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L'industrie de la laine à Covilhã: une expansion économique discrète au XIXeme siècle

Jan 16, 2023

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Page 1: L'industrie de la laine à Covilhã: une expansion économique discrète au XIXeme siècle
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Miriam Halpern Pereira Université de Lisbonne – Portugal

L'INDUSTRIE DE LA LAINE A COVILHÃ ET DANS LA REGION DE LA SERRA DA ESTRELA: UNE EXPANSION ECONOMIQUE DISCRETE AU XIXE SIECLE

Il y a très longtemps que les hauteurs et les versants des faubourgs de Covilhã voyaient passer au matin, ces rangées sombres de cardeurs, de peigneurs, de fileurs, d'ourdisseurs et de tisserands qui se rendaient au travail, qu'il fasse soleil ou

qu'il pleuve, par des chemins boueux ou poussiéreux. Tous les métiers de l'industrie textile de Covilhã avaient là des dynasties d'ouvriers à leur service, les pères installant, à chaque génération, les fils dans les fabriques, la transition de

l'enfance à l'adolescence à peine commencée. Et les jeunes semblaient hériter des plus vieux, par le sang, l'art de transformer en tissus les flocons de laine.

Ferreira de Castro, A lã e a neve L'industrie de la laine aurait pu devenir le fer de lance de la politique économique portugaise, aussi

bien du point de vue protectionniste que libre-échangiste. Elle aurait pu être citée comme exemple du bien-fondé de la protection des industries nationales solidement implantées, annoncée par Fontes Pereira de Melo lors de la promulgation des tarifs douaniers de 1852. Il faudrait expliquer pourquoi cela n'a pas eu lieu. Fradesso da Silveira qui a été l'un des rares auteurs à comprendre l'importance des transformations en cours à Covilhâ, voyait dans cette croissance la preuve que la protection douanière n'avait occasionner ici ni désœuvrement ni inertie.

Aucun autre secteur d'activité industrielle n'a eu un développement comparable et un parcours aussi

constant dans la seconde moitié du XIXe siècle, ce qui n'a pas été assez souligné à ce jour. De façon discrète, l'industrie lainière a, peu à peu, retrouvé un rôle central dans la ville de Covilhã. L'espace occupé par l'industrie lanière au sein du tissu industriel de Lisbonne s'est également étendu, mais selon un parcours distinct de celui de l'industrie de Covilhã et de la région de la Serra da Estrela, qui va nous préoccuper plus particulièrement dans ce texte.

1. Croissance et limites énergétiques Dans l'importante expansion de l'industrie lainière qui s'est produite à partir des années quarante du

XIXe siècle, les centres de production traditionnellement les plus importants, Covilhã et les cantons de Gouveia et de Seia, dans la région de la Serra da Estrela, ont été décisifs. En 1881, ils dominaient le marché national des produits lainiers1. Il s'agissait là du résultat d'un changement récent. La majeure partie des entreprises qui existaient en 1881 à Covilhã, dataient des quatre précédentes décennies.

Ces régions de proto-industrialisation ancienne ont connu une transformation considérable,

clairement perçue par les contemporains. Dans les années 1839/1840, le contexte général n'était encore guère favorable: les procédés étaient anciens, les machines à carder, filer et à tondre avaient été introduites dans une seule fabrique, on ignorait l'art de la teinturerie, la finition des draps était

1 voir tableau nº1, en annexe

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imparfaite. À Seia aussi, le procédé mécanique n'avait pas changé, on n'utilisait pas de machines2. Ce tableau pessimiste était alors probablement déjà excessif. Après 1810, toute cette région avait connu un processus de ruralisation de l'industrie. Par ce biais, on était parvenu à faire face à la nouvelle division internationale du travail et, comme l'a montré l'étude de Nuno Madureira, cette reconversion n'avait pas provoqué de réduction de la production3. Ce processus de ruralisation qui, au Portugal, ne s'est pas limité à cette région, constitue un phénomène semblable à l'évolution de l'industrie textile, en particulier de la soie en Italie du Nord, étudiée par Dewerpe4. Comme en Italie du Nord, cette proto-industrialisation s'est caractérisée par une croissance démographique modérée et sur ce point elle se distingue du modèle classique de Mendels ou de Medick. Dans les deux cas, une reconversion réussie a pu avoir lieu, avec une nouvelle éclosion de l'industrie urbaine, quand les conditions générales des deux pays se sont améliorées.

Vingt ans plus tard, la situation rencontrée par Fradessso da Silveira lors de sa visite dans la région, était complètement différente. En écrivant, aux environs de 1860, il ne contenait pas son admiration: "Qui arrive à Covilhã, en provenance de Coimbra par le chemin de Pedras Lavradas ou de Castelo Branco via Alpedrinha, s'émerveille en voyant fonctionner dans les usines, les machines perfectionnées de Verviers. Que de sacrifices et d'efforts, pour apporter ici les mécanismes lourds et volumineux que l'industrie des draps requière ! Quelle série de transformations, quelle ténacité dans les essais et dans les tentatives pour passer de la méthode approuvée par le règlement du 7 janvier 1690 au procédé moderne !" Il répondait aux critiques contre le protectionnisme industriel: "Quand on sait que la France a importé d'Angleterre les premiers foulons perfectionnés en 1838 et que les nouveaux foulons de Verviers existaient déjà à Covilhã depuis plusieurs années, personne ne prétendra que les fabriques de la Beira se sont endormies à l'ombre de la protection."5 Dans un autre texte, destiné à un public plus érudit, il décrivait avec un grand nombre de détails la technologie utilisée et les principaux nouveaux outils construits "dans les meilleures usines de l'Europe": filatures mécaniques, mule-jenny, (parfois encore la jenny primitive), batteurs, loups, ouvreuses, nettoyeuses, cardes continues, machines à friser utilisées pour remplir automatiquement les canetières, machines à encoller, l'ourdissoir mécanique, les métiers à tisser perfectionnés, étroits et larges, les métiers Jacquard, les machines à perforer les cartes, les foulons cylindriques, les garnisseurs modernes très perfectionnés, les tondeuses longitudinales, de travail continu, et diverses autres améliorations"6

Toute cette gamme d'outils et de machines se trouvait à Covilhã, avec une distribution variable

selon le type de fabrique. Dans les 27 fabriques à carder et à filer, il existait 39 assortiments avec 28 cardes continues ou d'apprêt, dans les filatures, les machines dominaient. Les cardes manuelles et les rouets étaient peu nombreux7. Comme dans le secteur du coton, c'est dans la filature que la mécanisation a progressé le plus rapidement. Le tissage restait entièrement manuel et sur un total de 557 métiers à bras, seuls 37 étaient des métiers Jacquard.

