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Sacher Masoch - Legs de Cain

Oct 06, 2015

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Karen Bright

Sacher Masoch
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  • Lopold Sacher-Masoch

    LLee lleeggss ddee CCaann

    nouvelles

    BeQ

  • Lopold Sacher-Masoch

    Le legs de Can nouvelles

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 761 : version 1.0

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  • Le legs de Can

    dition de rfrence :

    Paris, Calmann-Lvy, diteur, 1884.

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  • Un testament

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  • La pire pauvret, cest lavarice du riche.

    Un testament insens, un testament qui crie

    contre le ciel ! avait coutume de dire le notaire Batschkock chaque fois quil tait question des volonts dernires de la baronne Bromirska ; jamais un tre sorti des mains de Dieu et dou dune dose quelconque de bon sens ne fit dabsurdit semblable ! Il y a de quoi rire ! Prendre pour hritier un quadrupde ! Il y a de quoi mourir de rire ! Le notaire, par parenthse, ne laissait jamais chapper loccasion de rire avec bruit. Cette affaire de testament mrite du reste dtre raconte :

    I Dans le chef-lieu dun cercle de la Gallicie

    occidentale vivait, il ny a pas bien longtemps, un

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  • employ polonais du nom de Gondola, qui, moins par son mrite qu force de persvrance (il comptait plus de quarante annes de service), finit par tre nomm commissaire du cercle. Sa femme, une grande Polonaise, maigre faire peur, lui avait donn une fille qui eut dabord la mine dune petite bohmienne, promettant peine de devenir gentille, ce qui ne lempcha point dtre dix ans tout fait supportable, piquante quatorze ans, et, vers lge de seize ans, une beaut. Gondola lui-mme et t dans lancienne Rome un gladiateur de bonne mine, et Potsdam un de ces grenadiers dont Frdric-Guillaume se plaisait immortaliser les larges paules en ajoutant leur portrait la galerie du chteau. Sa nuque tait celle dun taureau ; ses mains eussent trangl le lion de Nme, ou roul un plat dtain comme une gaufre ; quant sa tte, elle et fait honneur au sultan Soliman. Cette inquitante vigueur tait tempre par lexpression mielleuse de la physionomie ; personne navait le sourire plus humble, lchine plus souple que M. Gondola. Bien quil part ne jamais se soucier de lavenir et tenir uniquement

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  • jouir de la vie en dpensant ses revenus avec toute llgante lgret dun vrai gentilhomme polonais, il sentendait profiter de sa position et remplir ses coffres. Sa femme et sa fille, la Panna Warwara, laidaient de leur mieux ; elles taient ingnieuses dcouvrir toujours de nouvelles ressources, mais il les surpassait encore en habilet. Avant 1848, les plaintes des paysans contre leurs propritaires remplissaient les bailliages galliciens ; et toutes ces plaintes, sans exception, passaient par les mains de M. Gondola. Il tait donc naturel que les gentilshommes lui fissent la cour. On ne lui donnait pas le bonjour, on se jetait ses pieds, en paroles, cela va sans dire, mais il comprenait ces paroles la faon de certaines dames de thtre qui tendent la main quand on leur offre son cur. Sagissait-il par exemple dun paysan demi mort, assomm par un seigneur qui prenait tous les saints de lglise romaine tmoin de son innocence, M. Gondola tait bien trop poli pour rudoyer le coupable. Non, il lui offrait un fauteuil et se contentait de faire observer en soupirant que ctait l une mauvaise affaire sur laquelle se

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  • prononceraient les tribunaux. L-dessus, le tyran de village croyait dj sentir autour de son cou les deux grandes mains du commissaire ; il rougissait, perdait haleine, suppliait, implorait, mais sans russir mouvoir ce reprsentant intgre de lautorit.

    Vous avez l, commenait dun air indiffrent M. Gondola, des chevaux superbes et une jolie voiture. Que vous tes heureux ! Un pauvre diable de ma sorte na jamais loccasion de conduire en si bel quipage sa femme et son enfant !

    Cette simple rflexion produit leffet dsir ; depuis lors, la voiture est toujours aux ordres de M. Gondola ; il sen sert pour aller lever ses impositions ; sa femme et sa fille en profitent pour des parties de campagne ; mais cela ne suffirait pas dsarmer M. Gondola. Chaque fois que le gentilhomme vient en ville, il lui fait lhonneur daccepter un bon djeuner. Laubergiste juif offre les mets les plus exquis, les meilleurs vins de sa cave, et, le repas termin, Gondola pousse la dlicatesse jusqu sortir dans

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  • la rue pour laisser le gentilhomme rgler la note. Madame Gondola montre la mme dlicatesse quand le seigneur envoie une provision de farine, de beurre, de pommes de terre, du gibier ou un petit cochon ; elle compte scrupuleusement si le nombre des objets envoys saccorde bien avec lnumration quen a faite le donateur, ne manque jamais de demander au commissionnaire sil appartient la Socit de temprance, le loue si sa rponse est affirmative, lexhorte svrement dans le cas contraire, mais sous aucun prtexte ne lui offre un verre de bire. Le donateur vient-il rendre visite ces dames, elles gardent un silence digne ; cest peine si madame Gondola se dfend quand il baise sa main dure et osseuse. Enfin M. le commissaire se dcide cependant trouver que le paysan a exagr les svices dont il prtend avoir t victime, et il le renvoie avec un peu dargent, trs peu, pour se faire soigner.

    Le cours de la procdure se modifie si le plaignant a la bonne ide damadouer la justice par le don dune vieille poule ou dune soixantaine dufs. M. Gondola est trop

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  • quitable pour mpriser les petits, et le gentilhomme saperoit sa prochaine visite que son affaire va mal tourner, moins quil ne sassure de lintervention des dames, laquelle est gagne dordinaire par deux robes de soie de Lyon.

    Il peut arriver encore quun juif riche demande M. Gondola lautorisation denterrer selon la religion de Mose avant le coucher du soleil quelque membre de sa famille qui vient de rendre lme. Cest contraire la loi : celui qui est charg de la faire excuter le renvoie sans misricorde, la premire fois du moins. La seconde fois, on lcoute en se moquant de lui et du prix quil offre pour obtenir une dispense. Soyez sr que le juif reviendra une troisime fois, tremblant comme la feuille, compter les cinquante ducats quexige le commissaire. peine aura-t-il eu le temps de soupirer, quon en exigera cent autres pour lhpital, ou lorphelinat, ou toute autre maison de charit. Sil est marchand, il lui sera permis denvoyer aux dames de la toile, des toffes, que sais-je ? Cette famille nest pas fire et na garde de rien ddaigner. Du

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  • reste, M. Gondola fait apporter de temps en temps, au grand jour, dans sa propre cuisine, le bois destin au bailliage ; il bourre ses poches de papier, de plumes, de cire cacheter et autres bagatelles dont regorgent les bureaux, sans oublier par-ci par-l une bouteille dencre, bien quon crive peu dans sa maison ; mais sa femme sait faire de tout un commerce lucratif. Nanmoins il ny a jamais dargent au logis, le commissaire ne perdant pas de vue les devoirs de reprsentation quentrane son emploi et aimant pour son compte vivre comme un pacha.

    La Panna Warwara avait grandi dans le milieu que nous venons de dcrire ; en outre, elle entendait chaque jour appeler gueux quiconque ne possdait rien ; elle voyait son pre se courber jusqu terre devant telles gens riches quil dsignait dans lintimit de la famille, toutes portes closes, sous le nom de coquins. tait-il question dun tranger ? Quest-ce quil a ? demandait M. Gondola. Une fille se mariait-elle ? Quels sont ses biens ?

    Le premier jouet de Warwara enfant avait t

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  • deux ducats tout neufs que son pre, revenant dune tourne, lui jeta sur les genoux. Warwara naimait pas la musique, on ne lentendit jamais fredonner une chanson ; les romans ne lattiraient gure, la posie lennuyait. Elle apprit au contraire avec plaisir les langues : aprs lallemand, le franais, puis le russe et mme un peu ditalien. dix-huit ans, Voltaire tait son auteur favori. Elle lisait volontiers ; mais jamais un caractre noble, une aventure touchante ne fixait son attention ; ce qui la frappait, ctait le tableau de la puissance, du faste. Aucune illusion, aucune fantaisie ne dora jamais sa jeunesse ; elle ne connut pas non plus, en revanche, ces amers dsenchantements qui attendent son dbut dans la vie une me confiante ; elle ne prit jamais un joli garon desprit pour un demi-dieu, ni un tronc darbre clair par la lune pour une colonne dargent. Pour elle, une fort tait un lieu o lon coupe du bois et le bluet des bls une mauvaise herbe. Bref, cette fille avise voyait les choses comme elles sont. Il tait impossible au plus fin de la tromper par un masque ; elle reconnaissait aussitt le vrai visage quon lui cachait. Ce qui

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  • lamusait singulirement, ctait linconsquence des hommes en gnral, qui, sans cesse occups dissimuler leurs vices, feindre des vertus quils nont pas, paratre meilleurs et plus beaux que la nature ne les a faits, sont toujours disposs cependant prendre le fard dautrui pour les couleurs ingnues de la sant.

    Sre de sa propre supriorit, Warwara tait rsolue profiter sans misricorde de la sottise humaine, afin dacqurir une haute position sociale ; mais elle ntait pas encore fixe sur le choix des moyens. Dabord elle essaya son pouvoir sur ses parents, quelle dominait lgal lun de lautre, puis sur les jeunes officiers et employs du bailliage, qui taient entre ses mains comme autant de moineaux prisonniers dans celles dun enfant. Elle fit de nombreuses conqutes, mais sut fuir tout ce qui ressemblait une intrigue amoureuse. Son but tait un riche mariage, et elle navait pas tard dcouvrir avec sa perspicacit ordinaire que les filles romanesques se marient rarement. Elle passait pour vertueuse et mme pour prude, mais sa vertu ntait que de la froideur.

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  • Les scnes sanglantes de 1846 lui fournirent loccasion de montrer toute la force de son caractre et linflexibilit de son cur. Linsurrection polonaise contre lAutriche avait t promptement suivie de celle des paysans contre leurs seigneurs. Des massacres pouvantables, qui commencrent dans les provinces de louest, eurent lieu au nom de lempereur, pour qui le peuple, sarmant de faux et de flaux, avait pris parti. Beaucoup de gentilshommes durent se rfugier avec leurs familles et leurs serviteurs, dans les villes de province, sous la protection de ce mme gouvernement quils avaient entrepris dabattre. La rvolution cependant ntait pas encore dompte ; les troupes autrichiennes avaient abandonn aux insurgs Cracovie et Podgorze ; un corps polonais avanait sur Tarnow. Lagglomration dans les chefs-lieux de tant de gens, qui avaient en somme pris part la conspiration, parut dangereuse aux baillis, et ils sempressrent dconduire au plus vite ces rfugis, qui, les circonstances aidant, pouvaient si facilement se changer en rebelles.

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  • Les malheureux seigneurs polonais assigeaient les bailliages et se prsentaient en suppliants chez les employs desquels ils attendaient un peu de compassion ou quils croyaient corruptibles. Ce fut une poque prospre pour M. Gondola ; il trafiqua, par tous les moyens imaginables, de la vie menace des nobles.

