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Bulletin danalyse phnomnologique VIII 1, 2012 (Actes 5), p.
478-498 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm
La question de lamour chez Max Scheler : par-del lactivit et la
passivit ? Par GABRIEL MAHO Universit de Rennes 1
Lentreprise philosophique de Scheler se prsente comme une
application de la phnomnologie des Recherches logiques au domaine
des valeurs, et procde pour cela une transposition de lobjectivisme
sman-tique husserlien en un objectivisme axiologique. Cest
pourquoi, au premier abord, le statut de la passivit ne semble pas
poser problme dans la phnomnologie de Scheler, tant ce dernier
insiste sur lobjectivit, labsolui-t et lindpendance des valeurs qui
ne peuvent tre, comme laffirme le Formalisme, ni cres, ni dtruites
, mais existent indpendamment de toute organisation propre tel ou
tels tres-spirituels 1. La sphre de laffectivit forme le corrlat
subjectif de cette objectivit axiologique et ne peut que se
cantonner un rle de dcouverte ou de rvlation des valeurs,
cest--dire une dimension essentiellement passive : le sentiment
nous donne voir les valeurs mais il ne les constitue pas,
contrairement ce qui sera le cas par la suite chez Husserl2. Ainsi
lintentionnalit schelerienne est-elle structure comme une rceptivit
fondamentale qui se contente denregistrer la nature et la hirarchie
des valeurs, et ce, quand bien mme Scheler continue de parler
dactes pour dsigner les diffrents vcus affectifs qui nous mettent
en relation avec le champ axiologique. cet gard, Maurice
1 Cf. Le formalisme en thique et lthique matriale des valeurs.
Essai nouveau pour fonder un personnalisme thique, trad. M. de
Gandillac, Paris, Gallimard, 1955 [abrg : F], p. 273. Traduction
modifie.
478
2 Cf. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie, trad. P.
Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, 117, p. 400 : Tous les actes en
gnral y compris les actes affectifs et volitifs sont des actes
objectivants qui constituent originellement des objets.
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Dupuy, dans son commentaire sur Scheler, souligne que la
personne ses yeux est bien dfinie comme un centre dactes, mais il
ne sagit que dactes intentionnels qui sont passifs en ce sens que
leur fonction consiste rvler une ralit objectale 1 ; la passivit
fondamentale de lintentionna-lit schelerienne englobe ainsi une
activit toute relative. Ni crateurs, ni constituants, les actes
affectifs selon Scheler sont seulement rceptifs du donn
axiologique, mme sils conservent malgr tout une spontanit et une
libert, ce que le commentaire de Dupuy dcle trois niveaux : dans le
choix du sujet de se soumettre ou de se drober lordre axiologique,
dans la ralisation et lactualisation empiriques des valeurs dont
lhomme est le mdiateur mondain, et enfin dans la participation de
la personne lessence divine (penser, vouloir et aimer en Dieu).
Reste que la passivit est premire et constitue le cadre a priori
dans lequel sont penss les vcus affectifs, lesquels ne seraient
appels actes par Scheler que de faon relative, la manire dun
accueil de ce qui les dborde, les prcde et dont ils ne dcident pas.
Le sens de cette activit dans la passivit mrite toutefois dtre
interrog plus avant, dans la mesure o Scheler insiste aussi, et
paradoxale-ment, sur la spontanit de certains de ces actes
affectifs lexclusion des autres. Scheler distingue, en effet, au
sein de la catgorie gnrale des actes affectifs, dune part ceux que
lon peut appeler avec Dupuy des actes passifs , et dautre part ceux
qui tmoignent dune vritable activit, irrductible la forme dactivit
impropre des premiers. Ainsi le sentiment (Fhlen, que Maurice de
Gandillac traduit par perception-affective) fait partie de ces
actes passifs : il est caractris comme un tat et une fonction, car
il est simplement rceptif (Aufnehmen) ; et de mme la sym-pathie est
essentiellement un tat passif, un souffrir [Leiden], et non un acte
spontan, une raction, et non action 2. Mais le sentiment nest pas
le tout de laffectivit : sy ajoutent la prfrence et lamour. Le
commentaire de M. Dupuy ne va donc sans doute pas assez loin
lorsquil ne concde aux vcus affectifs quune activit rduite une
spontanit accidentelle sur fond de passivit essentielle. Par l, il
ne considre que la structure gnrale de
479
1 Cf. M. Dupuy, La philosophie de Max Scheler. Son volution et
son unit, tome 2 : De lthique la dernire philosophie, Paris, PUF,
1959, p. 601. 2 Cf. M. Scheler, Wesen und Formen der Sympathie,
Bern, Francke, 1973, p. 78 ; Nature et formes de la sympathie.
Contribution ltude des lois de la vie affective, trad. M. Lefebvre,
Paris, Payot & Rivages, 2003 [abrg NFS], p. 152. Nous
indi-quons la pagination de ldition allemande, suivie de celle de
ldition franaise, et modifions le plus souvent la traduction.
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laffectivit prise sur le modle du sentiment, et non la forme
particulire que laffectivit revt dans lamour en tant quacte
distinct du sentiment ou de la prfrence. Or il y a bien une
spcificit de lamour en tant quacte, qui est irrductible la
rceptivit et la ractivit des autres actes affectifs : celle-ci
tient son essence primitive, originelle et sui generis, qui ne
rsulte pas, comme le voulait la psychologie rationaliste1, de la
combinaison de faits plus lmentaires cest ce qui en rend par
ailleurs la dfinition impossible2. Si lamour peut chapper la
passivit fondamentale des sentiments, cest parce quil nest pas
stricto sensu un sentiment intentionnel (intentionales Fhlen3).
Lessence de lamour est non seulement indpendante de celle du
sentiment intentionnel, mais elle en est la condtion de possibilit4
; lamour est ainsi llment le plus originaire de la vie affective
selon Scheler, dans la mesure o il est ce qui ouvre le champ
objectif des valeurs et permet ensuite au sentiment de les
apprhender passivement. Si lintentionnalit affective du sentiment
et de la prfrence est donc bien structure comme passivit, elle
requiert cependant lamour comme acte premier et originaire. Lamour
ne rsulte donc pas du sentiment des valeurs et de la prfrence, il
les prcde comme leur pionnier et leur guide 5.