2 Relatório da comissão encarregada de conhecer o estado da indústria agrícola, comercial e fabril do concelho da Covilhã, 6 décembre 1839 ; idem canton de Seia, 18 mars 1840 ; in Correspondência do M: Reino com a Camara dos Pares, seção VI., Cx. 2, A.H.P. 3 Madureira, N., Mercado e privilégios : A indústria portuguesa entre 1750 e 1850, 1997, pp. 415-20, 432-35 ; voir aussi Pedreira, J., Estrutura industrial e mercado colonial. Portugal e Brasil 1780-1830, p. 129. 4 Dewerpe, Alain, L'industrie au champs. Essai sur la proto-industrialisation en Italie du Nord (1800-1880), 1985. L'auteur procède à une critique intéressante du concept de proto-industrialisation et de son adéquation à l'Italie du Nord. 5 Silveira, Fradesso da, As fábricas da Covilhã, 1863, pp. 10 et 35. Ajoutons qu'une fabrique appartenant au Marquis de Paiva, possédait 6 foulons cylindriques qui fonctionnaient à la vapeur. 6 Silveira, Fradesso da, Indagações relativas aos tecidos de lã, 1864, pp.44-47 7 Rapport de Manuel Ferreira da Cunha Pereira, chef de la répartition des poids et des mesures du district de Castelo Branco, in Indagações..., pp. 88-107 et tableaux à la fin

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Au cours des dix-huit années suivantes, l'industrie lainière de Covilhã et de la région de la Serra da Estrela, a traversé une des périodes les plus propices de son existence. L'équipement des fabriques s'est profondément modifié. Le nombre de fuseaux est passé de 13195 à 22175, les métiers Jacquard manuels ont plus que triplé, les métiers ordinaires sont devenus plus nombreux. Mais peu de métiers mécaniques ont été introduits, les ressources énergétiques locales restreignaient leur usage et ils pouvaient être mis à l'arrêt à cause du manque d'énergie. Depuis les années soixante, les limites énergétiques étaient désignées comme la raison de l'utilisation réduite des foulons cylindriques ou des métiers mécaniques et de la préférence donnée aux machines belges, moins exigeantes en force motrice. L'asphyxie technologique partielle était une conséquence de la propre croissance.

Dans les années qui suivent, les limites des ressources énergétiques et la grande disponibilité de la

main-d'œuvre contribuent au maintien du modèle d'évolution, mais avec certaines modifications. Une croissance modérée de la filature mécanique, qui n'a augmenté que légèrement mais s'est améliorée en qualité et s'est diversifiée avec le fil retors - le nombre de fuseaux des métiers à retordre a plus que triplé - et cette évolution s'est accompagnée d'une grande expansion du tissage. À ce propos, bien que l'on ait observé l'introduction d'un plus grand nombre de métiers mécaniques qui ont plus que doublé, ces derniers représentaient seulement 7% des métiers et entre 1881 et 1890, la base de l'énorme croissance du tissage a continué à s'appuyer fondamentalement sur les métiers à bras, rendus plus viables par la croissance démographique.

Covilhã était devenue un pôle d'attraction important et fut, durant cette période, la ville avec la

croissance la plus intense et un des cantons avec la plus forte proportion de population active industrielle, 43% en 1890, une proportion seulement comparable à celle de Porto8. Le travail de la laine occupait une grande partie de la population: si l'on prend en compte les seuls ouvriers effectifs, on oscillerait entre 25% et 37%, mais en incluant les différents corps de métiers concernés, la proportion atteint les 60%9. Au début du XXe siècle, Raúl Proença dira de cette nouvelle ville qu'elle était devenue la "métropole de la laine", et que dans les rues "en les parcourant, on entend de tous les côtés, le bruissement des métiers et des différents outils des ateliers. L'eau abondante, descend directement dans des tubes vers les lavoirs..."10

Une des bases du développement industriel de Covilhã fut l'existence d'une main-d'œuvre à bas

prix, avec une forte présence de mineurs des deux sexes, soit 22% de l'ensemble de la main-d'œuvre en 1863, pour atteindre 32% en 1890. Les mineurs étaient en majorité de sexe masculin - 92% en 1863 et 82% en 1890 - et représentaient à la première date, 20% de la population ouvrière, leur présence

8 Nombre d'habitants de la ville de Covilhã :

1864 1878 1890 1900 9.022 10.809 17.562 15.527

La population de Covilhã (quatre paroisses) a augmenté de 62,47% entre 1878 et 1890, alors que Lisbonne voit durant cette période sa population augmenter de seulement 28,4%. En ce qui concerne la population industrielle, pour les recensements de 1890 et de 1911 : le canton de Covilhã (plus grand que la ville, pour laquelle cette information n'existe pas) 43% et 39% ; Porto, 42% et 47% ; Lisbonne 31% et 37%. 9 Selon le rapport, réputé excellent, d'une commission d'industriels de Covilhã de 1878, dont l'enquête de 1881 retranscrit des extraits, le nombre total d'ouvriers des différents métiers s'élevait à 6.502, Inq. Ind. 1881, P.II, V.III, p. 182. En 1839, avant la croissance industrielle urbaine, on estimait la main-d'œuvre plus nombreuse, aux environs de 8.000, ce qui peut être dû à deux facteurs distincts : à la prise en compte dans cette estimation d'une aire géographique plus étendue, ou à la propre dimension de la population de travailleurs manuels avant la mécanisation qui a suivi. Ce sera une question à éclaircir. Voir, plus loin, la note 11 et le tableau nº2. 10 Proença, R. Guia de Portugal, III-II, 2e édition, pp.725-727. Rappelons que Covilhã a été élevée au rang de ville par décret du 20 octobre 1870.

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atteignant 26% en 1890. Cependant, l'intégration dans le marché du travail industriel de femmes mineures, insignifiante dans les années soixante, a clairement augmenté au cours de cette trentaine d'années, passant de 8% de la main-d'œuvre mineure à 18%. À noter que plus de la moitié des mineurs des deux sexes - 62% - avaient moins de 12 ans, autrement-dit les enfants représentaient alors 20% de la main-d'œuvre totale. Il serait inexact d'associer le travail des enfants aux seules grandes fabriques, 36% des enfants travaillaient dans la petite industrie. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, l'exploitation des mineurs demeurait considérable à Covilhã et face à la résistance du patronat, l'autorité administrative se déclarait impuissante à appliquer la législation sur le travail des mineurs. La place des ouvriers adultes sur le marché du travail a, elle, évolué dans un sens opposé à celui du travail des mineurs. Bien qu'elle ait augmenté en nombre absolu, elle a connu une baisse de 6%. La présence des femmes et des mineurs était importante, ensemble ils correspondaient à près de la moitié de la population des travailleurs11.