    Le baron Bromirski, un vieux rou ridicule, qui, poursuivi par ses paysans, avait mis sa perruque lenvers et tremblait de tous ses membres, fut le premier se racheter en payant mille ducats. ce prix, il trouva dans la maison du commissaire une cachette sre et commode. Dautres suivirent son exemple et obtinrent la permission de rester en ville.

    Le 26 fvrier, le capitaine du cercle envoya Gondola, avec un gendarme et un dtachement de chevau-lgers, quelques milles de l pour recevoir, des mains des paysans, un certain nombre dinsurgs prisonniers. Vers le soir de ce mme jour, le seigneur Kutschkowski, de Baranow, entra prcipitamment chez le

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  • commissaire. Lorsque madame Gondola lui eut appris que son mari ne reviendrait que le lendemain, il laissa tomber sa tte sur sa poitrine en scriant avec angoisse :

    Alors nous sommes perdus ! Personne ne peut nous sauver !

    Warwara entreprit de le consoler. Je suis prte remplacer mon pre de mon

    mieux, dit-elle. Moyennant mille ducats, nous vous cacherons volontiers.

    Il ne sagit pas de moi seul ; jai laiss l-bas ma femme, sa mre et mes enfants, qui courent les plus grands dangers. Dailleurs, o voulez-vous que je prenne tant dargent ?

    Pour faire des rvolutions, les Polonais trouvent toujours de largent, insinua dun ton railleur madame Gondola.

    Warwara rflchissait. coutez, dit-elle ; jirai avec vous chercher

    votre famille, que je prserverai de tout mauvais traitement. Fixez vous-mme la somme que vous pouvez donner.

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  • Cent ducats. Les deux femmes haussrent les paules. Je ne me drangerais pas moins de cinq

    cents, fit Warwara. Au nom de Dieu, venez, scria

    Kutschkowski ; peut-tre ma belle-mre pourra-t-elle complter la somme.

    Warwara senveloppa de fourrures, prit un gendarme avec elle et monta dans le traneau du seigneur, qui se dirigea aussitt vers Baranow. Il faisait nuit quand ils arrivrent ; la seigneurie tait entoure de paysans, les femmes tenant des torches de rsine dont la rouge lumire projetait comme des taches de sang sur les faux de leurs maris. Grce la prsence de mademoiselle Gondola et du gendarme, Kutschkowski put gagner sain et sauf la salle du rez-de-chausse, o tait runie sa famille.

    Voici, dit-il, un ange qui vient notre secours.

    Sa femme se jeta, perdue de reconnaissance, dans les bras de la jeune fille.

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  • Tandis quelle la couvrait de baisers et de bndictions, Kutschkowski sentretenait voix basse avec sa belle-mre :

    Hlas ! dit-il enfin dune voix brise, il est impossible de nous procurer tout largent que vous demandez ; prenez les cent ducats, et ayez piti de nous !

    Mais lange resta inbranlable. Sil en est ainsi, je ne puis rien en votre

    faveur ; mon pre madresserait des reproches : une lourde responsabilit pse sur lui. Les Polonais gagnent du terrain, il est ncessaire de faire un exemple par-ci par-l. Je prendrai largent pour la peine que jai eue, et je veux bien encore exhorter les paysans.

    Mais on gorgera ces innocents ! scria le seigneur hors de lui.

    Je ny puis rien. Vous signez donc notre arrt de mort ? Kutschkowski se jeta sur un fauteuil, le visage

    dans ses mains ; sa femme, genoux devant Warwara, lui demandait grce comme un juge,

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  • mais la digne fille de Gondola ne rpondit que par une grande rvrence de cour et sortit, impassible. Dehors, elle adressa, selon sa promesse, quelques mots aux paysans pour les calmer, puis elle remonta dans le traneau avec le gendarme.

    Le lendemain, on sut que les propritaires de Baranow, grands et petits, avaient t torturs, puis mis mort par les paysans.

    Ma foi ! dit Warwara, je regrette davoir renvoy leur traneau. qui maintenant va-t-il servir ?

    Aprs lexemple donn par cette fille nergique, nul ne refusa plus de se soumettre aux prtentions de la famille Gondola. Linsurrection teinte, une nouvelle occasion de rapine ne tarda pas se prsenter. Les paysans, qui avaient combattu au nom de lempereur, refusaient dsormais de se soumettre au robot exig par les nobles rebelles. Le gouvernement essaya davoir raison des rsistances de ses amis par la douceur dabord, puis par la force. Lintelligent commissaire voyageait dun village lautre,

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  • vivant comme un prince chez les seigneurs ou chez leurs mandataires, envoyant sa femme des charrettes pleines de provisions, et dployant lgard des paysans, selon le plus ou moins de gnrosit du propritaire, toute son loquence, depuis la douce rprimande jusquau bton.

    Les paysans du baron Bromirski furent les premiers reprendre leurs travaux, et le baron noublia jamais le service que M. Gondola lui avait rendu, sans doute parce quil lavait assez chrement pay. Il resta lami intime de la famille, promena les dames en voiture, leur donna des ftes champtres, et les accompagna lhiver Lemberg, o il payait leurs emplettes et se montrait chaque soir avec elles au thtre. La robe de Warwara ne pouvait leffleurer sans quil tressaillt ; chaque fois quil baisait la blanche main de cette belle personne, il poussait un soupir qui en disait long.

    Bromirski est amoureux de toi, dit un jour la mre sa fille.

    Vous croyez mapprendre une nouvelle ? Jy ai dj mrement rflchi, continua la

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  • matrone ; tu pourrais faire pis que de le prendre pour amant.

    Vous voulez dire pour mari ! rpliqua la Panna Warwara.

    Et lpouse du commissaire ouvrit de grands yeux.

    II Au mois de mars 1848, chaque courrier

    apportait de Vienne des nouvelles inquitantes ; le conducteur, en descendant de son sige, tait aussitt entour dune foule mue ; enfin le chef-lieu polonais son tour entendit proclamer la Constitution et vit armer la garde nationale. M. Gondola secouait toujours la tte en assurant que cela finirait mal : Que deviendra un pauvre petit employ comme moi, disait-il, quand un Metternich lui-mme... Il achevait sa phrase en levant les yeux au ciel. Certain soir, on lui fit un charivari. Tandis que Warwara ouvrait la fentre

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  • pour tirer la langue au peuple, le gant, son pre, se glissa sous un lit, affol par la peur. Dans la nuit, on alla chercher le mdecin ; le lendemain, il mourut. Personne ne le suivit au cimetire, sa femme excepte ; Warwara prtendit nen avoir pas la force ; aucun des collgues ni des amis du dfunt ne parut aux funrailles ni chez la veuve ; elle fut vite, ainsi que sa fille, oublie, pour ne pas dire vite. En ces jours o lon vit plir tant dtoiles, celle des Gondola steignit tout fait. Le baron Bromirski lui-mme fit le mort. Dabord, les deux affliges le crurent Lemberg ; mais, quelque temps de l, son carrosse ayant travers la ville, madame Gondola put constater quil dtournait la tte pour ne pas lapercevoir sa fentre. Il fallut en finir avec le luxe ; toutes les sources des gros revenus taient taries ; il ne restait plus quune modique pension de veuve. La mre et la fille se rsignrent de pnibles rformes, qui ntaient pas encore suffisantes, car, moins dune anne aprs, tous les meubles taient saisis dans le petit logement quelles habitaient au fond dun faubourg.

    quoi te sert la beaut que Dieu ta

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  • donne ? disait madame Gondola interpellant sa fille.

    Soyez sre que jen tirerai bon parti, maman, avec laide dun autre don du bon Dieu que je me pique de possder : lesprit.

    Songe donc, en ce cas, la triste situation de ta mre !

    Et madame Gondola sen allait, avec un sanglot demi touff, vaquer aux soins du mnage ; le soir, elle se dlassait en tirant les cartes. Cependant Warwara lisait des drames haute voix.

    Quelle ide de perdre ton temps en lectures inutiles et de crier de faon faire croire aux voisins que nous nous disputons ?

    Je ne suis pas femme perdre mon temps ; japprends des rles, parce que je compte entrer au thtre.

    Toi, ma fille, une comdienne !... Cela vaut mieux que dtre courtisane. Ma

    rsolution est prise, et tu sais que je ne renonce jamais un projet. Tout sourit aux comdiennes ;

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  • leur opulence gale celle des vraies princesses. Madame Gondola se mit en colre. Depuis

    lors, il y eut entre ces deux femmes de violentes et continuelles discussions. Warwara fut vite bout de patience.

    Jen ai assez, dit-elle brusquement un jour ; je ne resterai pas une heure de plus dans ce taudis.

    Quest-ce qui tarrte ? rpliqua la mre ; je ne te retiens pas ; seule, je vivrai plus tranquille !

    Sans ajouter un mot, Warwara commena ses emballages. Aprs lavoir laisse faire quelque temps, madame Gondola vint regarder la petite malle quelle avait trane dans le vestibule.

    Tu ne pourras te prsenter nulle part, murmura-t-elle ; tu nas pas de quoi te vtir.

    Jai ce quil me faut. Tu avais des robes, et tu me les cachais ! Fallait-il les laisser prendre aux huissiers ? Mais nous les aurions vendues ! Comment !

    tu ne partages pas tout avec ta pauvre mre qui te

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  • nourrit ? Voil bien les enfants, sans tendresse, sans reconnaissance !...

    coute donc, maman ! et dabord laisse-moi rire. Je naurais rien du tout si je navais pas pris le soin de faire disparatre sous une planche du grenier deux de mes robes de soie et ton manteau de velours.

    Quoi ! mon manteau ! Madame Gondola se jeta sur la malle et tira le

    vtement par un bout, tandis que sa fille le retenait par un autre. Ce fut entre ces deux mgres une querelle de chattes en fureur ; elles criaient, crachaient, griffaient lenvi. Enfin la plus vieille perdit haleine :

    Garde-le donc ! va-ten comme une voleuse ! Tu es libre !

    Warwara remit le manteau dans la malle, quelle ferma, puis elle secoua une petite bourse devant le visage de sa mre :

    Vois-tu, jai aussi de largent ! Madame Gondola tomba vanouie ; sa fille

    sortit, en qute de quelque moyen de transport.

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  • Aprs avoir longuement marchand avec un juif qui se rendait Lemberg, elle rentra chez elle et, appuye contre la fentre, attendit le passage de la butka.

    Madame Gondola, revenue de sa syncope, tait en train de chercher la bonne aventure dans les cartes ; tout coup, elle dit dune voix adoucie et en ayant recours aux cajoleries du diminutif :

    Warwarouschka, pourquoi le thtre ? Un beau mariage tattend.

    Je le trouverai plus aisment au thtre quailleurs, rpondit Warwara dun ton sec.

    Les roues de la butka branlaient dj le pav ; la longue voiture de forme orientale, couverte dune toile et charge de juifs pauvres des deux sexes, sarrta devant la porte.

