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1 Extraits de l’ouvrage Logiques du dénuement Réflexions sociologiques sur la pauvreté et le temps, l’Harmattan, 2011. Christian Guinchard Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’Université de Franche-Comté III - L’observation des situations de pauvreté La dimension temporelle que je souhaite éclairer ici, n’est sans doute pas accessible au moyen des outils d’investigation habituellement valorisés dans notre discipline. En effet, les méthodes « conventionnelles » comme le questionnaire, l’entretien, l’histoire de vie ou la méthode des budgets temps 1 ne peuvent, sans biais fortement déformants, nous donner accès à ce que j’ai fini par comprendre comme les principales caractéristiques de la temporalité propre aux pauvres 2 . Dès les premiers contacts, une fois sur trois, ils confondent les dates et se mélangent les pieds dans le calendrier... Vous venez un jeudi et ils déclarent qu’ils vous attendaient mardi... Ils oublient « sur le frigo », dans un amas de bibelots et de fragments de jouets, avec la note d’EDF et quelques lettres, les remèdes qu’ils ont obtenus gratuitement après un long périple auprès de l’assistante sociale, du médecin et du pharmacien devant qui ils ont fait valoir leurs droits, souligné leurs difficultés et l’urgence de la situation... Ils traînent en s’ennuyant le ven- dredi, puis s’affolent le samedi matin et se précipitent brusquement chez l’assistante sociale, s’indignant de trouver le bureau fermé alors qu’« on » va venir leur « couper le courant » lundi s’ils n’ont pas réglé leur dette auprès de l’E. D. F... Leurs activités ne semblent ni bien défi- nies, ni disposées les unes après les autres au long d'un fil chronologique. S’embrouillant, au contraire, dans une temporalité que l’auteur de La danse de la vie qualifierait sans doute de « polychrone » 3 , elles paraissent « échapper à la main de fer de l'organisation monochrone » 4 . De plus, elles semblent souvent inachevées, abandonnées en cours de route, même parfois, en quelque sorte avortées. Au départ, je ne relevais pas systématiquement tout « cela »... Était-ce seulement comptable ou « reportable » ? En fait, je rencontrais, constatais et bien souvent af- frontais comme des obstacles ces comportements et ces situations sans les avoir vraiment cher- chés. Tout semblait très embrouillé en même temps que faiblement lié…
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Logiques du dénuement. Réflexions sociologiques sur la pauvreté et le temps (Synthèse ouvrage)

Jan 30, 2023

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Extraits de l’ouvrage Logiques du dénuement Réflexions sociologiques sur la pauvreté et le temps, l’Harmattan, 2011.

Christian Guinchard Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’Université de Franche-Comté

III - L’observation des situations de pauvreté La dimension temporelle que je souhaite éclairer ici, n’est sans doute pas accessible au moyen des outils d’investigation habituellement valorisés dans notre discipline. En effet, les méthodes « conventionnelles » comme le questionnaire, l’entretien, l’histoire de vie ou la méthode des budgets temps1 ne peuvent, sans biais fortement déformants, nous donner accès à ce que j’ai fini par comprendre comme les principales caractéristiques de la temporalité propre aux pauvres2. Dès les premiers contacts, une fois sur trois, ils confondent les dates et se mélangent les pieds dans le calendrier... Vous venez un jeudi et ils déclarent qu’ils vous attendaient mardi... Ils oublient « sur le frigo », dans un amas de bibelots et de fragments de jouets, avec la note d’EDF et quelques lettres, les remèdes qu’ils ont obtenus gratuitement après un long périple auprès de l’assistante sociale, du médecin et du pharmacien devant qui ils ont fait valoir leurs droits, souligné leurs difficultés et l’urgence de la situation... Ils traînent en s’ennuyant le ven-dredi, puis s’affolent le samedi matin et se précipitent brusquement chez l’assistante sociale, s’indignant de trouver le bureau fermé alors qu’« on » va venir leur « couper le courant » lundi s’ils n’ont pas réglé leur dette auprès de l’E. D. F... Leurs activités ne semblent ni bien défi-nies, ni disposées les unes après les autres au long d'un fil chronologique. S’embrouillant, au contraire, dans une temporalité que l’auteur de La danse de la vie qualifierait sans doute de « polychrone »3, elles paraissent « échapper à la main de fer de l'organisation monochrone »4. De plus, elles semblent souvent inachevées, abandonnées en cours de route, même parfois, en quelque sorte avortées. Au départ, je ne relevais pas systématiquement tout « cela »... Était-ce seulement comptable ou « reportable » ? En fait, je rencontrais, constatais et bien souvent af-frontais comme des obstacles ces comportements et ces situations sans les avoir vraiment cher-chés. Tout semblait très embrouillé en même temps que faiblement lié…

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Situation 1 : Embrouilles d’une enquête

Parce qu’elle vit à nouveau avec Abdel, Nicole, qui a peur de voir son Allocation de Parent Isolé supprimée, n’a pas souhaité me recevoir chez elle pour un entretien. Elle préfère qu’on se rencontre chez son amie Stella que j’ai déjà interviewée. J’arrive vers dix heures et quart. Je sonne. Stella m’accueille, sans doute mal réveillée. S’il y avait un œilleton sur la porte et si ça n’était pas «l’heure du facteur» elle n’aurait probablement pas ouvert. Elle avait oublié. Main-tenant elle se rappelle : Oui, le rendez-vous avec Nicole pour l’entretien ! Nicole ne devrait pas tarder ; elle est toujours un peu en retard. Après avoir repoussé dans une corbeille une pile de linge propre qui s’entassait sur un fauteuil à côté d’une table à repasser ouverte devant la télé-vision, Stella m’invite à m’asseoir et prépare un café. Elle me parle depuis la cuisine où elle s’affaire. Elles ont discuté hier soir chez Nicole avec une amie qui effectue un stage au centre social et qui a entendu parler de l’enquête. Elle s’est couchée tard et s’avoue fatiguée. Après avoir accompagné sa fille à l’école, elle s’est étendue sur le canapé pour lire une revue et s’est endormie avec la télé qu’elle avait allumée plus tôt, pendant qu’elle et sa fille se préparaient et prenaient leur petit déjeuner. La télévision fonctionne toujours. Stella me sert un café. Si ça ne me dérange pas, elle a du ménage à faire, sa mère doit venir cet après midi pour l’accompagner au tribunal. Elle doit effectuer de nombreuses démarches pour obtenir la garde de ses enfants et échapper aux embrouilles de son ex-mari. Tout en me parlant, elle branche l’aspirateur et commence à le passer dans le couloir. Puis elle laisse l’engin dans l’entrée, devant le salon, et revient s’asseoir sur un fauteuil avec un café. Elle allume une cigarette et boit deux gorgées. Nicole ne devrait pas tarder... Stella se lève, part au fond du couloir et revient portant une corbeille en plastique pleine de linge humide qu’elle sort étendre sur le balcon. Elle revient deux ou trois minutes plus tard, la corbeille est à moitié pleine. Elle finit la tasse de café. Le facteur doit être passé. Elle abandonne la corbeille et descend au rez-de-chaussée chercher le courrier. Elle remonte au bout de trois ou quatre minutes avec une lettre du juge des affaires familiales. Elle doit se rendre à la cabine téléphonique du coin de la rue pour donner un coup de fil, car sa ligne se trouve en «service restreint». En attendant, je peux reprendre un café si je veux, je n’ai qu’à me servir, la cafetière est encore branchée. Pendant que Stella est absente, quelqu’un frappe à la porte. Je vais ouvrir, assez embarrassé. C’est le fils aîné de Nicole : tout compte fait, elle nous attend, elle préfère que l’entretien ait lieu chez elle ce matin car le gérant des H. L. M. doit venir constater un dégât des eaux causé par le voisin du dessus. Le fils de Nicole est pressé, il passe en allant au collège et repart avant que Stella ne revienne. Stella décide de m’accompagner, car elle devait voir Nicole ce matin. Nous arrivons. Re-café... C’est la discussion d’hier soir qui a vraiment décidé Nicole. Avant cela, elle ne trouvait pas cette histoire d’enquête très sérieuse. On voit tellement de choses en ce moment ! Je pose le magné-tophone sur la table. Nous commençons l’entretien. Nicole interroge souvent Stella des yeux avant de répondre. Après un quart d’heure, un enfant pleure dans une pièce. Stella se propose d’aller s’occuper de la fille cadette de Nicole qui vient de se réveiller. Nous continuons pendant dix minutes. Stella se place dans l’encadrement de la porte portant une petite fille d’environ deux ans qu’elle tend à Nicole. «Bon, faut que j’aille chercher ma gamine à l’école». Quelques instants après, le gérant de l’immeuble sonne à la porte... 5

** Tout « cela » se passait d’abord « en marge » des protocoles d’enquête bien définis par les-quels, sociologue inquiet de la représentativité statistique ou de l’effet de saturation de mon

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échantillon, je ne rencontrais généralement qu’une seule fois les individus que j’interrogeais au moyen d’un questionnaire ou d’une grille d’entretien. Progressivement, il m’a paru pertinent d’engager une réflexion soutenue à partir de ces « incidents » tels que les rendez-vous man-qués, les entretiens interrompus par l’arrivée d’un tiers modifiant la situation d’enquête, le recueil imprévu de récits parallèles... que je ne pouvais pas me résoudre à considérer comme des anecdotes « hors sujet ». L’injonction de restituer l’essentiel en me débarrassant des détails contingents me donnait graduellement l’impression de provoquer une perte irrémédiable d’informations pertinentes, voire fondamentales... Il me semblait de plus en plus absurde de considérer ces matériaux comme une gangue de scories dont l’élimination devait me permettre d’isoler l’essence pure de mon objet. C’est ainsi qu’un doute progressif concernant l’adéquation des catégories organisant mes ques-tions m’a amené à essayer de repenser l’approche de la pauvreté à partir de cette entité évanes-cente entre toutes : le temps. Partant de là, contrairement aux injonctions de DURKHEIM con-cernant la définition préalable de l’objet d’investigation sociologique, j’ai éprouvé plus d’une fois l’impression que mon objet reposait sur des sables mouvants et que je n’avais pas su le tirer sur un terrain ferme. Mais le déplacer sur un sol plus stable afin de mieux le fonder, n’était-ce pas prendre le risque de le « dénaturer » ? Enregistrements, transcriptions, codages, interprétations : une grande partie de nos activités professionnelles concerne directement les signes parlés ou écrits. Mais, selon les objets, nous sommes également confrontés aux gestes et aux pratiques dont le recensement et l’analyse - compléments indispensables des entretiens et questionnaires - appellent d’autres formes d’attention au « terrain ». Travaillant sur la pauvreté, il faut également prendre en compte toute une variété de gestes comme ce haussement d’épaules presque imperceptible accompagné d’un sourire, soulignant un aveu d’impuissance qu’une transcription des seules paroles échangées et enregistrées lors de l’entretien ne peut restituer. Si, par exemple, à propos de L’argent des pauvres, j’avais posé une question du genre : « Qu’est-ce qu’on peut faire avec 10 francs ? » ou « Qu’est-ce que 10 francs signifient pour vous ? »6, j’aurais obtenu des réponses rageuses, indignées ou résignées, des discours de principe que j’aurais pu classer, mais rien qui puisse recouper les pratiques et les expériences concrètes des personnes que j’interrogeais7. Pour avoir des informations plus fiables, lors de ma seconde enquête dans les anciennes cités de transit de Besançon, en 1988, j’ai accompagné dans leurs courses les gens qui acceptaient, j’ai parfois été présent au moment où ils rentraient de commissions... Autant le dire clairement, mon approche de la temporalité des pauvres est, finalement, forte-ment liée à l’espace. Si mes perceptions ponctuelles et souvent à peines sensibles ont quand même pu s’organiser en observations plus systématiques complétant, et parfois corrigeant, les approches de l’objet par questionnaires et entretiens, c’est parce que, devant m’adapter à cette temporalité pour rencontrer et interroger les gens, j’ai dû, bien souvent sans le vouloir, séjour-ner « là où les choses se passent ». Je me suis fréquemment demandé si ces enquêtes n’avaient pas été autant d’expériences de séjour hypogées8, autant de plongées dans un monde hors du temps ou, en tout cas, hors de mon temps. De fait, mes impatiences, mes attentes, ont croisé celles des autres dans les communs des immeubles H. L. M., dans les centres sociaux et chez Ces gens-là9 eux-mêmes où j’ai des fois dû revenir plusieurs fois pour finir un entretien ou pour rencontrer une autre personne.

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Laisser le temps au temps fut ici essentiel ! Pour dépasser une simple sélection d’éléments retenus à partir de ce qu’arrive à identifier « un voir spontané »10, il faut progresser d’une vi-sion brute et passive vers un regard éduqué et réfléchi. B. GLASER parle à ce propos d’une Theoretical sensivity qui, selon la traduction d’I. BASZANGER, vise à « augmenter la récepti-vité théorique du chercheur »11. En ce qui me concerne, je dois le reconnaître, cette réceptivité du regard n’était pas donnée a priori dans une méthode d’observation systématique au proto-cole bien défini afin de discerner des éléments significatifs pertinents. C’est en apprenant que j’ai, très progressivement, appris comment apprendre. Il faut avoir été longtemps présent à la spécificité du temps des pauvres, ce présent que SAINT AUGUSTIN jugerait sans « disten-sion » vers le passé et l’avenir, pour le comprendre et espérer savoir en parler. Ces séjours prolongés, imprévus au départ et provoqués par les relatifs piétinements de mes enquêtes suc-cessives, sont sans doute ce qui m’a parfois permis de lutter contre certaines formes de myopie sociologique. Grâce à ce que j’avais d’abord éprouvé comme des contretemps, j’ai pu ap-prendre à regarder, puis, je l’espère, à relater toutes ces choses « seen but unnoticed » pour des enquêteurs « efficaces » et/ou « pressés » qui ont tendance à négliger le fait que « la perception laissée à elle-même s’oublie et ignore ses propres accomplissements »12. Il s’agit bien entendu d’assumer un « point de vue », car il n’existe pas d’observation sans perspective liée à la position qu’on occupe par rapport à un objet. On retiendra, à ce propos, qu’une déformation imposée par la position de l’observateur n’est pas un accident perturbant l’appréhension d’un objet mais, qu’au contraire, « c’est à ce prix qu’il [l’objet] peut être ré-el »13. Il faut reconnaître que l’observation telle que je l’ai pratiquée ne donne pas vraiment accès à des chaînes de raisons dont le modèle serait conforme à l’ordre des démonstrations géométriques, mais qu’elle crée plutôt une relation d’accès à ce que M. MERLEAU-PONTY nommait des « présences »14, caractérisées par leurs ouvertures sur les faces non visibles d’objets toujours appréhendés comme « visibles d’ailleurs ». Plus qu’une traditionnelle vérifi-cation d’hypothèses, c’est l’appréhension de l’objet comme « totalité ouverte à l’horizon d’un nombre indéfini de vues perspectives »15 qui fonde ici l’observation. En un certain sens, je peux dire que chaque chapitre de ce travail cherche à approfondir un point de vue sur la pau-vreté. Cette multiplication de perspectives me semble, en effet, le seul moyen de ne pas suturer artificiellement les déchirures provoquées par un phénomène social détotalisant. Afin de comprendre de telles détotalisations, nos méthodes objectivantes réifient trop vite la réalité sociale sous forme d’objets pleins, sans fuite et faciles à saisir. Sauf à réfléchir sur le processus d’objectivation, elles nous renvoient à un « homme-chose » doté d’yeux qui ne voient pas plus qu’ils ne regardent, d’oreilles qui n’entendent pas plus qu’elles n’écoutent. Un regard totalement objectivant ne nous conduirait-il pas à voir par notre fenêtre, dans la rue, « des chapeaux et des manteaux, qui peuvent bien couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par des ressorts »16, là où circulent des hommes vivants ? On pense à J. P. SARTRE nous rappelant que la saisie d’un regard ne peut se réduire à l’appréhension d’un « objet-regard dans le monde » et, qu’en un sens, « si j’appréhende le regard, je cesse de per-cevoir les yeux »17. Mais quel statut accorder au regard de l’observateur ? La maturation du regard, que j’évoquais plus haut, est présentée comme une socialisation dans les textes méthodologiques portant sur l’observation. E. C. HUGHES affirmait ainsi que « l’observateur se trouve pris, à un degré ou à un autre, dans le réseau de l’interaction sociale qu’il étudie, et dont il rend compte. Même s’il observe à travers un trou de serrure, il joue un rôle - celui d’espion »18. Dans cette perspective,

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l’observation est une démarche reposant sur le fait qu’on découvre progressivement la struc-ture d’un champ en prenant en compte la place que les agents peuvent accorder à l’observateur. Faut-il pour autant, comme le préconisait H. BLUMER, « prendre le rôle de l’acteur et voir son monde de son point de vue »19 ? L’observation permet un certain apprentissage conditionnant un accès progressif aux savoirs pertinents élaborés par les acteurs. Dans le cadre de cette mé-thode, « apprendre à devenir un observateur de terrain pose le même problème qu’apprendre à vivre en société »20. Mais, par delà toute conception romantique de l’immersion, E. C. HUGHES note que « la dialectique sans fin entre le rôle de membre (qui participe) et celui d’étranger (qui observe et rend compte) est au cœur du concept même de travail de terrain »21. C’est cette tension qui permet de considérer la démarche sociologique comme un « enchaîne-ment » de situations de plus en plus propices à l’acquisition d’expérience et de savoir. Sans elle, toutes les déformations deviennent possibles dans les rapports qui se tissent entre le cher-cheur et l’objet. A la lecture, et par comparaison avec le terrain, on s’aperçoit rapidement que les investigations fondées sur une tentative de socialisation dans les milieux pauvres - voire sur une identification - relèvent d’un romantisme épistémologique fort décevant : J. LONDON22 n’était pas plus un pauvre Londonien que J. L. PORQUET23 n’est devenu un « stif ». Les écrits s’appuyant sur ce genre de démarche fourmillent d’intéressantes remarques concernant les perceptions et senti-ments de riches s’exilant plus ou moins volontairement chez les pauvres24. Je ne me permettrai donc pas de comparer mon travail avec celui des ethnologues ou des socio-logues qui, par immersion ou participation, devenant « membres »25 des groupes qu’ils étu-dient, parviennent à développer une « vision du dedans ». Il ne s’agissait pas pour moi de me trouver impliqué ou mêlé à ce qui se passait dans les cités où je travaillais. Pour reprendre les termes consacrés par H. PERETZ26 et M. MERLEAU-PONTY27 dans deux perspectives diffé-rentes que je souhaiterais rapprocher ici, je suis resté un « voyant visible ». A ce propos, il importe de souligner le fait qu’un grand nombre des remarques ou des discus-sions portant sur l’observation participante sont essentiellement valables lorsqu’on se réfère à un groupe « bien » constitué (profession, « bande »... ou tout autre « milieu » social organisé) dont on comprendrait les règles en se socialisant et en essayant de se voir attribuer un statut de quasi-membre. Mais que devient une telle démarche dans l’étude de situations sociales caracté-risées par une relative « désocialisation » ou un processus de « désaffiliation » ? Les cités H. L. M. où se regroupent la plupart des pauvres interrogés pour ce travail ne forment pas des groupes au sens où l’entendent les ethnologues28. On ne peut pas, sans les trahir, décrire les cités H. L. M. « à la manière » dont P. CLASTRES narrait les Chroniques des Indiens GAYAKI29, ni procéder à la façon dont W. F. WHITE décrivait « Cornerville » dans Street corner society30 car, comme nous le verrons, les quartiers où j’ai enquêté ne sont que des agré-gats d’individus relativement déliés. Ici, dans les perspectives que je développe, « l’anecdote exemplaire » ou « le bon détail » n’est pas, comme dans l’ethnologie classique, « celui qui manifeste l’existence de la structure sociale »31 mais, bien souvent, au contraire, celui qui ma-nifeste la relative dislocation de cette dernière et les efforts de recomposition que cette atomi-sation appelle. C’est à partir de ces remarques qu’il faut comprendre le rôle des « situations » par lesquelles j’ai choisi « d’illustrer » ma réflexion, cherchant à suggérer, à la limite des Ré-cits de malheur, la confusion de situations inextricables et le tremblé de trajectoires sociales se délitant en événements déliés.

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M. MAUSS préconisait de « respecter les proportions des différents phénomènes sociaux »32. Mais comment prendre la mesure exacte d’un phénomène de pulvérisation, dispersant choses et personnes dans un brouillard d’objets et d’individus flottants et déliés ? E. C. HUGHES insistait sur le recueil de ces « petites observations qui cependant, accumulées, constituent les preuves sur lesquelles sont construites les théories de la culture et de la société »33. Si la re-construction d’un « phénomène social total » est un effort logiquement indispensable - dont nous verrons le résultat étonnant à propos de la pauvreté -, la recherche d’un point de vue glo-bal, visé d’emblée, ne permet, ni chronologiquement, ni logiquement, une bonne approche de notre objet. Il vaut mieux, ici, procéder de manière impressionniste, par petites touches pa-tiemment accumulées. En effet, la pauvreté implique l’engagement quotidien dans des « situa-tions » où ce qui nous semble habituellement négligeable prend le pas sur ce que nous considé-rons comme essentiel. De nombreux renversements de grandeurs, et sans doute de valeurs, s’imposent ainsi à l’observateur34. Pour comprendre cela, il faut peut-être se référer à ces « petites choses » qui peuvent nous empoisonner la vie. Chacun peut penser à des expériences telles qu’oublier sa carte bancaire en allant faire des courses ou laisser ses clés à l’intérieur de sa voiture. Pour celui qui se donne la peine d’aller y regarder de près, la pauvreté s’affronte d’abord comme une série d’empêchements et de manques qui désorganisent la vie quotidienne et imposent un travail épuisant « d’adaptation ». Il s’agit de situations que le questionnaire et l’entretien mesurent mal, mais qui fondent un rapport au monde sur des expériences spécifiques, antérieures à la rencontre avec les travailleurs sociaux et à l’inscription dans les cadres de l’aide sociale. Ici, partir des « pratiques consommatoires », des « modes de vies » ou des « discours », s’appuyer sur les mécanismes de « stigmatisation » par des « entrepreneurs de morale », c’est peut-être un peu « mettre la charrue avant les bœufs » en s’intéressant aux solutions d’un pro-blème dont on ne lirait pas l’énoncé. L’observation et l’analyse des « situations » me semblent les meilleures - sinon les seules - clés d’intelligibilité d’un aspect du réel que l’analyse en termes de désignation ne parvient pas à expliquer de manière satisfaisante. On me permettra de désigner désormais par le terme de « situations » ces configurations parti-culières d’éléments divers où se trouvent toujours engagés les gens. Cette notion permet de mieux comprendre comment interagissent objets, outils, recettes techniques, individus, règles morales, protocoles,... qui peuvent s’agréger dans des expériences habituelles et routinières ou, au contraire, se détacher les uns des autres et se heurter de façon imprévue comme des entités « incompossibles » nécessitant un travail de « compatibilisation » ou un effort « d’adaptation » chaque fois spécifique. Franchir un péage d’autoroute en payant avec une carte bancaire, choi-sir ses plats dans la file d’attente d’un self service, se présenter pour un rendez-vous avec une assistante sociale à un guichet d’un service d’accueil de la CAF, aller chercher une lettre re-commandée à la poste... sont des actions qui nous engagent dans des situations. Ces conjonc-tions ne se rencontrent pas toutes avec la même fréquence pour tous les membres de la société et tous ne s’y engagent pas avec les mêmes moyens. Ces moyens eux-mêmes (outils, statut, savoir, argent,…) font à chaque fois partie de la situation. À propos de cette approche, on pourrait peut-être reprendre I. JOSEPH, lorsqu’il fait remar-quer, à propos du travail d’E. GOFFMAN que « ce n’est pas l’individu qui constitue l’unité élémentaire de la recherche, mais la situation »35. Toutefois, il ne s’agit pas ici, pour moi, de substituer au holisme et à l’individualisme méthodologique un nouveau paradigme que l’on

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pourrait nommer « situationnisme méthodologique »36. Ce que la tradition sociologique nomme « définition de la situation » doit, bien sûr, être pris en compte comme un élément fon-damental de la situation, mais sans qu’on réduise cette dernière à sa seule définition. La situa-tion n’est pas simplement le contexte d’une action ou d’un discours qui ne prendraient sens que référés à elle. Elle ne fournit pas l’indexicalité d’une intentionnalité inintelligible sans cadre concret37. De ce point de vue, nos visées seules ne suffisent pas à définir la situation. Si la situation peut apparaître comme un « complexe d’ustensilité » doté d’un « coefficient d’adversité » nous rappelant que « nous ne sommes jamais libres qu’en situation »38 ; mon usage de cette notion ne nécessite aucune négation du déterminisme. Elle nous rappelle, en fait, que le déterminisme - pas plus que la liberté selon SARTRE - ne peut se penser abstraitement, en position de « sur-vol », sans s’attacher à ces configurations plus ou moins prévisibles et stables que j’appelle précisément situations. On comprendra que, dans cette perspective, une situation ne soit pas non plus une « scène » plus ou moins caractéristique de la vie sociale dont les participants devraient assumer des « rôles » plus ou moins clairement prédéfinis (l’élu, le président de la C. L. I., l’éducateur d’A. E. M. O., le juge des tutelles, le chômeur de longue durée...) ou adopter des stratégies expli-cables grâce à des modèles plus ou moins directement issus de la théorie des jeux. Par le terme situation, je ne désigne pas non plus une condition sociale objective référée à une classe sociale définie par son rôle dans le système de production ou par une place dans la structure formée par un « champ ». Loin d’avoir une portée aussi globale, cette notion se veut plus modeste. Microsociologique, elle concerne d’abord des expériences concrètes de la vie quotidienne. Pour saisir ce que j’entends par situation, il suffit de faire un léger effort d’ « imagination so-ciologique » dans le prolongement des expériences d’empêchements que j’ai évoquées plus haut. Ainsi, par exemple, les gestes du plus honnête citoyen, armé d’une aiguille à tricoter et s’escrimant sur une portière d’automobile, pourraient nous amener à le confondre avec n’importe quel délinquant si l’on ne savait pas qu’il a malencontreusement laissé les clés de sa voiture sur le siège du passager... On comprendra ici, à partir d’un exemple qui peut concerner n’importe qui, que la situation ne se réfère pas nécessairement à un seul but, à un projet unique ou à une « intentionnalité »... qui seraient définis en amont. L’automobiliste distrait que j’évoquais plus haut agira différemment s’il part au travail ou s’il en revient, s’il doit se rendre à un rendez-vous important... En outre son comportement ne sera sans doute pas le même s’il s’agit d’une voiture de service ou de la sienne, ou encore s’il se trouve dans un garage privé ou dans une rue fréquentée... Cette notion suppose, par exemple, que l’observation des situations dans lesquelles s’engagent les allocataires du R. M. I. lorsqu’ils se rendent dans les commerces de leur quartier nous en apprend plus sur la signification de L’argent des pauvres que la réflexion sur les seuils de pau-vreté ou l’établissement de budgets repensés après coup (pour ne pas dire après coût !) afin de faire plaisir à l’enquêteur sur la base d’une question qui se pose rarement telle quelle dans la pratique quotidienne. On aurait tort de croire qu’il ne s’agit là que d’une question de méthode, car cette perspective de travail permet de mieux comprendre les expériences fondamentales déterminant, non pas simplement le « mode de vie » des pauvres, mais ce qu’on pourrait nommer leur « monde de vie »39.

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NOTES 1 Dans le prolongement des premiers travaux de SOROKIN en 1922 et jusque dans des études récentes de l’INSEE conduites en 1985-86 sur Les Emplois du temps des Français (Économie et statistique, n°223, 1989) en passant par l’étude dirigée par A. SZALAI en 1972 (The use of time : La Haye, Mou-ton), le recours à des «budgets temps» suppose implicitement ou explicitement que le temps est un con-tenant neutre qu’il est possible de remplir de différentes façons, une ligne au long de laquelle on peut découper différentes parties ou encore une somme qu’on peut dépenser de différentes manières sans s’inquiéter des modes de production sociale de ces Figures du temps. De plus, d’une façon générale, on considère, dans ce type d’enquête que les individus se livrent à des activités relativement simples, bien définies et facilement combinables : par exemple, éplucher des légumes en écoutant la radio, comme le rapportent les auteurs du numéro d’Économie et statistique, portant sur Les emplois du temps des fran-çais (n°223, 1989). Ce découpage fondé sur les «petites rigidités» du quotidien (« Types de pratiques quotidiennes, types de journées et déterminants sociaux de la vie quotidienne », E. MAURIN, Économie et statistique, n°223, p. 26) ne peut s’appliquer sans violence à la charpie d’activités enchevêtrées et inachevées que la pauvreté nous donne à observer. Comment définir l’heure du coucher et du lever chez des chômeurs qui « ne font pas leur nuit », mais dorment « par intermittence » et de façon irrégulière ? Que dire sur le temps des repas dans des familles ou chacun grignote à des moments différents ? La méthode des « budget temps » qui n’a cessé de se sophistiquer est inutilisable ici car elle suppose ce qu’il s’agit d’interroger : le temps lui-même. C. JAVEAU qui écrivit Les vingt-quatre heures du Belge, (Bruxelles, Université de Bruxelles, 1970) reconnaît désormais que « les comptes du temps révèlent ses mécomptes », (La société au jour le jour, Bruxelles, De Boeck, 1991, p. 120). 2 De P. LAZARSFELD à B. BRÉBANT, de nombreux sociologues affirment que « toute possibilité d’intégration dans une temporalité semble vaine lorsqu’il est impossible de se plier à un rythme réglé par des horaires qui départagent le temps du travail et celui du repos : les heures filent indifférenciées, le temps devient une course anarchique pour trouver des moyens de subsistance et sa pression est d’autant plus forte que les besoins sont vitaux », (B. BRÉBANT : La pauvreté un destin, Paris, L’harmattan, 1984, p. 39). 3 « Dans un contexte polychrone, tout semble continuellement fluctuer. Rien n'est solide ou ferme, en particulier les projets que l'on établit pour le futur, même les projets importants, peuvent être modifiés jusqu'à la minute de leur exécution » : E. T. HALL : La danse de la vie, Paris, Seuil, 1984, p. 60. 4 Ibid., p. 60. 5 Sur l’origine des situations et des extraits d’entretiens, voir l’annexe. 6 Je me suis toujours demandé ce que R. QUENEAU ou G. PÉREC penseraient de nos réflexions mé-thodologiques sur la formulation des questions... 7 On peut se référer ici aux truismes affligeants auxquels parvient M. LEGROS dans son analyse des réponses à la question : « Et en cas de difficultés comment faites-vous ? », posée lors de l’enquête « si-tuations défavorisées » de l’INSEE. (« Et en cas de difficultés, comment faites-vous ? Comparaison des comportements et des stratégies de recours de deux populations à ressources différentes confrontées à des difficultés financières », in Trajectoires sociales et inégalités Recherches sur les conditions de vie, Paris, ERES - MIRE - INSEE, 1994, pp. 199 - 219). En effet, après 20 pages de développement soute-nues par un vocabulaire exprimant davantage la volonté de « faire science » que la pertinence nécessaire à son objet, le directeur d’études du CREDOC arrive finalement à de remarquables conclusions telles : « ...on peut émettre l’hypothèse que les individus commencent à utiliser leurs économies dans 60,5 % des cas, puis abandonnent cette stratégie au profit d’autres » (p. 214), « l’élasticité de la structure des stratégies est assez faible chez les pauvres » (p. 215). A aucun moment la question de la pertinence d’une telle question n’est posée ! Et, comble de l’ethnocentrisme de classe, de s’étonner que les plus pauvres ne sachent pas comment répondre clairement...

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8 Les expériences de séjour hypogées - ou expériences de séjour en « milieux apériodiques » - ont été popularisées par le livre de M. SIFFRE : Hors du temps, (Paris, Julliard, 1963). C’est le fait que ces expérimentateurs soient souvent des spéléologues qui retient l’attention du public. Il est étonnant, ce-pendant, de constater que les sociologues qui se regroupent sous la bannière « temporaliste » (G. PRONOVOST, R. SUE, W. GROSSIN...) semblent finalement très peu intéressés par ce type d’expériences de séjours en milieux « apériodiques ». 9 PÉTONNET C. : Ces gens là, Paris, Maspéro, 1968. 10 F. LAPLANTINE : La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996. 11 B. GLASER : Theoretical sensivity, University of California, San Francisco, 1978, cité par I. BASZANGER : « Les chantiers d’un interactionniste américain », in La trame de la négociation Socio-logie qualitative et interactionnisme, Paris, L’harmattan, 1992, p. 52. 12 M. MERLEAU-PONTY : Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Paris, Ver-dier, 1996, p. 56. 13 Ibid., p. 48. 14 Ibid., p. 45. 15 Ibid., p. 48. 16 « ... que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent bien couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par des ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux », R. DESCARTES : Méditations, in Oeuvres philosophiques, tome II, Paris, Garnier, 1967, p. 427. 17 J.-P. SARTRE : L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1970, pp. 304 - 305. 18 E. C. HUGHES : Le regard sociologique, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1996, p. 278. On me permettra de rappeler le « point de vue » (!) de G. SIMMEL à ce propos : « Le regard par lequel nous cherchons à percevoir autrui est lui-même expressif. Par le regard qui dé-voile l’autre, nous nous dévoilons nous-mêmes. L’acte par lequel l’observateur cherche à connaître la personne qu’il observe est une reddition par laquelle il accepte d’être lui-même observé. L’œil ne peut pas prendre sans donner en même temps. Ce qui se produit dans cet échange de regards constitue la réciprocité la plus parfaite dans tous les champs des relations entre les hommes », (G. SIMMEL : « Essai sur la sociologie des sens », in Sociologie et épistémologie, Paris, P. U. F., 1981, p. 223 - 238 ; cité par I. JOSEPH : Erving GOFFMAN et la microsociologie, Paris, P. U. F., 1998, p. 23). 19 H. BLUMER, Symbolic interactionism. Perpective and method, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1969, pp. 73-74, cité par A. PIETTE, Ethnographie de l’action L’observation des détails, Paris , Métai-lié, 1997, p. 70. 20 E. C. HUGHES : Le regard sociologique, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1996, p. 279. 21 Ibid., p. 275. 22 J. LONDON: Le peuple de l'abîme, Paris, UGE, 1975. 23 J. L. PORQUET : La débine, Paris, Flammarion, 1987. On peut également se référer à des ouvrages plus récents, émanant de journalistes (H. PROLONGEAU: Sans domicile fixe, Paris, Hachette 1993) ou de « scientifiques » (P. GABORIAU : Clochard, Paris, Julliard, 1993), mais dont le rapport à l’objet reste très ambiguë. Ainsi, P. GABORIAU affirme : « Je voulais participer, partager les repas, les at-tentes, les promenades à travers le quartier avec eux, voir de mes propres yeux, observer en situation

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afin de m’informer et de disposer de données recueillies de première main », (P. GABORIAU : Clo-chard, Paris, Julliard, 1993, p. 8-9), « Il m’a fallu apprendre le « métier » du clochard, connaître ses trucs, comprendre les régularités de soin existence, d’un mot « essayer de penser clochard », (Ibid. p. 14). On aura une idée du rapport à l’objet entretenu par cet auteur en réfléchissant sur le simple fait qu’il puisse utiliser le terme de « promenade » pour parler de la déambulation des clochards dans la ville ! On apprend sans doute moins de choses en lisant ces maladroits disciples de N. ANDERSON (N. ANDERSON : Le hobo. Sociologie du sans abri, Paris Nathan, 1993) qu’en lisant leur maître lui même ou les études d’A. VEXLIARD (A. VEXLIARD : Le clochard, Paris, Desclée de Brouwer, 1958, réédition 1998). 24 On se référera, par exemple, à l'ouvrage de D. LEPOUTRE : Cœur de Banlieue. Codes, rites et lan-gages, Paris, Odile Jacob, 1997. Ici, en revanche, il faut souligner - et sans doute saluer - les efforts constants de l’auteur pour objectiver les rapports complexes du chercheur à son objet. L’immersion n’est pas présentée naïvement comme un outil de rupture directement efficace, mais comme un type de rap-port à l’objet devant lui-même être interrogé. 25 On pense au travail de A. PIETTE sur les méthodes d’observation des sociologues américains dans Ethnographie de l’action L’observation des détails, (Paris, Métailié, 1997, pp. 65 - 108). 26 H. PERETZ : Les méthodes en sociologie. L’observation, Paris, La Découverte, 1998. 27 « Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler, jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire » : M. MERLEAU-PONTY : L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964. 28 A cet égard, les cités H. L. M. de banlieues où se regroupent les populations « cibles » des politiques sociales territorialisées des années 90 (R. M. I. ; D. S. Q. ; Contrat de Ville...) ne ressemblent ni aux cités de transit où enquêtaient J. F. LAÉ et N. MURARD au début des années 80, ni à celles de Besan-çon où j'ai enquêté de 1986 à 1989. 29 P. CLASTRES : Chroniques des Indiens GAYAKI, Paris, Plon, 1972. 30 W. F. WHYTE : Street corner society la structure sociale d'un quartier italo-américain, Paris, La découverte, 1996. 31 A. PIETTE, Ethnographie de l’action. L’observation des détails, Paris, Métailié, 1997, p. 54. 32 M. MAUSS, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967, p. 14. 33 E. C. HUGHES : Le regard sociologique, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1996, p. 268 - 269. 34 Se fondant sur une longue enquête dans les cités, J. F. LAÉ et N. MURARD pouvaient affirmer, dès les premières pages de L’argent des pauvres, que : « Dans cette vie quotidienne, ce sont les détails qui comptent le plus : la bouteille de lait qu’on a négligé de rendre à un voisin depuis trois semaines alors qu’on a justement besoin de lui pour emprunter des outils ; la feuille de paye qui manque pour obtenir une aide urgente ; l’injure qu’on a lâchée trop vite et qui revient sous forme d’une claque ; la bonne histoire qui déclenche le rire et qui vaut une invitation à dîner. Ces détails ne sont pas insignifiants, en-core moins absurdes. Ils nous montrent que le temps s’écoule à plusieurs vitesses, marche à différents rythmes. Ces détails qui font l’épaisseur du vécu et que régulièrement l’on oublie, nous nous sommes efforcés de les noter, de les transcrire et de les rendre dans leur contexte, avec leurs conséquences », (L’argent des pauvres, Paris, Seuil, 1985, p. 8). 35 I. JOSEPH : Erving GOFFMAN et la microsociologie, Paris, PUF, 1998, p. 10.

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36 Ibid., p. 10. 37 J. M. de QUEIROZ et M. ZIOLKOVSKI présentent l’ethnométhodologie comme un « situationnisme intégral » (L’interactionnisme symbolique, P. U. R. , 1994, p. 75). 38 J. P. SARTRE : L’Être et le néant, Paris, Gallimard, p. 567. 39 Sans doute le monde est-il toujours plus vaste qu'une situation. De ce point de vue, on pourrait dire que c’est une structure ultime. Mais surtout, comme nous le verrons par la suite, le monde de vie est un ordre plus ou moins fragile et plus ou moins stabilisé que les situations peuvent consolider ou menacer de « démondisation ».

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IV - Situations et démondisation  

Situation 2 : Dix francs de plus pour faire ses courses...

Mado m’a posé un lapin. Je suis passé trois fois chez elle et j’ai sonné en pure perte plusieurs fois à sa porte en attendant un bon moment dans le couloir de l’immeuble à la minuterie dé-glinguée qui n’éclaire que quelques secondes. Après, j’ai cavalé dans toute la cité pour trouver quelqu’un qui veuille bien parler avec moi, histoire de n’avoir pas fait le trajet pour rien, de ne pas avoir le sentiment d’avoir perdu mon après-midi. En désespoir de cause, vers six heures et demie, avant de redescendre en ville, j’ai pris la décision de passer faire mes courses au super-marché qui se tient à côté de la cité. C’est toujours instructif, le supermarché, pour glaner quelques informations indirectes en déambulant dans les rayons. En arrivant près de l’entrée, je vois Michel qui parcourt les allées du parking. La tête basse, il avance lentement, les sourcils froncés, en marmonnant. Son regard balaye le sol deux ou trois mètres devant lui. Il ne relève les yeux que lorsqu’il entend le ronflement d’un moteur ou le grincement d’un caddie à proxi-mité... Voyant une femme de sa cité, il se redresse, esquisse un geste, puis se ravise et reprend son manège en râlant. - Vous avez perdu quelque chose ? - Non, non... - Vous cherchez quelque chose ? - Non mais... enfin, heu... Voilà, vous avez pas un jeton de caddie, vous, par hasard ? - Moi ? Ah non !... Pourquoi ? - Dix balles... Ça me fait dix balles à mettre dans cette saloperie... Putain, y se font pas chier ! En parlant, il continue d’inspecter le sol, agacé par la stupidité de mes questions, autant que par l’impossibilité de trouver le jeton qui lui manque et qu’il n’ose pas demander à un voisin. Des gamins de la tour ont cassé les roues du caddie qu’il avait lui-même «récupéré» sur le parking du supermarché. C’était pratique, il ramenait toutes ses courses et puis, surtout, il n’avait pas à avancer les dix francs. Dix francs, trois boites de lait, trois boites de petits pois, cinq ou six paquets de pâtes ! Un jeton se vend deux ou trois francs dans la cité... Très fâché, au moment où je le quitte, Michel parle de voter pour le Front National. Il ne s’agit pas de posséder une pièce de dix francs qu’on pourrait «mettre de côté» pour la réserver à cet usage en la laissant, par exemple, dans un des ces porte-clés prévus à cet effet ou dans la boîte à gants d’une automobile ainsi que font de nombreuses personnes. Il ne s’agit pas non plus de pouvoir dépenser ces dix francs une fois pour toutes en les comptabilisant dans le budget du mois, mais de les avoir «à disposition», «ici et maintenant».

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Situation 3 : L’inscription de Rachid

Rachid a 36 ans, il est actuellement allocataire du R. M. I. Vers l’âge de 20 ans, il est retourné en Algérie pour préparer un diplôme de technicien concernant le forage des puits de pétrole. En France, où il a rejoint ses parents après cette formation, il a cherché en vain un emploi ou une nouvelle formation correspondant à son niveau d’études. Il vit dans une cité H. L. M. avec sa femme et ses trois enfants. Sa femme et lui s’arrangent, grâce à de «petits coups de main au black» rétribués (bricolage, ménage...), pour «arrondir les fins de mois». Il a appris qu’une école étrangère pouvait lui permettre de reprendre ses études en bénéficiant d’une bourse, à condition de demander, de remplir et de renvoyer un épais dossier de candidature à une date précise... Il a fallu trouver l’adresse et le numéro de téléphone de l’école ; chercher les coordon-nées exactes de cette formation alors que le téléphone du ménage était en «service restreint» ; regrouper divers documents (attestations de diplôme, lettre de recommandation...) ; envoyer une demande manuscrite et remplir différents formulaires administratifs dans une langue étrangère du Nord de l’Europe ; faire de nombreuses photocopies en «passant par des copains» qui avaient accès à des photocopieuses dans leur travail... «Ça a duré au moins 2 mois, j’y ai passé du temps, et encore du temps à la poste... Le matin, j’allais à la poste comme si j’allais au travail. Il y avait tellement de trucs à chercher, de coups de fils à passer que je me faisais une liste sur un papier. J’y pensais sans arrêt, la nuit je récapitulais... En plus, ça coûtait vraiment cher tout ça, je te jure. Bon, les copains ont donné un coup de main, les cousins aussi..., ils ont donné un coup de main, comme ils pouvaient, quoi... Y en a qui ont donné un peu de fric, les autres ils ont fait ce qu’ils ont pu. Mon père, il a fait le voyage depuis chez lui jusqu’à Alger, à mon école, pour avoir les lettres des professeurs... Il fallait qu’Abdel (un ami) photocopie mon mémoire de l’école... Il devait le faire en douce... par petits morceaux, hein... sans qu’on vienne lui demander pourquoi il faisait ça... Bon, moi, j’en ai fait aussi moi-même au centre social... Je disais qu’il y avait des trucs à faire pour le centre ou pour une association, et pis je glissais mes feuilles dans le paquet...» Sans la mobilisation de tout un réseau Rachid n’aurait pas pu rem-plir le dossier à temps. Quelques jours avant la date de clôture des inscriptions, il est allé à la poste avec le dossier sous son bras. «Je te jure c’était nickel chrome, tout y était, y manquait rien, pas une attestation, rien. Même si les connards de l’ANPE m’ont pas aidé une minute, j’avais tout fait... Après ça, tu sais, j’étais content, je me voyais déjà là bas quoi, cool ! Je fais la queue, tout, j’arrive à mon tour et je dis bon voilà je voudrais envoyer ça en urgence à ... La bonne femme regarde dans des dossiers et tout ça, après elle pèse mes deux paquets, et pis elle me dit : «Bon, c’est 450 francs»... Alors là j’ai cru que j’allais lui éclater la tronche. 450 balles ! Où tu veux que je les trouve, moi ! Je te jure, j’étais vénère (énervé) à mort... j’ai foutu un coup de pied dans le bureau là, enfin dans le bas du guichet, la nana a dû avoir la trouille... J’avais la rage totale, j’ai pris les deux grosses enveloppes et je les ai jetées, je te jure... 450 balles, c’est pas vrai !... Tu parles, moi quand je descends en ville, des fois, j’ai même pas de quoi aller boire un café».