Si durant toute cette période, le facteur démographique est demeuré favorable pour les entrepreneurs, il n'en est pas allé de même pour la source énergétique, un autre facteur essentiel dans la production,. Le développement de l'industrie de la laine, encouragé par l'existence dans cette région de l'énergie hydraulique et de matières premières, va se heurter aux limites des ressources hydrauliques qui, durant les périodes d'étiage, se révélaient insuffisantes pour alimenter simultanément l'agriculture et l'industrie. À Covilhã comme dans la région de la Serra da Estrela, pendant les trois mois d'été, une grande partie des entreprises étaient obligées de diminuer ou d'interrompre le travail, surtout pendant la journée. Les mois d'irrigation étaient appelés les mois "de la bougie", en raison de la prédominance du travail nocturne qui pouvait durer jusqu'à six heures. En 1890, les soirées représentaient, sur l'année, environ un tiers des journées de travail et elles duraient cinq heures12. Avec les coupures d'eau dans l'industrie, la main-d'œuvre effective pouvait connaître une réduction de 33%13. De si fortes fluctuations dans l'emploi impliquaient qu'une part considérable de la main-d'œuvre se reconvertisse durant les mois d'étiage, en suivant le parcours de l'eau et en allant travailler aux champs.

La substitution de l'énergie hydraulique par la vapeur, extrêmement coûteuse en raison du manque

de combustible dans la région, même après l'arrivée du chemin de fer, n'est pas apparue comme une solution, en l'absence de politique de transports favorable à l'industrie 14. Une fabrique fondée en 1877, qui s'était structurée sur la base de la machine à vapeur, avait dû en peu de temps fermer ses portes15. Les moteurs à vapeur se répandaient lentement, il n'en existait que 13 (202 chevaux) en 1881, sans que 11 Voir tableau final, nº 2. À propos de l'utilisation de la main-d'œuvre mineure et féminine durant la première moitié du XIXe siècle, Madureira, Nuno, ob. cit., pp. 414-416. En 1845, les femmes représenteraient 38% de la main-d'œuvre dans les fabriques (mais dans quel sens est employé l'expression fabrique ? Les femmes mineures qui ne sont pas inclues de manière explicite, sont-elles cependant prises en compte ?) Au contraire, les mineurs de sexe masculin correspondraient à une proportion de 14%, inférieure à celle de la période étudiée ici. Sur la situation au début du XXe siècle, Boletim do Trabalho Industrial, nº 90, p. 56 12 À propos des ressources énergétiques et du travail de nuit :Silveira, F. op.cit., pp. 101-102 et 107, Inquérito Industrial de 1881, vol III, Inquerito Industrial 1890, pp. 305 et suivantes. 13 Dans Inq. ind. de 1881, il est expliqué que la visite à Covilhã ayant eu lieu au moment maximum des basses eaux, il existe une différence entre l'estimation effectuée dans l'étude d'une commission d'industriels en 1878 qui indique un total de 4.074 ouvriers, et les 2.715 ouvriers observés durant le mois de la visite. (p. 182) 14 En 1881, il avait été calculé que même le chemin de fer ne ferait pas baisser suffisamment le prix du charbon et c'est ce qui s'est produit : en 1933, le prix de la tonne de charbon à Covilhã était encore quatre fois plus élevé qu'en Angleterre. (Galvão, J.A. Lopes, in Iº Congresso Indústria portuguesa, 1933, cit. in Cordeiro, J.M. Lopes, Indústria e energia na bacia do rio Ave (1845-1959), Univ. do Minho, Braga, 1993, mimeo, p.54). Plus flagrantes dans le cas de Covilhã, en raison du prix du charbon, les limites des ressources hydrauliques affectaient aussi certains centres cotonniers, comme le bassin du Ave, voir Cordeiro, J. Lopes, op. cit., p.89 et les détails pour chaque fabrique. Peut-être, que cela avait été l'une des limites de la mécanisation du tissage dans cette région-là aussi. 15 Inq. Ind, 1881, III, pp. 204-206

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l'on sache dans quel secteur ils étaient employés. En 1890, leur nombre avait déjà beaucoup augmenté, il existait 99 moteurs et leur puissance de 892 chevaux représentait un peu plus du double de la puissance des roues hydrauliques. Cependant les turbines hydrauliques surgirent seulement en 1917 (7 à Covilhã pour 305 HP, 7 dans la région de la Serra da Estrela pour 228 HP, dont trois à Manteigas).

Durant les années quatre-vingt, on proposait une solution innovatrice, précurseur des options de

notre époque, avec le détournement d'une importante source d'eau16. La solution allait apparaître au début du XXe siècle, avec la nouvelle énergie hydroélectrique, mais la conjoncture économique défavorable empêchera alors, pour un temps, d'en tirer pleinement profit17.

L'asphyxie technologique partielle qui était perceptible depuis les années quatre-vingt, était une

conséquence de la propre croissance. La production de tissus à Covilhã atteignait 1.706.914$000 réis en 1878 - soit plus que le total des importations des tissus de laine au Portugal, qui s'élevait en 1879 à 1.514.225$000 - et elle continuait à augmenter en 1890. Cette croissance avait été accompagnée de l'amélioration de la qualité et d'une diversification. On était loin de la situation des années vingt, quand la production se limitait aux bayettes grossières, dorénavant la gamme des tissus produits comprenait le casimir, les draps castores et les cheviottes18.

2. La spécificité de Covilhã et de la région de la Serra: une structure industrielle segmentée Dans ces régions, la configuration de la structure industrielle possédait un visage spécifique, qui ne

coïncidait guère avec les classifications existantes. Dépourvus de grille de classification adaptée à cette diversité régionale, les enquêteurs successifs ont étendu le concept de fabrique à tous les types d'unités industrielles, y compris les ateliers et le travail à domicile. Fradesso da Silveira restreint légèrement ce concept, en excluant de la liste des fabriques, les unités installées au domicile du propriétaire, ce qui ne doit pas être assimilé à l'exclusion de la seule industrie à domicile, de nombreux ateliers fonctionnant dans ces conditions. Le critère qu'il a utilisé pour sélectionner 35 des 59 unités industrielles existantes, n'est pas clair19. La spécificité de l'organisation industrielle de Covilhã, pas toujours bien comprise, explique la fluctuation des critères appliqués pour la décrire. Il était devenu habituel dans cette région, de distinguer les fabriques complètes des fabriques incomplètes, une classification qui n'existait pas dans le reste du pays. Il convient d'examiner attentivement à quelle réalité elle correspondait.

