femmes ; on voudrait so faire admirer, onjette sa monnaie aux mendiants sur la route et sesconfidences aux trangers dans les cabarets. Mainte-nant il vaut mieux quo je vous raconte lo tout ; ayezla grce de m'couter. Vous avez quelque chose quim'inspire confiance.

    Jo lo remerciai. Eh bien 1.. D'ailleurs quo faire ici? Ils n'ont

    pas seulement un jeu de cartes. J'ai peut-tre tort...Ah bah! Mochkou, encore uno bouteille do toka!..A prsent coutez. Il appuya sa tte sur ses douxmains et so prit rver. Lo silence rgnait dans lasallo; au dehors rsonnait lo chant lugubre do lagardo rurale, tantt venant de loin commo uno la-mentation funbre, tantt tout prs do nous et toutbas, comme si l'me de cet tranger se ft exhaleen vibrations douloureusement joyeuses.

    Vous tes donc mari? lui demandai-jo enfin. Oui. Et heureux ?Il se mit rire. Son rire tait franc commo celui

    d'un enfant ; jo no sais pourquoi j'eus le frisson. Heureux I dit-il. Quo voulez-vous que jo vous r-ponde? Faites-moi la grco do rflchir sur ce mot,le bonheur. tes-vous agronome?

  • DON JUAN DE KOLOMKA. 13 Non. Cependant vous devez connatre un peu l'co-

    nomio ruralo? Eh bicnl le bonheur, voyez-vous, con'est pas commo un village ou une proprit quiserait vous, c'est commo une ferme, comprenez-moi bien, je vous prie, commo uno ferme. Ceuxqui veulent s'y tablir pour l'ternit, observer lesrotations et fumer les champs, et mnager la futaie,et planter des ppinires ou construire des routes, il so prit la ttodes deux mains, bon Dieul ilsfont commo s'ils peinaient pour leurs enfants. Tchezd'y faire votro beurre, et plutt aujourd'hui quodemain : puisez lo sol, dvastez la fort, sacrifiezles prairies, laissez pousser l'herbe dans les cheminset sur les granges, et quand tout se trouve us etquo l'tablo menace ruino, c'est bien, et lo grenieraussi, c'est mieux l voire la maison, c'est parfait ICela s'appelle jouir de la vie... Voil lo bonheur,Amusons-nous l La seconde bouteillo fut dbou-che; il s'empressa de remplir nos verres. Qu'est-co que le bonheur? s'cria-t-il encore; c'est unsouffle, voyez, regardez, o est-il maintenant ? Il montra du doigt la lgre vapeur qui, chappode ses lvres, allait en sedissolvant. C'est ce chantque vous entendez, qui nage dans l'air et s'envole etva se perdre dans la nuit pour toujours.,.

    Nous nous tmes tous les deux pendant quelquesminutes. Enfin il reprit: Pardonnez-moi, pou-vcz-vous me dire pourquoi tous les mariages sontmalheureux, ou du moins la plupart?.. Ai-je tort?Non... Eh bienl c'est un fait. Moi, je dis qu'il faut

  • Il CONTES GALICIENS,

    porter co qui est fatal, co qui est dans la nature,comme l'hiver ou la nuit, ou la mort ; mais y a-t-ilune ncessit qui veut quo les mariages soient gn-ralement malheureux? Est-co quo c'est uno loi dola nature? Mon hommo mettait dans ses questionstoute l'ardeur du savant qui cherche la solution d'unproblmo ; il mo regardait avec uno curiosit enfan-tine, Qu'est-co dono qui empche les mariagesd'tre heureux? continua-t-il. Frre, lesavez-vous?

    Jo rpondis uno banalit ; il m'interrompit, s'ex-cusa et reprit son discours. Pardonnez-moi, cosont de ces choses qu'on lit dans les livres alle-mands ; c'est trs-bon do lire, mais on prend l'ha-bitude des phrases toutes faites. Moi aussi jo pourraisdire : Ma femme n'a pas rpondu mes aspira-tions, ou bien : quo c'est triste do no pas so voircompris 1Jo no suis pas un homme commo les au-tres; jo no trouve pas do femme capable do mo com-prendre, et jo cherche toujours. Tout cela, voyez-vous, co sont des faons de parler, des mensonges! Il remplit do nouveau son verre ; ses yeux bril-laient, sa langue tait dlie, les paroles lui venaientavec abondance. Eh bien 1 monsieur, qu'est-cequi ruine le niariago? dit-il en posant ses deuxmains sur mes paules comme s'il voulait nie serrersur son coeur. Monsieur, ce sont les enfants,

    Jo fus surpris. *Mais, cher ami, rpondis-je,voyez co Juif et sa femme; sont-ils assez misrables?Et croyez-vous qu'ils no tireraient pas chacun de

    son ct, commo les btes, s'il n!y avait les enfants?Il hocha la tte, et leva les deux mains tendues

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 15

    commo pour mo bnir. C'est commo jo vous lo dis,frre, c'est ainsi; co n'est quo cela. coutez monhistoire.

    II

    Tel que vous mo voyez, j'ai t un grand inno-cent, comment dirai-jo? un vrai nigaud, J'avaispeur dc3femmes, Achevai, j'tais un homme. Oubien je prenais mon fusil et battais la campagne,toujours par monts et par vaux ; quand je rencontraisl'ours, jo lo laissais approcher et je lui disais : Hop,frre, il so dressait, jo sentais son haleine, et je luilogeais une balle dans la tache blancho au milieu dola poitrine; mais quand jo vcyais uno femme, jel'vitais*, m'adressait-cllola parole, je rougissais, jebalbutiais,.,, un vrai nigaud, monsieur, Jo croyaistoujours qu'une femmo avait les cheveux plus longsque nous et les vtements plus longs aussi, voiltout. Vous savez commo on est chez nous ; mmeles domestiques ne vous parlent point do ces choses,et l'on grandit, on a presque de la barbe au menton,et l'on ne sait pas pourquoi le coeur vous bat quand .on so trouve en face d'une femme. Un vrai nigaud,vous dis-jo ! Et puis, quand jo sus, jo mo figuraique j'avais dcouvert l'Amrique. Tout coup jedevins amoureux, je ne sais comment... Mais jovous ennuie?

    Au contrairot jo vous en prie.,, Rien, Je devins amoureux, Mon pauvro pro

    s'tait rais en tte do nous faire danser, ma soeur etmol. On fit venir un petit Franais avec son violon,

  • 16 CONTES GALICIENS,

    puis arrivrent les propritaires des environs avecleurs fils et leurs filles. C'tait uno socit trs-gaioet sans gne; toutlo mondosc connaissait, on riait,mol seul jo tremblais. Mon petit Franais no fait niuno ni deux, il aligne les couples, m'attrape par lamanche et happe aussi uno demoiselle do notrevoisin, uno enfant; elle trbuchait encore dans sarobo longue, et elle avait des tresses blondes quidescendaient jusqu'en bas. Nous voil dans les rangs;ello tenait ma main, car moi j'tais mort. Nousdansmes ainsi. Jo no la regardais pas; nos mainsbrlaient l'uno dans l'autre. A la fin, j'entends losignal, chacun so poso en face do sa danseuso, jointles talons, laisse tomber la tte sur la poitrine commosi on vous l'et coupe, arrondit lo bras, saisit lobout do ses doigts et lui baise la main. Tout monsang afflua au cerveau. Elle me fit sa rvrence, et,quand je relevai la tte, elle tait trs-rouge, et elleavait des yeux I Ah I ces yeux l Il ferma les siens,et so pencha en arrire. Rravo, messieurs 1C'tait fini. Jo ne dansai plus avec elle depuis lors,

