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M. Maurice Blondel et le problme del'intelligence
Autor(en): Reymond, Marcel
Objekttyp: Article
Zeitschrift: Revue de thologie et de philosophie
Band (Jahr): 19 (1931)
Heft 81
Persistenter Link: http://dx.doi.org/10.5169/seals-380206
PDF erstellt am: 20.03.2015
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M. MAURICE BLONDELET LE PROBLME DE L'INTELLIGENCE*
Ce n'est pas la philosophie tout entire de M. Blondel que me
jepropose d'examiner, mais seulement la thorie de la connaissance
quien constitue, il est vrai, l'introduction. Nous la trouvons
formuledans L'Action, dans divers articles comme L'illusion
idaliste1-1^, etsurtout dans Le procs de l'intelligence^.
Un mot a connu en ces dernires annes , crivait nagureM. Paul
Archambault W, une trange fortune qu'on aurait pucroire bien mal
prpar et qui, avant d'apparatre clatant commeun drapeau, avait
longtemps sembl austre et rebutant commeun titre de chapitre de
manuel : l'Intelligence. Non pas, remarquez-le, les mots de Pense
ou d'Esprit, non pas mme le mot de Raison,charg par le XVIIIe sicle
de trop d' affinits lectives . Mais lemot prcis, technique, sec,
troit, d'Intelligence. Oui, l'intelligence,la vieille facult
aristotlicienne et aussi la facult kantienne descatgories, est
charge nouveau de toutes ses antiques besognes.
Un retour un certain intellectualisme, dans lequel la
connaissance intellectuelle serait plus judicieusement analyse et o
la
porte respective de la raison discursive et de l'intuition
serait biendlimite, telle parat tre l'orientation de la pense
philosophique,
* Etude ptsente en dcembre 1929 au Colloque de philosophie des
Etudes deLettres, puis, avec diverses modifications au groupe
vaudois de la Socit romandeie philosophie, en janvier 1931.
(1) Revue de mtaphysique et de morale, novembre 1898, p. 726
745. (2) Article d'une centaine de pages paru dans le recueil
d'tudes que, sous ce titremme, les Cahiers de la Nouvelle Journe
ont publi en 1922. (3) L'intelligenceet l'intellectualisme, dans le
Procs ie l'intelligence, p. 1 31.
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MAURICE BLONDEL 321
en France notamment W ; l'opposition abrupte de l'intelligence
etde l'intuition que M. Bergson tablit dans L'volution cratrice
nerpond pas la ralit, car les donnes de l'intuition sont
immdiatement intellectualises par l'esprit. M. Le Roy lui-mme, dans
Lapense intuitive (I, 183), renonce cette opposition et montre
quel'intuition est pense. Il est superflu, enfin, de rappeler
longuementcomment le problme de la connaissance a t repos rcemment
pardes pistmologues comme M. L. Brunschvicg, M. Lalande ou M.
Me
yerson.M. Maurice Blondel traite son tour le problme ; on sait
comment
sa thse sur L'Action use habilement de la mthode
immanentiste
pour condamner la doctrine de l'immanence, comment elle part
del'idalisme subjectif pour fonder (lgitimement ou non, il
n'importeici) un ralisme intgral. Or, dans l'tude cite, le Procs de
l'intelli
gence, M. Blondel reprend et prcise ses dclarations antrieures
surla question.
Intelligence signifie d'abord, en son acception la plus
rudimentaire,puissance d'adaptation, empirisme lucide, empirisme
organisateur , propos de quoi M. Blondel montre ce qu'a
d'insuffisant lapense de ceux qui, comme Ch. Maurras, rduisent
l'intelligence
l'organisation du temporel.La philosophie aristotlicienne fait
consister l'intelligence dans la
dcouverte du substratum commun x faits particuliers, ou,
selonles termes consacrs, des genres dans lesquels sont incluses
les diverses
espces. L'intelligence est essentiellement une puissance
d'abstraction ; elle tire des donnes singulires de la sensation le
conceptdfini, le type universel. Cette dfinition ne satisfait pas
M. Blondel,car, pour lui, l'objet de la connaissance est, non un
ensemble d'abstractions, mais l'tre, dont le fond est singulier et
concret
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322 MARCEL REYMOND
qui les relient d'autres ides ou d'autres choses, les rapports
aussiqui relient entre eux leurs divers lments. Aux yeux de M.