480
Il convient donc de sinterroger sur le statut de lamour au sein
de cette phnomnologie qui pose la passivit comme structure de
lintentionnalit affective. Scheler le qualifie en effet comme un
mouvement du coeur et un acte spirituel , eine Bewegung des Gemts
und ein geistiger Akt 6. Le Gemt dont il sagit dsigne alors une
ralit qui comprend les trois dimen-sions de lhumain que sont la
vie, le moi psychique et la personne spirituelle ; et le mouvement
qui anime ce Gemt nest autre que lessence dynamique de lamour dans
son rapport toutes les valeurs. Mais le concept schlerien damour
recouvre une ambigut fondamentale au-del de cette premire
dtermination gnrale, car il renvoie galement un acte spcifique
orient vers un certain type de valeur : celle du sacr que sont les
personnes. Enfin, lamour a aussi le sens dune ouverture du champ
axiologique dans son
1 Larchtype de cette psychologie se trouve dans la gomtrie
spinoziste des affects, dont la dfinition de lamour (thique, III,
proposition 13, scolie) est, selon Scheler, absurde. Cf. NFS, p.
150/285. 2 Ibid., p. 155/294. 3 Ibid., p. 151/286. 4 Cf. M.
Scheler, Ordo amoris , dans Six essais de philosophie et de
religion, trad. P. Secretan, Fribourg, ditions universitaires de
Fribourg, 1996 [abrg OA], p. 79. 5 F, p. 273, trad. modifie. 6 NFS,
p. 147/278.
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entier, cest--dire dun acte qui vaut comme condition de
lapprhension des valeurs par laffectivit. Aussi pouvons-nous tenter
dexpliciter le statut de lamour en suivant ces trois dterminations
fondamentales et en nous interrogeant chaque fois sur larticulation
de lamour compris comme acte et mouvement, avec la thse de
lobjectivit absolue des valeurs qui semble, au contraire, ramener
lamour sa dimension de passivit.
I. Structure gnrale de lamour
Au niveau le plus gnral, lamour se caractrise comme un mouvement
dlvation de la valeur dun objet, ce qui le distingue dores et dj du
simple sentiment qui se contente den percevoir la valeur (do la
traduction de Fhlen par perception-affective par Maurice de
Gandillac dans le Formalisme). Cest pourquoi Scheler peut affirmer,
de faon apparemment paradoxale, que lamour nest pas un sentiment
intentionnel1 ; car sentiment et amour ressortissent deux catgories
distinctes et irrductibles dactes affectifs, ayant chacune des
fonctions diffrentes. Je peux fort bien, par exemple, sentir ce qui
fait la valeur artistique dune uvre de Marguerite Duras, ou encore
les qualits morales et intellectuelles dune personne, sans les
aimer le moins du monde ni lune ni lautre. De mme, lintentionnalit
de lamour ne vise pas directement les valeurs, mais les objets qui
en sont le support : Je naime aucune valeur, mais toujours quelque
chose qui a une teneur de valeur [werthaltig] 2. La distinction
opre au dbut du Forma-lisme3 entre biens et valeurs nest pas perdue
pour autant, car lamour nest pas davantage la vise dun bien que
dune valeur ; sil se rapporte ncessairement une chose, et non
directement une valeur, cest en raison de son essence dynamique :
lamour tant mouvement, son objet nest autre que llvation de la
valeur elle-mme, ce qui requiert de lapprhender et de leffectuer
sur un objet dtermin. Le mouvement qui constitue lessence de cette
intentionnalit amoureuse se dploie donc dans limmanence de lobjet
aim : cest en ce sens quil a bel et bien affaire aux valeurs, mais
ce sont ncessairement celles dun objet. Ds lors, cest la modalit
mme de ce mouvement qui constitue le nud o se mlent la rception
passive du donn et la dynamique rvlante. La question du statut de
lacte damour se
1 Ibid., p. 151/286. 2 Ibid., trad. modifie.
4813 Premire partie, I, thique matriale et thique-des-biens (ou
des-buts) .
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subdivise alors en deux questions corrlatives : celle du mode
dexistence de la valeur dans lobjet et celle du type de sa
donation.
Il y a tout dabord un ensemble de valeurs qui sont simplement
don-nes lintentionnalit passive du sentiment (Fhlen) et dont la
hirarchie apparat par la prfrence (Vorziehen) : ces valeurs nont
pas besoin de lamour pour tre perues par le sujet, car elles ont
une existence rale, empirique et peuvent de ce fait tre connues
affectivement. Lamour est le mouvement qui, prenant appui sur ces
valeurs infrieures, les fait passer une valeur suprieure qui
constitue ce que Nature et formes de la sympathie appelle limage
axiologique idale ( ideales Wertbild1) de lobjet.
Du statut de cette valeur suprieure dpend celui de lamour qui y
conduit, oscillant toujours entre activit et passivit. cet gard,
Scheler insiste sur les dterminations ngatives : il est dabord
vident que la valeur suprieure, de nature absolument objective,
nest pas projete par le sujet sur lautre, ce qui ferait de lamour
un aveuglement illusoire ; mais elle nest pas non plus, linstar de
la valeur infrieure, simplement donne titre dexis-tence empirique :
auquel cas il sagit dun acte de prfrence entre deux valeurs donnes2
ou bien, si lon ne considre que la valeur suprieure, elle nest que
le but dune volont, la fin dune tendance, bref lobjectif dune
re-cherche ou dun dsir : ce qui est bien le sens de lros
platonicien, mais non de lamour schlerien. En tmoigne, dune part,
la srnit de lamour qui nest pas, comme le dsir, creus dune
inquitude constitutive, et, dautre part, limpossibilit pour lamour
de steindre par la satisfaction ou la possession de son objet. Tout
au contraire, lamour sefforce, son contact, den approfondir
toujours plus la valeur : Lamour saccrot dans son activit 3. Cette
dimension dsirante est certes familire lamour, elle en est
toutefois une consquence qui reste trangre son essence sui generis
et se contente de laccompagner, voire de restreindre son
extension4. Enfin, cette valeur nexiste pas non plus sur le mode du
devoir-tre idal, au sens de ce qui nest pas encore mais demande tre
ralis empiriquement : concep-tion pdagogique de lamour qui le
conoit comme une vise damlioration de son objet, alors que lamour
se dirige vers lui tel quil est, sans aspirer
482
1 NFS, p. 156/296. 2 L rside, selon Scheler, lerreur de Brentano
dans son interprtation de lamour et de la haine. 3 Cf. Lhomme du
ressentiment, trad. M. de Gandillac revue et corrige, Paris,
Gallimard, 1970, p. 72. Cf. galement NFS, p. 146/277. 4 NFS, p.
160/303.