    Ello tait la fille d'un propritaire du voisinage.Dlie? J'tais plutt frapp de sa distinction. Uno fois par serhaine, nous emes notre leon. Jeno lui parlais seulement pas; mais lorsqu'elle dan-sait la cosaque, lo bras gentiment appuy sur lahanche, je la dvorais des yeux, et si alors elle meregardait, jo me mettais siffler et tournais surmes talons. Les autres jeunes gens lchaient sesdoigts comme du sucre, so donnaient des entorsespour ramasser son mouchoir ; elle, elle rejetait ses

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 17

    tresses, et ses yeux mo cherchaient, Au dpart, jom'enhardissais l'clairer dans l'escalier, et jo m'ar-rtais sur la derniro marche, Ello s'emmitouflait",baissait son voile, saluait tout lo monde do la tte,la jalouslo m'en mordait au coeur, et, quand lesgrelots no rsonnaient plus quo dans lo lointain,j'tais encoro la mme place, arm do mon chan-delier, avec la bougie qui coulait. Un vrai nigaud,n'est-ce pas?

    Puis les leons prirent fin, et je fus longtempssans la revoir. Alors je mo rveillais la nuit, ayantpleur sans savoir pourquoi; j'apprenais par coeurdes vers quo jo rcitais mon porte-manteau, oubien jo m'emparais d'uno guitare et chantais, telpoint que notro vieux chien sortait do dessous lopole,-levait lo nez au ciel et hurlait.

    Vintlo printemps, et j'eus l'ide d'aller la chasse,J'errais dans la montagne, et je venais do me cou-cher sur lo bord d'un ravin et do m'y mettre monaise; tout coup j'entends craquer les branches, etj'aperois un ours normo qui arrive tout douce-mont travers le taillis. Jo mo tiens coi. La forttait silencieuse; un corbeau passa sur ma tte,croassant. J'eus peur : je fis un grand signe decroix, je ne respirais plus ; puis, lorsqu'il fut en bas,je pris mes jambes mon cou. *

    C'tait lo mois o so tenait la foire. Excusez-moisi jo vous conte tout cela ple-mle. Je me rendsdonc la ville, et, commo je flne parmi les bou-tiques, elle est l aussi. J'ai oubli de vous dire sonnom s Nicolaa Senkov. Ello avait maintenant une

  • 18 CONTES GALICIENS.

    dmarche de reine ; ses tresses no pendaient plusderrire ledos, elles taient releves et lui formaientcommo un cercle d'or ; ello marchait avec uno ai-sance adorable, so balanait, imprimait sa robodes ondulations qui vous ensorcelaient. La foire allaitson train; c'tait un tapage! lespaysans qui trottentdans kurs lourdes boites, les Juifs qui s'lancent,perant la foule, tout cela criaille, so lamente, rit ;les gamins ont achet des sifflets, et ils sifflent.Pourtant elle m'a vu tout do suite. Moi, jo prendsmon courogo deux mains, jo cherche autour domoi, et je mo dis Tu vas lui offrir ce soleil.... Jovous demande pardon, c'tait un soleil en paind'picc, magnifiquement dor ; il mo frappait doloin, il ouvrait do grands yeux comme notre curlorsqu'il doit enterrer quelqu'un pour rien. Bon!J'ai donc do l'audace commo un vrai diable, j'y vais,jo donne ma pice blanche, tout co quo j'avais surmoi, et, j'achte lo soleil; puis, grandes enjam-bes, jo rattrapo la demoiselle par un pan do sarobo, c'tait inconvenant, mais voil comment onest quand on est bien pris, jo l'arrte donc, etje lui prsente mon soleil. Que croyez-vous qu'ellefit?

    Ello vous dit merci? lerci 1 Ello clate do rire mon nez, son pre

    aussi clate, et sa mre, et ses soeurs, et ses cou-sines, tous les Senkov ensemble seticnnentles ctes.Jo mo crois encore au ravin avec l'ours ; jo voudraism'enfuir, mais j'ai honte, et les Senkov rient tou-jours. Ils sont riches ; nous, nous tions peu prs

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 19

    notre aise. Alors jo mets les mains dans mespoches, et jo lui dis : Pana Nicolaa, vous ayeztort do rire comme vous faites. Mon pre no m'avaitconfi que cette pice pour aller la foire, jo l'aidonne pour vous commo im prince donnerait unvillage. Ainsi faites-moi la grce... Jo no pusachever, les larmes m'touffaiont. Un,vrai nigaud,hein ?.. Mais la pana Nicolaa prend mon soleil desdeux mains, et lo serro sur sa poitrine, et mo re-garde,... ses yeux taient si grands, si grands, ilsmo semblrent plus vastes quo l'univers, et si pro-fonds, ils vous attiraient comme l'abme. Ello mopriait, mo priait du regard,... jo poussai un cri: Quel sot je fais, pana Nicolaa I Jo voudrais dcrocherlo soleil du ciel, lo vritablo soleil du bon Dieu, pourlo mettre vos pieds. Riez, riez de moi 1 A comoment passe la britchka d'un comte polonais,attele de six chevaux, lui sur le sige, lo fouet lov, travers toute celto foule. A-t-on jamais vu l Lesfemmes crient, un Juif roule par terre, mes Senkovprennent la fuite, Nicolaa seule resto immobile,ello ne fait qu'tendre la main au-devant des che-vaux. Jo la saisis, je l'enlve; elle m'entoure de sesbras. Tout le monde so rcrie; moi, j'aurais sautdo joie avec mon fardeau. Mais la britchka avaitdisparu, il fallut la dposer terre. Quel doux mo-mentl Et ce Polonais do malheur, aller d'un trainpareil 1.. Mais jo vous raconte tout cela sans ordre;jo serai bref...

    Non, non, allez toujours. Nous autres Russes,nous aimons raconter et entendre raconter,

  • SO CONTES GALICIENS.

    Je m'tendis sur mon banc. Il vida sapipe, la bourrado nouveau.

    Au reste, fit-il, peu importe; nous sommesici aux arrts... coutez donc la suite do mon his-toire. Le Polonais nous avait spars du reste do lafamille; mes Senkov taient disperss aux quatrevents. La pana Nicolaa avait pris mon bras biengentiment, et jo la conduisais auprs des siens,c'est--diro quo j'piais la foule pour les viter duplus loin quo jo les verrais. Jo lve la tte, fiercomme un Cosaque, et nous causons. Do quoi par-lions-nous? Voil uno femme qui vend des cruches;la pana prtend que les cruches do terre valentmieux pour l'eau, et moi les cruches de boisjellolouo les livres franais, moi les allemands; elle leschiens, moi les chats ; jo la contredisais pour l'en-tendre parler : uno musique, cette voix IA la fin, lesSenkov m'avaient cern comme un gibier, impos-sible do leur chapper sjo mo trouvo nez nez aveclo pre. Il voulut sur-le-champ retourner la mai-son. Bon 1 j'avais recouvr tout mon sang-froid ; jofis la grosso voix pour appeler lo cocher, et lui disbien sa route. J'aide d'abord M"" Senkov monteren voiture, puis j'y pousse le pre Senkov, commocela, par derrire, et vite jo mets un genou en terrepour quo Nicolaa puisso poser lo pied sur l'autre ets'lancer sa place. Ensuite les soeurs, encoreune demi-douzaino do mains baiser, et fouette,cocher!