    Adieu ! dit la fille. Adieu ! rpondit la mre. Elles se sparrent ainsi. Warwara, montant lentement dans le chariot,

    do sexhalait une forte odeur dail, prit place

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  • entre une marchande de volaille et un boucher. Les chevaux partirent au trot. Aprs une course de quelques heures travers la plaine dsole quentrecoupaient de rares intervalles quelques collines basses, un village ou un bouquet de saules, ils sarrtrent devant une auberge juive o, de temps immmorial, les voyageurs pour Lemberg avaient pass la nuit. Warwara nobtint pas de gte sans quelque peine ; encore tait-ce une mauvaise petite chambre humide au rez-de-chausse ; lunique fentre qui ouvrait sur la cour tait rapice par des morceaux de papier de toutes couleurs ; sur le lit, il ny avait quune mchante paillasse et un matelas ; mais enfin ctait une chambre. Les appartements habitables se trouvaient tre retenus par des personnages de plus haute importance, dont les gens devaient loger dans les calches qui encombraient la cour. Toute la socit juive, parfume dail, sinstalla aussi pour la nuit sous la tente de la butka.

    Warwara sassit devant une des tables de la salle manger ; elle avait faim. On ne put lui offrir que des ufs, dont elle se contenta en y trempant des mouillettes de pain bis. Non loin

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  • delle, un jeune homme, le front appuy sur ses deux mains, semblait dormir. Le bruit que fit un couteau en tombant lveilla ; il leva deux grands yeux bleus sur la jeune fille et sembla stupfait, presque effray. Peut-tre cette blonde image sortie trop brusquement du brouillard de ses rves se mlait-elle encore lun deux. Avec un trouble charmant, il rougit, mit la main devant ses yeux et ta son bonnet pour saluer lblouissante apparition.

    Warwara rpondit avec une ngligence coquette, comme toute Polonaise de race rpond au salut dun homme. Pendant quelques minutes, ces deux tres jeunes et beaux ne firent que se regarder, trouvant sans doute cette mutuelle contemplation un extrme plaisir. Chaque fois que ltranger tournait les yeux vers Warwara, elle baissait les siens, de mme quil ne manquait pas de siffler tout bas en tudiant avec attention les peintures de la chambre chaque fois que le regard perant de la voyageuse se posait sur lui. Il pouvait se laisser regarder sans crainte aussi bien quelle-mme : grand, svelte, un peu frle peut-tre, il avait cette lgante aisance de dmarche et

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  • de manires que nul ne peut apprendre et qui plat tant aux femmes. Les traits ntaient pas absolument rguliers, mais dlicats, spirituels et toujours clairs par un sourire vainqueur. Lentretien muet de leurs yeux fut interrompu enfin par Warwara, qui demandait laubergiste une carafe deau. Aussitt ltranger se leva et, sapprochant avec un balancement des hanches coquet, presque fminin, pria la dame de lui faire la grce de ne pas boire cette eau, sortie dune mare croupissante o lon ne pouvait puiser que la fivre ; en mme temps, il soffrait prparer du th, ce que la jeune fille accepta gracieusement. Aussitt il courut chercher de leau, la mit sur le feu et, tandis quelle bouillait, sortit dune gibecire des viandes froides et des confitures auxquelles Warwara fit honneur.

    Maintenant, dit le galant inconnu, pardonnez-moi une question qui risquerait de vous paratre inconvenante si je ntais pas un homme grave, un homme mari... Vous tes-vous pourvue de linge de lit ?

    Je ny ai pas pens.

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  • Permettez-moi donc damliorer votre gte de mon mieux, sans que vous ayez vous en occuper.

    Warwara resta la bouche entrouverte de surprise, ce qui, du reste, lui allait trs bien. Un malaise vague et indfinissable stait empar delle.

    Vous tes mari ? Votre femme est-elle belle ?

    On le dit, rpliqua ngligemment le jeune homme.

    Et vous laimez, par consquent ? Mon Dieu ! dit ltranger avec un sourire, en

    jetant du sucre dans une tasse que lui apportait la servante, nous nous supportons !

    Il se fit un silence, pendant lequel la porte grina piteusement sur ses gonds, pour livrer passage un nouvel hte. Coiff dun bonnet gris, envelopp dans son manteau de voyage, il grondait le domestique qui portait ses bagages. Rpondant avec hauteur lhumble accueil de laubergiste juif, il se jeta sur le vieux canap,

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  • puis se mit examiner ses voisins. Warwara reconnut le baron Bromirski ; il la reconnut aussi et souleva son bonnet, mais elle neut pour lui quun regard ddaigneux. Le vieux fat parut courrouc de cette indiffrence ; il se tourna brusquement vers son domestique et lui demanda sa pipe turque.

    Vraiment, vous tes mari ? rpta Warwara, sadressant ltranger. Mais pourquoi ne pas vous asseoir ? ajouta-t-elle, lorsquelle eut remarqu quil restait debout comme un serviteur.

    Il sinclina respectueusement et prit place en face delle, ce qui lui fit tourner le dos au vieux Bromirski, puis, rpondant la premire question de Warwara, tendit vers elle une belle main trs soigne :

    Voyez mes chanes. Oh ! ces chanes-l sont faciles rompre, dit

    en riant la jeune fille, surtout chez nous, o les plus fidles vivent spars de leur seconde femme...

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  • Elle retira cependant de son doigt lanneau nuptial avec un soupir demi moqueur, le fit glisser sur le sien, puis le rendit lentement au jeune homme, qui rougit de nouveau. Ils causrent comme causent des gens qui ne se connaissent pas. Peu leur importaient les paroles sorties de leurs lvres ; la musique de leurs voix confondues suffisait les enivrer. Ltranger samusait faire danser la flamme bleue du punch ; Warwara broyait dans sa main des sucreries dont elle rpandait les miettes sur la nappe ; bientt elle saperut quil ramassait ces miettes pour les porter ses lvres, et une secrte joie lenvahit, car elle avait compris quelle produisait sur lui quelque impression. Interrompant ce jeu, elle passa tout coup un autre, qui consistait ptrir des boulettes de mie de pain et les lancer dans toutes les directions. Elle toucha le front du juif, qui secoua ses boucles noires en regardant autour de lui dun air tonn ; elle tira sur le chien qui dormait sous le buffet ; elle fit sonner les vitres et inquita une multitude de mouches colles sur le chandelier comme des grains de raisin sec.

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  • Pourquoi ne me prenez-vous pas pour cible ? demanda en riant ltranger.

    Elle ne se le fit pas dire deux fois ; mais lui, se drobant la grle qui latteignait, vint saisir ses deux mains agressives. Warwara parut offense.

    Si jai manqu au respect que je vous dois, dit-il en reculant dun pas, punissez votre esclave.

    Elle clata de rire et le frappa au visage dune de ses tresses qui stait dtache.

    Les magnifiques cheveux ! scria le jeune homme.

    Vous ne devez pas faire de ces remarques-l, monsieur... un homme mari... !

    Jai cependant le droit de baiser la verge, dit-il.

    Et avant quelle et compris, il avait press la tresse blonde contre ses lvres.

    Rien nirrite davantage un homme que de passer inaperu aux yeux dune femme qui en mme temps reoit et encourage les hommages dun autre. Si Warwara avait eu lintention densorceler le baron, elle net pu sy prendre

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  • mieux. Bromirski souffla quelques bouffes

    formidables de sa pipe turque, se leva, se promena de long en large, sapprochant de plus en plus de la table o les deux jeunes gens taient assis, puis sloignant avec effroi. Enfin il se sentit assez matre de lui pour dire Warwara :

    Mademoiselle, vous semblez ne plus me reconnatre.

    Vraiment, monsieur, rpondit-elle avec un calme crasant, je ne sais qui jai lhonneur...

    Rappelez vos souvenirs, un vieil ami de votre pauvre pre...

    Vous vous servez dune bien mauvaise recommandation, interrompit Warwara ; tous nos amis ne valent pas cela ! et elle fit claquer ses doigts ; nous avons pu les apprcier dans le malheur.

    Je ne mrite pas dtre confondu avec les autres, puisque jtais ltranger...

    Oui, oui, je vous reconnais maintenant, dit Warwara.

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  • Et elle eut la malice de prsenter les deux hommes lun lautre.

    Monsieur ?... Maryan Janowski, dit le plus jeune. Monsieur Maryan Janowski, je vous

    recommande M. Baruch-Pintschew, qui vendait feu mon pre du sucre et du caf au plus juste prix.

    Quelle folie ! bgaya le baron, devenu tout ple ; je suis le baron Bromirski, Lucien Bromirski.

    Mon Dieu ! quai-je dit ? scria mademoiselle Gondola ; je me suis trompe... mais cest votre faute, baron...

    Maryan Janowski sen alla vaquer, comme il lavait dit, larrangement de la chambre de sa nouvelle amie, et Warwara profita de son absence pour interroger le juif sur lui. Elle ne se gnait nullement devant Bromirski, de plus en plus irrit. Elle apprit donc par le juif quest-ce que les juifs ne savent pas ? que Maryan Janowski tait le fils dun propritaire du cercle de

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  • Przemysl, que son pre ne lui avait laiss que beaucoup de dettes, que son village venait dtre vendu par autorit de justice et quil sen allait Lemberg chercher un emploi. Quel malheur ! pensait cette fille pratique, tandis que le baron sefforait dengager la conversation.

    Maryan lui plaisait plus quaucun homme quelle et encore rencontr ; elle se sentait le pouvoir de le rendre amoureux quand bon lui semblerait ; mais quen adviendrait-il ? Un homme mari ! Elle serait donc sa matresse ; la matresse dun gueux ?... fi donc ! Lobstacle tait l. Une fois marie elle-mme, elle naurait certes pas dautre galant ; mais o trouver le mari ? Son regard tomba sur Bromirski, et ce regard dcida du sort du vieux rou. Une pense en fait natre une autre. La fantaisie de Warwara se transformait en projet, projet romanesque peut-tre, mais sans mlange dimprudence, et le projet devait tre excut sur-le-champ ; il ny avait pas de temps perdre.

    Maryan vint avertir Warwara que tout tait prt chez elle ; en effet, il avait ajout aux

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  • matelas les coussins de sa voiture et jet sur le plancher son propre manteau en guise de tapis. Le baron offrit son bras mademoiselle Gondola, mais elle refusa froidement, en allguant que Maryan Janowski avait t le premier se mettre ses ordres, ce qui nempcha pas Bromirski de monter lescalier derrire elle en sautillant. Il fallut pour le forcer se retirer que Warwara lui fermt la porte au nez dun mouvement si brusque quil porta instinctivement la main cette partie de son visage. Stant assur quelle tait saine et sauve, Bromirski soupira, se frappa trois fois le front et retourna dans la salle pour charger de nouveau sa pipe. Warwara regardait autour delle.

    tes-vous contente ? demanda Maryan. Vous vous tes priv de tout pour me donner

    le superflu, dit-elle avec vivacit ; laissez-moi voir sil vous reste le ncessaire.

    Elle saisit la lumire et se fit montrer la chambre du jeune homme, situe plus loin dans le mme corridor, mais donnant sur la route.

    Quest-ce que je disais ? vous navez plus

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  • doreiller ! Une bonne conscience suffit, mademoiselle. Plus de couvertures ! Je menvelopperai dans mes esprances. Quesprez-vous donc ? Une place pour ne pas mourir de faim. Oui, dans lavenir, mais tout de suite ? Maryan baissa les yeux en souriant. Que voulez-vous ? un pauvre diable de ma

    sorte doit se contenter du pain quotidien. Vous mavez paru cependant table aimer

    assez les sucreries ? Elles ne sont pas faites pour moi ; il y a tant

    de choses plus douces auxquelles je ne puis aspirer !

