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LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Actes de la Journe dtudes
organise par Irina Thomires le 3 octobre 2014
Comit de rdaction : Irina TOMIRES, Wilfrid ROTG, Jean-Marie
MERLE
Universit Paris Sorbonne, le 25 mai 2015
Marc Chagall, Le Cantique des cantiques, III
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Le but de la Journe tait de runir et de faire dialoguer des
chercheurs spcialistes
de diverses langues autour de la reprsentation linguistique des
phnomnes lis la perception, notamment la perception auditive
(Georges Kleiber, Irina Kor-Chahine, Stphane Viellard), olfactive
(Pierre Frath, Irina Thomires) et tactile (Tatiana Bottineau). En
outre, divers cadres thoriques ont t utiliss, rendant ainsi
possible une rflexion dune grande richesse, ce qui est un atout
considrable de la Journe.
Georges Kleiber se penche sur la position de bruit et de silence
absence de bruit vis--vis de lopposition massif comptable . Le
chercheur dgage ainsi un certain nombre de proprits, inattendues
pour certaines d'entre-elles, du nom silence et du nom bruit. Il
explique par l mme certains paradoxes auxquels silence et bruit
donnent lieu.
Larticle dIrina Kor Chahine porte galement sur le domaine des
bruits. Lauteur se consacre aux verbes qui, dans leurs emplois
premiers, dsignent les cris et les bruits mis par les reprsentants
du monde animal au sens large, et qui, dans leurs emplois
secondaires, sappliquent galement aux humains ou encore aux objets
et aux lments de la nature.
En examinant la phrasologie du mot odeur telle qu'elle apparat
dans un corpus de textes littraires contemporains de l'poque o
Marcel Proust rdigeait la recherche du temps perdu, ou encore
antrieurs, Pierre Frath arrive la conclusion suivante. Parler et
crire de manire crative, c'est utiliser la langue en-dehors des
phrasologies habituelles, mais en en tenant compte, pour partager
une exprience neuve et originale.
Tatiana Bottineau propose un essai de classification des
adjectifs russes en ist- en recourant des critres la fois
smantiques et pragmatiques, formels et nonciatifs. Elle cherche,
notamment, prciser le rle et le statut de linstance locutive en
charge de la perception sensorielle du monde et de sa reprsentation
langagire.
Martine Dalmas se fixe pour objectif de donner une description
syntaxico-smantique des verbes de perception en allemand
contemporain et de montrer qu'au-del de leur diversit, on constate
des liens entre les domaines perceptifs s'appuyant sur les
spcificits constructionnelles des verbes concerns.
En analysant le verbe slyat en russe, Stphane Viellard constate
que ce verbe renvoie une perception indiffrencie, globale, qui
caractrise ltre vivant par opposition aux inanims. La perception se
spcialise avec les arguments du verbe. Cela permet lauteur dmettre
lhypothse selon laquelle slyat serait un verbe support ne
conservant que le sme [perception], pour rfrer aux sens en fonction
de lobjet de la perception. L'auteur compare galement le verbe
slyat et le verbe breton klevout, klevet, qui partagent la mme
tymologie. Il fait ainsi un constat important. Si klevout, klevet
signifie entendre (percevoir par l'oue), ce verbe peut, lui aussi,
avoir le sens de sentir, percevoir par l'odorat .
Enfin, Irina Thomires analyse les noms dodeurs simples et
composs en russe. Elle essaie de dgager les critres pragmatiques
qui prsident au choix du locuteur entre un nom simple ou un nom
compos. L'auteur propose galement une classification des noms
dodeurs composs (nom dodeur + substantif au gnitif dit spcifieur )
en fonction de la nature smantique du spcifieur, qui correspond la
raison dtre de la sensation olfactive exprime par tel ou tel nom
dodeur1.
1 Nous remercions Elena Simonato pour la relecture attentive
quelle a voulu faire des textes contenus dans ce recueil.
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Tables des matires
Georges KLEIBER, Du silence au(x) bruit(s). p.3 Irina KOR
CHAHINE, Tanja MILOSAVLJEVIC, Paulina STOKOSA, De la perception
auditive au mot: fonctionnement des verbes de bruit associs aux
animaux dans les langues slaves. p.19 Pierre FRATH, Phrasologie de
la perception et crativit linguistique. (La description des odeurs
chez Proust). p. 29 Tatiana BOTTINEAU, Les modes de reprsentation
du monde avec les adjectifs qualificatifs en ist- p.46 Martine
DALMAS, Les verbes de perception en allemand: quelques cas de
rversibilit. p.63 Stphane VIELLARD, Russe slyat , breton klevout :
confusion de sens ou synesthsie ? p.70 Irina THOMIRES, Flagrantes
fragrances. Les noms dodeurs en russe. p.85
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Du silence au(x) bruit(s)
Georges KLEIBER (Universit de Strasbourg & USIAS)
Introduction.
Nous nous proposons daborder ici la troisime tape dun parcours
dans le monde de
silence et le monde des bruits qui npouse pas le trac des
habituelles enqutes lexico-
smantiques. Nous navons en effet, de manire dlibre, ni emprunt
les voies classiques
des enqutes lexicographiques et lexicologique ni recouru aux
mthodes de la ou des
linguistiques de corpus. Non pas que nous rejetions ce type
dapproches. Elles nous
paraissent tout fait lgitimes et fcondes, comme en tmoignent les
rsultats foisonnants
obtenus par la seconde dans le domaine du sens lexical. Et il
est sr quelles sont ncessaires
toute description dont lambition est de saisir pleinement la
complexit smantique dune
unit lexicale. Mais si nous avons choisi un autre chemin, cest
parce quil nous semblait que,
pour des noms comme bruit et silence, tout particulirement pour
le second dont latypicit
semble dfier toute clture dfinitoire, un chemin atypique pouvait
donner accs des
aspects et facettes smantiques de silence et bruit que nauraient
pas forcment permis
datteindre les voies dinvestigation classiques.
Notre premire voie daccs (Kleiber, 2010) a t lopposition
abstrait / concret : elle
nous a servi mettre en relief le statut de ngation lexicale de
silence, qui loppose
asymtriquement lantonyme bruit. Nous avons montr que cette
position ngative
quoccupe silence dans le domaine auditif avait une double
consquence sur son
fonctionnement. Au niveau syntagmatique, silence ne se combine
pas avec des modificateurs
impliquant la sonorit : au niveau paradigmatique, il ne donne
pas lieu, comme bruit, des
dnominations ou dsignations de sous-types auditifs .
Nous avons choisi, lors de notre deuxime tape avec Ammar Azouzi
(Kleiber et
Azouzi, 2011), le syntagme binominal le silence de X, dont nous
avons tudi en dtails les
tenants et aboutissants smantiques. Cette investigation nous a
permis de faire ressortir les
trois modes dinterprtation auxquels il donne lieu et, par une
confrontation avec les
structures correspondantes comportant bruit, de mieux cerner les
traits qui lopposent
bruit. Elle nous permettra aussi de prciser au dbut de cette
troisime tape quel est le sens
de silence que nous retiendrons pour notre analyse.
La porte dentre choisie pour cette troisime tape est lopposition
massif /
comptable2, applique bruit et silence pris dans le sens de
absence de bruit (cf. infra). Le
problme que nous essaierons de rsoudre est celui de la position
de bruit et de silence-
absence de bruit vis--vis de cette opposition : sont-il massifs
ou comptables ou encore
massifs et comptables ? La rponse cette question nous amnera,
comme on le verra, 2 Pour une mise au point sur la problmatique
massif /comptable, voir le n 183 de Langue franaise (Kleiber, 2014
a).
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dgager des dimensions et proprits, inattendues pour certaines
dentre-elles, du nom
silence, mais galement du nom bruit, et expliquer quelques-uns
des paradoxes auxquels
silence et bruit donnent lieu.
Notre parcours se droulera en cinq parties, qui nous mneront de
la complexit
smantique de silence la dtermination de la nature de sa massivit
en passant
successivement par la mise en vidence des problmes que pose
lapplication de lopposition
massif / comptable aux noms silence et bruit, lanalyse de
lambivalence intrinsque massif /
comptable de bruit et celle de la monovalence massive de
silence. Chemin faisant, seront mis
en lumire, non seulement des aspects indits de la smantique de
silence et de bruit, mais
galement des cts gnralement oublis du fonctionnement de
lopposition massif /
comptable elle-mme.
1. En guise dentre en matire : silence = absence de bruit
Le sens de silence que nous retiendrons pour notre analyse est
celui o il a comme
antonyme bruit et signifie donc absence de bruit, -i- soit dans
un lieu, -ii- soit de la part
dune entit anime (ou de certains objets). Le cas -i- est celui
du SN en interprtation
micro-structurelle3 :
Le silence de la fort
Le cas -ii- celui du SN
Le silence du moteur
Le silence du chat / de Paul4
Avec -i-, cest une relation de localisation qui unit silence
fort, alors que dans -ii-, le moteur
apparat, non comme un lieu caractris par le silence, mais en
quelque sorte comme
lauteur du silence5. Linterprtation localisante admet pour glose
il ny a pas de bruit
dans X :
Il ny a pas de bruit dans la fort > le silence de la fort
alors que linterprtation o X apparat comme tant la source du
silence se laisse gloser
par X ne fait pas de bruit :
Le moteur/ Le chat / Paul ne fait pas de bruit > le silence
du moteur/ du chat / de
Paul
On soulignera que les lexicographes nont gnralement pas relev
linterprtation de
type -ii, celle o silence semploie propos dtres humains (et de
certains objets, cf. moteur)
pour signifier labsence de bruit de leur part. Leur organisation
du sens de silence (voir, par
exemple, le Petit Robert ou Le lexique actif du franais de Meluk
et Polgure, 2007 : 412-
3Bartning (1992, 1996 et 1998) parle dinterprtation prototypique
par opposition linterprtation pragmatique ou discursive des SN
binominaux en de. 4Le SN le silence de Paul est ouvert
linterprtation Paul ne fait pas de bruit et celle o il signifie
Paul ne parle pas ou Paul se tait Seule la premire est pertinente
pour notre propos. 5Pour un traitement dtaill des deux situations,
voir Kleiber et Azzouzi (2011).