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une quelconque modification, mais pour en faire ressortir la
valeur intrin-sque tout en ayant conscience de ses dfauts : Dans
lamour il ny a jamais rien raliser [zu realisierend] 1. La valeur
suprieure quil appartient lamour de rvler procde donc dune
existence dun troisime type, ni rale empirique, ni idale normative.
Il est mme essentiel lamour dtre indiffrent cette alternative. Peu
lui importe que cette valeur existe dj ou quelle nexiste pas encore
: il nen est ni le rcepteur, comme lest le sentiment, ni lartisan,
soumis un devoir.
Contre lide dune activit purement cratrice, Scheler souligne que
cette valeur est relle, bien que dune manire diffrente de la valeur
empirique : elle nest pas rale (real), cest--dire dj concrtement
don-ne, mais wirklich , effective2. Sa ralit consiste tre possible,
cest--dire ni donne demble, ni invente par le sujet aimant. Une
telle effectivit de lordre du possible peut tre comprise, bien que
Scheler nemploie pas ce terme, comme virtualit : elle est mi-chemin
entre lexistence et linexis-tence. La valeur est bel et bien l, en
attente de sa ralisation, comme une possibilit dtermine et dj
prsente dune certaine manire dans ltre effectif, ce qui la
distingue de la possibilit comme simple non-contradiction. La
valeur suprieure de lobjet aim a, en effet, le sens dune possibilit
bien prcise : ce sont les valeurs possibles les plus hautes pour
lui et daprs sa destination idale 3. Double limitation qui, la
fois, dicte lamour son orientation gnrale ascendante et restreint
son initiative en le finalisant : tout le contenu matrial de cette
valeur virtuelle de lobjet dpend de son essence axiologique idale,
qui lui est propre 4. La destination idale (Bestimmung) dont parle
Scheler est la fois une dtermination qui dlimite le contenu
axiologique, et un appel, une vocation remplir qui suppose
lincompltude du donn immdiat. tous les objets, et en particulier
toutes les personnes, correspondent des valeurs ternelles dtermines
: en termes thologiques, ce sont celles que Dieu leur a fixes comme
leur place, par exemple, dans le royaume des personnes5 ; et elles
constituent phnom-nologiquement, pour chaque objet, la plnitude de
son essence singulire, la valeur objective spcifique qui
nappartient qu cet objet en propre
483
1 Ibid., p. 153/290. 2 Ibid., p. 156/296. 3 Ibid., p. 164/308,
trad. modifie. 4 Ibid. 5 F, p. 538.
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(eigentmlich1). Ce double sens de la Bestimmung se retrouve dans
le concept, labor dans le Formalisme, du bon-en-soi pour moi : la
valeur est en-soi, car indpendante de tout savoir et de toute
intuition qui la constituerait, mais sa teneur matrielle objective
contient une rfrence lindividualit de lobjet2, qui fait que la
valeur sadresse lui, et lui seul. Cette valeur suprieure est bel et
bien une essence individuelle, qui pr-existe sa dcouverte et nest
que virtuelle : le mouvement de lamour consiste alors lactualiser,
ou encore la raliser (Setzung) sur le plan axiologique lui-mme et
non sur le plan empirique mondain, comme laccomplit
lamlioration.
Lexamen de la relation de cette valeur suprieure avec la valeur
infrieure donne, permet de prciser la nature du mouvement damour
qui va de lune lautre. En effet, la valeur que lamour atteint a une
ralit puisquelle nest rien dautre que lessence axiologique
(Wertwesen), propre et acheve, de lobjet, cest--dire sa possibilit
la plus haute. Elle est prsente de faon latente, voire cache, mme
la valeur donne, loin den tre dissocie comme deux niveaux
hirarchiques hermtiquement distincts. Il y a un lien de fondation
entre la valeur empirique visible et celle, virtuelle, que lamour
dvoile : cest ce qui rend possible le passage continu de lune
lautre sans que ce mouvement nait effectuer de saut qualitatif cest
en cela que lamour est bien un devenir dynamique et non un tat
anormal ou pathologique du sujet. Si, loin dtre aveugle, lamour
voit plus dans lobjet que le simple sentiment (et plus encore que
le regard neutre), ce nest pas seulement en vertu dun effort
dattention, qui possde toujours par anticipation une connaissance
confuse minimale de ce quil cherche ; cest parce que, partir dune
valeur donne, il est capable den tirer, den extraire une valeur
plus haute, de lamener au jour en se fondant sur la valeur donne.
Il convient alors de distinguer deux degrs dexistence de la valeur
sup-rieure : indpendamment de tout acte damour, elle nest que
latente (ange-legt), virtuelle. Mais par le mouvement damour, elle
acquiert sa plnitude ontique, cest--dire que lamour en est la
ralisation, ou si lon veut leffectuation (pour distinguer le real
du wirklich) en tant que valeur ce quon ne confondra pas avec
lamlioration, qui accrot la valeur empirique de lobjet en rfrence
une norme extrieure lui. Lamour est ainsi la ralisation de cette
valeur, cest--dire ce qui, sur le plan axiologique que Scheler
distingue du monde des faits, lui confre un supplment
dexistence
484
1 NFS, p. 164/308. 2 F, p. 491.
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sans pour autant dterminer son contenu, son essence qui, quant
elle, ne relve que de la nature propre de lobjet en question. Cest
en cela que lamour est une actualisation qui chappe aux catgories
de la passivit et de lactivit, de la rception et de la
constitution. Ce qui distingue, en effet, une telle ralisation
axiologique de la constitution en son acception husserlienne, cest
labsence de toute donation de sens ou de valeur par le sujet :
cette ralisation se rgle entirement sur lobjet, plus quelle nest le
fruit dune corrlation. Cest de lui seul que la valeur suprieure
mane, sur la base de sa valeur infrieure ; si le sujet aimant na
donc pas linitiative de cette mana-tion, on ne saurait dire non
plus quil se contente de la constater ou dtre affect par elle. Le
mouvement de lamour est bel et bien la condition de lexistence
pleine et entire de cette valeur suprieure qui existe dj en
puissance dans la valeur donne.
Reste que ce mouvement nest pas, ni ne repose en aucun cas sur
une vise explicite de la valeur suprieure, qui sefforcerait de
laccomplir ou de la rejoindre ; il est au contraire structur par
une indtermination fondamen-tale quant son but, et ce, quand bien
mme ce but est toujours dj pr-inscrit dans lobjet comme sa vocation
a priori. Lamour ignore la fin de son propre mouvement ; il nous
conduit pourtant la valeur suprieure de lobjet. Toutefois, cette
dernire ne constitue pas le telos explicite de ce mouvement.