    Cest que vous manquez de courage. Le courage risque parfois de ressembler de

    linsolence. Votre langage est celui dun homme

    dhonneur, mais si je vous disais...

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  • Elle avait teint la lumire, et Maryan sentit deux lvres brlantes contre les siennes, dans ses bras un corps frmissant.

    Warwara sortit de la chambre de Maryan, en marchant avec prcaution sur la pointe des pieds.

    Arrive devant sa propre chambre, elle respira, dposa sur le seuil la chandelle teinte quelle tenait et descendit dans la cour pour demander des allumettes au juif. Comme il faisait nuit, elle navanait qu ttons. Dans toutes les voitures ronflaient des nez invisibles, formant un concert trange qui rappelait un peu louverture du Tannhauser. Tout coup, un petit cercle de feu illumina le visage bouffi et la brillante perruque noire du baron. Warwara put remarquer que ce vieux drle se penchait tantt sur un pied, tantt sur lautre pour regarder dans les voitures transformes en dortoirs, quand il ne saccroupissait pas pour surprendre par les fentres basses, claires au dedans, les secrets de toilette dune Suzanne quelconque.

    Monsieur le baron, dit-elle tout haut, je vous prierai de me donner de la lumire.

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  • Comment ! vous ici, mademoiselle !... Je vous croyais endormie.

    Il a, pensa Warwara, dj regard par ma fentre.

    Le baron tira son briquet de sa poche et lui remit ce quelle demandait.

    Cela vous suffit ? Tout fait. Alors, je peux baiser aussi la petite main ?... Toutes les deux si vous voulez. Il la regarda sloigner. Quelle charmante crature ! Et elle pourrait

    embellir ma vie... Si ce freluquet ntait pas ici ! Il ne semble pas lui dplaire, quoiquil nait pas le sou ! Ces petites personnes-l pourtant aiment les belles robes, les pelisses de fourrure, les diamants...

    La mditation du baron fut interrompue par la lumire qui brilla soudain la fentre de Warwara, dont on avait nglig, non sans intention peut-tre, de fermer les rideaux.

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  • Lartificieuse fille posa son miroir ct de la chandelle, sur une petite table, et procda lentement se dshabiller, dnouant dabord ses lourds cheveux et y promenant ses doigts avec complaisance, puis dtachant sa robe, quelle posa sur une chaise ; aprs quoi, elle fit voir par le mouvement le plus naturel ses paules virginales et se mit tresser lgrement les ondes dor qui avaient envelopp jusque-l sa poitrine. Bromirski suivait tous ses mouvements, et il sentait se serrer de plus en plus les cordes qui le liaient pour jamais.

    Tandis que Warwara procdait se dchausser, on frappa doucement la porte. Elle jeta un chle autour delle et demanda :

    Qui est l ? Moi ! Qui, vous ? Moi, belle Warwara. Vous, Maryan ! quelle audace ! Ce nest pas ce petit matre, mademoiselle,

    mais bien votre vieil ami Bromirski ! Ouvrez !

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  • Pourquoi ? Jai vous parler de choses importantes. Attendez jusqu demain ! Warwara, je ne suis pas un galant poches

    vides, moi, je suis riche, trs riche ; tous vos dsirs, je vous le jure, seront combls. Ne me repoussez pas.

    Ah ! ma mre avait bien raison de me prmunir contre vous, de dire que vous tiez un homme dangereux ! Mais je saurai dfendre mon honneur.

    En mme temps, elle tirait le verrou, si doucement que Bromirski put croire que la porte cdait ses assauts redoubls.

    Le lendemain, de grand matin, sans tre aperue de Maryan ni de personne, sauf lhtelier juif, Warwara monta dans le carrosse du baron, qui la ramena chez sa mre. Elle tait ple et grave, mais sur ses lvres serres on lisait la satit du triomphe. Lorsquelle entra dans la chambre de madame Gondola, celle-ci ne tmoigna ni mcontentement ni plaisir ; une

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  • extrme surprise se peignit seule sur ses traits. Tu nentres donc pas au thtre ? dit-elle,

    tandis que la jeune fille tait ses gants et son chapeau.

    Le monde est un grand thtre, rpondit Warwara, et jai toutes les facilits pour y jouer trs bien mon rle.

    III Le baron Bromirski fut depuis lors trs assidu

    dans la maison des deux dames. Il envoyait comme interprtes de son amour pour Warwara des bcasses, des perdrix, des livres, de beaux fruits, des robes, des fourrures et des bijoux, mais rien de tout cela ne russissait lui assurer un tte--tte avec celle quil adorait. Warwara, srieuse et mme taciturne, gardait le silence, tandis quen dsespoir de cause il jouait au mariage durant les longues soires dhiver avec madame Gondola.

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  • Un jour, une charrette de paysan entra dans la cour de sa seigneurie, et Warwara en descendit, couverte dun voile pais. Le baron slana, tout ravi, pour recevoir cette visite imprvue :

    Ah ! scria-t-il en baisant tendrement la main qui reposait froide comme un glaon dans les siennes, vous me rendez le plus heureux des hommes !

    Je ne sais si vous avez lieu de vous rjouir, rpondit Warwara, mais ce que jai sur le cur me rend infiniment malheureuse.

    Elle stait assise dans le cabinet du baron et dnouait lentement son voile. Lorsquelle leut retir, Bromirski vit quelle avait en effet les yeux rouges.

    Que sest-il pass, ma bien-aime ? Que souhaitez-vous de moi ? Tout ce que je possde est vous.

    Merci, vous tes gnreux et bon pour tout le monde, je suppose, sauf pour une seule personne, la femme que vous avez perdue !... Le mal est sans remde !...

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  • Elle porta son mouchoir son visage et sanglota.

    Le baron tait constern. Mexpliquerez-vous, Warwara... Il faut vous expliquer ! murmura-t-elle en le

    regardant dun air de tendre reproche, vous ne devinez pas !... Je serai bientt mre, Lucien.

    Mais ce nest pas un si grand malheur, dit le baron en souriant avec embarras.

    Au fond, cette nouvelle le flattait singulirement ; il avait grandi dun pouce.

    Vous riez, scria Warwara, quand je pense mourir !

    Ma chre belle, je suis prt faire tout ce que vous demanderez ; jassurerai lavenir de lenfant...

    Non, Lucien, ce ne serait pas assez : ma pauvret est plus fire que vous ne croyez. Lamour ma entrane ; cest un crime, je le sais, aux yeux du monde... il pourrait tre excusable aux vtres ; mais vous me mprisez trop pour faire de moi votre femme...

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  • Le baron parut de nouveau extrmement embarrass. Il navait pas pens la conclusion qui se prsentait.

    Mon refuge sera dans la mort. Oui, je me tuerai, moi et mon enfant !

    Elle se leva hautaine, indigne ; ses yeux tincelaient.

    Eh ! scria Bromirski avec humeur, je ne demande qu rflchir ; il ne sagit plus dune bagatelle !

    Rflchir ! Vous navez pas rflchi, avant de dshonorer une fille innocente quaveuglait une passion insense... Ah ! je me suis bien trompe ! Aujourdhui, je vous connais, je vous juge ; vous ntiez pas digne de mon sacrifice ; adieu...

    Warwara !... Je vous conjure... Elle tait dj loin. Le baron courut aprs elle

    sans bonnet, en robe de chambre, puis, dsesprant de latteindre, il fit atteler ; ce fut en vain ; il ne la trouva nulle part. perdu, il arriva chez madame Gondola ; Warwara ny tait pas...

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  • Avait-elle donc ralis ses menaces ! Quelle responsabilit terrible pesait sur lui ! Sous quel fardeau gmissait sa conscience ! Des heures scoulrent.

    Il perdait la tte de plus en plus ; enfin linfortune rentra, et sa vue il fut tout prs de dfaillir comme un condamn qui reoit sa grce sous la potence. Elle ne lui accorda pas un regard ; elle ne rpondit pas un mot, lorsquil balbutia :

    Pardon ! je suis, en principe, ennemi du mariage, mais si ce que vous mavez dit est vrai... attendons encore un peu !...

    Warwara vivait. Nayant plus redouter un pril pour elle, il se remettait dfendre, mais faiblement dsormais, sa propre libert.

    Pendant les semaines qui suivirent, il ne put obtenir dtre reu ; enfin, il fora la porte et trouva sa victime tendue sur un lit de repos, assez ple et dfaite. Une ample kazabaka lenveloppait ; elle travaillait un petit ouvrage de lingerie.

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  • Que cousez-vous donc l ? demanda-t-il pour dire quelque chose.

    Warwara lui montra une brassire denfant avec un geste dont lloquence acheva de triompher des hsitations de Bromirski. Se tournant vers madame Gondola :

    Madame, dit-il, jtais venu vous demander la main de votre fille.

    Prenez-la, scria madame Gondola avec son accent le plus pathtique, elle est vous !

    Les noces furent clbres sans bruit, et le baron emmena aussitt sa nouvelle pouse dans la belle terre de Separowze, quil possdait aux environs de Kolomea. Madame Gondola les suivit jusqu cette dernire ville, o elle sinstalla aux frais de son gendre, cela va sans dire.

    Lamoureux baron ne la quittant plus une minute, il devint difficile pour Warwara de jouer plus longtemps la comdie.

    Elle se dcida donc un coup hardi, peu de jours aprs son mariage. Elle attendit le soir

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  • Bromirski dans un nglig qui dessinait effrontment les lignes sveltes de sa taille aussi mince que jamais. Le baron ne lavait vue depuis longtemps quempaquete dans les plis menteurs dune paisse kazabaka ; il demeura stupfait, regardant sa femme dabord, puis le plancher et de nouveau sa femme. Celle-ci stait jete ses pieds, les mains au ciel, en jurant que lamour seul, pouss jusquau dlire, lui avait dict un subterfuge dont elle saccusait humblement, mais quelle saurait tout rparer en ne vivant que pour lui, comme sa servante, comme son esclave !

    Bromirski, tout mu par la preuve de passion que lui donnait une femme si jeune et si belle, la releva aussitt et la consola plutt quil ne lui fit des reproches. Elle lavait envelopp de ses charmes comme dun filet aussi difficile secouer que la robe mme de Nessus. quelques semaines de l, il fit un testament par lequel il linstituait son unique hritire. Warwara eut toujours soin depuis de garder ce monument de son amour, comme elle nommait le testament, dans sa cassette, dont elle portait par tendresse sans doute la clef sur son cur. Du reste, selon la

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  • promesse quelle avait faite, elle ne vivait que pour le baron, sarrogeant de plus en plus toute ladministration de ses biens, semparant de ses papiers prcieux et gardant sa caisse dans la chambre conjugale.

    Tu es un petit dissipateur, lui disait-elle en lembrassant : si je te laissais faire, tu naurais plus bientt quun bton de mendiant ; tous tes parents et amis ont les mains dans tes poches, tu donnes trop ma mre, tu mentoures dun luxe de sultane et tu te refuses toi-mme les moindres fantaisies. Il ne faut pas que cela soit ; je prtends te gter.

    Et, en effet, Bromirski navait jamais joui autant de sa fortune jusque-l. Mille douceurs embellissaient sa vie ; lameublement de la seigneurie fut renouvel, la table tait exquise, car Warwara, comme beaucoup de femmes froides et profondment gostes, tenait la bonne chre et prfrait un pt de perdrix ou un ragot dcrevisses au clair de lune et au parfum des fleurs.