Les fabriques complètes qui effectuaient elles-même toutes les opérations, du traitement initial de

la laine jusqu'à la finition finale de la marchandise, étaient peu nombreuses. En 1839, à Covilhã, il existait seulement "quatre fabriques de manufactures de draps qui, par l'ensemble des différents ateliers en service et par la régularité que l'on peut y observer, peuvent être considérées comme telles. Il y a cependant en plus de nombreux ateliers privés qui sont désignés de différentes manières selon ce à quoi ils sont destinés"20. Ce paysage industriel reflétait l'évolution survenue durant le deuxième quart du XIXe siècle lorsque, comme forme d'adaptation à la conjoncture économique, le modèle de la fabrique

16 Inq. Ind. 1881, III, p. 207 : la commission proposait de creuser la montagne du Picoto pour dévier, à travers une galerie, la rivière des Cortes en la partageant entre les deux rivières de Covilhâ, la Carpinteira et la Degoldra. 17 La construction de la centrale de Senhora do Desterro qui utilisait la rivière Alva et où est installé le premier millier de chevaux-vapeur des rivières portugaises, date de 1909-1910, in Mariano, Mário História da Electricidade, p. 108. 18 Inq. Ind. 1881, III, p. 205, Inq. Ind, 1890, III, pp.365 et 371. Silveira, F. As fábricas da Covilhã, tableau nº3. Pour le début du siècle voir Nuno Madureira, ob. cit., chapitre sur Covilhã. Voir le tableau nº2 en annexe de cette étude. 19 Silveira, F, As fábricas da Covilhã, p. 83 20 Inquérito de 1839/1840, cité ci-dessus dans la note nº2

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complète du début du siècle avait été abandonné et l'organisation industrielle s'était fragmentée et ruralisée21. En 1863, les fabriques complètes refaisaient lentement leur apparition, leur nombre avait doublé. Il existait huit fabriques complètes, trois possédaient un nombre élevé d'ouvriers, de 211 à 291, trois autres en employaient entre 72 et 101, mais deux occupaient seulement entre 27 et 50 ouvriers22. En 1881, ce type de fabrique avait plus que doublé, le nombre de fabriques complètes s'élevait à 17. Dans certains cas, il s'agissait d'anciens ateliers qui avaient étendu leur activité, dans d'autres, c'étaient des marchands-fabricants qui étaient devenus propriétaires de fabriques complètes23.

Cependant, les fabriques complètes étaient minoritaires dans le tissu industriel, les petites ou

moyennes unités industrielles étaient plus nombreuses: parmi les 27 fabriques de plus de 10 ouvriers, 8 étaient complètes et 19 incomplètes, les autres 32 unités incomplètes recensées en 1863 étaient de petits ateliers et des unités de travail à domicile. À ceci, il fallait encore rajouter 218 métiers dispersés dans le bourg, à Tortozendo et à Teixoso24. En 1881, le tissu industriel restait dominé en nombre par la petite et moyenne entreprise: 66 ateliers employaient de 0 à 9 ouvriers, 45 employaient de 10 à 25 ouvriers (voir tableau 3).

Le rapport entre les fabriques complètes et les petites et moyennes unités industrielles diverge si

l'on regarde en direction du marché du travail ou du parc technologique. En 1863, les fabriques complètes jouaient un rôle décisif dans le marché du travail, elles employaient 68% de la main-d'œuvre. Mais, au niveau de la répartition des outils, la situation était différente: seul 43% des fuseaux se trouvaient dans ce type d'entreprise, ou même un peu moins si nous prenons seulement en compte la filature mécanique, vu que 12 des 17 fuseaux manuels appartenaient à la fabrique complète António Pesoa Amorim & Irmão - qui fonctionnait encore dans le bâtiment de l'ancienne Fabrique royale que Pessoa Amorim avait louée - où il n'y avait pas de filature mécanique.

Un des traits marquants des petites et moyennes entreprises de cardage et de filature - entreprises

de 5 à 39 ouvriers - était le haut degré de mécanisation. Elles avaient toutes introduit la filature mécanique - elles détenaient 57% des fuseaux du parc industriel - et seulement 2 sur 16 la faisait coexister avec la filature manuelle; 12 des 28 cardes continues du canton (ou 14, si on y ajoute deux entreprises qui étaient en train de les monter) appartenaient à ce type d'entreprise; 5 étaient équipées de garnisseurs mécaniques, un chiffre supérieur à ce qui existait dans les fabriques les plus importantes. Dans le cas du tissage, la situation était différente: il n'y avait pas de métiers mécaniques et les 37 métiers Jacquard appartenaient presque tous à des fabriques complètes. Seule la fabrique incomplète Paiva & Rogeiro, de cardage et de filature et qui tissait aussi, utilisait quatre métiers de ce type. En ce qui concerne les métiers à bras, 39% étaient installés dans les 8 fabriques les plus importantes, deux d'entre elles concentraient chacune une cinquantaine de métiers. Mais la majorité des métiers à bras se trouvaient dispersés, les ateliers pouvant rassembler entre 3 et 9 instruments. Il faut aussi tenir compte de l'industrie à domicile méconnue: elle utilisait probablement à Covilhã, à Tortozendo et à Teixoso et dans d'autres paroisses, les 218 métiers à tisser dont on ne connaît ni le propriétaire ni le nombre de bras. La machine à vapeur existait seulement dans la fabrique Marques de Paiva et servait pour

21 Madureira, Nuno, op. cit., p. 498 22 Dans le nombre total des ouvriers sont inclus les maîtres et les employés de bureau qui, quand ils existent, dépassent rarement l'unité. 23 Un cas exemplaire : l'atelier de Sebastião Rato de foulage, de tondage et de teinturerie avec 3 ouvriers en 1863, possède en 1881 des métiers à tisser, fait de la filature avec 80 ouvriers et en 1890, emploie 104 ouvriers. D'autres rapprochements semblent possibles, mais il serait nécessaire d'avoir des éléments complémentaires : on devine de nombreux changements de nom qui résultent probablement d'agrégations antérieures avec d'autres établissements. 24 Tableau p.117 in Fradesso da Silveira, Indagações...

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actionner six foulons mécaniques, un instrument dont peu de gens disposaient, l'utilisation des maillets en bois dominant encore25.

Croissance et concentration n'ont pas été associées. En 1881 la concentration était plus faible qu'en

1863, sur tous les plans: les 11 principales entreprises utilisaient 57,4% de la main-d'œuvre, un peu moins qu'en 1863, et seulement 29,3% des fuseaux et 42,2% des métiers à bras ordinaires. Parmi les 38 petites entreprises, 21 sont des ateliers de cardage et de filature, tous équipés de filatures mécaniques26. Dans le groupe indifférencié des 55 petites fabriques de tissage, bien que le travail soit entièrement manuel, on utilisait 12 métiers Jacquard. La mécanisation du tissage, lente et minoritaire, a surtout eu lieu au sein des 11 principales entreprises: celles-ci disposaient de 84% des métiers à tisser mécaniques, en plus de 78% des métiers Jacquard manuels. La main-d'œuvre féminine et enfantine était présente de façon significative dans les fabriques les plus importantes, et pas seulement dans la petite industrie27.