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Situation 4 : «C’est pas toujours très motivant d’expliquer...» Émile a 45 ans, il a passé deux CAP (soudeur et menuisier aluminium), il a longtemps bénéfi-cié des opportunités ouvertes par le développement économique du sud de l’Alsace où il travail-lait pour des agences de placement temporaire parce que, grâce aux primes, il gagnait plus d’argent que dans un emploi stable. A la fin des années 80, les possibilités d’embauche se sont raréfiées, les périodes de chômage se sont allongées. Plus tard, «viré» par sa conjointe, il ne parvient à trouver un logement qu’avec l’aide d’une association d’aide aux sans-abris, il doit alors affronter des situations inédites pour lesquelles il ne se sent pas préparé et l’entretien qu’il m’accorde concerne, à de nombreuses reprises ce qu’il nomme «les difficultés de la vie quotidienne sans le sou». Parmi ces dernières, il évoque les difficultés d’accès aux soins : «...Bon, je vais à la pêche de temps en temps, c’est un de mes loisirs, c’est pas méchant, hein. Cette année, c’est plutôt compromis parce qu’il faut quand même acheter la carte... Oui, c’est quand même 450 francs ! Enfin bon je me suis fait une déchirure à la cheville. Alors, ça aussi c’est un problème démentiel parce que, là, j’ai une carte de sécurité sociale parce que nous, nous avons plus de vignettes comme à la mairie. Voilà, c’est une carte... avec ça, vous pouvez aller chez le médecin, le pharmacien... (il me montre la carte). Alors voilà y a le super tampon (celui de l’association d’aide aux sans-abri), ça fait toujours très bien, hein ! Ça fait toujours très positif. Alors donc, ma carte de sécurité sociale actuellement, là, est périmée, comme vous le voyez. J’en ai pas encore eu d’autre. Donc y m’est arrivé ça au début du mois, enfin non, la semaine dernière, pardon, enfin lundi dernier. J’ai donc téléphoné au bureau pour demander si ils avaient reçu ma nouvelle carte : «On l’a pas». J’ai dit «Ho !» Je leur ai expliqué la situa-tion : «Comment je fais» ?». On m’a dit : «Tu vas aux urgences, y vont te faire une radio». Mais, si vous allez dans une pharmacie chercher les médicaments qu’ils vous ont prescrits concernant ça, on vous le refuse. Et c’est normal parce que, moi, je suis allé dans une pharma-cie on m’a dit : «Écoutez monsieur, comme votre carte de sécurité sociale n’est pas à jour, qu’est-ce qui me dit que la Caisse Primaire d’Assurance Maladie va me rembourser ?». Un pharmacien, c’est comme un mécanicien, comme n’importe qui, y travaille pour un salaire, donc y peut pas... Alors, ça aussi, c’est un problème. Si vous-même, vous allez à la Caisse Pri-maire leur demander une nouvelle carte, alors là, c’est épouvantable, y vont vous dire que c’est pas à vous de vous occuper de ça. Comme la dernière fois, je vais très rarement chez le médecin hein, bon une chance pour moi hein... et automatiquement : très rarement chez le médecin, donc très rarement la pharmacie, donc j’ai pas de pharmacie attitrée, donc je suis pratiquement pas connu, hein. La dernière fois que je suis allé chez un pharmacien, et bien quand j’ai présen-té ça, hein (il désigne la carte tamponnée par l’association d’aide aux sans abri), il a dit «C’est quoi ça monsieur ?». Alors, j’ai dit, « c’est pour vous régler, hein, parce qu’on a plus de vi-gnettes chez nous». Alors les gens, y comprennent pas... Bon, c’était une jeune femme, elle débute dans la profession, elle peut pas tout connaître. La première chose qui l’étonne, c’est ceci, elle dit : «Vous avez pas de domicile, vous êtes à la rue, vous avez pas d’adresse ?». Je lui dis : «Si, j’ai une adresse madame - Ben, et ça c’est quoi ?», Alors j’ai expliqué encore une fois. A chaque fois expliquer, expliquer, c’est pas toujours très motivant d’expliquer, ça devient une sorte de ras-le-bol».

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Situation 5 : Un travailleur c’est quelqu’un qui vit normalement... Marc a 42 ans au moment où je l’interviewe. Il vit dans une commune du Pays de Montbé-liard. Il a commencé à travailler à 16 ans et il est resté ouvrier 20 ans dans la même usine. Lorsqu’il a été licencié, il a voulu créer une entreprise de ramonage. Mais, en quelques mois, son affaire a périclité. En tant que responsable d’entreprise, il a perdu tous ses droits aux allo-cations de chômage. Lorsque je le rencontre, il bénéficie du R. M. I. et, parce qu’il «ne supporte pas de ne rien faire», il a accepté un Travail d’Utilité Sociale transformé en C. E. S. dans une mairie. Lors de l’unique entretien qu’il m’a accordé, il a longuement insisté sur les expériences liées aux difficultés quotidiennes qu’il affronte dans un dénuement pour lui difficile à expliquer et qu’il ne parvient à décrire qu’en comparant sa vie actuelle à son ancienne vie d’ouvrier. «Moi, j’ai un gosse là qui a été à l’hôpital, il s’est fait opérer. Bon, vous allez le voir, vous lui achetez une bricole, un truc comme ça. Ça fait plaisir à un gosse qui est comme ça à l’hôpital... hein ! Si c’est une fille que vous lui amenez une petite poupée, un petit machin... Moi, juste ces petits trucs là, moi, c’est tout de suite un problème pour moi. Le gosse il faut lui changer ses godasses, c’est une catastrophe... Alors que pour un ouvrier c’est... Je dis pas que c’est pas un problème, parce que maintenant, un ouvrier, il gagne pas non plus une fortune, mais disons, il peut faire face. Moi, des fois... bon, ses godasses sont foutues et il faut qu’il attende encore une semaine avant que je me suis débrouillé pour en acheter une paire. Le moindre truc, c’est un problème ! Je dois payer la lumière, paf ! Ça y est ! Ça nous fout dans la mouise... la moindre chose !» Comparativement à ces expériences, pour Marc, «un travailleur, c’est quelqu’un qui vit nor-malement».

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Situation 6 : Le camion immobilisé de René René ne voulait plus travailler pour les gitans : «D’accord, ces gars, des fois, y vous laissent aller sur des «affaires», mais c’est ce qu’y veulent pas faire, c’est le bas du panier, quoi... Mais, en général, je dis bien en général, hein, quand c’est sur les gros coups, ils nous font venir seu-lement pour les aider. Des fois, les Kramer y nous ont fait brûler des câbles et charger leur Peugeot tout un matin sur un ancien chantier pour un paquet de clopes, le café ou la bière de temps en temps et le casse-croûte le midi... Depuis qu’on habitait là, chaque jour je me suis dit : «Faut qu’on ait un camion, nous aussi». Avec un camion, tout deviendrait plus facile, René pourrait travailler avec son frère et son fils aîné sans «se mettre avec les autres gitans». Il m’a dit plusieurs fois qu’il en avait «rêvé la nuit». Sa femme m’a expliqué que tout avait chan-gé grâce aux primes de sa dernière grossesse : «Alors, j’ai calculé mon coup... Fallait pas man-quer ça... On a fait des économies depuis le troisième mois pour que mon mari passe le permis, sans travailler, comme ça, avec un stage». Puis, dans la lancée, René a trouvé un camion. Il n’a pas été «aidé» par les banques, mais il s’est «arrangé» pour payer «à tempérament» celui qui lui a revendu un «tas de tôles de troisième main» initialement racheté à une administration. Le camion, assurant l’indépendance de René et de son équipe, permit pendant six mois d’améliorer l’ordinaire. Mais, un jour de pluie et de neige, René est tombé et s’est cassé la jambe en chargeant des pièces de moteur. Travaillant au noir, il ne bénéficiait d’aucune cou-verture sociale autre que celle de la carte de santé de sa femme. Les revenus du ménage chutè-rent considérablement. Ils durent se contenter du R. M. I. de Josette alors qu’il fallait conti-nuer à payer le camion... Les difficultés se multiplièrent rapidement. Excédé, le revendeur du camion vint chercher l’engin dont il ne remboursa pas les premiers versements... Les gitans, fâchés par cette tentative de «concurrence déloyale», n’employèrent plus ni le fils ni le frère de René... «Écœuré», le fils de René a quitté le domicile de son père pour aller vivre avec son amie et leur bébé dans une autre région où le frère de son amie devait l’aider à trouver du travail... Un tas de pièces d’automobiles et d’appareils électroménagers rouille près de l’entrée des com-muns de l’immeuble. Les voisins râlent... René ne veut plus en entendre parler.

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Situation 7 : Le stage de Farid Farid a 28 ans, il vit avec sa jeune femme et sa fille de 2 ans en H. L. M. dans une cité de l’Aire Urbaine. Sa compagne a volontairement démissionné de son emploi de serveuse dans un res-taurant. Depuis, le ménage vit avec le R. M. I.. Farid ne possède aucune qualification profes-sionnelle et n’a jamais pu travailler hors d’une mesure d’aide à l’emploi. Au moment où je le rencontre, il bénéficie d’un stage de formation rémunéré de plâtrier dans un C. F. A. distant de 15 kilomètres. Cette formation présente un intérêt certain. D’une part, assurée par un C. F. A., et non par un «organisme de formation bidon», elle est considérée comme réellement «quali-fiante». D’autre part, bien financée, elle doit apporter un complément de revenus important au jeune ménage. Mais deux problèmes se posent également. D’abord, Farid ne possède pas de moyen de locomotion alors qu’aucune personne de son entourage, aucun participant au stage, ne peut l’aider dans ses déplacements. De plus, le financement du stage n’est pas immédiate-ment perçu par le jeune ménage qui, pour des raisons administratives de recouvrement par saisie d’une ancienne dette de loyer, entraînant de plus une suppression des A. P. L,. se voit confronté à une baisse de ses revenus. Il n’est pas possible de payer le train ou le car et les loyers des derniers mois n’ont pas été payés... En ce qui concerne le premier problème, Farid a repéré un train qui part de la gare à 5 heures, et dans lequel les contrôleurs se manifestent peu. Il se rend à la gare à pied, en courant, parce qu’il veut pas se lever avant quatre heures et quart. «C’est une grande ligne hein, les contrôleurs, ils arrivent de Lyon, ils sont partis vers minuit, et comme il y a de nombreux arrêts avant Strasbourg, à cette heure-là, en général, ils dorment, hein... Bon, je regarde si y en a un qui se montre sur le quai... moi, je reste assis sur mon banc, si je sens que le mec y regarde et tout... je bouge pas... si je vois qu’il a repéré quelqu’un qui monte à un endroit, je me mets à un autre. Si y a personne qui sort du train, j’attends qu’il remonte et moi, je monte au dernier moment». Interrogé sur les risques, il me dit : «Je sais pas ce qui peut se passer si un mec y me chope... mais là, bon, y fait nuit dans les wagons et y a plein de gens qui dorment, alors on peut passer sans se faire prendre, quoi... De toute façon, hein, si je me fais piquer, je donne un nom bidon, une adresse bidon... Bon si tu fais pas le bordel, que tu fais ton gentil : «Oui m’sieur, c’est pas bien m’sieur» (il ricane) qu’est-ce que tu veux qu’y fassent !». Le soir, les contrôleurs sont très présents et Farid revient en auto-stop : «Ça marche pas trop mal», sauf qu’il lui a fallu un bon moment pour trouver une place bien éclairée... Le matin, il ne peut pas toujours monter dans le train, dans ce cas, il essaye de se rendre au C. F. A. en auto-stop... Assez rapidement, des problèmes d’assiduité se posent... les formateurs lui font des reproches auxquels il ne répond pas toujours très poliment, d’autant que les problèmes financiers du ménage ne s’arrangent pas et que les H. L. M. mena-cent le couple d’expulsion. Un soir, à la cafétéria du centre social de son quartier où il se rend régulièrement pour retrouver ses amis, il me confie sa fatigue et son inquiétude... «Ça peut pas continuer comme ça, hein... je vais péter les plombs hein, ça sert à quoi que j’aille au C. F. A., je me prends la tête avec les formateurs ou j’ai sommeil... Faudrait que ça s’arrête. Bon... si ça s’arrête… enfin je sais même pas, hein, si je peux... si ça s’arrête, qu’est ce que je vais faire ? Y va falloir attendre, hein, pour être payé. Si ça se trouve, on va avoir le R. M. I. suspendu avant d’avoir un franc du stage... A quoi ça sert, hein, à quoi ça sert cette merde, ça donne même pas du pain...».

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Que dire des situations que je viens de présenter ? Il me semble nécessaire de retenir, comme trait commun de cette diversité, qu’à chaque fois objets et individus retombent étrangers les uns aux autres, insolidaires comme des éléments incompossibles. Chacune des situations que je viens d’évoquer nous renvoie ainsi à une expérience de « démondisation » ou de « détotalisa-tion ». Partant de ces observations, à condition de s’entendre sur la signification éventuelle, dans notre discipline, d’un « retour aux choses » en tant que celles-ci cristallisent du social, il est possible de réfléchir à ce que pourrait être une sociologie phénoménologique. Au commencement, se trouvent des situations pleines de sens - ou de non-sens -, toujours déjà là pour le sujet qui s’y engage. Ces situations affirment ou nient la possibilité d’un monde. Un monde est fait de per-sonnes et de choses qui tiennent plus ou moins fermement ensemble. Ainsi, par exemple, pour A. SCHUTZ : « Il semble que chacun d’entre nous a naïvement organisé son monde social et sa vie quotidienne de façon telle qu’il se découvre lui-même comme centre du monde social environnant. Pour lui, c’est un cosmos et il est organisé dans la mesure où il contient tout ce qui est nécessaire pour faire de son vécu quotidien et de celui de ses semblables une question de routine »1. Comment tient un tel monde ? Pour le comprendre, il faut se garder d’inverser le rapport réel aux personnes et aux choses en imaginant que nous rencontrons d’abord des don-nées sensorielles neutres, par exemple des formes géométriques colorées, que nous assemblons ensuite pour former des objets dotés de propriétés additionnelles et finir par les situer dans des contextes sociaux. La célèbre analyse du morceau de cire par R. DESCARTES, réduisant la matière à l’étendue, n’est possible que pour un sujet et un objet abstraits de leurs ancrages so-ciaux, coupés de toute préoccupation pratique par la retraite contemplative du « poêle ». Lors-que nous regardons par la fenêtre, nous ne voyons pas d’abord des formes colorées en mouve-ment, mais une rue plus ou moins animée où déambulent des passants à l’allure plus ou moins pressée. Le camion de René n’est pas plus un assemblage de pièces métalliques que le jeton de caddie de Michel n’est un simple morceau de matière plastique2. Chaque chose, en tant qu’elle est une chose et non un simple objet, rassemble toujours déjà une pluralité de significations, une histoire... Elle s’inscrit, immédiatement en tant que telle, dans un ensemble de rapports complexes que M. HEIDEGGER désigne sous le nom de « renvoi »3. Pour illustrer ce concept, R. SAFRANSKI nous rappelle : « Proust plongeait sa madeleine dans le thé et l’univers de Combray se déployait devant lui »4. La perspective mécaniste de résolu-tion / composition rencontre ici une limite indépassable si l’on ne se donne pas la peine de réfléchir sur le ciment social qui permet d’intégrer les individus et les objets dans des mondes où « les choses découlent des choses »5. C’est par leur intégration dans un monde que les indi-vidus et les objets deviennent des personnes et des choses. On pourrait dire ici que la chose ne se définit pas comme une essence objective, mais comme un nœud de renvois à d’autres choses, qu’elle existe plus qu’elle n’est. Les renvois ne sont pas que des liens logiques, ce sont des soutiens, des renforts par lesquels, littéralement, les choses s’entretiennent. De ce point de vue, l’objet de la raison contemplative (celui des maîtres d’école et, également trop souvent, celui des chercheurs qu’ils ont formés !) résulte d’un effacement de ses liens concrets avec le monde où, habituellement, la « perspective naturelle du vivre » l’intègre toujours. Penser dans une perspective théorique sur la base de telles abstractions équivaudrait, pour parler comme M. HEIDEGGER6, à fonder nos analyses des situations et des choses sur le produit d’un « dé-vivre ». Cette attitude est peut-être pertinente pour développer une science telle que la phy-sique, mais il n’en va pas de même pour les sciences humaines. Croire que nous abordons ainsi le monde est un véritable « obstacle épistémologique » dès qu’il s’agit de penser la vie quoti-dienne dans une optique sociologique. Les personnes et les choses ne sont jamais d’abord là comme des réalités brutes et nues, individus et objets qui seraient ensuite plus ou moins pro-gressivement recouverts de caractéristiques « sociales » (valeurs, statuts...) au cours de nos expériences. Toutes sont « données » avec leurs vêtements - ou leurs haillons - sociaux. Ne

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pourrions-nous pas éclairer d’un jour nouveau quelque prolongement de la démarche de M. MAUSS en donnant toute sa signification à l’idée que « la chose rassemble le monde »7 ? Ne faut-il pas reconnaître que, dans la chose ainsi entendue, « s'expriment à la fois et d'un coup toutes sortes d'institutions : religieuses, juridiques et morales - et celles-ci politiques et fami-liales en même temps; économiques - et celles-ci supposent des formes particulières de la pro-duction et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la distribution; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions »8 ? La prise en considération de ce que la phénoménologie nomme « l’attitude naturelle du vivre » nous restitue un monde constitué de « phénomènes sociaux totaux ». Il est possible d’entreprendre, à titre d’exemple, une approche comparative des différentes sortes de choses que peut devenir un même objet lorsqu’il est intégré à des mondes de vie dif-férents. Je me référerai ici à un objet apparemment anodin : le congélateur. Dans les ménages de cadres aux revenus assurés9, où les multiples activités professionnelles et/ou bénévoles des adultes posent des problèmes d’agenda, cet appareil ménager permet de stocker de la nourri-ture déjà cuisinée ; souvent accompagné de l’usage d’un four à micro-ondes, il assure à ses possesseurs les commodités d’une cuisine « de qualité »10 vite préparée. Il s’intègre totalement comme élément essentiel d’une gestion du temps précise et nécessaire à l’organisation de la vie quotidienne de ces ménages. Cet appareil est également utilisé par ces groupes afin de stocker de la nourriture « de qualité » dans un but plus « festif ». On conserve ainsi, par exemple, les fruits et légumes d’un jardin ou d’un verger familial dont on peut goûter les produits en toute saison... L’usage du congélateur peut être compris comme un des fondements d’un « art de vivre » et, parfois, comme un moyen supplémentaire pour jouir des fruits d’un patrimoine qui, grâce à cet objet, trouve de nouvelles formes de valorisation. On voit ici qu’il participe pleine-ment à la constitution d’un monde de vie où, facilitant la gestion du temps quotidien, il « ren-voie » au four à micro-ondes et où, permettant également de présenter11 les fruits « naturels » du printemps en toute saison, il « renvoie » au verger ou au jardin. Cet appareil prend une autre place dans le monde de vie fragilisé des pauvres, où il permet de « voir venir »12. Ici, il sert avant tout à stocker de la nourriture (souvent choisie en fonction des promotions commerciales des grandes surfaces) en prévision d’éventuelles « périodes diffi-ciles »13. Les bénéficiaires d’aides sociales qui en possèdent un n’y prennent des aliments qu’à condition de pouvoir les remplacer le plus rapidement possible car l’engin doit être rempli en permanence pour tenir son rôle rassurant de pilier du monde de vie. Les différents comparti-ments ne sont pas remplis en fonction des saisons pour pouvoir profiter des saveurs de l’été en plein hiver, ni pour faciliter la gestion d’un agenda trop bien rempli, mais pour pouvoir mieux résister aux aléas d’une vie soumise à un temps météo-aléatoire. Gelant du temps, le congéla-teur est ici un élément de consolidation qui s’intègre à une attitude vigilante de présence au présent. Il ne « renvoie » pas à des choses telles que le four à micro-ondes ou le jardin, mais à des événements plus ou moins prévisibles et souvent inquiétants. C’est une sorte de ciment temporel permettant d’assurer la « jointure » entre différents moments d’une durée fragile qui peut à tout moment se pulvériser en instants déliés. Dans toute situation, l’analyse rencontre toujours un travail plus ou moins soutenu et conscient pour que les éléments qui la composent s’intègrent en un monde relativement cohérent et stable. Ce travail n’est pas toujours visible car, le temps ayant effacé les traces de l’œuvre de soutènement, le monde et les choses qui le composent nous semblent naturellement « donnés » comme « allant de soi » dans la plupart des situations où nous nous trouvons14. Comme le sou-ligne A. SCHUTZ à propos de ce que les phénoménologues nomment « l’attitude naturelle »

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caractérisant la vie quotidienne : « l’existence du monde de la vie et la typicalité de ses conte-nus sont acceptées, jusqu’à nouvel ordre, en tant qu’incontestablement données »15. Dans le prolongement de ce qui précède, on peut considérer que le dévoilement du travail assu-rant la cohésion d’un monde de vie dans lequel nous pouvons nous lover « comme un chien dans son panier »16 est au fondement de l’ethnométhodologie. Pour H. GARFINKEL, en effet, « ceux qui examineront les attentes qui sont à la base des tâches de fond quotidiennes des acti-vités courantes feront d’étranges découvertes, car elles ont rarement été mises à jour par les chercheurs, ne serait-ce qu’en imaginant à l’avance les résultats que produirait leur cassure »17. Ainsi, dans les Studies in ethnomethodology, grâce à des techniques de «breaching», l’auteur propose de dévoiler les ethnométhodes « vues, mais non remarquées », constitutives de « la toile de fond des activités quotidiennes », mais occultées par une trop grande familiarité. Dans de nombreuses « expériences », il engage ses étudiants à « produire une interaction désorgani-sée [qui] devrait nous éclairer sur la façon dont les structures des activités quotidiennes sont produites et maintenues de façon ordinaire et routinière ». Toutefois, la construction de ces « incongruités » ne doit pas nous cacher que « la compréhension commune institutionnalisée de l’organisation pratique quotidienne des mécanismes de la société vue du dedans »18 est peut-être bien plus problématique que H. GARFINKEL ne le pense. Il n’est peut-être pas nécessaire de recourir à de tels artefacts pour briser la croûte d’évidences qui recouvre les fonctionnements sociaux. En effet, si l’on s’attache à comprendre ce qu’on pourrait nommer la « tonalité de vie » propre aux situations évoquées plus haut, on comprend vite que la pauvreté nous confronte sans doute moins à un « monde plus pauvre en événe-ments »19 qu’à un ensemble d’expériences problématiques qui ont du mal à former un « monde » constitué de choses « allant de soi » que leur intégration à un système stables de renvois consoliderait. En tant qu’affrontement à des situations problématiques, elle nous per-met moins d’observer un cosmos pour ainsi dire « tout fait », qu’il suffirait d’habiter comme un « chez nous » en saisissant les objets familiers qui s’y trouveraient à la fois « sous la main » et « à portée de la main »20, qu’elle ne dévoile les efforts pour constituer et préserver un tel monde toujours menacé de « démondisation »21. Lorsqu’on adopte la posture d’observation que j’ai choisie ici, la pauvreté se donne d’abord comme « la guigne ». Licenciements, séparations, accidents, maladie, saisies, expulsions, pla-cement des enfants... ces situations semblent avant tout exhiber « la poisse » de ceux qui se déclarent nés « sous une mauvaise étoile ». Travailleurs « au black » et sans protection sociale qui « tombent » malades, jeunes femmes fugueuses et/ou délaissées qui « tombent » enceintes, acharnement des organismes de recouvrement qui « vous tombent dessus » : ça tombe toujours mal ! Le monde de vie des pauvres paraît ainsi plein d’imprévus : c’est la facture d’E. D. F. ou de téléphone qui augmente de 100 francs ; c’est la récupération d’une somme « indue » de 500 francs par le personnel administratif de la C. A. F. qui, sans prévenir, la déduit du versement des allocations familiales, de l’A. P. L. ou du R. M. I… Comment la vie quotidienne, qui nous semble aller de soi et nous paraît tellement assurée, peut-elle devenir si fragile ?

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NOTES 1 A. SCHUTZ : Eléments de sociologie phénoménologique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 31. 2 « La perception immédiate habituelle ne dévoile pas à l'analyse de simples substrats sensibles indivi-duels, réduits à leur pure donation sensible, mais des objets immédiatement investis d'esprit et d'inten-tions, imprégnés par les multiples et incessantes constitutions sociales et culturelles qui, sans arrêt, les visent et les recouvrent. Il ressort de cette primauté de l'intuition que les "prédicats culturels" sont ceux qui sont éprouvés les premiers, les prédicats sensibles n'étant perçu qu'en second, et encore grâce à une décomposition analytique » : B. BEGOUT: « L'ontologie husserlienne du monde de la vie quotidienne », in Phénoménologie et sociologie, sous la direction de J. BENOIT et B. KARSENTI, Paris, P. U. F., 2001, p. 90. 3 « …il est apparu que le renvoi et la totalité de renvois devaient en un certain sens être constitutifs de la mondanéité elle-même », M. HEIDEGGER : Etre et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 77. 4 R. SAFRANSKI : HEIDEGGER et son temps, Paris, Grasset, 1994, p. 108. 5 J. PATOCKA : Introduction à la phénoménologie de HUSSERL, Paris, Million, 1992, p. 11. E. HUSSERL, avant même que M. HEIDEGGER ne développe sa notion de chose, écrivait : « un objet, quel qu’il soit n’est rien qui soit isolé ou séparé, c’est toujours un objet situé dans un horizon de familia-rité et de préconnaissance typique » (Expérience et jugement, Paris, PUF, 1970, § 25, cité par F. HERAN dans « La seconde nature de l’habitus », Revue française de sociologie, XXVIII, 1987, p. 406). 6 Je me réfère ici aux cours donnés par M. HEIDEGGER en 1919 et 1920, donc bien antérieurs à la rédaction de Être et temps. On trouve les textes de cette époque dans les œuvres complètes de M. HEIDEGGER, éditées par Klostermann à Francfort-sur-le-Main., tomes 56-57. Sur cette période de réflexion et de critique, on pourra se référer au chapitre 6 de la biographie rédigée par R. SAFRANSKI : HEIDEGGER et son temps, Paris, Grasset, 1994. 7 M. HEIDEGGER : « La chose » in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 215. 8 M. MAUSS : « Essai sur le don », Sociologie anthropologie, Paris, P. U. F., 1991, p. 147. 9 Suite à une première série de remarques sur le rôle du congélateur dans les ménages bénéficiaires d'aides sociales en 1988, j'ai interrogé sur ce sujet une population composée de 5 « responsables » de services municipaux dans deux villes de plus de 50 000 habitants et de 5 cadres (2 architectes, un géo-graphe, un économiste, un chef de projet DSQ) d’une structure « paramunicipale ». Cette « population » était composée de 6 femmes et de 4 hommes. 10 Selon les personnes interrogées dans l’enquête que j’évoque ici, le statut « naturel » de la nourriture congelée diffère nettement de celui des conserves vis à vis desquelles toutes les suspicions semblent justifiées. 11 Il s’agit de les rendre présents en même temps que de les montrer. Ne pourrions-nous pas déformer le vocabulaire des phénoménologues et utiliser le terme « apprésenter » ? 12 Je me fonde ici sur l'enquête Consommation et interaction entre travailleurs sociaux et assistés, me-née à Besançon en 1988 dans le cadre du LASA de Besançon sous la direction de P. TRIPIER, ainsi que sur une enquête réalisée dans un quartier de Belfort en 1991 et 1992 sur les modes de vie des habitants auprès de 23 personnes possédant un congélateur dans le cadre de l’Agence d’Urbanisme du Territoire de Belfort. 13 « L’année dernière, ce qui a été vraiment mauvais pour nous, c’est surtout la période de la rentrée des classes. Avec tout ce qui faut acheter, pfff… Mais cette année, ça va aller mieux parce qu’on a le congé-lateur ! - heu… le congélateur ? ! vous pouvez m’en dire plus là… hein ? - Ben, oui, parce que, comme il est toujours bien plein, hein, et qu’on évite de trop y toucher, comme ça, on est sûr qu’on a toujours quelque chose… » 14 « Une maison ou une table est certes une œuvre de la main humaine, comprise comme telle lorsqu’il s’agit de la produire, mais l’approche plus courante de ces objets est l’utilisation pour laquelle ils sont

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toujours disponibles, déjà là. Nous n’avons en aucune façon conscience d’être activement partie pre-nante dans l’expérience que nous en faisons ; notre expérience de ces objets est passive alors même et surtout qu’il s’agit d’une expérience pratique », (J. PATOCKA : Introduction à la phénoménologie de HUSSERL, Paris, Million, 1992, p. 11). Pour la phénoménologie, nous ne voyons le monde comme monde et les choses comme choses qu’à partir de situations problématiques. En fait : « Dans l’utilisation courante, les choses elles-mêmes nous indiquent en quelque sorte ce qu’il y a à faire avec elles ; elles réclament leur entretien, accomplissement qui possède une mélodie propre et un déroulement typique, produisant des résultats qui deviennent le point de départ d’autres effectuations encore », (Ibid.). 15 A. SCHUTZ : Eléments de sociologie phénoménologique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 103. 16 BERNET R. : La vie du sujet, Paris, PUF, 1994, P. 95. 17 GARFINKEL H. : Studies in ethnomethodology, New York, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1967. Je me réfère ici à la traduction du second chapitre intitulé « Étude des fondements systématiques des activités quotidiennes » par M. MAIRE, photocopie, Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’Université de Franche-Comté, p. 34. Le travail de H. GARFINKEL repose sur l’idée que « ce n’est que dans des situations de crises où le sol semble se dérober sous ses pieds que l’homme fera l’expérience de tout ce qu’il doit au monde » (R. BERNET : La vie du sujet, Paris, PUF, 1994, p. 107). Cette idée, bien qu’elle semble parcourir toute l’histoire de la phénoménologie, ne parait avoir trouvé un approfondisse-ment théorique et pratique que chez les ethnométhodologues. Cela pourrait s’expliquer sans doute parce que pour nombre d’entre eux, les ruptures, pannes, accidents… sont généralement interprétées dans une optique contemplative comme des équivalents de la réduction phénoménologique. 18 Ibid., p. 39. 19 P. LAZARSFELD, M. JAHODA, H. ZISEL : Les chômeurs de Marienthal, Paris, Ed. De Minuit, 1981, p. 117. 20 Il s’agit ici de la différence entre ce qui, du point de vue de la phénoménologie heideggérienne, est disponible et « sous la main » (Zuhanden) par rapport à ce qui est présent et « à portée de la main » (Vorhandenheit), dans la constitution du monde familier que nous habitons. Sur la « mondanité du monde », on se référera aux paragraphes 14 à 27 de Être et temps : pp. 98 - 173 de la traduction VEZIN aux éditions Gallimard, 1986 ; pp. 68 - 110 de la traduction MARTINO, aux éditions Authentica, 1985. Pour M. HEIDEGGER et ses disciples, le monde n’est pas qu’un spectacle plus ou moins familier pré-senté à la raison ou offert à la contemplation, il est aussi un ensemble d’objets et d’outils disponibles pour l’action. 21 On peut voir ainsi en quoi cette détotalisation de ce qui constitue chaque chose comme « phénomène social total », diffère de ces expériences que E. HUSSERL nomme « épokhé » et M. HEIDEGGER « Entweltlichung ».

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V - De l’imprévoyance au dénuement ...de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée pour ainsi dire derechef, c’est-à-dire me conserve1. Je me vois continuellement m’écouler : il ne se passe aucun moment que je ne me voie sur le point d’être englouti. Mais puisque Dieu soutient ses élus, en sorte qu’ils ne sont jamais sub-mergés, je crois fermement que je demeurerai en dépit des orages innombrables2. Ben, des pauvres, il y en a toujours eu hein. Moi, je me suis jamais considéré comme un riche, mais disons je vivais... je vivais.... Tandis que les pauvres, c’est des gens qui ne vivent pas, ils survivent... Ils survivent au bon vouloir de la société, à savoir que : bon, moi, je travaille, je gagne 2000 francs à la mairie, le R. M. I. ; du jour au lendemain on me dit : «Tiens ! Le R. M. I,. tu l’as plus», pour une raison ou une autre, je sais pas... Qu’est ce que je fais ! ? C’est ça, les pauvres... Le pauvre, il est en survie, il est en sursit, il vit pas, il survit, il sait pas ce qui l’attend : il est... aujourd’hui, il mange, demain il sait pas. C’est ça, le pauvre. Je parle de pauvre, le vrai pauvre, parce qu’un ouvrier, ça paraît riche, un ouvrier. Entendons nous bien, un ouvrier, c’est pas un riche, c’est... C’est que c’est un ouvrier, c’est tout ! Moi, j’ai jamais été riche dans ma vie, mais j’avais au moins... je gagnais ma vie, j’avais au moins le minimum. Un pauvre n’a pas le minimum. Moi, j’ai pas le minimum3.

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Situation 8 : Une rentrée difficile sous la menace du tribunal Dans les entretiens et les discussions que nous avons ensemble à propos du quartier où il ha-bite, de l’histoire et de la vie politique locales, Jean-Paul affirme souvent qu’il est «usé» par les «batailles de chiens» qu’il a menées avec son syndicat dans l’entreprise où il travaillait ainsi que par les années de «galère» qui ont suivi son licenciement. La profonde dépression de Marie, sa femme, après un licenciement économique suivant celui de Jean-Paul de quelques années, «n’arrange rien». Un matin, l’ancien ouvrier spécialisé s’est senti «très fatigué», il a eu le sentiment d’avoir le bras gauche engourdi, puis douloureux... le médecin de famille lui a de-mandé de faire un certain nombre d’examens et l’a adressé à un cardiologue. Soulagé par des résultats négatifs, Jean Paul n’a pas payé les 75 francs qu’il devait au laboratoire d’analyses médicales. Deux ou trois lettres de rappel se sont retrouvées dans une pile sur le buffet du sa-lon, puis elles sont passées à la poubelle... Quelques mois plus tard, alors que la vie a repris son cours, une lettre d’un organisme de recouvrement lui réclame 385 francs en le menaçant de poursuites judiciaires s’il ne paye pas sous 10 jours... Affolement, l’affaire devient sérieuse ! En effet, chacun sait dans la cité que les sociétés de recouvrement «ne font pas de cadeau», qu’elles imposent très vite une augmentation exponentielle du montant des pénalités et n’hésitent pas à engager des poursuites judiciaires en cas de litige. D’ailleurs «ça ne traîne pas», 10 jours après avoir reçu le premier courrier, Jean Paul en reçoit un autre qui élève la facture à 480 francs. «Ça pouvait pas plus mal tomber...» ; en effet, nous sommes au mois de septembre : pour assurer la rentrée de l’aîné de ses fils en dernière année de BEP, il faut lui trouver une calculatrice, des fournitures scolaires et des vêtements «convenables», alors qu’en même temps, les H. L. M. ont décidé de faire la chasse aux retards de payement dans le cadre des plans d’apurement mis en place l’année précédente. C’est que, pour que Jean-Paul puisse se reposer, le couple et ses deux fils sont partis quelques jours au mois de juillet chez un cousin, à la campagne, dans le Massif Central. Tout le monde s’est déplacé en train, car la 404 que Jean-Paul bichonne avec amour est une «vieille dame capricieuse», capable d’assumer les déplace-ments du ménage dans la région, mais inapte à «supporter» un si long périple. Le déplacement a coûté près de 2000 francs en frais de transports. En plus, pour ne pas «arriver les mains vides», le ménage s’est mis en frais et a apporté quelques produits régionaux coûteux (fro-mages et vins) en guise de cadeaux offerts aux cousins qui les recevaient... Rétrospectivement, ce déplacement apparaît comme «une folie», mais «il fallait bien que Jean-Paul puisse se repo-ser loin du quartier» où l’été, le bruit des activités nocturnes des jeunes l’empêchent de dor-mir... De plus, le ménage, reconnu comme un des piliers de la vie associative du quartier par les travailleurs sociaux, aurait pu, sans trop de difficultés, négocier un délai dans le plan d’apurement de sa dette de loyer. Tout cela aurait été possible sans ce «mauvais coup», qui place le ménage dans une situation imprévue...

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Comme étiologie de cette précarité4, dans le prolongement d’un discours désormais séculaire, ne faut-il pas d’abord diagnostiquer l’imprévoyance des pauvres ? Une brève réflexion sur cette notion sera sans doute instructive... La révolution industrielle bourgeoise suppose un travailleur « libre », émancipé des contraintes tutélaires propres à l’ancien régime. R. CASTEL rappelle à cet égard que « la liberté et

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l’individualisme triomphants comportent une face d’ombre : l’individualité négative de tous ceux qui se retrouvent sans attaches et sans supports, privés de toute protection et de toute re-connaissance »5. Alors que la révolution industrielle bourgeoise s’appuie sur l’idée que l’homme possède la capacité proprement humaine de prendre en main son destin, les indigents valides soumis à la double contrainte de devoir travailler et de ne pouvoir le faire, de même que les ouvriers fragilisés par la rupture des protections rapprochées6, sont décrits de façon péjorative et négative comme inconséquents, inconstants, instables, infidèles. S’attachant à l’analyse et à l’extinction du « paupérisme », les « entrepreneurs de morale »7 du XIXe siècle s’accordent pour désigner l’imprévoyance des ouvriers comme l’une des raisons principales de leur misère : « Vivre au jour le jour, dépenser tout ce que l’on gagne, souvent même par antici-pation, tel est le genre de vie le plus général de la population ouvrière de Paris. Ceux d’entre les ouvriers dont les salaires sont assez élevés pour qu’en trois jours de travail ils puissent se procurer de quoi exister toute une semaine passent ordinairement les quatre autres jours dans l’oisiveté et la dissipation » 8. Dans son introduction à La fin des mauvais pauvres, D. PUYMÈGUE nous rappelle que cette perspective se retrouve jusque dans L’assommoir où, comme la cigale, « COUPEAU n’a qu’un défaut, il est imprévoyant... »9. La participation à de nombreuses enquêtes portant sur les « dispositifs d’insertion », auprès de travailleurs sociaux, d’élus locaux et de responsables administratifs me permet de penser que cette interprétation reste dominante dans l’appréhension de la pauvreté10. C’est par contraste avec les idéaux d’autonomie, d’épargne et de vie réglée, qu’il faut com-prendre la fortune idéologique de la notion d’imprévoyance dans l’approche « bourgeoise » de la pauvreté. Les pauvres ne sont que des enfants, vivant au jour le jour, incapables de supporter la frustration de l’épargne11. Il faut donc les éduquer et leur inculquer les fondements de la prévoyance. On ne doit pas oublier de rappeler que, mettant l’accent sur les premières tenta-tives de réflexion et d’organisation des aides publiques devant le Comité pour l’extinction de la mendicité et dans ses rapports à la Constituante, LA ROCHEFOUCAULT-LIANCOURT, futur président de la première Caisse d’Épargne, se plaisait, dès 1791, à vanter les mérites de l’épargnant qui, « dans l’âge de la force et du travail [est] fier de l’idée qu’il peut se suffire à lui-même dans les temps de disette »12. Dans cette perspective, T. DUCHÂTEL écrira plus tard : « De tous les services que la charité peut rendre aux classes inférieures, il n’en est pas de plus grand que de développer chez elles les sentiments de la prévoyance »13. A. GUESLIN note à juste titre que « le rêve des philanthropes du XIXe est bien d’aider les pauvres à se se-courir eux-mêmes »14. À l’intersection des langages de la morale et de l’économie, la notion d’imprévoyance soutient les mécanismes d’une justification de l’ordre établi et d’une stigmati-sation des pauvres jugés dépensiers et inconstants. Si le salaire est « juste », c’est-à-dire fondé sur un contrat « régulier » entre le vendeur et l’acheteur de la force de travail, s’il correspond à un échange équitable - sauf cas particulier - la misère ne peut résulter que du refus de travailler ou d’une incapacité à l’épargne. Alors que le partage entre inactifs valides et ouvriers salariés se faisait progressivement en séparant les modes de vie de ces deux populations, une autre coupure, concernant la représen-tation et la gestion du temps s’est affirmée graduellement au cours du XIXe siècle pour renfor-cer la séparation morale entre ces deux groupes. Ainsi, par exemple, les auteurs de La fin des mauvais pauvres montrent qu’à Montceau-les-Mines et au Creusot, entre 1836 et 1845, pour s’assurer de la ponctualité, de la fidélité et de la fiabilité d’une main-d’œuvre compétente, le patronat soutint explicitement une « pédagogie de la prévoyance ». Le patronage reposait alors sur l’idée que, dans « cette insécurité qui menace toujours les familles ouvrières par suite de

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l’incapacité momentanée ou durable de l’un des leurs… réside le plus grand empêchement à une indispensable stabilisation du personnel »15. Service médical, construction de logements salubres, aides en vue de l’accès à la propriété, création de jardins ouvriers, d’écoles... du côté des patrons ; mais aussi, du côté des associations ouvrières16 : groupements d’achats, organisa-tion de secours mutuels17… grâce à ces «dispositifs», le prolétariat - dont la force de travail était nécessaire au développement de la grande industrie - s’est stabilisé. Il a de moins en moins « campé » comme une horde barbare au cœur de la civilisation pour y « habiter »18 de plus en plus « régulièrement ». Si, à propos de l’évolution des mœurs en Europe, N. ELIAS peut soutenir l’idée d’un « processus de civilisation »19, on pourrait sans doute parler ici d’un « processus de domestication » du prolétariat20. Parallèlement à cette progressive domestication des ouvriers, il faut remarquer que les « entre-preneurs de morale » libéraux – et, dans certains cas, socialistes21 - s’accordèrent sur l’idée que : « ne sachant pas comment utiliser le temps, l’oisif doit inévitablement faire le mal »22. Alors que les salariés s’installaient dans une temporalité structurée encadrant leur vie domes-tique comme leur travail, la notion d’imprévoyance fut appliquée pour décrire des populations telles que les mendiants valides, les prostituées ou les vagabonds. Les comportements de popu-lations désormais « marginales » furent ainsi « visibilisés », décrits et triés, sur fond de stabili-sation de la condition ouvrière23. On ne sera pas étonné de retrouver cette optique, soutenue par un néologisme, sous la plume de J. PINATEL : « D’une manière générale les délinquants ont en commun un manque de prévoyance, un défaut d’organisation dans la durée, ou si l’on pré-fère une labilité. Cette labilité explique le fait qu’ils ne sont pas retenus par la menace pénale... La labilité est essentiellement manque d’inhibition, légèreté, imprévoyance, abandon à l’impression du moment, absence de réflexion sur les conséquences entraînées par les actes... »24. On retiendra, cependant, que cette lecture idéologique de la pauvreté, mettant le vice à l’origine de la misère, fut renversée dès le XIXe siècle par des auteurs tel que E. BURET ou F. ENGELS qui, plaçant la misère à l’origine du vice25, notaient dans leurs analyses de la condi-tion prolétarienne : « Tout ce que le prolétaire peut faire pour rendre sa condition plus sûre n’est qu’une goutte dans la mer, si on le compare aux « déluges de hasards » auxquels il est soumis, et sur lesquels il n’exerce pas le moindre contrôle... son caractère et son genre de vie sont naturellement marqués par de telles conditions d’existence. Toutes ces conditions réunies interdisent aux prolétaires de prévoir les conséquences qu’engendrent leurs actes. Ils sont con-damnés à l’égarement [...] »26. Je propose d’examiner la portée sociologique et même anthro-pologique de cette neutralisation de l’idéologie qui n’a pas eu la postérité théorique qu’elle méritait. Si, depuis le développement de la mécanique quantique, la trajectoire d’un électron peut être décrite en termes « d’amplitude de probabilité »27, ne pourrait-on dire, sur la base de ce qui précède, que les situations quotidiennes affrontées par ceux que nous savons soumis à un « dé-luge de hasards » sont interprétables en termes « d’amplitude d’incertitude » ? En 1984, B. BRÉBANT a tenté de rappeler que la pauvreté impose, à ceux qui la subissent, l’expérience d’un temps dominé par les aléas. Pour elle, « Le sous-prolétaire ne sait pas ce qui va lui arriver, « ce qui va lui tomber dessus », ce qu’il devra perdre : son travail, sa maison, ses enfants..., ce qu’on va lui demander, ce qu’il devra quémander »28. Elle s’est attachée à montrer que « les conditions socio-économiques du sous-prolétariat déstructurent les rythmes quotidiens sur lesquels il est nécessaire de s’appuyer pour maîtriser son temps »29. D’après elle, dans la popu-

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lation auprès de laquelle elle a travaillé, « le présent inextricable et instable brûle si fort qu’on ne peut que le voir [et qu’ainsi] il annihile toute capacité de prévision »30. Autrement dit, le monde de vie des pauvres apparaît davantage comme la source d’imprévisibles surgissements que sous la forme d’un cosmos où les choses, liées par de nombreux et solides renvois, se tien-nent « à portée de la main » ou « sous la main ». Prolonger ce constat par une réflexion sur le rôle du hasard dans la déconstruction du monde de vie des pauvres est sans doute le seul moyen de substituer une approche rigoureuse aux notions idéologiques d’imprévoyance et de labilité. Ne retrouvons-nous pas ici une perspective voisine de celle que je cherchais à développer en parlant de démondisation dans le chapitre précédent ? Avant de répondre, il me semble indis-pensable de préciser la significations de la notion de hasard en même temps que je tente de la mettre en œuvre afin de mieux comprendre les situations que j’ai pu observer. En effet, loin d’être « réfractaire(s) à ce qu’on ne veut pas dire »31 et de tendre vers le « concept muet »32 auquel s’attache C. ROSSET, ce terme est trop bavard, surchargé de sens et de valeurs par une histoire complexe où se croisent des enjeux théoriques autant qu’éthiques et politiques. Parler du hasard, c’est parler des accidents qui modifient les substances les plus stables, c’est évoquer l’incertitude subsistant comme une « part maudite » du réel que la connaissance n’assimile pas, c’est penser aux conséquences imprévisibles de nos actions, c’est s’inquiéter des risques qui nous guettent. « Hasard » : n’est-ce pas le nom qu’on donne à l’ennemi faute de voir son visage ? La pauvreté ne nous permet-elle pas de réfléchir sur les rapports que nous entretenons avec un adversaire contre lequel une part essentielle de la vie sociale est érigée ? En effet, toute organisation sociale ne vise-t-elle pas à établir ou rétablir de la nécessité là où pourrait se glisser de la contingence ? Mode d’élaboration et de transmission des savoirs et des savoir-faire, organisation des systèmes de parenté, mécanismes de reconnaissance statutaire, ordre du discours : la société protège ses membres des vicissitudes fortuites, elle garantit la stabilité de leurs liens, s’assure et les assure des rôles et prérogatives qui leur ont été distribués. Dépassant la fiction heuristique d’un état de nature, radicalisant les réflexions de T. HOBBES sur l’insécurité, le dénuement des pauvres affrontés à un « déluge de hasards » doit se com-prendre comme une réelle détotalisation sociale nous rappelant, par contraste, que la société évite aux hommes « les situations où ils vivent sans autre sécurité que celles dont les munissent leur propre force ou leur ingéniosité »33. On ne peut manquer de penser ici aux premières lignes de La culture ouvrière où M. VERRET écrit : « La culture, c’est au plus simple, ce que l’homme ajoute à la nature. Cet appareil de réponses, historiquement relatives et socialement variables que l’espèce a dû donner à sa détresse vitale, pour simplement survivre. Car elle était née nue. Comment les ouvriers s’en passeraient-ils, eux qui naissent deux fois nus : une fois comme tout le monde, petits criards et mortels ; une autre fois comme les pauvres : sans terre, ni toit, ni manteau ? »34. Si la pauvreté interroge le temps, n’est-ce pas d’abord - et peut être encore ! - au sens quasi-ment « météorologique » du terme, en tant qu’elle questionne toutes les formes de couverture sociale censées nous protéger des intempéries35 ? Il faut sans doute quasiment prendre au pied de la lettre l’expression « déluge de hasards » qu’utilisait F. ENGELS, car le monde semble se donner en tempête pour le pauvre exposé aux aléas.