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414) prsente en effet, ct du sens technique musical de silence
(cf. absence de son ou
signe musical la reprsentant), quillustre un nonc comme :
Tu as oubli le silence la fin de la troisime mesure
une opposition entre le silence conu comme absence de son ou de
bruit qui caractrise
ltat dun lieu illustr par :
Le silence rgnait dans la salle
et le silence conu, soit comme le fait de ne pas parler :
Il ne faut pas parler. Le silence est de rigueur
Paul se tut, mais son silence ne dura pas longtemps
soit, un niveau plus abstrait, comme le fait de taire ou de ne
pas rvler quelque chose (une
opinion, un secret, etc.) :
Le silence du gouvernement alimente les rumeurs
Comme on le voit, une telle division, ne laisse gure de place
-ii-, cest--dire au silence dun
X qui ne fait pas de bruit , linterprtation non localisante de
silence tant rserve aux
seuls sous-cas de ne pas parler . Or, comme le montrent les
exemples avec moteur ou chat
et celui de Paul dans une de ses interprtations, ou encore le SP
en silence dans un nonc tel
que :
Nous marchions en silence (dans le sens de ne pas faire de
bruit)
on ne saurait - cest le cas de le dire - passer sous silence
lemploi -ii-. Ce qui unit,
rappelons-le, -i- et -ii- cest leur opposition commune bruit et
cest cette opposition
commune bruit qui est lorigine de notre choix de nous en tenir
ce sens du N silence
compris comme absence de bruit(s). Il ne sagit pas de polysmie,
prcisons-le, mais de sens
sous-dtermins, alors quavec linterprtation ne pas parler, on a
bien affaire de la
polysmie et non plus seulement de sous-dtermination : il sagit
bien dun sens diffrent.
Linterprtation dun SN binominal tel que :
Le silence du bateau
permet de rsumer notre entre en matire. Il donne en effet lieu
aux trois interprtations
voques ci-dessus. Il peut se comprendre soit comme :
-i- il ny a pas de bruit dans le bateau
-ii- le bateau ne fait pas de bruit
-iii- par mtonymie, le bateau ne rpond pas/plus
Mme si nous toucherons linterprtation -iii-, notre propos
concernera avant tout, comme
annonc, le sens de silence qui permet les lectures -i- et -ii-,
savoir silence = absence de
bruit.
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2. De quelques problmes.
Notre entreprise ncessite une justification. On peut en effet se
demander sil est bien
utile de sarrter encore sur le statut comptable ou massif des
noms silence et bruit, tant
donn quil ne semble pas poser de difficults particulires.
Silence apparat clairement comme tant intrinsquement massif. Il
refuse le pluriel
et les dterminants rvlateurs du statut comptable et accepte, par
contre, sans difficult,
ceux qui correspondent au statut massif. Cest ainsi quil se
laisse dterminer par les
marqueurs de la massivit que sont du et un peu de :
Vous faites trop de bruit. Du silence, sil vous plat !
Il faut du / le silence pour travailler
Vous faites trop de bruit. Un peu de silence, sil vous plat
!
mais ne se met pas au pluriel, ne saccorde pas avec larticle
indfini, quand il est non modifi,
ni avec les dterminants de la pluralit comme des, plusieurs,
quelques, adjectifs numraux
cardinaux, etc. :
Jaime le silence versus *Jaime les silences
Le silence de la fort versus ? Les silences de la fort
*Vous faites trop de bruit. Un silence, sil vous plat !
*Vous faites trop de bruit. Des / deux silences, sil vous plat
!
*Il faut un /des / deux / plusieurs silence(s) pour
travailler.
Il existe, certes, des emplois de silence avec les dterminants
indicateurs de la comptabilit,
mais ces emplois ne relvent plus du sens absence de bruit, mais
de celui de ne pas parler.
Ils renvoient alors des intervalles ou moments de la chane parle
pendant lesquels il ny a
pas de parole6 :
Je naime pas les silences qui ponctuent le sermon du cur sur la
chaire.
La conversation trana, entrecoupe de quelques / plusieurs /
trois / beaucoup de
silences.
Il ny eut quun seul silence au milieu de son discours.
Une prcision supplmentaire. Le fait que les emplois de
silence-absence de bruit
avec les dterminants de la comptabilit apparaissent comme
dviants interdit par avance
de considrer ceux o il se lie aux dterminants de la massivit
comme tant des emplois
seconds drivs par transfert dun emploi premier comptable. Cest
dire dune autre
manire que silence est un nom intrinsquement massif. Pour
silence, laffaire semble donc
dans le sac.
Elle lest toutefois un peu moins lorsquon aborde la situation de
bruit, dans la mesure
o cet antonyme de silence ne se comporte pas tout fait de la mme
manire que silence. Il
6 A raccrocher cet emploi les sens techniques musicaux de
silence, dj voqus ci-dessus, o silence est compris (i) comme une
interruption des sons au milieu de la chane musicale et (ii) comme
les signes de notation musicale reprsentant (i) (voir supra).
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parat, certes, lui aussi intrinsquement massif, comme en
tmoignent ses affinits avec les
dterminants de la massivit du, un peu de, peu de + N
(singulier), beaucoup de + N
(singulier) :
Il y a du / un peu de / peu de / beaucoup de bruit dans le
dortoir.
Il ne semble en effet gure ncessaire de recourir une machine de
transfert pour
expliquer de tels emplois. Par contre, chose plus curieuse,
contrairement silence (cf. supra),
il ne regimbe nullement se combiner, dans la mme situation, avec
les dterminants
rvlateurs de la comptabilit. Il accepte dans difficult,
cest--dire sans coup de force
interprtatif, un, des, plusieurs, peu de + N (pluriel), beaucoup
de + N (pluriel), ce qui donne
croire quil est aussi intrinsquement comptable :
Il y a un bruit dans le dortoir qui mempche de dormir.
Il y a beaucoup de bruits dans la rue .
Les bruits de la fort.
Il sensuit deux questions. Premirement, comment bruit peut-il
tre la fois
intrinsquement massif et intrinsquement comptable ? Deuximement,
comment expliquer
quil nen va pas de mme pour son antonyme silence ?
Il y a une autre raison encore qui pousse ne pas refermer le
dossier. La divergence
que lon observe entre silence et bruit face lopposition massif /
comptable pousse se
pencher de plus prs sur la massivit intrinsque de silence. Il ne
suffit en effet pas de dire
que silence est un nom massif. Il faut encore prciser en quoi
consiste sa massivit. Comme il
ne sagit manifestement pas dun nom de matire, la chose est moins
facile quil ny parat.
Elle est dautant plus dlicate que lorigine de la massivit de
silence ne semble pas tre la
mme que celle de la massivit de lantonyme bruit, ce qui nouveau
pose problme.
Il y a enfin une troisime raison : comment rendre compte de
lapparition obligatoire
de larticle indfini lorsque silence se trouve accompagn dun
modificateur :
Il faut du silence pour travailler.
*Il faut un silence pour travailler.
Il faut un silence total / de moine pour travailler.
*Il faut du silence total / de moine pour travailler.
*Un silence rgnait dans la fort.
Un silence absolu / inquitant / de mort rgnait dans la fort
Toutes ces questions, on le voit, invitent remettre louvrage sur
le mtier et voir de
plus prs comment silence et bruit se comportent sur les terres
du massif / comptable.
Toutes ne seront toutefois pas abordes ici. Nous traiterons
celle qui concerne le caractre
intrinsquement mixte (massif / comptable) de bruit et celle qui
pose le problme de
lidentification de la massivit de silence ? Celle qui se
rapporte lapparition du dterminant
un en cas dexpansion de silence ne sera pas prise en compte ici,
parce que nous lavons dj
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traite en partie ailleurs (Kleiber, 2014 b) en tudiant le
comportement des noms de
proprits modifis.
Nous commencerons par le premier problme, celui qui a trait la
double nature de
bruit, la fois intrinsquement massif et comptable, face au
mono-statut massif de silence.
Comment bruit peut-il tre la fois massif et comptable ?
3. Bruit massif et bruits comptables.
Si lon peut entendre du bruit comme des bruits, sans supposer
une opration de
transfert de lun lautre, cest parce que la massivit et la
comptabilit sont lies au nom
bruit de manire inhrente, comme elles le sont un nom tel que
pain (cf. Jai achet du pain
versus Jai achet un pain). Ce double statut intrinsque du nom
bruit, la fois comptable et
massif, nest toutefois pas le mme que celui du nom pain.
Avec pain, la massivit (du pain) et la comptabilit (un pain)
sopposent sur le mme
niveau, celui du formatage de leurs occurrences. Lemploi du
massif dans Jai achet du pain,
par exemple, renvoie une occurrence de pain qui na pas de
limites ou de bornes
intrinsques : cest la situation doccurrence7 (cf. jai achet )
qui, en limitant la quantit de
pain, cre en mme temps loccurrence de pain. Un pain, par contre,
renvoie une
occurrence de pain prsente comme ayant des limites inhrentes,
cest--dire prsente
comme dj constitue ou conditionne en occurrence indpendamment de
la situation dans
laquelle elle se manifeste. Ce nest pas le fait dacheter un pain
qui forme loccurrence de
pain achete. Cest ce formatage intrinsque qui permet de compter
combien de pains il y a
dans une situation doccurrence (dans lexemple cit, combien de
pains jai achets). On voit
ainsi quavec du pain / un pain, on ne change pas de niveau
lorsquon passe du massif au
comptable. On reste dans les deux cas au niveau du formatage des
occurrences : avec un pain,
le formatage est prconstitu ce nest que le nombre dunits de
pains que dlimite la
situation doccurrence alors quavec du pain, il ny a pas de tel
prconditionnement
occurrentiel, cest la situation doccurrence elle-mme qui, en
limitant la quantit de pain,
porte lexistence une occurrence massive de pain8.
Avec du bruit / des bruits, il nen va plus de mme. Le massif du
bruit marque
labsence de dlimitation pour lintensit de loccurrence de bruit.
Quil sagit bien de la
dimension intensit est prouv par linterprtation des SN beaucoup
de bruit, peu de bruit et
un peu de bruit :
7 Pour plus de dtails sur les notions doccurrence et de
situation doccurrence, voir Kleiber (2011 a et b, 2012 a, 2013 a,
2014 c et d et 2015). 8 Prcisons que, si elle cre, par la
limitation quantitative apporte, loccurrence dun nom concret
massif, la situation doccurrence ne dlimite pas elle-mme les bornes
prcises et donc la forme exacte que prsente loccurrence: celle-ci
peut tre trs variable (cf. une tranche de pain, une mie de pain, un
morceau de pain, etc.), et peut tre discontinue, cest--dire
constitue de parties spares (du pain dans jai achet du pain peut
renvoyer une baguette + deux miches + un demi-pain long, etc.).