Mais c'est le caractère segmenté de la production qui est particulièrement spécifique au tissu industriel de Covilhã. Les fabriques incomplètes étaient des ateliers spécialisés qui assuraient seulement une ou deux phases de la production. En 1863, il existait: 15 fabriques de cardage et de filature, certaines d'entre elles possédaient aussi des foulons et des tondeuses rotatives; 12 établissements de foulage, certains avec teinturerie; 9 teintureries; 4 de finition et d'apprêtage; une fabrique de carton destinée à presser les marchandises, un laboratoire d'acide nitrique. À cette liste, il faut ajouter les 218 métiers installés dans des "édifices réservés exclusivement au tissage" et dans des maisons de fabricants et de tisserands de Covilhã et des alentours28. En 1917, les désignations de fabriques complètes et incomplètes ne sont pas employées, mais la structure segmentée avait laissé une marque indélébile: il existait 18 fabriques et ateliers de cardage, de filature et de tissage, 30 fabriques et ateliers qui se consacraient uniquement au cardage et à la filature, 30 fabriques seulement de tissage, 10 ateliers de cardage, 8 d'apprêtage des tissus et 5 ateliers de teintureries et de finition.

La segmentation des phases de production en unités industrielles différenciées est une

caractéristique du tissu industriel qui implique une multiplicité de relations inter-entreprises de deux types: verticales, par l'intermédiaire de marchands-fabricants ou en produisant directement pour les fabriques complètes de façon supplétive; horizontales, entre petits producteurs.

Le premier cas peut être observé en 1863 avec la fabrique d'apprêtage de Campos Mello & Irmão,

de 57 ouvriers, rachetée en 1842 à Estevão Cesario de Sousa qui l'avait fondée en 1834. Étant donné son organisation particulière, l'enquêteur affirmait que l'on pouvait la classer parmi les fabriques complètes, mais que cependant, il ne le ferait pas. Et, il avait raison. Il s'agissait d'une structure différente. En amont, elle était associée à la fabrique de cardage et de filature de Alves Santos & C.a., et en aval à la firme de tissage de Amorim Santos & C. a.. Elle avait aussi recours à une bonne partie de la petite industrie de tissus de Covilhã et à presque toutes celles de Tortozendo et de Teixoso. Elle fonctionnait comme les anciens marchands-fabricants ou "verleger". En plus, elle possédait l'exclusivité de la vente en gros des marchandises de l'une des fabriques les plus importantes, Mello

25 Indagações, tableaux 112 et suivants 26 Parmi les autres ateliers, 10 sont de teinturerie, un de foulage, six de tissage. 27 Alors qu'en 1881, les femmes et les mineurs dans l'industrie, représentaient 39,4% de la main-d'œuvre (légèrement moins qu'en 1863, avec 41%), dans les 11 entreprises principales, toujours en 1881, ils étaient 41,5%. Il y avait une tradition ancienne du travail féminin dans la grande industrie, mais cela ne concernait que la Manufacture royale (Manureira, N., op. cit., p. 410), ce qui a pu constituer un facteur favorisant la mécanisation de la petite et moyenne industrie. 28 Indagações, pp. 88-92

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Geraldes & Compª, avec laquelle l'un des frères était probablement associé29. Elle occupait la première place au sein des maisons commerciales de la ville. Moins de 18 ans plus tard, elle comptait parmi les trois plus grandes et plus prestigieuses unités industrielles et elle était celle qui réunissait le plus grand nombre d'ouvriers (460), une situation qui s'accentue en 1890 (597). Juste après elle, se situait l'entreprise de Mendes Veiga, qui était passée successivement de 92 à 400, puis à 504 ouvriers.

Malheureusement, en 1881 comme en 1890, les observateurs ne se sont pas intéressés aux relations

entre les entreprises, si bien décrites par Fradesso. Nous pouvons donc seulement les entrevoir à travers l'analyse nominale. Par ailleurs, en 1890, l'indifférenciation des fonctions dans l'énumération des industriels, uniformément désignés comme "tisserand de laine", rend particulièrement difficile l'interprétation du type de relations de complémentarité existant. Ainsi, en plus de sa grande fabrique, Campos Melo était aussi lié à deux autres entreprises, avec José Paiva Catarro et avec José Alves da Silva - chacun d'eux ayant de leur côté une autre entreprise autonome -, mais on peut seulement émettre l'hypothèse qu'il s'agissait là probablement d'une association dans le domaine de la teinturerie, de l'apprêtage et de la commercialisation, étant donné la différence entre la dimension considérable de la production et le nombre réduit d'ouvriers de ces entreprises. En 1890 José Mendes Veiga rassemblait aussi deux autres petites entreprises dont la fonction n'est pas spécifiée30.

La collaboration entre les entreprises pouvait acquérir une dimension inter-cantonale, comme dans

le cas de la fabrique de Marques de Paiva, en 1863. Bien que complète et figurant parmi les fabriques les plus importantes, elle faisait carder et filer des quantités considérables de laine dans la fabrique de Morões & C.ª de Castelo Branco, qui travaillait pour son compte et d'où elle recevait en retour le tissu déjà préparé pour l'apprêtage. Morões & C.ª disposait d'une machine à vapeur qui permettait d'actionner un ensemble de 600 fuseaux31.

La relation entre petits producteurs pouvait être directe ou passer par l'intermédiaire de petits

fabricants. Grâce à des muletiers, ils disposaient d'un réseau différencié d'approvisionnement en matière première, tandis que les entreprises de plus grande dimension se fournissaient directement dans les principaux centres de production en Algavre, dans les Beiras et en Espagne32. Les petits fabricants livraient la laine dans les ateliers de cardage et de filature qu'ils rémunéraient, puis se chargeaient de la production de tissus. Ils vendaient le tissu à la sortie du métier à des fabricants finisseurs ou à des maîtres de foulons. Ces derniers se rendaient au marché de tissus qui se tenait tous les matins dans une des salles de l'ancienne Fabrique royale ou vendaient les tissus sur les marchés, seulement après les finitions. Trois ateliers de finition travaillaient exclusivement pour les petits fabricants. Une parcelle de

29 José Maria da Silva Campos & Melo avait fondé en 1848 l'entreprise Melo Geraldes & C.ª et il était propriétaire du foulon. Il s'agissait probablement de l'un des frères de Campos Mello & Irmãos. 30 Inquérito Industrial de 1881, Dir. III, pp. 186-7, Inq. Ind. 1890, p. 318 et suivantes. Quand, en 1884, en réponse à une ancienne aspiration locale, a été créée l'école industrielle (décrétée vingt ans auparavant), elle fut baptisée du nom de l'industriel Campos Melo. (Inq. Ind. 1881, III, pp. 208-209). 31 Rapport cité, in Indagações sobre a lã, pp. 105 et 109. 32 L'organisation de l'approvisionnement de la principale matière première, la laine, était un autre des graves problèmes de l'industrie de Covilhã et de la région de la Serra da Estrela. L'absence d'approvisionnement régulier obligeait à faire des achats annuels dans les grandes foires, ce qui impliquait l'immobilisation d'un grand capital ou le recours au crédit avec des intérêts élevés. Silveira, F. Indagações..., p. 48 ; Inq. Ind. 1881, III, Visita ao distrito da Guarda, pp. 84-151. La Banque du Portugal est réputée comme offrant les meilleures conditions de crédit, un industriel note les bonnes conditions trouvées dans la succursale d'une localité, d'autres suggèrent l'installation de nouvelles succursales de cette banque à Gouveia, le principal centre de production de la région de la Serra. L'approvisionnement en laine s'effectuait dans les lieux de production relativement proches, l'Alentejo, les Beiras, l'Espagne, mais pour les tissus de meilleure qualité, il était nécessaire d'acheter de la laine en provenance d'Allemagne, d'Australie, et d'Amérique. Indagações..., p. 92