    Oh I oui, cette foiro! Je m'y vendis. Dco jour,j'errais comme uno bte qui a perdu son matre.

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 21

    J'tais gar, moi aussi. Lo lendemain, jo montai cheval et allai faire ma visito au village des Senkov.Je fus bien reu. Nicolaa tait plus srieuse que docoutume, ello penchait la tto; je devins triste aussi. Qu'as-tu doncl pensai-je. Jo suis toi, ta chose;pourquoi ne ris-tu pas? Jo multipliai mes visites.Un jour, l'arrtant : Permettez-moi do no plusmentir. Ello mo regarda tonne. Vous, men-tir I Oui. Jo nie dis toujours votre valet, et jo tombo vos pieds , et pourtant je no lo suis paset uo lo fais pas. Je ne veux plus mentir! Et, jevous l'assure, jo cessui dmentir. A quelque tempsdo l, lo vieux Cosaque do mon pre disait aux do-mestiques : Notre jeune seigneur est devenu d-vot, il en a des taches aux genoux.

    Lo village des Senkov tait plus rapproch do lamontagne que le ntre. Ils faisaient patlro de grandstroupeaux de moutons prs do la fort. Lo pacagetait entour d'uno bonne clture. La nuit, les p-tres ollnmaicnt do grands feux; ils avaient desbtons ferrs, mme un vieux fusil do chasse et plu-sieurs chiens-loups ; tout cela parce qu'on n'tait pasloin do la montagne; les loups et les ours s'y pro-menaient comme les poules et multipliaient ainsique les Juifs.

    11y avait l un chien-loup noir qu'on appelaitCharbon. Il tait noir, noir, et il avait des yeux quitineelaient comme la braise. C'tait lo grand amido ma... que dis-jo donc? il rougit lgrement, do la pana Nicolaa. Commo elle tait encore unbb et so roulait sur lo sable chauff par lo soleil,

  • 23 CONTES GALICIENS.

    Charbon, tout jeune lui-mme, venait lui lcher lafigure, et l'enfant glissait ses doigts mignons entreses dents aigufis et riait, et lo chien riait aussi. Ilsgrandirent cnscmblo : Charbon devint fort commeun ours, Nicolaa tait en retard sur lui; cependantils ne cessrent do s'aimer. Puis, quand il eut garder les moutons..., co n'est pas qu'on l'et des-tin ces fonctions, mais il tait si gnreux do sanature qu'il lui fallait toujours quelqu'un prot-ger. A dix lieues la ronde, vous n'auriez pas trouvune bte pareille. S'il dvorait un chien, c'tait pouren venger un autre. Les loups l'vitaient, et l'oursrestait chez lui quand maltro Charbon tait de garde.11eut ainsi cette ide do protger les moutons; cespauvres btes, toujours effares, c'tait bien sonaffaire. Il vint donc chez les moutons, ne fit plus que,do rares visites la maison, et, lorsqu'il en, reve-nait, les agneaux so pressaient sa rencontre, etlui, il donnait un coup do langue' droite et gauche, comme pour dire : C'est bon, c'est bon, jesais... Nicolaa venait son tour en visite au pa-cage, mais si l'enfant oubliait do venir, le chienboudait, et, au lieu de se prsenter la maison,faisait uno pointe dans la fort, histoire de troublerlo mnage du loup. C'tait vraiment un animalmajestueux. Lorsque Nicolaa arrivait, il lui amc-.nait les petits agneaux ; elle s'asseyait sur son dos,et il la promenait avec orgueil.

    Quand jo lo connus, il tait dj vieux, avait lesdents uses et une jambo estropie, dormait sou-vent, et il se perdait plus d'un agneau. On parlait

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 23

    alors beaucoup d'un ours monstrueux qui avait tvu dans les environs, et qui avait aussi fait son ap-parition chez les Senkov. Je me rappelais mon ours

    - du ravin, et j'tais quelque peu honteux. Un jour,jo vais donc encore en visite, quand je vois dspaysans traverser la routo et se diriger en courant toutes jambes du ct du pacage. Je pousse moncheval, j'entends crier l'ours! c'est l'ours! Jom'lanco toute bride, jo mets pied terre, j'aper-ois uno foule do gens qui entourent Nicolaa cou-che sur le sol, tenant son chien entre ses bras etsanglotant. L'ours tait l qui emportait un agneau.Les bergers, les chiens, personne ne bougeait, ils

    . no faisaient que hurler. La demoiselle pousso ungrand cri ; Charbon est piqu au vif, de sa jambebotteuso il bondit par-dessus la palissade, sauto lagorge du ravisseur. Ses dents sont mousses, ce-pendant il empoigno son adversaire : les bergersaccourent avec le fusil, l'ours prend la fuite, l'agneauest sauv; lo pauvre Charbon se trane encore quel-ques pas, et tombo commo un hros. Nicolaa sojette sur lui, l'trcint dans ses bras, l'inonde de seslarmes; il la regarde uno dernire fois, soupire, etc'est fini.

    J'tais l commo si jo venais do commettre unassassinat. Laissez-le, pana Nicolaa, lui dis-jc. Elle lve sur moi ses yeux pleins do larmes : Vous tes dur, vous! me rpond-elle. Moi, unhomme dur !

    Je confie mon cheval aux bergers, je prends unlong couteau, l'oiguiso encore ; je me fais donner lo

  • 24 CONTES GALICIENS.

    vieux fusil, j'en extrais la charge et le charge nou- *veau moi-mme; enfin jo mets dans ma poche unopoigne do poudro et do plomb hach, et mo dirigevers la montagne. Jo savais qu'il passerait par loravin,,.

    L'ours? videmment ; c'tait lui quo j'attendais. Je mo

    postai dans le ravin ; l, il n'y avait pas moyen dos!vitcr. Les parois taient droites, unies, presque plomb ; des arbres en haut, mais trop loin pourqu'on pt saisir uno racine et se hisser, L'ours nopeut m'viter et il no reculera pas, ni moi non plus.Jo l'attends donc do pied ferme. Jo no saispas com-bien de temps je restai ainsi. La solitude tait pro-fonde, horrible. Enfin j'entends les feuilles crierdans le haut du ravin commo sous les pas lourdsd'un paysan, puis un grognement : lo voici. 11moregarde, s'arrte. J'avanco d'un pas, j'armo... quodis-jc? jo veux armer mon fusil; jo cherche : il n'yavait pas do chien. Jo fais le signe do la croix, j'tomon habit, l'enroulo sur mon bras gauche,l'ourstait deux pas. Hop, frre? Il no m'coutopas, n'a pas l'air do mo voir. Halte-l, frre, jo'aist'apprendre lo russel Je retourne mon fusilet lui assneun grand coup do crosse sur lo mu-seau. Il rugit, so dresse, j'enfonco lo bras gauchodans sa gueule et lui plonge mon couteau dans locoeur; il mo saisit dans sespattes. Un flot do sangm'inonde, tout disparat,,. ,

    Pendant quelques minutes, il se tint la tto ap-puye, puis de sa main tendue il frappa lgrement

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 25

    sur la table, et me dit d'un ton enjou : Voil quojo vous conte des histoires de chasse; mais vousallez voir les griffes, il carta sa chemise, et je visimprimes dans ses flancs commo deux mains dogant toutes blanches; il m'a rudement em-poign!