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Il y avait beaucoup de / peu de / un peu de bruit dans la
salle.
Si le comptable un bruit / des bruits / plusieurs bruits
sopposait sur la mme dimension de
lintensit du bruit massif, il devrait marquer une dtermination
du degr dintensit laiss
non dtermin par le massif du bruit. Ce nest videmment pas cela
qui est mis en jeu par des
SN tels que un bruit / des bruits / plusieurs bruits, etc. Ce
qui se trouve compt, ce nest pas le
nombre de degrs dintensit sonore dun bruit, mais le nombre de
varits ou de sortes de
bruits. Il sagit donc dune comptabilit qualitative qui repose
sur lexistence de types de
bruits qui peuvent se manifester dans une situation doccurrence.
On retrouve semblable
comptabilit avec dautres noms, soit sans transfert, cest--dire
intrinsquement, comme
avec sentiment, odeur, couleur, etc., soit avec transfert on
fait intervenir alors le trieur
universel de Bunt (1985) (cf. Jai got trois vins = jai got trois
types de vins). Bruit
comptable relve du premier type : il renvoie intrinsquement une
rpartition en sous-
catgories de bruits, ce qui donne lieu une opposition massif /
comptable tout fait
particulire, puisque, comme nous venons de le voir, elle ne
seffectue pas sur la mme
dimension, comme pour pain. Le massif est pertinent au niveau de
lintensit, la comptabilit
lest au niveau de la division en sous-espces de bruits. La
comptabilit de bruit nexclut ainsi
pas sa massivit, puisque celle-ci est dun ordre diffrent : si
jentends des bruits, ils peuvent
tre forts, faibles, etc. Sils sont borns qualitativement, ils ne
le sont pas du point de vue de
lintensit. La question que soulve le double statut de bruit est
donc rgl, mais cette
solution saccompagne dun rsultat supplmentaire : la mise en
vidence dun cas de figure,
sur laquelle la littrature consacre lopposition massif /
comptable ne sest gure penche,
celui de lexistence de noms qui sont de manire inhrente
comptables et massifs, mais sur
des plans diffrents.
4. Pourquoi silence nest pas comptable comme bruit.
Reste expliquer pourquoi silence, bien quantonyme de bruit, ne
prsente pas cette
ambivalence qui caractrise bruit. Pourquoi silence ne connat-il
pas une comptabilit9
varitale semblable celle de bruit ? La raison en rside dans
lasymtrie qui caractrise la
relation bruit silence. Bruit suppose une perception auditive
qui donne lieu une possible
distinction des stimuli sonores perus. Bruit implique donc
lexistence de sous-catgories ou
varits de bruits. Son sens mme, tout comme celui dodeur
(Kleiber, 2011 b, 2012 b, 2013
b et c)10 comme en tmoignent, dune part, lexistence dun grand
nombre dhyponymes,
cest--dire celle de vritables noms de bruits, et, dautre part,
celle de la construction bruit +
9 Rappelons quavec le sens de ne pas parler il peut tre
comptable, mais non pour compter des types de silence, mais des
moments ou intervalles de silence. 10 Odeur se diffrencie de bruit
en ce quil na quasiment pas dhyponymes, cest--dire des noms
dodeurs.
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de + N ( N non dtermin) qui sert identifier le type de bruit mis
comme, du ct des
odeurs, le syntagme odeur de N permet didentifier lodeur
ressentie11.
Il nen va videmment pas ainsi pour silence. Comme il marque
fondamentalement
labsence de perception auditive, il noffre pas matire
distinction auditive comme le fait
bruit. Partant, il ne peut avoir cette comptabilit de
sous-catgories intrinsquement
attache bruit. De l, provient labsence dhyponymes de silence
similaires aux hyponymes
de bruit : il ny a ainsi pas de noms de silence comme il y a des
noms de bruits12. Et il ny a
pas non plus de constructions catgorisantes N1 de N213 qui
seraient identificatrices dun
type de silence comme il y en a pour bruit (et pour odeur) :
? Un silence de voiture.
Un bruit de voiture (qui dmarre / qui freine / drape).
Une odeur de rose.
Consquence de cette absence de sous-catgories de silence : la
difficult de se combiner
avec des indicateurs comme une sorte de :
?Il y a diffrentes sortes de silence.
Il y a diffrentes sortes de bruits.
et celle davoir, face un syntagme binominal en de comportant
bruit au pluriel, un syntagme
quivalent comportant silence :
Les bruits de la fort.
? Les silences de la fort14.
Le silence de la fort.
Cest pour la mme raison quil est impossible de sinterroger sur
le type , la varit ou
encore la nature du silence, comme on peut le faire propos du
bruit. Face quel bruit ?,
linterrogation quel silence ? en interprtation taxinomique ne
semble ainsi gure
approprie :
Quel bruit ? (= quel type de bruit)
?Quel silence ? (= quel type de silence)
11 Pour les odeurs, nous avons appel ce type de construction
construction de catgorisation des odeurs (CCO) (Kleiber, 2013 b et
c). 12 Le Petit Robert donne toute une srie de mots dsignant des
bruits : bourdonnement, brouhaha, bruissement, chuintement,
clapotis, claquement, cliquetis, craquement, crpitement, etc. 13 On
a bien des SN binominaux comme un silence de mort ou un silence de
cathdrale, mais il ne sagit pas de vritables sous-catgories de
silence, mais demplois intensifs (voir ci-dessous) : un silence de
mort signifie que rien ne bouge et ne fait donc de bruit comme si
tout tait mort et un silence de cathdrale que le silence est comme
celui dune cathdrale. 14 Uniquement dviant en interprtation
prototypique (Bartning, 1992 et 1996), cest--dire en interprtation
micro-structurelle, o le SN binominal N1 de N2 sinterprte partir
des seuls traits inhrents de N1 et de N2. En interprtation
macro-structurelle ou pragmatique ou encore discursive, selon les
termes de Bartning, le pluriel est bien entendu possible, puisquil
peut alors tre justifi par des informations extrieures.
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11
Se rvlent aussi incongrues des interrogations similaires portant
sur la nature du
silence :? Cest quoi comme silence ?
Cest quoi comme bruit ?
?Cest un silence de quoi ?
Cest un bruit de quoi ?
?Quel est ce silence ?15
Quel est ce bruit ?
Le constat quil ny a pas de construction de catgorisation N1 de
N2 semblable celle
que connaissent les bruits et les odeurs dbouche sur la mise en
relief dune autre
caractristique de silence par rapport bruit. Dans les
constructions un bruit de voiture (qui
dmarre) et une odeur de rose, llment rgi par la prposition nest
un spcificateur
catgoriel que parce quil passe ou peut passer pour tre la source
dun bruit ou dune odeur
caractristique :
Une voiture qui dmarre a un bruit caractristique.
Les roses ont une odeur caractristique.
Il faudrait prciser les contraintes qui psent sur ces
constructions de catgorisation et
insister sur la distinction habituellement nglige quil y a faire
entre source
gnrique et source effective du bruit particulier ou de lodeur
particulire perus (voir
Kleiber, 2012 b, 2013 b et c et Kleiber et Vuillaume, 20011).
Mais nous ne nous
dvelopperons pas ici cet aspect des choses. Ce qui nous
retiendra, par contre, cest le fait
que limpossibilit pour silence de sintgrer dans de telles
constructions de catgorisation,
non seulement montre quil ny a pas de sous-catgories de silence,
mais met en vidence
une autre asymtrie entre bruit et silence : contrairement aux
bruits (et aux odeurs), le
silence na pas de source. Alors quil y a toujours quelque chose
ou quelquun qui fait du bruit,
il ny a pas quelquun ou quelque chose qui fait silence16. Ceci
signifie que bruit, mais non
silence renvoie un phnomne smiotiquement indexical. Semblable la
fume qui est un
indice de lexistence dun feu qui en est la cause ou au tonnerre
qui indique quil y a eu un
clair ou encore une odeur qui signale lexistence de quelque
chose qui sent , le bruit ou
les bruits sont des indices ou encore des symptmes de ce quil y
a quelquun ou quelque
chose qui fait (volontairement ou involontairement) des
mouvements qui font natre le ou
les bruits.
Trois points sont prciser pour viter tout malentendu.
Premirement, la cause du
bruit ou des bruits nest pas la chose ou la personne qui fait du
bruit, mais cest le faire de
la chose ou de la personne, cest--dire ce que nous appelons par
commodit le mouvement
que fait X qui est lorigine du ou des bruits. Cest la raison
pour laquelle dans la
15 Possible, avec linterprtation que signifie ce silence ?. 16
Prcisons deux choses : il ne sagit ni du sens de silence = se taire
ni, bien entendu, de lexpression X faire silence (o quelquun
obtient que dautres cesses de faire du bruit ou de parler).
-
12
construction de catgorisation un bruit de N, il faut prciser
bien souvent par un prdicat
modificateur de N quel est le mouvement en question opr par N.
Un N qui ne bouge
pas na normalement pas de bruit. Ainsi :
Un bruit de voiture
suppose au moins que le moteur est en marche. Une voiture au
repos au garage ne fait
videmment pas de bruit. Et si lon entend prciser le type de
bruit selon le type de
mouvement effectu, il faut expliciter le mouvement en question
(cf. ci-dessus une voiture
qui drape / freine, etc.). Si diffrents bruits sont possibles
pour un mme auteur , il est
souvent ncessaire de prciser quel est le mouvement responsable
du bruit en question, la
mention seule de lauteur savrant insuffisante. Ainsi a-t-on
difficilement :
?Un bruit deau17
mais plus facilement des SN avec des expansions qui, parce quils
lient mouvement et
bruit produits, apportent la spcification exige :
Un bruit deau qui clapote / qui ruisselle / goutte
Le deuxime point est quil nest pas ncessaire de voir quel le
mouvement de X auquel
est rattach indexicalement le bruit peru. La notion smiotique
dindex sapplique
prcisment aux cas o lobjet qui est signifi indexicalement par le
signe indexical nest pas
immdiatement perceptible18, dans les cas donc o lindex ou
symptme rvle une entit
(ou un phnomne) cach, non directement accessible, comme
lillustre clairement le
phnomne de la fivre qui est le symptme dun tat non normal19. Le
point important est
quune telle relation autorise le dtachement du bruit par rapport
sa source : on peut
percevoir le bruit dtach de la source (mouvement de X) qui la
produit. Avec le silence
nulle dpendance ontologique et nul dtachement par rapport une
source.