    Bromirski tait persuad quelle ne songeait

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  • qu lui rendre la vie agrable ; il smerveillait en mme temps des conomies quelle savait faire sans quil en souffrt jamais. La maison tait tenue avec un ordre rigoureux ; tout ce qui avait pass en gaspillage venait dsormais grossir ses revenus, qui parurent augmenter considrablement ds la premire anne. Bromirski se flicita dabord davoir une femme aussi entendue aux choses du mnage ; il et souhait cependant que Warwara lui laisst un peu dargent de poche.

    Te traiter comme un colier quand tout est toi ?... ce serait trop ridicule ! scriait Warwara. Je ne suis que ton caissier.

    Mais le caissier tenait ferme les fonds quon lui avait confis ou laiss prendre. Ds quune somme quelconque arrivait la seigneurie, Warwara faisait une toilette, capable de transformer un capucin en don Juan, et entourait son cher mari de clineries flines jusqu ce quil lui et remis largent. Chaque fois, il se promettait solennellement dtre moins faible, et parfois son hrosme dura jusquau soir, mais

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  • jamais au-del. Elle enroulait autour de son cou ses cheveux dnous, semblables ces cordes de soie avec lesquelles un sultan fait trangler ses pachas et ses vizirs, et cen tait fait.

    Le vieux valet de chambre, qui tait dans tous les secrets de son matre, disait aux gens de la maison, quand la baronne inaugurait de nouveaux atours :

    Il faut que monsieur ait reu beaucoup dargent aujourdhui, car madame est trs dcollete.

    Bromirski voulait-il faire une partie de whist, il devait sadresser sa femme, qui fronait le sourcil et lui comptait avec rpugnance quelques petites pices.

    Il serait absurde, disait-elle, de perdre davantage.

    Et le baron lui baisait encore la main en signe de remerciement. Nanmoins il finit par extorquer de largent Warwara au moyen de prtextes dans le choix desquels il dployait un gnie inventif qui le surprenait lui-mme. Jamais,

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  • par exemple, il ne manquait daller lui-mme Kolomea pour remettre ou pour chercher des lettres ; ctait loccasion de voler Warwara quelques kreutzers, et il en tait heureux comme un enfant ; ou bien il sagissait de billets de loterie quil navait pu dcemment refuser. Un jour, il prtendit avoir trouv en chemin un jeune homme pendu un arbre ; il stait empress de couper la corde, mais le malheureux avait jur de revenir son funeste dessein sil ne parvenait pas se procurer cinq ducats quil devait au pre de sa fiance.

    Le mariage, la vie de ce pauvre garon taient en jeu, ajoutait Bromirski ; je nai pu rsister au plaisir de le sauver.

    Warwara fut ou feignit dtre dupe, mais elle ne tarda pas dcouvrir que son mari avait fait quelques petites dettes. Elle les paya, puis manda le baron dans sa chambre, dont elle ferma la porte. Bromirski tremblait comme un meurtrier quon amne devant la preuve sanglante de son forfait.

    Nas-tu pas honte demprunter, dit Warwara,

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  • riche comme tu les ?... Moi !... cest un malentendu... Ne vas pas te

    fcher... Elle se posa devant le misrable, en le

    menaant du doigt : Que cela ne tarrive pas une seconde fois !

    pronona-t-elle lentement, dune voix si svre, avec un tel regard, que Bromirski recula jusqu ce quil fut coll au mur, en balbutiant :

    Tu me fais peur. Warwara possdait une seconde clef du bureau

    de son mari ; aussitt quil sabsentait, elle visitait tous les tiroirs afin de sassurer quil navait pas fait de nouveau testament. De jour en jour, elle prenait plus dascendant sur lui ; elle finit par lui interdire daller jouer chez les voisins.

    Quils se runissent plutt ici une fois par semaine, dit-elle ; au moins, de cette faon, tu ne risqueras rien, car nous aurons soin de ne jamais jouer ensemble : quand tu perdras, je gagnerai ; quand je perdrai, tu gagneras. Comprends-tu ?

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  • Lhte ordinaire des Bromirski tait, outre le cur, un certain Albin de Lindenthal, fils dun ancien gouverneur du cercle et Polonais enrag, comme le sont en Gallicie tous les fils demploys allemands. Ce Lindenthal, beau cavalier dune trentaine dannes, faisait la baronne une cour respectueuse, mais dcide. Il lui apportait des violettes et des roses en plein hiver, il lui donnait les plus belles srnades. Le jour de sa fte, il imagina une fte champtre. Les garons et les filles de quatre villages runis vinrent chanter et danser la kolomika autour dun feu o rtissait, attach un jeune bouleau qui reprsentait la broche, un buf tout entier, tandis quun jet deau improvis faisait jaillir des flots deau-de-vie. Lindenthal invita la baronne pour une mazurke, et du haut du perron Bromirski regardait, ravi, en fumant sa pipe turque.

    quelque temps de l, Warwara, toujours attentive auprs de son vieux mari, lui persuada que les longues veilles ne convenaient pas sa sant. La partie de whist ne dura plus jusqu minuit, le cur vint moins souvent ; en revanche, Lindenthal tait chaque soir assidu la

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  • seigneurie, et quand le baron allait se reposer, il restait volontiers auprs de sa femme, lui tenant compagnie.

    Malgr tous les soins dont il tait lobjet, Bromirski tomba malade cet hiver-l, et au printemps il mourut. Warwara le ngligea beaucoup pendant sa maladie, car elle avait peur du spectacle mme de la souffrance ; il la fit demander la fin, mais la femme de chambre vint annoncer avec toute lemphase polonaise que madame la baronne tait tombe sans connaissance, de sorte que Bromirski expira sans lui avoir dit adieu, en murmurant sans cesse ces mots : Pauvre femme ! pauvre femme !

    peine son fidle valet de chambre lui eut-il ferm les yeux que Warwara le fit porter hors de la maison dans la salle mortuaire ; puis, aprs que les fentres eurent t ouvertes une heure de suite et la chambre dment parfume, elle fit leffort dentrer pour fouiller tous les tiroirs. Stant assure quils ne renfermaient rien de contraire ses intrts, elle mit le testament, quelle avait toujours gard, dans le bureau du dfunt.

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  • Bromirski fut transport avec pompe jusquau caveau de la famille. Sa veuve nassista pas la crmonie ; le dsespoir len empcha. Lindenthal marchait vtu de noir derrire le cercueil, suivi de la foule des serviteurs.

    Un homme de loi parut Separowze pour louverture du testament.

    Warwara entrait en possession dune fortune considrable. Elle navait que vingt-deux ans.

    IV Warwara donna en ces circonstances sa mre

    une premire preuve damour filial ; elle prit madame Gondola dans sa maison. Les mauvaises langues prtendirent que ctait en qualit de femme de charge.

    Jamais veuve ne porta le deuil avec plus de plaisir que Warwara, car chaque miroir lui rptait que les crpes noirs faisaient valoir son teint blouissant. Du reste, elle se ddommagea

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  • dune anne de retraite force par les plaisirs de lanne qui suivit. M. de Lindenthal avait demand sa main ; elle rpondit avec autant de grce que de fermet quelle voulait rester libre, mais quelle ne lui dfendait pas dembellir ses jours.

    Warwara ntait conome que de son propre argent. Elle acceptait sans scrupule les ftes que Lindenthal lui donnait, elle acceptait sa loge au thtre de Lemberg, de mme quelle lui permettait de la conduire aux bals du gouverneur et des magnats. Retournait-elle Separowze ? Toute la contre tait sur le qui-vive, car ce devait tre le signal de quelques splendides rjouissances, et jamais lattente de lhonnte noblesse campagnarde ne fut due ; aujourdhui encore, ceux de ses membres qui ont survcu cette poque racontent les feries imagines par la baronne Bromirska. Elle monta une fois avec Lindenthal dans un traneau qui reprsentait un ours blanc emport par six chevaux noirs. Vtue comme une czarine, coiffe dun kalpak lev plumes de hron, elle jetait la foule enthousiaste des poignes de ducats qui ne sortaient pas de ses

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  • coffres. Sur ltang gel, on construisit au mois de janvier un petit palais de glace dont le portail tait prcd de deux dauphins crachant des flammes. Au carnaval ctait des bals masqus, des cortges o figurait Warwara en Vnus triomphante sur un char de forme antique. Lt suivant eurent lieu des rgates tout fait extraordinaires, les bateaux finissant par donner la chasse une baleine de carton qui fut trane ensuite, laide de harpons dargent, devant la reine de la fte. Sur une estrade se tenaient des musiciens en costumes turcs et, lorsque la nuit se rpandit, ltang et ses bords tincelrent soudain de lanternes de couleurs comme prlude au plus brillant des feux dartifice.

    Dans le tourbillon dune pareille vie, Warwara noubliait pas ladministration de ses terres ; en mme temps elle augmentait ses revenus par dhabiles spculations. Rien nchappait sa surveillance pre et impitoyable. Le fermier de son moulin ne pouvant payer exactement, avait demand en vain un sursis ; en vain sa femme stait-elle jete aux pieds de la baronne ; il fut accus, condamn et une commission vint de

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  • Kolomea pour procder lexcution lgale. Tout tant fini, ces messieurs furent pris de dner la seigneurie, selon un vieil usage auquel ne pouvait chapper la baronne, bien quelle le dsapprouvt. Quelle surprise pour Warwara lorsque, entrant dans la salle manger, elle se trouva en face de Maryan Janowski ! Le jeune homme impressionnable rougit jusquaux yeux ; la femme froide, prudente et hardie, perdit elle-mme quelque peu contenance. Nanmoins elle se remit promptement, lui tendit la main et scria :

    Quel heureux hasard ! Puis elle fora M. Janowski de sasseoir

    auprs delle table et quand, le dner termin, les convives prirent place la table de jeu, Warwara appela Maryan auprs delle sur un petit divan turc, lautre extrmit du salon.

    Dites-moi avant tout, mon ami, demanda-t-elle avec aisance, pourquoi, puisque nous sommes si proches voisins, vous ne mavez jamais rendu visite ?

    Je vous prie, madame la baronne, de

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  • considrer ma position... Vous tes mari, cest vrai ! dit Warwara

    dun ton moqueur. Ce nest pas seulement cela, rpondit

    Maryan avec calme, je suis encore greffier du tribunal de Kolomea.

    Je ne comprends pas... Vous ne comprenez pas que je suis pauvre et

    que vous tes riche ? Vous ne comprenez pas quun honnte homme ne saurait tre tent par le rle de parasite ?

    Je dsire pourtant vous voir, dit la baronne, sa main blanche comme lhermine mollement pose sur celle de Maryan, vous voir trs souvent... Je ne vous ai pas oubli, moi, bien que vous paraissiez, ajouta-t-elle trs bas, avoir effac tout fait de votre cur certains souvenirs qui me sont chers.

    War... madame !... Point de paroles, interrompit Warwara ;

    donnez-moi des preuves srieuses de repentir, et je verrai si je dois vous pardonner.

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  • Elle lui pardonna, car il revint souvent. Bien que lhonntet mt un sceau sur ses lvres, il laissait lire dans ses yeux bien des choses qui, relies et dores sur tranche, se nomment de la posie. Maryan tait trop fier pour parler de ce qui reposait au plus profond de son me, comme dans un spulcre ; il employait donc tous les moyens pour ne pas se laisser entraner de prilleuses conversations. Il y avait par exemple un chiquier sur la petite table devant le divan turc. Maryan plaait cet chiquier entre lui et Warwara, qui toutes les fois lamenait se rendre.