Blondel,on ne peut dfinir srement des rapports entre des choses que
Ponne connat pas encore dans leur singularit, dans leur
originalitradicale. Cette conception relationiste de l'intelligence
supposequ'on se reprsente le rel comme un ensemble d'atomes,
d'lmentsisolables juxtaposs partes extra partes. Or, cette division
n'est pasdans les choses ; elle est l'uvre de l'esprit, qui ne
domine le relqu'en le morcelant, selon l'expression de M.
Bergson.
L'intelligence , dit M. Blondel (Procs, p. 236), apparat
commeune puissance d'intuition possdante... son objet propre et
essentiel, c'est la fois l'tre mme, en ce qu'il a de singulier et
d'unique,res ipsissima, individuum ineffabile, et la solidarit
organique etune qui dfie toute analyse et toute synthse factices.
Comprenonsdonc bien l'incommensurabilit de la connaissance
notionnelle et de laconnaissance relle : par la premire, nous nous
fabriquons un mondede reprsentations, comme en une cage de verre
dpoli o nous nesommes en contact qu'avec des produits de
l'industrie... par laconnaissance relle, ce que nous cherchons, ce
ne sont pas des reprsentations, des images, des symboles, des
spcimens, des phnomnes,c'est la vive prsence, l'action effective,
l'intussusception, l'unionassimilatrice, la ralit. Et c'est cela
que, pour tre pleinementelle-mme, l'intelligence aspire.
Dans L'itinraire philosophique de Maurice Blondel^ nous trouvons
la pense de notre auteur exprime sous une forme plus imprieuse
encore (p. 201) : Oui ou non, la connaissance par abstraction
puise-t-elle ce qui est connatre, ce qui est connaissable, ce
qui est,ce qu'il y a d'essentiel et de substantiel dans les ralits
subsistantesOui ou non, puise-t-elle notre pouvoir de connaissance
intelligente,de spculation raisonnable, de certitude et de
dterminations objectives Non et non : les raisons que la raison
ignore sont encoredes raisons .
Cela ne signifie pas que la connaissance notionnelle soit
vaine.Mais elle se rattache la connaissance relle qui, selon M.
Blondel, enest la condition secrte et dont elle rend possible
l'avnement. Rser
vant la discussion de ces vues plus tard, passons l'analyse
desmthodes de la connaissance relle.
(*) Propos recueillis et publis par Frdric Lefvre (1928).
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MAURICE BLONDEL 323
Dsireux d'viter les deux extrmes la connaissance rive aumonde
des phnomnes, selon Kant, et l'intuition mtaphysiqueoppose
l'intelligence, selon M. Bergson , M. Blondel esquisse
ladialectique de la connaissance relle, laquelle comporte une
mthode prcise et une clart propre (p. 248). Cette
connaissancerelle, au reste, a dj t dcrite par saint Augustin, par
Pascal,
par Newman. Jouant sur la difficult, M. Blondel se sert, pour
lacaractriser, des expressions mmes de saint Thomas.
La connaissance relle est concrte, synthtique, elle se fonde
surla disposition mme du sujet qui juge autant que sur l'intime
naturede l'objet affirm et apprhend (Procs, p. 254). Elle
apprhendel'objet dans son originalit irrductible, dans sa
singularit ; il nes'agit pas de vrits universelles et communes ; il
s'agit de connaissances particulires, concrtes et distinctes...
d'une initiation progressive qui requiert des dmarches
raisonnables, des justificationsdcisives, des preuves originales et
accessibles tous, des lumiresindfiniment croissantes et aussi
claires que chaudes .
La connaissance relle est une connaissance par affinit, selon la
prcieuse vrit nonce par saint Thomas et dont M. Blondelfait la
dfinition mme du principe d'immanence W : Nihil potestordinari in
finem aliquem, nisi prceexistat in ipso queedam proportioad finem
(De veritate, quaest. disp. XIV, art. 2).
Elle est connaissance par inclination, elle s'avance vers
l'objet,elle s'offre lui (contingit aliquem judicare uno modo per
moduminclinationis ; sicut qui habet virtutis habitum, recte
judicat de his qucesunt secundum virtutem agenda (1,1, a. 6, ad.
3).
Elle est participation (cf. la ji9e?t de Platon) l'objet dans
saplnitude ; par compassion, elle nous rend coextensifs l'action et
l'tre d'autrui ; elle est une coopration.