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Réfléchir d’un point de vue anthropologique sur le hasard

Réfléchir d’un point de vue anthropologique sur le hasard, n’est-ce pas radicaliser certaines approches philosophiques ? On retiendra pour l’instant, entre autres, que le hasard pose en fait une question insoluble si l’on oublie qu’entre lui et la nécessité, se tient l’homme... A cet égard, J.-M. CLAVERIE se demande où se trouve le hasard dans un jeu de dés. En effet, si l’on s’en tient à la physique, le lancement est un phénomène déterministe classique concernant un cube qui, dans la mesure où il est parfait, retombe toujours sur la même face puisqu’elle est, en droit, indiscernable des autres. En revanche, un dé suppose que l’on différencie arbitrairement les côtés en leur attribuant à chacun un chiffre. Ainsi, le jeu est en quelque sorte fondé sur le fait qu’on ajoute à la structure physique une asymétrie conventionnelle. « Nous lançons un dé, mais la nature fait tourner un cube : c’est de ce malentendu que jaillit le hasard »36. Il convient sans doute d’interroger plus avant ce « malentendu ». On peut rappeler ici, le mot de F. NIETZSCHE : « Ce n’est qu’à côté d’un monde de fins que le mot hasard a un sens »37. De son côté, H. BERGSON, insistant sur « le singulier ballottement de l’esprit quand il tente de définir le hasard », rappellera que « le problème reste insoluble tant qu’on tient le hasard pour une pure idée sans mélange d’affection »38. En fait, dès ARISTOTE, le hasard est apparu comme « la cause par accident d’un événement comme si celui ci était en vue d’une fin, dans le do-maine des événements qui ont lieu ni toujours ni la plupart du temps »39. Ce « comme si » de la définition aristotélicienne marque la déception d’une attente perçue et décrite par de nombreux philosophes. Ainsi, la référence à un « mécanisme se comportant comme s’il avait une inten-tion » sera présentée par BERGSON40 comme le seul moyen de comprendre cette notion en dépassant le point de vue de A. COURNOT : « Ne pensez qu’au vent arrachant la tuile, à la tuile tombant sur le trottoir, au choc de la tuile contre le sol : vous ne voyez plus que des méca-nismes, le hasard s’évanouit »41. Prolongeant cette perspective, on peut dire que le hasard « dé-note la correction d’une interprétation »42. A la manière d’un démenti ou d’une dénégation, toute formulation du hasard masque en même temps qu’elle exprime un « comme si » téléolo-gique ou causal corrigé, qui pourrait s’énoncer de la façon suivante : « c’est comme si cela n’était pas comme ça ». Il importe de comprendre qu’on ne peut gommer l’un des deux pôles sans annuler la tension qui donne toute sa fécondité à l’usage contrôlé de ce concept. Pour qu’on puisse parler de hasard d’une façon heuristiquement féconde, ne faut-il pas susciter un « conflit d’interprétation » au sein d’un processus de connaissances par approches corrigées ? Cette conception s’intègre à une théorie empirique et dialectique de la connaissance dans la-quelle désigner une pseudo causalité, tout en rectifiant cette désignation, constitue une étape nécessaire de la compréhension d’une réalité complexe.

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NOTE 1 R. DESCARTES : Méditations, 3, IX, 38-39. 2 J. CALVIN : Opéra, cité par R. POULET dans Etudes sur le temps humain, Paris, Plon, 1952, p. 17. 3 MARC, 42 ans en 1992, ancien ouvrier, allocataire du R. M. I 4 Au sens étymologique du terme. « Precarius » en latin désignant ce qui dépend d’une prière. Par les termes « précaire » ou « précarité », je souhaite désigner dans la suite de ce travail ce qui ne possède pas en soi la raison de sa durée, mais dépend de causes extérieures. 5 R. CASTEL : Les métamorphoses de la question sociale Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 32. 6 « Exprimant à la fin de l’Ancien Régime le consensus des esprits éclairés, les Mémoires présentés à l’Académie de Dijon sur les moyens de détruire la mendicité sont tout à fait explicites à cet égard : « Parmi les moyens divers proposés pour détruire la mendicité, il n’en est point qui semblent réunir plus de suffrages que celui qui renvoie les mendiants à leur lieu de naissance... Chaque paroisse répondra de ses pauvres comme un père de famille de ses enfants » (Des moyens de détruire la mendicité en France en rendant les mendiants utiles à l’État sans les rendre malheureux. Mémoires qui ont concouru pour le prix accordé en 1777 par l’Académie des sciences, des arts et belles lettres de Chalons sur Marne, 1780, p. 5, cité par R. CASTEL dans Les métamorphoses de la question sociale. Chroniques du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 58). 7 La lutte contre le paupérisme est bien une « croisade morale », au sens ou l’entend H. BECKER dans les chapitres 7 et 8 de Outsiders (Paris, Métailié, 1985, p. 145 à 188). 8 T. DUCHÂTEL, cité par L. CHEVALIER dans Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Plon 1958, p. 443. 9 D. PUYMÈGUE in J. B. MARTIN : La fin des mauvais pauvres, Paris, Champ Vallon, 1983, p. 21. 10 Vers un diagnostic sociologique du Minimum Social Garanti à Besançon, Secrétariat d’Etat à la Con-sommation, sous la direction de P. TRIPIER, 1987. Analyse institutionnelle du dispositif R. M. I. dans le territoire de Belfort, Centre d'Études sur les Revenus et les Coûts (CERC), sous la direction de Serge PAUGAM et Françoise EUVRARD, 1991. Les trajectoires sociales et économiques des belfortains les plus démunis, avec F. STORTZ, Centre Communal d’Action Sociale de Belfort, 1993. Mieux com-prendre les trajectoires des allocataires du R. M. I à Mulhouse, avec O. FOURNIER et G. SCHMITT, pour la Cellule R. M. I. du Haut Rhin, 1998. Ainsi, dans une réunion de travailleurs sociaux organisée par un chef de projet de quartier en 1995 dans une ville du Nord de la Franche-Comté, une assistante sociale laisse s’exprimer sa « définition de la situation » : « Moi, je me dis de plus en plus souvent que tout ce qu’on fait c’est du vent, c’est rien que du vent, on arrive à rien… Que ce soit avec les uns ou avec les autres, on n’arrive pas à quoi que ce soit… Dès qu’il y a du fric, ils le claquent comme ça (elle claque des doigts) et pfffuit, c’est parti ! On sait pas où ça va, ça part dans des âneries le plus souvent, de toute façon, la plupart du temps, il y a pas moyen de savoir vraiment ce qu’ils ont fait… Au bout d’un moment, tu te dis que t’en as marre parce qu’il y a toujours un moment où ils finissent quand même par t’arnaquer en dépensant l’argent qu’on obtient pour eux n’importe comment. C’est comme X (une femme dont les travailleurs sociaux venaient de parler) : tu te débrouilles pour obtenir un stage qu’elle te demande pendant des mois et pis quand elle peut y aller, elle trouve que ça va pas, que les horaires lui conviennent pas à cause de sa gamine et qu’elle perd son temps… Je te jure et si, nous, on faisait pa-reil ! ». 11 « La pauvreté est à la richesse ce que l’enfance est à l’âge mur », (baron de GERANDO dans son Traité de la bienfaisance publique, tome IV, p. 611, cité par R. CASTEL : Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1999, p. 379).

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12 Quatrième rapport du comité de mendicité, présenté par LA ROCHEFOUCAULT-LIANCOURT, cité par C. BLOCH et A. TUETY : Procès verbaux et rapports du comité de mendicité de la constituante, 1790 - 1791, Paris, 1911, Imprimerie Nationale, p. 154. 13 T. DUCHÂTEL : De la charité dans ses rapports avec l’état moral et le bien être des classes infé-rieures de la société, Paris, Mesnier, 1829, p. 306. Cité par R. CASTEL dans Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 251. 14 A. GUELIN : Gens pauvres Pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1998, p. 113. 15 J. B. MARTIN : La fin des mauvais pauvres, Paris, Champ Vallon, 1983, p. 40. 16 On pourrait reprocher à R. CASTEL de négliger parfois le rôle des associations ouvrières dans l’homogénéisation des modes de vie ouvriers. A côté du patronage des patrons… il faut prendre en compte le travail des militants qui ont soutenu le « mouvement ouvrier » diffusé les représentations nécessaires au développement d’une « conscience de classe ». 17 Par delà le bel ouvrage général de G. NOIRIEL (Les ouvriers dans la société française, Paris, Seuil, 1986), on pourra se référer à l’étude particulière du développement de la coopérative ouvrière « La Fra-ternelle » dans le Jura et plus particulièrement à La Maison du Peuple à Saint Claude telle qu’elle a été étudiée par A. MELO (Une maison pour le peuple à Saint Claude 1880 – 1940, Editions de la frater-nelle, Saint Claude, 1995). 18 Au sens ou l'on « habite » un monde de vie tel que je l’ai décrit plus haut ! Nous verrons plus loin, en donnant un sens particulier à la notion de demeure qu’il est intéressant de reprendre en la transformant légèrement la formule célèbre d’A. COMTE présentant le prolétariat « campant au milieu de la société occidentale sans y être casé » (Système de politique positive, Paris, 1929, p. 411). 19 N. ELIAS: La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973. 20 On peut se référer, ici, entre autres, à L. MURARD et P. ZYLBERMAN : Le petit travailleur infati-gable ou le prolétaire régénéré, Paris, Recherches n°25, 1976. 21 Ainsi, P. J. PROUDHON ne manque jamais de déplorer que le peuple reste un mineur dans la société. « En raison de son ignorance, de la primitivité de ses instincts, de la violence de ses besoins, de l’impatience de ses désirs, le peuple incline aux formes sommaires de l’autorité », (Du principe fédéra-tif, Oeuvres, Tome XV, Paris, Rivière et compagnie, 1959, p. 301). On pourra se référer également à l’utilisation du terme « lazzaroni » - désignant la dernière classe du peuple chez les Napolitains - lorsque K. MARX présente le rôle politique réactionnaire du lumpenprolétariat dans Les luttes de classes en France. « ... Ils appartenaient pour la plupart au lumpenprolétariat qui dans toutes les grandes villes constitue une masse nettement distincte du prolétariat industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toutes espèces, vivant des déchets de la société, individus sans métier avoué, gens sans aveu et sans feu, différents selon le degré de culture de la nation à laquelle ils appartiennent, ne démentant jamais le ca-ractère de lazzaroni », (Les luttes de classes en France, Paris, éditions sociales, 1948, p. 53). 22 P. CÈRE : Les populations dangereuses et les misères sociales, Paris, E. Dentu, 1872, p. 115. Cité par P. SASSIER : Du bon usage des pauvres, Paris, Fayard, 1990, p. 224. 23 « Partout ce sont les ouvriers nomades, les gens étrangers à la localité, les vagabonds, les célibataires, tous ceux qui ne sont pas fixés au foyer par la famille, qui ont en général les plus mauvaises mœurs et font le plus rarement de l’épargne… Ceux qui ne voyagent point mais restent toujours dans le même lieu, près de leurs parents ou des amis de leur enfance, en craignent la censure et échappent davantage au contact des mauvais sujets », (A. FREGUIER : Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, Paris, 1840, p. 81, cité par R. CASTEL : Les mé-tamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1999, p. 412).

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24 J. PINATEL : La société criminogène, Paris, Calman Lévy, 1971, P. 101 et suivante, (Cité par J.-M. BESSETTE : Directions pour une anthropologie du crime, Thèse d’état, Paris V, 1984, p. 514). J.-M. BESSETTE a noté qu’à la façon des médecins de MOLIÈRE, la circularité pseudo - explicative du dé-veloppement de cette notion idéologique du sens commun savant par J. PINATEL revenait à « expliquer la labilité par ses vertus labilisantes », (Ibid. p. 515). 25 E. BURET, auquel se réfèrent souvent K. MARX et F. ENGELS dans leurs descriptions du proléta-riat, affirmait : « ...dans un grand nombre de cas, c’est la misère qui provoque le vice », De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France : de la nature de la misère, de son existence, de ses effets de ses causes, Paris, Paulin, 1840, p. 251, cité par P. SASSIER : Du bon usage des pauvres, Paris, Fayard, 1990, p. 223. 26 F. ENGELS : Théorie de la violence, Paris, UGE, 1972, p. 151. E. BURET affirmait : « Avant de prêcher aux ouvriers la prévoyance, la sagesse et la sobriété, il faut s’occuper de les soustraire aux cir-constances économiques au milieu desquelles ils vivent, et qui leur conseillent l’imprévoyance, le liber-tinage et l’ivrognerie », De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France : de la nature de la misère, de son existence, de ses effets de ses causes, Paris, Paulin, 1840, p. 251, cité par P. SASSIER : Du bon usage des pauvres, Paris, Fayard, 1990, p. 223-224). 27 D. RUELLE : Hasard et Chaos, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 128. 28 B. BRÉBANT : La pauvreté un destin, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 56. 29 Ibid., p. 129. 30 Ibid., p. 56. 31 C. ROSSET, La logique du pire, Paris, P. U. F., 1971, p. 71. 32 Ibid., p. 73. D’après cet auteur, le hasard est un « mot honnête par excellence [...] de la langue philo-sophique, en raison de sa charge exceptionnellement faible en idéologie », (Ibid., p. 78). Il faudra revenir plus tard sur l’idée que, pour le penseur authentiquement tragique, refusant de « se raconter des his-toires », le hasard serait devenu l’expression d’une sorte de « silence originel de la pensée recouvrant tout ce qui n’est pas, d’une manière ou d’une autre, justiciable d’une vue de l’esprit », (Ibid., p. 76). 33 T. HOBBES : Léviathan, Paris, Sirey, 1971, p. 124 34 M. VERRET : La culture ouvrière, Paris, ACL, 1988, p. 9. 35 Pour un auteur comme M. SERRES, le temps météo aléatoire « se trouve en précession » (Genèse, Paris, grasset, 1982, p. 166) sur les temps qu'il juge « ordonnés (Ibid, p. 167). Ainsi, selon E. BENVENISTE, pour le paysan latin, le temps, « c'est d'abord l'état du ciel, la proportion des éléments qui composent l'atmosphère et lui donnent sa qualité du moment, c'est en même temps la convenance de cette situation météorologique à ce qu'il compte entreprendre ». (Mélange A. ERNOUT, Paris, 1940, p. 15, cité par VIDAL NAQUET P. : « Temps des dieux et temps des hommes », in La Grèce ancienne 2. L'espace et le temps, Paris, Seuil, 1991, p. 142). P. VIDAL-NAQUET commente : « Tel est le sens pri-mitif de tempus, plus proche de weather que de time » (Ibid. p. 142). Il pleut et, malgré le cycle des saisons, la récolte sera mauvaise ; la maladie et l'accident peuvent bousculer l'enchaînement des généra-tions ; les hommes vieillissent et les choses s'usent... Dégradation, éparpillement sont les premières expériences temporelles. Le temps des horloges devra s’imposer contre le temps météo aléatoire. 36 J. M. CLAVERIE cité par J. ROSE dans Le Hasard au quotidien. Coïncidences, jeux de hasard, son-dages, Paris, Seuil, 1993, p. 201. 37 F. NIETZSCHE : Le Gai savoir, § 109, in Oeuvres complètes, Paris, Laffont, 1993, p. 122 38 H. BERGSON : L’évolution créatrice, in Œuvres, Paris, PUF, 1970, p. 694

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39 ARISTOTE : Physique, II, 5, 196 b 19-22 ; Cité dans une traduction de O. SALAZAR-FERRER : « Hasard et herméneutique », in Paul RICOEUR, Les métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, 1991, p. 145. C’est moi qui souligne. 40 Les deux Sources de la morale et de la religion, in Œuvres, Paris, PUF, 1970, p. 1100. 41 Ibid. p. 1100. 42 O. SALAZAR-FERRER : « Hasard et herméneutique », in Paul RICOEUR, Les métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, 1991, p. 155.

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VI - Première forme du hasard : la logique du pire ou la propagation des chocs aléatoires… A propos de la notion de hasard, l’histoire de la pensée et des sciences occidentales, d’ARISTOTE à R. THOM, semble osciller dans un mouvement pendulaire, comme si elle se trouvait prise entre les deux pôles d’une antinomie : d’un côté, on affirme l’existence d’une contingence objective insurmontable, ontologiquement fondée sur les propriétés de la matière1 ou sur la liberté humaine ; de l’autre, on pense que la notion de hasard n’est que l’expression subjective de notre ignorance et l’on se refuse à admettre que « dieu joue aux dés ». Faisant en quelque sorte une « critique de la raison sociologique », nous pourrions sans doute montrer que cette opposition sous-tend bon nombre des clivages « théoriques » de notre discipline2. L’étude des processus de détotalisation sociale - ou de « démondisation » -, propres à la pauvreté, per-met de faire sauter le verrou bloquant l’analyse sociologique des liens entre nécessité et aléas sous-jacents à ce qu’on pourrait nommer la « mondanité » du monde. Partant des situations observées, cette notion peut d’abord permettre d’exprimer la dispropor-tion entre une cause apparemment insignifiante, généralement inaperçue, et des conséquences notables d’une plus grande échelle3. Ainsi, H. POINCARÉ, dans son approche du hasard, a insisté sur le fait qu’« une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous nous disons que cet effet est dû au ha-sard »4. Comme on a pu le noter à propos des situations présentées jusque là, la pauvreté nous impose une révision des échelles de valeurs ayant cours dans le monde de vie typique des classes moyennes. Il faut accepter et comprendre que des incidents, que nous aurions tendance à considérer comme des événements insignifiants, aient des conséquences comparable à des secousses telluriques, qu’ils ébranlent des mondes de vie et même parfois les pulvérisent. Lorsque trois personnes vivent avec 4300 francs par mois, une dépense imprévue de 100 francs impose l’obligation de réorganiser toute l’alimentation du ménage pendant plusieurs semaines. 450 francs de frais postaux, pour Rachid, c’est « la goutte d’eau qui fait déborder le vase », met fin à son projet de formation et l’oblige à repenser son avenir professionnel après des semaines de travail. La mauvaise chute de René l’a immobilisé pendant trois mois, elle a totalement désorganisé le fragile équilibre financier du ménage pour une bien plus longue période : les loyers ont pris du retard ; l’alimentation du ménage a été modifiée ; faute d’argent pour acheter du combustible, le chauffage d’appoint qui permettait au couple de faire des « économies » sur le chauffage électrique de la cité est resté inutilisable tout l’hiver ; les relations de René et de ses frères en ont pâti ; le départ de son fils aîné et de sa « bru » n’a pas « arrangé les choses »5, car le ménage se reposait sur les aides dont bénéficiait cette dernière pour « boucler les fins de mois »... Le camion désormais immobilisé, n’étant plus intégré à la logique d’un projet, est en quelque sorte retombé comme un amas abandonné de pièces métalliques rouillées… La littéra-ture sur la pauvreté abonde de ces Récits de malheur où le monde de vie des pauvres s’écroule ainsi, « comme un château de cartes »6. Avec les dépenses imprévues, les pannes me sont apparues comme d’excellents « révélateurs » de cette « logique du pire »7.

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Situation 9 : Les voitures de Mustapha. Ce matin, Mustapha n’a pas pu se rendre à la mairie où il occupe un emploi précaire. Accom-pagné d’un de ses frères, mécano au chômage qui est descendu deux heures plus tôt dans le seul but de lui prêter des outils, il farfouille sous le capot, puis démonte certaines pièces dans l’habitacle... «Le pire, me dit-il, c’est qu’on aurait pu éviter ça hier soir quand le niveau d’huile s’est allumé sur l’autoroute». De l’avis général, dans le petit groupe d’hommes maintenant réunis autour de l’automobile, il aurait pu «sauver la voiture» en s’arrêtant sur la bande d’urgence. Mais le coût d’un dépannage sur l’autoroute l’a retenu. Estimant qu’il n’avait «pas vraiment le choix», il a préféré «forcer la chance». «Dans des coups comme ça, tu te dis que tu peux pas vraiment faire autrement. Tu t’arrêtes, t’essayes de bricoler un truc, tu repars… et tu vois que ton bout de tissu a servi a rien, ça chauffe, ça fume et le voyant ne s’éteint pas. Alors tant pis, tu te dis : ça passe ou ça casse. De toute façon, t’as pas la tune pour faire réparer. Alors si en plus tu dois payer une dépanneuse ou te retrouver avec une épave dans un garage à gérer...». Ce genre de problème, Mustapha l’a déjà connu. Lors d’un déplacement à Paris, dans le cadre d’un projet associatif mis au point avec les travailleurs sociaux du quartier et dans lequel il pouvait assumer un rôle d’animateur conforme à ses espérances professionnelles, il a préféré «monter» en voiture plutôt qu’en train, car le prix du gasoil rendait le trajet moins onéreux. S’il est «monté» sans problème, la voiture n’a pas pu redémarrer le lendemain matin. Il a fallu appeler un dépanneur qui a emmené l’automobile dans son garage, car il était impossible de la laisser dans la rue où elle était garée la veille. Comme le dépanneur ne pouvait pas réparer dans la journée, il a fallu que Mustapha reparte en auto-stop. Quand, plus tard, le garagiste lui a annoncé le montant de la «douloureuse», il dit qu’il a failli «s’étrangler de colère et monter jusqu’à Paris lui coller une toise». Il a temporisé, répondu qu’il devait réfléchir, tout en faisant mentalement et immédiatement «une croix sur la bagnole». Pour lui, l’affaire était réglée, il fallait trouver un autre véhicule à un prix correct. Ce qui était ennuyeux, mais pas impos-sible... jusqu’à ce qu’il reçoive, quelques semaines plus tard, une note de 3000 francs de loca-tion pour la place que la voiture occupait dans le garage du dépanneur... Vers midi, ce jour-là, après m’avoir fait constater des dégâts que je suis bien incapable d’estimer et imposé des explications mécaniques que je suis incapable de comprendre, laissant tomber bruyamment le capot, Mustapha jure que, cette fois, on ne l’y reprendra plus... Mais comment faire les courses, se rendre à la mairie pour son C. E. S. Bref, comment vivre sans voiture dans l’Aire Urbaine de Belfort - Montbéliard ? Mustapha sait qu’il va falloir im-proviser des solutions qui risquent de n’être pas seulement provisoires.

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Situation 10 : Une panne de machine à laver Je suis venu enregistrer Géraldine qui, après bien des péripéties, m’a demandé de passer ce matin-là à 11 heures. L’enregistrement n’a pas posé de problème. Géraldine affirme que «sur-vivant» seule «grâce au R. M. I.», après avoir été «plaquée» par le père de ses trois enfants, elle n’a «rien à cacher» et qu’il faut qu’on connaisse «là-haut», comment les gens vivent «en bas». Elle me propose des réponses précises et détaillées sur ses conditions de vie, sa façon de gérer ses ressources, mais elle n’évoque pas d’elle-même ses sentiments. A la fin de l’entretien, elle répond de plus en plus rapidement et laconiquement parce qu’elle est pressée. En réalité, les rendez-vous manqués qu’elle m’a donnés sont motivés par le fait que sa machine à laver est tombée en panne trois semaines auparavant. A cause de cela, elle a été souvent absente car elle a dû emmener son linge chez des amies pour faire ses lessives. «Avec le linge de trois enfants et d’une grande personne, j’ai fait presque que ça... Y fallait chercher quelqu’un pour m’emmener, m’organiser pour trouver quelqu’un à la sortie de l’école pour Cindy (la plus pe-tite de ses filles qui est âgée de 6 ans)...». Le voisin qui «s’y connaît» a fait ce qu’il a pu, mais il faut changer le programmateur qui est difficile à trouver pour ce genre de vieux modèle et qui coûte «une fortune». Il a fallu attendre parce que Géraldine ne possédait pas la somme néces-saire pour en commander un neuf et parce que le voisin n’en a pas trouvé d’occasion dans son réseau de récupération. Aujourd’hui, une amie d’enfance viendra la chercher à onze heures et demie pour l’emmener, en voiture, dans une grande surface afin de se renseigner sur les prix des machines neuves et des pièces de rechanges. «Bon, ça pouvait pas durer comme ça une éternité, hein. On ne peut pas aller faire sa lessive tous les jours chez la voisine. Une fois de temps en temps ça va, mais tous les jours, pfff ! ! !». La dernière semaine, Géraldine a donc préféré aller en bus laver son linge dans un «Lavomatic». Mais, elle s’est trouvée rapidement épuisée par le poids du linge à transporter. De plus, surtout, les coûts d’une telle pratique se sont avérés désastreux mettant en péril l’équilibre budgétaire de son ménage. Il était indispen-sable et urgent de trouver une solution. Voyant qu’elle ne «s’en sortait pas», une de ses cou-sines lui a avancé de l’argent pour qu’elle puisse régler le problème. Nous n’avons pas fini l’entretien lorsque, en avance de plus d’une demi-heure, deux femmes se présentent... Géraldine fait les présentations puis prépare un café... Je suis invité à rester. Suit une discussion. D’après l’une des deux arrivantes, une panne de machine à laver est toujours plus ou moins «gérable», grâce à la compréhension des travailleurs sociaux. Dans le prolonge-ment de cette remarque, les trois femmes se rappellent que les assistantes sociales ont aidé ma-dame X à obtenir un crédit gratuit de la CAF quand son lave-linge est tombé en panne. Elles se rappellent également qu’une conseillère d’un organisme d’aide aux familles migrantes avait aidé la fille Z à trouver une occasion intéressante avec le Secours catholique... Mais les trois femmes s’accordent pour déplorer que «pour ce qui est du reste, comme les aspirateurs ou les fers à repasser, c’est vraiment moins facile à faire reconnaître comme une urgence». Géraldine, informée trop tard par ses voisines, regrette ouvertement de ne pas avoir sollicité une assis-tante sociale et de se trouver en dette à l’égard de sa cousine.

** Il y a bien là une logique du pire amplifiant les effets d’événements relativement impercep-tibles pour des populations mieux « assises »8, protégées - sinon insérées ! - par une véritable

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carapace d’amortisseurs sociaux que leur bon fonctionnement « invisibilise »9. Argent, rela-tions sociales, statut… s’interposent entre les contingences et les individus pour atténuer les turbulences et préserver la cohésion des mondes de vie. Ça n’est sans doute pas le moindre intérêt épistémologique de la pauvreté que d’être une sorte de « révélateur » et de nous faire voir, en négatif, cette carapace plus difficilement visible lorsqu’on enquête sur d’autres objets. Les pannes forment en quelque sorte, à cet égard, des situations privilégiées de visibilité. Elles sont d’autant plus fréquentes que les objets concernés sont déjà rafistolés, déglingués... Pour les pauvres, ce ne sont pas seulement des « coups durs » imposant des dépenses imprévues mais de subites cassures qui menacent toute la cohérence d’un monde de vie. A chaque fois, ces ruptures nécessitent le soutènement de choses vacillantes toujours prêtes à s’effriter en objets disjoints, à l’aide de fragiles étais eux-mêmes instables. Là où d’autres groupes peuvent faire appel aux garanties, aux assurances, aux dépanneurs, les personnes devant affronter ces situations sur la base de leur dénuement s’engagent dans une sorte de « bricolage » perpétuel, détournant sans cesse les objets de leurs usages conventionnels10 afin de maintenir des configu-rations chancelantes où tout devient sans cesse plus « compliqué » et « détourné ». Il convient d’appréhender ce bricolage en insistant sur la clôture d’un univers instrumental composé de « résidus de constructions et destructions antérieures » où il faut toujours « s’arranger avec les moyens du bord »11. Il me semble nécessaire de préciser ici que, en insistant un peu trop sur l’aspect subversif des « tactiques » et des « arts de faire », M. de CERTEAU adopte une posture excessivement es-thétisante à l’égard de cette « refabrication »12. Il oublie que les pauvres sont condamnés à faire face avec ce qui leur « tombe sous la main » : des restes, des résidus, des fragments, des dé-bris... A la différence du processus décrit dans le texte célèbre de la Pensée sauvage, ce brico-lage ne repose, la plupart du temps, sur aucun stock réuni dans l’idée que « ça pourrait toujours servir », ni sur une volonté subversive et/ou esthétique de détournement des usages conven-tionnels. Les gens s’arrangent « au coup par coup », avec « les moyens du bord ». De détour-nements en réorganisations des éléments du monde de vie, chacune de ces situations semble laisser les pauvres encore plus exposés à d’autres événements aléatoires. Ainsi, afin de souli-gner cette fragilité, Malika, chômeuse depuis cinq ans, célibataire et mère d’un enfant de 11 ans, pouvait nous dire : « ma maison tient avec du scotch ». On ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là un processus comparable à celui que diagnostique G. CANGUILHEM lorsqu’il présente la maladie à la fois comme une « réduction de la marge de tolérance des infidélités du milieu »13 et une « réduction du pouvoir d’en surmonter une autre »14. On peut observer de véritables « réactions en chaîne » à cause desquelles la panne ne touche pas qu’un seul secteur du monde de vie, mais étend ses effets à de nombreux autres domaines. Pour le comprendre, je propose d’adopter une démarche comparative mettant en regard les modes de protection des riches et le dénuement des pauvres. Alors que les « assis » peuvent « limiter la casse » en construisant de nombreux filtres entre les différentes régions de leurs mondes et s’appuyer sur de nombreuses ressources pour compenser des difficultés qu’ils quali-fieront de passagères, les pauvres vivent dans des mondes nettement moins découpés en sec-teurs étanches et où les renvois sont nettement plus exposés. On me permettra de comparer les situations que j’ai évoquées plus haut avec les observations que j’ai pu faire à l’occasion de deux études auprès de médecins libéraux, l’une portant sur la gestion des urgences par les gé-néralistes et l’autre sur les rapports entre spécialistes et généralistes15. Ces enquêtes nous mon-trent comment ces « praticiens » cherchent à organiser leur monde de vie en érigeant de très nombreuses lignes de démarcation entre les différents secteurs de leur vie domestique qu’ils

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tentent d’organiser de manière régulière et ceux de leur vie professionnelle où ils doivent pren-dre en charge de nombreux imprévus liés aux aléas des trajectoires de santé de leur clientèle (ou à ce qu’on nomme ordinairement des « urgences »). De ce point de vue, les médecins spé-cialistes se caractérisent par l’affirmation de coupures très nettes entre les sphères de leur acti-vité professionnelle et celles de leurs loisirs ou de leur famille. Les jeunes généralistes installés en milieu urbain - notamment les femmes - cherchent à travailler également de cette manière. Ils évitent les visites et répugnent à s’occuper d’urgences qui viendraient perturber la réparti-tion entre les périodes consacrées à leur vie privée et celles dévolues au travail. La situation est beaucoup moins nette pour les généralistes installés depuis une dizaine d’années et surtout pour les médecins exerçant en milieu rural. Chez eux, la césure entre le temps consacré au travail et le temps réservé à la vie privée semble floue, la répartition entre les consultations au cabinet et les visites au domicile des patients pouvant sans cesse être bousculée en fonction de différentes données comme la gravité de la situation, l’âge et les moyens de locomotion de tel patient. Ainsi, l’organisation d’une journée de travail est facilement ruinée par une « ur-gence »... Pour se protéger des perturbations imprévues, les généralistes multiplient un nombre considé-rable de filtres. Le plus important est sans aucun doute le téléphone. Alors qu’on imagine vo-lontiers les médecins avec un stéthoscope, il serait beaucoup plus pertinent de les représenter essayant de gérer leurs lignes et leurs appels téléphoniques. Il n’existe pas seulement une ligne professionnelle au cabinet et une ligne privée au domicile. Cette distinction est trop grossière pour permettre une bonne organisation de leur monde de vie par des professionnels devant sans cesse gérer des aléas. Au cabinet, on compte facilement trois lignes téléphoniques : celle qui se trouve dans l’annuaire permettant à tout le monde d’appeler le médecin ; une autre correspon-dant à un micro-ordinateur ou au moins à un fax qui assure les communications profession-nelles avec les confrères et les laboratoires ; une ligne en liste rouge à laquelle seuls certains patients privilégiés (pour des raisons « amicales » mais aussi « médicales »), les amis et membres de la famille ainsi que certains confrères peuvent accéder. Bien entendu, le généra-liste possède désormais au moins un téléphone portable embarqué. La situation n’est pas plus simple au domicile, en plus des transferts d’appel, on trouve le plus souvent trois lignes télé-phoniques : celle qui se trouve dans l’annuaire et sur laquelle toute personne peut appeler ; celle qui ne concerne que la vie domestique et les quelques patients privilégiés ; celle d’un micro-ordinateur qui permet la transmission de documents par fax et la connexion sur Inter-net... A cela, s’ajoute la mobilisation du personnel (secrétaire et femme de ménage) et de la famille (épouse et enfants) qui doivent filtrer les appels et assumer une véritable fonction de régulation médicale. En fait, par cette gestion compliquée, il s’agit essentiellement d’assurer au mieux l’étanchéité des différents secteurs des mondes de vie pour qu’un problème apparu dans une sphère ne perturbe pas ce qui se passe dans une autre. Cette division ne concerne pas seu-lement l’opposition de la vie professionnelle et de la vie privée prises dans leur ensemble, mais des secteurs plus fins de chacune de ces deux régions. La structuration de la clientèle selon la gravité des maladies et l'urgence des interventions nécessaires, les rapports avec les « confrères », l’engagement syndical, la séparation toujours problématique entre patients amis et amis patients, doivent ainsi rester des domaines aussi indépendants que possible. Il y a là de « petits mondes, dans chacun desquels on peut observer un enchaînement de causes et d’effets qui se développent simultanément, sans avoir entre eux de connexion, et sans exer-cer les uns sur les autres d’influence appréciable »16. Tout se passe, en effet, comme si les mé-decins généralistes savaient qu’« on ne peut appliquer le principe de causalité de manière utile

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que si l’on suppose que le réseau des interactions causales est comme fermé et que par exemple, les ruades d’un cheval dans les îles de la Sonde ne perturbent pas le vol d’un papillon en Normandie ou la marche d’un train entre Paris et Dijon »17. Comparativement à l’organisation des mondes de vie des médecins généralistes, ce qui caracté-rise les situations affrontées par les pauvres, c’est que les perturbations, telles que les pannes d’appareils électroménagers ou les dépenses imprévues, ne semblent pas affecter des secteurs étanches du monde de vie mais, au contraire, se diffuser à tous les domaines pour mettre en cause, chaque fois, la cohérence de l’ensemble.