Scheler insiste sur ce point pour distinguer lamour de la tendance.
Ce que vise lamour, ce nest pas une quelconque valeur suprieure (
einen hheren Wert 1), car cela impliquerait quelle soit, dune
manire ou dune autre, dj donne, ne serait-ce que dans sa
dtermination qualitative ; lamour ne vise en ralit que le fait mme
de llvation ( hher-sein eines Wertes 2), indpendamment de toute
prfiguration de son but. Ce dernier dcoule naturellement de
lessence de lobjet aim. Il ne sagit donc pas dun mouve-ment vers la
valeur suprieure, mais plutt dun mouvement dans lequel la valeur
suprieure apparat. Autrement dit, le mouvement dont il est question
dans lamour nest pas seulement ce qui porte le sujet vers une
valeur objective, la manire de lros platonicien : il dsigne
lactivit spontane du sujet, qui rend possible le jaillissement
(Aufblitz3) de la valeur dans lobjet. Cest en ce sens quil y a dans
lamour une spontanit et un abandon rciproques, la fois du moi qui
soublie au profit de lobjet, et de lautre qui souvre moi pour
permettre le mouvement aimant. Cest aussi la raison
485
1 NFS, p. 160/304. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 154/294.
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pour laquelle le mouvement de lamour doit tre continu, et ne
sarrte pas devant la valeur suprieure ; cest son dynamisme mme qui
en permet la ralisation et la rvlation, aussi se poursuit-il
indfiniment. Le mouvement de lamour est ce qui soutient lexistence
de la valeur suprieure, alors que lros se contente de tendre vers
elle. Il appartient lessence du mouvement damour de ne pas avoir de
fin, au double sens dun terme et dun objectif : la valeur suprieure
jaillit de lobjet mme pendant ce mouvement, dont le rle est alors
seulement de la faire apparatre en cela lamour est passif. Il recle
cependant une activit spcifique en tant que position dexistence de
la valeur suprieure ( Setzung des mglichen hheren Wertes 1), qui
est en mme temps un dpassement de la valeur infrieure servant de
point de dpart. Le lien entre ces deux niveaux dexistence
axiologique est prcis par Scheler comme image idale de la valeur 2.
La valeur donne sert ainsi de modle pour la formation de cette
image (Bild), qui nest pas une imitation, mais bien une laboration
idale fonde sur le matriau du donn, une mise en forme de ce matriau
premier quest la valeur empirique afin de le faire apparatre sous
le meilleur jour possible conforme son essence. Le mouvement de
lamour se confond alors avec lacte qui pose cette image idale et la
fait exister continment ; limage idale quant elle sert de guide
pour ce mouvement, sans se confondre avec le but dune
recherche.
II. Les types damour
La structure gnrale de dvoilement que nous venons de dcrire
explicite le sens de lamour compris comme mouvement du Gemt, dans
son irrduc-tibilit au sentiment et la prfrence. Reste que ce
mouvement prend des formes diffrentes selon le type de valeurs sur
lesquelles il soriente. Le royaume des valeurs est en effet, selon
Scheler, hirarchis daprs un ordre objectif immuable. Les valeurs
sont rparties en quatre grandes catgories auxquelles correspondent
des formes damour distinctes : au niveau le plus bas, on trouve les
valeurs sensorielles (agrable, dsagrable) qui sont apprhendes par
le corps ; le rang suprieur est constitu par les valeurs vitales
(noble, vulgaire), saisies au niveau psycho-physique ; ce sont
ensuite les valeurs spirituelles ou psychiques (celles de la
culture, du beau, du juste, de la connaissance) qui sont lobjet des
actes du moi psychique ; enfin, le
486
1 Ibid. 2 Ibid., p. 156/296.
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niveau le plus haut de la hirarchie axiologique est celui des
valeurs du sacr que sont les personnes. chacune de ces catgories
correspond une forme spcifique damour, lexception de la premire,
puisque :
Les choses agrables ne peuvent tre aimes au sens adquat du mot,
pas plus que leur valeur nest susceptible de cette intensification,
de cette lvation progressive qui est luvre de lamour vritable [].
Cest pour-quoi il ny a pas damour sensuel [sinnlich], en tant que
modalit damour []1.
Les trois autres catgories de valeurs font, en revanche, lobjet
dune possible lvation par lamour : amour sexuel ou passionnel pour
les valeurs vitales, amour psychique pour les valeurs spirituelles
et surtout amour personnel ou moral pour les valeurs du sacr. Si
Scheler ne propose gure de description dtaille de lamour
spcifiquement psychique, hormis une indication stipu-lant quil
sagit notamment de lamiti2, en revanche lexamen des deux autres
formes damour permet de prciser comment le mouvement de lamour
enjambe la distinction de lactivit et de la passivit.
A) Lamour sexuel des valeurs vitales
Lapprhension des valeurs du noble et du vulgaire seffectue au
niveau de la vie, qui reprsente ainsi une sorte de stade
intermdiaire entre le corps et lesprit. La forme damour qui
correspond ces valeurs est lamour vital, qui comprend lui-mme
plusieurs varits : lamour-passion , au sens de Stendhal, en est
une, de mme que lamour sexuel. De surcrot, ce dernier nest pas une
simple varit de lamour vital, mais sa varit fondamentale, en mme
temps que le fondement de toutes les autres varits damour vital et
leur fonction la plus centrale 3. Le concept damour sexuel occupe
donc chez Scheler une place essentielle : cest pourquoi il ne doit
pas tre confondu avec le simple instinct sexuel, ni mme avec une
quelconque sublimation de la libido en son sens freudien. Lamour
spcifiquement sexuel demeure irrductible la pulsion, de la mme
manire que lamour en
487
1 Ibid., p. 170/322. 2 Cf. La pudeur, trad. M. Dupuy, Paris,
Aubier Montaigne, 1952 [abrg: P], p. 97 : Nous ne nions pas
lexistence dun amour spcifiquement psychique, par exemple lamiti .
3 NFS, p. 203/379, trad. modifie.
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gnral au sentiment ou au dsir. De faon gnrale, linstinct sexuel
est la vise dun tat de plaisir du sujet et ne se proccupe gure de
lobjet qui le lui procure. Il reprsente dans le rapport sexuel le
point de vue de la quantit et de lespce 1, et surtout le seul
instinct sexuel ne vise que la reproduction et la conservation de
lespce, sans gard pour les valeurs vitales dont elle est porteuse.