Une telle connaissance est insparable de l'action ; on sait le
rle
que lui attribue M. Blondel
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324 MARCEL REYMOND
comme le pragmatisme, celui d'instinct, d'impulsion aveugle,
d'lanvital, mais achvement, actualisation de toutes les puissances
(Itinraire, p. 93). L'action est la condition de la connaissance
relle,l'organe ducable et l'instrument de prcision mthodiquement
appropri l'uvre de l'intelligence raliste. (Procs, p. 265)
La connaissance relle est une connaissance par connaturante
(cf.saint Thomas II-11, 45, 2), par amour (p. 271). Mais,
dira-t-on, c'est
passer sur le plan affectif, et mettre en cause, pour le
croyant, lagrce divine. M. Blondel ne l'entend pas autrement : La
vie parfaitede l'intelligence ne saurait tre finalement que don,
grce, rvlationd'un mystre naturellement inaccessible (p. 273).
C'est quoi tendent tous les efforts de l'intelligence, du plus
humble au plus lev.Il y a solidarit profonde et interdpendance
entre les stades del'intelligence. Les formes infrieures de
celles-ci ne sont possibles quepar la prsence de ses virtualits
suprieures ; rciproquement, lafonction suprme de l'intelligence
prsuppose l'exercice des fonctions subalternes. Ainsi se trouve
sauvegarde l'unit de l'esprit.Une fois les prtentions ontologiques
de la connaissance notionnellecartes, il s'agit d'entrevoir l'unit,
l'insparabilit de ces deux aspects de l'intelligence.
M. Blondel se dfend de reprendre la vieille question de la
pluralitdes formes substantielles. Il entend, au contraire, refaire
la synthsede l'intelligence, quilibrer la pense discursive avec
l'intuition (p. 278). Le discours et l'intuition sont
solidaires.
Si l'intellectualisme a le tort de s'en tenir la seule
spculation, une vue froide et conceptuelle du rel, la philosophie
bergsoniennedprcie indment l'intelligence, qu'elle s'obstine
envisager sous saforme infrieure : la connaissance de la matire
inerte et discontinue ;l'intuition que prconise M. Bergson est
d'ailleurs, selon M. Blondel, bien prcaire et bien relative,
puisqu' la limite de sa perfectionune telle connaissance
s'absorberait en son objet, dans la perte detoute conscience
personnelle (p. 288).
Si la philosophie de notre auteur condamne le positivisme
etl'idalisme, elle se spare tout autant du bergsonisme, auquel on
l'aparfois, bien tort, apparente W. Les proccupations des deux
philosophes sont fort diffrentes : religieuses et morales chez M.
Blondel,
(') Cf. D. Parodi, La philosophie contemporaine en France, p.
303. Voir aussi : Itinraire, p. 47 s., comme quoi il n'y a pas
parler d'une influence de Bergson surBlondel.
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MAURICE BLONDEL 325
scientifiques , cognitives chez M. Bergson, dsireux de voir le
rel comme il est et non au travers d'habitudes mentales ou de
formes d'intelligence nes de la pratique. Leurs consquences sont de
mme,divergentes : l'augustinisme de M. Blondel mne une
apologtiqued'orientation catholique, l'exprimentalisme de M.
Bergson abou
tirait, logiquement, une morale de la force ou du sentiment.
Si les termes dont se sert M. Blondel lui sont propres, le
problmeest bien l'ordre du jour parmi les philosophes. Voyez
l'ouvragercent de M. Le Roy sur la Pense intuitive, commentaire et
miseau point des crits de M. Bergson sur la question, surtout dans
les cha
pitres III et IV du tome I : Le retour l'immdiat et L'acte
d'intuition.Aprs avoir tabli que l'immdiatement donn n'est pas de
l'indi
viduel, M. Le Roy montre que l'immdiat vritable est
ncessairementincontestable, car le tenir pour relatif la structure
de notre espritimplique une dpendance de l'immdiat par rapport une
ralitantrieure et inconnaissable. Or nous ne pouvons dfinir la
relationde cette ralit notre conscience pour porter un jugement
ngatifsur l'immdiat. L'immdiat vritable ne peut tre que le
termeinitial, en droit du moins, car l'immdiat, entendu comme
l'irrductible, est en fait un point d'arrive W ; il doit tre
retrouv,comme le cogito cartsien.