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Situation 11 : Exposition des effets d’un incident domestique dans le logement d’une assistante sociale pour qui, «à quelque chose, parfois, malheur est bon !» Caroline m’a reçu dans son bureau à la permanence sociale. Nous devons parler du quartier où elle travaille et surtout, j’espère, de la famille Babouche qui regroupe plusieurs ménages du quartier tous issus d’une même ville d’Algérie. Caroline est assistante sociale en poste depuis bientôt sept ans. Je n’arrive pas vraiment à la faire parler du quartier ni des Babouche. Elle en a assez de «tout le cirque qui se passe ici» ! Chaque tentative d’évocation des habitants du quartier est pour elle l’occasion de revenir sur les problèmes du service social départemental, d’évoquer le rôle difficile du chef de projet du D. S. Q. ou le partenariat «problématique» avec ses collègues du C. C. A. S... Elle voudrait faire autre chose, quitter le Conseil Général et tra-vailler pour une association indépendante des Collectivités. Mais «le moment serait mal choi-si». En effet, Pierre, le père de son enfant de 7 ans, l’a quittée l’hiver dernier. Depuis, il a trou-vé un travail dans une entreprise d’insertion du Nord de la France. Elle vit seule avec son fils Léo dans le duplex qu’ils avaient acheté il y a quatre ans… C’est elle qui a choisi de garder ce logement et qui doit payer le crédit. Dans ces conditions elle ne souhaite pas prendre de risques professionnels… Surtout que le chauffe-eau du duplex a fui la semaine dernière pendant qu’elle était au travail et Léo à l’école. Il y a des dégâts, il y aura des frais… M’intéressant à ce genre de problème chez les pauvres, je l’écoute attentivement et laisse le magnétophone tour-ner, invitant Caroline à poursuivre. Amusée et étonnée, elle accepte ce changement d’objet de l’entretien. L’eau s’est d’abord répandue sur le parquet de l’étage supérieur, puis, à travers des fissures, elle a coulée à l’étage inférieur, abîmant certains meubles, mais surtout mettant la chaîne hi-fi, la TV et le magnétoscope définitivement hors service. A l’étage, en séchant, le plancher d’une des chambres commence à gondoler et il va falloir le changer. «Heureusement quand même», le premier niveau du duplex est un rez-de-chaussée et il n’y a pas eu de fuite chez les voisins. Le soir même, la sœur de Caroline et son mari sont venus l’aider. Jacques s’est occupé de l’installation électrique de l’appartement et Marielle a aidé Caroline à essuyer ce qui pouvait l’être. Le lendemain, Caroline a pris un jour de congé et sa sœur est revenue avec leur mère pour l’aider à essuyer, trier, ranger. Deux ou trois jours après l’incident, le père de Caro-line est venu avec un ami menuisier en retraite pour évaluer les effets de l’inondation sur le plancher et les meubles, il a, en même temps, apporté la télévision qu’il gardait dans la cara-vane «pour son petit fils». Une sorte de meuble moderne sera remplacé par un buffet campa-gnard que ses parents, elle et Pierre avaient vu dans une brocante l’été précédent. L’ancien menuisier s’est proposé pour exécuter le travail et choisir le bois. Avant hier, Caroline a pu prendre le temps d’écrire à l’assurance. Elle a retrouvé sans problème les factures de la TV, du magnétoscope et de la chaîne dans une pochette où elle stocke ce genre de documents. Pour le plancher, ça peut être plus compliqué, des experts doivent venir dans les jours qui viennent. Elle ne va pas racheter de téléviseur puisque son père lui en a donné un. Elle pense se munir d’un magnétoscope assez rapidement parce que «Léo adore regarder des dessins animés» et qu’elle ne souhaite pas le laisser regarder n’importe quoi à la télévision. Mais surtout, avec l’argent de l’assurance et en «mettant au bout», elle va essayer de s’acheter une très bonne chaîne stéréo, mieux adaptée à l’écoute de la musique classique que celle que lui avait laissé son ancien conjoint. Elle a déjà recueilli de la documentation, des avis et des conseils…

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NOTES 1 Ainsi, P. AUBENQUE, dans ses travaux sur ARISTOTE, nous montre à quel point, pour ARISTOTE, « la contingence est essentielle au monde, [elle] entre dans sa constitution et, par là dans sa définition », (Le problème de l'être chez ARISTOTE, Paris, PUF, 1966, p. 388). 2 On pensera, par exemple, aux polémiques concernant la notion d’ « égalité des chances » ou à la géné-ralisation des théories économiques concernant les comportement des individus en cas d’incertitude… 3 N’en va-t-il pas de la mondanité du monde des pauvres comme de l’ambition de CROMWELL qu’un grain de sable anéantit ? « CROMWELL allait ravager toute la chrétienté ; la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier s’étant mis là, il est mort, et sa famille abaissée, et le roi rétabli », (B. PASCAL : Pensées, 194). Dans un article intitulé « Le temps et les familles sous-prolétaires » (Thérapie familiale, Genève, volume 13, n° 3, 1992), P. FONTAINE insiste sur le rôle des détails qu’il désigne comme des grains de sables amenant des pannes en chaîne, (p. 306). 4 Cité par D. RUELLE : Hasard et Chaos, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 63. 5 Ne faudrait-il pas se donner les moyens de réfléchir sur ce que signifie profondément cette expres-sion ? 6 L’expression est utilisée par P. FONTAINE (« Le temps et les familles sous-prolétaires », Thérapie familiale, Genève, volume 13, n° 3, 1992, p. 305). Il importe sans doute de noter que la plupart des textes sur la pauvreté en viennent à rendre compte, chacun à leur manière (récits, descriptions…) de situations de démondisation qui pourraient tout à fait trouver leur place dans celles que je présente ici. Toutefois, il importe également d’insister sur le fait que ces restitutions apparaissent comme des textes parallèles aux explications et développement théoriques avec lesquels ils ne se rejoignent jamais tout à fait. Sauf à chercher de nouvelles formes synthétiques, on ne dépassera jamais le niveau tautologique qui oblige les chercheurs à se rabattre sur les notions telles que « familles à multiples problèmes », « cumul de handicap »… voilant le pur et simple constat que « les diverses précarités sont liées les unes aux autres », (P. FONTAINE, p. 305). 7 Cette notion n'est pas tant empruntée à la philosophie tragique de C. ROSSET qu’à C. FOURIER pour qui, quel que soit le malheur qui frappe, on peut être sûr que « la civilisation saura doubler la dose, qu’elle va bicomposer ou quadrupler le mal », (Théorie des quatre mouvements, Œuvres complètes, tome III, Paris, Anthropos, p. 186). Pour le comprendre, on peut réfléchir aux propos de ce bénéficiaire du M. S. G : « Ça s’est tout mélangé, la même semaine il y a eu la lettre de la banque qui voulait plus qu’on soit en découvert, et qui voulait plus payer les virements pour le crédit de la chambre des filles ; on a eu l’électricité qui menaçait de couper et la CREDIM (société de crédits) qui nous mettait au con-tentieux parce que la banque payait plus les prélèvements et avec ça, à la banque, y voulaient pas me donner 100 balles pour acheter à manger… ». 8 Lorsque je parle de populations « assises » ou de groupes « assis », je désigne ceux qui possèdent une assise : emploi, statut, patrimoine... qui leur confère une relative stabilité. Pour n'être peut être pas tout à fait clair dès le départ, ce terme devrait se préciser au fil du texte, s'éclairant par contraste - et donc réci-proquement - avec ce que je désigne par « pauvre ». 9 Nous verrons qu’il s’agit bien de « cet ensemble d’assurances, de cautions, de garanties qui sont dissi-mulées aux regards par leurs effets mêmes, sont la condition de la constitution de ce rapport stable et ordonné à l’avenir qui est au principe de toutes les conduites dites «raisonnables»… », (P. BOURDIEU : Méditations Pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 266. 10 Ceux qu’on trouve dans les modes d’emploi. N’est-ce pas grâce au détournement de leurs usages conventionnels que les objets deviennent des choses ?

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11 C. LEVI-STRAUSS : La pensée sauvage, Paris, Plon, p. 27. 12 Sans doute « la faiblesse en moyens d’information, en bien financiers et en « assurances » de toute sorte appelle un surcroît de ruse, de rêve ou de rire », (L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, UGE, 1980, p. 18), mais il me semble impossible de dire que « même le malheur est refaçonné par cette combinaison du manipuler et du jouir » qui caractérise les tactiques des dominés et des faibles (ibid., p. 60). Nous verrons plus loin que, fasciné par la métis des grecs, M. de CERTEAU projette le modèle de l’homme prudent qui parvient à accumuler ses expériences dans une mémoire sur l’attitude de vigie - toujours présente au présent - caractérisant ceux qu’ils nomme les « faibles » et que je nomme les pauvres. 13 G. CANGUILHEM : Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1975, p. 132. 14 G. CANGUILHEM : «Le normal et le pathologique», in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1975, p. 167. 15 Le traitement des urgences médicales par les médecins généralistes en Franche-Comté, avec E. CLERC et A. M. VIDONNE, pour l'Union Régionale des Médecins Libéraux de Franche-Comté. Echanges Société Territoires, 1996. Les interactions entre médecins libéraux en Franche-Comté : Fonc-tions - Images - Parcours, avec E. CLERC et A. M. VIDONNE, pour l’Union Régionale des Médecins Libéraux de Franche-Comté, 1997. 16 A. A. COURNOT : Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Paris, Vrin, 1975, p. 34. 17 B. SAINT-SERNIN : COURNOT, Paris, VRIN, 1998, p. 89.

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VIII - Cicatrices

Situation 12 : Les regards des gens c’est atroce

Moi j’ai toujours travaillé dans ma vie et puis en plus, euh… vous savez hein, c’est pas bon, même ne serait-ce que pour moi ou pour les enfants, vous savez, de voir le père toujours là, euh… à la limite, on perd un peu… pour moi, personnellement, je me sentais coupable, je me sentais coupable. Je me sentais coupable de, de … je peux pas trop bien expliquer, mais je me sentais coupable d’être là. C’était pas ma place d’être là le matin, quand les gosses s’en al-laient… ; ils revenaient, j’étais là… ça va pas ! Vous savez, on a besoin aussi… de certaines choses… Bon, en principe l’homme est… commande chez lui, mais… il faut aussi qu’il fasse, qu’il fasse ce qui…, ce qu’il doit faire, hein… Parce que je ne sais pas si vous voyez un bon-homme qui est toujours au lit, qui…, bon, qui ne travaille pas, rien du tout, je ne sais pas quel respect on peut avoir pour lui, moi je sais pas… Enfin, c’est peut-être des idées que je me fais moi, on m’a jamais fait des reproches, pas plus ma femme que mes enfants, mais… mais moi personnellement je me sentais coupable, je me sentais coupable d’être chômeur… même vis–à-vis des voisins, vis-à-vis de… à la limite, je sortais pas, je… j’avais honte qu’on me voie… Je ne sais pas, mais… (…) En plus, quand vous êtes chômeur… Y a aussi la honte d’être chô-meur ; y a aussi la honte quand ça arrive, Noël, que vous pouvez pas acheter un cadeau pour vos enfants, ou quand c’est l’anniversaire d’un de vos enfants ou de votre femme ou n’importe, de pas pouvoir aussi de, de, de… Ne serait-ce que quand c’est la fête, de pas emmener vos en-fants à la fête ! parce que, eux, les gosses, ils ne savent pas ça. Moi, je leur ai jamais expliqué dans la situation qu’on est, et puis c’est normal, ils vivent leur… leur vie de gosses, je veux pas leur casser leurs rêves, moi. Mais la fête, ça fait un mois qu’ils savent qu’elle est là… (…) - C’était un moment difficile quand vous êtes allez voir madame X (une assistante sociale) pour la première fois ? - Énormément… (long silence) … - Énormément ? … - Énormément . Énormément parce que vous savez, euh… raconter sa vie, bon, ici on parle entre hommes, on parle comme ça – mais vous savez dire que… pour un homme, dire que, bon, ben…, il peut plus, lui, faire face, il peut plus donner de pain à ses enfants…, c’est quelque chose, vous savez ! Moi j’avais pas l’habitude d’une chose comme ça. J’ai jamais été riche, loin de là ! Mais j’ai toujours gagné ma vie. Bon, même que j’ai pas eu beaucoup d’instruction… j’ai pas les bras cassés, j’ai toujours travaillé, toujours, euh… j’ai toujours fait ce qu’il fallait faire, bon… Mais, du jour au lendemain, vous vous trouvez comme ça, sans rien, et puis vous dire : «Bon ben maintenant, il te faut… Y a rien à faire, t’es obligé d’aller expliquer ta situa-tion…» Mais c’est dur, je vous garantis que c’est dur. C’est très très dur, eh oui ! - Ca s’est bien passé avec l’assistante sociale ? - Oui. Oui. Oh ! Je peux pas dire que ça s’est mal passé, je peux pas dire… Ca s’est bien passé, mais disons que… elle a fait ce que…, je pense ce qui était en son pouvoir quoi. Mais… c’est très difficile. Très très difficile… les regards des gens c’est, c’est atroce.

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Situation 13 : Qu’elle nous trouve du travail et puis on aura pas besoin de faire des démarches

- Non, mais ça se passe bien avec l’assistante sociale. Elle nous reçoit toujours bien, hein… Elle me dit toujours que ça serait mieux si on se voyait plus souvent pour parler parce que, quand je vais la voir juste comme ça, c’est trop… ça fait trop longtemps entre, pis on fait que voir un problème, alors qu’on devrait prendre le temps de voir tout ce qu’y faudrait faire. Mais, comme je dis, moi : madame X, elle veut toujours tout savoir sans rien payer… Y a des fois que j’ai envie de lui dire : «Non mais vous êtes bien curieuse ! Ça sert à quoi toutes ces choses là que vous nous demandez hein ? C’est ça qui va nous aider à retrouver du travail !»… Qu’est-ce que ça la regarde si mon copain s’entend bien avec mon fils et tout ça. L’autre jour elle voulait savoir comment c’était à la maison vu qu’en ce moment on a mon grand (son fils de 24 ans qui travaille parfois de nuit pour une entreprise de nettoyage) qui est dans un moment difficile parce que depuis son accident il a pas trouvé d’appartement et qu’il peut pas prendre le genre de travail qu’il prenait avant… Elle voulait savoir si ça nous dérangeait pas trop et pis, sur-tout, si lui il nous aidait à payer pour le loyer et tout ça… J’ai dit : «Bien sûr qu’y nous aide comme y peut, qu’est-ce que vous croyez, c’est moi qui l’ai élevé quand même, j’ai pas fait un monstre !» Je sais pas, moi, elle se permet de ces questions. Elle est gentille, ça vraiment, elle… mais, des fois, je trouve qu’elle se permet des choses qui sont pas très… On se demande pour qui elle nous prend. - Vous trouvez qu’elle se permet quel genre de choses ? - … Là je suis allée la voir, pour voir avec elle comment on pourrait faire avec le crédit qu’on a sur la voiture parce que la banque veut rien savoir pour qu’on ait des plus petites mensualités. Comme on avait vu une émission sur la Six à propos du surendettement, on voulait savoir si on pourrait faire quelque chose avec la commission de surendettement. Bon, c’est pour une affaire de crédit, pas pour autre chose, pis elle, elle est là devant vous avec son papier et son stylo, elle vous demande où vous faites vos commissions, ce que font les filles à l’école… On sent qu’on est obligé de se justifier quoi, comme si elle voulait qu’on lui prouve je sais pas quoi. Bon, on demande pas midi à quatorze heures, qu’elle nous trouve du travail et pis on aura pas besoin d’aller faire des démarches. On sait quand même se débrouiller.

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Avant de poursuivre notre exploration des formes de hasard auxquelles sont confrontés les pauvres, dans le prolongement de l’analyse du travail social qui précède, il me semble perti-nent d’interroger le modèle interactionniste actuellement dominant dans l’analyse de la pauvre-té. Je ne parle guère d’argent. N’est-ce pas étrange lorsqu’on prétend écrire un livre sur la pauvre-té ! ? On pourrait, à juste titre, me demander quels sont les revenus de Géraldine, de Farid ou de Jean-Paul. N’est-ce pas, avant tout, parce qu’ils manquent d’argent, qu’ils sont si facilement fragilisés par ces événements sur lesquels, trop rapidement peut être, j’ai focalisé mon attention ? Avant de parler de monde de vie, de situation ou de hasard, ne faut-il pas envisager la pau-vreté d’un point de vue monétaire ? Ne faut-il pas, ainsi, veiller à mieux respecter à la fois l’ordre des choses et l’enchaînement des connaissances ? Les raisons de la pauvreté, les expli-cations des situations que j’ai évoquées, ne se trouvent-elles pas dans le manque d’argent ? K. MARX, citant J. W. GOETHE et W. SHAKESPEARE, ne rappelait-il pas que l’argent est « l’entremetteur entre le besoin et l’objet, entre la vie et le moyen de vivre »1 ? Envisageant la pauvreté sous cet angle, ne pourrions nous pas, par exemple, appliquer à Rachid (situation 3) la réflexion suivante extraite des Manuscrits de 44 : « Quel que je sois, si j’ai la vocation des études mais point d’argent pour m’y adonner, je n’ai pas la vocation des études, c’est-à-dire une vocation effective, véritable »2 ? Mais l’approche purement monétaire de la pauvreté pose peut-être plus de problèmes qu’elle n’en résout. En effet, d’inévitables et radicales questions s’imposent dès que l'on s'attache à définir l'existence d'un seuil quantifié de revenus en deçà duquel se « trouverait » la pauvreté. A cet égard, le raffinement mathématique des mesures opérées par les statisticiens et les éco-nomistes obscurcit davantage l’objet qui nous intéresse qu’il ne l’éclaire.

- On retiendra d’abord que les seuils monétaires ne sont bien souvent que des repères arbitraires, mais commodes, permettant d’organiser institutionnellement la prise en charge de certaines populations. On sait ainsi, par exemple, qu’à Lyon, vers 1530, les édiles fixè-rent un seuil d’après lequel les familles dans lesquelles les quatre cinquièmes des revenus étaient consacrés à l’achat du pain recevraient un secours. Comme nous le verrons plus loin, les conditions d’attribution des aides sont davantage révélatrices de la logique des « décideurs » qui les mettent en place que de la situation des groupes sociaux assistés. - Ensuite, on retiendra que la même somme d’argent peut prendre des significations dif-férentes pour des individus vivant dans des milieux différents (par exemple la ville ou la campagne...) et engagés dans des rapports sociaux différents (isolés ou vivant en famille, salariés ou « travaillant à leur compte »...).

Sur la base de ces deux remarques, on peut légitimement se demander ce que peut signifier la discussion entre les tenants du seuil « d’Oxford » et ceux du seuil « OCDE modifié »3 dans la connaissance de la pauvreté ! Ne faut-il pas penser que la difficulté à déterminer un seuil monétaire nous renvoie, au fond, à la nature de besoins élémentaires tels que les nécessités « vitales » de se nourrir, se vêtir et se loger ? De ce point de vue, comme le rappelle la situation 2 où Michel cherche un jeton de caddie, dix francs, c’est trois boîtes de lait ou trois boîtes de petits pois... Mais alors, les pauvres en Inde sont-ils moins pauvres que ceux de l'Europe ? Ceux du XXe siècle le sont-ils moins que ceux du Moyen-Âge ? La pauvreté des villes est-elle comparable à celle des cam-pagnes ? Ces questions, fondées sur des variations imaginaires, révélatrices de la relativité du problème, nous rappellent qu’il est absurde de se référer à des « besoins élémentaires » abs-

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traits des pratiques habituelles propres au mode de vie spécifique de chaque groupe humain4. Au-delà du manque d’argent qu’il faut peut-être s’attacher à comprendre comme un symptôme ou un « signe extérieur de pauvreté », au-delà de besoins qui n’ont plus de sens si on les « na-turalise », le sociologue doit reconnaître qu’il n'est de pauvreté que référée à des normes socia-lement variables en fonction des époques et des groupes5... De M. MESSU6 à S. PAUGAM7 en passant par M. AUTES8, les sociologues français, souhai-tant éviter les écueils auxquels se voue toute tentative d’une définition « objectiviste » de la pauvreté, s’accordent à emprunter à G. SIMMEL l’idée que, à quelque niveau de revenu que ce soit, dans quelque situation de besoin que ce soit, « personne n’est pauvre socialement avant d’avoir été assisté »9. Les sociologues travaillant sur ce sujet reconnaissent généralement que « les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui souffrent de manques et de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou devraient la recevoir selon les normes sociales. Par conséquent, la pauvreté ne peut, dans ce sens, être définie comme un état quantitatif en elle-même, mais seulement par rapport à la réaction sociale qui résulte d’une situation spécifique ; ceci est analogue à la manière dont le crime, dont la définition substantive engendre de telles difficultés, est défini comme une action punie par des sanctions pu-bliques »10. Outre la comparaison avec l’étude du crime sur laquelle je souhaite revenir plus loin, deux aspects de cette définition sont primordiaux pour soutenir les efforts des sociologues cherchant à mieux comprendre la pauvreté : le dépassement d’une « définition substantive » et la nécessaire prise en compte de la « réaction sociale ». Ne faut-il pas, en effet, désubstantialiser la pauvreté pour la connaître ? Pour ceux qui adoptent cette approche, c’est bien « en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de par-ler »11. Qu’on s’intéresse à la délinquance, à la pauvreté ou à toute autre forme de déviance, d’après les sociologues mettant l’accent sur la désignation sociale, il s’agit moins de s’interroger sur les caractéristiques des personnes ainsi définies que sur les jugements et les pratiques des autres membres de la société à leur égard12. Le pauvre, comme le déviant selon H. S. BECKER, n’aurait pas une nature ou une essence de « pauvre en soi », il serait avant tout « pauvre pour autrui » en fonction d’une « réaction sociale ». On pourrait donc le définir comme « celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès »13. Dans le prolongement de cette perspective, selon R. OGIEN, la sociologie de la désignation nous permettrait d’observer des « processus d’intervention de mots dans le monde »14. Si l’on veut bien reconnaître qu’il ne s’agit pas d’abord de désigner les pauvres au public, mais de « leur dire leur vérité », de nombreuses observations de terrain semblent confirmer ce point de vue. Pour peu qu’on s’intéresse au travail des travailleurs sociaux plus qu’aux justifications qu’ils peuvent produire afin de légitimer leur profession15, on constate qu’il s’agit d’abord pour eux « d’objectiver » les situations problématiques que les pauvres leur soumettent. Dans ce but, il leur semble nécessaire d’éviter que tous les interactants (professionnels comme usagers des services sociaux) ne « se cachent la tête dans le sable »… Il leur paraît à chaque fois indis-pensable de « mettre à plat l’ensemble de toutes les données du problème » et de « regarder les choses en face ». Si les travailleurs sociaux insistent tant sur le discours et parlent volontiers de « l’écoute » comme d’un savoir-faire fondamental qu’il faut acquérir à tout prix, ils font aussi l’apologie d’une « transparence » qui permet de bien instruire les dossiers et de mieux com-prendre les situations dans lesquels les pauvres sont engagés16. Il s’agit ici, au sens littéral, de déployer une explication, d’étendre et d’aplatir ce qui est plié, d’ouvrir ce qui est fermé. Du point de vue des professionnels, les pauvres eux-mêmes doivent bénéficier de cette explication

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de leur situation afin de décider et d’agir avec une pertinence accrue sur des bases mieux fon-dées. Ainsi, par exemple, lors d’une réunion dans un quartier de l’Aire Urbaine du Nord de la Franche-Comté, une assistante sociale insistait auprès de ses collègues en dénigrant une sta-giaire qui ne respectait pas « les bases du métier » : « Je pense que c’est tout à fait malhonnête de ne pas dire aux gens toute la vérité quand on la sait. Il ne faut pas les laisser croire qu’on ne sait pas ce qu’on sait ; qu’on serait nés de la dernière pluie, hein, en quelque sorte ! … On peut pas faire comme ça, comme si tout le monde pouvait tricher en faisant semblant de croire que les stages ça va marcher tout seul, que la dette de loyer va se résorber comme ça, parce qu’on s’est mis d’accord sur un dispositif d’apurement avec les H. L. M… On sait bien que c’est pas comme ça, que ça va dépendre aussi de tout un ensemble de choses comme la façon dont on va pouvoir travailler ensemble, nous avec eux et aussi entre nous, qu’il va falloir faire un gros effort pour mettre tout à plat pour que personne ait de mauvaise surprise ». Il s’agit souvent, pour les professionnels, de « dire la vérité sans fard », « d’annoncer la couleur » à leurs inter-locuteurs. Parodiant une formule de J. P. SARTRE, on pourrait dire à l’égard de ces interac-tions telles qu’elles sont décrites par les travailleurs sociaux, qu’en assénant leur vérité aux pauvres, les professionnels « leur découvrent » qu’ils sont des pauvres17. Il convient, dans un premier temps, d’insister sur le sentiment de vulnérabilité accrue qui ré-sulte de cette mise à plat des situations démondisantes où les pauvres se trouvent engagés. Parce qu’elle impose une réflexion sur ce qui est ordinairement pré-réflexif, l’injonction d’explication bouleverse le rapport spontané de ces derniers à leur monde de vie18. Les renvois qui lient choses et personnes en des totalités plus ou moins cohérentes et stables sont fragilisés lorsque les gens doivent intégrer le fait que ces choses, ces personnes, de même que les renvois qui les attachent, prennent un sens différent pour les professionnels19. Dans cet exercice de déploiement de soi sous le regard d’autrui, il leur faut comprendre que leurs priorités, leurs urgences, ce qui leur semble vital, ce qu’ils vivent avec la ferveur de celui qui voit son monde de vie menacé, n’est pas tel pour celui qui doit intervenir en tant que professionnel. Ils décou-vrent qu’ils ne peuvent plus rester immergés de façon pré-réflexive au centre de leur monde, que ce monde ne s’organise plus autour de leur pour soi qui perçoit et agit, mais qu’ils doivent se présenter et ainsi s’objectiver pour autrui dans un monde étranger où ils sont perçus et agis. L’expérience de cette objectivation peut être violente car les professionnels imposent leurs propres priorités définies selon leur propre logique. Celui qui est ainsi exposé à ce décentre-ment, à cette soumission au jugement d’un professionnel légitimé, peut avoir le sentiment qu’une partie de lui-même20 ne lui appartient plus. Quelque soit sa sincérité, cette exposition pour autrui lui impose d’assumer une sorte d’« objectivité sans défense »21 qui renforce sa fragilité. Au dénuement, tel que je l’ai présenté jusque-là, s’ajoute donc l’exposition démondisante de soi par soi sous le regard des professionnels. Pour obtenir un délai de paiement auprès d’une assistante sociale des H. L. M., un secours ponctuel auprès d’un agent administratif du C.C.A.S., un soutien de la part d’une conseillère en économie sociale dans une démarche diffi-cile auprès d’une administration avec laquelle ils se trouvent en délicatesse, les pauvres doi-vent montrer leur pauvreté, produire des récits du malheur22. Si R. OGIEN23 et S. PAUGAM24, s’appuyant sur H. GARFINKEL25, conçoivent les rencontres des pauvres et des travailleurs sociaux comme des « cérémonies de dégradation statutaire », il me semble plus pertinent, compte tenu de la participation active qui est demandée aux pauvres eux-mêmes, de relier l’injonction de dévoilement, caractérisant leurs rapports aux travailleurs sociaux, au rituel de l’aveu dont M. FOUCAULT nous a rappelé l’importance26. Dans l’injonction d’explication qui

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structure les interactions entre professionnels et pauvres, il ne s’agit pas tant de dévoiler une réalité cachée plus ou moins « inavouable », dont l’apparition serait « libératrice », qu’il ne convient d’étaler et de réorganiser, selon un ordre relativement bien réglé, un ensemble d’éléments embrouillés. Ce qui paraît embrouillé et confus dans les situations, lorsqu’elles sont vécues sans médiation, semble se structurer dans cette exposition pour autrui. On y reconnaît des figures bien connues, en quelque sorte pré-définies par l’ordre du discours propre au tra-vail social : l’immigré chômeur vieillissant, l’alcoolique professionnellement instable, la femme abandonnée, le dépensier couvert de dettes… Mais il convient également de se référer à des scénarii pré/écrits tels que la menace de l’huissier ou de l’office de recouvrement, les pro-blèmes engendrés par un stage rémunéré inachevé... A l’évidence d’un vécu non réflexif se substitue la référence à des figures stylistiques imposées pour reconfigurer son monde de vie. Ce qui importe c’est que, de leur côté, les demandeurs s’y reconnaissent. De ce fait, à la ma-nière de l’interpellation dans le processus d’assujettissement idéologique selon L. ALTHUSSER, l’injonction d’explication « ne rate pratiquement jamais son homme »27. Adoptant cette perspective, on pourrait sans doute penser que le regard du travailleur social est, malgré tout, une sorte d’intermédiaire par lequel le pauvre gagne son objectivité28. Cependant, il faut bien reconnaître qu’on ne rencontre pas ici cette réciprocité des perspectives qui, de la phénoménologie à l’interactionnisme, est parfois présentée comme le degré élémentaire des jeux de reconnaissance. Le professionnel du travail social et l’usager des services sociaux ne se tendent pas réciproquement des miroirs grâce auxquels l’un pourrait adopter le point de vue de l’autre. Ici, les inégalités matérielles et statutaires se donnent d’emblée. Le pauvre qui se résout à demander de l’aide auprès d’un professionnel entreprend cette démarche en acceptant son infériorité comme l’une des bases de l’interaction qui s’engage. Le point de vue du travailleur social, parce qu’il joue un rôle nettement dominant, lui reste inaccessible. Si E. GOFFMAN, prenant en compte les inégalités originelles de statut, considère la rencontre du « normal » et du « stigmatisé » comme « une des scènes primitives de la sociologie »29, celle du pauvre ren-contrant le travailleur social semble nous renvoyer à la dialectique du maître et de l’esclave. A cet égard, ne peut-on dire que, refusant la lutte symbolique pour la reconnaissance afin de pré-server son intérêt matériel, le pauvre se conduit comme l’esclave du célèbre passage de La phénoménologie de l’esprit ? Sur de telles bases, l’interaction se nouant dans ces situations ne peut qu’être aliénante. En effet, le demandeur d’aide ne peut plus rester au centre du monde de vie qu’il vide en tentant de le préserver et le travailleur social trouve rarement en face de lui un partenaire doté du répondant qu’il s’estime en droit d’attendre. De part et d’autre, cette relation se teinte de déception. Pour mieux comprendre ces interactions décevantes, il faut prendre en considération la place qu’elles occupent par rapport aux autres situations démondisantes qu’affrontent les pauvres. Du point de vue chronologique, les interactions ne planent pas plus dans un éternel présent synchronique où elles seraient réductibles à de purs instants sans passé ni futur, qu’elles ne se situent véritablement à l’origine des processus de paupérisation. Elles se trouvent en fait en-chaînées dans des processus concrets et sont plus ou moins dotées de racines et de prolonge-ments temporels. C’est sans doute pourquoi les notions de « carrière » et de « trajectoire » sont si importantes dans la sociologie de la désignation. Ainsi, H. S. BECKER, rompant avec les définitions socialement pré/constituées derrières lesquelles on cherche une « étiologie du mal », souligne la possibilité d’élaborer un « modèle séquentiel »30 de la déviance prenant en compte le temps dans les changements identitaires. Afin d’expliquer la logique qui sous-tend les carrières déviantes, il emprunte à E. C. HUGHES l’idée d’une distinction fondamentale

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entre les caractéristiques principales et secondaires de l’identité des individus. Sur cette base, persuadé que « l’identification de l’individu comme déviant précède les autres identifica-tions »31, il lui est possible de mettre à jour les processus d’« amplification de la déviance » en montrant que « traiter une personne qui est déviante sous un rapport comme si elle l’était sous tous les rapports, c’est énoncer une prophétie qui contribue à sa propre réalisation »32. L’exhibition de leurs difficultés par les pauvres, devant les travailleurs sociaux, ne produit-elle pas ce phénomène de subordination de diverses caractéristiques identitaires à un seul trait sta-tutaire ? C’est ce que semble penser l’auteur de La disqualification sociale qui s’intéresse prioritaire-ment à l’apprentissage du statut de pauvre tel qu’il est attribué par l’administration et le travail social et, d’après qui, il existe des étapes dans une « carrière morale d’assisté » comme il en existe dans une carrière déviante. S’appuyant sur une typologie essentiellement construite à partir des moments d’apprentissage d’une identité disqualifiée, il lui semble par exemple que le problème rencontré par ceux qu’il nomme « fragiles » est, avant tout, celui de « l’apprentissage de la disqualification sociale qui se traduit par une crise d’identité »33. Dans la présentation de ses résultats d’enquêtes, les rapports à l’emploi sont d’abord appréhendés en termes de statut social et ensuite, plus rarement, de revenus. Dès lors, les tactiques utilisées pour tenter de ré-gler les problèmes concrets comme le paiement du loyer, les achats de vêtements au moment de la rentrée des classes… sont laissées dans l’ombre afin de mettre en avant l’assomption progressive d’une « identité avilissante »34. Adopter ce point de vue, c’est peut être prendre le risque de confondre la ratio cognoscendi qui nous oblige à passer par les fichiers des institu-tions pour y trouver les coordonnées de pauvres « avérés » et la ratio essendi qui désigne notre horizon de travail. Choisissant d’étudier les pauvres comme si le résultat de leur désignation précédait logiquement et chronologiquement toutes leurs autres caractéristiques, le sociologue de la réaction sociale ne renforce-t-il pas, paradoxalement, le mécanisme d’amplification de la déviance ? Il convient de souligner qu’ici, à la différence de ce qui se passe avec les services de justice ou de police, ce sont les gens qui viennent vers les professionnels du travail social. Pour cette simple raison, il est difficile de dire que le travail social « produit » de la pauvreté comme la justice « produit » de la délinquance. C’est bien parce que madame Rouillard écrit au juge des enfants pour lui demander d’instaurer une mesure de tutelle aux prestations familiales35 que s’engage ce « destin forcé » dont J. P. NICOLAS nous livre le récit dans sa Biographie d’une famille assistée. C’est parce que Géraldine (situation 10) ne savait « vraiment plus comment s’en sortir » avec toutes les difficultés qui lui sont « tombées dessus » après que le père de ses trois enfants l’ait quittée sans l’aider financièrement, qu’elle a, d’elle-même, demandé à ren-contrer une assistante sociale : « Je savais plus par quel bout je pouvais… Enfin, j’en pouvais plus. Je crois que j’aurais pas tenu une semaine de plus avec toutes ces factures, et tout ça… Je n’y voyais plus clair, je me demandais comment j’allais faire, je cherchais même à trouver du travail en Suisse. Une voisine du quartier me disait qu’en Alsace et en Suisse, y cherchaient des hôtesses dans les bars… Je heu… je crois que si il avait fallu, là j’étais prête à faire ça. J’ai téléphoné aux H. L. M. en me disant : Bon, là, je téléphone une dernière fois… Pis là, une dame… heu, parce que j’ai vraiment beaucoup pleuré, elle a vraiment été très gentille… Elle m’a dit : « Mais est-ce que vous avez vu l’assistante sociale pour faire une demande d’apurement de votre dette ? ». Alors, le jour même, je suis allée là bas pour voire une assis-tante sociale. J’avais pas de rendez vous, rien du tout… Je pleurais dans la salle de l’accueil, hein… Quand la dame à l’accueil m’a dit que je devais prendre un rendez vous pour au moins

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une semaine plus tard, là, je me suis effondrée… Alors y a une assistante qu’y a dit « Bon, hein, je vais vous recevoir tout de suite, on peut pas vous laisser dans un état pareil »… Dans son bureau elle a dit : « Vous en faites pas, madame vous avez des droits, je vais vous informer et on va les faire valoir… ». Ça, c’était vraiment le premier contact avec une assistante sociale, je peux dire que ça m’a vraiment sauvé de… Après je me suis dit que j’avais vraiment été trop bête de pas avoir fait ça plus tôt, mais… enfin, je ne savais pas, quoi, j’avais pas l’habitude... ». Une sociologie de la désignation, focalisée sur les interactions directes ou indirectes avec les professionnels de l’intervention sociale, les élus locaux et nationaux, risque de nous faire perdre de vue une part essentielle des mécanismes de dénuement qu’une approche plus sen-sible à la genèse des situations de démondisation laisse entrevoir. Dans cette perspective, on voit bien que les difficultés s’accumulent plus qu’elles ne s’enchaînent : l’absence de revenus stable ne peut plus être compensée par des solidarités familiales qui s’usent ; pour apurer une dette de loyer on revend la voiture qui permettrait de trouver un emploi éloigné de la ville ou du quartier ; on accepte un travail au noir qui empêche de s’occuper de ses enfants lorsqu’ils ne sont pas pris en charge par l’école ou les activités périscolaires ; on remet à plus tard des soins médicaux alors qu’on voit sa santé se détériorer ; on laisse s’accroître son découvert bancaire, on s’endette auprès d’E.D.F., des commerçants du quartier, des voisins : au fil du temps, les pauvres deviennent plus fragiles et plus exposés aux aléas. Ainsi, le dénuement commence bien avant que les pauvres ne se décident à « faire le pas » ou qu’on les pousse à rencontrer des travailleurs sociaux. Avant de s’engager dans « l’épreuve » de La disqualification sociale, ils affrontent ces « déluges de hasard » au cours desquels les événements fragilisent leurs mondes de vie, les dénudent de leurs protections et les conduisent à faire appel aux travailleurs sociaux. Avant de se soucier d’une gestion de la réprobation so-ciale attachée aux minima sociaux, ils tentent de convaincre le banquier qui veut clore leur compte, ils essayent d’échapper à l’huissier qui veut saisir leurs meubles. C’est lorsque les chocs des événements deviennent trop violents, lorsque leurs conséquences prennent des di-mensions disproportionnées qui menacent l’ensemble de leur monde de vie qu’ils se résignent à prendre rendez-vous avec une assistante sociale. Ces processus de démondisation interrogent radicalement notre conception de l’identité conçue comme « un enregistrement unique et ininterrompu de faits sociaux qui vient s’attacher, s’entortiller, comme de la barbe à papa, comme une substance poisseuse à laquelle se collent sans cesse de nouveaux détails biographiques »36. Reste à savoir comment appréhender les processus de dénuement. Comment une suite de dé-liaisons peut-elle précipiter en une histoire ? Lorsqu’on demande aux pauvres de raconter leur vie, les événements semblent bien souvent rester des occurrences déliées sans support et sans suite. Il faut bien reconnaître qu’en de nombreuses occasions je me suis trouvé devant un dis-cours constitué de péripéties éparpillées qui éveillait en moi le sentiment d’avoir affaire à « une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur et ne signifiant rien… »37. Pour surmonter cette impression, les notions de cicatrice et de chronique me semblent nette-ment mieux adaptées que celle de stigmate et de carrière. En effet, je me suis souvent raccro-ché à l’idée que les aléas marquent concrètement les corps et les esprits : cicatrices de bagarres, d’accidents et d’opérations, séquelles de maladies, mais aussi, de façon moins visible, marques de fatigue comme les cernes sous les yeux ou la texture de la peau… De ce point de vue, la

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notion de cicatrice permet de désigner les traces physiques, psychiques et sociales de chocs violents, de ruptures, qui caractérisent ces personnes directement exposées aux aléas. Plus fon-damentalement, au delà des connotations médicales, le terme « chronique »38 nous renvoie à l’énumération d’événements qui arrivent au cours d’une période donnée mais ne se totalisent pas en une histoire.

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NOTES 1 K. MARX : Ebauche d’une critique de l’économie politique, Œuvres, Economie II, Paris, Gallimard, 1968, p. 116. 2 Ibid., p. 117. 3 Sur ce thème on peut se référer à l’étonnant numéro d’Economie et statistique intitulé Mesurer la pau-vreté aujourd’hui (Economie et statistique, n° 308 - 309 – 310, INSEE, 1997). 4 A. SMITH affirmait : « Par objet de nécessité, j’entends non seulement les denrées qui sont indispen-sablement nécessaires au soutien de la vie, mais encore toutes les choses dont les honnêtes gens, même de la dernière classe du peuple, ne sauraient décemment manquer », (La richesse des nations, tome 2, Paris, Garnier, p. 545, cité par J. LABBENS dans Sociologie de la pauvreté, Paris, Gallimard, 1978, p. 78). Dans cette perspective, J. LABBENS rappelle que M. TOWNSEND se demande s’il faut inclure le thé parmi les produits alimentaires dont un anglais ne saurait être privé (Ibid., p. 77)… 5 On ne peut manquer ici de penser aux ethnologues, comme M. SAHLINS, pour qui « Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de bien, mais ils ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens, ni simplement en une relation entre moyens et fins ; c’est avant tout une relation d’homme à homme, un statut social. En tant que telle la pauvreté est une invention de la civilisa-tion qui a grandi avec elle, tout à la fois une distinction insidieuse entre classes et, plus grave, une rela-tion de dépendance », (Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976, p. 80). 6 « Seule une sociologie de l’assistance peut s’entendre puisque là nous avons affaire à une réaction sociale capable de donner contenu à cette catégorie insaisissable de pauvre », (Les assistés sociaux, Toulouse, Privat, 1991, p. 20). 7 Selon S. PAUGAM, il faut « étudier non pas la pauvreté en elle-même, mais plutôt les formes institu-tionnelles que prend ce phénomène dans la société française locale », (La disqualification sociale, Paris, PUF, 1991, p. 45). De ce point de vue la notion de « carrière morale d’assistés », (Ibid., p. 51) permet de « sortir de l’ambiguïté de la sociologie de la pauvreté et d’adopter la définition objective de l’assistance », (Ibid., p. 84). 8 « Travail social et pauvreté ne sont pas seulement deux réalités isolées qui entretiendraient des rapports entre elles. Ce sont les deux faces d’un même phénomène », (Travail social et pauvreté, Paris, Syros, 1992, p. 46 – 47). 9 G. SIMMEL : Les pauvres, Paris, P. U. F., 1998, p. 96. 10 G. SIMMEL : Les pauvres, Paris, P. U. F., 1998, p. 96-97. 11 E. GOFFMAN : Stigmates, Paris, Editions de Minuit, 1975, P. 13. 12 Ibid., p. 161. 13 H. S. BECKER : Outsiders, Paris Métailié, 1985, p. 33. 14 R. OGIEN : Théories ordinaires de la pauvreté, Paris, P. U. F. , 1983, p. 39. « Repérer un processus social, c’est suivre le destin d’un objet du monde aux contours précis, un « mot » audible dont on évalue la tracé et les effets », (Ibid., p. 36). Dans cette perspective, pour M. AUTES, « la pauvreté est une ques-tion de définition », (Travail social et pauvreté, Paris, Syros, 1992, p. 201) et « les pauvres sont ceux qui ne se définissent pas eux-mêmes », (Ibid., p. 161). 15 Bien entendu, il ne s’agit pas ici de dénoncer ce genre de discours comme s’il était propre à cette profession. Toutes les professions, des artisans chauffagistes aux avocats en passant par les concierges des H. L. M., produisent de telles légitimations.

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16 13 années d’enquêtes sur la pauvreté me permettent d’observer une certaine évolution dans les réfé-rents des travailleurs sociaux. En 1987 et 1988, pour les assistantes sociales travaillant à Besançon, l’écoute apparaissait comme un des fondements du métier, c’était un moyen de faire apparaître une de-mande profonde cachée derrière une demande superficielle, de remonter du symptôme à son étiologie. Sous la demande d’aide budgétaire, au fond de l’urgence, l’écoute permettait de dégager ce que les pro-fessionnels nommaient la «problématique familiale». Mais, à ce moment-là déjà, avant la création du R. M. I., alors que balbutiait « la politique de la ville », l’apparition de nouvelles populations dans le champ du travail social invitait les professionnels à se doter de nouveaux outils. Pour répondre à la demande des anciens ouvriers chômeurs rentrant difficilement dans le cadre du travail pédagogique traditionnel, professionnels et élus tentèrent d’élaborer de nouvelles formes de travail collectif associant habitants des quartiers paupérisés, bénévoles associatifs et travailleurs sociaux. De nombreuses associations, plus ou moins éphémères, généralement ancrées sur un quartier, virent le jour. L’attitude d’écoute à l’égard des demandeurs d’aides évolua vers une prise en compte de la complexité des problèmes auxquels ils étaient confrontés. Le langage des professionnels décrivant les bénéficiaire d’aides fit de plus en plus référence à E. MORIN ou à « l’analyse systémique ». Il ne s’agissait plus de chercher une cause cachée à partir d’un modèle emprunté à la psychopathologie, mais de débrouiller un écheveau complexe d’interactions à partir d’un modèle emprunté à différentes théories de l’organisation. Il est très intéressant de noter que, c’est à ce moment là, qu’en France, la sociologie de l’école de Chicago et les notions d’organisation et de désorganisation, ont connu un regain d’intérêt dans les études qui accompagnèrent la décentralisation et la territorialisation des politiques sociales. 17 « On lui découvre qu’il est un voleur », (J. P. SARTRE : Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gal-limard, 1952, p. 27). « Tout se passe comme si, brusquement, la page d’un livre devenait consciente et se sentait lue à haute voix sans pouvoir se lire. Il est lu, déchiffré, désigné : les autres jouissent de son être ; mais cette jouissance il la sent comme une hémorragie, il s’écoule dans les yeux d’autrui, il se fuit, il se vide de sa substance. C’est au sens propre un vertige, en effet, penché au dessus d’un précipice, nous nous sentons glisser hors de nous, couler, tomber ; au fond du trou quelque chose nous appelle, qui est nous même, c’est-à-dire notre être qui nous échappe et que nous rejoindrons dans la mort », (Ibid., p. 53). 18 « … la présence d’autrui dans son regard regardant ne saurait contribuer à renforcer le monde, elle le démondanise au contraire car elle fait justement que le monde m’échappe », (J. P. SARTRE : L’être et le néant, Paris, Gallimard, p. 318). 19 On ne peut s’empêcher de penser à E. C. HUGHES lorsqu’il nous rappelle : « Il peut certainement exister, dans l’esprit de ceux qui reçoivent des services d’urgence, une sorte de ressentiment du fait qu’une chose aussi fondamentale pour eux puisse susciter une attitude plus calme et plus objective, bien qu’ils sachent parfaitement que celle-ci est nécessaire à la mise en œuvre de toute compétence, et quand bien même ils ne pourraient supporter de voir l’expert à qui ils confient leur problème montrer des signes de nervosité », (Le regard sociologique, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1996, p. 85). 20 Il s’agit du lien fondamental qu’il entretien avec son monde de vie en organisant les renvois entre choses et entre personnes. 21 J. P. SARTRE : L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1947, p. 349. 22 « … se mettre en position autobiographique, c’est s’engager à juger sa vie dans son ensemble, c’est à dire adopter, par une espèce d’expérience mentale, la position d’un jugement dernier. La situation dans laquelle une autobiographie est livrée apparaît bien ainsi comme une situation de justification. Celui qui s’y livre doit opérer la sélection des actes pertinents, les évaluer d’abord séparément, par référence à des exigences morales intemporelles, mais aussi les juger pour leurs conséquences, puis les appréhender de façon séquentielle, les organiser en séries et, les rapportant les uns aux autres, les soumettre à une

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épreuve de cohérence… », (L. BOLTANSKI : L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métai-lié, 1990, p. 129). 23 « Etre assisté signifie être stigmatisé et voir son destin s’écarter de celui du commun des individus. C’est une dégradation de statut, par laquelle dit GARFINKEL l’identité publique d’un acteur est trans-formée de façon à ce qu’elle soit ensuite considérée comme inférieure, selon les schémas locaux des types sociaux », (R. OGIEN : Théories ordinaires de la pauvreté, Paris, P. U. F., 1983, p. 48). 24 La rencontre avec les travailleurs sociaux est une « cérémonie de dégradation de statut » pour les «assistés» qui « à cette occasion prennent conscience de leur statut et doivent s’efforcer de s’identifier à ce nouveau rôle», (S. PAUGAM : La disqualification sociale, Paris, PUF, 1991, p. 90). 25 On retiendra que pour déshonorer publiquement quelqu’un : « 1/ L’événement et ses acteurs doivent être soustraits du règne du quotidien et situés dans un cadre exceptionnel… 2/ L’accusateur doit s’identifier lui-même aux témoins de manière à ce que, lors de la dénonciation, on ne le considère pas comme un individu isolé mais comme une personne officiellement reconnue… 3/ L’accusateur… doit rendre frappante et évidente… la dignité des valeurs qui dépassent le cas individuel, car s’est en leur nom que doit être portée l’accusation. 4/ L’accusateur doit manœuvrer pour être investi du droit de par-ler au nom de ces valeurs suprêmes… 5/ L’accusateur doit se faire reconnaître par les témoins comme faisant partie des défenseurs de ces valeurs… 6/ L’accusé doit être éloigné rituellement de la place qu’il occupait selon l’ordre légitime, c’est à dire qu’il doit être défini comme se trouvant dans un lieu, « en dehors », il doit devenir « étranger », (H. GARFINKEL : «Conditions of Successful Degradation Cere-monies», American Journal of Sociology, LXI, 1956. Cité par A. STRAUSS, Miroirs et masques, Paris, Métailié, 1992, p. 83). 26 M. FOUCAULT : Histoire de la sexualité La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 78. 27 L. ALTHUSSER : « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », Positions, Paris, Editions sociales, 1976, p. 126. 28 J. P. SARTRE : L’être et le néant, Paris, Gallimard, p. 317. 29 E GOFFMAN : Stigmates, Paris, Ed. de Minuit, p. 25. 30 H. S. BECKER : Outsiders, Paris Métailié, 1985, p. 45. 31 Ibid., p. 56. 32 Ibid., p. 57. 33 S. PAUGAM : La disqualification sociale, Paris, PUF, 1991, p. 51. 34 Ibid., p. 121. 35 J. P. NICOLAS : La pauvreté intolérable Biographie sociale d’une famille assistée, Toulouse, Érès, 1984, p. 53. 36 E. GOFFMAN : Stigmates, Paris, Editions de Minuit, 1975, p. 74. Cette métaphore enfantine est-elle moins pertinente que la savante analyse de « L’illusion biographique » proposée par P. BOURDIEU ? Pour l’auteur des Méditations pascaliennes, parmi « toutes sortes d’institutions de totali-sation et d’unification du moi, la plus évidente est évidemment le nom propre qui, en tant que « désigna-teur rigide », selon l’expression de KRIPKE, « désigne le même objet en n’importe quel univers pos-sible », c’est-à-dire, concrètement, dans des états différents du même champ social (constance diachro-nique) ou dans des champs différents au même moment (unité synchronique par-delà la multiplicité des positions occupées) », (P. BOURDIEU, « L’illusion biographique », Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 84). « En tant qu’institution, le nom propre est arraché au temps et à l’espace, et aux variations selon les lieux et les moments : par là, il assure aux individus désignés, par-delà tous les changements et

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toutes les fluctuations biologiques et sociales, la constance nominale, l’identité au sens d’identité à soi même, de constantia sibi, que demande l’ordre social », (Ibid., p. 85). 37 W. SHAKESPEARE : Macbeth, Acte V, Scène V. 38 « Les histoires doivent être agencées en forme de drame, autour d’une action une, formant un tout et menée jusqu’à son terme, avec un commencement, un milieu et une fin, pour que, semblables à un être vivant un et qui forme un tout, elles procurent le plaisir qui leur est propre ; leur structure ne doit pas être semblable à celle des chroniques qui sont nécessairement l’exposé, non d’une action une, mais d’une période unique avec tous les événements qui se sont alors produits, affectant un ou plusieurs hommes et entretenant les uns avec les autres des relations fortuites…», (ARISTOTE : Poétique, 1459 à).