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l'univers des petits producteurs disposait d'une certaine autonomie, le "kauf-system" coexistait avec le "verlag-system", dans des proportions qui restent inconnues. Un exemple de cette coexistence apparaît clairement dans le cas des fabriques complètes de Mendes Alçada et de Manuel Mouzaco qui, tout en achetant des marchandises aux petits industriels, avaient des tisserands extérieurs travaillant pour leur compte à qui ils fournissaient le fil. Les grandes fabriques demeuraient pourtant les principaux acheteurs des petits producteurs33.

Comme nous l'avons déjà souligné, sur cette question il n'est pas possible d'esquisser l'évolution

postérieure. L'information est rare. En 1881, il est seulement fait mention dans une annotation marginale du tableau général que 11 petits ateliers de 5 à 13 ouvriers cardaient et filaient pour l'extérieur. En réalité cela devait être le cas au minimum de l'ensemble des 38 ateliers de moins de 10 ouvriers et des 55 ateliers de tissage de la ville. Malheureusement, l'articulation des relations entre les entreprises n'a plus intéressé les observateurs. Postérieurement, émergent quelques associations et il ne s'agissait probablement pas de cas isolés. Deux entreprises de cardage et de filature, Alves Ginginha et Paiva & Rogeiro, possèdent des ateliers de tissage et de teinturerie enregistrés séparément. Plusieurs industriels s'associaient de façon exclusive pour exploiter un foulon, leurs entreprises gardant leur autonomie. Est cité entre autres, Manuel Telles Feio, unique propriétaire d'une entreprise de tissage qui s'est associé à Manuel Nunes Mousaco, propriétaire d'une fabrique complète, pour constituer une entreprise de foulage, tondage et de teinturerie34.

Intimement liée à la forme segmentée de la structure industrielle, la forte mobilité sociale a aussi

caractérisé la croissance industrielle dans cette région. Dans l'ensemble, les modifications au sein du tissu d'entreprises ont été très importantes: en 1881, seule une minorité d'entreprises - 29 - se trouvaient aux mains de leur fondateur et celles-ci avaient été fondées après 1840. Mais plus de la moitié des entreprises - 58% - avaient changé de propriétaire, situation la plus fréquente, ou s'étaient installées très récemment. Dans la plupart des cas, le changement de propriétaire s'était produit après 1839: seules 8 de ces entreprises avaient été fondées auparavant, J. Gomes Barata en 1765, J. Mendes Veiga en 1784, J. Silva Ranito en 1800, pour les 5 autres seule l'indication sommaire de "ancienne" apparaît. La majorité des entreprises existaient depuis quarante ans et plus de la moitié d'entre elles avaient au moins changé leur dénomination initiale.

À l'époque, la fabrique Alçada & Moussaca a été citée comme l'exemple du "self-made" industriel:

à l'origine deux artisans partaient à dos de mule vendre dans les foires la production de leurs ateliers domestiques; en 1863, chacun avait déjà sa petite fabrique complète, de 27 à 50 ouvriers; en 1881, ils étaient associés et en 1890, la fabrique employait 234 ouvriers. À cette époque elle a fait l'objet dans un journal de la capitale, d'un article illustré d'une gravure qui représentait ses installations et où elle était désignée comme l'exemple de la valeur de la persistance et du travail35.

Le tissu industriel de Covilhã présentait une structure segmentée, flexible et avec une forte mobilité

sociale, une structure entièrement dirigée vers un seul objectif, la production de tissus de laine. Il formait une grande "fabrique collective". La population industrielle se voyait comme faisant partie d'un vaste ensemble productif. "Nous concevons la ville de Covilhã comme une seule fabrique consacrée à

33 Indagações..., pp. 90-92 34 Alves Ginginha et Paiva & Roivo, nº d'ordre 16 et 17, 54 et 52, Inq. Ind. 1881, pp. 112-113 ; Manuel Telles Feio, Manuel Nunes Mousaco (nº 38, 59 et 8, idem). Campos Melo et autres, voir Inq. ind. 1890, III, p. 264 et suivantes. 35 Revue O Ocidente, 21 mars 1892, p. 67

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la production de lainages (...)", disaient les fabricants de Covilhã en 185836. La croissance qu'a connue la ville dans les décennies suivantes n'a pas effacé la marque initiale de la segmentation de la production. Cette forme d'organisation de la production existait ailleurs dans la région.

À une petite échelle, c'était aussi la caractéristique d'autres centres lainiers de la région. En 1839, à

Gouveia, on affirmait: "il n'y a aucune fabrique régulière, il existe seulement une manufacture lainière industrielle divisée en différentes parties", un nombre élevé de personnes, 2 700, y travaillait 37. Dans la région de la Serra da Estrela, les centres lainiers bénéficiaient aussi de la conjoncture favorable. Les fabriques se sont multipliées, principalement à Seia et à Gouveia: entre 1863 et 1881, leur nombre a triplé à Seia, s'élevant à 15; à Gouveia, où elles étaient déjà 16 en 1863, elles ont atteint le nombre de 20. La structure industrielle ressemblait à celle de Covilhã, avec la coexistence de fabriques complètes et incomplètes, en plus grand nombre, et un réseau de travailleurs à domicile qui s'occupait du triage, de l'ourdissage, de l'épincetage - des fonctions qui étaient parfois assurées par la famille du fabricant - et du tissage. Il existait deux fabriques de plus de 100 ouvriers à Moimenta da Serra, mais près de la moitié des unités industrielles avaient moins de 20 ouvriers (voir les tableaux 5 et 6). Dix-sept fabriques travaillaient pour compte d'autrui, ce qui n'excluait pas toujours une production autonome.

Comme à Covilhã, la mécanisation touche les petits producteurs qui, dans certains cas, s'associaient

pour en bénéficier en commun: dans la fabrique de Augusto Lui Mendes & sócios, à Loriga, canton de Seia, la société correspondait juste aux installations et non à la production. Les associés utilisaient les machines pendant la semaine et chacun produisait pour son compte. On pouvait observer des inégalités dans l'équipement de la filature et du tissage, comme c'était aussi le cas à Covilhã. Un remarquable rythme de mécanisation était visible dans la filature, entièrement mécanisée, 18.543 fuseaux étaient installés, soit 26,5% du total national, légèrement plus qu'à Lisbonne (16.125 fuseaux). Le tissage mécanique faisait lui ses premiers pas, avec une demi-douzaine de métiers - 4 dans l'entreprise de Joaquim Almeida Rainha à Ladeira de Sto. Amaro, canton de Gouveia - et les 6 métiers Jacquard manuels qui appartenaient à une autre entreprise du même canton, António Lopes da Costa de Moimenta da Serra, une des plus importantes fabriques de la région. La vapeur était peu présente, seul deux moteurs dans la fabrique de António Lopes da Costa à Moimenta da Serra. Tout comme à Covilhã, les limites énergétiques affectaient cette région.