L'immdiat, dit-il, peut tre aussi bien de l'ordre de
l'intelligibleque de celui du sensible ; il est essentiellement
indfinissable, maison ne peut l'liminer ; il domine tous les
systmes d'expression ; ilest apprhend par l'intuition. La pense
intuitive est une penseimmdiate et une pense de l'immdiat ; elle
donne une ralit indubitable et une vrit immdiate. Sans doute, une
vrification s'im-pose-t-elle ; mais elle ne vient pas confrer du
dehors l'intuitionune vrit dont celle-ci serait dpourvue (cf. p.
178).
La phnomnologie allemande est aussi un retour aux
donnesimmdiates de la conscience . Son inititateur, Husserl, la
dfinit unedescription pure du vcu (reiner Erlebnisstrom) ; elle
apparat comme
(') A l'immdiat au sens mtaphysique et non chronologique (cf. Le
Roy, op. cit.,p. 107 ; R. Berthelot, Un romantisme utilitaire. II.
Le pragmatisme chez Bergson,p. 209 s.) s'applique la parole
d'Aristote T o"X
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326 MARCEL REYMOND
un positivisme des essences extra-temporelles , un appel la
des
cription, rien qu' la description des donnes irrductibles et
isolesde l'intuition pure , selon les termes de son rcent historien
M. Gur-vitch. Et c'est la mthode phnomnologique qui a montr
MaxScheler l'existence, ct de l'intuition intellectuelle, d'une
intuition motionnelle, laquelle conduit faire place, dans
l'intemporel, ct des essences logiques aux essences alogiques et
irrationnelles,aux valeurs qui chappent toute dfinition, en vertu
de leur singularit, et ne peuvent tre que vcues. Dans ses tudes sur
la sympathie (l), Scheler a repris et illustr les remarques de
Pascal sur P ordredu cur . M. Blondel, lui aussi, s'appuie sur
Pascal, ainsi que sursaint Augustin et sur Newman.
Rappelons brivement, avant d'apporter nos remarques
personnelles, la critique que le P. de Tonqudec dans Immanence,
puisM. Jacques Maritain dans les Rflexions sur l'intelligence et
sur savie propre ont faite de la thorie blondlienne de la
connaissance ; le
point de vue thomiste des deux critiques rend leurs
observationsd'autant plus intressantes.
Dans son ouvrage d'une vigoureuse dialectique le P. de Tonqudec
examine les divers aspects de la pense de M. Blondel. Je ne
retiensici que ce qu'il dit, sur la base des premiers ouvrages de
notre philosophe, de sa thorie de la connaissance.
D'une part, M. Blondel dforme la notion de concept et la
connaissance rflchie, en attribuant aux intellectualistes
l'affirmation selonlaquelle le concret pourrait tre connu par la
seule pense conceptuelle, par la seule dialectique. Depuis le
positivisme, en effet, nulne prtend qu'une ide puisse galer le rel
qu'elle exprime.
D'autre part, il place au-dessus de la connaissance
intellectuelleune connaissance directe, vivante, o la notion de
vrit perd sasignification ; elle devient, en effet, la cohrence
totale de la vie.Elle est bien encore un rapport, mais, outre que
ce rapport n'estjamais ralis, il n'existe pas entre connaissance et
ralit. L'quation qui tend sans cesse s'tablir est celle des
virtualits intrieureset de leurs ralisations (p. 90).
Quant M. Maritain, il reprend, contre M. Blondel, le
procssculaire du thomisme contre l'augustinisme. Il maintient une
dis-
(') Wesen und Formen der Sympathie (1923), trad, franc, de M.
Lefebvre dans lacollection Payot : Nature et formes de la sympathie
(1929).