Troisime et dernier point, le fait que bruit renvoie un phnomne
indexical ne
signifie pas que bruit est lui-mme indexical. Bruit est
semblable en cela fume, tonnerre ou
odeur : mme sil dnote un phnomne indexical, il nest
smantiquement pas un signe
linguistique indexical. Comme les noms fume, tonnerre et odeur,
il a un sens symbolique,
mais qui renvoie une entit, savoir le bruit, qui lui est une
entit indexicale en ce quil est
produit par un mouvement fait par un X. L, on le voit, bruit
retrouve son compre silence
qui, bien entendu, est aussi un signe symbolique et non
indexical.
5. Quelle est la massivit de silence ?
La deuxime difficult que nous avons releve ci-dessus a trait la
dtermination de la
massivit de silence. Gnralement, on ne sarrte gure sur ce
problme, parce que les noms
17 A noter quon a fort bien le SN Le bruit de leau, ce qui met
en relief le rle que jouent les constructions de catgorisation du
type N1 de N2. 18 Voir ici les interjections et lexclamation en
gnral qui sont le signe indexical dune motion quon ne peroit pas
directement (Kleiber, 2006). 19 Voir aussi le tonnerre, o bien
souvent on na pas peru lclair qui le prcde.
-
13
qui servent dillustration lopposition massif / comptable sont
des noms concrets matriels
(cf. sable, eau, vin vs chien, vlo, arbre, etc.), qui, en tant
que tels, donnent lieu une massivit
ou comptabilit qui est transparente : si sable est massif, alors
que chien est comptable, cest
parce quune occurrence de sable na pas de forme intrinsque,
tandis quune occurrence de
chien en a une. Avec des noms non concrets, dans le sens de non
matriels , les choses ne
sont pas aussi simples, labsence de substance rendant les choses
un peu plus dlicates. Nous
avons vu que pour bruit, la massivit rsidait dans labsence de
limites pour lintensit
sonore. On sattendrait donc ce quil en aille de mme pour son
antonyme silence, tant
donn quil se place dans le champ de la perception auditive. Mais
l encore il nen va pas
tout fait ainsi.
La situation est, il faut bien le reconnatre, complexe. La
raison en est la quasi-absence
de dimensions intrinsques de silence. Contrairement bruit auquel
sattache lventail des
dimensions qui sattachent aux sons et qui permettent de les
distinguer, silence ne rpond
pas de semblables distinctions qualitatives, puisquil reprsente
labsence de bruit et donc
aussi labsence de ces dimensions distinctives.
Lhypothse de lintensit peut malgr tout tre envisage. Le fait que
silence soit
lantonyme de bruit peut en effet inciter attribuer galement
silence une indtermination
dintensit. Contribuent cette ide lexistence de qualificatifs
intensifs comme un silence
absolu, complet, total, qui servent exprimer quil ny a pas de
bruit du tout et lemploi de un
peu de silence pour signifier un peu moins de bruit. Mais cela
nest pas suffisant pour
assigner silence une massivit dintensit. On notera, en premier
lieu, que un peu de silence
peut, ct de un peu moins de bruit, aussi signifier un (court)
moment de silence nous
y reviendrons ci-dessous ce qui tire alors la massivit du ct
temporel. En deuxime lieu,
on soulignera que un silence absolu / complet / total et un peu
de silence (dans le sens
dintensit) rpondent en fait un modle de quantification fond sur
celui de bruit :
un silence absolu /complet / total = il ny a pas de bruit du
tout
un peu de silence = un peu moins de bruit
Fait significatif, la dtermination de silence par beaucoup de
est trs rare, alors quelle est
trs frquente avec bruit. Il en va de mme pour lexclamatif que de
N ! qui nest possible
quavec bruit :
?Que de silence !
Que de bruit !
alors que lexclamatif qualitatif Quel N ! convient aux deux
:
Quel silence !
Quel bruit !20
20 Ce qui tend montrer que Que de N ! et Quel N ! ne se
confondent pas totalement lorsquil sagit de noms non concrets.
-
14
Ces trois observations fragilisent lhypothse dune massivit par
la non saturation de
lintensit. Celle-ci est rendue dautant plus difficile que la
notion de silence, en tant
quabsence de bruit, est a priori loigne de toute gradation : sil
y a du bruit, il ny a pas de
silence et sil y a du silence, il ny a pas de bruit. On comprend
du coup que, lorsque le haut
degr sinstalle avec lemploi des intensifs absolu, complet et
total (cf. supra), cest par
lintermdiaire du gradatif bruit : sil ne peut y avoir
thoriquement plus ou moins de silence,
il peut y avoir par contre plus ou moins de bruit et donc pas de
bruit du tout, cest--dire un
silence absolu ou total. Ce nest pas pour autant que silence est
un nom massif intensit
indtermine.
La piste temporelle, voque ci-dessus, semble en effet beaucoup
plus pertinente : elle
conduit interprter la massivit de silence comme une
indtermination de la dure et
postuler donc le temps comme tant la dimension sur laquelle elle
coulisse. Cest dire que du
silence rpond une dure indtermine de silence.
Ce qui explique le caractre temporel de la massivit de silence
rside dans la relation
asymtrique quil entretient avec bruit : cest le silence qui se
trouve interrompu ou bris par
le bruit ou les bruits et non linverse, cest--dire ce nest pas
le bruit qui se trouve
apprhend comme tant bris ou coup par le silence. Le silence est
en effet considr
comme un tat qui dure tant quil ny a pas de bruit , alors que le
ou les bruits ne sont pas
apprhends comme tant des dures sonores que vient couper le
silence21. La dure est
ainsi une dimension basique du silence, dimension sans laquelle
il nexisterait pas et qui ne
se trouve pas intrinsquement borne. Il ny a en effet pas
dintervalle de silence prformat,
cest--dire dunits de silence conues comme bornes a priori,
puisque seul le bruit ou les
bruits viennent briser, de manire contingente, le silence et
peuvent ainsi former des
intervalles, espaces ou morceaux de silence galement
contingents, cest--dire non
prconstruits, mais dlimits par la situation doccurrence22.
On rappellera dabord en faveur de notre analyse que
linterprtation de un peu de
silence nest pas forcment intensive, mais peut correspondre un
[court] moment de
silence23. Comme un peu de est un rvlateur du massif (Hilgert,
2014), cette interprtation
de un peu de silence est un argument non ngligeable pour
reconnatre silence une
massivit de nature temporelle. Mais il y a un argument qui est
beaucoup plus fort, cest celui
que constitue le type de substantifs quantificateurs (Benninger,
1999) que peut prendre
silence pour apparatre sous lhabit dunit. Ces substantifs,
lorsquils sappliquent aux noms
21 Sauf, bien entendu, dans le sens de silence = ne pas parler,
o les silences viennent interrompre non pas le ou les bruits, mais
le cours de la chane parle. 22 On soulignera une nouvelle fois que
cest juste le contraire avec lemploi de silence dans le sens de ne
pas parler, emploi o le silence peut sinstaller, comme le bruit le
fait dans le silence, dans la chane discursive et donner ainsi lieu
des units prconstitues de silence, pouvant donc tre comptes. Dabs
ce cas, ce nest pas la parole qui rompt le silence, mais le silence
qui interrompt la parole. 23 Il peut sans doute aussi correspondre
une interprtation mlant les deux sens.
-
15
massifs24, ont pour rle de borner les entits massives (Van de
Velde, 1995 et Benninger,
1999) en spcifiant ou la forme (une goutte deau) ou la quantit
de loccurrence massive
laquelle on les applique, soit directement par un nom de mesure
(un litre deau), soit
indirectement (un verre deau). Ils permettent donc et cest l ce
qui les rend prcieux
de rvler par leur sens propre en quoi consiste la massivit de
lentit massive laquelle ils
sappliquent. Pour silence, il sagit de substantifs temporels
qui, parce quils apportent des
bornes la dure de loccurrence de silence, mettent en vidence que
la dimension massive
de silence qui se trouve borne est bien celle du temps. On aura
ainsi un moment de silence ou,
avec des noms de mesure de temps, une minute / une heure de
silence. Le point important est
que bruit, mme sil sinscrit dans le temps, accepte difficilement
ce type de substantif
quantificateur. La quantification temporelle prcise par une
minute / une heure ne lui est,
certes, pas inconnue, mais elle est beaucoup moins naturelle
quavec silence, comme le
montre lopposition entre les noncs suivants :
Jaime les heures de silence quoffre la nuit
Je dteste les heures de bruit que nous rserve la grande
ville.
et, bien souvent construite sur le modle de silence, comme une
minute de bruit que lon voit
apparatre et l dans des manifestations en cho ludique et
contestataire la
traditionnelle et commmorative minute de silence. On notera
surtout en faveur de notre
hypothse que bruit ne parat pas saccommoder de un moment de. A
la place de :
(?) Il y eut un moment de bruit
cest plutt le syntagme prpositionnel pendant un moment que lon
trouve :
Il y eut du bruit pendant un moment
ce qui tend montrer, dune autre manire, que la massivit de bruit
nest pas dordre
temporel comme celle de silence et ce qui ouvre, en mme temps,
un autre dbat, celui du
placement de bruit parmi les noms dvnement25, avec comme
consquence une opposition
dordre aspect lexical un silence, qui voluerait plutt dans la
classe des noms dtats. Cette
opposition bruit-nom dvnement vs silence-nom dtat est-elle fonde
? On trouvera chez
Kokochkina (2012), propos du mot russe tiina (silence), une vue
diffrente, originale,
parce que lauteur considre que silence est galement, aussi
paradoxal que cela puisse
paratre, un nom dvnement : () dans la langue, le silence est vu
comme un vnement
sonore et se rapporte ce titre ce qui est considr intuitivement
comme tant une
sensation sonore (Kokochkina, 2012 : 323). Quen est-il
exactement pour le franais ? Cest
l un dbat que nous ne poursuivrons pas aujourdhui, car le moment
est venu de conclure.