    Les verre: taient vides, Je fis signe Mochkoudo nous apporter uno autre bouteille.

    C'est dans cet tat que jo fus trouv par lespaysans, continua mon boyard. On mo porta chezles Senkov; j'y demeurai longtemps au lit avec lafivre. Quand je recouvrais mes sens le jour, je lesvoyais assis autour de moi, avec ceux do chez nous,comme autour d'un moribond ; mais lo pro Senkovdisait : a va bien, a va trs-bien, et Nico-laa riait. Une fois, jo m'veille la nuit et regardema chambre, qui n'tait claire quo par uno veil-leuse; j'aperois Nicolaa qui priait genoux...Mais laissons cela : c'est pass, do loin en loin seule-ment je le revois en rve. N'en parlons plus... Vousvoyez quo j'en suis revenu. Depuis lors, la britchkadu pro Senkov stationnait souvent dans notre cour,et celle do mon pro chez eux; parfois les femmestaient do la partie. Les vieux parents chuchotaientensemble, et quand jo m'approchais, Senkov sou-riait, clignait les yeux et m'offrait une prise.

    Nicolaa m'aimait, ah! de tout son coeur, croyez-lobien. Moi du moins, jo le croyais, et les vieillesgens aussi. Elle devint donc ma femme. Mon promo remit la gestion do notre bien ; Nicolaa eut endot un village entier. La noce eut lieu Czernelia.

  • 26 CONTES GALICIENS.

    Tout le monde s'y sola; mon pre y dansa la co-saque avec Moe Senkov. Dans la soire du lende-main, T- ils taient encore tous, commo les mortslo jour du jugement dernier, chercher leurs mem-bres, et noies trouvaient pas, j'attelai moi-mme ma voiture six chevaux blancs comme des co-lombes. La peau de mon ours, uno fourrure magni-fique, tait tendue sur lo sige, les pattes aux griffesdores pendaient sur les deux ctsjusqu'au marche-pied, la grosse tte avec ses yeux flamboyants vousregardait encore menaante. Tous mes gens, paysanset cosaques, sont achevai avec des torches allumes;ma femme en pelisse rouge fourre d'hermine; jola soulve dans mes bras et la porto dans la voiture.Mes gens poussent des cris do joie; elle avait l'aird'une princesse, sur sa peau d'ours, ses pieds mi-gnons appuys sur la grosse tte velue. Toute latroupe nous faisait cortge. C'est ainsi quo je laconduisis dans sa maison.

    Quelles absurdits, ce qu'on lit dans les livresallemands, l'amour cleste, > puu cette idoltrie,des vierges 1 Allez l l'illusion n'est pas longue. Est-cel'amour, cette niaise langueur qui vous attache auxpas d'une jeune fille?... Lorsqu'elle fut ma femme,j'eus enfin le courage de l'oimer, et elle do mmo.Nos deux amours grandirent comme deux jumeaux.A la pana Nicolaa, jo baisais les mains, mafemme les pieds, et les mordais souvent, et ellecriait et mo repoussait d'une ruade. Ah 1 l'amour,c'est l'union, c'est lo mariage. Au demeurant,n'est-ce pas tout co qu'on a? Voyez, s'il vous plat,

  • DON JUAN DE K-LQMEA. 27celto vie : les paroles sont tranges, et, il cou-tait le chant mlancolique de la garde, et voill'air. Les Allemands ont leur Faust, les Anglaisaussi ont un livre do ce genre; chez nous, chaquepaysan sait ces choses-l. C'est un instinct secretqui lui dit co qu'est la vie.

    Qu'est-ce qui donne co peuple ce fonds de tris-tesse? C'est la plaine. Elle s'tend sans bornescomme la mer, le vent l'agite, la fait onduler comme-la mer, et, comme dans la mer, le ciel s'y baigne;elle entoure l'homme, silencieuse comme l'infini,froide comme la nature. Il voudrait l'interroger; sachanson s'lve comme un appel douloureux, elleexpiro sans trouver de rponse. Il s'y sent tran-ger... Il regarde les fourmis, qui en longues cara-vanes, charges do leurs oeufs, vont et viennent surle sable chaud *.voil sou monde lui. Se presserdans un petit espace, peiner sans trve,pour rien.Le sentiment de son abandon l'envahit, il lui semblequ'il oublierait tout moment qu'il existe. Alors,dans la femme, la nature s'humanise pour lui : Tu es mon enfant. Tu me crains comme la mort;mais me voici ton semblable. Embrasse-moi! jet'aime, viens, coopre l'nigme de la vie, qui tetrouble. Viens, je t'uimol

    Il se tut pendant quelque temps, puis il reprit : Moi et Nicolao, comme nous fumes heureux 1Quandles parents arrivaient ou les voisins, il fallait la voirdonner ses ordres et faire marcher son monde 1Lesdomestiques plongeaient comme les canards surl'eau aussitt qu'elle les regardait. Un jour, mon

  • 28 CONTS GALICIENS.

    petit Cosaquo laisse tomber une pile d'assiettes qu'ilportait correctement sous le menton ; ma femme dosauter sur le fouet ; lui, si la matresse doit lefouetter, il cassera volontiers une douzaino par jour I Compris? et ils rient tous les deux.

    On voyait maintenant les voisins. Auparavantils ne venaient que les jours do grande ftc, parexemple Pques, pour la table bnite (1); on et ditqu'ils voulaient rattraper lo temps perdu. Ils venaienttous, vousdis-jc. 11 y avait d'abord un ancien lieu-tenant, Mack : il savait par coeur tout Schiller ; pourle reste, un brave homme. Il est vrai qu'il avait undfaut: il buvait, ~ pas tellement, vous savez, qu'ilaurait gliss sous la table ; mais il se plantait au

    .milieu du salon, le petit rougeaud, et Vous rcitaitd'une halciuo la ballade du Dragon. Terrible, hein?

    Puis venait le baron Schcbiki ; le connaissez-vous? Le Papa s'appelait Schcbig, Salomon Schc-bfg, un Juif, un colporteur, qui achetait etvendait, obtenait des fournitures; puis \\\\ beaujour il acheto uno terre, et s'appelle Schcbigstcin.Il y en a, dit-il, qui s'appellent Lichtonstcin; pour-quoi ne m'appellerais-jc pas Schcbigstcin? Le fils estdevenu baron et s'appelle Raphal Schcbiki. 11 nofait que rire. Dites-lui : Monsieur, faites-moi l'hon-neur do dner chez moi ; il rira, et dites-lui Mon-sieur, voici la porto I pascholl il rira do mme. H

    (I) En Galicle, les Jours do rAinics, dans chaquo maison, unotable ouverte est dresso pour les parents cl les amis; clic estcharge de mets nationaux cl autres qu'on a Tait pralablementbnir l'glise.

  • DON JUAN DE KOLOMEA, 29

    no boit que do l'eau, va tous-les jours aux bains dovapeur, porte une grosse chane sur un gilet do ve-lours rouge, et no manque jamais dose signer avantle potago et aprs le dessert.

    Puis un noble, Dombovski, un FolonaU haut desix pieds, des yeux rouges, une moustache m-lancolique et des poches vides; quto toujours pourles migrants. Lorsqu'il voit quelqu'un pour ladeuxime fois, il le serre sur son coeur et l'cmbrassotendrement. S'il a bu un verre do trop, il pleurecomme un veau, chante : la Pologne n'est point per-due encor, s'empare de votre bras pour vous confiertoute la conjuration, et s'il est gai tout fait, il portoun toast : Vivat! aimons-nous l et boit dans lesvieux souliers des dames.