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MAURICE BLONDEL 327
continuit, un hiatus entre la raison et la rvlation, entre la
penserflchie et la connaissance par affinit, par amour, qui relve
de lagrce, donc du surnaturel. En effet, si la connaissance par
conceptstait finalement dpendante de la connaissance par grce,
commentexpliquer la valeur de l'uvre d'Aristote, par exemple
Du point de vue thomiste, la connaissance notionnelle est la
connaissance relle. Sous prtexte d'assurer l'intgralit et la
cohsionde la vie de l'intelligence, dit notre critique, on brouille
tous lesobjets formels. On concerte entre elles avec soin des
expressionsempruntes saint Thomas, et l'on blesse saint Thomas la
prunelle de l'il, en supprimant les distinctions essentielles par
lesquellesil assure la fois et la surnaturalit de la sagesse des
saints, et lavraie nature de l'intelligence humaine, et la valeur
de la connaissance intellectuelle. On fait en ralit de la
contemplation mystiquele terme suprme auquel l'effort philosophique
est ordonn, et Ponrefuse toute valeur vritablement relle et raliste
la connaissance
tant qu'elle n'est pas parvenue encore ce terme. (p. 103)
La thorie de la connaissance est l'introduction naturelle
l'ontologie ; mais comment examiner le problme de la connaissance
sil'on n'a aucune ide de l'tre Rciproquement, comment mditersur
l'tre sans se soucier de la connaissance que nous en pouvonsacqurir
et de ses mthodes La thorie de la connaissance et l'ontologie se
fondent donc rciproquement ; rien d'tonnant par cons
quent ce que, dj dans la thorie blondlienne de la
connaissance,nous trouvions une attitude trs nette devant le
problme de l'tre.
Car pourquoi M. Blondel souligne-t-il l'insuffisance du concept,
del'activit rflchie de l'esprit D'o vient son
anti-intellectualismeDe sa thorie de l'tre, de son organicisme,
d'aprs lequel tout tient tout, tout dpend de tout. Or, cette
interdpendance universelle rendncessairement dficiente toute vue
fragmentaire du donn, et par lmme insuffisant tout concept
dtermin.
Tout est interdpendant : M. Blondel donne ce principe un senst
rs prcis W ; il n'y a rien au-dessous ou au del du phnomne ;ce
n'est donc pas par un noumne sous-jacent que cette interdpen-
(') Voir P. Archambault, Vers un ralisme intgral. L'uvre
philosophique deMaurice Blondel, 12e Cahier de la Nouvelle Journe
(1928).
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328 MARCEL REYMOND
dance est assure, mais par le sujet connaissant, envisag
commesujet d'inhrence.
De l la critique que fait M. Blondel de l'extrinscisme,
consistant envisager la ralit par pices isoles, d'o l'on tire des
vritsfragmentaires qu'on juxtapose les unes aux autres. De l son
apologie de la connaissance dite relle , par affinit, en ce qu'elle
nemorcelle pas le rel comme la connaissance notionnelle.
De ce point de vue, il est clair que tout intellectualisme
visant superposer au rel un rseau de relations notionnelles n'est
pas satisfaisant.
Pour cette mme raison, M. Blondel affirme une continuit entreles
diverses formes de la connaissance, entre la connaissance
notionnelle et la connaissance relle.
Tout est donc suspendu au principe de l'interdpendance,
l'or-ganicisme, dont le principe d'unit est le sujet connaissant.
Toutdonn est sans doute relatif un esprit qui le pense, mais la
critiqueblondlienne de la connaissance fragmentaire ne porterait
que s'il yavait interdpendance rigoureuse entre les seuls phnomnes,
enl'absence de tout sujet. Comme tel n'est le cas, ni en fait, ni
dansla pense de M. Blondel, la connaissance d'un ensemble limit
defaits n'est pas ncessairement vicie parce que l'attention se
portesur cet ensemble exclusivement.
En fait, toute connaissance, la connaissance philosophique
comprise, est limite ; une connaissance totale est une limite qui
se dplaceincessamment. A priori dj, le principe de l'interdpendance
universelle revient nier la possibilit mme d'une connaissance
rflchie, il mne au scepticisme ; en fait, il est indfendable ; il y
a desinterdpendances, non une interdpendance absolue entre tous
leslments du donn. Sans doute, plus le champ de la
connaissances'tend, plus les rsultats de la connaissance partielle
doivent-ilstre mis au point, harmoniss entre eux ; mais ils ne
doivent pasncessairement tre abandonns ou modifis entirement.
Les vues de M. Blondel sur la solidarit de la connaissance
rflchieet de la connaissance mystique apparaissent donc comme non
fondes
en fait. Sur ce point, je suis d'accord avec M. Maritain. La
connaissance dite relle est une connaissance sui generis, non
indispensable l'exercice normal de l'intelligence commune. La
question desavoir si cette connaissance est surnaturelle sort de
mon propos ;car il faudrait, au pralable, rsoudre une foule de
problmes ressor-
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MAURICE BLONDEL 329
tissant l'epistemologie et la mtaphysique. Quoi qu'il en soit,
ily a discontinuit entre la connaissance philosophique et la
connaissance mystique.