Lamour sexuel au contraire, mme sil sappuie sur linstinct, ne
saurait sy rduire, car il comporte une dimension de choix
axiologique quant au devenir de lespce. L o linstinct se contente
de conserver lespce, lamour, lui, uvre son lvation dans le sens dun
ennoblissement. Il sagit bien dans lamour sexuel, conformment
lessence gnrale de lamour, dlever la valeur vitale du noble. Ainsi
lamour sexuel, en tant quamour, nous oriente sur certaines qualits
axiologiques dtermines dordre gnral, sur un certain type de valeurs
(au sens o lon peut dire : ce nest pas mon type de femme/dhomme ),
sans toutefois parvenir aux valeurs les plus individuelles et les
plus hautes. Aussi son objet ne peut-il tre purement individuel,
comme ce sera seulement le cas avec lamour psychique et personnel,
mais bien plutt gnrique, linstar de linstinct : cest la valeur de
lespce, et non de lindividu, qui se trouve augmente grce au choix
que lamour opre de certaines qualits axiologiques dtermines.
Toutefois, contrairement linstinct dont il par-tage par ailleurs le
caractre gnrique, lamour sexuel implique un discerne-ment des
valeurs et ne se limite pas une vise hdonique et reproductive dont
lobjet est indiffrent.
Lerreur de Freud et de Schopenhauer consiste ds lors, selon
Scheler, prtendre driver lamour de linstinct sexuel, que ce soit
par le mcanisme du refoulement et de la sublimation ou par
lillusion mtaphysique du gnie de lespce, alors mme quils sont spars
par une diffrence dessence. Une telle msinterprtation de lamour
sexuel et de son origine sui generis conduit notamment Schopenhauer
ne voir dans lamour quun leurre au service de laffirmation du
vouloir-vivre, ce que Scheler conteste en souli-gnant que linstinct
suffit lui seul remplir ce but lamour et toutes ses sophistications
y apparaissent comme tout fait inutiles. Si lamour sexuel a un
sens, il doit tre autre que la simple reproduction : Car que serait
la simple propagation et conservation de lespce, sans son lvation,
sans son ennoblissement ? 2 Ce quont bien vu en revanche
Schopenhauer et Freud,
1 P, p. 33.
488
2 NFS, p. 121/229. Cf. P, p. 95 : Cet amour nest point pousse
aveugle, mais une fonction intentionnelle par laquelle le cur
choisit la valeur : cest seulement par cet
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cest le rapport originaire de lamour sexuel la vie, en tant que
celui-l est la tendance fondamentale de celle-ci : Lamour sexuel
nest pas une fonction de la vie parmi dautres, mais il est la vie
elle-mme, atteignant sa plus haute puissance 1. Plus essentiel que
les tendances la nutrition, la croissance ou mme au mouvement,
lamour sexuel, sous le nom dros, dfinit lessence mme de la vie,
dans la mesure o cette dernire ne se caractrise pas seulement par
lauto-conservation, mais surtout par son aspi-ration llvation
delle-mme, la cration de nouvelles valeurs :
En ralit, lamour sexuel vritable est une force vitale cratrice
[schpfer-ische Lebensmacht], il exprime laspiration ternelle de la
vie noble dpasser son niveau donn un moment quelconque pour slever
une forme dexistence suprieure [...]. Grce lamour sexuel, les
individus qui lprouvent entrevoient par anticipation les meilleurs
mlanges possibles de valeur devant tre transmises par hrdit, et
cela sous la forme, non dune reprsentation ou dun concept, mais
sous celle dun instinct qui saisit les valeurs2.
Les passages o Scheler fait ainsi mention dun ros crateur 3 ne
manquent pas de rsonances bergsoniennes. Scheler insiste, en effet,
sur la nouveaut que lamour sexuel introduit en tant que principe
dynamique dans le renouvellement de la vie 4. Lamour sexuel doit
bel et bien tre compris en termes de cration de valeurs : ce que
cet amour lve, cest la valeur noble de lespce qui sincarnera dans
le nouvel individu et qui, prcise Scheler, nexiste pas encore
contrairement aux valeurs que linstinct sexuel dpourvu damour se
contente de reproduire. Il semble alors que la passivit de lamour
sefface devant sa dimension radicalement active, car cratrice.
Reste que le concept schlerien de cration ne se confond pas avec
celui que Bergson labore comme dure, pas plus quavec la conception
artistique de la cration des valeurs selon Nietzsche. Si lamour
sexuel a le
489
amour que linstinct qui de sa nature est une pousse cherchant de
tous cts nimporte quelle satisfaction, et que ni lindividualit ni
la valeur ne peuvent fixer, se voit assigner des objets et des fins
de valeur positives. 1 P, p.110. Cf. NFS, p. 133/250 : ros
constitue la vie mme in puro, son essence la plus profonde, on
pourrait dire dmoniaque. 2 Ibid., p. 125/237, trad. modifie. 3
Ibid., p. 132/249. 4 P, p. 111.
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sens dune cration de valeurs plus leves pour lespce, cela
nentame toutefois ni labsoluit des valeurs, ni la passivit
fondamentale de lamour qui les reoit. Lide de cration ne contredit
pas, selon Scheler, le fait que les valeurs soient toujours dj l,
avant notre intervention aimante : cest le mode de leur existence
qui, comme on la vu, diffre, passant par lamour du wirklich encore
virtuel et cach, au real de ce qui est actuellement donn. Ce nest
que par rapport aux valeurs accessibles au sentiment et la prfrence
que les valeurs cres par lamour sont nouvelles : il ne sagit en
aucun cas dune nouveaut absolue, telle que limprvisibilit
bergsonienne ou lart chez Nietzsche. Les modalits mmes de lamour
sexuel implique labsence dinvention de sa part : Cet amour pressent
instinctivement la valeur de ltre engendrer 1. Certes, un tel
pressentiment de la valeur ne saurait tre confondu avec la clart
dun jugement objectif et rationnel, puisque Scheler prend le soin
de distinguer, avec Pascal, lordre du cur et celui de la raison.
Mais il nen demeure pas moins la prvision intuitive dune valeur
venir, ou encore lanticipation dune valeur possible qui transparat
dj, ce qui requiert que la valeur pressentie existe dj sur le mode
que nous avons caractris comme virtualit.