    Ensuite le rvrend M. Maziek, un type do curdo village, qui avait une consolation pour tout ce quivous arrivait : naissance, mort, mariage. Il vantaitsurtout ceux qui s'endormaient dans la paix du Sei-gneur; l'glise, disait-il, les a distingus par untarif plus lev. Il avait son mot pour oppuyer sondiscours : purgatoire! comme d'autres disent, par-bleu ou ma parole.

    Puis encore le savant Thaddo Kutcrnoga, quidepuis onze ans se prpare passer sa thso dodocteur ; enfin un propritaire, Lon Dodoschkan,un vritable ami, celui-l, et d'autres gentilshommesbons vivants. Tous gaisl gais comme un essaim d'a-beilles: mais devant elle ils se contenaient. Lesfemmes aussi venaient la voir, do bonnes omics quine font que jaser, sourire, jurer leurs grands dieux,

  • 30 CONTES GALICIENS.

    et puis... enfin on sait ce que c'est. Nous vivionsainsi avec nos voisins, et moi, j'tais fier de mafemme lorsqu'ils buvaient dans ses souliers et- fai-saient des vers en son honneur ; mais elle avait unomanire do regarder les gens s vous perdez votropeine I Au reste nous prfrions tre seuls.

    Ces grandes proprits, voyez-vous, on y a sessoucis et l'on a sesjoies. Elle voulut so mler do tout.Nous allons gouverner nous-mmes, me dit-elle, pasnos ministres 1 Les ministres, c'tait d'abord lemandataire Kradulinski, un vieux Polonais, drled'homme Ml n'avait pas un cheveu sur la tto etjamais un compte en rgle, puis le forestierKreidel, un Allemand, comme vous voyez;.un petithomme avec des yeux percs la vrille et do grandesoreilles transparentes et un grand lvrier galementtransparent. Ma femme surveillait l'attelage ; je croisqu'au besoin elle n'et pas craint d'user du fouet. Etnos paysans, il fallait les voir quand nous allions auxchampsI Lou soit Jsus-Christ l En touteternit, amenl d'un ton si joyeux l Le jour de lafte des moissonneurs, notro cour tait pleine ; mafemmo so tenait debout sur l'escalier, ils venaientdposer la couronne d'pis ses pieds. C'taient desjubilations 1On lui prsentait un verro do brandevin : A votre sant I et elle le vidait. Ils baisaientlobas de sa robe, monsieur..

    Ello montait aussi h cheval, Je lui prsentais lamain, ello y posait le pied, et tait en selle. Ello socoiffait alors d'un bonnet de Cosaque; la houppe do-re dansait sur sa nuque, le cheval hennissait et

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 31

    piaffait lorsqu'elle lui tapait sur le cou, Je lui apprisencore manier un fusil ; j'en avais un petit aveclequel j'avais tir les moineaux quand j'tais enfant.Elle le jetait sur l'paule, allait dans les prs, tiraitles cailles, oh! dans la perfection. Voil qu'un au-tour vient do la fort, ravage la basse-cour, enlve Nicolaa justement sa jolie poule noiro huppe blan-che. Je le guette longtemps, ah bien oui 1 Un jour,je reviens du champ o on lve des pommes do terre,ma badine la main ; lo voil. Il crie encoro, tournoau-dessus de la cour. Je lance une imprcation, Paf 1 Vn battement d'ailes, et il roule par terre. Quiavait tir? C'tait ma femme : Celui-l no me vo-lera plus rien, et elle va lo clouer la porto do lagrange.

    Ou bien c'est lo facteur (1) qui dballo h grandbruit : tout est bon teint, tout est neuf, tout au ra-bais, et il vend perte ; il faut voir comme elle saitmarchander I Lo Juif ne fait que soupirer: Unodame bien svre 1 dit-il ; cependant il lui baiso locoude. Puis je vais faire un tour la villo : j'yrencontre la femmo du starosto (2), qui a uno robobleuo moucheto de blanc; c'est la dernire modoh coup sr; je rapporte uno robe bleuo mouchetode blanc, et Nicolaa rougit do plaisir. Une autro foisje pousse jusqu' Brody, je reviens charg do ve-lours de toutes les couleurs, do soieries, do fourrures,

    (t) Toute maison seigneuriale a son Agent Isralite, son factotumou juif Familier, c'est le a facteur .

    (2) Ancien titre polonais qui est rest au bailli du cercle autri-chien.

  • 32 CONTES GALICIENS.

    et quelles fourrures l toutes do contrebande. Lo coeurlui en battoit do joie, monsieur.

    Comme ello savait s'habiller! On so serait mis genoux. Ello avait uno kazabaka do drap vert d'o-live, garnio do petit-gris do Sibrie, l'impratricodo Hussio n'a rien do plus beau, large commo lamain, et tout l'intrieur doubl do la mmo fourrurogris d'argent et si douce au toucher !

    Lo soir, ello so tenait couche sur son divan, lesbras croiss sous la tte, et jo lui faisais la lecture.Le feu ptille dans l'aire, le samovar siffle, lo cricrichante, lover frappe dans le bois, la souris grignote,

    '

    car lo chat blanc sommeille sur son coussin. Je luilis tous les romans ; la ville avait dj son cabinet delecture, et puis les voisins, on emprunte lo vo-lume l'un et l'autre. Elle m'coute les yeux for-ms, moi je m'tends dans mon fauteuil, et nousdvorons les livres ; plus d'une fois on so couchaitfort tard, Nous discutions : l'pousera-t-il, nol'pousera-t-il pas? Les assauts do gnrosit lamettaient en colre ; ello vous rougissait jusqu'aupetit bout do l'oreille, so soulevait demi, oppuyosur une main, m'apostrophait comme si c'et t dema faute : Jo no veux pas qu'elle fasse cela, en-tends-tu? et elle en pleurait presque, Dans lesromans, vous savez, les femmes se sacrifient pourun oui pour un non... Ou bien encore elle saute enpied, me pousse lo livre la figure et mo tire lalangue. Nous nous poursuivons et jouons cache-cache comme les enfants. Une autre fois elle imagineune ferie, se sauve : Quand je reviendrai, tu

  • DOS JUAN DE KOLOMEA. 33

    seras mon esclave} s'habille en sullano : charpodo couleur, turban, mon poignard circassien laceinture, un voilo blanc par-dessus tout cela, et ellereparat triomphante, Une femme divino, mon-sieur! Lorsqu'elle dormait, jo pouvais passer desheures la voir respirer seulement, et si ello poussaitun soupir, la peur me prenait do la pcrdro : il m'ar-rivait de l'appeler hauto voix, elle se mettait surson sant, mo regardait tonne et clatait do rire. Mais c'est son rle do sultane qu'ello jouait sur-tout dans la perfection, Ello gardait son srieux, et,si j'essayais do plaisanter, elle fronait les sourcilset me lanait un regard, jo me croyais dj surle pal,

    III

    Nous vivions ainsi comme deux hirondelles, tou-jours ensemble et caquetant. Uno douce esprancevint s'ajouter nos joies. Et pourtant par quellesangoisses j'ai pass ! Souvent jo lui cartais genti-ment les cheveux du front, et les larmes mo mon-taient aux yeux ; elle me comprenait, me jetait sesbras autour du cou et pleurait, Cela nous prit

    l'iinprovisto comme la fortune. J'avais couru a Kolo-ma chercher le mdecin; comme je rentre, elle motend l'enfant. Les vieux parents no se connaissaientpas de joie, nos gens poussaient des cris et sautaient,tout lo monde tait sol, et sur la grange la cigognefaisait le pied do grue. Ds lors les soucis arriv-rent, chaque heure de tourment no faisait que serrerle lien entre nous. Mais cela ne devait pas durer.