24 Ils peuvent aussi sappliquer des noms comptables (cf. une
flope de voitures, un tas de voitures rouilles, etc.) 25 Voir Gross
et Kiefer (1995), Buvet et Blanco (2000), Vivs (2000),
Dupuy-Engelhardt (2002), Gross (2012), etc.
-
16
Pour conclure
En mme temps quelle nous a permis dapporter de nouvelles
connaissances sur
lopposition massif / comptable elle-mme, surtout sur la
variation des dimensions
responsables du trait massif ou comptable, notre enqute a mis au
clair plusieurs points
nigmatiques de la smantique de silence et de bruit en relation
avec lopposition massif /
comptable : le statut double (massif / comptable) inhrent de
bruit, la monovalence massive
de silence-absence de bruit et la diffrence de massivit entre
silence et bruit. A plusieurs
endroits, nous avons t amen sortir du cadre de notre analyse et
planter des questions-
balises pour de futures prgrinations. Avis donc aux amateurs de
silence et de bruit(s)
Bibliographie.
1) Bartning, I., 1992, La prposition de et les interprtations
possibles du SN complexe.
Essai dapproche cognitive , Lexique, 11, pp. 163-191.
2) Bartning, I., 1996, Elments pour une typologie des SN
complexes en de en
franais , Langue franaise, 109, pp. 29-43.
3) Benninger, C., 1999, De la quantit aux substantifs
quantificateurs, Paris, Klincksieck.
4) Bunt, H.C., 1985, Mass Terms and Model-Theoretic Semantics,
Cambridge, Cambridge
University Press.
5) Buvet, P.-A., Blanco, X., 2000, De lanalyse
syntactico-smantique du lexique la
traduction automatique , BULAG, 25, pp. 69-87.
6) Dupuy-Engelhardt, H., 2002, Lidentit catgorielle du lexique
allemand et franais
de laudible , in Dupuy-Engelhardt, H. et Montibus, M.-J. (ds),
Parties du discours :
smantique, perception, cognition - Le domaine de laudible, Actes
dEUROSEM 2000,
Reims, Presses Universitaires de Reims, 89-119, pp. 11-34.
7) Fasciolo, M., Lammert, M., 2014, Connaissance directe et
typologie nominale :
comment les noms de couleurs et de bruits sont-ils dfinis ? ,
Travaux de linguistique,
69, pp. 91-109.
8) Gross, G., 2012, Manuel danalyse linguistique, Villeneuve
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9) Gross, G., Kiefer, F., 1995, La structure vnemetielle des
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Langages, 161, pp. 9-23.
12) Kleiber, G., 2010, En qute de / Enqute sur silence , in
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Swiatkowska, Wydawnictwo Uniwersytetu Jagellonskiego, Krakow,
pp. 276-285.
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17
13) Kleiber, G., 2011 a, Types de noms : le problme des
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Bguelin M.-J. (ds), Du systme linguistique aux actions
langagires. Mlanges en
lhonneur dAlain Berrendonner, Bruxelles, De Boeck, pp.
301-313.
15) Kleiber, G., 2012 a, Occurrences massives et occurrences
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Pilecka, E. (ds.),
Grammaticis Unitis. Mlanges offerts Bohdan Krzysztof Bogacki,
Varsovie,
Wydawnictwa Uniwerssytetu Warszawskiego, pp. 199-207.
16) Kleiber, G., 2012 b, De la dnomination la dsignation : le
paradoxe ontologico-
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17) Kleiber, G., 2013 a, Lopposition Nom comptable / Nom massif
et la notion
doccurrence , Cahiers de lexicologie, 103 : 2, pp. 85-106.
18) Kleiber, G., 2013 b, Constructions olfactives : le cas de
[Dt] odeur + de + N2 ,
Cahiers de lexicologie, 102 : 1, pp. 151-168.
19) Kleiber, G., 2013 c, Y a-t-il des noms dodeurs ? , in
Casanova Herrero, E. et Calvo
Rigual, C. (eds.), Actes del 26e Congrs de Lingstica i Filologia
Romniques (Valncia,
6-11 de setembre de 2010), Berlin, Walter de Gruyter, Vol. 3,
pp. 223-234.
20) Kleiber, G. (d), 2014 a, Les noms la croise du massif et du
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21) Kleiber, G., 2014 b, Massif / comptable et noms de proprits
, Langue Franaise,
183, pp. 71-86.
22) Kleiber, G., 2014 c, Lorsque lopposition massif / comptable
rencontre les noms
superordonns , Travaux de linguistique, 69, pp. 11-34.
23) Kleiber, G., 2014 d, Ct comptable, ct massif : remarques sur
les noms
superordonns , in Cozma, Ana-Maria, Bellachhab Abdelhadi et
Pescheux Marion
(ds), Du sens la signification. De la signification aux sens,
Bruxelles, Peter Lang, pp.
31-45.
24) Kleiber, G. et Azzouzi, A., 2011, La smantique de silence ne
se fait pas sans bruit ,
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25) Kleiber, G., 2015, Occurrences et noms , Langue franaise,
185, pp. 113-125.
26) Kleiber, G. et Vuillaume, M., 2011, Smantique des odeurs ,
Langages, 181, pp. 17-
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conscience et sujet nonciateur, Reims, EPURE, pp. 313-325.
28) MelCuk, I. et Polgure, A., 2007, Le lexique actif du
franais, Bruxelles, De Boeck.
-
18
29) Van de Velde, D., 1995, Le spectre nominal. Des noms de
matire aux noms
dabstraction, Paris-Louvain, Editions Peeters.
30) Vivs, R., 2000, Quelques remarques propos des prdicats de
2000, in
Buvet, P.-A., Colas-Matthieu, M.. et Lepesant, D. (ds), Lexique,
Syntaxe et Smantique,
Mlanges offerts Gaston Gross l'occasion de son 60e anniversaire,
Numro Hors
Srie, BULAG (Centre Tesnire, Besanon), pp. 71-79.
-
19
De la perception auditive au mot: fonctionnement des verbes de
bruit
associs aux animaux dans les langues slaves
Irina KOR CHAHINE (Universit Nice Sophia Antipolis, BCL)
Tanja MILOSAVLJEVIC (Universit Nice Sophia Antipolis, BCL)
Paulina STOKOSA (Aix-Marseille Universit, ECHANGES)
0. Prambule.
Nous voudrions commencer cet article en relevant un fait rcent
qui a provoqu un
gros scandale au Royaume-Uni. Fin septembre 2014, dans une
conversation prive, le
Premier ministre britannique David Cameron dit en parlant de la
reine Elizabeth II quelle
purred with satisfaction ( ronronnait de satisfaction ) en
apprenant les rsultats du
referendum sur lindpendance de lEcosse26. Pourquoi ce
commentaire avait-il suscit une
polmique ? En fait, le verbe purr en anglais est directement
associ au ronronnement du
chat, et la reine, en raison de son statut, ne peut pas
ronronner . Dans dautres
circonstances, ce verbe pouvait trs bien semployer pour dcrire
une raction positive que
nimporte qui pourrait avoir dans une conversation prive. Mais
dans ce cas prcis, lorsquon
applique ce verbe la reine, lassociation un animal ne peut
quavoir un effet dprciatif.
Le prsent article portera prcisment sur ce type de verbes qui,
dans leurs emplois
premiers, dsignent les cris et les bruits mis par les
reprsentants du monde animal au sens
large, et qui, dans leurs emplois secondaires, sappliquent
galement aux humains ou encore
aux objets et aux lments de la nature. Faute de place, nous ne
parlerons que du cas des
humains.
Pour rester dans la thmatique des communications consacres la
perception, nous
prendrons surtout en compte la relation qui existe entre notre
perception du monde animal
et la lexicalisation des cris et bruits mis par les animaux et
nous parlerons des onomatopes
et des verbes associs aux animaux dans les trois langues slaves
le russe, le polonais et le
serbe. Une tude approfondie de cette classe de verbes permet de
mettre en vidence, dune
part, un parcours dit logique de la perception auditive vers le
mot travers sa
reproduction sonore/acoustique, mais de lautre, elle dmontre
limportance de la
perception visuelle pour la smantique de ces lexmes.
Dans cet article, nous allons nous appuyer sur les donnes
collectes dans le cadre
dun projet international auquel nous avons particip et qui avait
pour objet dtude les
verbes de bruit associs aux animaux dans les langues naturelles
et les modles de leur
mtaphorisation. Ce projet a t men conjointement avec une quipe
russe coordonne par
E.V. Rakhilina. Il avait pour objectif de dmontrer le caractre
structur de ce type de lexique
26 http://www.abc.net.au/news/2014-09-25, consult le
28.09.2014.
-
20
pour appuyer une thse sur le bien-fond de lapproche typologique
du lexique. Un volume
collectif darticles est actuellement en cours ddition aux
PUP.
1. Introduction.
En rgle gnrale, les espces animales que nous ctoyons mettent
quasiment les
mmes cris ou bruits quel que soit lendroit o ils vivent : on
peut laffirmer pour les
animaux domestiques ou domestiqus, comme le chien et le chat,
mais aussi pour le cochon,
la poule, le coq, le canard, le cheval, la vache, etc. Il en va
de mme pour les animaux
sauvages comme lours, le loup, le tigre, llphant ; les oiseaux
le coucou, les pigeons -
ou encore les batraciens le serpent, la grenouille - et les
insectes le moustique, la
mouche, labeille. Les cris et bruits mis par ces espces sont
universels et ne dpendent que
de lespce elle-mme. Les hommes, disposant dun mme appareil
phonatoire, devraient
percevoir les mmes cris ou bruits de la mme faon indpendamment
de leur lieu
dhabitation. Or, notre perception du monde animal est fortement
influence par notre
culture, et avant mme dentendre le cri ou le bruit produit par
tel ou tel animal, lenfant
apprend travers ladulte les sons conventionnels propres sa
langue (voir aussi Rubinstein
2005). Cest ainsi que pour le cri du cochon, il apprendra dire
oink-oink en anglais, xrju-xrju
en russe, chrum-chrum en polonais, ou encore coui coui,
groin-groin et parfois grouic en
franais (Enckell & Rzeau 2003 : 41). On voit ainsi des
diffrences phontiques notables
entre le son peru et sa lexicalisation dans les diffrentes
langues.