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IX - Les sans pourquoi et la radicalité du hasard La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue1 Dans son analyse de l’œuvre de A. A. COURNOT, B. SAINT SERNIN ne manque pas de nous rappeler que le concept de hasard ne désigne pas une chose, qu’il n’est pas un concept substantiel, mais qu’il manifeste une tentative pour désigner l’indépendance des causes2. Au niveau de l’expérience concrète, cette indépendance peut provoquer des disjonctions entre les éléments faiblement liés des mondes de vie. Plus précisément, reprenant le vocabulaire que j’ai utilisé jusque-là, on pourrait dire, au moyen de formules négatives, que le hasard tend à dési-gner l’irruption de déliaisons, qu’il cherche à indiquer de brusques déconnexions de ces ren-vois qui permettent habituellement aux personnes et aux choses de s’intégrer dans le tout cohé-rent d’un monde de vie. Dans le prolongement des premiers chapitres de ce travail, en s’appuyant sur cette remarque, on peut penser qu’une meilleure compréhension de la pauvreté résultera peut-être d’une confrontation des situations exposées ici avec les théories les plus radicales du hasard. En effet, en tant que « déluge de hasards », la pauvreté ne nous impose-t-elle pas une forme de confrontation avec l’absurde que nous pourrions qualifier de « perdi-tion »3, ne nous renvoie-t-elle pas à « une sorte de silence originel de la pensée recouvrant tout ce qui n’est pas, d’une manière ou d’une autre, justiciable d’une vue de l’esprit »4 ? Il semble difficile de suivre aussi loin l’auteur de ces assertions. En effet, sa conception « tra-gique » du hasard parait résulter d’une posture de survol métaphysique susceptible de se re-tourner comme un gant pour affirmer son contraire5. Pensé abstraitement, le hasard nous en-ferme dans des antinomies insurmontables. On retrouve souvent, chez ceux qui aiment à se proclamer penseurs « tragiques », ce mélange d’affirmations du hasard et du destin qui est le propre du sens commun. Suspendue au ciel des idées, indéterminée, la question devient alors l’occasion d’un florilège de citations scolaires sans prise sur le réel... Pour prendre un sens, ce concept doit se déterminer et se dire de quelque événement. C’est à partir de situations concrètes qu’il faut reprendre la question posée par la pauvreté et le hasard au rationalisme classique. Partant des pannes, des dépenses imprévues ou des extéro - interventions, on constate que ce qui arrive semble « tomber » sur celui qui se trouve là, et qui se tient le plus souvent au mauvais endroit et au mauvais moment. Les entretiens avec les allo-cataires du R. M. I. sont ponctués de : « c’est comme ça », « ben voilà »... Exclamations rési-gnées qui constatent la juxtaposition d’événements plus qu’ils ne les intègrent dans des séries causales ou les alignent au fil d’une narration. Ainsi, alors que, plus soucieux d’obéir à ma conception du principe de raison que de comprendre mon interlocuteur, je faisais « un pas de trop » pour le presser de trouver une « explication » en posant des questions qui lui semblaient absurdes, un allocataire du R. M. I.6, en souriant, parodia une chanson populaire des années 70 pour me répondre : « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Moi... C’est comme ça ! Si tu veux... c’est comme la chanson, hein : Toute la pluie tombe sur moi ». Comme la rose d’ANGÉLUS SILÉSIUS, les situations qu’affrontent les pauvres paraissent relativement « sans pourquoi ». On trouve là, sans doute, ce que les phénoménologues nommeraient la re-connaissance d’une facticité insurmontable. Déjà là, ou, au contraire, subitement surgissantes, indépendantes de la volonté de ceux qui les affrontent, les situations semblent toujours don-nées. L’attitude des pauvres se caractérise, en un certain sens, comme une pleine présence, non

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voulue, à cette « donation ». Il y a là quelque chose comme une réceptivité sans recul, une sorte d’engluement dans l’ici et maintenant. Les pauvres se comportent comme s’il n’était pas vraiment pertinent d’engager une régression causale en direction d’une étiologie sous-jacente7. Si les situations et le monde de vie peuvent s’expliquer tant qu’ils « mondent » ; si les pauvres peuvent parfois expliciter les enchaîne-ments de ruptures provoqués par l’interdépendance de personnes et de choses très fragiles qui composent ces mondes, en revanche, les événements perturbateurs se trouvant à l’origine des processus de démondisation ne sont pas perçus comme les conséquences de causes antérieures, décelables sous l’autorité du principe de raison. Ainsi, en respectant l’ordre chronologique, Géraldine peut très bien raconter les 3 semaines « pénibles » qu’elle a passées lorsque sa ma-chine à laver est tombée en panne. Suivant « l’ordre des raisons », elle peut tout à fait expli-quer comment les difficultés se sont alors propagées à divers domaines de son monde de vie. Mais elle n’intègre pas cet événement comme une des possibilités « prédonnées » de ce monde : la panne de cette machine, qu’elle avait fait acheter par son mari à la naissance de leur second enfant, est un accident fortuit, quasiment inexplicable et qui la laisse littéralement interdite. Le vol du caddie de Michel, l’accident de René, la procédure judiciaire de recouvrement de frais médicaux impayés de Jean Paul... semblent s’abattre « sans crier gare » sur des mondes de vie fragiles où ces événements n’apparaissaient pas comme des possibles prévisibles, mais comme des catastrophes inattendues. Ce qui arrive ainsi semble surgir inopinément en fonction de ce que J. BERNOULLI nommait le « principe de raison insuffisante »8. Tout paraît se passer comme dans un jeu de pile ou face où, selon le mot de E. BOREL, « il n’y a aucune raison pour que le côté visible après la chute soit l’un plutôt que l’autre, surtout si l’on suppose que celui qui lance la pièce a les yeux fer-més et ne peut par suite, distinguer les deux côtés... »9. Les pauvres, frappés par le hasard, se-raient-ils aveugles ? Tels des « voyageurs sans bagages », incapables de tirer la leçon d’une expérience, seraient-ils amnésiques ou stupides ? Perception, mémoire et réflexion semblent ici en cause. Mais il ne convient pas de rabattre encore une fois le hasard sur l’ignorance. La mé-connaissance des séries causales ne peut pas expliquer les processus de démondisation exposés plus haut. Il est sans doute plus pertinent de souligner le fait que tout se passe comme si, par-fois, les pauvres lançaient les dés sans que rien ne relie entre eux deux lancers. Ces populations semblent, en effet, affronter l’indépendance des coups successifs qui caractérise les situations de hasard selon les mathématiciens et les physiciens. Ainsi, l’instant présent ne paraît pas tou-jours prolonger celui qui précède, ni préparer celui qui vient. Partant de là, c’est sans doute dans l’indépendance de moments du temps nettement séparés les uns des autres qu’il faut cher-cher l’origine de comportements qui paraissent tour à tour fatalistes ou opportunistes lorsqu’on les réfère à un temps construit dans d’autres conditions de vie10. Emplois précaires, revenus irréguliers, liens sociaux inconstants, mobilier fragile : les pauvres n’apparaissent-ils pas comme ceux pour qui rien ne porte en soi le principe de sa permanence ? On ne peut manquer de penser aux philosophes qui se représentent le temps comme une suite de moments indépen-dants manifestant la contingence de créatures devant être soutenues à chaque instant de leur existence11. Encore faut-il penser radicalement cette fragilité ! Les situations de démondisation que j’ai présentées paraissent se rapporter à des entités bien définies, comme le camion de René et la machine à laver de Géraldine, auxquelles arriveraient diverses péripéties. Mais les enquêtes sur la pauvreté nous donnent parfois le sentiment qu’à un monde de substances (personnes et

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choses) auxquelles arriveraient des accidents, se substituent des événements sans substrat, ap-paraissant et disparaissant presque « capricieusement ». Paradoxe de l’écriture : narrant ces événements pour souligner la fragilité des renvois, des personnes et des choses, j’ai eu ten-dance à me référer à des entités beaucoup plus stables que celles qui composent les mondes de vie des pauvres ! La notion de situation, liant objets et individus pour les intégrer comme choses et personnes dans la cohérence d’un monde est peut-être trop statique pour exprimer ce que je souhaite décrire. Elle ne permet pas de faire nettement le partage entre ceux que j’ai nommé les « pauvres » et ceux que j’ai nommé les « assis ». Pour parler de façon plus perti-nente des événements hasardeux qui s’abattent sur les pauvres il faudrait peut-être produire un effort intellectuel du type de celui que C. MONET voulait imposer à nos habitudes visuelles en nous demandant d’oublier que les taches de lumières diaprées qui se « donnent » au regard sont des cathédrales, des ponts ou des falaises12. Bref, pour mieux comprendre les effets du dénuement, il faut abandonner nos représentations habituelles des choses telles que nous les avons « sous la main » ou « à portée de la main », c’est-à-dire telles qu’elles se donnent dans des mondes de vie stabilisés. L’automobile de Mustapha ne devrait pas être pensée comme une substance à la manière dont il est possible et pertinent de penser l’Audi du directeur de la caisse locale du Crédit Mutuel. L’une est une somme de qualités techniques et de performances sans faille qui tient ses promesses alors que l’autre est une source de surprises rarement agréables. Ne devrions-nous pas dire, à la manière des métaphysiciens, que l’une et l’autre n’ont pas le même statut ontologique ? Il faut prendre nos distances avec les routines qui struc-turent nos « attitudes naturelles » adaptées à notre monde de vie. Pour cela, avant d’aller plus loin, il convient sans doute de réfléchir sur les obstacles inhérents à nos habitudes mentales et linguistiques. Afin d’expliquer un événement qui survient, nous cherchons généralement ce qui demeure « dessous » : soit un substrat permanent qui se maintient tel quel malgré les changements. Pour le sens commun pris dans « l’attitude naturelle du vivre », la contingence concerne des subs-tances stables auxquelles arriveraient des péripéties superficielles, des accidents inessentiels. Pour le monde académique, bien souvent, sans autre interrogation de cette préconception, la capacité de distinguer l’essentiel du contingent est souvent considérée comme une qualité in-dispensable du scientifique qui doit écarter le superflu, le variable... pour ne conserver que le « substantiel ». Et si, adoptant ce point de vue « substantialiste », nous étions bloqués par un obstacle épistémologique ? Ne faut-il pas dénoncer, dans le réalisme des essences, une erreur, voire même une illusion induite par la « séduction du langage »13 ? Depuis longtemps les linguistes et les anthropologues nous ont montré que « les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s’y trouvent pas tels quels, s’offrant d’emblée à la perception de l’observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d’impressions que notre esprit doit d’abord organiser, et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé »14. Attachant radicale-ment le caractère arbitraire du signe linguistique à la double articulation, F. de SAUSSURE nous rappelait, au moyen d’une formule dont il importe de souligner la forme négative, qu’« il y a des langues où il est impossible de dire s’asseoir au soleil »15. La perspective « structuraliste » que j’évoque ici peut nous permettre de discuter la conception de l’événement soutenue par M. LECLERC-OLIVE16. Pour elle, « le langage et l’échange sont consubstantiels de l’événement »17. S’appuyant sur P. BERGER et T. LUCKMANN d’après qui « le plus important véhicule de la conservation de la réalité est la conversation »18, elle

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suppose que l’événement est d’abord ce dont on peut parler ensemble. Un événement se consti-tue, non pas tant comme surgissement d’une nouveauté plus ou moins clairement définissable, dans ce que les phénoménologues nomment une « donation », qu’il ne se « configure » dans un « partage » impliquant une dimension conversationnelle et dans une « sanction » impliquant une instance habilitée socialement à dire le vrai. Toute sa démarche repose sur l’idée que les événements sont « toujours d’emblée pris dans un récit »19. C’est la structure du réel qui permettrait ainsi de recourir à la narration. A ce propos, M. LECLERC-OLIVE emprunte à P. RICOEUR l’idée que « La configuration des événements qui s’opère dans le récit ne peut avoir lieu que sur la base d’une structure prénarrative »20. Ici sans doute se trouve le préjugé indiscuté, mais fermement affirmé, qui affaiblit l’ensemble de son travail. S’intéressant plus à ce qu’il faut faire pour que l’événement puisse être dit qu’à ce qu’il dévoile parfois en déchirant le tissu de signes recouvrant le réel, l’auteur doit, presque à contre-cœur, reconnaître en fin de parcours, sur la base d’une analyse de son matériel empi-rique, qu’on ne parvient pas toujours à un « partage » et à une « sanction ». L’événement, comme une « part maudite » du récit, se trouve souvent en excès ou en défaut par rapport au langage. Il lui faut bien, partant de ce constat, reconnaître le « tranchant de l’événement »21. Dans un bref passage, une sorte de parenthèse, elle évoque une nouvelle attitude à partir de laquelle il s’agirait « non plus (de) rencontrer l’événement pris dans un récit mais au contraire, (de) partir de l’événement dans sa singularité et laisser la biographie dans l’ombre ou à peine évoquée »22. Mais que faire, face à cette « événementialité sauvage (où) se rassemble la force de résistance au sens »23 ? Il semble tout à fait étrange que, citant longuement les réflexions de C. LEVI - STRAUSS à propos de la prohibition de l'inceste, M. LECLERC-OLIVE ne se réfère pas aux réflexions incontournables que l’anthropologue nous livre à propos de la magie et des sorciers dans le premier tome d’Anthropologie structurale ! « L’événementialité sauvage », dont elle finit par reconnaître l’existence et l’importance, ne nous renvoie-t-elle pas à ces « expériences in-formes, affectivement intolérables à moins de s’incorporer tel ou tel schème flottant dans la culture du groupe et dont l’assimilation seule permet d’objectiver des états subjectifs, de for-muler des impressions informulables et d’intégrer des expériences inarticulées en système »24 ? Qu’en est-il, à cet égard, de la pauvreté et des événements surgissant dans les situations que j’ai exposées plus haut ? Il semble bien que « le tranchant de l’événement », coupant les ren-vois qui lient les personnes et les choses en un monde de vie cohérent, impose une expérience plus violente que la confrontation directe avec le flux kaléidoscopique d’impressions évoqué par B. L. WHORF. Je pense à J. DUVIGNAUD qui, pour exprimer sa conception de l’anomie et de l’enquête sociologique, emprunte à la phénoménologie de M. MERLEAU PONTY, la description de « ces coupures profondes que nous pouvons nous faire dans la peau et qui révè-lent cette chose interne, blanche et molle, qui nous apparaît subitement comme l’être de l’être, le quid de notre vie organique et spirituelle même, le fond de ce qui est l’être - et là se mêlent l’individu et l’espèce »25. Afin de restituer l’expérience des pauvres, n’est-il pas indispensable de déconstruire les procé-dures qui suturent habituellement les effets déstabilisants, dissolvants et destructeurs des rup-tures événementielles ? La logique classique occidentale, sur la base de caractéristiques propres aux langues indo-européennes26, a tendance à réduire toute proposition à une attribu-tion. « Pierre marche » devient ainsi « Pierre est marchant ». Par le biais de la copule, cette

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transformation attribue un prédicat dépendant et relativement statique à un sujet promu comme substance indépendante et stable ; elle déréalise ainsi l’action et le mouvement. Plus de flux, plus de changements, à la place d’un événement notre pensée ne rencontre que deux immobili-tés. Peut-être est-il exagéré d’affirmer avec les sceptiques que « la tromperie, par le mot « être », est déjà au cœur même du langage »27. Mais, afin d’être plus réceptifs aux conseils de C. MONET transposés à notre objet, on peut sans doute déformer un peu les propos de G. BACHELARD en se disant que « pour penser [l’événement], on [le sociologue plus que tout autre !] aurait d’abord tant de choses à désapprendre »28... En fait, la désignation d’une substance supportant la contingence suppose des choix plus ou moins explicites et clairs. Ainsi, on pourrait se demander, dans les situations qui précèdent, à qui arrive la panne ou l’accident ? À propos de la situation 9, on ne peut se contenter de dire qu’il s’agit d’une panne arrivant à l’automobile de Mustapha ou à Mustapha lui-même. Nous risquerions de nous enfermer dans une de ces discussions sans fins dont témoigne l’histoire de la philosophie. Les perspectives ouvertes par D. DAVIDSON, cherchant à donner aux événe-ments un statut analogue à celui d’un objet discret et individualisé, pourraient sans doute nous éclairer utilement29. Il s’agit en effet pour cet auteur de faire valoir le dynamisme de ce qui arrive dans le monde en mettant l’accent sur les mouvements, les processus et l’action. Mais, contrairement à ce qu’impose la perspective analytique soutenue par cet auteur, un événement ne se réduit pas aux dimensions d’une simple « occurrence » que nous habillerions ensuite de son contexte en disant qu’elle arrive à telle ou telle substance particulière (individu ou objet). L’événement surgit au sein d’une pluralité de choses et de personnes plus ou moins stabilisées et liées dans une situation elle-même intégrée à un monde de vie. C’est cette stabilité et ces liaisons que son irruption concerne. Comme le note C. ROMANO : « Le contexte événemen-tiel... ne signifie jamais un simple « entour » spatio-temporel pour un tel phénomène, il désigne bien plutôt une unité articulée de sens à partir de laquelle cet événement peut être compris, c’est-à-dire interprété, à l’intérieur d’un horizon unitaire »30. Autrement dit, il n’arrive quelque chose qu’à quelqu’un engagé dans des situations concrètes et habitant un monde de vie plus ou moins solide. L’accident, la panne... surgissent dans une situation qu’ils bouleversent pour former une nouvelle situation entendue comme une nouvelle configuration de personnes et de choses. Le bouleversement peut se limiter, comme chez les médecins qui savent cloisonner les différents secteurs de leur monde de vie pour limiter les effets des aléas, ou, au contraire, se répandre, comme chez les pauvres que leur dénuement expose dans tous les secteurs de leur monde de vie. C’est sur la continuité ou la rupture d’un monde de vie et non sur le rapport de l’événement avec une substance qui le sous-tendrait qu’il faut tourner notre attention31. Pour aller jusqu’au bout de cette piste, il est sans doute plus judicieux de penser que l’événement ne s’explique pas à partir de la situation antérieure d’où il se produirait comme la réalisation d’une virtualité ou à la manière d’un fruit qui tomberait de l’arbre, mais qu’il se comprend à partir des bouleverse-ments et de la situation nouvelle qu’il suscite. Ainsi, selon C. ROMANO : « C’est l’avoir lieu de l’événement qui donne lieu à la chose et non le contraire »32. Pour cette raison, l’événement peut sembler « sans pourquoi » ou, au sens propre, « an/archique ». Afin de mieux comprendre la pauvreté, que ne gagnerions nous pas à adopter l’attitude du phénoménologue pour qui « le monde s’origine dans l’événement »33 ? Afin de l’accepter, avant même de le comprendre, peut être faut-il momentanément admettre un « retard » du monde sur l’événement conçu comme « condition sans condition »34. Sans

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cela, la raison peut s’épuiser en vain dans une rétrospection de toutes les séries causales réu-nies par la situation. Pour le dire autrement, ce qui m’intéresse ici, pour le moment, c’est moins une analyse débusquant les raisons de tel ou tel événement qu’une explication de la façon dont les effets de cet événement se propagent - ou au contraire s’amortissent - dans des situations données. Il faudrait donc parvenir à « penser l’événement avant toute chose ». Pour notre discipline, ne serait-il pas plus pertinent de penser que les substances et la plupart de nos catégories sont les produits de processus de stabilisation et non des fondements naturels ? Identité, profession, statut... sont des référents trop stables qu’un réalisme spontané cristallise sans doute trop vite. C’est bien parce que nous exerçons une grande maîtrise sur les événements qu’ils sont ravalés, littéralement « sub-ordonnés », au rang de simples attributs. Mais un monde de vie relative-ment affranchi des événements est rare et cher et la réalité sociale est sans doute bien plus fra-gile qu’il n’y paraît. La pauvreté ne nous rappelle-t-elle pas que l’homme est originellement « jeté au hasard sur un point de la surface de la terre, sans qu’on puisse savoir ni comment ni pourquoi ; semblable à ces champignons qui paraissent d’un jour à l’autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés et couvrent les murailles »35... Ne pouvons-nous pas dire que, chez les pauvres, l’événement explique le monde, alors que, chez les groupes mieux « assis », cette « disposition » est renversée pour transformer le hasard en nécessité ?

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NOTE 1 ANGELUS SILESIUS, cité par M. HEIDEGGER : Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, p. 103. 2 B. SAINT-SERNIN : COURNOT, Paris, Vin, 1998. 3 Ibid., p. 77. 4 C. ROSSET, La logique du pire, Paris, P. U. F., 1971, p. 75. 5 Ainsi, SPINOZA peut être présenté comme un chantre de la nécessité ou un « grand affirmateur du hasard », (C. ROSSET : La logique du pire, Paris, P. U. F., 1971, p. 120). 6 Cette personne est âgée de 35 ans en 1993, le détail a son importance pour la référence à la chanson qu’il évoque. 7 Ici se cache un des obstacles épistémologiques fondamentaux de toute recherche par entretien. Les questions de l'enquêteur demandant des explications, des raisons, des comptes - voire une sorte de « rap-port d'activité » au moyen des techniques dites d'histoire de vie - ... peuvent parfois pousser les intervie-wés à formuler des réponses qui les éloignent des véritables raisons de leurs pratiques. Une des déforma-tions sur laquelle on n’a sans doute pas assez insisté est la reconstruction d’une temporalité linéaire et continue, commandée non seulement par la « mise en intrigue » du récit mais également, et surtout, par une application le plus souvent irréfléchie d’une forme surannée du « principe de raison » enchaînant ses « pourquoi ? ». 8 Selon ce principe, en cas d’incertitude due à un manque d’information, si l’on n’a aucune raison con-nue de prévoir une éventualité plutôt qu’une autre, la même probabilité peut être accordée à chacune d’elles. 9 Cité par J. R. VERNES : Critique de la raison aléatoire, Paris, Aubier, 1982, p. 88-89. « Il n’y a pas de raison pour que... » : ainsi s’exprimerait ce que J. R. VERNES n’hésite pas à désigner comme un « principe de raison manquante » (Ibid., p. 69), complétant le « principe de raison déterminante » pour rajeunir le « principe de raison suffisante ». Dans un renversement assez radical de la perspective kan-tienne, afin de sortir la pensée de son « sommeil dogmatique », cet auteur affirme que « l’imagination a priori des possibles précède logiquement la perception empirique des réalités déterminées », (Ibid., p. 40). En d’autres termes, envisageant la connaissance comme un processus en deux temps : l’a priori serait contingent et l’a posteriori nécessaire. Nous verrons par la suite que cette « refondation » de l’empirisme est intéressante à plus d’un titre pour une meilleure compréhension de la pauvreté. 10 Dans La culture du pauvre, R. HOGGART note que « les membres des classes populaires sont depuis toujours des épicuriens de la vie quotidienne », (Paris, Éditions de minuit, 1970, p. 183). D’après lui : « dans une condition dont on ne peut raisonnablement rien attendre, il faut bien compter sur la bonne fortune », (Ibid., P. 189). Dans la préface qu’il a rédigé pour ce livre, J. C. PASSERON montre qu’il s’agit d’attitudes « qui ne semblent illogiques que lorsqu’on est assez illogique pour vouloir les juger à partir de valeurs qui sont le produit d’autres conditions d’existence », (J. C. PASSERON, « Préface », in R. HOGGART La culture du pauvre, Paris, Éditions de minuit, 1970, P. 18). Ainsi, comme le notait P. BOURDIEU : « Contre l’anthropologie imaginaire de la science économique qui n’a jamais reculé de-vant la formulation de lois universelles de la « préférence temporelle », il faut rappeler que la propension à subordonner les désirs présents aux désirs futurs dépend du degré auquel ce sacrifice est « raison-nable », c’est-à-dire des chances que l’on a d’obtenir en tout cas des satisfactions futures supérieures aux satisfactions sacrifiées », (P. BOURDIEU : La distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 203). Afin d’avancer dans l’explication de ces attitudes, ne faut-il pas rappeler que, de BOREL à VON NEUMAN, la réflexion sur le jeu montre qu’un comportement aléatoire est une stratégie bien adaptée dans des situations caractérisées par l’incertitude ? D. RUELLE affirme à cet égard que « dans une situa-tion compétitive, un comportement aléatoire peut être la meilleure stratégie », (D. RUELLE : Hasard et

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Chaos, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 49). Pour cet auteur l’usage habile de l’imprédictibilité est « une bonne manière de réaliser une stratégie probabiliste optimale », (Ibid., p. 121). 11 On comprend ici à quel point l’idée cartésienne de création continuée, c’est-à-dire d’une existence qui doit être sans cesse soutenue pour subsister, semble s’appliquer à la pauvreté et donc à quel point il est difficile, voire impossible, d’accorder à P. BOURDIEU que « …lorsque LEIBNIZ… oppose au monde cartésien, incapable de subsister sans une assistance de tous les instants, un monde physique doté d’une vis propria, il annonce la critique de toutes les formes du refus de reconnaître au monde social une «na-ture», c’est-à-dire une nécessité immanente, qui ne trouvera son expression que beaucoup plus tard (c’est-à-dire très précisément dans l’introduction aux principes de la philosophie du droit de HEGEL) », (Le sens pratique, Paris, Editions de minuit, 1980, note 21, p. 225). 12 « Quand vous sortez pour peindre, essayez d'oublier quels objets vous avez devant vous, un arbre un champ ou n'importe quoi. Simplement pensez : il y a ici un petit carré de bleu, ici une bande de rose, là un filet de jaune et peignez le comme il vous apparaît », (C. MONET cité par W. C. SEITZ : MONET, Paris, Nouvelles éditions françaises, 1960, p. 21-22). On se rappellera aussi J. M. W. TURNER qui essayait de fixer sur la toile les impressions visuelles d’un voyageur de chemin de fer ouvrant les yeux dans le sens de la marche... 13 Dans la Généalogie de la morale F. NIETZSCHE incrimine la « séduction du langage (et des erreurs fondamentales qui y sont pétrifiées) qui tient tout effet pour conditionné par une cause efficiente, et se méprend en cela. De même en effet, que le peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l’éclair comme une action, effet d’un sujet qui s’appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l’homme fort, il y avait un substrat neutre qui serait libre de manifester la force ou non. Mais il n’y a point de substrat de ce genre, il n’y a point d’ « être » der-rière l’action, l’effet et le devenir, l’agent n’a été qu’ajouté à l’action - l’action est tout », (Généalogie de la morale, Oeuvres, tome 2, Paris, Laffont, 1993, p. 793 à 794). 14 B. L. WHORF : Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël Gonthier, 1969, p. 130. 15 F de SAUSSURE : Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p. 161. Soulignant l’aspect contraignant de toute langue, R. BARTHES affirmait : « je ne puis parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue », (Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 15). On comprend qu’un poète puisse écrire : « Tous les termes que je choisis pour penser sont pour moi des TERMES au sens propre du mot, de véritables termi-naisons, des aboutissements de mes (Ici A. ARTAUD souhaitait laisser un important espace blanc) men-tales, de tous les états que j’ai fait subir à ma pensée. Je suis vraiment LOCALISÉ par mes termes, et si je dis que je suis LOCALISÉ par mes termes, c’est que je ne les reconnais pas comme valables dans ma pen-sée... », (A. ARTAUD : Le pèse nerfs, Oeuvres Complètes, tome 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 116). C’est à partir de ce texte qu’il faut lire le suivant : « J’ai toujours été frappé de cette obstination de l’esprit à vouloir penser en dimensions et en espace, et à se fixer sur des états arbitraires des choses pour penser, à penser en segments, en cristalloïdes, et que chaque mode de l’être reste figé sur un commen-cement, que la pensée ne soit pas en communication instante et ininterrompue avec les choses, mais que cette fixation, ce gel, cette espèce de mise en monument de l’âme se produise pour ainsi dire AVANT LA PENSÉE », (Ibid., p. 101-102). J. DUVIGNAUD qualifie d’« illuminations » les expériences vécues par les hommes qui, selon A. BRETON « n’ont pas détruit en eux-mêmes, complètement, cette capacité à parler tous les langages possibles, de concevoir toutes les formes et figures qui donnent à l’enfance cette puissance ambiguë que l’éducation sociale (...) détruit pour installer l’être dans une culture et le normali-ser », (A. BRETON, cité par J. DUVIGNAUD dans Hérésie et subversion, La découverte 1986, p. 41-42). 16 Après avoir étudié plusieurs biographies caractérisées par l’irruption d’événements plus ou moins bouleversants, M. LECLERC-OLIVE nous propose une typologie distinguant :

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- A/ l’événement - avènement dont l’archétype pourrait être la naissance. L’événement, ici, inau-gure.

- B/ l’événement – rupture – transgression dont l’archétype pourrait être la mort. L’événement brise.

- C/ L’événement – catastrophe dont l’archétype serait le viol. L’événement détruit.

- D/ L’événement – métaphore dont l’archétype pourrait être la maladie, si nous nous en tenons à nos récits mais qui pourrait être aussi l’œuvre ou la création. (M. LECLERC-OLIVE : Le dire de l’événement (biographique), Villeneuve - d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 1997, p. 219).

17 Ibid., p. 238. 18 P. BERGER et T. LUCKMANN : La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 34. 19 M. LECLERC-OLIVE : Le dire de l’événement (biographique), Villeneuve - d’Ascq, Presses univer-sitaires du septentrion, 1997, p. 47 20 Ibid., p. 74 21 P. RICOEUR : « Evénement et sens », in L’événement en perspective, Raison pratique, n° 2, Paris, Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, 1991, p. 54 22 M. LECLERC-OLIVE : Le dire de l’événement (biographique), Villeneuve - d’Ascq, Presses univer-sitaires du septentrion, 1997, p. 211 23 P. RICOEUR : « Evénement et sens », in L’événement en perspective, Raison pratique n° 2, Paris, Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, 1991, p. 52 24 C. LEVI – STRAUSS : Anthropologie structurale, Paris, Plon, p. 196 – 197 25 J. DUVIGNAUD : Hérésie et subversion, essais sur l'anomie, Paris, La découverte, 1986, p. 85. 26 Au moyen d’une comparaison avec la langue Ewe, E. BENVENISTE cherche à montrer dans l’emploi du verbe être par les Grecs « un fait propre aux langues indo-européennes, nullement une situation uni-verselle ni une condition nécessaire » (« Catégories de pensée et catégories de langue », Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 73). 27 M. CONCHE : L'aléatoire, Paris, Éditions de Mégare, 1990, p. 90. 28 G. BACHELARD : « Le surrationalisme », in L'engagement rationaliste, Paris P. U. F., 1972, p. 7. 29 D. DAVIDSON : Actions et événements, Paris, PUF, 1993. Certains chercheurs reprochent à D. DAVIDSON d’hypostasier les événements pour les transformer en quasi choses ou substances. Ainsi, par exemple, L. QUERE, comparant les réflexions de R. KOSELLECK et des philosophes engagés dans la discussion des thèses de D. DAVIDSON, montre que les tenant de la philosophie analytique partagent généralement un « réalisme cognitif » qui les porte à réifier les événements comme des occurrences individualisées (L. QUERE : « Evénement et temps de l’histoire », L’événement en perspective, Raison pratique n° 2, Paris, Presses de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1991). Un événement reste ce qu’il est, indépendamment de ses interprétations, de ses reprises… Il en découle une certaine rigidité logique et sémantique qui trahit le projet initial de saisie des dynamiques réelles. 30 C. ROMANO : L'événement et le monde, Paris, P. U. F., 1998, p. 47. 31 Comme le note K. POMIAN dans le chapitre de L’ordre du temps où il tente de repenser le statut de l’événement en histoire : « … le problème principal que pose un événement n’est plus celui des rapports avec l’invisible supposé lui conférer un sens. C’est celui des rapports entre la discontinuité qu’il est et le

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continu, dont la position devient centrale dans l’ensemble du champ scientifique », (L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. 33 à 34). 32 C. ROMANO : L'événement et le monde, Paris, P. U. F., 1998, p. 9. 33 Ibid., p. 93. En survenant l’événement « rend le monde ancien insignifiant puisqu’il n’est plus com-préhensible à l’aune de son contexte », (Ibid., p. 55). « Comprendre un événement... c’est toujours le viser dans un projet interprétatif qui ne se déploie plus à partir d’un horizon de possibles préalables, mais se règle, au contraire, pour accéder à son sens, sur les possibles que l’événement, et lui seul, a fait surgir », (Ibid., p. 88). 34 Ibid., p. 94. 35 LA METTRIE : L'homme machine, Paris, Pauvert, p. 111.

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X - Les nécessités et les nécessiteux : comment construire un démon de MAXWELL efficace.

Situation 14 : un repas chez Nouar et Mina

J’ai eu du mal à obtenir un rendez-vous avec Nouar car il n’a pas de téléphone. Je suis venu plusieurs fois sans trouver personne à l’adresse indiquée sur la liste d’allocataires de la C. A. F. Finalement, en passant par là pour me rendre à un autre entretien, j’ai pu discuter avec sa compagne qui m’a dit de revenir le surlendemain vers onze heures. Ce jour là, c’est elle qui m’ouvre la porte lorsque je sonne chez eux. Visiblement embarrassée, elle me demande de les excuser, son copain est d’accord pour l’entretien, mais il dort encore. Il faut dire qu’il est ren-tré à 3 heures du matin... Elle me fait entrer, me propose de m’asseoir dans le salon, me sert un café et va le réveiller... Quand il arrive, Nouar est grognon : on l’a réveillé trop tôt, il n’aime pas du tout ça et ne fait rien pour le cacher. La situation est assez tendue, j’ai vraiment l’impression d’être un intrus. Nouar rouspète parce qu’il n’y a plus de café, ni de pain. Je suis d’autant plus gêné que sa compagne m’a servi un fond de café avant d’aller le chercher... Il s’assied face à moi en changeant d’attitude : «Vous savez, moi je suis vraiment pas du ma-tin»... Je réplique : «Moi non plus»... On sourit... Mina, sa compagne, un filtre à café à la main, part chercher du café chez la voisine... Je la vois repasser avec le filtre plein et s’éclipser dans la cuisine... bruits de cafetière, mais aussi de casseroles et de robinets pendant que j’explique à Nouar les buts de l’enquête. Visiblement, Mina prépare un repas. Elle revient avec un petit plateau où se trouvent une tasse et un bol de café qu’elle pose devant Nouar avant que j’enclenche le magnétophone. L’entretien est intéressant, Nouar s’est détendu. Buvant son café au lait lorsque je parle ou que je pose une question, il joue très bien le jeu... Rentrant visible-ment de l’école, deux garçons d’une dizaine d’années surgissent dans l’entrée, ils semblent surpris par ma présence... Pour prévenir toute intervention intempestive, sans leur dire un mot, Nouar leur montre le magnétophone de la tête et du doigt en fronçant les sourcils. Conci-liabule dans l’entrée avec Mina : l’un des gamins ressort en courant et revient quelques mi-nutes après avec deux pains. Un peu plus tard, l’un d’entre eux revient tenant dans la main gauche un sandwich débordant de frites qu’il mange, une à une, de la main droite, en écoutant l’entretien. L’autre, son cousin, apporte une tartine beurrée à Nouar et se replie sur la cuisine après avoir pris une frite sur le sandwich du premier. Nouar n’ose pas manger sa tartine... peut-être parce qu’il ne sait comment faire, peut-être aussi parce qu’il se sent obligé de parler... Mina vient nous rejoindre en fumant une cigarette. Pour libérer Nouar, je m’adresse à elle en lui demandant, manière d’amorcer le sujet qui m’intrigue, pourquoi les enfants ne mangent pas à la cantine. «Ils n’aiment pas ça», dit-elle d’abord et puis ils sont déjà assis tout le temps, explique-t-elle ensuite... Pendant ce temps, Nouar mange sa tartine... Lorsqu’il a fini, il m’explique que la cantine ne prépare pas nécessairement des repas spécifiques pour les musul-mans, qu’il préfère que les deux garçons rentrent à la maison plutôt que de traîner dans la cour du collège. L’enfant au sandwich part à la cuisine après avoir opiné du chef en écoutant ces explications. Alors qu’il sort de la pièce, Mina lui dit qu’il y a des yoghourts dans le frigo... Elle se lève à son tour après avoir fini sa cigarette. Après un quart d’heure, le second enfant entre avec un paquet de gâteaux dans lequel il pioche en regardant des journaux publicitaires sur la table basse du salon. Nouar le rappelle à l’ordre en souriant : «Tu pourrais amener le paquet vers nous ! ». L’enfant part, Mina revient avec un paquet, bredouillant des excuses...

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Situation 15 : Un batteur hors du temps… « Moi, je trouve que celui qui m’influence le plus quoi, c’est Christian Vander. Tu sais, le bat-teur de Magma. Je l’ai vu souvent jouer dans la région, parce que je crois qu’à un moment donné les mecs du groupe habitaient dans le coin...» Celui qui exprime ainsi son admiration pour le batteur du groupe français des années soixante-dix joue lui-même régulièrement de la batterie depuis plus de dix ans. Tentant, en vain, d’obtenir un statut d’« intermittent du spec-tacle», il a participé à différentes formations. Connu d’un grand nombre de musiciens locaux comme un technicien polyvalent, il tente «d’assurer ses fins de mois» et de «compléter le R. M. I.» grâce à des remplacements ponctuels dans des groupes où il ne parvient jamais à s’insérer durablement. «Je te jure au début, y a des mecs qui sont venus me voir en disant qu’ils allaient jouer du musette dans les baluches d’Alsace et de Haute-Saône… J’avais rigolé comme un bos-su... Mais avec ça, les mecs y se font une tune pas croyable… Bon, nous à ce moment là, on leur trouvait surtout l’air con, en plus ils se mettaient des costards pour aller jouer, enfin tu vois le genre, quoi… Avec des copains du bahut, nous on a laissé tomber les études pour faire de la… enfin, pour faire notre groupe, quoi. Ça a été une époque géniale. On faisait que jouer». Le groupe a connu un certain succès lié à la création de scènes régionales, de studios locaux. Il a même fait de nombreuses dates en Suisse au début des années 80. «Bon, le groupe qu’on avait monté a éclaté au bout d’un moment. Enfin, tu vois ce que c’est quoi, on a plus le même âge, y en a qui se sont mariés… Et pis après ça, bonjour la galère… tu trouves des mecs qui savent pas bien jouer ou d’autres qui ont envie de jouer mais qui ont pas le matériel, pis faut trouver une salle… Bon, moi, j’ai essayé de donner des cours, mais bon, les mecs venaient pas tout le temps, ils avaient pas de batterie »… Max m’a expliqué comment, de saisies en expulsions, il avait pu sauver une partie des élé-ments de sa batterie, laissant les fûts chez un ami, les cymbales, le charleston et leurs pieds chez un autre. Le problème pour lui, c’est de pouvoir utiliser cette batterie qu’il ne peut «re-monter» qu’occasionnellement, car il n’est pas question de la laisser dans un local de répétition appartenant à un centre social ou à une structure municipale. «Pour faire ce que je voudrais, y faudrait jouer tous les jours, mais tu vois, j’ai pas de batterie, enfin pas vraiment quoi, alors je me débrouille pour pouvoir jouer le plus souvent possible... des fois, il y a des semaines où je joue une ou deux fois, des fois je peux y arriver tous les jours... En attendant, je sais pas où jouer, je vais dans les centres sociaux jouer sur des batte-ries minables, j’avais une super Yamaha qui coûtait près de deux plaques et je joue sur du ma-tériel pourri dans les centres... Mais, je voudrais pas perdre la main. Cet hiver, quand j’avais vraiment les boules, je m’enfermais au centre et je jouais toute la journée jusqu’à ce qu’ils viennent me dire qu’ils fermaient... Tu t’installes, tu montes ta batterie et tu commences à jouer... D’un seul coup, tu te rends compte qu’il est déjà six heures... tu sais pas ce qui s’est passé, t’étais bien... Tu vois, ça, t’as pas envie que ça s’arrête, c’est trop. A chaque fois, y me faut un moment pour revenir, pour atterrir quoi. Tu rentres chez toi, t’as les emmerdes qui te tombent sur la gueule... les factures, les HLM, tout ça... Pendant qu’on joue, on est entre nous, personne nous emmerde. Ça, c’est le pied, tu peux pas savoir ».