    Comment peut-on jouer aussi mal ? dit-elle un jour ; il ny a pas de plaisir vous battre. Faites donc attention !

    Je suis tout attention, rpliqua Maryan et cest justement ce qui me trouble.

    quoi faites-vous donc attention ? vos mains. Ses mains taient en effet fort belles. Elle le

    savait et sourit.

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  • Quand vous tenez suspendue au-dessus du damier cette main qui pourrait tre un chef-duvre de statuaire, continua le jeune homme, jai toujours limpression quil vous serait aussi facile de toucher ma poitrine et de saisir mon cur.

    Ah ! et quen ferais-je ? Une pelote pingles peut-tre. Un jour Maryan vint dans laprs-midi. Il

    faisait si beau que Warwara ne voulut pas le retenir jouer et proposa une promenade.

    Elle mit son grand chapeau de paille, prit son ombrelle et sen alla gaiement avec lui travers les ondes mrissantes des bls, du ct du village dAntoniowska. Le soleil brlait, lair tait lourd touffer, de grands nuages blancs se gonflaient comme des voiles et montaient vite sans quon sentt le souffle qui les poussait en avant. Les oiseaux se taisaient, on nentendait que le coassement des grenouilles et la chanson des cigales. Par un temps semblable, on cherche lombre. Warwara sassit sur la lisire dun verger ; Maryan se tenait debout quelques pas,

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  • la regardant mordiller un pi de bl : Je suis fatigue, dit-elle ; cette chaleur est

    insupportable. Nous aurons de lorage, rpliqua Maryan

    sans se rapprocher. Croyez-vous ? Comme le silence se prolongeait : En pareil cas, pensa la baronne, la littrature

    est la meilleure ressource. Et elle entama une comparaison entre les romans franais et anglais laquelle Maryan ne sattendait gure ; il sy jeta cependant corps perdu pour sortir dembarras. Tous deux parlaient avec tant de feu quils ne remarqurent pas ce qui se passait au ciel. De grosses gouttes de pluie les avertirent de gagner le village. Warwara cherchait en vain sabriter sous son ombrelle ; une forte grle se mlait des torrents deau.

    Nous serons lapids ! criait-elle. Maryan lentrana, perdue, jusqu la plus

    proche chaumire qui se cachait sous les pommiers et les buissons de syringa. Il en poussa

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  • la porte, et aussitt une grosse poule mouchete, effraye de cette irruption, sauta sur la table avec des gloussements de dtresse, puis de la table sur le pole o elle continua de sagiter.

    Les gens de la maison doivent tre aux champs, dit la baronne, et moi je suis trempe ; si lon pouvait faire un peu de feu pour se scher !

    Maryan eut vite trouv du bois rsineux et quelques brins de fagot qui remplirent le pole de ptillements pareils aux coups de fusils dune bataille.

    La paysanne a srement des robes, dit-il ensuite, il faut que vous changiez de vtements sous peine de prendre la fivre.

    Ouvrant une armoire, il en tira quelques hardes. Warwara, assise sur une caisse peinte, sefforait en vain dter ses bottines ; le cuir tait gonfl par lhumidit.

    Permettez-moi de vous aider, murmura Maryan. Et, pliant le genou, il dfit les bottines, tira les bas, puis enveloppa les pieds nus, dune beaut marmorenne, dans les mouchoirs de la

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  • paysanne. Il ny avait point de bas, bien entendu, mais les lourdes bottes du dimanche pouvaient servir, faute de mieux. Aprs stre acquitt avec une rserve imperturbable de son office de femme de chambre, Maryan sortit, laissant la baronne se dshabiller. Elle apparut bientt sur le seuil vtue dun jupon bleu trs court, dune chemise chamarre de broderies en laine rouge et dun corset de drap noir comme une belle de village de la Petite Russie. Les femmes pensent la parure dans toutes les situations, elle avait donc entour son cou de grains de corail et nou autour de sa tte un mouchoir jaune qui, cachant le front demi, grandissait encore ses yeux.

    Est-ce que je vous plais ainsi ? demanda-t-elle Maryan.

    Perdu dans une muette admiration, il oublia de rpondre.

    Mais vous aussi, ajouta-t-elle, vous tremblez de froid. Allez changer dhabits. Ne mentendez-vous pas ?

    Jcoute.

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  • Cela ne suffit pas ; il faut obir. Comme vous voudrez. Aprs stre dguis en paysan gallicien

    Maryan fouilla toute la chaumire. Il ny a de th nulle part, dit-il enfin. Je ne

    trouve que de leau-de-vie. Donnez-men donc un peu, ordonna la

    baronne. Maryan versa de leau-de-vie : elle y trempa ses lvres, puis lui rendit le verre, quil vida dun trait.

    Tous deux tendirent une corde devant le pole pour y scher leurs habits.

    La tempte avait cess ; il ne pleuvait plus. Les gouttes deau qui tremblaient sur les feuilles ressemblaient des diamants ; la lumire dore du soleil ruisselait de nouveau sur toute la campagne, au-dessus de laquelle sarrondissait larc-en-ciel.

    Nous pouvons partir, dit Maryan. Affubls comme nous le sommes ?... Un sourire effleura ses lvres, tandis quil

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  • regardait, pensif, le sol ses pieds. quoi pensez-vous ? Quil vaudrait mieux pour moi que vous

    fussiez toujours vtue ainsi. Et pourquoi ? Parce que je pourrais dire une paysanne

    bien des choses que je dois cacher la baronne. Quest-ce que ce devoir-l ? qui vous

    limpose ? scria Warwara avec un regard tincelant de colre charmante. Je ne vous ai pas condamn rester muet ; cest vous qui me gardez rancune. Vous dites des absurdits... Si jtais paysanne, vous ne maimeriez pas. Allons-nous-en.

    Elle sortit de la chaumire dun pas dgag. Maryan suivait quelque distance ; brusquement elle sarrta et lattendit :

    Mais parlez donc, dit-elle, je vous le permets, ou plutt je le veux. Avez-vous tout oubli ? Vous paraissiez maimer autrefois ; comment vous suis-je devenue indiffrente ?

    Si je lexpliquais, vous me comprendriez

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  • mal peut-tre. Je ne veux pas avant toutes choses que vous me mprisiez.

    Dcidment, vous tes fou ! Je naurais jamais cru les hommes si romanesques. O avez-vous pris tout cela ? Dans Werther ?

    Tout en faisant une moue de ddain, elle approchait ses lvres du visage de Maryan qui sentit la fracheur de son haleine et recula.

    L-dessus, elle le toisa firement de bas en haut et secoua la tte comme pour dire :

    Attends ! tu me demanderas genoux ce que tu feins de ddaigner aujourdhui.

    Cette femme, malgr toute sa perspicacit, nentendait rien aux scrupules de la conscience.

    Il maime pourtant, disait-elle rveuse, il me dsire et il me fuit !..

    Bromirski avait laiss une assez belle bibliothque laquelle Maryan empruntait parfois des livres. Un jour Warwara, feuilletant certain volume de Mickiewicz quil venait de rapporter, vit une marque autour de quatre vers qui peuvent se traduire ainsi :

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  • Mon me, le souvenir habite en toi, comme un vautour. Il dort pendant la tempte du sort et tu es sauve. Mais le repos et la confiance te sont-ils rendus, Aussitt, tu saignes sous des serres impitoyables.

    Pourquoi, demanda Warwara, pourquoi donc avoir marqu ce passage ?

    Maryan sen dfendit. Cest inutile de nier, scria-t-elle, vous

    lavez marqu, vous dis-je ! De quel souvenir tes-vous tourment ? Quavez-vous perdu ? quoi bon saigner et vous dbattre ?

    Il est donn au pote, rpondit Maryan dune manire vasive, de rendre dans la langue des anges la souffrance muette de lhomme...

    Continuerez-vous parler par nigmes ? interrompit Warwara avec emportement. Prtendez-vous, monsieur, vous jouer de moi ? Assez de phrases sentimentales ! Si je vous plais comme autrefois... alors... ces vers sont superflus, je ne vous ai pas repouss ! Si vous ne tenez plus moi, que signifient ces soupirs, ces allusions,

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  • ces aveux demi touffs qui agacent mes nerfs et qui commencent, entendez-vous... mennuyer ?

    Maryan clata enfin : Faut-il vous dire que je vous aime ? Vous ne pouvez pourtant vous attendre

    raisonnablement ce que je le dise la premire ? O nous conduirait ma folie ? Vous tes

    libre, mais moi... Ah ! nous y voici ! vous voudriez

    mpouser ! dit Warwara avec un rire moqueur ; mes richesses ne vous feraient pas honte si je vous offrais de les partager, de monter du rang de petit greffier celui de matre de Separowze !

    Maryan tait devenu trs ple. Je vous lavais bien dit que vous me

    comprendriez mal, rpondit-il avec hauteur ; heureusement, je peux prouver par mes actes que...

    Il sinterrompit, salua et sortit tranquillement de la chambre.

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  • Warwara seffora en vain de le rappeler ; elle parut trop tard la fentre ouverte, il dpassait dj dun pas rapide lalle de peupliers ; il neut garde de se retourner pour voir flotter un mouchoir blanc, il fut sourd la voix qui prononait son nom avec un mlange de prire et dangoisse. Son orgueil avait triomph encore une fois, mais le triomphe ne devait pas tre de longue dure.

    Lorsque M. de Lindenthal se prsenta ce soir-l chez la baronne il ne fut pas reu, et le lendemain Warwara se leva les yeux rouges. Si Maryan se ft tran ses genoux, elle let repouss peut-tre ; les ddains du jeune homme irritaient son amour-propre. Elle pensait comme Talleyrand que chaque homme, de mme que chaque chose, a son prix et le fait quun pauvre petit scribe et considr comme une offense lhypothse dtre enrichi par ses mains la laissait confondue. tout prix, il fallait vaincre cette insolence. Dailleurs elle aimait Maryan autant quil lui tait possible daimer, avec une sorte dnergie semblable de lavidit. Elle le poursuivit dsormais, comme don Juan put

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  • poursuivre une fille aux abois. Son unique pense du matin au soir tait de le rencontrer, et elle le rencontrait, comme si sa volont implacable et forc les vnements. Chaque fois elle le saluait affectueusement ; elle sarrtait mme, dans lespoir quil laborderait, et Maryan passait dun air sombre. Une fois, sur la route impriale, quelque distance de la ville, elle fit arrter sa voiture et cria :

    Monsieur Janowski, je vous en prie, un mot !...

    Maryan resta immobile, respirant avec effort : Me prenez-vous donc pour un mendiant,

    noble dame ? demanda-t-il. Je ne demande pas laumne. Employez mieux votre argent.

    Puis sadressant un groupe de fainants dguenills, boiteux fort ingambes et aveugles voyants, qui encombraient le foss, il reprit :

    coutez, pauvres gens ! voici une dame compatissante qui veut vous donner, vous donner beaucoup. Courez vite !

    L-dessus il sloigna, laissant Warwara aux

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  • griffes de ces gueux, qui saisissaient les rnes des chevaux, grimpaient sur les roues, tendaient leurs bonnets la portire en numrant leurs misres, comme fait le chur dune tragdie grecque.