Ces formes qui intgrent le systme linguistique de chaque langue
reprsentent les
imitations sonores, les onomatopes. Il sagit de formes iconiques
qui ont t cres de
manire conventionnelle et intentionnelle pour reprsenter un
bruit produit par lanimal.
Assez curieusement, la fidlit avec laquelle on tente de
reproduire le bruit ne garantit pas
que la forme obtenue sera bien assimile par la langue. Bien au
contraire, plus la forme se
rapproche de la description, moins elle est naturelle pour la
langue et moins elle est
assimile par celle-ci (Reformatskij 1966 : 103, cit dans aronov
2008 : 98). Le dictionnaire
des onomatopes franaises cite plusieurs exemples littraires de
ces formes non
conventionnelles (cf. toujours propos du cochon, Enckell &
Rzeau 2003 : 41) :
1) Sitt que jtais dans la cour, il frottait son groin contre mes
jambes en faisant :
"Crrro, crrro" (J. Anglade, Le Voleur de coloquintes, 1972,
49)
2) On entend la voix du porc : Rrrff, rrrff ! [] / ARLEQUIN. Oh
! mon bon petit Rrrff, rrrff,
tu mas sauv la vie ! / LE PORC. Rrrff, rrrff ! (L.-E. Duranty,
La Tragdie dArlequin ,
Thtre des marionnettes, 1995 [1862], 73-74).
-
21
Les formes crrro, crrro et rrrff, rrrff sont difficilement
comprhensibles en dehors du
contexte, mme si elles semblent transmettre plus fidlement les
sons produits par les
cochons. Ce qui nous intresse ici ce sont les formes
conventionnelles, les onomatopes
attestes dans chaque langue, qui renverront sans quivoque
lanimal-metteur du son.
Du point de vue de leur nature grammaticale, on envisage souvent
les onomatopes
dans le cadre de la catgorie des interjections. Lune des
diffrences entre les deux formes
tant que lonomatope sert reprsenter un bruit pur , accompagn
ventuellement
dune ide de rapidit, alors que linterjection semploie surtout
pour transmettre les
motions prouves par lhomme. Si cette affirmation semble juste
pour les onomatopes
traduisant les bruits des objets, le cas des onomatopes animales
semble partager les
caractristiques smantiques de chacune de ces deux classes.
Ainsi, ces onomatopes
servent bien reproduire un bruit, mais ce bruit sera gnralement
caractristique dun
certain tat dans lequel se trouve lanimal : il peut sagir de la
colre ou de la menace (chien),
de la peur (cochon), de la satisfaction (chat), etc. De ce fait,
on peut dire que ces
onomatopes traduisent galement les motions, tout comme le font
les interjections.
Lorsque les onomatopes animales sappliquent par extension
lhomme, ce sont
dailleurs ces caractristiques smantiques qui remontent au
premier plan. Cest ainsi que
dans lanecdote concernant la reine Elizabeth II, le verbe purr
sert surtout transmettre
lide de satisfaction, et nullement rendre par imitation le son
quelle ait pu mettre.
2. De lonomatope au verbe.
Si le son produit par un animal est reprsent par une forme
onomatopique, le fait
de produire ce bruit requiert gnralement dans les langues
lemploi dune construction. En
rgle gnrale, les langues ayant un systme morphologique peu
dvelopp (comme, par
exemple, les langues dAsie) se servent dune construction
associant lonomatope au verbe
faire / dire / crier. Cest dailleurs cette mme construction que
lon trouve dans les
langues europennes lorsquon pose la question aux petits enfants
: que fait le chien ?
comment fait le chat ? etc. Dans les langues morphologie plus
dveloppe, comme les
langues slaves, entrent en jeu les procds drivationnels qui
permettent dintgrer les
onomatopes animales dans la langue sous forme verbale. Voici
quelques exemples de
ces formations :
Nom de
lanimal
Onomatopes et verbes associs
en russe en polonais en serbe
Coq kukareku - kukarekat kukuryku pie kukuriku - kukurikati
Coucou ku-ku - kukovat ku-ku - kuka,
kukowa ku-ku - kukati
Chvre, bouc m - mekat meee - mecze meee - meketati
-
22
Canard krja-krja - krjakat kwa-kwa - kwaka kva-kva - kvakati
Chat mjau - mjaukat miau - miaucze mjau - mjaukati
La question de correspondance entre le bruit reproduit dans une
onomatope et le
verbe qui lui est associ nest pas une question simple. Les
verbes de bruit qui sont associs
ces animaux peuvent prendre pour base une racine onomatopique.
Cette origine
onomatopique des verbes peut tre transparente (ru. krja-krja
krjakat , pl. kwa-
kwa kwaka , srb. kva-kva kvakati ), ou ne pas ltre (pl.
chau-chau
szczeka , ru. uuu vyt , srb. av-av lajati ) ; certains animaux,
mme
si leur cri a t lexicalis dans une onomatope comme le cri de lne
en russe qui fait ia-ia
nont pas de verbe spcifique pour dsigner leur cri.
Par ailleurs, chaque langue utilise ses propres procds
drivationnels pour crer les
verbes. Et parfois, une base onomatopique se retrouve dans deux
verbes diffrents qui vont
se spcialiser daprs le type de sujet que reprsente un metteur
sonore. Cest le cas
notamment des couples russes ipet ikat, treat treskatsja. Forms
sur les
onomatopes i(p) et tr-tr, les lments onomatopiques i et tresk
forment deux verbes : le
verbe ipet sapplique aux serpents tandis que le verbe ikat
sapplique aux humains quand
ils prononcent le son pour demander quon se taise. Dailleurs, la
forme fait office de
symbole sonore signifiant silence ! dans dautres langues : cf.
hush en anglais, par
exemple (Oswalt 1994 : 298) ou chut en franais27.
De mme, le verbe treat sapplique surtout aux sauterelles, alors
que treskatsja,
sous sa forme pronominale, est un verbe de bruit qui voque le
craquement du bois sec. Mais
parfois, lun des verbes spcifiques disparat au profit dun autre.
Cest ainsi que les verbes
russes piat piskat taient diffrencis la fin du 19e s. par le
dictionnaire de Dahl : piat
sappliquait aux souris et aux enfants ; alors que piskat,
totalement vieilli actuellement,
renvoyait aux poussins : my piit, a cypljonok piskaet (Dahl
1863-66).
Dans ce grand rpertoire de verbes associs aux animaux, nous
prendrons un
exemple qui illustre sa manire les relations qui existent entre
la perception auditive et la
reproduction des sons mis par les animaux, sur lexemple des
langues slaves, ainsi que
lvolution smantique du mot obtenu, qui se produit dans
diffrentes langues. Il sagit du
son associ au cri du coucou ku-ku.
3. Le cas de ku : exemple dune volution.
Dans les langues slaves, on trouve les verbes forms partir
dlments
onomatopiques ku-ku associs au cri du coucou ru. kukovat, pl.
kuka, srb. kukati.
Llment onomatopique ku, interprt par les dictionnaires
tymologiques comme
27 Nous remercions le relecteur anonyme davoir attir notre
attention sur ce fait.
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23
signifiant crier , a donn la racine kuk-28, do est issu dans
certains dialectes russes le
verbe ancien kukat qui signifiait donner de la voix, rouspter,
tre triste, pleurer (Dahl
1863-66)29, et qui est actuellement attest en serbe avec le sens
de pleurer, gmir, se
lamenter .
Il est remarquable quen russe, le verbe kukat aurait galement
influenc un autre
verbe de bruit, cette fois associ au chien le verbe skulit gmir
qui se
serait produit de la fusion des deux verbes skolit dial. hurler,
gmir et
skuat (kukat) (Vasmer 1950-58) : cf. dans les dialectes (sobaka)
skuit (le chien)
gmit (Dahl, IV, 193 cit daprs Vasmer 1950-58). Le sens premier
des mots skuka
ennui , skuat sennuyer nest apparu quau dbut du 18e s. qui
est
vraisemblablement inquitude , attente , tat de dsespoir lors
quon a envie
de hurler , etc. (ernyx 1993, II : 172), se retrouve bien dans
les emplois du verbe
skulit en russe moderne.
Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donn en russe
moderne le verbe skuat
au sens de sennuyer (Preobraenskij in Vasmer 1950-1958).
Par ailleurs, en russe moderne, il y a eu un rapprochement
smantique entre le verbe
animal kukovat et le verbe qui en est tymologiquement proche
skuat
sennuyer (voir ci-dessus). Ainsi, alors quil continue tre associ
au cri du coucou, le
verbe kukovat a pris le sens de sennuyer .
3. Le cas de ku : exemple dune volution.
Dans les langues slaves, on trouve les verbes forms partir
dlments
onomatopiques ku-ku associs au cri du coucou ru. kukovat, pl.
kuka, srb. kukati.
Llment onomatopique ku, interprt par les dictionnaires
tymologiques comme
signifiant crier , a donn la racine kuk-30, do est issu dans
certains dialectes russes le
verbe ancien kukat qui signifiait donner de la voix, rouspter,
tre triste, pleurer (Dahl
1863-66)31, et qui est actuellement attest en serbe avec le sens
de pleurer, gmir, se
lamenter .
28Do viendraient en russe les appellations de coucou kukuka et
de poule kurica , mais aussi les verbes kukovat et kukarekat ayant
les bases onomatopiques ku-ku et kukareku respectivement. 29Ce
verbe, appliqu exclusivement lhomme, est attest en slovne (k kati
tre triste ) ; on le retrouve encore en serbe sous une forme
adjectivale (kukav triste ). 30Do viendraient en russe les
appellations de coucou kukuka et de poule kurica , mais aussi les
verbes kukovat et kukarekat ayant les bases onomatopiques ku-ku et
kukareku respectivement. 31Ce verbe, appliqu exclusivement lhomme,
est attest en slovne (k kati tre triste ) ; on le retrouve encore
en serbe sous une forme adjectivale (kukav triste ).