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Si les conceptualisations propres à la sociologie « ne sont des connaissances que par le sens et les opérations empiriques qu'elles retiennent en elles »1, il faut reconnaître que l’enfermement dans la singularité monographique est un risque indéniable. Seule la comparaison peut nous permettre d’éviter cet écueil. En effet, elle offre les conditions d’un « regard éloigné » sur des tableaux sociaux qu’une « perspective de grenouille » attachée à un unique point de vue aplati-rait nécessairement. Il me semble donc pertinent - sinon nécessaire - de comparer les résultats de mes observations avec la façon dont les fractions dominantes de l’aristocratie et de la bour-geoisie peuvent « organiser les choses et les personnes afin de devenir, d’imposer et d’instituer le sujet dans son état de bourgeois »2. Ici, il s’agit de confronter la construction sociale de mondes de vie généralement caractérisés par la continuité de la « bonne fortune » avec les processus de démondisation présentés plus haut. M’appuyant essentiellement sur la description de groupes sociaux dans lesquels je n’ai pas enquêté moi-même, travaillant sur des informations « rapportées », je ne retiendrai ici que quelques aspects caractérisant la temporalité des populations concernées et contrastant avec le temps des pauvres. Ce qui frappe d’abord les observateurs et analystes des modes de vie propres à ces groupes sociaux, c’est la ritualisation du quotidien. Là où, comme dans la situation 12, les membres de certaines familles d’allocataires du R. M. I. grignotent séparément et par intermittence3, le repas, réunissant quotidiennement la famille, est quasiment un rituel4. Dans La distinction, P. BOURDIEU affirme qu’en transformant le repas en cérémonie, la bourgeoisie n’impose pas seulement un moyen de discipliner la consommation alimentaire, mais élabore également une manière de dénier les dimensions matérielles de cette consommation5. Il semble cependant insuffisant de ne voir là - visant à expliciter une prise de distance distinctive à l’égard de la grossièreté de la nourriture - qu’une sorte de déplacement de la substance et de la fonction vers la forme et la manière. En effet, comme le note lui-même l’auteur des Méditations pasca-liennes : « Au « franc manger » populaire, la bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes. Les formes [...] sont d’abord des rythmes, qui impliquent des attentes, des retards, des retenues ; on n’a jamais l’air de se précipiter sur les plats, on attend que le dernier servi ait commencé à manger, on se sert et ressert discrètement. On mange dans l’ordre et toute coexis-tence de mets que l’ordre sépare, rôti et poisson, fromage et dessert, est exclue »6. La « dis-tance à la nécessité » qui s’affiche ainsi dans différentes formes de « stylisation de la vie »7 ne semble pas réductible aux seules dimensions d’une dénégation « spiritualisante » fondée sur le dualisme scolaire éculé de la forme et du fond. Quel lecteur de La distinction, en de tels pas-sages, n’a pas songé aux interprétations que M. DOUGLASS8 pourrait développer à partir de ces constatations ! Afin d’explorer de nouvelles pistes de recherche à partir de l’idée que « la distance au monde [...] est le principe de l’expérience bourgeoise du monde »9, il serait sans doute intéressant de rappeler que la Comtesse de BASSANVILLE écrivait, dans l’introduction d’un ouvrage intitu-lé Le trésor de la maison, qu’« avec de l’ordre aucune maison n’est véritablement pauvre, de même que, sans ordre, aucune maison ne saurait être réellement riche. Et l’un des moyens les plus sûrs de trouver le bonheur ici-bas est l’établissement de l’économie »10. On pourrait sans doute également s’appuyer sur les réflexions de J. VERDES LEROUX11 pour rappeler que l’idéal de La maison bien réglée12 fut le mot d’ordre « civilisateur » partagé par les auteurs de traités (mêlant l’économie domestique et le savoir-vivre) et les « entrepreneurs de morale » qui formèrent les avant-gardes du travail social. L’organisation des repas quotidiens apparaît

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comme l’un des piliers de cet ordre. On comprendra que, pour de nombreux travailleurs so-ciaux, encore aujourd’hui : « Ne pas sacrifier aux rites du repas familial, que ce soit sous l’emprise de la nécessité ou par choix, c’est contrevenir aux bonnes mœurs, enfreindre ou me-nacer l’ordre établi, donc encourir une sanction sociale autrement lourde : se voir exclu de la société des gens « normaux » pour être mis au rang des personnes douteuses »13. Mais ces re-marques prennent tout leur sens si l’on se souvient que « la magie des rites primitifs crée des mondes harmonieux dont les habitants ont chacun leur place dans une hiérarchie et jouent les rôles qui leurs sont impartis »14. Dans cette perspective, le repas bourgeois institué par les do-minants et imposé aux dominés, exprime, comme tout autre rituel, une victoire de l’ordre sur le chaos. Pour le dire avec le vocabulaire que j’ai utilisé jusque-là : le repas bourgeois construit une situation mondante. Afin de mieux le comprendre, il convient d’insister sur le fait que la ritua-lisation de la vie quotidienne implique une programmation des activités, qu’elle produit des donneurs de temps15. Répété à heures fixes, répartissant les convives à des places habituelles, leur attribuant des rôles bien définis, respectant la disposition des couverts, l’enchaînement coutumier des plats, le repas familial s’intègre à d’autres pratiques accentuant les différencia-tions nécessaires à tout classement et tout ordre susceptible de fonder un monde de vie préser-vé des irruptions événementielles où puissent prospérer les affaires humaines. Dès lors, laissant peu de place au hasard, « les jours se succèdent ainsi dans un ordre qui n’est jamais interrompu et, au moyen de cet ordre la prospérité s’accroît, la santé de chacun se maintient et s’affermit de plus en plus... »16. L’ordre bourgeois s’exprime ainsi dans la régularité horaire des activités quotidiennes. Mêlant les préceptes d’économie domestique et de «savoir-vivre», le Manuel complet de la maîtresse de maison affirme que : « toutes les opérations du ménage, même les plus extraordinaires doivent avoir lieu à des époques fixes et déterminées »17. On aurait tort de sourire à l’évocation du règlement minutieux des « détails » de la vie quoti-dienne bourgeoise et on se tromperait lourdement si l’on ne voyait là que des aspects superfi-ciels de la vie de ces groupes. De nombreux sociologues, et non des moindres, soulignent l’efficacité de ces « vanités ». Il s’agit bien de mettre le doigt sur « la transsubstantation qu’opère la persuasion clandestine d’une pédagogie implicite, capable d’inculquer toute une cosmologie, une éthique, une métaphysique, une politique, à travers des injonctions aussi insi-gnifiantes que « tiens-toi droit » ou « ne tiens pas ton couteau de la main gauche » et d’inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières corporelles et verbales les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel, ainsi placés hors des prises de la conscience et de l’explicitation »18. B. LE WITTA explique que, dans les familles de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie, « tenues vestimentaires, règles de politesse, ma-nières de table communes à ce milieu sont aussi agrémentées de touches fantaisistes donnant une toile de fond de facture toujours unique » afin de nourrir une mémoire familiale qui les perpétue et « les érige en véritables emblèmes »19. Du point de vue adopté ici, il faut surtout retenir que, cosmogoniques, les mondanités « mondent » ! Pour comprendre les effets de la ritualisation des pratiques quotidiennes de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie, dans la perspective que j’ai adoptée ici, E. GOFFMAN et P. BOURDIEU importent peut-être moins que les historiens des religions, lorsqu’ils nous rappellent que toutes les cérémonies affirment un ordre et/ou régénèrent le monde20. Les manières de tables et, d’une façon générale, les pro-tocoles des mondanités réunissent un ensemble de techniques susceptibles d’assurer que le temps « tourne rond », que les membres du groupe se reconnaissant à travers elles, restent syn-chronisés et échappent aux risques d’un temps météo/aléatoire.

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Si l’on souhaite évoquer d’autres donneurs de temps, on peut retenir, par exemple, la distance que les hommes et les femmes des groupes dominants de l’aristocratie et de la bourgeoisie affichent à l’égard de la fugacité des modes. Ainsi, M PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT notent : « Ce qui s’estompe avec l’abandon de la fourniture sur un mode artisanal de l’habillement, au moins pour les hommes, c’est un certain défi au temps qui passe et aux ca-prices de la mode. L’habillement sur mesure de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie était fait pour durer et par-là, bien au-delà des considérations utilitaires sur la solidité des produits, s’inscrivait dans la logique d’une classe qui s’affirme dans la permanence, dans le maintien de ce qui est »21. Ainsi, dans le monde de la noblesse et de la grande bourgeoisie, l’aspect « lus-tré » de certaines tenues masculines, qu’il ne faut surtout pas confondre avec l’usure de vête-ments élimés, connote positivement la durée par contraste avec L’empire de l’éphémère. Selon B. LE WITTA, la tenue des femmes de la bourgeoisie exprime de cette manière une sorte d’intemporalité. « Jamais à la pointe de la mode, les femmes paraissent hors du temps sans pour autant être en dehors de leur époque. Comme les couleurs pastel qu’elles affectionnent, elles ont une allure générale inspirant, pourrait-on dire un sentiment de longue durée »22. Cette durée repose sur l’institution de véritables sanctuaires23 abrités du hasard. Ainsi, par exemple, à un premier niveau, pour conjurer les risques de « mauvaises rencontres », les ral-lyes organisent la vie sociale des adolescents issus de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie sur la base de listes clairement définies. Cependant, il ne s’agit pas seulement de contrôler les sociabilités des jeunes membres du groupe, mais de favoriser l’épanouissement du capital so-cial. M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT montrent bien que les rallyes ne sont pas direc-tement des marchés matrimoniaux. D’après eux, « l’efficacité de ces institutions est plus pro-fonde et décisive : en inculquant aux jeunes concernés les critères de goût et les manières d’être de leur milieu, il s’agit de réduire la possibilité de choix électif, et amoureux, hors du champ des partenaires socialement possibles. En laissant aux attentes et aux dispositions ainsi intériorisées le soin d’élire les élus, les familles de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie savent qu’elles ont façonné des êtres sociaux capables de faire d’eux-mêmes le bon choix »24. Vis à vis des stratégies matrimoniales de ces groupes, les rallyes doivent se comprendre comme, « l’école privée où s’enseignent les règles de ce marché »25. L’efficacité sociale des rallyes « tient à ce qu’ils contribuent à former, à structurer les habitus des jeunes et qu’ainsi ils définissent les règles du hasard en lui laissant le soin apparent de présider à la formation des couples »26. « Subjectivement vécue comme le fruit du hasard, bien que les conditions sociales de ce hasard soient rappelées »27, la rencontre amoureuse de ceux qui ont été formés l’un pour l’autre apparaîtra alors comme un miracle. Logiquement et socialement ces couples devaient se former... au fond comme le notent malicieusement M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT : « seul le hasard fit que ce ne fut pas plus tôt »28 ! Plus largement, le but de ces « institutions »29 est « d’inculquer des solidarités fondamentales qui, en faisant ressentir autrui comme son prochain, sont l’un des fondements symboliques les plus forts d’un esprit de classe sans égal »30. Il faudrait sans doute insister sur le rôle des cercles et autres clubs, ou encore des associations d’anciens élèves des écoles privées... favori-sant la création et le maintien du capital social, dans la construction de ces amortisseurs so-ciaux que j’évoquais plus haut. De même que la pauvreté ne se réduit pas à un manque d’argent, ceux que nous pouvons nommer « fortunés » ne sont pas seulement riches d’un capital économique. « Pour produire

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des individus civilisés, il faut une certaine éducation et beaucoup de générations », affirme un des interviewés interrogés par B. LE WITTA31 soulignant, par ailleurs, qu’« avoir derrière soi des générations d’hommes et de femmes civilisés constitue une solide garantie »32. L’auteur de Ni vue ni connue note que « ...l’intimité familiale, la présence des générations, les facilités d’accès aux règles sociales toujours explicitées, l’amplitude des réseaux de parenté, l’aisance matérielle de ces familles engendrent un sentiment de sécurité qui permet à l’individu de n’être pas la proie des aléas de son propre destin »33. Au fondement de ces « assurances », notons que les riches inscrivent leur trajectoire de vie individuelle dans une histoire familiale où l’on s’insère par héritage. Il ne s’agit pas seulement d’instituer une fidélité à soi-même assumée aux différents moments de sa vie, mais aussi d’assurer la continuité d’une lignée au fil de généra-tions successives. L’héritier n’est qu’un élément d’un tout qui le transcende, il doit se montrer apte à hériter, capable d’être « hérité par son héritage »34. On peut reprendre à cet égard le mot de P. BOURDIEU : « Les parents pauvres sont aussi les plus pauvres en parents, c’est que, en ce domaine comme ailleurs, le capital va au capital »35. Les membres des fractions dominantes de la bourgeoisie et de l’aristocratie grandissent ainsi à l’ombre d’un patrimoine où les formes de capital économique, culturel, social et symbolique sont fortement imbriquées. De cette imbrication, les auteurs de Grandes fortunes tirent le con-cept de « capital patrimonial »36 : « Les classes dominantes possèdent objets d’art, tableaux, vieux livres, meubles, demeures qui ont une grande valeur économique, mais qui ne peuvent se réduire à cette dimension. Ces biens sont aussi une partie de la mémoire familiale et de la noto-riété du nom. Ce capital est patrimonial dans la mesure où il est la forme matérielle de l’accumulation sur plusieurs générations de la bonne fortune qui a permis à la famille de se constituer et de se maintenir »37. Ils insistent sur la « bonification exceptionnelle de ce qui, chez les autres, tend à se dévaluer »38. Dans cette perspective, on peut tout à fait affirmer que « Les familles fortunées de l’aristocratie et de la bourgeoisie ancienne valorisent tous les signes qui échappent au temps, car elles s’appuient sur le temps, symbolisé par la succession des générations pour assurer et légitimer leur position dominante »39. Comparés aux infortunés soumis à ces « déluges de hasards » que je tente de présenter dans les situations qu’on peut lire dans cet ouvrage, les membres de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie semblent ainsi bénéficier de véritables démons de MAXWELL pratiques, triant les événements, amortissant les chocs, conjurant le hasard et assurant la permanence de leur bonne fortune. Parmi ces « démons », on retiendra des formes d’éducations selon lesquelles les « bonnes habitudes » fondent un enracinement de l’avenir et permettent une forme spécifique d’accumulation des acquis de l’expérience. Compte tenu de ce qui précède, il se pourrait bien que ce qu’on nomme « distance à l’égard de la nécessité » repose sur la capacité à se nécessiter propre à ces individus et à ces familles. ARISTOTE l’avait peut-être mieux compris que cer-tains de nos contemporains lorsqu’il affirmait que les actions des esclaves et des bêtes ont peu de « rapport au bien commun » et restent « laissées au hasard », alors qu’il est « moins loisible aux hommes libres d’agir par caprice parce que la plus grande partie de leurs actions sont ré-glées »40. Maîtrise de soi et persévérance sont les vertus, ou mieux encore les dispositions41, essentielles d’un l’homme libre soustrait aux caprices du sort comme aux fluctuations de sa volonté. « C'est tout un travail que d'être vertueux » s’exclamait42 celui d’après qui « la vertu naît de l'accomplissement répété des actes justes et modérés »43. A ce propos, il est de bon ton, dans les manuels de philosophie, d’évoquer le travail sur soi des athlètes ou des virtuoses pour illustrer ce que la tradition éthique occidentale nomme « praxis ». Ainsi, dans ses ouvrages de morale et dans ses analyses du temps, N. GRIMALDI ne cesse de nous répéter que nous

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sommes vaincus par nous-mêmes au moyen d’un travail quotidien de répétitions nécessaire à l’acquisition de bonnes habitudes … Sur ce thème, on peut, par exemple, se référer au manuel de philosophie44 où cet auteur, aveugle aux conditions sociales de possibilité d’une telle mo-rale, affirme : « .. ce qui fait que nous avons tout notre passé dans notre présent, c’est qu’à mesure qu’il passe et qu’il devient notre être devient notre avoir. C’est ce qui fait en grec l’amphibologie du mot hexis que traduit le latin habitus. L’hexis est l’aptitude acquise, ce qui nous rend disponibles et dispos pour une tâche, l’heureuse et habile disposition inséparable de notre être même : c’est l’habitude. Telle est donc la deuxième liberté, celle qu’a conquise notre persévérance ». Et d’ajouter que « la liberté d’effectuer de grandes tâches ne s’obtient pas par de grands et prompts sacrifices mais par l’indéfectible et morose courage de la quotidienne-té »45. Et l’auteur peut conclure que « la praxis nous introduit à une liberté adulte. Car si par l’habitude je suis tout ce que je fus, l’avenir m’appartient d’autant plus que j’appartiens davan-tage au passé »46. A partir de ces considérations, sans reprendre ce qui a déjà été dit sur ses origines47, je ne peux esquiver une interrogation de l’usage sociologique du concept d’habitus48 souvent présenté par P. BOURDIEU d’une manière que N. GRIMALDI ne renierait pas : « Histoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit : partant, il est ce qui confère aux pratiques leur indépendance rela-tive par rapport aux déterminations extérieures du présent immédiat. Cette autonomie est celle du passé agi et agissant qui, fonctionnant comme capital accumulé, produit de l’histoire à partir de l’histoire et assure ainsi la permanence dans le changement qui fait l'agent individuel comme monde dans le monde »49. De cette manière, se fabrique « de la cohérence et de la né-cessité à partir de l’accident et de la contingence »50. Il serait sans doute fastidieux de lister toutes les dualités subsumées sous ce concept censé les réunir et les dépasser51. Mais, qu’on retienne l’opposition de l’objectif et du subjectif, de la liberté et du déterminisme, de l’extériorité et de l’intériorité, le mode de dépassement de ces « dyades » - consistant à forger des amalgames tels que « l’intériorisation de l’extériorité » - ne supprime pas la tension entre deux domaines de réalité mais dédouble chacun en jouant sur des relations paradoxales de double inclusion. Ainsi peut-on lire dans les Méditations pascaliennes que « Le corps est dans le monde social mais le monde social est dans le corps (sous forme d’hexis et d’eidos). Les structures mêmes du monde sont présentes dans les structures (ou mieux, les schèmes cogni-tifs) que les agents mettent en œuvre pour comprendre… »52. Cette méthode, dont on a du mal à savoir si elle est le résultat des modes d’analyses ou du style d’écriture de l’auteur, produit des effets de miroir, quasiment magiques, amenant à souligner d’indéniables homologies entre l’auteur de la Théodicée et celui de Raisons pratiques53. Sans doute P. BOURDIEU affirme-t-il que : « À la vision dualiste qui ne veut connaître que l’acte de conscience transparent à lui-même ou la chose déterminée en extériorité, il faut donc opposer la logique réelle de l’action qui met en présence deux objectivations de l’histoire, l’objectivation dans les corps et l’objectivation dans les institutions ou, ce qui revient au même, deux états du capital, objectivé et incorporé, par lequel s’instaure une distance à l’égard de la nécessité et de ses urgences »54. Mais, cette double détermination n’est généralement présentée que sous la forme du « conditionnement » de la subjectivité par « intériorisation » ou « incorporation » des conditions objectives. Centrées sur une conception limitative de la praxis, dans laquelle les hommes sont travaillés par le monde sans travailler le monde55, les analyses de P. BOURDIEU ne remontent que rarement jusqu’au travail du social dont dépend « la répé-tition d’expériences toujours convergentes qui confèrent sa physionomie à un environnement

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social »56. Or, pour comprendre la mondisation ou au contraire la démondisation des mondes de vie, comme enrichissement ou paupérisation, il faut réhabiliter l’analyse de la poiésis. Ritualisation des repas quotidiens, socialisation des rallyes, inscription dans une généalogie assurant la transmission d’un capital patrimonial… c’est bien d’un mode de production des mondes de vie des riches – presque conçus comme des niches écologiques et sociales - qu’il est question dans les livres de M. PINÇON et M. PINÇON – CHARLOT et de B. LE WITTA. C’est en fabriquant un monde bourgeois que les bourgeois persévèrent dans leur être. Effecti-vement, chez les riches, dans chaque situation, comme dans le meilleur des mondes leibnizien, chaque personne et chaque chose, un peu comme une monade, semble « conspirer » pour ren-forcer la cohérence du monde de vie où elle s’insère ; et l’on peut dire qu’ici, dans ces condi-tions sociales particulières, « l’habitus tend à favoriser les expériences propres à le favori-ser »57. Pour dépasser une lecture s’attachant peut-être trop essentiellement à la clôture spatiale et sociale des « ghettos du Gotha »58, il est sans doute judicieux de lier les dimensions spatiales et temporelles donnant toute leur cohérence à ces mondes de vie où s’institue de la durée en parlant de sanctuaires ou de demeure59. Il s’agit bien ici de ce que M. DE CERTEAU désigne comme une « victoire du lieu sur le temps »60. Ainsi les dominants se donnent-ils de la durée là où ceux qui restent exposés au « déluge de hasards » sont condamnés à rester présent au pré-sent dans l’immédiateté de l’instant61. Dans ces cadres, être bourgeois, faire perdurer le monde de vie bourgeois, c’est en quelque sorte tout un. Partant de là, il semble fondé d’affirmer que le temps ne peut plus apparaître comme une donnée, entité purement extérieure ou forme a priori de la connaissance, indépendante des modalités sociales de son institution - ou de sa destitution -. Aux antipodes sociales du XVIe arrondissement, chez les pauvres des banlieues, les événe-ments éparpillent les objets, isolent les individus, bref, « démondent » les mondes de vie, lais-sant les individus de plus en plus exposés aux aléas. Pour parodier J. P. SARTRE, on pourrait dire à cet égard que les pauvres ont, plus que les riches, « à être leur être », qu’ils sont « jetés là ». Mais, à la différence des héros de l’existentialisme, ils restent « englués » dans des situa-tions d’où ils ne s’évadent pas. Leur « instabilité » n’est pas le produit d’un « arrachement » libérateur, mais, au contraire, une conséquence de la « facticité » à laquelle ils n’échappent pas. A cet égard, sachant que « l’habitus tend à se mettre à l’abri des crises et des mises en question critiques en s’assurant un milieu auquel il est aussi préadapté que possible, c’est à dire un uni-vers relativement constant de situations propres à renforcer ses dispositions en offrant le mar-ché le plus favorable à ses produits »62, la pauvreté paraît ouvrir une fissure dans les analyses de P. BOURDIEU. En effet, la multiplication du nombre de personnes amenées à accumuler des expériences de démondisation fractionnant la durée en instants déliés, pulvérisant les mondes de vie, nous permet-elle encore de dire que « la rémanence, sous la forme de l’habitus, de l’effet des conditionnements primaires rend raison aussi et aussi bien des cas où les disposi-tions fonctionnent à contretemps et où les pratiques sont objectivement inadaptées aux condi-tions présentes parce qu’objectivement ajustées à des conditions révolues ou abolies »63 ? Pour accroître la pertinence de ce questionnement, la question doit se fractionner en fonction de deux axes d’interrogation : - La participation à un champ est le modèle obligé de la socialisation dans le cadre du « struc-turalisme génétique »64 de P. BOURDIEU. On sait que, pour l’auteur de La distinction, seule la référence à un espace de positions sociales relativement antagoniques permet de comprendre

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les pratiques des agents qui s’y trouvent. Ainsi s’expliquent la force des atouts et le poids des handicaps, la légitimité et le réalisme des aspirations, la pertinence de certaines stratégies et l’efficacité de certains coups… En outre, la participation à un champ suppose l’illusio, soit la connivence de rivaux qui, malgré leur concurrence, se trouvent d’accord sur les enjeux moti-vant leur participation au jeu65… Mais qu’advient-il de ceux qui restent désespérément « hors jeu » ou de ceux pour qui, à chaque instant, « rien ne va plus »66 ? - L’habitus semble désigner une forme de conatus social supposant à la fois le désir de durer et la stabilité des conditions objectives de vie. Ainsi, les fondements du structuralisme génétique reposent sur une relative inertie des mondes de vie… Mais la mémoire de personnes immer-gées dans d’incessants processus de démondisation peut-elle être autre chose qu’une mémoire rompue ? Autrement dit, quelles règles peuvent être intériorisées lorsque les individus affron-tent l’incertitude d’événements « sans pourquoi » ? Pour répondre, il faudra prendre au sérieux la vigilance quotidienne des pauvres et leur expé-rience de l’ennui afin de leur donner un statut sociologique ; puis, sur cette base, il faudra ré-examiner la valeur sociologique des histoires de vie à la lumière d’une conception renouvelée des événements, assumant le fait que l’accident n’est pas toujours attaché à une substance comme le mouvement à un mobile.

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NOTES 1 J. C. PASSERON : Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p. 165. Ainsi, « l'universalité des propositions les plus générales de la sociologie est au mieux une universalité numérique, jamais une universalité logique au sens strict », (p. 64 et p. 377). 2 B. LE WITTA : Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1988, P. 78. 3 « Nulle part, le repas n’est une cérémonie. La table n’a pas à être le lieu des contraintes du corps. C’est un endroit où l’on apaise sa faim d’une manière qui procure le plaisir. Tous mangent le dos arqué et les avant-bras appuyés sur la table dans une posture de repos, car l’acte de manger est un temps de repos pour le corps fatigué », (C. PETONNET : On est tous dans le brouillard, Paris, Galilée, 1985, p. 97). 4 « Le repas est en effet consciemment vécu comme un moment privilégié de socialisation autour duquel se concentre et se transmet l’ensemble des signes distinctifs du groupe familial bourgeois », (B. LE WITTA : Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1988, p. 84). « La table est la pierre de touche de l’homme distingué, car, dans ces milieux, un dîner est une réunion familiale ou mondaine, presque une cérémonie avant d’être un repas », (E. MENSION-RIGAUD : L’enfance au château L’éducation des élites françaises au XXe siècle, Paris, Rivages, 1990, p. 166). 5 P. BOURDIEU : La distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 219. 6 Ibid., p. 218, c’est l’auteur qui souligne. 7 P. BOURDIEU emprunte cette expression à M. WEBER (La distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 59). 8 M. DOUGLASS : De la souillure. Etudes sur la notion de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 1992. 9 Ibid., p. 57. 10 Comtesse de BASSANVILLE : Le trésor de la maison, Paris, P. BRUNET, 1867 ; cité par C. MARENCO : Manières de table, modèles de mœurs 17e-20e siècle, Cachan, Éditions de l'École Normale Supérieure de Cachan, 1992, p. 125. 11 J. VERDES-LEROUX: Le travail social, Paris, Éd. de Minuit, 1978. 12 C'est le titre d'un ouvrage de M. DELORME adressé aux jeunes filles issues de milieux ouvriers, afin de les préparer « aux grands devoirs qui les attendent à la Direction d'une maison bien ordonnée »; cité par C. MARENCO : Manières de table, modèles de mœurs 17 e-20 e siècle, Cachan, Éditions de l'École Normale Supérieure de Cachan, 1992, p. 121. 13 Ibid., p. 14. 14 M. DOUGLASS : De la souillure. Etudes sur la notion de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 1992, p. 90. 15 Un « donneur de temps » doit se comprendre ici, non pas seulement comme un « marqueur de temps » qui, par exemple indique l’heure, mais, comme ce qui institue de la durée. Pour juger des effets produits par la confusion entre donneurs et marqueurs de temps dans des textes trop hâtivement rédigés et em-pruntant peut-être trop vite leurs concepts à d’autres secteurs de l’activité scientifique, on peut se référer à la contribution de P. SANSOT intitulée « Donneurs de temps, donneurs de sens », dans Donneurs de temps, (Albeuve, Suisse, Éditions Castella, 1981). Pour comprendre cette nuance importante, on peut noter que le passage du facteur, événement très important de chaque journée des pauvres, est plus un marqueur qu’un donneur de temps. En effet, malgré sa régularité horaire, son passage ne totalise pas les

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instants pour les faire « prendre » en durée, mais, au contraire, reste caractéristique d’un temps fraction-né en moments déliés. 16 A. MOLL-WEISS : Le livre du foyer, Paris, A. Colin, 1914 ; cité par C. MARENCO : Manières de table, modèles de mœurs 17e -20e siècle, Cachan, Éditions de l'École Normale Supérieure de Cachan, 1992, p. 127-128. 17 GACON DUFOUR (Madame) : Manuel complet de la maîtresse de maison, Paris, Loret, 1828, p. 219 ; cité par C. MARENCO : Manières de table, modèles de mœurs 17 e -20 e siècle, Cachan, Éditions de l'École Normale Supérieure de Cachan, 1992, p. 125. 18 P. BOURDIEU : Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 117. 19 B. LE WITTA : Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1988, p. 86. 20 Il importe en effet, pour développer la comparaison entre les riches et les pauvres, de rappeler que le rituel permet de rester contemporain du temps fondateur et de réintégrer une situation primordiale où « les dieux et les grands ancêtres mythiques étaient présents, étaient en train de créer le monde, ou de l’organiser, ou de révéler aux humains les fondements de la civilisation », (M. ELIADE : Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, p. 76). « A chaque fête périodique on retrouve le même temps sacré, le même qui s’était manifesté dans la fête de l’année précédente ou dans la fête d’il y a un siècle : c’est le temps créé et sanctifié par les dieux lors de leur gesta, qui sont justement réactualisé par la fête. En d’autres termes, on retrouve dans la fête la première apparition du temps sacré, telle qu’elle s’est effectuée ab origine, in illo tempore », (Ibid., p. 61). 21 M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT : Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil, 1989, P. 77. 22 B. LE WITTA : Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1988, P. 78. 23 Il faudrait souligner ici la parenté des mots tempus et templus… pour montrer comment les mondani-tés reposent sur des différenciations temporelles et spatiales. 24 M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT : Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil, 1989, P. 147. Un des interviewés de B. LE WITTA affirme : « C’est bête à dire, mais lorsque j’ai vu ma femme pour la première fois à Science Po. Je l’ai tout de suite reconnue », (B. LE WITTA : Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1988, P. 77). 25 Ibid., p. 191. On notera également l’un des propos recueillis par B. LEWITTA : « Les rallyes servent à se constituer un environnement social à la hauteur », (Ibid., P. 89). 26 M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT : Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil, 1989, p. 148. 27 Ibid., p. 190 -191. 28 Ibid., p. 189. 29 Il faudrait ici insister sur ce terme afin de dénaturaliser ce que le sens commun naturalise trop vite et rappeler que ce sont des constructions. Ne devrions nous pas également parler de demeures pour caracté-riser les fondations stables de ces mondes de vie ! ? 30 M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT : Grandes fortunes, Paris, Payot, 1998, p. 189. 31 B. LE WITTA : Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1988, P. 69. 32 Ibid., P. 89.

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33 Ibid., P. 80. 34 M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT : Grandes fortunes, Paris, Payot, 1998, p. 326. En utilisant cette formule, les auteurs de Grandes fortunes, se référent sans doute, sans la nommer, à l’analyse de L’éducation sentimentale proposée de P. BOURDIEU dans son « Prologue » à Les règles de l’art : « La tendance du patrimoine (et, par là, de toute structure sociale) à persévérer dans son être ne peut se réali-ser que si l’héritage hérite l’héritier, si, par l’intermédiaire notamment de ceux qui en ont provisoirement la charge et qui doivent assurer leur succession, « le mort saisit le vif » (c’est à dire un propriétaire dis-posé à hériter) », (Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p. 30). 35 P. BOURDIEU : « Les stratégies matrimoniales le système des stratégies de reproduction », Annales E.S.C., 1972. 36 M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT : Grandes fortunes, Paris, Payot, 1998, p. 228. 37 Ibid., p. 229-230. 38 Ibid., p. 231. 39 Ibid., p. 81. 40 Le texte est le suivant : « Mais il en est de l’univers comme dans une famille où il est le moins loisible aux hommes libres d’agir par caprice, mais où toutes leurs actions, ou la plus grande partie, sont ré-glées ; pour les esclaves et les bêtes, au contraire, peu de leurs actions ont rapport au bien commun, et la plupart d’entre elles sont laissées au hasard », (Métaphysique, l, 10, 15-20. Paris, Vrin, 1974, tome 2, p. 707). 41 Les vertus sont des dispositions à l'action. « La vertu de l'homme ne saurait être qu'une disposition par laquelle un homme devient bon et par laquelle aussi son œuvre propre sera rendue bonne », (ARISTOTE : Éthique à Nicomaque, II, 5, 1106 a). Hexis deviendra « habitus » en latin notamment dans le vocabulaire thomiste. 42 ARISTOTE : Éthique à Nicomaque, II, 9, 1109 a. 43 Ibid., II, 3, 1105 b. 44 N. GRIMALDI : Aliénation et liberté, Paris, Masson, 1972. 45 Ibid., p. 112. 46 Ibid., p. 113. 47 On peut se référer ici notamment à l’article de F. HERAN : « La seconde nature de l’habitus », Revue française de sociologie, XXVIII, 1987, ainsi qu’à celui de H. TOUBOUL : « P. BOURDIEU et les hor-loges de LEIBNIZ », Lectures de P. BOURDIEU dans les Cahiers du LASA, n° 12 –13, 1er semestre 1992. 48 L’une des définition les plus complètes de la notion d’habitus se trouve dans Le sens pratique : « Les conditionnements associées à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est à dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pra-tiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptés à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement «réglées» et «régulières» sans être en rien le produit d’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collec-tivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre », (Le sens pra-tique, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 88-89). 49 Ibid., p. 94.

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50 Ibid., p. 134. 51 « Capacité de génération infinie et pourtant limitée, l’habitus n’est difficile à penser qu’aussi long-temps qu’on reste enfermé dans les alternatives ordinaires, qu’il vise à dépasser, du déterminisme et de la liberté, du conditionnement et de la créativité, de la conscience et de l’inconscient, ou de l’individu et de la société », (Ibid., p. 92). 52 P. BOURDIEU : Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 180. On pourrait rappeler ici que, dans le Discours de métaphysique, LEIBNIZ affirme que « toute personne ou substance est comme un petit monde qui exprime le grand », (Œuvres, Paris, Aubier Montaigne, 1972, p. 175). « Ainsi l’univers est en quelque sorte multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage », (Ibid., p. 168). 53 P. BOURDIEU parle ainsi du « processus purement social et quasi magique de socialisation », (Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 96). Rappelant que LEIBNIZ est « un compagnon de toujours » de l’auteur de La distinction, H. TOUBOUL affirme que, pour ce dernier, « le monde social ressemble à une monadologie qui n’a même pas besoin d’horloger », (« P. BOURDIEU et les horloges de LEIBNIZ », Lectures de P. BOURDIEU dans les Cahiers du LASA, n° 12 – 13, 1° semestre 1992, p. 271). Plus récemment, dans l’un des derniers ouvrages de P. Bourdieu, on trouve de nombreux passage plus « leibnizien » que « pascalien » : « Des habitus spontanément orchestrés entre eux et ajustés par anticipation aux situations dans lesquels ils fonctionnent et dont ils sont le produit (cas particulier mais particulièrement fréquent) tendent à produire des ensembles d’actions qui, en dehors de tout complot et de toute concertation volontaires, sont grossièrement accordés entre elles et conformes aux intérêts des agents concernés », (Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 174). 54 P. BOURDIEU : Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 95. 55 « On pourrait, par un jeu de mot « heideggérien », dire que la disposition est exposition. C’est parce que le corps est (à des degrés inégaux) exposé, mis en jeu, en danger dans le monde, affronté au risque de l’émotion, de la blessure, de la souffrance et parfois de la mort, donc obligé de prendre au sérieux le monde (et rien n’est plus sérieux que l’émotion, qui touche jusqu’au tréfonds des dispositifs organiques), qu’il est en mesure d’acquérir des dispositions qui sont elles mêmes ouvertes au monde, c’est à dire aux structures mêmes du monde social dont elles sont la forme incorporée », (P . BOURDIEU : Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 168. 56 P. BOURDIEU : Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 100. 57 Ibid., p. 102. 58 Au fond des ouvrages tels que Dans les beaux quartiers (M. PINÇON et M. PINÇON -CHARLOT, Paris, Seuil, 1989) ou Quartiers bourgeois quartiers d’affaires (M. PINÇON et M. PINÇON-CHARLOT, Paris, Payot, 1992) viennent confirmer que « Les forces à l'œuvre dans la répartition et la ségrégation des populations urbaines font que chaque quartier peut revêtir la forme d'une région mo-rale », (R. E. PARK, « La ville. Proposition de recherche sur le comportement humain en milieu ur-bain », L’école de Chicago Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1984, P. 124). 59 « Demeurer, n’est précisément pas le simple fait de la réalité anonyme d’un être jeté dans l’existence comme une pierre qu’on lance derrière soi. Il est un recueillement, une venue vers soi, une retraite chez soi comme dans une terre d’asile, qui répond à une hospitalité, à une attente, à un accueil humain », (E. LEVINAS : Totalité et infini, Paris, Livre de poche, 1994, p. 162). 60 M. DE CERTEAU : L’invention du quotidien 1/ Arts de faire, Paris, UGE, 1980, p. 21. Si on peut reprocher à M. DE CERTEAU un certain romantisme dans sa valorisation des tactiques, on peut, en revanche, souligner la pertinence de sa définition de la stratégie qui s’applique très bien aux milieux sociaux concernés dans ce chapitre : « J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (un propriétaire, une entreprise, une

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cité, une institution scientifique) est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte (des concurrents, des adversaires, une clientèle, des cibles ou des objets de re-cherche). La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle straté-gique », (Ibid., p. 20-21). 61 Ne faut-il pas voir dans l’opposition scolaire de la durée et de l’instant, qui se plaît à mobiliser les philosophies de H. BERGSON et de G. BACHELARD, l’opposition bien plus essentielle de mondes de vie socialement déterminés ? On se rappellera à ce propos que les agents sociaux « ne peuvent faire le temps que dans la mesure où ils sont dotés d’habitus ajustés au champ, c’est à dire du sens du jeu (ou du placement) comme capacité d’anticiper sur le mode pratique des à venir qui se donnent dans la structure même du jeu, ou, autrement dit, dans la mesure où ils ont été ainsi constitués qu’ils sont disposés à ap-préhender dans la structure présente des potentialités objectives qui s’imposent à eux comme des choses à faire », (Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 254). 62 P. BOURDIEU : Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 102. 63 Ibid., p. 105. Même si, dans ses derniers ouvrages, P. BOURDIEU insiste plus nettement sur les « dé-calages, discordance et ratés » faisant que « les habitus peuvent se trouver affrontés à des conditions d’actualisations différentes de celles dans lesquelles ils ont été produits », (Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 191) le modèle d’intelligibilité reste fondé sur un « cosmos naturel ou social », (Ibid., p. 249) où règne « l’ajustement des dispositions aux positions », (Ibid., p. 176) et que seule ex-plique la « violence symbolique » transformée en amor fati. En effet, comme la monade qui ne possède ni portes ni fenêtres, l’habitus « ayant lui-même sa logique (lex) et sa dynamique (vis) propres, il n’est pas mécaniquement soumis à une causalité extérieure... », (Ibid., p. 251). 64 « … si j’aimais le jeu des étiquettes qui se pratique beaucoup dans le champ intellectuel depuis que certains philosophes y ont introduit les modes et les modèles du champ artistique, je dirais que j’essaie d’élaborer un structuralisme génétique : l’analyse des structures objectives – celles des différents champs – est inséparable de l’analyse de la genèse au sein des individus biologiques des structures men-tales qui sont pour une part le produit de l’incorporation des structures sociales et de l’analyse de la genèse de ces structures sociales elles-mêmes… », (Choses dites, Paris, Editions de Minuit, 1987, p. 24. 65 « Tous les gens qui sont engagés dans un champ ont en commun un certain nombre d’intérêts fonda-mentaux, à savoir tout ce qui est lié à l’existence même du champ : de là une complicité objective qui est sous-jacente à tous les antagonismes. On oublie que la lutte présuppose un accord entre les antagonistes sur ce qui mérite qu’on lutte et qui est refoulé dans le cela-va-de-soi, laissé à l’état de doxa, c’est-à-dire tout ce qui fait le champ lui-même, le jeu, les enjeux, tous les présupposés qu’on accepte tacitement, sans même le savoir, par le fait de jouer, d’entrer dans le jeu », (P. BOURDIEU, Questions de sociolo-gie, Paris, Editions de Minuit, 1984 , P. 114). 66 Pour BOURDIEU, « ...loin de constituer un démenti à la loi de la correspondance entre les structures et les habitus, ou entre les positions et les dispositions, les ambitions rêvées et les espérances milléna-ristes qu’expriment parfois les plus démunis témoignent encore que, à la différence de cette demande imaginaire, la demande effective trouve son fondement et du même coup ses limites dans le pouvoir effectif. On découvre en effet, en écoutant les sous-prolétaires, chômeurs algériens des années soixante ou adolescents sans avenir des grands ensembles urbains des années quatre-vingt-dix, comment l’impuissance qui, en anéantissant les potentialités, anéantit l’investissement dans des enjeux sociaux encourage à créer de toute pièce l’illusion », (P. BOURDIEU : Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 263).

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XI - Le kairos et la consolidation

Situation 16 : Le pire, c’est le matin quand le facteur passe… Fabienne a 38 ans, elle habite un appartement dans un programme d’habitat pavillonnaire des H. L. M. Elle a choisi de prendre un appartement ici parce que le cadre lui plaisait lorsqu’elle s’est séparée de Jacques qui buvait trop et devenait violent. Elle a «connu des périodes plus faciles», Jacques avait un bon travail, un bon salaire. Ils ont «fait des dettes» : une voiture neuve, des meubles… Comme Jacques devait parfois se déplacer dans les pays de l’Est pour son travail, elle l’a accompagné parfois. Ils ont pris le goût des voyages. L’Asie surtout l’attirait. Ils n’avaient pas pris en compte la fragilité de l’entreprise d’import-export où Jacques travaillait. De plus en plus inquiet, Jacques buvait toujours plus et «piquait des crises abominables». Il a frappé un de ses collègues qui lui reprochait d’avoir bu. Il a été licencié pour faute grave, sans indemnités. «A la maison, après ça, c’était l’enfer». Fabienne est partie avec l’aide de quelques amis et même le soutien discret de sa belle-mère avec qui elle s’entend bien «après toutes ces années». Elle a trouvé des «extras» à faire dans la restauration, mais elle ne se «voit pas ser-veuse». Elle préférerait faire une formation et devenir assistante sociale. Jacques n’a pas re-trouvé de travail, il se terre chez des amis qui l’hébergent. En attendant, les factures se sont accumulées, les huissiers sont venus à de nombreuses reprises… Avec l’API qu’elle a obtenu, Fabienne ne peut pas tout payer, le loyer, les dettes… Chaque fois qu’elle a «cru s’en sortir» elle a «replongé dans les ennuis ». «Chaque fois que ça allait mieux, je me disais : on arrive au bout du tunnel, ça va se calmer… Et bing ! j’avais un recommandé de l’organisme de crédit, si vous ne payez pas 3500 francs sous 8 jours on passe votre dossier au tribunal. Bon, moi, je me débrouillais, je trouvais l’argent, mes parents, ceux de Jacques aussi essayaient de m’aider… Je me disais, bon, ce mois ci je peux faire attendre les H. L. M. et payer ça d’abord parce que sinon ça sera la vraie galère». Elle affirme qu’elle ne se sent «jamais tranquille» : «Le pire, c’est le matin, quand le facteur passe… on entend sa mobylette dans tout le quartier. D’un côté, j’ose pas partir, parce que… quand je suis pas là, vers 10 heures, je me demande ce que j’ai dans la boite à lettres. Je… je suis mal... - Ça se manifeste comment ce malaise, heu, pardonnez-moi de… d’insister hein, vous êtes mal comment ? - Ça me fait une boule dans la poitrine, j’ai du mal à avaler. Je pense plus qu’à rentrer. Quand je suis là, c’est pire, quand j’entends le bruit de la mobylette, c’est comme… heu, tout s’arrête ! J’attends qu’il soit parti et qu’on l’entende plus et puis heu, là, je vais à la boite à lettres… C’est le moment le pire… Après, le reste de la journée, ça va, c’est pas pareil… Mais là, à chaque coup, c’est plus fort que moi, je me dis : attends, qu’est-ce qui va se passer encore ?».