La connaissance philosophique ne diffre pas radicalement de
laconnaissance scientifique, puisque celle-ci reconnat, ct des
vritsde faits, des vrits de raison. Celles-ci portent sur un devoir
tredont la connaissance suppose celle de l'tre.
Qu'est-ce ensuite que le concept Loin d'tre un cran qui
masquerait le donn l'esprit, il apparat comme un rceptacle
d'intuitions, comme une forme labore par l'esprit nous permettant
de
grouper nos intuitions, de les manier plus
facilement.D'ailleurs, une critique plus grave peut tre faite M.
Blondel :
la connaissance rationnelle repose non sur le concept mais sur
le
jugement ; elle possde ainsi un dynamisme, une souplesse queM.
Blondel oublie tout fait dans sa critique, o il en reste la
conception aristotlicienne de l'intelligence. Sans doute pas de
jugementsans concepts ; mais l'acte de l'esprit est le jugement. Le
jugementporte sur des intuitions, mieux : l'intuition renferme
implicitementun jugement ; il n'est pas d'intuition sans la prsence
de la penseque la rflexion vient dployer. Il y a donc une double
erreur attendre de l'intuition, comme M. Le Roy, un savoir
absolumentvrai , car, d'une part, il convient de laisser de ct
l'adverbe absolument , de l'autre, une intuition ne donne un savoir
authentiqueque par le jugement qu'elle contient ; mais alors, c'est
de penserflchie autant que de pense intuitive qu'il s'agit. On voit
combienpeu est justifie l'abrupte opposition que statue M. Blondel
entreces deux modes de connaissance.
L'intuition porte sur l'intelligible et sur le sensible ;
l'intuition intellectuelle, dont le cogito de Descartes reste le
modle et l'idal,l'intuition d'un rapport fonctionnel est aussi
relle que l'intuitionsensible, seule dcrite dans la Critique de la
raison pure. Entre le
concept et l'intuition, la diffrence est celle de la
connaissance mdiateet de la connaissance immdiate.
On accorde volontiers que la pense est prsente dans
l'intuitionintellectuelle ; il en va de mme, en dpit des
apparences, dans l'intuition sensible. Comme le remarque M. A.
Spaier(l), les impressionssensibles requirent encore logiquement le
jugement et l'impliquent
() Quelques aspects ie l'idalisme, dans la Revue des cours et
confrences du15 dcembre 1930, p. 24.
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330 MARCEL REYMOND
en fait. Car la conscience n'est pas une scne sur laquelle
viendraientvoluer des personnages indpendants d'elle et passivement
supports
par elle. Avoir conscience n'est pas soutenir des donnes
mentales,comme un plateau, ou les contenir, comme un vase : c'est
constaterquelque chose, c'est--dire porter un jugement existentiel.
Une conscience sans jugements existentiels est une conscience
endormie, etl'veil d'une conscience consiste en jugements
existentiels .
L'analyse peut bien distinguer entre la sensibilit, l'intuition
et lejugement, ceux-ci n'en sont pas moins associs dans l'acte
d'intuition. D'ailleurs, le problme subsiste : comment accorder
l'intuitionune valeur de vrit en l'absence du jugement, donc de la
penserflchie
L'intuition, avons-nous dit, est connaissance immdiate. Le
contenu de celle-ci peut-il tre transpos en connaissance mdiate ou
conceptuelle Oui, lorsque le contenu de la connaissance immdiate
estd'ordre sensible ou intelligible. Mais il est, comme Pa montr
MaxScheler, des contenus qui n'ont pas de significations
intellectuellesdirectes et que, nanmoins, chacun apprhende
immdiatement.Tels sont l'agrable et le dsagrable, le beau et le
laid, le bien et lemal. Ces qualits irrductibles ou valeurs sont
apprhendes par uneforme sui generis de l'intuition, l'intuition
motionnelle, laquelle nepeut aucunement tre ramene une forme dgrade
de l'intuitionintellectuelle. Ces valeurs sont singulires, elles
excluent la possibilitd'une gnralit, elles peuvent tre vcues, mais
le discours ne peutles dfinir, ni les exprimer ; il ne peut que les
suggrer celui quiles a dj vcues.