    3

  • 31 CONTES GALICIENS,

    Il parlait trs-bas ; sa voix tait dcvenuo extrme-ment douce; elle vibrait peine dans l'air. Ceschoses-l no durent jamais ; c'est comme uno loi dola nature. J'y ni rflchi bien souvent. Qu'en pen-sez-vous? J'ai eu un ami, Lon Dodoschkait ; il lisaittrop, il y a perdu la sant. Il m'a dit plus d'unefois,... mais quoi bon rediro ces choses, puisqueje les ai l? ?II tira do sa pocho quelques feuilletsjaunis, les dplia. C'tait un homino obscur,ignor de tous, mais lui connaissait tout ; il voyaitau fond des choses comme dans uno eau do source.Il vous dmontait les hommes comme uno montrede poche et scrutait les rouages ; il trouvait le dfautsans chercher. Il aimait parler des femmes. Cesont les femmes et la philosophie qui l'ont tu. Ilcrivait souvent ses penses, puis, lorsqu'il flnaitdans la fort, il jetait tout cela ; lo papier lo gnait,Qui peut crire son amour n'aimo pas, disait-il.Tenez, j'ai gard ceci. Il posa l'un des feuilletssur la tablo. Non, jo mo trompe, c'est une facture, Il la remit dans sa poche. C'est celui-l, Iltoussa et so mit. lire.

    Qu'est la vie? Souffrance, doute, angoisso','ds-espoir. Qui de nous sait d'o il vient, o il va? Etnous n'avons aucun pouvoir sur la nature, et nosquestions perdues restent sans rponse ; toute notresagesse se rsume finalement dans le suicide. Maisla nature nous a impos une souffrance encore plusterrible que la vie : c'est l'amour. Les hommes l'ap-pellent bonheur, volupt ; n'est-ce pas une lutte, unmortel combat? La femme, c'est l'ennemi ; vaincu,

  • DON JUAN DE KOLOMEA. 35

    l'hommo sent qu'il est h la merci, d'un adversaireimpitoyable, Il so prosterne: foule-moi sous tespieds, jo serai ton esclave; mais viens, nie piti domoi!.., Oui, l'amour est uno douleur, et la pos-session uno dlivranco; mais vous cessez do vousappartenir,

    La fcmmo que j'aime est mon tourment. Jotressaille, si elle passe, si j'entends le frlement dosarobo ; un mouvement imprvu m'effare... On vou-drait s'unir indissolublement pour l'ternit. L'Amedescend dans cette autre Ame, so plonge dans lanature trangre, ennemie, en reoit le baptme.On s'tonne que l'on n'a pas toujours t enscmblo :on tremble do se perdre ; on s'effraye quand l'autreferme les yeux ou que sa voix change. On voudraitdevenir un seul tre; on s'abandonne comme unechose, comme uno matire plastique : fais de moi ceque tu es toi-mme. C'est un vrai suicide; puisvient la raction, la rvolte. On no veut pas se per-dre tout fait, on hait la puissance qui vous do-mine, vous anantit ; on tento desecouer la tyranniede cette vie trangre, on se cherche soi-mme.C'est la rsurrection de la, nature.

    Il tira do sa liasse un second feuillet. L'hommo a sa peine, ses projets, ses ides quil'environnent, le soulvent, le portent comme surdes ailes d'aigle, l'empchent d'tre submerg. Maisla femme? qui lui prtera secours? Enfin ello sentvivre en elle son imago lui, elle le tient, dansses bras, le presse sur son coeur I Est-ce un rve?L'enfant lui dit : Je suis toi, et tu vis en moi; re-

  • 36 CONTES GALICIENS.

    garde-moi bien, je to sauverai. Ah I maintenantello dorloto dans l'enfant son propre tro qui luitait charge; ello lo voit grandir sur ses genoux,ello s'y attacho, s'y cramponne.

    Aprs m'avoir lu ces fragments, mon compagnonplia ses feuillets et les cacha sur sa poitrino ; puis ilso tAta encore pour s'assurer qu'ils taient en place,et boutonna sa redingote. 11 en fut do mme chezmoi, dit-il, exactement de mme. Jo no saurais enparler aussi bien quo Lon Dodoschkan; cependant,si vous voulez, je vous conterai cela.

    Certainement, jo vous en prie. Eh bien ! c'a donc t chez moi la mme chose,

    absolument... Oui, interrompis-jo pour l'encourager, d'or-

    dinaire on appelle les enfants des gages d'amour.Il s'arrta, me regarda d'un air singulier, pres-

    que farouche. Des gages d'amourI Ah! oui,s'cria-t-il, des gages d'amour!.. Figurez-vous quoje rentre la maison. une proprit vous donnebien du tracas ! quo je rentre las comme un chiencourant; j'embrasse ma femme, ello me dride lofront do sa petitemain, me sourit do,son joli sou-rire, patatras ! c'est lo gago de l'amour qui cric ct, et tout est fini. On passe la matine so cha-mailler avec lo mandataire, l'conome et le fores-

    tier, enfin on se met table; cela ne manque pas : peine oi-jo nou ma serviette, ancien stylo,vous savez, qu'on entend le gago de l'amour quipleure, parce qu'il ne veut pas manger "de la maindesabonne. Ma femme y va, ne revient plus; je

  • DON JUAN DE KOLOMEA, 37

    resto seul table, libre do siffler pour mo distraire,par exemple :

    Minet qui perche sur un murSo plaint de minelto au cccur dur.

    Et voil tout,Je suis au bout (1).

    On so dit : J'irai h la chasse, la chasso auxcanards. Touto la journo, on barboto dans l'eaujusqu'aux genoux, maison a la perspective d'un bonlit bien chaud. On rentre tard, on so glisse prs dosa femme; mais lo gage d'amour fait ses dents, ilplcuro; la maman vous quitte, on s'endort seul, sil'on peut s'endormir.

    Puis vient uno do cesannes qui no s'oublient pas :tout lo mondo est sur le qui-vive; il y a quclquochoso dans l'air, chacun lo sait, personne no peutdire co que c'est. On rencontre des visages inconnus.Les propritaires polonais se remuent : l'un achteun cheval, l'autre do la poudre. La nuit, on voit unerougeur dans lo ciel; les paysans forment des groupesdevant les cabarets, et ils disent entre eux : C'estla guerre, lo cholra, ou bien la rvolution. Onnlocoeurgros; on so souvient tout coup qu'on auno patrie dont les bornes sont enfonces dans laterre slave, dans la terre allemande et dans d'autresterres encore. Que prparent ces Polonais? On s'in-quite pour l'aigle qui dcore le bailliage, on s'in-quite pour sa grange. La nuit, on fait la visiteautour dosa maison pour s'assurer qu'ils n'y ont pas

    (I) Chanson dos enfanls en CnlU'e. .

  • 38 CONTES GALICIENS.

    mis le feu, On voudrait s'en ouvrir quelqu'un,vider son coeur : on va chez sa femme, ello est oc-cupe du petit, qui pleurniche parce quo les mou-ches le tourmentent.