Enfin la passivit fondamentale de lamour sexuel se rvle dans la
manire dont il saccomplit comme acte sexuel. Ce dernier, pour
autant quil est anim par lamour, en est lexpression privilgie, et
par l mme, lex-pression de la vie. Scheler prcise alors le sens de
cette expression : Lacte sexuel, accompli sous les auspices de
lamour, constitue en effet le seul cas de fusion affective
inter-humaine normale 2. Nature et formes de la sym-pathie sefforce
en effet, dans sa premire partie, de dgager la sympathie et lamour
de toute conception qui les identifierait au phnomne pathologique
de fusion affective (Einsfhlung). Comment ds lors lamour sexuel,
qui constitue le fond essentiel de la vie, peut-il sexprimer comme
fusion affec-tive sans devenir lui-mme pathologique ? Scheler
conoit tout dabord deux types opposs de fusion affective
pathologique : le type idiopathique, o le moi dautrui est absorb
dans le mien, et le type htropathique o, linverse, le moi dautrui
se substitue au mien (par exemple dans lhypnose). Mais la fusion
affective qui a lieu avec lacte sexuel amoureux nappartient aucune
de ces deux catgories ; elle consiste bien plutt dans
lidentification des deux partenaires au mme courant vital
universel. La passivit constitu-tive de la fusion affective se
redouble alors du fait que les amants se voient
490
1 Ibid., p. 137. Nous soulignons. 2 Ibid., p. 117/223-224.
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en quelque sorte ports lun et lautre par la vie universelle, l
mme o ils semblent le plus actifs. La sexualit en acte de lamour en
dvoile ainsi phnomnologiquement lirrductible passivit.
Lanalyse de lamour sexuel nous a donc permis de confirmer et de
prciser le statut gnral de lamour : actif en tant que mouvement
dlva-tion et de dvoilement, il demeure passif par rapport
lexistence ind-pendante et au contenu matrial des valeurs, ainsi
que dans la modalit proprement sexuelle de son expression.
B) Lamour personnel des valeurs du sacr
Lamour personnel constitue la plus haute forme damour selon
Scheler, car il se porte sur les valeurs les plus leves dans lordre
axiologique, savoir les valeurs du sacr la personne tant en effet,
pour Scheler, le seul vritable Sacr. La structure gnrale de lamour
le dtermine comme un mouvement qui lve la valeur dun objet en
sappuyant sur une valeur donne par le sentiment. Mais une telle
structure ne parait plus pouvoir sappliquer telle quelle lamour
personnel, au moins pour deux raisons. La personne, tout dabord, ne
peut jamais tre comprise comme un objet (encore moins comme une
chose) ; et, partant, sa valeur ne peut tre perue par le sentiment
ou la prfrence. Ces deux lments essentiels de la dtermination de
lamour, savoir son point de dpart dans une valeur simplement sentie
et son rapport un objet pour lequel son mouvement saccomplit, font
ici dfaut. Cest pourquoi Scheler affirme que lacte dans lequel nous
apprhendons originairement les valeurs du sacr est lacte dune sorte
bien dtermine damour 1. Autrement dit, lamour personnel ne peut
consister lever une valeur pralablement donne, car il constitue le
seul mode daccs aux valeurs personnelles du sacr. Les valeurs des
degrs infrieurs ne sont aimables qu condition dtre dabord senties
ou prfres, tandis que le sacr nest donn qu lamour. Lamour personnel
revt donc une forme originale par rapport lamour sexuel ou
psychique, car il est lunique mode de dvoilement de la sphre du
sacr : la valeur de la personne ne peut pas faire lobjet dune
augmentation ou dune lvation, tant elle-mme nces-sairement et
originairement le terme de ce mouvement dlvation par lamour.
491
1 F, p. 129.
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La personne, par ailleurs, nest jamais un objet comme peuvent
ltre le corps, lunit psycho-physique ou le moi. Tout ce qui peut
nous tre donn de la personne, ce sont ses actes qui se rattachent
elle comme la substance qui les unifie ; mais la personne elle-mme
nest jamais donne en tant quobjet. Aussi ny a-t-il pas de
connaissance thorique de la personne ; mais une connaissance
affective nest pas possible non plus, puisque seul lamour est mme
de lapprhender et que ce dernier, comme la haine, sont des actes
nayant aucun caractre cognitif 1 : lamour est par essence un
mouve-ment et non un acte cognitif de saisie des valeurs, mme sil
rend possible une telle connaissance affective pour le sentiment.
Cest pourquoi lamour personnel est lacte fondateur qui guide, non
la connaissance objective de la personne, mais sa comprhension, qui
passe par la reproduction et la participation ses actes. Scheler
parle ainsi dune connaissance compr-hensive, guide par lamour dans
ce quil a de plus spcifiquement person-nel ( eine durch Personliebe
geleitete verstehende Erkenntnis )2.
la diffrence des autres sphres matriales de valeurs, lamour est
ici premier par rapport la connaissance et au sentiment. Il se
distingue des autres formes damour par son caractre absolu, qui en
fait le seul amour moral. Lamour personnel a un sens absolu parce
quil ne se dirige pas sur des qualits axiologiques pour les lever
leur essence la plus propre, mais uniquement sur la personne
elle-mme, que Scheler conoit comme une essence individuelle. Cest
depuis lamour de la personne que toutes ses qualits (beaut, vertu,
etc.) rayonnent et deviennent elles-mmes aimables : le cheminement
de lamour est alors inverse de celui dcrit par Pascal dans le
fameux 323 des Penses3 et correspond bel et bien lordre du cur
quaucune raison objective ne suffit justifier. Ce processus par
lequel les qualits dun individu deviennent aimables du seul fait de
leur appartenance la personne individuelle, peut sapparenter
formellement la cristallisation stendhalienne, cette opration de
lesprit qui tire de tout ce qui se prsente la dcouverte que lobjet
aim a de nouvelles perfections 4, condition de noter toutefois que
cette cristallisation nest plus pour Scheler imaginaire et
illusoire, mais quelle rvle au contraire la vrit profonde et intime
de la personne qui, sans amour, demeure invisible.
1 NFS, p. 151/287. 2 Ibid., p. 129/245. 3 Cf. Pascal, Penses,
dition Brunschvicg, 323 : On naime personne que pour des qualits
empruntes .
4924 Cf. Stendhal, De lamour, I, chapitre 2, Paris, Gallimard,
1969.