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24
Il est remarquable quen russe, le verbe kukat aurait galement
influenc un autre
verbe de bruit, cette fois associ au chien, le verbe skulit gmir
qui serait
produit de la fusion des deux verbes skolit dial. hurler, gmir
et skuat
(kukat) (Vasmer 1950-58) : cf. dans les dialectes (sobaka) skuit
(le chien) gmit
(Dahl, IV, 193 cit daprs Vasmer 1950-58). Le sens premier des
mots skuka
ennui , skuat sennuyer nest apparu quau dbut du 18e s. est
vraisemblablement inquitude , attente , tat de dsespoir lors
quon a envie
de hurler , etc. (ernyx 172) se retrouve bien dans les emplois
du verbe skulit
en russe moderne.
Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donn en russe
moderne le verbe skuat
au sens de sennuyer (Preobraenskij in Vasmer 1950-1958).
Par ailleurs, en russe moderne, il y a eu un rapprochement
smantique entre le verbe
animal kukovat et le verbe qui lui est tymologiquement proche
skuat
sennuyer (voir ci-dessus). Ainsi, alors quil continue tre associ
au cri du coucou, le
verbe kukovat a pris le sens de sennuyer :
3) Ejo neredko spraivali, poemu ona kukuet tut v odinoestve,
kogda u nejo mu v
Evrope, brat v Amerike, i ona otveala : Mne i zdes xoroo . (G.
Markosjan-Kasper,
Kariatidy // Zvezda , 2003).
On lui a souvent pos la question de savoir pourquoi elle vivait
seule alors que son
mari tait en Europe, son frre en Amrique, et elle rpondait Mais
je suis bien o
je suis .
On trouve ici un exemple trs intressant de lvolution dun lexme.
Dun ct, on
observe quau niveau synchronique, le verbe kukovat qui renvoie
au coucou manifeste un
largissement smantique (cri doiseau > comportement) : la
perception auditive associe ici
lide du son la perception visuelle, lide que les Russes se font
du comportement de cet
oiseau qui mne une vie solitaire. Dun autre ct, au niveau
diachronique, on observe
que ce nouveau sens nest autre chose que le retour vers sa
composante tymologique et que
lapparition de cette smantique a t conditionne par des rapports
complexes entre tous
ces lments. Dailleurs, dans quelques autres langues slaves, ces
deux significations le cri
du coucou et le comportement humain solitaire sont exprims par
le mme verbe. Cest le
cas du serbe kukati crier comme un coucou et pleurer, gmir, se
lamenter mais aussi
du bulgare kukam je crie comme un coucou , je reste seul,
jhabite seul (Vasmer 1950-
1958).
-
25
De son ct, ayant lorigine le mme lment kuk, le verbe dsignant le
cri du coq et
issu dune base onomatopique kukareku est plus rare dans les
langues slaves. Il est attest
en russe kukarekat et en serbe kukurikati (mais aussi ukr.
kukurikaty, slovaque kikirka,
linterjection tant kikirik ! ), mais pas en polonais o le cri du
coq est lexicalis dans le
verbe animal pie , alors que son cognat russe pet chanter , lui,
est utilis comme
verbe gnrique pour tout metteur (homme ou certains animaux, y
compris le coq).
Sur ce point la situation en polonais est semblable celle que
lon trouve en franais
o lonomatope cocorico ! na pas donn de verbe spcifique pour
designer le cri du
coq. Mais la diffrence du franais, le polonais associe au coq un
type de chant
particulier, plutt par analogie des humains pie /spiewa ,
les
deux verbes ayant une racine commune.
Le verbe kukarekat cr partir de cette onomatope est visiblement
assez rcent.
Seul le dictionnaire tymologique de anskij (1971) en fait une
mention trs brve. Le
premier exemple du Corpus national russe (ruscorpora.ru) date
des annes 30 du 19e s. et,
outre son emploi primaire, il est souvent employ en tant que
verbe de parole :
4) Kak-to v prazdnik zabeal v kazarmu voenkom urkin, kurarekal :
- Revoljucija
Kontrrevoljucija Mir bez anneksij i kontribucij (. Vesjolyj,
Rossija, krovju
umytaja, 1924-1932).
Un jour, pendant la fte, le commandant Tchourkin sest prcipit en
courant dans le
camp, il criait comme un coq (litt. cocorico) : Rvolution
Contrervolution Le
monde sans annexion, ni contribution
5) No ne mog e ja, kak v romanax devjatnadcatogo veka, povjazat
galstuk, kupit
rozu i kurarekat pro ljubov. (. Gladilin, Boloj begovoj den
(1976-1981)).
Mais je ne pouvais quand mme pas, comme cela se faisait dans les
romans du
XIXme, mettre ma cravate, acheter une rose et parler damour en
le criant fort
comme un coq.
Il est intressant de constater quen russe, le verbe kukarekat
peut galement
vhiculer le sens de sennuyer, rester seul et devenir synonyme de
kukovat .
Sensiblement moins frquent que ce dernier, ru. kukarekat
privilgie les contextes au
futur ou dans les constructions avec limpratif. Cette prfrence
contextuelle o le verbe de
bruit garde une forme invariable comme avec le futur imperfectif
forme infinitive
laquelle sajoute un auxiliaire mode fini, sexplique sans doute
par un degr plus faible de
lexicalisation : on ves den doma kukarekaet
(il-toute-la.journe-.la.maison-crie.cocorico)
-
26
sappliquera plus facilement un coq qu un homme. En plus, les
exemples avec kukarekat
tirs du corpus sont beaucoup plus rcents :
6) Spasibo, Anja Kotljar zanesla ej kusoek masla i paru jaic,
inae ona mogla by sidet
i kukarekat so svoim xrustalnym Degtjarikom. (. Lvov, Dvor
(1981)).
Merci Ania Kotliar qui lui a apport un morceau de beurre et deux
ufs sinon elle
aurait pu rester seule se tourner les pouces avec son fragile
Degtiarchik.
7) Ne budet e on ves den doma kukarekat, kogda na dvore ijun.
(E. Kozyrjova,
Damskaja oxota (2001)).
Il ne va pas quand mme rester toute la journe enferm la maison,
alors quon est
en plein mois de juin.
Mais les deux verbes peuvent galement semployer dans les mmes
contextes :
8) (...) na polnoj skorosti, ego dobrogo, nedolgo zaletet na mel
potom kukuj. (V.
Rasputin, Proanie s Matjoroj (1976)).
() lanc toute vitesse, on risque de rester coinc sur un banc de
sable et aprs,
que fera-t-on ? (litt. crie coucou !).
9) Nado eo sxodit xoroik dosok s potolka ili s pola vydrat. Na
zapasnye vjosla.
Slomaetsja veslo, potom kukarekaj. (B. Ekimov, Na xutore //
Novyj Mir , 2002).
Il faut encore chercher de bonnes planches du plancher ou du
sol. Pour en faire des
rames de secours. Si une rame casse, que fera-t-on ? (litt. crie
cocorico !)
A la diffrence du russe, le verbe polonais kuka est un cas
intressant de
lassociation de la perception auditive et de la perception
visuelle. Ce verbe na pas
dvelopp les significations constates dans les verbes russe
(kukovat ) et serbe
(kukati ), avec le sens de sennuyer vu plus haut. Mais on trouve
en polonais
plutt parl une smantique tout fait singulire :
10) Kukaam na zegarek kilka razy, kiedy na ciebie czekaam.
J'ai vrifi plusieurs fois l'heure en tattendant.
11) Kuknij przez okno, czy czasem tata tam nie idzie.
Regarde par la fentre si tu vois papa venir.
12) Cay czas na dyskotece kuka na ciebie.
-
27
A la discothque, il ta lanc des regards pendant une heure.
Lassociation entre lmission sonore (le cri du coucou) et la
perception visuelle
contrle (le fait de regarder) est assez singulire. Les
informateurs polonais expliquent
cette smantique chez le verbe kuka par limage dune horloge
coucou qui met un son
rgulier lorsque loiseau sort de sa maison. Mais mme si les
informateurs polonais associent
spontanment le fait de jeter des regards limage dun coucou
mcanique qui sort de sa
maison-horloge, il est peu probable que ce soit le rsultat dun
glissement smantique
partir dun des verbes de bruit que nous avons observs. Compte
tenu des transferts
smantiques connus dans les langues, il sagit ici selon toute
probabilit dune smantique
apparue sous linfluence de lallemand (all. parl guckenou kucken
regarder qqch. (souvent
avec curiosit) (plus de dtails dans Rakhilina, paratre).
Conclusion.
En conclusion, il convient de reprendre trois points essentiels
concernant le
fonctionnement de ce type de lexique :
les onomatopes animales partagent les caractristiques smantiques
de la classe
des onomatopes en reproduisant un bruit produit par un animal,
mais dun autre
ct, elles se rapprochent de la classe des interjections en
transmettant un tat
psychique particulier dans lequel se trouve cet animal ; cest
sur cette dominante
motionnelle que se fonde gnralement la mtaphore ;
dans les langues slaves, les onomatopes animales reprsentent une
source
importante pour la drivation des verbes qui ne sont pas
uniquement associs aux
animaux et peuvent se spcialiser sur un type particulier
dmetteur (bb,
artefact, etc.) ;
une base onomatopique commune peut aussi donner des verbes
diffrents dans
diffrentes langues slaves ; lvolution smantique de ces verbes se
poursuit ensuite
de manire indpendante d aux spcificits culturelles de sorte quon
nobserve
pas toujours la mme smantique dune langue lautre, mme sil sagit
de formes
cognats (cf. lexemple de llment ku).
Ainsi donc, mme sil sagit de la mme situation de production
sonore (par lanimal) et
de sa perception auditive (par lhomme) concernant des cris et
bruits produits par les
animaux, la reproduction de ces sons sera diffrente dans chaque
langue. Mais une tendance
gnrale se profile : plus on sloigne de la composante sonore et
de lonomatope, plus le
sens du lexme, notamment du verbe, senrichit et l, on observe
que cest lensemble des
paramtres accompagnant la perception auditive qui entre en
jeu.
-
28
Bibliographie.
1) ernyx, Pavel Ja., 1993, Istoriko-timologieskij slovar
sovremennogo russkogo
jazyka, Moskva, Russkij jazyk.
2) Enckell, Pierre, Rzeau, Pierre, 2003, Dictionnaire des
onomatopes, Paris, PUF.
3) Dahl, Vladimir I., 1863-66, Tolkovyj slovar ivogo
velikorusskogo jazyka, In t. 4, St-
P., on-line version.