Les imperfections du réseau routier, dont souffrait la région de Covilhã, devenaient ici encore plus

dramatiques: le dos de mulet était l'unique moyen de transport utilisable dans divers secteurs et encore en 1881, une des localités n'a pu être visitée qu'après un parcours à pied. La vitalité industrielle de cette région montagneuse et isolée, malgré ces conditions, fut une découverte pour les enquêteurs qui se sont montrés surpris et admiratifs: "(...) nous étions loin de supposer que dans les districts parcourus, nous allions rencontrer du travail de bois, de métal et de tissage de laine si parfait et si bien fini, comme nous l'avons vu (...). L'enquête (...) doit étonner et provoquer de l'admiration dans le pays. (...)". Mais, ils se manifestèrent aussi surpris et indignés par le niveau des salaires, "suffisant pour mourir de faim", et ils comparaient cette situation, jugée inadmissible, à celle des anciens esclaves africains38.

36 Resposta dos fabricantes da Covilhã aos quesitos propostos pela comissão das Pautas em 1858, in Jornal da Associação Industrial Portuense, nº 8, 24 mars 1860, p. 59 37 Relatório acerca de Gouveia, 24 juin 1839, in AHP, op. cit. Ce concept de fabrique en tant que structure collective, apparaît aussi dans d'autres cas : à Redondo, l'expression "fabrique lainière" désignait l'ensemble des petits ateliers et de l'industrie à domicile qui existait dans ce village. 38 Conclusão do relatório de dois delegados da Comissão Central de Inquérito que visitaram a região, 1881, Inq. Ind. v. III, pp. 171-3 et l'ensemble du rapport pp. 88 et suivantes, parmi les plus complets de l'enquête. Voir aussi, Indagações...

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La croissance industrielle s'étant appuyée sur des coûts réduits de la main-d'œuvre et essentiellement sur la production de draps de laine pour les classes moyennes et populaires, en 1881, la région de la Serra da Estrela traversait une crise des débouchés, les saragoças et les brixes perdaient leurs clientèles. Les entreprises qui se trouvaient dans une meilleure situation étaient celles qui s'étaient reconverties vers la production de draps de meilleure qualité comme les casimirs. Le perfectionnement des "méthodes et des procédures" - déclarait José Augusto Lopes da Costa & Irmão, une entreprise de Moimenta da Serra, probablement en ne se référant pas seulement à la technique, mais aussi à l'organisation et à la gestion - avait permis aux fabriques de la région de la Serra da Estrela, de faire face à la concurrence étrangère39.

Conclusion En quarante ans, la région de Covilhã, de Gouveia et de Seia, avait acquis un poids déterminant

dans la production lainière nationale. En 1881, dans les districts de Castelo Branco et de Guarda travaillait 81% de la main-d'œuvre de ce secteur et fonctionnaient 58% des fuseaux et 58% des métiers à bras. Il s'agissait d'une structure industrielle dont la croissance s'appuyait sur la petite industrie et sur l'articulation entre la filature mécanique et le tissage manuel, insérés dans une forme spécifique de production segmentée. Ceci était à l'origine d'une importante flexibilité qui donnait à cette région une capacité d'adaptation aux fluctuations du marché. Une telle structure a constitué aussi le secret de la vitalité de Philadelphie, l'un des plus importants centres textiles au monde, dont la forme de production possédait une configuration segmentée similaire. L'étude de Covilhã montre qu'il s'agit là également d'un cas exemplaire illustrant la multiplicité des voies de l'industrialisation40.

Cette région constitue par ailleurs un exemple de croissance et de relative modernisation de

l'appareil de production, sur la base de la petite et moyenne entreprise, dans une région intérieure sans chemin de fer. Bien que l'état des communications ait constitué un facteur de hausse des coûts de production, cela jouait essentiellement sur les matières premières de la teinturerie et sur le combustible minéral, beaucoup moins sur la laine, la principale matière première, disponible dans des zones proches, comme la Serra da Estrela, l'intérieur de l'Alentejo ou l'Estrémadure espagnol. Il faut tenir compte aussi du faible coût du facteur travail et de sa disponibilité que la régression de la culture du blé favorisa, à partir des années soixante-dix.

En 1891, l'arrivée du chemin de fer, reliant Covilhã à Mangualde et à la capitale, semble avoir

encouragé l'entrée des tissus étrangers plus que l'écoulement de la production locale41. Cette situation est liée aux conditions de production et à l'absence de politique de transports favorable à l'industrie. Le manque d'énergie allait ralentir le rythme de rénovation technologique. Dans ces conditions, la modernisation des transports avant que l'approvisionnement en énergie hydroélectrique ne soit assuré, aura eu des effets déstructurants42. Il est probable que l'intensification de l'immigration au tournant du siècle a exercé une pression sur le marché du travail, en diminuant les avantages antérieurs du faible

39 Inq. Ind, 1881, L. III, p. 126 40 Scranton, Philip, Proprietary capitalism : the textile manufacturer at Philadephias, 1983 in Zeitlin, J. "Les voies multiples de l'industrialisatoin" in Le Mouvement Social, 1985, p. 133. Sur ce thème, voir mon travail Diversidade e crescimento industrial, sous presse. 41 Le principal marché de Covilhã, au moins dans les années 1860, était Mangualde, où les fabricants les plus importants de Covilhã avaient des magasins pour vendre en gros aux commerçants du Nord, lors de la foire du premier dimanche du mois. Silveira, F. op. cit., p. 92 42 Bien que l'entreprise hydroélectrique de Senhora do Desterro, dans la Serra da Estrela ait été la première du continent.

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coût du travail. Il faudrait aussi vérifier l'impact de la législation qui a interdit le travail des enfants et le travail nocturne des femmes, dans cette région où ils étaient tous les deux si importants. Il y a cependant des indices selon lesquels cet impact aurait été réduit. Il serait aussi fondamental d'analyser la modification du marché international de la laine, avec l'arrivée de laines d'autres continents et la baisse du fret maritime. À partir de 1890, l'écoulement de la production commence à rencontrer des difficultés face à la concurrence étrangère sur le marché interne, l'unique marché dont disposait cette industrie.