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Lamour personnel est ainsi lamour parfait et achev, car il se
concentre sur le noyau le plus intime de lindividu et nen lve les
diverses qualits quen les rfrant ce quil a de plus propre, savoir
son essence personnelle. Sil sagit bien toujours dun accroissement
de la valeur, celui-ci commence dsormais par lamour lui-mme, et non
plus par un sentiment nous livrant des qualits de lobjet pour que
lamour les lve dans un second temps. Lamour personnel est certes un
mouvement, mais il atteint demble son but, et se poursuit en se
propageant aux qualits individuelles de la personne, qualits qui
trouvent ds lors la source de leur valeur dans le noyau intime de
la personne.
III. Le rle thique de pionnier et de guide
Nous voudrions pour terminer analyser lenjeu thique de la
dtermination schlerienne de lamour, savoir le rle quil joue dans
notre apprhension gnrale des valeurs. Il consiste en effet dvoiler
des valeurs qui existent ncessairement dj mais qui ne sont donnes
que par lui ; autrement dit le mouvement de lamour est un
largissement du champ axiologique, qui augmente quantitativement le
nombre des valeurs perceptibles, sans pour autant les constituer ou
les crer. En cela on peut dire que lamour nous te des illres pour
donner plus de profondeur la vision affective des valeurs ; et son
mouvement saccomplit en suivant la hirarchie axiologique, des
valeurs infrieures vers les valeurs suprieures. Cest ce quatteste
selon Scheler luvre des gnies moraux, qui nous donnent voir des
valeurs plus leves auxquelles nous serions demeurs, sans eux,
insensibles ce dont Saint Franois dAssise serait larchtype. Ainsi
le changement dthos, cest--dire de systmes axiologiques,
seffectue
dans la mise au jour de valeurs suprieures (aux valeurs dj
donnes), dcouverte qui saccomplit dans un mouvement damour et par
la force de ce mouvement, et cela dabord dans le domaine des
premires parmi les modali-ts axiologiques dont nous avons tabli la
liste, pour stendre ensuite pro-gressivement aux autres1.
493
Il y a bien un dynamisme propre de lamour, qui sapparente a
priori en cela la dialectique ascendante de lros platonicien,
allant des valeurs inf-rieures (utile, agrable) vers les valeurs
suprieures (Sacr). Lamour ne
1 F, p. 314.
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forge pas les valeurs, mais il ne se contente pas non plus de
les recevoir la manire du sentiment : il est lacteur dune rvlation
qui comporte une dimension de relative nouveaut par rapport un
certain tat antrieur de la capacit affective du sujet. Situ entre
la pure passivit du sentiment et lauthentique activit de lego
constituant husserlien, lamour selon Scheler est un mouvement de
dcouverte, une dynamique affecte dun coefficient de passivit qui
est moindre par rapport celui du sentiment qui nest que
rceptif.
Lamour prside donc au dvoilement progressif du champ
axio-logique. Or, ce qui caractrise lordre axiologique objectif
selon Scheler, cest le fondement des valeurs infrieures sur les
valeurs suprieures, et la relation de fondement (Fundierung) selon
Scheler a le sens dune implication ncessaire :
Je dis que la valeur de type B fonde la valeur de type A
lorsquune certaine valeur singulire A ne peut tre donne que dans la
mesure o une certaine valeur quelconque B est dj donne ; et cela en
vertu des lois mmes de son essence1.
Cela signifie, par exemple, que lutile ne peut nous tre donn que
par rfrence une valeur suprieure comme lagrable ; ce dernier, de
mme nest perceptible que si nous percevons dj une valeur vitale
comme la sant, par exemple ; il en va de mme pour les valeurs
vitales, qui ont pour condition dapparition les valeurs
spirituelles, etc. Autrement dit, il faut que soit dj donnes les
valeurs suprieures pour que puissent apparatre les valeurs
infrieures : ce qui rend contradictoire, ou du moins problmatique,
la nature dynamique et ascendante de lamour, puisque la donation
des valeurs suprieures quil est cens dcouvrir est prsuppose dans la
donation des valeurs infrieures initiales. Ainsi, in fine toutes
les valeurs possibles reposent sur la valeur dun Esprit personnel
infini 2, qui est elle-mme saisie par lamour spcifiquement
interpersonnel et moral3. Cest en ce sens que la rceptivit semble
premire, dautant plus que lamour a aussi le sens dun abandon de
soi4.
494
Comment cet acte peut-il alors tre la fois la fin du mouvement
damour, son point culminant, et en mme temps sa condition, en tant
que
1 Ibid., p. 115 2 Ibid., p. 116. 3 Cf. NFS, IIe partie, chapitre
3. 4 OA, p. 63.
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dvoilement de la valeur suprme fondant toutes les autres ? On
retrouve bien chez Scheler lide dinspiration religieuse, et plus
prcisment johan-nique, selon laquelle Dieu est amour
[agap/charitas] (1 Jean 4,8), qui permettrait certes de rsoudre
cette tension interne : en ce sens, le fondement de toutes les
valeurs ne fait quun avec le mouvement qui les dcouvre, et cest en
cela quil serait donn ds le dpart. Lhomme ne ferait alors que
participer cet amour en Dieu (amare in Deo) dont parlent les
scolastiques et les mystiques la suite de Saint Augustin1.
Toutefois, outre que cette interprtation est sans doute
phnomnologiquement discutable du fait de ses implications
thologiques assez lourdes, elle est surtout insuffisante dun point
de vue strictement interne la pense de Scheler. En effet, lamour en
et de Dieu nest que la forme la plus leve de lamour, celle qui
saisit labsoluit des valeurs ; il ne rend pas compte de toutes ses
autres formes, telles lamour de la vie ou de lart, qui ne sont pas
orients spcifiquement sur les personnes. Il y a une signification
plus large de lamour, ce dernier ne se dirigeant pas par essence
exclusivement sur les personnes humaines. Sil y a peut-tre une
sorte de pr-tournant thologique chez Scheler, cela ne constitue pas
le dernier mot de sa phnomnologie.