On voit combien M. Blondel tend arbitrairement le champ
del'intelligence en l'identifiant l'intuition, et sans distinguer
les diverses formes d'intuition, l'intuition sensible et
l'intuition intellectuellerentrant seules dans le domaine de
l'intelligence. Aussi la thorie deM. Blondel, sympathique pourtant
dans son aspiration la connaissance totale, ne reprsente-t-elle pas
l'activit de l'esprit dans sarationalit.
M- Blondel se rclame de saint Augustin, de Pascal et de son
ordre du cur ; pourtant celui-ci a crit : Personne n'ignorequ'il y
a deux entres par o les opinions sont reues dans l'me
:l'entendement et la volont. La plus naturelle est celle de
l'entende
ment, car on ne devrait jamais consentir qu'aux vrits
dmontres;mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est
celle de la
-
MAURICE BLONDEL 331
volont car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque
toujoursemports croire non pas par la preuve, mais par l'agrment.
Cettevoie est basse, indigne et trangre... (De l'esprit
gomtrique)
Le style chaud, affectif, allusif de M. Blondel voque plus de
choses
que sa pense n'en treint, d'autant plus que les exemples sont
raresdans l'expos de cette philosophie qui entend tre concrte
avanttout. Comme l'augustinisme M, dont l'esprit a t
remarquablementcaractris par M. Gilson la fin de son Introduction
l'tude desaint Augustin, pour dfinir un point quelconque de sa
doctrine,il lui faut absolument l'exposer tout entire (p. 294).
Avec saintAugustin, M. Blondel proclame l'insuffisance d'une
philosophie quiprtendrait, par un effort purement spculatif,
rsoudre les nigmes
que posent l'homme et l'univers. Sa philosophie est un intgrisme
;chacune de ses thses touche au centre mme de la doctrine. Celle-ci
pourrait tre figure par une circonfrence, alors que des
doctrinesplus purement rationnelles dans l'intention de leur
auteur, dumoins comme le thomisme, font penser une chane d'anneaux,
une succession unilinaire.
Le dfaut de la philosophie de M. Blondel, telle que nous
venonsde l'exposer, nous parat rsider dans son coefficient
d'affectivit et,pour tout dire, dans sa subjectivit. Certes, nous
ne faisons pas fi desbesoins profonds et permanents de l'me
humaine, mais, en matirede connaissance, le moi trop prsent peut
induire en erreur le .philosophe comme le savant. Mme dans l'examen
de problmes qui,directement ou indirectement, engagent notre
destine, il convienttout d'abord de pratiquer l'objectivit et le
dsintressement.
Le problme de l'intelligence, en particulier, demande tre
prismoins en gros, moins en bloc. Le philosophe doit, la lumire
de
son exprience et de la connaissance scientifique, trop laisse
dansl'ombre par M. Blondel, dcrire objectivement les conditions
inluctables dans lesquelles, en fait, nous pensons. Pour cette
tche,une exprience strictement personnelle ne saurait suffire ;
commeles travaux de M. Brunschvicg sur la philosophie des
mathmatiqueset des sciences exprimentales le montrent, il faut
s'adresser l'histoire, c'est--dire l'exprience collective de
l'humanit. Sansdoute, il faut dpasser l'histoire, et indiquer,
comme l'a fait M. La-
(') Cf. l'article de M. Blondel sur saint Augustin dans le 17e
Cahier de la NouvelleJourne, 1930.
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332 MARCEL REYMOND
lande, en quel sens, dans quelle direction s'oriente la pense
rationnelle ; car seule la connaissance de cette direction nous
permet demarcher dans le sens de la vraie rationalit.
La vraie manire d'tudier le problme, je la trouve donc dansles
ouvrages des deux philosophes que je viens de citer, comme
aussidans ceux de M. Meyerson, de M. Spaier, et, chez nous, entre
autres,dans L'ide de la raison, de M. Jean de la Harpe. C'est par
une analyseminutieuse de la pense l'uvre dans les diverses
sciences, dans lamorale et dans la philosophie, qu'on pourra, par
approximationssuccessives, serrer de plus prs le problme.
Marcel REYMOND.
M. Maurice Blondel et le problme de l'intelligence