Au cours de la deuxième décennie du XXe siècle, le modèle de croissance de Covilhã semblait être

entré en crise. La spécificité de la structure industrielle de cette région permettait une remarquable flexibilité et une grande adaptation aux fluctuations du marché. Les phases de reconversion pouvaient être assimilées, pour les observateurs non-avertis, à des périodes de crise profonde. Cela s'était produit dans le deuxième quart du XIXe siècle, quand l'industrie s'était ruralisée, cela se produira au début du XXe siècle. En 1910, Poinsard, dans une vision quelque peu exagérée, affirmait que l'industrie lainière de Covilhã était décadente.43 Cependant, dans les décennies suivantes, Covilhã allait connaître une nouvelle période de remarquable vigueur, en probable corrélation avec la conjoncture de guerre, d'abord dans l'Espagne voisine puis dans toute l'Europe. Comme dans les périodes précédentes, la remarquable flexibilité de la structure industrielle de cette région lui a permis de tirer parti des circonstances favorables sur le plan commercial.

1- Industrie lainière: principaux centres 1881

Districts Fabriques Ouvriers Fuseaux Métiers Mécaniques manuels Castelo Branco 73 2.713 22.715 57 802 Guarda 44 1.385 18.543 22 309 Lisbonne 8 2.661 16.125 182 457 Total 160 8.964 70.007 356 1.911

43 Perdigão, J. Azeredo "A indústria em Portugal" in Arquivos da Universidade de Lisboa, 1916, v.III, pp. 117 et suivantes. Poinsard, Léon, Le Portugal inconnu, 1910, p. 209

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2- Industrie lainière à Covilhã

1863 1881 1890 Fabriques complètes 8 17

Fabriques incomplètes 51 55 Autres(a) 55 Total (b) 59 127 93

Production/valeur/reis 1.651.173 1.978.954 Fuseaux/ filature 13.195 22.175 26.515

Fuseaux/ métiers à retordre 560 1.765 Métiers à bras/ Total (c) 557 802 1.616

ordinaires 520 658 1.383 Jacquard manuels 37 144 233

Métiers mécaniques (d) 0 57 125 Total des métiers 557 859 1.741

Moteurs à vapeur n.º(e) Puissance (chevaux)

1 13 202

99 892

Ouvriers et maîtres (f) 1579 2715 4619

-hommes 1263 1645 3826 - femmes

% ouvriers adultes 316 23

793 17

-- mineurs de 16 ans (g) % population ouvrière

--- hommes % population ouvrière

% mineurs

--- femmes

341

22

315 20

92 26

1474

32 1202

26

82 272

% mineurs femmes et min.

8 1070 18

--femmes et min. % 41% 39% 49%

(a) 1863: il s'agit de divers fabricants et tisserands de Covilhã, Tortozendo et Teixoso, seul le nombre de 218 métiers est indiqué. 1881: il s'agit de 55 petites fabriques de tissage, avec 315 métiers ordinaires, 12 Jacquard manuels, où travaillaient 560 ouvriers. (b) 1890: le total de la production estimé par une commission d'industriels et publié dans l'enquête, est légèrement inférieur. On compte 93 noms d'entreprises et d'industriels, tous classés sous le terme de "tisserands", à la fin il est fait référence à la petite entreprise, sans indication du nombre d'unités, seul le nombre d'ouvriers est spécifié: 1.012, dont 966 du sexe masculin. Pour la production totale, est indiqué que seuls sont inclus 36 établissements de la petite industrie, 542 n'ayant pas répondu, reste à savoir si ces derniers ont répondu au questionnaire sur le personnel. Si on considère qu'ils ont répondu, nous avons à faire à de micro-entreprises d'environ 2 ouvriers en moyenne. (c) 1863: y compris les 218 métiers évoqués en (a) (d) Parmi les métiers mécaniques 13 étaient Jacquard en 1881, en 1890 ils ne sont plus que deux. (e) 1863: un seul installé dans la fabrique Nunes Marques Paiva, pour actionner 6 foulons cylindriques, Indagações, note de la p. 99. (f) 1863: dans le groupe des "employés", sont inclus les maîtres mais pas les 17 employés de bureau (escriturários). À ce total, on devrait rajouter 436 ouvriers, au minimum, correspondant aux 218 métiers, évoqués en (a), ce qui donnerait un total de 2032. Mais, cela ne permettrait pas de calculer la part des femmes et des enfants. 1881: dans Inq. Ind. de 1881, ce nombre d'ouvriers est expliqué par le fait que la visite a eu lieu en période d'étiage, selon le rapport de 1878, ce nombre s'élèverait à 4.074 ouvriers, voir texte et note 13. (g) En 1881, les mineurs sont comptés avec les femmes. Mineurs de moins de 12 ans en 1890: 796 de sexe masculin, 121 de sexe féminin, parmi les masculins 36% - 291 - dans la petite industrie.

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3- Industrie lainière de Covilhã Dimension des unités industrielles 1863 1881 ouvriers fabriques fabriques 0 à 9 32 (38) 66 ** 10 à 25 15 (18) 45 ** 26 à 50 5 4 51 à 100 3 6 101 à 200 1 2 201 à 290 3 - 400 à 460 - 2 Total Fabriques 59 127 ** Ouvriers 1.596* 2.715

* Il n'a pas été jugé opportun de corriger en ajoutant les tisserands des 218 métiers non identifiés, car on n'a pas d'indication sur le nombre d'ateliers et de maisons. ** Le nombre total d'unités industrielles a été corrigé, en ajoutant les 55 "petites fabriques", puisque l'on connaît le nombre de métiers et le nombre d'ouvriers, et que leur nombre total était déjà pris en compte. Le nombre moyen d'ouvriers serait de 10 par atelier - 560 ouvriers / 55 - et on a estimé que certains ateliers seraient au-dessus de la moyenne et d'autre en dessous, de ces 55 unités 28 ont été inclues dans le groupe de 10 à 25 ouvriers, qui est passé de 38 à 66, et 27 dans le groupe de 10 à 25, qui est passé de 18 à 45.

4. Les fabriques de Covilhã en 1917 (a) Type d'industrie Unités Ouvriers Dimension moyenne Apprêtage de tissus 8 64 8 Cardage (ateliers) 10 120 12 Cardage et filature de laine (fabriques et ateliers) 30 508 17 Cardage, filature et tissage (fabriques et ateliers) 18 1686 94 Tissage de laine (fabriques) 30 803 27 Teinturerie de laine (ateliers) 4 24 6 Teinturerie et finition (atelier) 1 20 Teinturerie (atelier) 1 9 TOTAL 3234 (a) Données recueillies dans Inquérito Industrial de 1917

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5- Industrie lainière du district de Guarda

1881 Canton Fabriques complètes Fabriques incomplètes Total Guarda 1 1 Manteigas 1 4 5 Gouveia 7 13 20 Seia 9 6 15 Total 18 23 41

6- Industrie lainière du district de Guarda Dimension des fabriques en 1881 Ouvriers Fabriques 1 à 50 28: 20 avec moins de 20. 50 à 100 8 plus de 100 2 nb. Inconnu 3 Total:1.385 41

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