    Jo sors do ma maison. Uno lueur rouge s'estleve l'horizon ; un paysan passe h cheval, jettodans la cour co cri : rvolution ! et pique son bidetefflanqu. Dans lo village, on sonne lo tocsin. Unpaysan cloue sa faux droito sur lo manche, deuxautres arrivent avec leurs flaux sur l'paule, Plu-sieurs entrent dans la cour. Monsieur, prenonsgarde, les Polonais arrivent. Jo charge mes pis-tolets, je fais affiler mon sabre. Ma femme,donne-moi un ruban pour lo coudre mon bonnet,un chiffon quelconque, pourvu qu'il soit jaune etnoir. Va-t'en, va-t'en, me rpond-elle, tu saisbien que le petit pleure, on me le fait mourir; coursau village, dfends-leur de sonner, va-t'en ! Ah !pour le coup, je veux faire sonner le tocsin danstoutes les campagnes. Qu'il pleure, le poupard ! lepays est en danger, Ah 1 monsieur...

    Enfin unjour, elle est donc assise prs de moi surl divan, j'ai pass mon bras autour de.sa taille; jelui parle doucement. Elle coute si l'enfant ne remuepas. Qu'est-ce que tu as dit? me demande-t-elled'un ton dis'trait. Oh ! rien. Jo -vois que jeperds ma peine, je m'en vais triste, dcourag.

    O est donc ta kazabatka, ma petite Nicolaa? Est-ce que je vais m'habiller pour la maison?

    L'enfant ne me reconnatrait plus, Tu devrais com-prendre cela,

  • DON JUAN DE KO LOMEA. 39

    Oui, jo comprends. Mais lorsqu'il nous arrive dumonde, l'enfant peut crier : elle y va un instant,puis revient verser lo th, et elle rit, et ello cause,jo vois mme reparatre lu kazabalka verto fourredo petit-gris ; quo no fait-on pas pour tre ograblo seshtes?

    Il y avait longtemps quo jo n'tais pas retourndans la montagne. Mon garde-fort avait vu un ours, pardon, j'allais encore vous raconter uno histoiredo chasso. Bien I nous avions donc couru quelquedanger, lo gardo et moi. Un paysan nous avait pr-cds; je trouvai la maison en moi, Ma femme sejette mon cou ; elle m'apporto mon fils. Lo sangmo coule par la figure, l'enfant a peur. Oh ! va-t'en I mo dit-elle. Il haussa les pauls d'un airde mpris. Co n'tait pasgrand'chose sans doute,quelques gouttes de sang; d'ailleurs lo danger taitpass, Bon ! jo me lave le front; le garde, un ancienmilitaire, me panse. Alors c'est lo mouchoir blancqui fait peur au petit ; on mo chasso encore. Enfinquo vous dirai-jo ? On se jette sur son lit. Seul, tou-jours seul, comme autrefois! Au diable le gaged'amour ! Que Dieu me pardonne le pch ! Il sosigna, cracha avec colre, et voulut continuer.

    Permettez fis-jo, vous n'avez donc pas dit hvotre femme?..

    Pardon, m'interrompit-il d'un ton presqueviolent; ses narines frmissaient. Je l'ai fait;savez-vous ce qu'elle m'a rpondu? Alors quoibon avoir des enfants? Ello aurait t capable detout. On devient l'esclave d'une telle femme. On ne

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    sait quel parti prendre; on hsite. Lui treinfldlo?Non. Alors vivre en moine? Quello existence 1...Vous est-il arriv qu'une horlogo s'est arrto tout coup? Oui ; mais vous tes impatient?

    ~ Quelquefois.,

    Bon 1 Vous tes donc impatient. Il faut qu'ellemarche, l, tout do suite. Vous poussez lo balan-cier; elle marcho. Combien do temps? La voil quis'arrte do nouveau. Encore, et encore ! Elles'arrto une fois do plus ; vous vous emportez, vousla maltraitez ; elle no marcho plus du tout. C'estparla qu'on passe lorsqu'on veut avoir raison do soncoeur. On finit par y renoncer.

    . D'abord, comprenez-moi bien, je no voulais quemo distraire, Un rgiment de hussards tait en gar-nison dans le voisinage; je mo liais avec les officiers.Voil des hommes! Ce Banay par exemple; lo con-naissez-vous?

    ,Non. ., Ou bien le baron Pl?| Pas davantage? Mais

    vous avez connu Nemethy, celui qui portait la mous-tache en pointe ? Ils venaient chez moi presque tousles jours. On fumait, buvait du th; la fin, onjouait aussi. J'allais souvent chasser avec eux. Mafemme finit par le savoir; elle devint taciturne,puis me fit des reproches. - Ma chre, lui dis-jo,quel agrment ai-je donc ici? Lo lendemain,Nicolaa arrive dans ses grands atours, s'asseoit aumilieu des hussards, fait l'aimable, plaisante, prenddes poses ; pour moi, pas un regard. Je ris dans mabarbe. Mes hussards, d'abord c'taient d'honntes

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    garons qui n'avaient pas l'air do s'apercevoir derien ; ensuite aucun d'eux ne se souciait do risquersa vie, pourquoi? ou d'tre estropi. Tantquo le coeur ne so met pas do la partio !.,. Cepen-dant ils mo taquinaient.. Qu'en dis-tu frre? Tafemmo se laisse faire la cour de la hello faon.Faites-lui la cour, ne vous gnez pas ! Avais-joraison?

    Mais il en vint un autre, vous ne lo connaisezpassansdouto: un homme insupportable, un blond,au visage blanc et rose, C'tait un propritaire. Ilso faisait friser tous les jours par son valet de cham-bre; il rcitait YIgor et les vers do Pouschkino avecles gestes obligs, comme un vrai comdien. Celui-l plut ma femme, Sa voix tait devenue rau-que : plus il s'chauffait, et plus il baissait le (on; lesparoles sortaient pniblement, s'arrachaientdelapoi-trino. Attendez. On menait donc uno vie joyeuse.L'I.i /er, les voisins arrivaient avec leursfemmes : desbais, des mascarades, des promenades en traneaux IMa femme s'amusait. Dans l't, elle eut un secondenfant, un garon, comme le premier. Il y eut entrenous commo un rapprochement. Un jour assis prsde Son lit, jo lui dis : Je t'en supplie, prends unenourrice I Elle secoue la tte, Les larmes moviennent, et je sors.

    Une anne durant, elle fut donc encore absorbe,par son fils. Nous causions rarement ; ello commen-ait biller quand jo lui parlais de mes affaires,puis des querelles propos do tout, et devant lestrangers. J'avais toujours tort, les autres toujours

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    raison. Il cracha, Uno fois je la prie en grAcede ne pas me faire celte chose ; le lendemain ello nedesserre pas les dents, et lorsqu'on lui demandosonopinion ; Je suis de l'avis do mon mari, dit-elle d'un air pinc. Mchancet tataro ! Elle so fai-sait violence pour tre do mon avis ! Et jo visencore l

    Un jour, jo perdis une forte somme. On jouaitgros jeu, et loguignon me poursuivait, Jo perdistout ce quej'avais sur moi, les chevaux, la voiture. 11no put s'empcher do rire. Alors jo pris unegrande rsolution, je mo rangeai. Les voisins ces-srent d nous voir ; lui seul vint. Jo n'en prenaispas ombrage. Mon exploitation m'absorbait; jon'tais pas sans avoir quelques succs; jo trouvaisdu plaisir voir pousser en quelque sorte sous mamain ce quo je venais de semer moi-mme. Aureste l'agriculture est aussi un jeu ; ne faut-il pasprparer son plan, le modifier chaque instantselon les circonstances, et compter avec le hasard ?N'a-t-on pas les orages, la grle, les froids et lesscheresses, les maladies, les sauterelles?.., Quandjo rentre pour prendre le th, que j'ai bourr mapipe, je me rappelle quo le cheval a besoin d'treferr, ou qu'il serait bon d'aller dans le verger voirqui a t le plus fort de mon garde ou de mon eau-de-vie. Jo prends ma casquette et m'en vais, sanspenser ma femme, qui reste avec les enfants.