Situation 17 : En fin de compte tu payes ta vie avec de la petite monnaie Gérald aimait bien sa liberté de travailleur acrobatique, se déplaçant dans toute l’Europe de l’Ouest pour des chantiers spectaculaires… Mais, à Londres, un câble, en se détachant, l’a blessé à l’épaule gauche. L’entreprise a payé les frais d’hospitalisation en Angleterre, mais elle n’assure aucune protection à Gérald. C’était un travail mal protégé, payé de la main à la main, en liquide. Gérald aimait cette vie : travailler dehors, «prendre des risques mesurés» en se don-

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nant de «bonnes sensations», «être libre le reste du temps» et «avoir toujours un rouleau de billets dans la poche». L’accident a bouleversé ce mode de vie que Gérald estime désormais, un peu amèrement, «sans filet». Du point de vue professionnel, il affirme qu’«il faut faire quelque chose», mais il n’a rien à faire valoir. Sa scolarité plus ou moins tumultueuse s’est arrêtée en seconde littéraire, au grand dam de ses parents qui espéraient le voir entrer à l’école d’horlogerie. La seule chose qui l’intéressait était la montagne... Depuis qu’il est revenu blessé à Besançon, les organismes de prise en charge des chômeurs lui proposent des stages profes-sionnels qui «ne lui conviennent pas du tout», lui semblent «ridicules» et «inadaptés». «Avant, on se baladait dans toute l’Europe, c’était vraiment la belle vie, on allait où on nous demandait, on n’était pas très nombreux à faire ça, on se connaissait bien avec quelques Suisses et quelques Italiens… On avait pas vraiment de plan quoi, on choisissait ce qui nous paraissait le plus chouette, changer les fenêtres d’un grand immeuble à Hambourg, travailler pour un téléphérique en Suisse… On choisissait quelques mois à l’avance… ça dépendait du projet lui-même et des gens avec qui on allait travailler… C’était quand même pas la vie au jour le jour quoi, on savait un peu ce qui nous attendait, mais on se sentait libre de choisir, quoi…» Bon, là, franchement je vois pas bien quoi… je peux même pas être couvreur, imagine que ça se coince (son épaule) si je suis sur un toit… Tu vois le travail ! … Même perchman dans une station (de ski), je peux pas le faire... Je sais pas, faut que je trouve autre chose, faire un gîte (rural), un truc comme ça à la campagne, ça me plairait bien… dans le haut (le Haut Doubs), ça serait pas mal ! Mais, bon, on n’a pas le fric pour commencer… Des fois, je me dis que c’est vraiment la merde… De toute façon, tu imagines des trucs sympa, pis tu te dis : bon, pour commencer faut de la thune… et ça, hum, c’est pas ce qu’on a le plus quoi. En attendant, tu te lèves le matin et tu te dis, bon, faut qu’on tienne. Ça, ça te bouffe la vie. Tu rêves, et pis en fin de compte, tu payes ta vie avec de la petite monnaie. T’en es là quoi, hein ! Tu te dis : bon, si je descends en ville et que je bois un café dans un bistrot je dois remonter à pieds. Là, bon, on fait gaffe à tout, on se dit OK, on aime bien le bon café, l’arabica, alors on en prend très peu, on en boit pas le matin, on le garde pour le midi… Tu t’y fais, mais merde … si y faut faire toujours attention quoi, toujours se demander ce qu’on peut vraiment se payer, ça devient plus possible !

** Pour vivre dans un monde aléatoire, il faut d’abord apprendre à « voir venir ». Le flair, l’intuition, le coup d’œil, sont des traits de caractère souvent valorisés par les interviewés des différentes enquêtes auxquelles j’ai participé. D’après les personnes que j’ai rencontrées, il faut savoir évaluer très vite, et pour ainsi dire instantanément, les éléments composant une situa-tion. Personnes et choses doivent être perçues immédiatement en fonction la véritable place qu’ils occupent dans la configuration du moment et selon leur vraie valeur. Vivant dans une sorte d’urgence chronique, le pauvre ne peut pas véritablement compter sur l’expérience au sens d’un apprentissage progressif ; il lui faut savoir voir ce qu’il doit savoir tout de suite. « Alors là, ça a fait « tilt » dans ma tête, j’ai vu tout de suite que ce logement, c’était le bon plan… Même si j’avais pas vraiment de paye pour faire ça, il y avait le logement (Il s’agit d’une proposition faite à cet allocataire du R. M. I. pour habiter un logement vide qui se trouve au dessus d’un garage fréquemment « visité »)… tu parles avec le logement, tu as l’eau et

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l’électricité qui sautent… De ce point de vue, c’est super ! Je me suis dit tout de suite, ça c’est tout bénef (bénéfice) ». « J’ai ma liste dans la tête… je sais ce qu’il nous faut. Mais, ça fait rien, je fais toujours un tour, heu… Je fais tous les rayons, je regarde, je… comme ça, hein, on sait jamais… - Comme ça, vous êtes toujours un peu au courant ? Alors, quand on veux savoir le prix de quelque chose, on vous appelle ? ! - (Rires) Ah oui, oui… L’autre jour, c’est comme ça que j’ai trouvé les chaussures de sport pour Kevin. C’est parce que je suis passé dans le rayon du sport, d’habitude les chaussures, on les regarde pas, là, parce que là, pfff ! c’est des prix vraiment trop élevés. Pis là, j’ai vu qu’y changeaient tout et que y avait une corbeille… j’ai dit attends voir, ça c’est qu’y liquident… ». Cette capacité à comprendre pleinement tout ce qui se joue implicitement dans l’ici et mainte-nant permet de juger s’il est judicieux de s’engager dans de nouvelles conditions de vie en acceptant une sorte de poste de concierge « au noir », non payé, mais logé ; c’est elle qui est mobilisée pour déterminer le lieu et le moment propices à l’achat d’une paire de chaussures pour l’aîné de ses enfants… c’est elle aussi qui amène Karim à passer dans les locaux des tra-vailleurs sociaux « parce qu’on ne sait jamais… Des fois, tu te dis, hein : bon, faut que je me montre là. Des fois, hein, que… si il y a des choses, je sais pas, qui se trament… ». Celui qui n’est pas attentif au présent, qui ne l’explore pas comme Karim, se fera surprendre, il aura des ennuis et ne pourra pas profiter des occasions intéressantes. Il me semble indispen-sable de faire reconnaître ici un aspect méconnu, sinon dénié, des capacités d’adaptation des pauvres à leur dénuement : la vigilance. Cette disposition est plus qu’une adaptation passive à la nécessité, c’est, au sens strict du terme, une vertu1. Loin de provoquer une dispersion ou une carence de l’attention, comme aiment à le croire certains travailleurs sociaux2, l’adaptation vigilante au dénuement appelle, en fait, une véritable concentration. Elle requiert une pleine présence au présent dont il ne convient pas de se laisser distraire. Il faut régler la focale sur la bonne distance, ne pas s’aveugler sur un détail, et rester présent à la globalité de l’environnement. La vigie ne se concentre pas sur quelque chose de défini, elle cherche à voir ce qui peut survenir, elle scrute l’horizon du temps. Pour parler comme les phénoménologues, on pourrait dire qu’elle adopte une sorte d’attention sans visée intentionnelle en direction d’un objet particulier, qu’orientée vers l’ensemble des renvois qui tissent le monde de vie, elle se relâche lorsqu’elle se dirige vers quelque objet trop nettement différencié de l’ensemble de l’environnement. Pour caractériser cette forme d’attention au monde, on peut penser aux spé-cialistes d’arts martiaux qui englobent leurs adversaires du regard comme on contemple un paysage. De ce point de vue, il s’agit sans doute moins de « tout voir » que de « voir le tout ». La prise en compte de la vigilance nous permet sans doute de mieux comprendre certaines attitudes que des observateurs, plus pressés de conclure leur travaux que d’analyser leur maté-riel empirique, ont voulu classer dans le simple désœuvrement. Ainsi en va-t-il du comporte-ment des jeunes qu’on prétend voir « rouiller » aux pieds des immeubles. Ce mercredi matin, depuis 9 heures 30 environ, Abdel, âgé de 18 ans, se tient contre le mur, sous l’auvent, devant la porte d’entrée de la cage d’escalier de la tour où vit sa famille. Il est face à tout ce qui peut arriver dans le bâtiment. Sous ses yeux, sur les jeux installés par les H. L. M. et la municipali-té, son frère, deux de ses nièces et deux petits voisins s’amusent. Abdel discute avec certaines personnes qui passent devant lui pour entrer : des voisins, un agent de service des H. L. M. … Son attitude change plus tard dans la matinée et il se tourne alors plus souvent vers la cage d’escalier pour regarder ce que font, pendant un moment qui semble assez long, deux distribu-

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teurs de prospectus. Vers dix heures trente, il s’installe sur un banc d’où l’on peut regarder tous les mouvements d’entrée et de sortie de la cage d’escalier. Deux garçons apparemment de son âge, dont un de l’immeuble, le rejoignent. Ils restent là jusqu’à ce que les « petits » rentrent dans la tour. Abdel ne « rouille » pas, même s’il s’ennuie un peu. Il est posté là, comme un vigile qui surveille les allées et venues. Parce qu’il est là, les petits jouent sur les jeux et les jeunes les plus « agités » du quartier ne viennent pas s’installer dans les communs de l’immeuble pour y « foutre la ruine ». Ainsi, au moyen de cette posture, commence à se mani-fester, dans l’espace dont Abdel contrôle l’accès, quelque chose comme une appropriation, soit un premier fondement ou une esquisse de ce que j’ai cherché à nommer « demeure » dans le chapitre précédent. S’éloigner, pour Abdel, c’est défaire le produit de ce travail, retirer la cou-verture protectrice que sa présence offre aux siens. Partir est toujours inquiétant : « … on ne sait pas ce qui peut arriver. Même si je suis au centre ville, j’aime pas des fois, je me dis, le temps que je remonte, tout ça… ». De ce point de vue, la multiplication des téléphones por-tables, dans l’équipement des jeunes habitants des quartiers de banlieue, n’est sans doute pas sans lien avec ce rôle de vigiles qu’ils assurent à l’égard de leurs familles et de leurs proches. Toutefois, il importe de noter que la vigilance exprime un souci plus large que la « coveil-lance »3 décrite par J. F. LAE et N. MURARD. La connaissance des liens sociaux de solidarité et de rivalité, les informations sur les situations économiques et administratives des autres ha-bitants… sont indispensables pour pouvoir « voir venir » ; mais, comme nous l’avons vu plus haut, la vigilance concerne également les informations sur les promotions dans les grandes surfaces, les offres de logement ou de stages rémunérés… La difficulté est de faire durer cette vigilance. Il faut se maintenir ainsi avec constance, et non seulement se tenir quelques instants aux aguets. Plus le temps est discontinu, éparpillé en ins-tants déliés, plus il faudrait assumer continuellement cette fonction ; mais justement, à ces moments-là, il faut bien quitter cette posture pour répondre aux sollicitations des aléas. Ces moments critiques font apparaître la crainte qui sous-tend la vigilance. Pour se rendre chez le juge des affaires familiales afin de régler les problèmes de garde des deux enfants qu’elle a eus d’un premier mariage, Maryse doit quitter le quartier pour une journée. C’est « toute une orga-nisation ». Il faut régler le problème des enfants à la sortie de l’école sans que Gérald (situation 19) ne soit vu, car on ne doit pas savoir qu’il vit avec elle ; pour cela, Djamila doit récupérer les marmots et les emmener sur un parking où Gérald les retrouvera. Comme le découvert ban-caire de Maryse s’est fortement creusé ces derniers temps à cause d’une réparation de la voi-ture de Gérald qu’il ne pouvait pas payer lui-même, elle craint le pire : le chèque sera peut-être rejeté. Elle téléphonera pour s’assurer que tout va bien avant onze heures afin de savoir s’il faut appeler le banquier en urgence. Tout cela est réglé par plusieurs discussions au cours de la semaine qui précède le rendez-vous avec le juge, mais Maryse reste inquiète. On ne sait ja-mais. On ne peut jamais savoir… Gérald me confiera que Maryse a téléphoné quatre fois au cours de cette journée. Derrière la vigilance est tapie la crainte d’être surpris. Par le caractère indéterminé de son ob-jet, cette crainte se distingue de l’appréhension ou de la peur et se rapproche de l’angoisse telle que la décrivent M. HEIDEGGER ou J. P. SARTRE. Mais l’objet indéfini de la crainte n’est pas ce néant auquel serait confronté un être « jeté » dans le monde et « condamné à être libre ». La crainte porte sur le tout encore indéterminé de ce qui peut arriver, mais n’est pas encore là. Il ne s’agit pas de « ne pas se sentir chez soi dans le monde », mais d’adopter la disposition de vigilance nécessaire parce que, à tout moment, le monde de vie peut se pulvériser en objets

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déliés. Les pauvres ne tremblent pas en raison de leur déréliction mais, conscients de leur ex-position aux aléas, ils se demandent ce qui va bien pouvoir leur tomber dessus. La crainte est cette conscience de fragilité qui, parfois, « cristallise » dans les appels téléphoniques de Ma-ryse ou devient sensible comme cette boule dans la poitrine de Fabienne au moment où elle entend le facteur. Afin d’être en mesure d’éviter un mauvais coup imprévu qui viendrait bouleverser son monde de vie, mais aussi pour que ce dernier puisse se consolider parce qu’on sait saisir une bonne occasion, il faut aller vite, être le plus rapide possible, ne pas laisser de « temps mort » entre le signal et la réponse. Le temps, ici justement, c’est ce décalage, ténu comme les cheveux de l’occasion, qui peut laisser passer la bonne affaire ou laisser recevoir le mauvais coup qu’on n’a pas su voir venir. Il ne faut pas hésiter mais se décider instantanément. La décision doit « coller » à la perception. Cette disponibilité à ce qui surgit et l’instantanéité des réponses semblent contredire perpétuel-lement les injonctions de gestion ou de tenue de comptes par les travailleurs sociaux. Il faut bien reconnaître que souvent, lorsqu’on les interroge directement sur la tenue de comptes, la gestion de budgets, les pauvres proposent des réponses évasives ou dénoncent l’impertinence de notre interrogation. Rose est un peu irritée par les questions que je lui pose sur la tenue de comptes qu’elle ne fait pas. « … Pfff, les calculs, y sont vite faits oui ! On sait toujours à peu près ce qu’on a et pis surtout ce qu’on a à payer mais, pour faire ce que vous dites, faudrait vraiment avoir plus d’argent que nous. Quand on veut quelque chose, comme celles que vous dites (j’ai demandé un peu plus tôt de quelle façon il faut s’y prendre pour acheter une nouvelle machine à laver ou changer de frigo quand on a le R. M. I.), on demande une aide ou on attend qu’on reçoive de l’argent… De toute façon, c’est pas souvent qu’on en reçoit et qu’on peut le garder. Faut toujours qu’on aie quelque chose qui traîne derrière nous, des loyers ou de l’argent qu’on doit. Ca part vite, très vite… Mais moi, je vais pas m’amuser à faire des comptes hein ! Pour la vie de tous les jours, on sait ce qu’on a pis ce qu’on a pas ». Quand je l’interroge sur la façon dont il vit avec le Minimum Social Garanti que la Ville de Besançon lui accorde, Albert me répond : « Avec ce qu’on a (comme revenus pour vivre), on va pas faire des économies, on a besoin de tout ce qu’on a pour vivre bien. Moi, je dis : c’est pas la peine de vivre plus mal qu’on vit déjà, ça vaut pas le coup ! ». Au-delà des discours, les situations que j’ai eu l’occasion d’observer nous mettent en présence d’une réalité plus ambiguë où des éléments d’attention rationnelle aux réalités économiques semblent côtoyer des impulsions pour le moins dépensières - voire « consumatrices ». Sylvie se livre à une exploration méthodique des rayons du super marché où elle est venue au-jourd’hui parce qu’elle sait que certaines marchandises y sont moins chères que dans d’autres grandes surfaces où elle se rend par ailleurs pour acheter certains produits qui sont moins oné-reux qu’ici. L’exploration des allées est nécessaire, elle l’informe pour ses futurs achats et organise l’espace dans lequel elle oriente ses pratiques. C’est à partir d’une telle exploration qu’elle est venue ici aujourd’hui pour réaliser des économies de 5 à 10 centimes sur certaines boites de conserves, sur du soda et du café… Mais, le même jour, elle achète deux bouteille de mousseux et plusieurs boîtes de biscuits apéritifs en promotion parce qu’« il ne faut pas laisser passer une occasion comme celle-là ». La même logique préside à des dépenses plus spectacu-laires. Gisèle a perçu un arriéré de 8200 francs de la Caisse d’Allocations Familiales. L’assistante sociale, qui l’a aidée à faire valoir ses droits et à corriger une erreur de l’administration, espère que cette somme d’argent sera utilisée pour apurer 6500 francs de

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dette de loyer à cause desquels elle a dû batailler ferme avec les responsables des H. L. M. pour éviter une saisie à Gisèle. Lorsque son compte est approvisionné de la somme escomptée, celle-ci se rend dans une grande surface pour effectuer divers achats qu’elle a dû repousser (des vêtements pour les enfants, de la nourriture…). Mais, au moment même où elle passe dans les allées, la grande surface est sur le point de clore une campagne de promotion sur les télévi-seurs. Celui de Gisèle fonctionne très capricieusement, le vendeur assure que le stock de télé-viseurs disponibles sera vendu avant la fin de la promotion. Gisèle craque, l’assistante sociale aussi ! Cependant, il importe de comprendre que les pratiques de consommation des pauvres ne se départagent pas aussi aisément qu’on pourrait le croire en calculs rationnels d’un côté et en « consumations » irrationnelles de l’autre. Les pauvres eux-mêmes ne sont pas plus des cigales que des fourmis. En prenant des décisions d’achat, les ménagères ne cessent de confronter des données extrêmement mobiles. Elles doivent tenir compte des variations de prix et des promo-tions des différents magasins, de l’état des stocks de nourriture qu’elles possèdent à domicile, des besoins en vêtement de chacun des membres de la famille, des dépenses et rentrées es-comptées... Mais ces opérations4 ne sont valables que pour un temps très court et doivent sans cesse être recommencées. Une dépense imprévue, un retard dans le paiement d’une somme escompté… amènent de nouvelles opérations. Le calcul des budgets, tel que certaines conseil-lères en économie sociale et familiale le préconisent parfois, sur la base de modèles empruntés à la gestion domestique des classes moyennes, n’est pas d’un grand secours lorsque dépenses et recettes sont sujettes à des changements aléatoires. Les opérations que j’évoque ici ne sont pas de longues chaînes de raisons par lesquelles les pauvres parviennent à des certitudes cogni-tives et à partir desquelles ils pourraient organiser l’avenir, ce sont des délibérations. Pour comprendre cette différence, on retiendra que : « La délibération représente la voie humaine (…) d’un homme qui n’est ni tout à fait savant ni tout à fait ignorant, dans un monde qui n’est ni tout à fait rationnel ni tout à fait absurde, et qu'il convient pourtant d'ordonner en usant des médiations boiteuses qu'il nous offre »5. Loin d’être retenues par un calcul ou culpabilisées par le discours des travailleurs sociaux, Sylvie et Gisèle sont persuadées qu’elles ont su saisir le bon moment. C’est parce qu’elles pensent qu’une telle opportunité ne se présentera plus qu’elles s’engagent dans de telles dé-penses. La vigilance des pauvres, comme la prudence du phronimos grec, ne consiste-t-elle pas à savoir identifier le kairos6, ce « moment où le cours du temps, insuffisamment dirigé, semble hésiter et vaciller, pour le bien comme pour le mal de l’homme »7 ? Il y a bien là quelque chose qui pourrait nous faire penser à une figure éthique, sinon à une morale. A cet égard, il convient de noter que les admirateurs de l’hédonisme populaire ou les apologues des tactiques oublient que la vie pratique des pauvres est faite de dilemmes. Faut-il payer le loyer ou l’électricité ? Faut-il acheter une paire de chaussures neuves à un enfant qui rentre en sixième ou lui faire mettre les anciennes chaussures de son grand frère parce que ce grand qui travaille bien à l’école et entre en première a besoin d’une calculatrice ? Celui qui sait trancher, c’est le prudent, ce « porteur vivant de la norme »8 qui sait se comporter à chaque fois comme les circonstances l’exigent. Au-delà de la valorisation d’une « intelligence stochas-tique »9 immanente à l’action que j’évoquais dès le début de ce chapitre, on peut - je l’espère - discerner, au fil de ces pages, l’existence d’un principe de consolidation qui se trouve à la base des jugements pratiques des pauvres. C’est ce principe que je souhaite illustrer davantage.

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Si l’on se donne la peine d’aller là où les choses se passent, au-delà des façades médiatisées qui les font ressembler aux soupes populaires, les restaurants du cœur s’intègrent à des pra-tiques que leurs créateurs n’avaient sans doute pas imaginées. Pour certains de leurs usagers, ils permettent d’abord de constituer ou de reconstituer des stocks de nourriture achetée pendant qu’ils se nourrissent quotidiennement grâce aux repas offerts par ces dispositifs. Il importe ensuite de noter que ces dispositifs sont également intégrés à une « gestion » large, prenant en compte l’ensemble de la situation économique des ménages. Ainsi, une mère de famille isolée m’expliquait que les restaurants du cœur lui avaient permis de payer une facture d’électricité et une importante facture de téléphone. S’il s’agit bien de tactiques, au sens où l’entend M. de CERTEAU, on comprend qu’elles visent une consolidation, soit, en un certain sens, le dépas-sement de leur dimension ponctuelle. Il s’agit ici d’utiliser l’occasion pour vaincre l’instantanéité du temps, en accumulant de la nourriture afin de pouvoir « voir venir » ou en se libérant des dépenses habituellement propres à un poste budgétaire afin d’y imputer les dé-penses perturbantes apparaissant sur un autre. A chaque fois, il s’agit au fond de parvenir à dépasser les dilemmes (payer ceci plutôt que cela) qu’impose le manque de ressources pour gagner un peu de cette qualité rare du temps qu’on nomme durée. On retrouve des opérations de conversion similaires dans le champ du logement. A propos des organismes logeurs, on pourrait aussi bien souligner les rapports conflictuels entre les pauvres et des H. L. M., qu’on pourrait rappeler les efforts que font ces organismes pour s’adapter à la paupérisation des locataires de certaines cités. Il me semble plus intéressant d’insister sur des opérations aussi courants que peu comprises : la conversion des achats en dettes de loyer… On ne peut pas facilement utiliser les aides sociales pour payer le changement du moteur de sa voiture ou pour payer les billets de train qui permettront à un couple et ses deux enfants de se rendre à un mariage éloigné mais important… Pour s’autoriser de telles dépenses, on peut ce-pendant convertir la somme correspondante en dette de loyer. Ces opérations de change per-mettent de parvenir à ses fins sans passer par un découvert bancaire parfois impossible et aux conséquences trop pénalisantes ou par une demande d’aide qui essuierait sûrement un refus aux conséquences stigmatisantes. Malika voulait changer sa chambre à coucher, elle avait de-mandé un prêt à la CAF qui lui avait été refusé parce que l’ensemble de meubles qu’elle vou-lait acheter dépassait la somme que la Caisse était décidée à lui avancer. « J’ai dit bon d’accord, vous m’aurez pas comme ça, je vais m’arranger autrement… Je connaissais une dame gentille et tout qui avait été ma voisine, son mari travaillait dans les meubles, elle voulait bien m’aider, alors elle a acheté les meubles pour moi et je lui ai payé à elle… j’ai pas payé le loyer pendant un bout de temps, de toute façon je savais bien qu’on me mettrais pas à la rue comme ça du jour au lendemain… Pendant ce temps j’ai donné l’argent à ma voisine ». Les meubles ont été « livrés » au fur et à mesure que Malika payait sa dette et augmentait le nombre de ses loyers de retards auprès des H. L. M. L’assistante sociale, placée devant la dette de loyer, fit intervenir le CCAS pour obtenir une aide… La conversion des achats en dette de loyer fonctionne comme un service de prêt bancaire. Etre « à jour » dans le paiement de son loyer, c’est posséder en quelque sorte une réserve utilisable en cas de besoin : une assurance ! Le gain de ces opérations que les travailleurs sociaux jugent généralement désastreuses, c’est encore une fois un peu de ciment entre les grains du temps que, sans cela, les aléas dispersent.

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NOTES 1 Pour ARISTOTE : « Les vertus intellectuelles et morales et, en particulier, la vertu de prudence, qui les résume toutes, ne sont qu’un substitut, un pis aller, qui tâchent de retrouver, par le détour de la délibéra-tion, les biens que les hommes fortunés reçoivent immédiatement des dieux », (P. AUBENQUE : La prudence chez ARISTOTE, Paris, P. U. F. 1976, p. 73). Les vertus telles qu’on peut ainsi les entendre, n’existent qu’en situation. C’est en quelque sorte le monde tel qu’il est qui les appelle. Il n’y a pas de courage ou d’homme courageux hors des situations comme celles qu’on rencontre à la guerre. On ne peut pas dire que le courage existe déjà « en puissance », en dehors de telles situations et qu’il ne fait que « s’actualiser » ou se manifester «à l’occasion» d’une bataille. 2 On tient généralement pour acquise l’idée que l’irrégularité du temps renforce directement une sorte d’incapacité à se concentrer. Cette idée, sans être tout à fait fausse, doit être corrigée. Ma présence à certaines réunions de coordination, dans le cadre de la « Politique de la Ville » à Belfort ou à Mulhouse, m’a permis d’observer, à plusieurs reprises, le désarroi de formateurs intervenant sur les publics jugés « en difficultés ». Ainsi, par exemple, un professeur de lettres, acceptant de participer à des activités d’alphabétisation dans un quartier de Mulhouse, avait le sentiment que parfois ses élèves adultes sem-blaient préoccupés et étrangement « absents » par rapport à ce qui se passait dans la salle de cours… En fait, vu du côté des formés, les formations désorientent et divertissent l’attention nécessaire qu’il faut porter à la vie quotidienne. 3 La coveillance est « un mouvement social discret, organisé en de multiples réseaux, qui allie solidarité et surveillance sociale », c’est également « un mécanisme de vigilance extrême qui joue un rôle d’assistance et de surveillance habituellement dévolu aux institutions », S. ROSENBERG et alii : À l’aune de la paralogie, EPSILON, Plan Construction, 1981, respectivement p. 101 et p. 102 ; cité par J. F. LAE et N. MURARD : Les réseaux économiques souterrains en cité de transit, EPSILON, CNAF et Plan Construction, 1984, p. 163. 4 Le terme opération qui désigne à la foi un calcul et une action, me semble préférable à celui de calcul qui, sur la base d’une position de pouvoir propre aux assis, abstrait la dimension cognitive des pratiques concrètes où elles se trouvent prises dans la réalité. 5 P. AUBENQUE : La prudence chez ARISTOTE, Paris, P. U. F., 1963, p. 116. 6 « Tout d’abord, pourquoi le kairos est-il dangereux ? C’est comme l’instant zen du tir à l’arc, le mo-ment d’ouverture des possibles : celui de la crise pour le médecin, c’est à dire de la décision entre la guérison ou la mort, celui du trait décoché pour l’archer pindarique ou tragique, entre l’atteinte ou le loupé… C’est le nom du but en tant qu’il dépend tout entier de l’instant, le nom du lieu en tant qu’il se temporalise sans reste… », (B. CASSIN : L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 466- 467). Le kairos désigne d’abord chez HOMERE, « les endroits du corps où une blessure est efficace et paralyse l’adversaire », (P. M. SCHUL, « De l’instant propice », Rev. Philos., 1962, p. 71, cité par P. AUBENQUE : La prudence chez ARISTOTE, Paris, P. U. F., 1963, p. 105). Bien plus tard, notamment chez ARISTOTE, le kairos va désigner « cette coïncidence de l’action humaine et du temps, qui fait que le temps est propice et l’action bonne : c’est le kairos, l’occasion favorable, le temps opportun », (Ibid., p. 97). De ce point de vue, « le kairos, c’est le bien selon le temps, ou encore, le temps selon le bien », (ibid., p. 101). 7 Ibid., p. 104. 8 Ibid., p. 41. 9 M. DETIENNE et J. P. VERNANT : Les ruses de l’intelligence. La Métis des Grecs, Paris, Flamma-rion, 1974, p. 303.

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XII - A propos du vide entre les grains du temps : l’acédie des « inu-tiles au monde »

Situation 18 : Il y a plein de choses à faire mais…

- Vous pouvez me racontez comment ça se passe pour vous le matin ? - Bon, vous voyez, dans un sens il y a plein de choses à faire… je sais pas hein, ça fait au moins une semaine que… heu… oui, bien une semaine que je me dis qu’il faudrait récurer la salle de bain… heu… bon, je me dis ça des fois, mais le matin, bon… je l’emmène à l’école et pis, après quand je reviens, je me dis qu’y faut que je m’y mette… alors… heu.. ; je me fais un café, je me mets un disque, moi je fais tout en musique, hein ! Alors là bon, je fais les lits ou quelque chose comme ça… pis bon, au bout d’un moment je me rends compte que je tourne en rond, alors je sais pas, je donne un petit coup de fil à ma mère ou à ma sœur… Pis voilà, ben, faut retourner à l’école, pis y faut courir parce qu’y faut acheter du pain ou quelque chose comme ça… Pis voilà, la matinée elle a passé et je me dis que j’ai rien fait, quoi…

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Situation 19 : … t’es pas à ta place y a quelque chose qui va pas… Je dis pas, bon… tu vas en ville faire une course, dans un sens tu as le temps, tu traînes un peu… alors tu regardes les vitrines, les gens et pis tout d’un coup tu te dis mais qu’est-ce que je fous là, y a quelque chose de pas normal. Moi, dans ces coups-là je suis vraiment mal… Je sais pas bien comment… je trouve qu’il y a malaise, hein… Alors, tu rentres quand c’est comme ça. - Alors, vous aimez mieux rentrer ? - Parce que quand c’est comme ça tu peux pas rester là au milieu, tu sens que… Je sais pas… t’es pas à ta place, y a quelque chose qui va pas… - Qu’est ce qui va pas ? - Tout ! Y a tout qui va pas. Moi, je dis un mec qui traîne à dix heures du matin dans la rue piétonne, y a quelque chose qui déconne, il est pas à sa place si vous voulez… [Il laisse un long silence, puis il ponctue, moitié exclamation, moitié interrogation : « hein !] - Bon, alors vous rentrez chez vous quand c’est comme ça ? - Ah oui, mais moi, ça passe pas… J’aime plus sortir, moi ça me serre le ventre, je… j’aime vraiment pas que… bon ici (il s’agit de l’appartement) c’est pas terrible non plus… Y a tout à faire si on veut pis y a rien à faire. - Quoi par exemple ? - Faudrait refaire les tapisseries… les H. L. M. donnent des bons pour avoir du papier (gratui-tement), mais bon… Pfff ! ! ! je me dis que, bon, je verrais ça plus tard… Y faudrait.. enfin… je sais pas moi…

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Situation 20 : Les puzzles de Julia

- Moi j’ai pas l’habitude de rester à la maison… j’ai été toujours travail, travail... et là je de-viens, je l’avoue, je viens folle de rester dans un trois pièces, cuisine... - Vous restez là ? - Ouais, parce que avec les horaires qu’il a,(il s’agit des horaires de l’école maternelle de son fils avec qui elle vit seule) y faut que je suis toujours à l’heure, y commence à huit heures le matin, y revient à midi moins le quart, y reprennent à deux heures moins le quart et y finissent à quatre heures cinq... Je fais le ménage même qu’il est déjà fait. Pis bon le repassage, quand y a du repassage à faire, je repasse. Sinon, je dors. Je passe le temps à dormir la plupart du temps ! Maintenant ça va déjà un peu mieux, hein ! Parce qu’avant je dormais, je l’emmenais à l’école, je dormais, je me réveillais à 11 heures, je le ramenais à 2 heures... bon l’après-midi, j’ai plus de monde qui vient : les copines, les copains qui viennent ou ma mère qui vient, alors là ça va, mais le matin... ! - Vous m’avez dit un truc qui m’intéresse, vous dites que vous vous ennuyez tellement des fois que vous dormez la journée, carrément ! - Ouais et pis je dors la nuit encore... - Et en plus ! Vous avez un sommeil exceptionnel ! - Ouais.... - Et la télé, par exemple ? - Non, la télé, non. Parce que les chaînes françaises, y a rien du tout... Bon à nouveau au mois de septembre, parce qu’y aura de nouveau mon feuilleton que je suis... qui m’ont coupé du jour au lendemain parce sont en train de faire la quatrième série... Je sais pas si vous avez déjà vu, c’est Urgences, c’était sur la deux. C’est le seul jour ou je regardais la télé, c’était le lundi. Ou à part ça, y a des fois des dimanches où y a des... des beaux films qui passent mais, sinon, elle est allumée, c’est pour lui, c’est pour les dessins animés, c’est tout. A un moment je suivais Côte ouest, maintenant... même plus. Non, c’est des feuilletons qu’on a déjà vu et c’est chaque fois la même chose. Aujourd’hui je peux voir le feuilleton, demain je peux dire ce qui se passe-ra, alors ça m’intéresse pas comme feuilleton. - (J’avise un puzzle de plus de 1,5 mètre de côté sur une table basse...) Et autrement, vous faites des puzzles ? Vous en faites beaucoup ? - Oui ! Là on m’a aidé à le faire parce qu’il était un peu compliqué, celui là, à faire. J’ai un co-pain qui est venu m’aider. Sinon, j’avais l’autre, (elle en désigne un tout aussi impressionnant de taille). Mais, fut un temps, je faisais plus de puzzles. J’allais chez des copines, elles ache-taient des puzzles mais elles voulaient pas les faire, alors c’est moi qui les faisais. Et j’adore faire des puzzles. Ça, c’est un truc où je peux passer des heures ! Alors quand j’ai rien à faire, ben... je m’amuse à faire le puzzle. - Et vous avez souvent rien à faire ? - Ouais ! Souvent, parce que comme heu... un moment c’était comme ça : je l’emmenais à l’école, je faisais mon ménage... alors heu, un trois pièces cuisine, au bout de deux heures, il est fait, hein... Mais après y a plus rien à faire ! Alors, me tourner les pouces, heu... hein ! Alors je m’amuse à faire des puzzles, quand je vois des puzzles qui me plaisent, et ben j’en achète et je les fais... Bon, quand y sont pas chers, parce que si y sont trop chers, j’achète pas. Comme là, y a des trucs qui me plaisent : c’est la peinture qu’y montrent à la télé. Mais c’est trop cher. Ça, c’est des trucs qui me plaisent, mais les prix qu’y demandent pour la peinture, c’est trop cher. C’est pour ça que j’en ai jamais acheté. Et, moi, les puzzles, j’adore les faire...

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Combien de fois, au cours de mon travail de terrain, pour l’avoir en quelque sorte « sous les yeux », sans véritablement m’en rendre compte ni oser le reconnaître, ai-je pu constater que, conformément au mot de A. SCHOPENHAUER, « l’ennui n’est pas un mal qu’on puisse né-gliger », qu’« à la longue, il met sur les figures une véritable expression de désespérance »1 ! En effet, dans toute enquête sur la pauvreté, même si on ne le saisit pas directement, l’ennui est là ! Il se laisse apercevoir lorsqu’on réveille après onze heures du matin une personne qui s’était recouchée après avoir accompagné ses enfants à l’école. Il se constate lorsqu’on observe le comportement des jeunes chômeurs qui « rouillent » dans le hall d’un centre social. Il tente de s’exprimer, honteusement et à contrecœur, dans le discours des anciens travailleurs manuels licenciés qui déclarent « tourner en rond » dans leur appartement ou dans leur quartier. Mais, malgré cette présence, il est très difficile d’en parler et plus difficile encore de le comprendre. Pour ma part, c’est très progressivement qu’il m’est apparu comme une dimension essentielle de la pauvreté et que je me suis résolu à tenter de le décrire sans toutefois parvenir à l’expliquer autant que je le souhaite… Contrairement aux philosophes trop prompts à voir dans l’ennui une « maladie du luxe »2 ou le « tourment des classes supérieures »3, j’ai voulu élucider les modalités sociales de ce qu’il me fallait bien reconnaître comme une « omniprésence », afin de véritablement prendre en compte, dans mon approche des pauvres, l’expérience de « ce terrible repos qui est celui de la mort sociale »4. Mais ma tentative pour lui restituer ses dimensions sociologiques s’est heurtée à bien des obstacles. L’ennui des pauvres est d’abord un scandale imposant de fortes culpabilités à ceux qui l’affrontent dans une expérience honteuse et parfois inavouable. A cet égard, il ne faut pas oublier le poids du sens commun valorisant le travail et affirmant que « l’oisiveté est la mère de tous les vices ». Les travailleurs sociaux, eux-mêmes, ne sont-ils pas friands de ces mille et une anecdotes sur les femmes en robe de chambre juste avant midi, ou sur les chômeurs dé-sœuvrés qui se lèvent à 11 heures du matin - voire plus tard que midi ! Il faut se rappeler qu’avoir du temps libre fut d’abord le propre des aristocrates. J. J. ROUSSEAU visait essen-tiellement cette classe en affirmant dans Émile que « riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon »5. Au XIXe siècle, ce type de discours s’est retourné contre les ou-vriers sans travail et valides grossissant les rangs du paupérisme. On se souviendra de P. CÈRE écrivant à propos de ces populations : « ne sachant pas comment utiliser le temps, l’oisif doit inévitablement faire le mal »6. Ici, le mal serait surtout de ne rien faire… Ce qui est difficilement supportable, pour ceux qui affrontent cette expérience, c’est qu’elle est bien souvent insaisissable hors d’une référence à la paresse. Ainsi, tant qu’il travaillait pour un patron, Jules, un ancien plâtrier, pouvait bénéficier de nombreuses informations lui permettant de trouver de « bons coups » pour valoriser son savoir-faire et arrondir ses fins de mois en travaillant « au noir » : « Avec les gars que tu croi-sais sur les chantiers et les gens que tu rencontrais en travaillant pour le patron, tu pouvais toujours t’arranger pour faire des petits travaux en douce, tu te faisais comme ça un samedi ou deux dans le mois, rien que pour toi, chez des particuliers... Ça chômait pas, on faisait des tas de trucs comme ça, même des fois le soir, pour refaire les plinthes dans une maison, des petits

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trucs comme ça… ». En perdant son emploi, Jules a perdu les ancrages sociaux (les renvois) qui lui permettaient d’accéder aux informations pertinentes. Les occasions de petits travaux « en douce » se sont raréfiées, puis elles ont disparu. Jules, désormais allocataire du R. M. I., supporte mal son inactivité. Il a consulté un médecin parce qu’il « ne se sent pas bien en ce moment », qu’il perd l’appétit et que le moindre effort lui « coûte ». Parlant de cette situation, il se montre étonné de son angoisse. « C’est comme si j’étais fatigué de ne rien faire », dit-il, en utilisant une formule populaire destinée à accuser la paresse et masquer le « rien » de l’ennui. Il faut bien reconnaître, aussi, que l’ennui peut facilement passer pour un thème futile comparé à des objets d’investigation beaucoup plus « sérieux », valorisés par les institutions acadé-miques ou attendus par les commanditaires de recherche, tels que la construction et la défense des identités professionnelles, la sélection scolaire ou les mobilisations associatives pour la préservation de l’environnement. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une sorte de « non-objet » difficile à aborder directement dans notre discipline. Ceux qui en parlent le mieux ne semblent pouvoir le faire qu’en le rattachant à des expériences jugées plus fondamentales telles que L’épreuve du chômage7, dont il est une caractéristique importante mais toujours dérivée. Généralement, l’ennui apparaît comme un accident inessentiel et non comme une donnée fon-damentale des situations de pauvreté. Présenté comme une conséquence, il n’est pas vraiment analysé pour lui-même… Appréhendé sous la forme du désœuvrement, de l’inaction (qui pèse toujours sans qu’on nous dise vraiment pourquoi), il est le négatif d’une activité jugée positive grâce à laquelle les individus devraient s’accomplir pleinement. Parler de « ne rien faire », c’est encore accrocher ce « rien » de l’ennui à un « faire ». Mais la référence à une occupation permet-elle de mieux comprendre l’ennui ? Il semble tout à fait insatisfaisant d’affirmer avec D. SCHNAPPER, en exhibant un florilège d’extraits d’entretiens en guise d’analyse, que les chômeurs s’ennuient parce qu’ils sont désœuvrés. Se contenter de dire avec P. BOURDIEU que, « si le temps semble s’anéantir, c’est que le travail salarié est le support, sinon, le principe de la plupart des intérêts, des attentes, des exigences, des espérances et des investissements dans le présent, ainsi que dans l’avenir ou le passé qu’il implique, bref l’un des fondements majeurs de l’illusio comme engagement dans le jeu de la vie, dans le présent, comme investissement primordial qui (…) fait le temps, est le temps même »8, c’est aussi, en un sens, faire l’économie d’une analyse plus approfondie de ce rapport spécifique au monde et au temps. Mais comment parler de cette « impossibilité d’expérience »9 sans la trahir totalement ? Il en va, en effet, de l’ennui comme du temps, selon SAINT AUGUSTIN : nous pensons savoir ce qu’il est mais, dès que nous voulons l’expliquer, il glisse entre nos catégories et nous échappe. Cela se vérifie dans le discours des interviewés autant que dans les efforts d’écriture du socio-logue. Ainsi, comme en témoignent les deux extraits d’entretiens donnés sous le titre des situa-tions 18 et 19, les discours des personnes interrogées butent sur une expérience pénible et dif-ficile à verbaliser. Hésitations, reprises, tentatives de retournement des questions à l’interviewer sont le lot des entretiens qui tentent d’élucider l’ennui. Il y a là, presque ineffable, mais récurrent, une sorte d’expérience informe qu’il faut prendre au sérieux et essayer de resti-tuer. Les difficultés ne surviennent-elles pas, ici, parce que l’ennui semble provoquer une sorte de recul et que, de façon quasi viscérale, nous cherchons moins à le connaître qu’à l’éviter ?