    En avant ! ordonna la baronne. Impossible ! rpondit le cocher. Nimporte ! que les chevaux passent sur

    eux ! Le cocher fit le signe de la croix et ne bougea

    pas. Force fut bien madame Bromirska de tirer sa bourse et de jeter son argent cette horde presque menaante qui lui souhaita cent ans de vie et autant denfants.

    Cette dsagrable aventure ne lempcha pas daborder quelques jours plus tard Maryan, qui fumait un cigare devant le caf de Kolomea, o se trouvaient aussi cinq officiers, un commissaire du cercle et une demi-douzaine de juifs, lesquels ouvrirent de grands yeux et envirent la bonne fortune du jeune greffier. Maryan et dsir tre un oiseau qui senvole lapproche du chat, mais la fortune lui ayant refus des ailes, il jugea

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  • convenable de rpondre en homme bien lev. Warwara feignait de se promener sur la place ; elle lui parlait en mme temps avec vivacit sans obtenir une seule rponse. Au bout de quelques minutes, Maryan regarda sa montre, et prtexta une affaire pour la quitter.

    Une autre fois elle vint son bureau, lui demander conseil pour un procs. Il sexcusa disant quil ntait pas lgiste.

    Mais vous tes un homme desprit et je nai confiance quen vous.

    Consultez plutt M. de Lindenthal. Elle se leva dun air de reine outrage, mais le

    soir mme, il la trouva sur son chemin ; elle lui saisit les mains avec des sanglots touffs :

    Pardonnez-moi, le dpit ma emporte trop loin, oubliez les paroles indignes qui mont chapp, jen suis trop punie, ayez piti de moi ! Faut-il tomber genoux ici, dans la rue ?

    Je ne vous en veux pas..., balbutia Maryan, dont le ressentiment devait cder cet humble repentir.

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  • Prouvez-le en maccompagnant tout de suite jusque chez moi.

    Il voulut rsister, mais la victoire fut pour la baronne. Dans cette calche close qui roulait au milieu du silence et des tnbres, il tait son prisonnier ; Warwara se jura de ne plus jamais lui rendre sa libert.

    Separowze ils furent reus par M. de Lindenthal qui, ne comptant pas sur la prsence dun tiers, vint au-devant de la voiture en bottes rouges et en robe de chambre turque. Maryan changea de couleur et voulut prendre cong.

    Warwara ne comprit pas dabord : Quelle mouche vous pique ? demanda-t-elle. Tout coup elle clata de rire : Jaloux ? vous tes jaloux ! Et vous ne

    vouliez pas de moi ! Eh bien ! cest votre punition !

    Elle profitait, pour parler ainsi, de labsence de Lindenthal qui, tout confus de son ct, tait all faire une toilette moins intime.

    Cet homme a des droits que je suis tout prt

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  • respecter, riposta Maryan, dsenchant une fois de plus.

    Taisez-vous, interrompit Warwara, je ne veux pas chez moi de scandale ; mais je vous jure de le congdier de la bonne manire. Faites-nous seulement une mine moins tragique et vous verrez !

    Sur ces entrefaites une allie prcieuse vint au secours de Warwara. Ce fut Thofie, la femme de Maryan, bonne personne dun esprit born et de sentiments assez vulgaires. Les longues visites que son mari faisait Separowze et dont elle ne pouvait manquer dtre instruite, excitrent sa jalousie. Au lieu davoir recours pour le retenir des artifices ingnieux, elle semporta, elle le tourmenta par ses prires, ses reproches, ses larmes, ses attaques de nerfs, ses menaces, ses injures ; elle ouvrit les lettres quil recevait de Warwara, elle le suivit Separowze, le fit appeler par les valets, entama une scne de violence, puis lorsquelle le vit en colre, tomba soudain genoux, jurant, les mains leves au ciel, que personne ne pouvait laimer comme elle laimait.

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  • Tout cela ntait pas fait pour rallumer un amour teint. Au lieu de ramener son mari, la pauvre femme le poussa dans les filets de sa rivale, comme si elle et t complice de cette dernire. Une brouille complte avec Lindenthal acheva dassurer lascendant de Warwara sur Maryan Janowski.

    Le magnifique gentilhomme arriva un jour chez sa matresse trs rouge et trs embarrass ; aprs de longs prambules, il demanda timidement la baronne de lui prter un peu dargent.

    Warwara se mit jouer avec les franges du sofa o elle tait assise, comme si elle et rflchi.

    Prter de largent ses amis est le moyen le plus sr de perdre leur affection. Vous mtes encore trop cher, Albin, je me garderai de vous prter une obole.

    Mais, Warwara, puisquil faut vous le dire, je suis ruin ou bien prs de ltre, et si mes amis mabandonnent...

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  • Je vous remercie de votre franchise, interrompit froidement la baronne ; si vous en tes l, il serait inutile dessayer de vous sauver et je risquerais en outre dtre entrane dans votre malheur.

    Vous oubliez, fit observer Lindenthal avec amertume, que tout ce que je possdais a t vous bien longtemps !

    Il est indigne dun homme dhonneur de me le rappeler, dit Warwara, avec une superbe explosion de courroux ; aprs ce reproche, monsieur, je ne puis plus vous revoir.

    Elle lui montrait la porte. Lindenthal sortit en chancelant :

    Soit, dit-il, je nai qu mourir. Vous ne pouvez rien faire de mieux, rpliqua

    la baronne avec une sombre ironie ; navez-vous plus de pistolets ? Je vous en prterai un, je vous donnerai mme de la poudre et des balles. Vous voyez que je sais rendre service, quoi que vous en disiez.

    Le malheureux la quitta tout fait ananti ; il

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  • ne sest pas tu cependant, que je sache. Peu de temps aprs cette rupture, madame

    Gondola rendit lme, humblement, sans bruit, comme elle avait vcu, dans la maison de son opulente fille. Warwara surmonta cette fois lhorreur quelle avait des impressions dsagrables ; elle vint sur le seuil de la chambre o agonisait la vieille dame, lui demander sil y avait quelque chose quelle souhaitt, puis battit en retraite, satisfaite delle-mme.

    Comme il lui fallait une complaisante, une subalterne de confiance laquelle elle pt livrer quelquefois ses secrets et une partie de ses intrts, elle remplaa vite sa mre par une certaine Hermine, camriste, brune piquante, vraie beaut bohmienne, rsolue en outre et adroite, qui se promit de dominer promptement sa matresse. Warwara sentait en elle un esprit suprieur et lui demandait son avis pour toutes choses, sauf pour ce qui concernait Maryan. Sur ce point elle avait un projet arrt, projet inou, qui paratra incroyable quiconque ignore nos murs galliciennes.

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  • Peut-tre nai-je pas fait bien connatre jusquici la femme de Maryan : la scne qui va suivre suffira cependant donner une juste ide de son caractre. Warwara, profitant de lheure o le greffier tait son bureau, fit arrter son carrosse devant le pauvre logement des Janowski.

    Je suis, dit-elle simplement, la baronne Bromirska, et je viens, madame, vous proposer un march.

    moi ? demanda Thofie atterre. Ses cheveux taient en dsordre sous un

    bonnet chiffonn, et, dans un nglig peine propre, elle ne paraissait ni jeune ni jolie, bien quelle ft en ralit lune et lautre.

    La chose est bien simple, continua Warwara, qui, sans y tre invite, stait jete sur un vieux canap housse jadis blanche et promenait un regard de piti sur cet intrieur qui trahissait un dsordre plus insupportable sans doute Maryan que la pire pauvret. Voulez-vous me vendre votre mari ?

    Vous le vendre ?...

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  • Remarquez, madame, que la dmarche que je fais est dans votre intrt seul. Votre mari maime, il mappartient, personne ne peut me le reprendre ; mais les gens malaviss aiment le bruit, dont, pour ma part, jai horreur. Je veux jouir en paix de ce que je possde, et puis il me plat que Maryan voyage avec moi. Si je lemmne il abandonne son emploi, cela va sans dire. Je trouve donc loyal de vous offrir une somme annuelle gale ses appointements.

    Thofie semporta comme let fait sa place toute autre femme, puis elle pleura, elle sanglota, sans que Warwara linterrompt. Lorsque ses larmes furent sches par un nouvel accs de colre :

    coutez, dit la baronne, il faut vous dcider vite ; Maryan ne doit rien savoir de cette affaire avant quelle soit conclue ; il ne donnerait jamais son consentement ; mais il me suivra, si je le veux, et alors de quoi vivrez-vous ?

    Oui, de quoi vivrai-je ? murmura dune voix sourde madame Janowska.

    Acceptez donc cette rente.

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  • Sil faut que je perde mon mari... Vous lavez perdu, il ne vous aime pas. Eh bien ! vous me le paierez cher ! Cest un

    capital que jexige, non pas une rente. Les femmes de votre sorte peuvent changer davis.

    Quels sont les appointements ? Six cents florins. Je vous en donne dix mille. Non, cela ne suffit pas. Je veux vivre dans

    laisance, si je suis malheureuse. Warwara frona le sourcil. Mon mari vaut bien trente mille florins. Oh ! il est sans prix, dit la baronne ; mais je

    ne vous donnerai pas plus de quinze mille florins. Vingt mille ! Pour vous prouver que je ne suis pas avare,

    dix-huit mille, pas un florin de plus ! La lutte dura longtemps. Je garde mon mari, en ce cas, dit Thofie. Comment vous y prendrez-vous ?

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  • Je ferai valoir mes droits dpouse. La loi me donnera raison.

    Va donc pour vingt mille florins ! Warwara sortit de sa poche un acte tout rdig

    o la somme seule tait en blanc. Il me faut votre signature. Madame Janowska alla chercher un encrier

    couvert de poussire, en tira, au bout dune plume rouille, une mouche et un fil dencre, signa lacte et le reu, puis, faute de sable, scha lcriture avec du poivre qui restait sur la table depuis le dernier dner. Les vingt mille florins furent compts, les deux parties contractantes se tendirent la main, et tandis que le carrosse de Warwara sloignait grand bruit, Thofie se remit pleurer, tout en cousant largent dans de petits sacs quelle cacha un peu partout.

    Lorsque Maryan sortit de son bureau, il aperut la baronne qui, renverse sur les coussins de sa voiture dcouverte, lui faisait signe de la main.

    Tu es libre, dit-elle gaiement, je temmne,

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  • nous dnerons ensemble aujourdhui et toujours. Que signifie... Je texpliquerai. Monte dabord. En route et tandis que les chevaux dvoraient

    la distance au plus vite, Warwara partit dun grand clat de rire :

    Dis-moi avant tout, demanda-t-elle, si tu vaux vingt mille florins ?

    Est-ce une plaisanterie ? Elle est de mauvais got, jen conviens, mais

    ta femme la signe. Warwara lui tendit les deux papiers ; il lut,

    regarda la baronne, lut encore, froissa lacte entre ses mains et haussa les paules :

    Croyez-vous quun homme se laisse vendre comme un cheval ou un chien ? Il me suffira de dire non...

    Tu ne diras pas non, parce que tu maimes. Autant que je te hais, rpliqua Maryan

    farouche. Enfant ! ne dsirais-tu pas de tout ton cur

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  • pouvoir tre moi comme je suis toi seul ? Nous verrons le monde ensemble, nous jouirons de la vie, tu abandonneras un travail ingrat...