    On en parle chez les voisins : c'est encore un ma-riage comme les autres ! Mme lo rvrend M. Ma-ziek arrive un jour, tout plein d'onction. Son vi-

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    sage, sescheveux, tout tait onctueux, jusqu' soncollet, ses bottes, ses coudes. Il resplendissait,levait sur moi son jonc commo une. houlette, et mesermonnait. Mais, mon rvrend, si nous nonous aimons plus? Ho l ho 1 purgatoire l s'crie-t-il en riant gorgo dploye, et lo mariage chr-tien? Mais, mon rvrend, notre bienfaiteur,est-ce uno vie, cela?Ho! ho I purgatoire! non,ce n'est pas ainsi qu'on doit vivre, A quoi serviraitdoncl'gliso ? Savez-vous, pauvre ami gar, ce quoc'est que la religion ? Ayez commo cela des rapportsavec une fille sansl'aimer autrement, entretenez-ln,chacun la mprise, et l'on vous appelle libertin ; dansle mariage, c'est diffrent. De quoi vous parlel'pouse chrtienne? D'amour? Non, purgatoire!do son douaire et de,vos dovoirs. Ai-jo raison ? Quipense l'amour? Nourris ta femme, habille-la,c'est ton cot. Voil le mariago chrtien. Purga-toire! jo m'entends... Un enfant do l'amour, c'estune honte; ici au contraire, si on a des enfants,qu'est-ce que cela fait qu*on se dteste ? c'es.t la b-ndiction du ciel. Est-ce l'amour qui fait le mariago,je vous prie, ou est-cola conscration par lo prtre?Si c'tait l'amour, on se passerait bien du prtre.Ergo! je m'entends. Ainsi parla notre cur.

    Ds lors je me sens de plus en plus seul lamaison. Jo reste maintenant dehors quand on couples bls; je m'asseois sous les gerbes amoncelescomme sous uno tente, fumant ma pipe, coutantchanter les moissonneurs. Lorsqu'on abat du bois,je vais dans la fort, j'y tire un cureuil. Je ne rrian-

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    que pas un seul march dans tout lo district 5onmovoit souvent h Lemberg, surtout l'poque des con-trats (l)sjo m'absente des semaines entires. Peu peu, tacitement, ma femmo et moi, nous avonsaccept les conditions du.,, mariago chrtien.

    Mon voisin voyait les choses autrement; il pen-sait qu'on peut so mettre en frais tous les jours. Eneffet, il 110se lassait pas do tenir compagnie mafemme, surtout les jours o j'tais dehors. Il taitdsol do ne pas me trouver, putois, va ! puiss'installait, et rcitait du Pouschkino. Il la plaignait,parlait des maris en gnral, hochait la tte et re-niflait avec compassion; un jour il mo fit une scneparce que, disait-il, jo ngligeais ma femmo. unofemmo do tte et un coeur d'or! C'est facile dire, mon ami; tu nola vois qu'en humeur do fte, II lui lit donc des livres ; bientt ello no fait plusquo soupirer lorsqu'il est question do moi. Aufond, qu'y a-t-il eu entre nous? Nous ne nouscomprenons pas , dit-elle. C'tait pris textuel-lement dans un livre allemand, textuellement,monsieur...

    Uno fois donc jo reviens tard de Dobromil, tl'unolicitation. Jo trouve ma femmo sur lo divan, unpied relev, le genou dans les mains, absorbe dansses rflexions. Mon ami s'y trouvait aussi ; elle avaitsa pelisse do pettt-gris, et alors il [n'est jamais

    (1} poque on les propritaires galiciens se donnent rendez-vousdans la capitale et dans les chefs-lieux do cercla pour vendre leurs

    ' '

    produits, gnralement sur pied, aux marchande, nui sont des Juifs*pour la plupart.

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    loin. Je no me fche pas: ello mo plat ainsi ; je luibaiso la main, jo lisse la fourrure. Tout coup elleme regarde d'un regard trange; jo n'y comprendsrien. Cela no peut pas durer, dit-cllo d'unovoix rauquc, avec effort. Mais qu'as-tu donc? Tu no viens plus ici quo la nuit, s'cric-t-cllc.A une maltresso, on fait la cour au moins. Et moi,moi, jo veux tre aime ! Eh bien 1 jo no t'aimedonc pas? Non ! Ello sort, monte cheval,disparat. Je la cherche toute la nuit, toute la jour-ne. Comme je rentre le soir, elle a fait faire son litdans la chambre des enfants.

    J'aurais d mo montrer alors, c'est vrai; j'taistrop fier, je croyais quo les choses s'arrangeraient, et puis nos femmes I on n'en fait pas ce qu'onveut. Il y avait l au bailliage un greffier allemand;sa femme recevait des lettres d'un capitaine de ca-valerie. Qu'as-tu donc l, ma chre? Il prendla lettre, et il n'a pas achev de lire qu'il commence la battre; il l'a si bien battue qu'elle lui a renduson affection. Voil un mariago heureux; maismoilj'ai manqu le bon moment. Maintenant c'est tout un.

    On no so disait plus que bonjour, bonne nuit,c'tait tout. Je recommenais de chasser; je passaisdes jours entiers dans la fort. J'avais alors un garde-chasso qui s'appelait Ircna "Wolk, un homme bi-zarre. Il umait tout ce qui vit, tremblait lorsqu'ildcouvrait un animal, et ne l'en tuait pas moins;ensuite il le tenait dans sa main, le contemplait, etdisait d'une voix lamentable : 11 est bien heu-reux, celui-l, bien heureux ! La vie ses yeux

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    , tait un mal. Drle d'hommo! Jo vous en parleraiuno autre fois. Je mettais donc dans ma lorba (1)un morceau de pain, du fromage, et do l'eau-dc-viodans ma gourde, et je partais. Parfois nous nouscouchions sur la lisire de la fort ; Ircna allaitfouiller dans un champ, rapportait une brasse depommes do terre, allumait un grand feu ctlcs faisaitcuire dans la cendre. On mange ce qu'on a. Lors-qu'on rdo ainsi dans la fort noire, silencieuse, ol'on rencontre lo loup et l'ours, o l'on voit nicherl'aigle, quo l'on respire cet air pesant, froid,humide, charg d'Apres senteurs, qu'on a pours'attabler une souche d'arbre, pour dormir unecaverne, pour se baigner un lac aux eaux som-bres et sans fond, qui ne so ride jamais et dont lasurface lisse et noire boit les rayons du soleil commola lumire de la lune, alors il n'y a plus do senti-ments, on n'prouve quo des besoins : on mangepar faim, ou aime par instinct,

    Lo soleil se couche; Ircna s'est mis en qute dochampignons. Uno paysanne est assise sur le sol; sajupe bleue fane no cache pas ses petits pieds cou-verts do poussire. La chemise a gliss a moiti dose