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Comme les événements dont, à première vue, il semble être le contraire, l’ennui « démonda-nise »10. Il ne s’agit pas seulement d’un « ne rien faire » difficilement supportable et expri-mable pour d’anciens ouvriers à l’identité autrefois définie par leur place dans le travail maté-riellement productif. Ce vide ronge aussi le monde de vie des jeunes qui s’ennuient dans leur quartier. « Ici (dans ce quartier), il y a rien, rien de rien. Qu’est-ce que tu veux faire ? Aller au centre social. Sans mentir, le centre social, on le connaît par cœur… c’est une coquille vide, leur centre de merde. Qu’est-ce que tu veux faire, aller au bistrot turcs avec les pépés qui boi-vent le thé à la menthe ! ». Ce temps nu, semblant suspendre son vol, est insoutenable parce qu’il nous renvoie précisément à un vide que rien ne semble pouvoir combler. De ce point de vue, mon travail de terrain confirme l’idée que l’individu qui s’ennuie est alors confronté à « la présence insupportablement insignifiante de ce qui se présente »11 ! La réflexion sur ce sujet pose, très pratiquement, la question - dont P. BOURDIEU semble craindre qu’elle ne soit trop « métaphysique » - de la raison d’être de « ces êtres sans raison d’être que sont les êtres hu-mains »12. Pour tenter d’affronter cette question « radicale », il m’a semblé judicieux d’appuyer ma dé-marche sur un article intitulé « L’acédie et l’ennui spirituel selon SAINT THOMAS », où l’auteur affirme : « ... si l’on croit que nul n’est en mesure de nous donner ce qu’on désire vraiment et si l’on pense qu’il n’est personne à qui l’on puisse offrir le meilleur de soi-même, alors la vie s’alanguit parce que l’échange qui la définit s’essouffle. L’ennui spirituel, c’est justement l’expérience de cela »13. Les traditions érémitiques et monastiques désignent sous le non d’acédie14 ces situations où les ermites et les moines ne sont pas ennuyés par ceci ou cela, mais confrontés au vide, atteints par un ennui profond dépourvu d’objet. Pour EVAGRE : « Le démon de l’acédie, qui est aussi appelé « démon de midi », est le plus pesant de tous ; il at-taque le moine vers la quatrième heure et assiège son âme jusqu’à la huitième heure. D’abord, le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et le jour semble avoir cinquante heures. En-suite, ce démon force le moine à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, prêt à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure et à regarder de-ci, de-là. En outre, il lui inspire de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel, et de plus l’idée que la charité a disparu chez les frères, et qu’il n’y a personne pour le consoler »15. Ainsi, la vie érémitique et/ou monastique met le moine en demeure de chercher dieu ou de mourir d’ennui. Selon H. GIANNINI, ce type d’expérience ne serait pas réservé aux moines : « Il y a des dé-serts non choisis qui sont en nous-mêmes, et qui peuvent survenir à n’importe quel moment, maintenant, face à une situation imprévue ; un jour de grève générale par exemple, où tout projet, toute affaire, toute diversion, sont soudain suspendus. Ainsi, le monde, soudain en re-trait, peut devenir pour nous présence immobile, «en plein soleil» ; présence qui fait de nous ce jour là, pendant quelques heures, pendant un instant, les témoins de son existence, de son his-toire, de ses droits. Sans évasion possible, comme dans le désert à midi. Notons le bien : une fois suspendues les affaires, « nous nous trouvons subitement » face au Présent, face à sa force d’être ; nous nous trouvons là comme les moines sans pouvoir y échapper »16. Prenant en compte avec H. GIANNINI d’autres situations que les monastères, on retiendra de la description de l’acédie par EVAGRE les stratagèmes qui visent à éviter la confrontation avec un temps vide. Les situation 18, 19 et 20 nous montrent que, comme les moines, les pauvres cherchent à se soustraire au sentiment d’immobilité du temps. Ainsi, en discutant avec moi dans le hall d’entrée d’une cage d’escalier trois jeunes brûlent systématiquement, une à

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une, ou par petits paquets de deux ou trois, l’ensemble d’une boîte d’allumettes. Ils font cela comme s’ils travaillaient ou participaient à une activité organisée et bien définie, m’accordant leur attention par intermittence, comme si je les dérangeais dans une occupation importante au cours de laquelle il convient de rester concentré. Si l’on veut comprendre les comportements des pauvres, il faut prendre en compte toutes les activités plus ou moins mécaniques et appa-remment absurdes, tous ces hochets, qui tentent de meubler le vide du temps. Mieux que dans les discours des interviewés, l’ennui se donne à voir dans les activités qui tentent de lui résis-ter. Ainsi, certaines « dégradations » ne doivent plus être considérées comme telles ou rangées sans autre forme de procès dans ce qu’on nomme trop vite des « incivilités » mais pensées comme des occupations des mains et de l’esprit. De ce point de vue, les boîtes à lettres déglin-guées et les minuteries démontées, dans les communs des cités H. L. M. peuplées de jeunes désœuvrés, ne sont-elles pas un symptôme de l’acédie qu’invisibilise la notion très contestable de « violence urbaine » ? Contrairement au moine qui choisit le désert pour rencontrer dieu dans la solitude, nous fuyons au moyen du divertissement et laissons rarement l’ennui dire son dernier mot17. Possédant des limites temporelles, plus ou moins clairement définies mais réelles, les situations que nous pourrions évoquer dans le prolongement de H. GIANNINI (salles d’attente des cabinets médi-caux ou des gares, films, romans et cérémonies que l’on pourrait qualifier d’ennuyeux…) sem-blent incomparables avec celles que j’ai pu observer en séjournant auprès des pauvres. C’est l’expérience radicale d’un ennui sans bornes déterminées que ceux-ci affrontent et non les désagréments de situations passagères, plus ou moins durables, mais généralement orientées vers leur dépassement. Dans les situations évoquées par H. GIANNINI, le train finit toujours par entrer en gare et son arrivée ne laisse pas l’ennui prendre toutes ses significations. Plus que l’ennui pur, c’est un ennui borné, une attente mêlée d’impatience, que nous éprouvons alors. La possibilité d’y échapper, l’horizon qui le borne, permet de convertir « le rien abominable de l’ennui en un autre rien qui nous enchante par sa vacance joyeuse »18. Ces remarques valent pour toute comparaison du temps des pauvres avec l’expérience tempo-relle des prisonniers. Comme le montrent les travaux de M. I. CUNHA, même si l’incarcération condamne les prisonnières auprès desquelles elle enquête à subir « un temps figé, un présent épais, non progressif »19 semblant coupé du passé et de l’avenir, l’horizon de leur libération pose des bornes à l’ennui et leur offre les moyens de « gérer »20 le temps. Les descriptions de l’attente par un observateur aussi attentif et perspicace que J. DUVIGNAUD ne sont d’aucun secours. Dans la torpeur de l’ennui, le pauvre n’attend même plus GODOT : il doit affronter la radicalité de l’ennui. De B. PASCAL à N. GRIMALDI en passant par CIORAN, l’ennui est présenté comme un révélateur de la vanité du monde. « Fonctions, réputation, autorité, notoriété, richesse, rien ne nous advint-il d’ailleurs autrement qu’à ces pièces de bois sur l’échiquier de jouer le rôle d’une tour, ou d’un fou, ou d’un roi ? Qu’on remise l’échiquier et qu’on cesse de jouer : rendus à leur réalité intrinsèque, il ne reste plus que des morceaux de bois. En destituant tout devenir, l’ennui nous a rendu à notre vérité et à notre pauvreté originaire, à l’intrinsèque réalité de ce que nous sommes, une fois dégrimés et dévêtus des rôles et fonctions dont le jeu du monde nous avait affublé »21. De ce point de vue, entretiens et observations confirment l’idée que « l’expérience limite de ceux qui, comme les sous-prolétaires, sont exclus du monde (écono-mique) ordinaire a les vertus d’une sorte de doute radical »22. Comparable à une déchirure qui

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laisse apercevoir cette chair vive qu’on ne voit pas sans nausée23 , l’acédie des pauvres dénude le « sous texte » de la vie sociale qu’il convient ordinairement de voiler24. Pour expliquer la signification de cette inquiétante et douloureuse coupure, A. WALLEMACQ cherche à montrer que l’ennui ne résulte pas de l’inaction, mais du fait qu’aucune action ne parvienne à se constituer comme activité socialement reconnue. Ses travaux présentent un ef-fort intéressant de renouvellement de notre approche habituelle du temps qu’elle se refuse à considérer comme un contenant neutre à remplir. Sous sa plume, l’ennui et l’agitation prennent d’abord les dimensions d’une mise en cause radicale des allant-de-soi fondant notre adhésion spontanée à un monde de vie : « A l’intérieur de ces périodes d’ennui et d’agitation, tout se passe en quelque sorte comme si l’évidence du monde s’effondrait : la signification des com-portements, la définition des temporalités, la définition de soi ; toutes ces définitions qui sem-blaient aller de soi perdent leur prégnance, sans qu’elles soient directement relayées par d’autres définitions qui s’imposeraient de façon crédible et plus que cela comme évidentes, naturelles. Bien plus, c’est en quelque sorte la constitution même du monde comme monde qui devient problématique dans la mesure où c’est, à côté du problème de signification, la question de la constitution des activités, de soi, et du temps qui se trouve posée »25. Il s’agit bien d’une sorte de « démondisation » comparable à ce que j’ai pu observer. Dans le prolongement de ce constat, pour A. WALLEMACK : « L’ennui et l’agitation ne renvoient pas à une question de quantité d’activités mais à la question de la définition des acti-vités et plus largement à la constitution de celles ci comme activités »26. Pour elle, la résolution des difficultés de l’ennui et de l’agitation est toute « intellectuelle » et individuelle, liée à la possibilité de mettre des noms sur ces expériences informes : « c’est moins ce que font les individus pour sortir du problème qui aboutit à sa solution que le fait que, ce faisant, le pro-blème ait été construit comme problème, c’est-à-dire comme quelque chose de défini »27. On peut s’étonner en constatant que cette « performativité » soit présentée comme une démarche individuelle, qu’A. WALLEMACK n’évoque que de façon abstraite, sans lien avec les entre-tiens qu’elle a réalisés, une sanction sociale validant les redéfinitions qu’elle décrit. Tout semble se passer dans le seul discours des personnes concernées, sans même que l’auteur prenne en compte la situation d’enquête, permettant de verbaliser et donc de mettre en forme pour un tiers, selon des modalités reconnues comme valables dans la société, des expériences autrement informes28. Que peut-on définir ou redéfinir dans la solitude ? Qu’il se réfère à l’efficacité symbolique dans une perspective « structurale » ou à l’accountability ethnométho-dologique dans une perspective « conversationnelle », le sociologue ne doit-il pas tenir pour acquis que c’est essentiellement grâce à autrui que nos expériences prennent sens ! Si l’ennui des pauvres prend les proportions d’une expérience métaphysique comparable à celle du doute absolu, n’est-ce pas parce qu’ils affrontent isolément, en quelque sorte « chacun pour soi », cette expérience29. Dans l’optique d’A. WALLEMACK, la référence à un temps géométrisé et abstrait de ses con-ditions sociales de possibilité permet de penser - selon une logique implacable – qu’en se don-nant les intervalles, la pensée se donne en même temps la continuité et la discontinuité : « nous sommes intellectuellement conduits, dès lors qu’on parle de division, à poser un «même», cela même qui est divisé et réciproquement »30. Ainsi, peut-elle reprendre à E. R. LEACH l’idée que « nous créons le temps en créant des intervalles dans la vie sociale »31. Quoi qu’il en soit de l’universalisation très discutable de cette conception du temps, « géométriser » l’acédie des pauvres me renverrait à un ennui «borné», aux limites trop bien définies par rapport aux expé-

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riences dont je souhaite rendre compte. Cet ennui radical n’est pas un intervalle de temps de-vant être assumé entre les événements. Il n’est pas simplement pensable comme une durée continue et vide de sens, car, là où l’acédie s’impose, il n’y a pas de continuité cimentée. En tant que symptôme du vide qui se creuse entre les grains du temps, empêchant toute véritable continuité de prendre32 et séparant des événements aléatoires et disjoints, l’ennui est justement le contraire d’une durée. Il faut pouvoir s’appuyer sur une assise stable, sur une terre « qui ne se meut pas », pour béné-ficier d’une durée. Autrement dit, avant de planter des piquets dans le temps, il faut lui donner consistance en faisant tenir ensemble les grains qui le composent. Pour cela, il faut « avoir les moyens » de réduire les événements en accidents référés à des substances stables. L’institution d’un « sanctuaire » ou d’une « demeure », à l’abri des événements, est ici essentielle. C’est elle qui fait que, ici et maintenant, nous ne sommes pas de simples points dans l’espace et le temps. A cet égard, les donneurs de temps que j’évoquais à propos des groupes dominants de la bour-geoisie et de l’aristocratie sont premiers par rapport à ce qu’on peut nommer des marqueurs de temps. Malgré ces remarques, l’ennui semble devoir rester un sentiment relativement insaisissable et l’on pourrait se demander pourquoi je lâche la proie d’une explication concrète et objective des situations de dénuement pour l’ombre d’une expérience subjective si ténue. Il me semble pos-sible d’affirmer qu’à un premier niveau, dans l’émiettement de mondes de vie où personnes et choses se délient, l’acédie révèle l’inconsistance du temps des pauvres. A un second niveau, ne nous invite-t-elle pas à réfléchir sur les conditions sociales du désir ? N’est-elle pas, en effet, une sorte de « démoralisation » causée par le fait que « la société n’est pas suffisamment pré-sente aux individus »33 ? Il me paraît inévitable de comparer cette expérience du vide avec les situations sociales visées par E. DURKHEIM au moyen du concept d’anomie. Si l’acédie désigne une sorte de faillite des appétits, l’anomie semble décrire, au contraire, l’irruption d’un désir insatiable au sein des sociétés et dans la vie des individus. On peut dire à ce sujet que le concept forgé par E. DURKHEIM34 repose sur une anthropologie très proche de celle qui soutient les réflexion politiques de T. HOBBES. Les seconde et troisième parties du chapitre consacré au « suicide anomique » dans Le suicide sont absolument révélatrices à cet égard. E. DURKHEIM se livre là, assez abruptement35, à un exercice qui n’est pas sans rappe-ler la méthode « résolutive / compositive » utilisée par l’auteur du De Cive36. Enlevez toute régulation sociale et il reste un être taraudé par un désir infini : « Par elle-même, abstraction faite de tout pouvoir extérieur qui la régule, notre sensibilité est un abîme sans fond que rien ne peut combler »37. Cette régression imaginaire, qu’on pourrait comparer à l’hypothèse de l’« état de nature » chez les théoriciens du contrat social, n’est pas seulement un simple « comme si », une sorte de fiction heuristiquement féconde ; il convient de la comprendre, aussi et surtout, comme un moyen de positionner la sociologie face à l’héritage de la philosophie occidentale. Ainsi, lisant la description de cette vaniteuse agitation qui nous condamne à « un perpétuel état de mécon-tentement »38, quel lecteur nourri de philosophie n’a pensé à la confrontation de SOCRATE avec CALLICLES et au supplice des Danaïdes évoqué par PLATON dans le GORGIAS ; qui n’a pensé à l’analyse du divertissement par B. PASCAL ? Eudémonisme versus hédonisme, définition de la nature du désir… les problématiques récurrentes de la philosophie sont ici re-prises en vue d’une solution nouvelle.

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Pour E. DURKHEIM, les réponses aux questions morales posées par cette tradition occidentale se trouvent dans une réflexion sur la société et non dans l’étude de la seule volonté des indivi-dus, car il n’existe rien, en ces derniers, qui puisse fixer une limite aux passions. « Seule la société, soit directement et dans son ensemble, soit par l’intermédiaire d’un de ses organes, est en état de jouer un rôle modérateur ; car elle est le seul pouvoir moral supérieur à l’individu, et dont celui-ci accepte la supériorité. Seule, elle a l’autorité nécessaire pour dire le droit et mar-quer aux passions le point à partir duquel elles ne doivent pas aller »39. Il existe ainsi, dans la conscience morale de chaque société, « une véritable réglementation qui, pour n’avoir pas tou-jours de forme juridique, ne laisse pas de fixer, avec une précision relative, le maximum d’aisance que chaque classe de la société peut légitimement chercher à atteindre »40. On sait que « sous cette pression, chacun dans sa sphère, se rend vaguement compte du point extrême jusqu’où peuvent aller ses ambitions et n’aspire à rien au-delà »41. La société trace ainsi les limites nécessaires à un possible apaisement, elle est la seule véritable source d’un contente-ment légitime. Pour l’individu qui peut se référer à ce qui lui est désigné comme légitimement désirable « l’équilibre de son bonheur est stable parce qu’il est défini »42. Lorsque les appétits sont ainsi limités, les individus ne savent pas dans quelles frontières ils se meuvent. Sur la base de solides enquêtes empiriques, L’étude des sociétés « post – colo-niales »43 ou de l’immigration44 semble permettre de renforcer le point de vue de E. DURKHEIM en nous montrant ce qui arrive à certains moments de l’histoire d’une société, lorsque d’inédites opportunités de mobilité sociale apparaissent. Alors le domaine du désirable augmente, d’autres expériences deviennent possibles... On pense à ce paysan tunisien, affir-mant : « Il existe dans le monde des nombreuses choses que l’on pourrait désirer et dont nous n’avons pas l’idée »45. Dans de telles situations, « on ne sait plus ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, ce qui est juste et ce qui est injuste, quelles sont les revendications et les espé-rances légitimes, quelles sont celles qui passent la mesure »46. Ce que le concept d’anomie - tel qu’il est construit dans Le suicide - révèle, c’est moins la révélation d’un état de guerre latent de tous contre tous que la présence sous-jacente de l’insatiabilité du désir, toujours prête à faire surface et s’exprimer chez les individu livrés à eux-mêmes. L’acédie des pauvres, comme moment essentiel de la logique du dénuement, interroge radica-lement cette fonction « révélatrice » de la notion d’anomie. Partant de mes observations, je me sens autorisé à me demander s’il ne faut pas reconduire contre E. DURKHEIM le reproche que J. J. ROUSSEAU adressait aux théoriciens du contrat et plus particulièrement à T. HOBBES47. L’espèce de régression imaginaire à l’animalité qui ouvre la présentation la plus approfondie que E. DURKHEIM nous ait donnée de ce concept ne produit-elle pas, au sens étymologique du terme, une abstraction ? Sur la base de cette « résolution », les appétits, désirs, passions… ne sont-ils pas trop rapidement « naturalisés » par E. DURKHEIM ? Ne considère-t-il pas, comme une donnée anthropologique fondamentale, le produit de conditions sociales histori-quement déterminées ? Il semble plus conforme aux données empiriques sur lesquelles je fonde ici ma réflexion, de reconnaître que « Le pouvoir sur les chances objectives commande les aspirations »48. Par-delà toute reconstruction mécaniste, mes observations sur l’acédie des pauvres recoupent les résul-tats du « structuralisme génétique » de P. BOURDIEU lorsqu’il affirme, à partir de ses ré-flexions sur les « sous-prolétaires » et les chômeurs, que : « le désir de puissance limité qu’est l’habitus s’annule devant l’expérience plus ou moins durable de la plus totale impuissance »49.

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Transformant l’illusio en illusion, l’intérêt pour le jeu social en vanité, dévoilant « la misère proprement métaphysique des hommes et des femmes sans raison d’être sociale, abandonnés à l’insignifiance d’une existence sans nécessité, laissés à son absurdité »50, l’ennui radical nous renvoie à une expérience sans doute bien plus terrifiante que la frustration d’un désir devenu insatiable. Les pauvres peuvent-ils « s’arracher au temps annulé d’une vie sans justification »51 ? Tenter de répondre à cette question, dans le cadre d’une analyse des logiques du dénuement, telle que je l’ai entreprise ici, n’est-ce pas s’interroger sur la solidité de statues de sable ?

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NOTES 1 A. SCHOPENHAUER : Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, P. U. F., 1978, p. 396. 2 V. JANKELEVITCH : L’aventure, l’ennui et le sérieux, Paris, Aubier, 1963, p. 80. 3 A. SCHOPENHAUER : Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, P. U. F., 1978, p. 396. 4 P. BOURDIEU : « Préface », in P. LAZARSFELD, M. JAHODA et H. ZEISEL : Les chômeurs de Marienthal, Paris, Editions de minuit, 1981, p. 9. 5 J. J. ROUSSEAU : Émile, Paris, Gallimard, 1969, p. 470. 6 P. CÈRE : Les populations dangereuses et les misères sociales, Paris, E. Dentu, 1872, p. 115. Cité par P. SASSIER : Du bon usage des pauvres, Paris, Fayard, 1990, p. 224. 7 D. SCHNAPPER pense, qu’avec l’humiliation et la désocialisation, l’ennui est une des trois compo-santes essentielles du « chômage total » caractérisant ces travailleurs manuels pour qui « l’absence de travail interdit le loisir », L’épreuve du chômage, Paris, Gallimard, 1981, p. 153. 8 P. BOURDIEU : Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 263. Sans doute faut-il reconnaître dans l’ennui une situation inverse de celle dans laquelle « le jeu, qui suscite et suppose à la fois l’investissement dans le jeu, l’intérêt pour le jeu, produit l’avenir pour celui qui a quelque chose à at-tendre du jeu », (Ibid., p. 252), mais cela ne nous apprend pas grand chose sur l’ennui lui-même. 9 D. RAYMON : SCHOPENHAUER, Paris, Seuil, 1979, p. 127. 10 Contrairement à ce qu’affirmait V. JANKELEVICH, les ennuis n’empêchent pas l’ennui (L’aventure, l’ennui et le sérieux, Paris, Aubier, 1963, p. 78). 11 H. GIANNINI : La réflexion quotidienne vers une archéologie de l’expérience, Aix en Provence, Alinéa, 1992, p. 93 12 P. BOURDIEU : Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 133. Ce thème est repris de façon plus directement lié au divertissement offert par les « hochets symboliques » dans Méditations pasca-liennes où P. BOURDIEU affirme qu’il faut que le sociologue puisse « prendre acte d’une donnée an-thropologique que les habitudes de pensée conduisent à rejeter dans l’ordre de la métaphysique, à savoir la contingence de l’existence humaine et surtout sa finitude », (Paris, Seuil, 1997, p. 282). 13 F. THIERRY-MARIE HAMONIC O. P. : « L’acédie et l’ennui spirituel selon SAINT THOMAS », in Autrement, L’ennui, Féconde mélancolie, Paris, Les éditions autrement, 1998, p. 107. 14 « Transposition en latin, puis en français, du grec akédia, lequel signifie l’insouciance la négligence, l’indifférence, mais aussi la torpeur et la fatigue, il a pris un sens particulier dans le vocabulaire monas-tique. C’est une tentation de découragement et de lassitude qui saisit le moine, surtout solitaire, et sou-vent au milieu du jour, dans ses pieuses occupations.

Saint Jean CASSIEN, qui lui a consacré un livre entier de ses Institutions cénobitiques, la définit comme « tædium sive anxietas cordis », « dégoût ou anxiété du cœur », « voisin de la tristesse », sans toutefois se confondre avec celle-ci. A l’esprit de tristesse, Saint Jean CASSIEN a en effet porté son attention critique dans un livre précédant du même ouvrage. Saint THOMAS D’AQUIN, quant à lui, l’identifiera à une forme coupable de la tristesse, « la tristesse au sujet du bien spirituel en tant qu’il est un bien di-vin ». Des modernes y ont vu la première description, comme clinique, de la « dépression », mais il convient de ne pas oublier son site singulier. L’immense littérature qui l’évoque est et demeure spiri-tuelle.

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Par quoi l’acédie se caractérise-t-elle ? D’abord par une immense lassitude du lieu où l’on est, de la vie qu’on mène et par une passion pour tout ce qui pourrait nous en distraire et nous en éloigner. Le Saint ANTOINE de FLAUBERT, dans la première version, prête aux arbres « des envies de partir avec les oiseaux qui rasent leur sommets ». Il se lasse de la répétition des mêmes choses et la simple apparition d’une tortue le distrait. Car l’ici accable, comme tout ce qui est déjà connu, et la moindre nouveauté quelle qu’elle soit prend pour l’imagination une allure fascinante et rafraîchissante. Aussi l’acédie est-elle une fatigue qui se manifeste par deux attitudes en apparence opposées, mais essentiellement soli-daires : par une torpeur, une somnolence, un accablement, d’une part, et par un véritable affairement et la recherche de toutes sortes d’occupations d’autre part », (J. L. CHRETIEN : De la fatigue, Paris, Edi-tions de minuit, 1996, p. 92-93). 15 EVAGRE : Traité pratique, 12, cité par F. THIERRY-MARIE HAMONIC O. P. : « L’acédie et l’ennui spirituel selon SAINT THOMAS », in Autrement, L’ennui, Féconde mélancolie, Paris, Les édi-tions autrement, 1998, p. 90. 16 H. GIANNINI : La réflexion quotidienne vers une archéologie de l’expérience, Aix en Provence, Alinéa, 1992, p. 95. 17 Ibid., p. 96. 18 P. SANSOT : « D’une géographie à une posologie de l’ennui », in Autrement, L’ennui, Féconde mé-lancolie, Paris, Les éditions autrement, 1998, p. 36. 19 « Le temps suspendu Rythmes et durées dans une prison portugaise », Terrain, n°29, septembre 1997, p. 62 20 Le temps des prisonnières reste pour elles une « chose qu’on mesure, qu’on compte, qu’on calcule, qu’on évalue : un quart de la peine, la moitié de la peine, les deux tiers de la peine ; deux procès en ins-tance, deux ans pour chacun, avec le cumul des peines ça fait trois ans, moins six mois de remise, une amnistie pour l’élection du président de la République, une autre à l’occasion de la visite du pape… » (Ibid., p. 61). 21 N. GRIMALDI : Ontologie du temps L’attente et la rupture, Paris, PUF, 1993, p. 70. 22 P. BOURDIEU : Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 264. 23 Je pense ici au texte déjà cité de J DUVIGNAUD : Hérésie et subversion, essais sur l'anomie, Paris, La découverte, 1986, p. 85. Il faudrait également parler ici d’une expérience proche du vertige car la terre semble vraiment se dérober sous les pieds de ceux qui déclarent « tourner en rond comme des ani-maux dans leur cage » ou ne plus « se sentir chez eux nulle part ». 24 N’est ce pas pour cette raison qu’ils nous semblent souvent « Affreux, sales et méchants » ! 25 A. WALLEMACQ : L’ennui et l’agitation Figures du temps, Bruxelles, De Boeck, 1991, p. 36. 26 Ibid., p. 34. 27 Ibid., p. 37. 28 On pense à ces textes où C. LEVI - STRAUSS, à propos de la magie, explicite sa conception de « l’efficacité symbolique ». Il montre clairement que ce que nous pourrions nommer une redéfinition des expériences informes, manifestant un « déficit du signifié », (Anthropologie structurale I, Paris, Plon, 1974, P. 208), s’effectue dans le cadre d’une « situation totale » incluant divers agents (Dans la situation décrite par C. LEVI-STRAUSS il s’agit d’un « système d’oppositions et de corrélations qui intègre tous les éléments d’une situation totale où sorcier, malade et public, représentations et procédures, trouvent chacun sa place », (Ibid., p. 208). Qu’il s’agisse d’un accouchement difficile ou de la technique de l’ars magna, le rôle du public qui sanctionne le processus semble essentiel.

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29 H. GIANNINI, pour sa part affirme : « Il faut être passé par l’expérience de la solitude, par la solitude physique du désert, ou d’autres – pour désigner par son nom véritable, l’esprit de l’acédie et de l’ennui profond », (La réflexion quotidienne Vers une archéologie de l’expérience, Aix en Provence, Alinéa, 1992, p. 94). On pourrait dire, à ce propos que, dans la mesure où ils sont deux à attendre GODOT, VLADIMIR et ESTRAGON s’ennuient moins que s’ils étaient seuls. De ce point de vue, leur conversa-tion soutient encore un monde. 30 A. WALLEMACQ : L’ennui et l’agitation Figures du temps, Bruxelles, De Boeck, 1991, p. 50. 31 E. R. LEACH : Critiques de l’anthropologie, Paris, PUF, 1968, p. 228. 32 Au sens ou du ciment ou de la colle peuvent «prendre». 33 E. DURKHEIM : Le suicide, Paris, P. U. F., 1930, p. 288. 34 L’emprunt indéniable de ce terme à J. M. GUYAU n’empêche pas une véritable élaboration du con-cept par E. DURKHEIM. L’anomie possède une portée polémique générale que la seule référence à « l’esthétisme » de la Morale sans obligation ni sanction ne peut restituer. Sauf à oublier que la thèse complémentaire de E. DURKHEIM s’intitulait MONTESQUIEU et ROUSSEAU précurseurs de la so-ciologie (Paris, Rivière, 1966), on peut penser que les références à T. HOBBES et à J. J. ROUSSEAU sont sans doute bien plus importantes pour la compréhension de ce chapitre central du Suicide que le dialogue interrompu avec J. M. GUYAU. 35 Sa réflexion commence ainsi : « Un vivant quelconque ne peut être heureux et même ne peut vivre que si ses besoins sont suffisamment en rapport avec ses moyens… », (E. DURKHEIM : Le suicide, Paris, P. U. F., 1930, p. 272). 36 « Il me semble en effet qu’on ne saurait mieux connaître une chose qu’en bien considérant celles qui la composent. Car, de même qu’en une horloge, ou en quelqu’autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l’office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l’on en considère à part la matière, la figure et le mou-vement de chaque pièce. Ainsi en la recherche du droit de l’état, et du pouvoir des sujets, bien qu’il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c’est à dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu’est ce qui les rend propres ou incapables de former des cités, et comment c’est que doivent être disposés ceux qui veulent s’assembler en un corps de république », (T. HOBBES : De Cive, Paris, Sirey, 1981, p. 63 –64). 37 E. DURKHEIM : Le suicide, Paris, P. U. F., 1930, p. 273. Pour T. HOBBES : « La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d’un objet à l’autre, la saisie du premier n’étant encore que la route qui mène au second. La cause en est que l’objet du désir de l’homme n’est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur », (Léviathan, Paris, Sirey, 1971, p. 95- 96). « Ainsi, je met au premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort », (Ibid., p. 96). 38 E. DURKHEIM : Le suicide, Paris, P. U. F., 1930, p. 274. 39 Ibid., p. 275. 40 Ibid., p. 276. 41 Ibid., p. 277. 42 Ibid., p. 277. 43 BOURDIEU P. : Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Ed. de minuit, 1977. BOURDIEU P. et SAYAD A.: Le déracinement La crise de l’agriculture traditionnelle en Algé-rie, Paris, Éditions de Minuit, 1964. DUVIGNAUD J. : Chebika, Paris, Plon, 1991.

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44 Ainsi par exemple, la migration n’est pas pensable sans un premier arrachement aux appartenances et aux enracinements sociaux. Ceux qui partent ont déjà dû affronter le fait qu’ils n’ont plus une place assignée pour la vie entière, qu’il est possible, parfois souhaitable et parfois nécessaire, d’échapper à la reproduction des rôles traditionnels. Les migrants ne se sentent plus attachés - aux statuts et fonctions que leur conférait leur groupe d’origine. Sans doute, de nouvelles opportunités s’offrent-elles parce que des places autrefois inaccessibles sont laissées vacantes par la désertion de candidats mieux dotés choi-sissant, eux aussi, de gravir les échelons de la hiérarchie sociale. Ainsi s’ouvre, avec la possibilité de changer de place, une première béance… Mais les possibilités locales de mobilité sociale n’apaisent pas l’inquiétude attisée par la déstructuration des groupes traditionnels d’où les immigrés émigrent. Le désir réveillé par ces bouleversements tend à l’infini, appelle d’autres expériences... Certains choisissent alors de partir… De ce point de vue, la récente traduction de l’ouvrage de W. I. THOMAS et F. ZNANIECKI (Le paysan polonais en Europe et en Amérique, Paris, Nathan, 1998) pourrait donner lieu à une intéres-sante comparaison des concepts de «désorganisation» et «démoralisation» avec celui d’ «anomie». 45 J. DUVIGNAUD : Le langage perdu, Paris, P. U. F., 1973, p. 20. 46 E. DURKHEIM : Le suicide, Paris, P. U. F., 1930, pp. 280 - 281. 47 « …tous, parlant sans cesse de besoins, d’avidité, d’oppression, de désirs et d’orgueil, ont transporté à l’état de Nature des idées qu’ils avaient prises dans la société ; Ils parlaient de l’Homme sauvage et ils peignaient l’homme Civil », (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1964 , p. 132. 48 P. BOURDIEU : Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 267. 49 Ibid., p. 262. 50 Ibid., p. 282. On pourrait penser ici à cette remarque de J. MOLTMANN : « Là où les promesses per-dent leur force et leur signification - leur capacité d'ouvrir de l'histoire - , les événements historiques se referment en quelque sorte, devenant des faits du passé, des épisodes achevés en eux mêmes... alors les événements historiques tombent dans la sphère du périssable. Ce ne sont plus des événements pro-visoires visant l'avenir de la promesse, mais des événements passagers et relatifs, reflétant l'immutabilité éternelle de la divinité. Il ne peut alors se produire fondamentalement “rien de nouveau sous le soleil” », (Théolo-gie de l'espérance, Paris, Cerf, 1970, p. 117).

51 Ibid., p. 264.

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Liste chronologique des enquêtes auxquelles je me réfère dans cet ouvrage : 1987 Vers un diagnostic sociologique du Minimum Social Garanti à Besan-

çon. LASA UFC. Rapport de recherche pour la Direction Générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes. Sous la direction de Pierre TRIPIER.

1989 Consommation et interaction entre travailleurs sociaux et assistés. Ac-tion pédagogique, présentation de soi et modèles de consommation. LASA UFC. Recherche pour le Ministère de la Culture et de la Com-munication, Direction du Patrimoine Ethnologique, en collaboration avec Muriel TAPIE.

1991 Analyse institutionnelle du dispositif RMI dans le territoire de Belfort, Centre d'Études sur les Revenus et les Coûts (CERC). Sous la direction de Serge PAUGAM et Françoise EUVRARD.

1992 Atouts et difficultés des allocataires du RMI dans le Territoire de Bel-fort, et participation à la recherche, au sein de l'équipe du CERC sous la direction de Françoise EUVRARD et Serge PAUGAM dans le cadre de l’enquête Atouts et difficultés des allocataires du RMI.

1993 Création, animation et suivi d’une recherche /action / formation sur Les trajectoires sociales et économiques des Belfortains les plus démunis, Avec F. STORTZ, Centre Communal d’Action Sociale de Belfort, LASA UFC / AUTB.

1994 Bassin d’emploi et bassin de formation dans l’Aire Urbaine de Belfort Montbéliard, dans le cadre de l’appel d’offres de recherche - expéri-mentation : “Université et ville”. Avec Daniel FAGGIANELLI, LASA UFC / AUTB. Sous la direction de Jean-Michel BESSETTE.

1995 Les capacités politiques des habitants des quartiers en développement social urbain. Jalons pour une anthropologie politique. Recherche pour le Plan Urbain. Avec Françoise STORTZ et Nathalie VINCENT, LASA UFC / AUTB. Sous la direction scientifique de Jean-Michel BESSETTE.

1998 Mieux comprendre les trajectoires des allocataires du R. M. I à Mul-house, avec O. FOURNIER et G. SCHMITT, pour la Cellule R. M. I. du Haut Rhin, ISSM et Echanges Société Territoires.

1998 Musique et Bruits, enquête sur les musiciens amateurs des quartiers d’exil, pour le Ministère de la Culture et la Délégation Interministérielle à la Ville, Echanges Société Territoires, Université de Franche-Comté. Sous la direction scientifique de Jean-Michel BESSETTE.

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Références des situations Situation 1 : 1993, Belfort, Les capacités politiques des habitants des quartiers en Dévelop-pement Social Urbain. Au moment de l’enquête Nicole vit officiellement seule avec deux en-fants, elle bénéficie de l’A. P. I. Stella vit seule avec sa fille, elle est allocataire du R. M. I. En fait, je n’ai jamais pu achever l’entretien avec Nicole, mais j’ai eu l’occasion de travailler plu-sieurs fois avec Stella dont la connaissance du quartier me fut précieuse. Situation 2 : 1993, Belfort. J’avais interviewé Michel dans le cadre de l’enquête intitulée Les trajectoires sociales et économiques des Belfortains le plus démunis. La situation que j’évoque est plus récente, car je l’ai rencontré de nouveau par hasard (!), à l’occasion d’une enquête sur la formation. Michel a 46 ans au moment de cette rencontre, il a travaillé dans plusieurs entre-prises de la région au cours des années 70 et 80, puis il a eu de plus en plus de mal à trouver du travail. Célibataire sans enfant. Il est allocataire du R. M. I. depuis 4 ans au moment de la si-tuation exposée. Situation 3 : 1993, Belfort, Bassin d’emploi et bassin de formation dans l’Aire Urbaine. Ra-chid à 36 ans, marié père de 3 enfants, il est allocataire du R. M. I. Je l’ai interviewé parce qu’il était doté d’un diplôme de l’enseignement supérieur technique algérien et allocataire du R. M. I. Situation 4 : 1997, Mulhouse, Mieux comprendre les trajectoires des allocataires du R. M. I. à Mulhouse. Emile a 45 ans, il a passé deux C. A. P. (soudeur et menuisier aluminium). Il est célibataire sans enfants. Allocataire du R. M. I., il vit dans un appartement extrêmement déla-bré d’un ancien quartier ouvrier en rénovation au moment de l’enquête. Situation 5 : 1992, Territoire de Belfort, Atouts et difficultés des allocataires du R. M. I. dans le Territoire de Belfort. Marc a 42 ans, Il a travaillé 20 ans dans la même usine avant de se faire licencier. Il a choisi de travailler dans une mairie comme C. E. S. Il est propriétaire de la maison où il habite avec sa femme et 4 enfants. Toutes les traites de la maison sont payées lorsqu’il est licencié. Situation 6 : 1987, Besançon, Vers un diagnostic sociologique du Minimum Social Garanti à Besançon. René a 47 ans, il n’a jamais connu véritablement d’emploi salarié. Il s’est toujours « débrouillé autrement ». Il ne fait « plus rien » au moment où je le rencontre. Sa femme et lui, deux de ses fils et une de ses filles vivent grâce au M. S. G. de sa femme. Ils habitent dans un appartement H. L. M. doté d’un petit jardin. J’ai revu également René et sa femme au cours de l’enquête Consommation et interaction entre travailleurs sociaux et assistés en 1988. Situation 7 : Belfort, 1997. J’avais rencontré plusieurs fois Farid parce qu’il fréquentait assi-dûment les activités musicales du centre culturel de son quartier en 1992, au cours de l’enquête intitulée Les capacités politiques des habitants des quartiers en Développement Social Urbain. Je l’ai croisé plusieurs fois au cours de l’enquête sur les musiciens amateurs des quartiers en 1997. Farid a 28 ans au moment de la situation restituée. Il vit avec sa jeune femme qui a 23 ans et sa fille de deux ans. D’ordinaire, il cherche à « arrondir ses fins de mois » en assurant des remplacements de musicien dans des groupes qui animent des mariages ou des fêtes. Au

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moment de la situation, il ne fait plus de musique car il bénéficie d’un stage rémunéré qui de-vrait lui permettre d’augmenter ses revenus par rapport au R. M. I. Situation 8 : 1995, Belfort, Les capacités politiques des habitants des quartiers en Dévelop-pement Social Urbain. Jean Paul a 47 ans, sa femme Marie en a 45. Tous deux furent ouvriers. Ils ont été très engagés dans les luttes politiques et syndicales locales (Peugeot, Alsthom…) et dans la vie associative de leur quartier. Ils sont allocataires du R. M. I. et vivent dans un appar-tement H. L. M. avec leur fils cadet qui est encore lycéen. Situation 9 : 1995, Belfort, Les capacités politiques des habitants des quartiers en Dévelop-pement Social Urbain. Mustapha a 35 ans au moment de la situation. Il effectue un C. E. S. dans une mairie de l’Aire Urbaine. Il vit avec sa compagne, une fille de 14 ans qu’il a eu d’un premier mariage dont il a obtenu la garde, et la fille de 4 ans qu’il a eu de son actuelle com-pagne. Il rêve de devenir animateur et s’engage « à fond » dans les activités de loisir du centre socioculturel de son quartier. Situation 10 : 1988, Besançon, Consommation et interaction entre travailleurs sociaux et assistés. Géraldine a 42 ans. Elle vit avec ses 3 enfants après le départ de son mari, qui ne paye aucune pension, « puisque le divorce n’est pas encore prononcé ». Elle est passée du M. S. G. au R. M. I. au cours de l’hiver 1988. Elle n’a jamais travaillé avant de se trouver isolée. Situation 11 : 1989, Besançon, Caroline est assistante sociale… Situation 12 : 1992, Territoire de Belfort, Atouts et difficultés des allocataires du R. M. I. dans le Territoire de Belfort. Il s’agit de Marc de la situation 5. Situation 13 : 1992, Belfort, Les trajectoires sociales et économiques des belfortains les plus démunis. Madeleine a 46 ans. Elle vit avec ses filles de 8 et 11 ans et, depuis 5 ans, avec Gus-tave âgé de 49 ans qui est au chômage indemnisé et touche une pension de 2500 francs de l’armée. Au moment de l’enquête, elle héberge son fils aîné qui n’a plus ni emploi ni logement. Elle perçoit le R. M. I. mais s’inquiète d’une enquête qui prendrait en compte tous les revenus de Gustave, à propos desquels elle avoue avoir triché. Situation 14 : 1993, Belfort, Les trajectoires sociales et économiques des Belfortains les plus démunis. Nouar a 32 ans et Mina 30 ans. Ils ont un enfant de 10 ans. Le couple vit avec le RMI. Mina parvient à faire quelques heures de ménages pour des commerçants du centre ville. Nouar me répète plusieurs fois qu’il pourrait faire des affaires, qu’il voudrait se mettre sur un « gros coup » d’échanges de cassettes vidéo avec l’Algérie. Situation 15 : 1998, Belfort, Musique et bruits, enquête sur les musiciens amateurs des quar-tiers d’exil. Max a 34 ans. Il est allocataire du R. M. I. Il arrondit ses fins de mois grâce à des concerts, mais de façon très irrégulière, car il ne s’intègre pas à un groupe. Il « squatte » chez des amis. Il n’a pas de compte en banque et ne se dit pas décidé à retrouver un logement pour le moment car il a laissé derrière lui une « grosse ardoise » à la banque et aux H. L. M. Situation 16 : 1994, Belfort, Les capacités politiques des habitants des quartiers en Dévelop-pement Social Urbain. Fabienne a 38 ans, elle vit seule avec sa fille. Elle a obtenu l’A. P. I. après avoir quitté son mari alcoolique et obtenu la garde de son enfant. Elle a passé une partie

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d’une licence de lettres qu’elle n’a jamais achevée. Elle fait des « extra » dans la restauration, mais assure qu’elle « déteste ça ». Elle souhaite préparer le concours de recrutement d’une école de travailleurs sociaux. Situation 17 : 1987, Besançon, Vers un diagnostic sociologique du Minimum Social Garanti. Gérald a 33 ans au moment relevé. Il vit depuis 2 ans avec Maryse qui a 36 ans et 2 enfants. Ancien travailleur acrobatique, Gérald a eu un accident qui rend impossible l’exercice de son ancien métier. Gérald, Maryse et les 2 enfants vivent avec le M. S. G. de Maryse. Je n’avais pas véritablement pris en compte cet entretien dans les résultats de mon enquête car, à ce mo-ment là, dans le contexte de travail où je me trouvais, il me paraissait un peu trop « atypique ». Cependant, par la suite, Gérald et Maryse m’ont permis de bien connaître leur cité, d’y rencon-trer un grand nombre d’habitants de façon relativement informelle. Situation 18 : 1998, Mulhouse, Mieux comprendre les trajectoires des allocataires du R. M. I. à Mulhouse. Ancien ouvrier, marié, 53 ans, père de 3 enfants dont 1 encore à charge, alloca-taire du R. M. I. depuis 7 mois. Situation 19 : 1988, Mulhouse, Mieux comprendre les trajectoires des allocataires du R. M. I. à Mulhouse. Ancien ouvrier, vie maritale après divorce, sans enfant à charge, allocataire du R. M. I. par intermittences depuis 4 ans au moment de l’enquête. Situation 20 : 1988, Mulhouse, Mieux comprendre les trajectoires des allocataires du R. M. I. à Mulhouse. Julia à 27 ans, elle vit seule dans un appartement du centre ville avec son fils de 3 ans. Elle est allocataire du R. M. I. depuis 3 ans. Elle souhaite un jour ouvrir une boutique de fleuriste. Elle n’a fait que des stages et espère trouver une embauche dans un magasin de fleurs.