    Et sil me manque, de quoi vivrai-je ? Vas-tu mler dignobles questions dargent

    notre amour ? Je te parle daller en Italie, Paris, o tu voudras...

    Maryan se tut. Ctait une premire lchet sans remde. Il consentait par ce silence quelque chose de pire que la mort, linfamie.

    Oh ! que je suis heureuse, scria tourdiment Warwara, un bonheur comme le mien ne peut tre achet trop cher !

    Mme si on le paie vingt mille florins ? demanda Maryan avec un dgot profond.

    Il se sentait le plus vil des hommes et il sy rsignait.

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  • V

    Quelques jours aprs cet vnement, la

    baronne et Maryan convinrent de sloigner du lieu quhabitait madame Janowska. Ils partirent pour Vienne. Jusquau dernier moment, Warwara craignit que sa proie ne lui chappt ; Maryan ne pouvait sabsenter une heure sans la retrouver en larmes, persuade quil avait pris la fuite et quelle ne le reverrait plus. Pour le retenir, elle lavait charg dune responsabilit matrielle, en lui remettant tout largent du voyage. Ctait de la part dune telle femme un acte de confiance extraordinaire.

    Mais, se disait-elle, jamais il nemportera largent, et sil me le rend, je serai avertie de ses desseins dont jaurai le temps dempcher lexcution. Ce portefeuille me rpond de lui.

    De pareilles prcautions taient bien inutiles. Maryan ne songeait gure rompre ses indignes chanes : il senivrait de son bonheur jusqu navoir plus ni honte ni remords. Rver, tendu

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  • aux pieds de Warwara, lui dire ces mille folies qui font hausser les paules aux gens de sang-froid et qui sont les dlices des amants, vivre prs delle dans un tat de vague batitude, ctait tout ce quil demandait. Les quinze premiers jours se passrent ainsi troubls seulement par les nergiques remontrances dHermine sa matresse.

    On pourra stonner de lhumilit avec laquelle les supportait madame Bromirska. Mais, cette poque, lempire dHermine tait dfinitivement tabli : la baronne, qui jusque-l ne stait attache aucune femme, aimait jusqu la rudesse de cette suivante au franc parler qui ne la flattait jamais, tout en lui marquant un dvouement absolu. Elle ne lavait pas dcide sans peine laccompagner en Italie. Hermine lui avait reproch de sacrifier sa rputation un aventurier, de safficher comme une courtisane, doublier la dernire pudeur et avait fini par dclarer quelle ne tremperait pas dans un tel scandale, quelle sen irait. Les prires, les larmes de la baronne eurent raison de ces scrupules qui ntaient peut-tre que les

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  • susceptibilits dun despote oblig limproviste de partager le pouvoir ; elle resta, mais en tmoignant lintrus un ddain crasant, une froideur glaciale dont il affectait de ne pas sapercevoir. Peu peu lattitude de cette singulire personne se modifia ; elle observait Maryan et le mpris quil lui avait inspir dabord se changeait insensiblement en piti. Plus dune fois la baronne, qui lemmenait partout avec elle, au thtre, la promenade, la traitant comme une sur, remarqua, non sans en prendre ombrage, lexpression des yeux noirs dHermine lorsquils sarrtaient sur Maryan.

    Dj la flicit des amants sobscurcissait de quelques nuages : chez chacun deux commenaient sveiller lentement des instincts ennemis qui semblaient vouer ces deux tres unis par la passion une haine future, des hostilits rciproques et implacables. Maryan tait plus amoureux que jamais, et cependant il avait des lueurs de raison, rares et fugitives sans doute, qui lui permettaient de discerner toutes les noirceurs, toutes les bassesses du caractre de Warwara. Son avarice surtout le rvoltait. Dans la pauvret

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  • mme, il avait toujours t gnreux. Un mendiant lui tendait-il la main, il donnait son dernier sou, sans demander dabord :

    Es-tu digne dtre secouru ? Nes-tu pas misrable par ta propre faute ?

    Warwara au contraire et considr comme une faiblesse coupable de venir en aide un fainant ; elle engageait les infirmes se faire recevoir dans quelque hospice, les vagabonds travailler ; celui-ci tait trop bien vtu, il devait mentir, les haillons de celui-l indiquaient une vie de dsordre abject.

    Il tait curieux de lentendre, en ces circonstances, faire de la morale comme si elle-mme et t sans reproche. Lassemblage des deux pithtes pauvre et honnte la faisait rire ; elle trouvait ces qualits inconciliables.

    On ne doit jamais se laisser entraner par le sentiment, disait-elle, jamais !

    Maryan sifflait entre ses dents au lieu de rpondre ; ce langage tait si dplac dans la bouche dune femme jeune, belle, aime ! Une

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  • sorte de mlancolie lenvahit peu peu. Est-il malade ? se demandait Warwara. Lvnement donna raison aux craintes qui la

    tourmentaient ; une anne peine stait coule dans des voyages et des plaisirs de toutes sortes, quand soudain, au milieu dune fte, le sang jaillit des lvres du jeune homme avec une violence pouvantable. On et dit que le rouge torrent de la vie voulait schapper jusqu la dernire goutte. Les mdecins furent appels en toute hte. Warwara senfuit ; elle avait peur ; elle ne voulait pas assister au dnouement terrible, et puis certains ennuis pouvaient sensuivre pour elle. Laccident tait survenu Vienne.

    Il faut, dit-elle Hermine, que nous partions pour Separowze ; il pourra my rejoindre, sil gurit.

    Partez, rpondit Hermine, moi je reste. la profonde surprise de sa matresse, elle

    sobstina dans cette rsolution : personne ne savait prparer aussi bien quelle des pilules de glace, ses soins taient ncessaires au malade,

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  • elle ne le quitterait pas, ctait une question dhumanit.

    Quand, la fin du quatrime jour, le pril fut conjur, Maryan promena autour de lui un regard teint en prononant le nom de Warwara. Ce fut Hermine qui rpondit ; il la regarda, sourit avec tristesse et lui tendit une main tremblante, presque diaphane, sur laquelle tomba un baiser mouill de pleurs.

    Warwara revint pour la convalescence avec de grandes dmonstrations de tendresse et de joie. Tandis quagenouille devant le lit de repos o gisait Maryan, elle lui parlait des angoisses quelle avait ressenties, Hermine la regardait avec des yeux qui slargissaient dans lobscurit comme ceux dune bte de proie. La baronne se releva pour allumer une cigarette dont la fume fit aussitt tousser Maryan.

    Pour Dieu ! ne fumez pas ! scria Hermine. Dis-moi si cela timportune, fit Warwara

    sadressant au jeune homme. Aucun sacrifice ne me cotera, tu le sais.

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  • Il secoua la tte et continua de tousser. Ne lentendez-vous pas ? dit brusquement

    Hermine. Mais je lui ai demand... On ne demande pas, on sent ces choses-l ! Elle fit tomber des doigts de madame

    Bromirska la cigarette quelle crasa par terre. Tu brles le parquet, Minoschka. Mieux vaut brler le parquet, ma foi, que ses

    poumons ! tentendre on croirait que je suis une

    goste et sans cur ! Vous avez plus de nerfs que de cur, en tout

    cas ! La baronne tait habitue ces sorties de la

    part de sa confidente. Elle haussa lgrement les sourcils.

    Le mdecin vint faire sa visite quotidienne. Warwara lemmena chez elle et eut avec lui un entretien secret auquel prit part sans y tre invite la fine oreille dHermine.

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  • Ainsi, jai pay vingt mille florins une vie qui menace de steindre chaque instant ! pensa la baronne lorsque le mdecin lui eut dclar que la sant de Maryan exigeait le sjour permanent dans un pays chaud.

    Que de dpenses ! dit-elle Hermine, et puis je ne vais plus avoir un moment de repos. Je laime tant, et je suis menace de le perdre ! Par quelle fatalit me suis-je attache un malade ?

    Oh ! madame, dit Hermine, vous parlez damour ! et vous pensez votre argent comme une juive, une vraie juive...

    Vas-tu encore me dire des injures ? votre place, moi, je vendrais ma vie pour

    pouvoir le sauver, le soulager seulement... Tu en parles ton aise ! La baronne emmena cependant Maryan en

    Italie. Ils sarrtrent dabord Venise, o le convalescent parut renatre sous linfluence des brises marines et surtout des impressions nouvelles. Il tait sensible aux arts, lblouissant spectacle quoffrent ces palais

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  • flottants pour ainsi dire entre le ciel et leau, il riait comme un enfant quand les domestiques de lhtel lappelaient le prince Janowski.

    Le fameux portefeuille lui tait toujours confi, il payait les notes de lhtel, les gondoles, les loges au thtre, mais Warwara larrtait sil faisait mine de donner une picette quelquun de ces enfants qui sempressent sur les pas de ltranger pour rendre mille petits services, ou dacheter des fleurs la bouquetire de la Fenice. Elle lui enlevait la bouteille de vin de Bordeaux quil buvait par ordre des mdecins, de crainte quil ne schaufft le sang, confisquait ses cigares dans lintrt de sa poitrine, venait teindre avec un sourire la bougie qui brlait pendant ses nuits dinsomnie, afin dempcher quil ne se fatigut en lisant, et songeait parfois, quand il sagenouillait ses pieds, quil devait user sur le tapis ses vtements neufs.

    Maryan avait dsir monter cheval : Il faut quil ait un cheval ! dit Hermine. Un cheval Venise ? ce serait une anomalie,

    je lui donnerai un chien de prfrence.

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  • Mais le chien cotant fort cher, elle savisa que cette vilaine bte infecterait lair dans la chambre du malade ; un chat vaudrait mieux, mais le chat valait dix florins, on avait vu des gens touffs par des chats dans leur sommeil ; elle finit par lui apporter un oiseau dont Maryan samusa, car il aimait tout tre vivant comme font ceux qua dj effleurs lhaleine froide de la mort.

    Maryan observait et jugeait Warwara, mais en lui cherchant des excuses. Elle laimait, puisquelle avait soin de lui et que pour lui elle se rsignait lexil.

    En t, cependant, les voyageurs revinrent Separowze, o la baronne navait plus de mnagements garder envers le monde, puisque chacun y tait au fait de la situation de Maryan. Alors, elle ressaisit tout naturellement la direction de sa fortune et lorsque, lhiver revenu, linsparable trio reprit le chemin de lItalie, le prince Janowski se trouva, par un tour dadresse qui et fait honneur lescamoteur le plus habile, relgu au premier rang de la domesticit ; non

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  • que limprieuse baronne convnt de cette transformation avec lui ou seulement avec elle-mme ; elle laccablait toujours de petits soins et de tendres caresses, il avait toujours la meilleure chambre de la maison, un mdecin ses ordres, tout le luxe que peut dsirer un homme riche ; si elle le chargeait de ses commissions, si elle le laissait au dbarcadre remplir loffice de portefaix, ctait pour le forcer un exercice salutaire. Il ne se plaignait pas du reste ; sa mauvaise humeur, qui se traduisait en boutades et en railleries amres, tait celle dun malade, voil tout. Jamais il ne manquait une occasion de faire le procs des richesses.

    Le lieu quils avaient choisi cette fois pour leur rsidence tait Rome. Un jour qu