495
Les valeurs initialement donnes requiert bien, pour apparatre,
la donation dune valeur suprieure ; mais Scheler de prciser dans le
Forma-lisme2 quil ne doit sagir que d une certaine valeur
quelconque . Ce qui est requis, ce nest donc pas la valeur
suprieure particulire de cet objet-ci, que seul lamour met au jour,
mais plutt la conscience ou le pressentiment dune valeur suprieure
en gnral : la valeur suprieure prsuppose par la valeur donne nest
pas propre lobjet, mais ressortit dune catgorie axiologique plus
large. Ainsi faut-il, par exemple, tre rceptif lexistence de
valeurs spirituelles pour que la vie assume une valeur quelconque
3, sans quil y ait ncessairement de relation intrinsque entre ces
deux niveaux de la hirarchie axiologique ; cest de ce point de vue
seulement que la valeur de Dieu, personne des personnes, est
ncessairement le fondement de toutes les autres. Or, la dcouverte
des a priori matrials et de leur hirarchie
1 NFS, p.166/312 : La forme la plus leve de lamour de Dieu nest
pas reprsente par lamour lgard de Dieu, considr comme source de
toute bont, cest--dire comme une chose ou un objet, mais par la
participation effective son amour pour le monde (amare mundum in
Deo) et pour lui-mme (amare Deum in Deo), cest--dire par ce que les
scolastiques, les mystiques et, avant eux, saint Augustin
appelaient amare in Deo. 2 F, p. 115. 3 Ibid., p. 116.
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objective interne ne dpend pas directement du sujet, mais de
lthos dans lequel il volue. Ce dernier est mis au jour par les
gnies moraux qui ont seuls la capacit douvrir et dlargir le champ
axiologique pris dans sa plus grande gnralit. Ce sont eux qui, en
un sens, ouvrent la voie pour que nous puissions sentir,
hirarchiser et, par la suite, aimer les valeurs. Ainsi lordre de
fondation du royaume des valeurs, qui requiert que le suprieur soit
donn avant linfrieur, sexplique selon Scheler grce lintervention
dune personnalit morale exemplaire dont lamour dvoile le plus haut
degr de valeur et forge ainsi lthos dans lequel toutes les autres
valeurs deviennent perceptibles. Cet acte singulier par lequel la
plus haute valeur est demble donne, cest lamour personnel : il faut
un gnie moral pour dcouvrir la rgion mme des valeurs personnelles,
alors que lhomme ordinaire naime que telle ou telle personne. Cest
pourquoi Scheler, dans son essai intitul Amour et connaissance 1,
sefforce de distinguer les conceptions boud-dhiste, grecque et
chrtienne de lamour et de son rapport au connatre, montrant
notamment que seule la dernire fait droit loriginarit de lamour. Ce
qui se fait jour, selon Scheler, avec le christianisme, cest la
supriorit de lamour sur la connaissance et par l mme la dcouverte
de ce sacr inconnaissable quest la valeur de la personne.
linverse, il y va dans lamour tel que lhomme ordinaire
lexpri-mente, dune valeur suprieure qui senracine dans la valeur
infrieure, et qui est dautant plus leve quelle constitue le noyau
individuel de lobjet :
Lamour et la haine sadressent ncessairement un noyau individuel
de la chose, un noyau-valeur [Wertkern] si je puis dire qui ne se
laisse jamais ramener des valeurs jugeables, ni mme sensibles
sparment. Au contraire, le critre dapprciation des attributs
axiologiques se conforme la valeur porte par la chose aime ou hae,
mais ce ne sont pas lamour et la haine qui se conforment cette
apprciation2.
Ce que lamour donne voir, au-del des valeurs suprieures gnriques
(telles que lhumanit), cest lindividualit essentielle dun tre :
celle-ci constitue une plus haute valeur car elle comporte non
seulement la valeur universelle de la personne, mais aussi la
valeur singulire qui est la sienne, ce
496
1 Cf. M. Scheler, Le sens de la souffrance suivi de deux autres
essais, trad. P. Klossowski, Paris, Aubier Montaigne, 1936. 2 NFS,
p. 152/289, trad. modifie.
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que le Formalisme appelle le bon-en-soi pour moi , et Nature et
formes de la sympathie : limage axiologique idale (ideales
Wertbild)1 de lobjet.
Les difficults que pose le concept schelerien damour
condensent
celles de lintentionnalit elle-mme, renforces par labsence de la
rduction et par limpossibilit de le comprendre en termes de
constitution. Lopposi-tion stricte de lactivit et de la passivit ne
permet plus de rendre compte de lexprience dynamique de lamour
telle que la pense Scheler. En effet, sur le versant objectif, la
valeur dpend de lessence individuelle de lobjet, existe par
elle-mme et ainsi contraint le mouvement du sujet la suivre ; et,
sur le versant subjectif, ce mme mouvement consiste laborer limage
axiolo-gique sur la seule base de la valeur donne, cest--dire
actualiser une valeur virtuelle. Lamour est donc lacteur dun
jaillissement de valeur dont tout le contenu matrial est dj dans
lobjet : il en est cependant la condition dexistence et
dapparition, bien que cette valeur ne dpende pas de lui. On peut
voir alors tout ce qui oppose les phnomnologies de Scheler et de
Husserl. Pour ce dernier, la passivit, thmatise par lanalyse
gntique, se situe au fondement de la constitution par les actes
objectivants de lego, qui suivent une tlologie immanente. Tout
linverse, pour Scheler, lobjectivi-t des valeurs nest pas constitue
mais seulement rvle par lintention-nalit affective ; cest la racine
de cette passivit gnrale, et comme sa condition, que lon trouve le
mouvement damour, lactualisation originelle qui, quant elle, se
dploie dans labsence de toute tlologie subjective a priori.
Aussi le statut sui generis de lamour parmi les actes affectifs
chez Scheler pourrait-il nous donner loccasion de revenir sur la
critique svre que lui adresse Michel Henry au 64 de Lessence de la
manifestation : Henry y reproche Scheler davoir mconnu la dualit
ontologique de lap-paratre en confrant laffectivit un pouvoir de
rvlation qui nappartient en propre qu lintentionnalit. Henry
distingue ainsi, au sein de la percep-tion affective conue par
Scheler, dune part lactivit intentionnelle qui met le sujet en
rapport avec une extriorit, et, dautre part, ltat affectif clos sur
lui-mme lerreur de Scheler consistant selon Henry ne voir dans cet
tat affectif quune dtermination ontique, et non la structure
essentielle passive de laffectivit. Toute cette critique est
cependant conduite daprs le modle du Fhlen, que M. Henry prend
comme larchtype du sentiment intention-nel. Toutefois, lessence, la
fois plus originelle et plus complexe, de lacte
497
1 Ibid., p. 156/296.
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damour appellerait une rvision de cette critique (qui dborde le
cadre de cet article), puisque Scheler distingue explicitement la
structure dynamique de lamour de la structure statique des tats
affectifs tels que la sympathie. Il y a bien une unit lmentaire
irrductible de lamour, dont la puissance de rvlation diffre du
sentiment intentionnel, et qui conjugue en elle activit et
passivit, spontanit et rceptivit, position dexistence et abandon de
soi.
498
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