4) Oswalt, Robert L., 1994, Inanimate imitative in English in
Sound symbolism,
(eds.) Leanne Hinton, Johanna Nichols, John J. Ohala, Cambridge,
Cambridge
University Press, pp. 293-306.
5) Rakhilina, Ekaterina, ( paratre), Structure des transferts
mtaphoriques , in
Nommer le bruit, PUP.
6) Reformatskij, Aleksandr, 1966, Nekanonieskaja fonetika ,
Razvitie fonetiki
sovremennogo russkogo jazyka, M., pp. 96-109.
7) anskij, Nikolaj, 1971, Etimologieskij slovar russkogo jazyka,
Moskva, MGU.
8) aronov, Igor, 2008, Medometija v rei, tekste i slovare,
Moskva, RGGU.
9) Sound symbolism, 1994, (eds.) Leanne Hinton, Johanna Nichols,
John J. Ohala,
Cambridge, Cambridge University Press.
10) Vasmer, Max, 1950-1958, Etimologieskij slovar, accessible
depuis
http://vasmer.narod.ru/.
-
29
Phrasologie de la perception et crativit linguistique.
(La description des odeurs chez Proust).
Pierre FRATH (Universit de Reims Champagne-Ardenne, Universit
Paris Sorbonne)
Nous possdons en nous toute une rserve de
formules, de dnominations, de locutions toutes
prtes, qui sont de pure imitation, qui nous dlivrent
du soin de penser, et que nous avons tendance
prendre pour des solutions valables et appropries .
(Paul Valry, Le bilan de lintelligence).
Introduction.
On pense souvent que le rle des mots de la perception est de
permettre lencodage
des percepts du locuteur destination de ses interlocuteurs, et
sans doute jouent-ils ce
rle32. Cependant, cela suppose que la pense des percepts prcde
leur mise en parole, une
hypothse qui ne va pas sans problmes. Si elle tait toujours
vraie, comment pourrions-
nous rendre compte de descriptions relativement obscures telles
que celle-ci, releve dans
Du ct de chez Swann, de Marcel Proust :
peine gots les armes plus croustillants, plus fins, plus rputs,
mais plus secs
aussi du placard, de la commode, du papier ramages, je revenais
toujours avec une
convoitise inavoue m'engluer dans l'odeur mdiane, poisseuse,
fade, indigeste et
fruite du couvre-lit fleurs ? (Du ct de chez Swann, Marcel
Proust)
Que peuvent bien tre des armes de placard, de commode, de papier
ramages qui soient
croustillants, rputs, fins et secs ? Que peut bien tre une odeur
poisseuse, mdiane ou
indigeste, surtout manant dun couvre-lit ? Le narrateur a-t-il
rellement peru des odeurs
avec de telles caractristiques, qu'il a voulu ensuite
communiquer au lecteur en les
traduisant en langue ?
Nous pensons quant nous qu'il n'y a point de hiatus entre la
pense et la parole,
suivant en cela un certain nombre dauteurs. Dans un des textes
rassembls dans les crits
de linguistique gnrale, Saussure combat lide dun dualisme
linguistique entre le son et
lide, entre le phnomne vocal et le phnomne mental , car, dit-il,
cest l la faon
facile et pernicieuse de le concevoir .
32 Voir le trs bel article dIrina Thomires-Kokochkina au titre
tout fait significatif de ce rapport ontologique entre les odeurs
et les mots pour les dire : Je sens, donc je dis ! (Les noms
prdicatifs dodeurs simples et composs en russe) (2013).
-
30
Ce dualisme rside dans la dualit du phnomne vocal COMME TEL, et
du
phnomne vocal COMME SIGNE du fait physique (objectif) et du fait
physico-mental
(subjectif), nullement du fait physique du son par opposition au
fait mental de la
signification. Il y a un premier domaine, intrieur, psychique, o
existe le signe autant
que la signification, lun indissolublement li lautre ; il y en a
un second, extrieur, o
nexiste plus que le signe, mais cet instant le signe rduit une
succession dondes
sonores ne mrite pour nous que le nom de figure vocale 33.
Pour Saussure, puisque le signe et la signification mentale sont
inextricablement lis,
la pense est faite de signes, et la langue n'est pas
essentiellement un code au service des
individus pour transmettre aux autres leurs tats intrieurs,
cest--dire un moyen vers une
fin. Elle est avant tout un bien commun dans lequel nous
baignons tous, qui nous indique ce
qui existe pour nous, qui nous permet de le penser et qui nous
dit comment en parler. Le
narrateur de Proust a puis dans des ressources linguistiques
communes, que nous
comprenons donc aisment. Mais quelles sont-elles, et quels sont
les processus l'uvre ?
Pour le comprendre, nous allons examiner la phrasologie du mot
odeur telle qu'elle
apparait dans un corpus de textes littraires contemporains de
l'poque o Marcel Proust
rdigeait la recherche du temps perdu, ou antrieurs. Mais
l'observation des donnes
brutes, dans quelque science que ce soit, ne peut rvler toute sa
richesse sans un cadre
thorique qui leur donne sens et les relie les unes aux autres.
C'est pourquoi nous
commencerons par exposer les conceptions anthropologiques,
rfrentielles et
phrasologiques qui constituent l'arrire-plan de nos
observations.
1. Une conception anthropologique et rfrentielle du
langage34.
Le langage est un code, cela va de soi. Cette opinion rgne en
matre aussi bien parmi
les linguistes que dans le grand public qui rflchit aux
questions linguistiques. Nous parlons
pour communiquer aux autres nos tats intrieurs, et pour cela
nous assemblons des
concepts pour former des penses complexes que nous encodons en
langue pour les
transmettre nos interlocuteurs, qui dcodent alors nos paroles
pour les transformer en
penses. Cest la syntaxe qui permet cela grce un ensemble de
rgles qui donnent notre
cerveau la possibilit d'engendrer des structures dans lesquelles
les mots du lexique
viennent s'insrer en fonction de leurs contenus smantiques et
des besoins de la
communication.
33 Saussure (2002 : 20-21). Les majuscules sont de Saussure ; le
gras est de notre fait. 34 La conception rfrentielle et
anthropologique que nous rsumons ici s'inspire des travaux de
Georges Kleiber (notamment Kleiber 2003, 2001, 1984) et de la
philosophie de Ludwig Wittgenstein (essentiellement Wittgenstein
1961). Voir les publications de Pierre Frath sur
http://www.res-per-nomen.org, notamment Frath 2014, 2011, 2010), et
aussi louvrage paratre Une smantique de la dnomination rfrentielle
de P. Frath et G. Kleiber.
-
31
Ces conceptions, pour dominantes qu'elles soient, ne vont pas
sans difficults. Tout
d'abord, elles sont profondment rductionnistes en ce qu'elles
ramnent la pense et le
langage des mcanismes qu'on peut dcrire en termes fonctionnels,
ce qui mne
inluctablement un dualisme ontologique, celui de l'homoncule
cartsien aux commandes
du cerveau, que Gilbert Ryle (1949) appelait par drision le
fantme dans la machine ( the
ghost in the machine ).
Ensuite, et c'est le point que nous allons aborder ici, elles ne
permettent pas de
comprendre des usages atypiques du langage, hors code donc,
telle la description des
odeurs dans le passage de Proust que nous tudions. En effet,
pour les thories smantiques
qui font usage de codes, le sens global de l'nonc se construit
en appariant entre eux les
composants smiques des diffrents mots qui constituent l'nonc.
Faisons lhypothse
qu'un couvre-lit soit dfini par les proprits /inanim/, /objet/,
/artefact/, /fait de tissu/,
/qui recouvre les lits/, /odorant/, etc.35, et mdiane par la
proprit /qui se trouve au
milieu/36. Pour justifier l'odeur mdiane du couvre-lit , une
telle smantique se mettrait
en qute de smes compatibles entre odeur , mdiane et couvre-lit ,
n'en trouverait
pas, et rejetterait l'expression comme incorrecte. Elle pourrait
ventuellement faire
l'hypothse d'un sme /odorant/ dans mdiane , mais ce serait trs
arbitraire. Ce serait
galement ingrable puisqu'il faudrait alors accepter que tous les
mots d'une langue
possdent tous les types de smes possibles et imaginables, pour
le cas o une jonction
inhabituelle serait faite par un locuteur. Mais dans ce cas,
comment distinguer ce qui est
normal de ce qui ne lest pas, de ce qui est hors code ?
Or nous avons bien le sentiment de comprendre la phrase de
Proust. Pour
apprhender cette intuition, nous allons considrer la langue
comme un milieu naturel qui
consiste en quelques milliers de mots, relis les uns aux autres
par lusage de manire plus
ou moins forte, plus ou moins lointaine. Une grande partie de
ces mots rfrent des
lments de notre exprience commune. Il s'agit des dnominations
rfrentielles (comme
fleuve, rivire, gruyre, voiture, intelligence, sant, etc.) qui
ne sont pas de simples tiquettes
poses sur des objets prexistants : elles participent l'tre des
choses dnommes en ce
qu'elles leur donnent une existence spare37. Les francophones
peuvent discuter de la
diffrence entre les fleuves et les rivires car leur langue donn
ces types de cours d'eau
une existence spare en les nommant de deux noms diffrents selon
qu'ils se jettent dans un
autre cours d'eau ou dans la mer. Les anglophones ne le peuvent
pas car leur langue n'a pas
procd cette sparation.
35 Ces listes htroclites et ad hoc dlments smantiques
ressemblent beaucoup un inventaire la Prvert. Cest sans doute pour
cette raison que la plupart des auteurs se contentent de les
regrouper en grandes catgories, comme J. Pustejovsky dans ses
quatre qualia (1995), ou en grandes oppositions, comme F. Rastier
avec sa distinction entre smes inhrents et affrents (Rastier 1991).
36 Releve dans le Larousse 2008. 37 Voir Frath 2014 et Frath &
Kleiber 2016 ( paratre)
-
32
2. Une conception phrasologique du langage.
Au niveau collectif, la langue est produite et dtermine par
notre usage et elle est
contrainte par notre exprience commune, ce qui fait qu'elle
volue et change au fil du temps.
Au niveau individuel, c'est l'inverse : c'est la langue qui nous
contraint, qui nous dit ce qui
existe pour nous et comment en parler, et c'est elle qui
dtermine notre usage. Un objet non
nomm n'existe pas pour nous, mais ds qu'il l'est, nous pouvons
en parler. Il sagrge alors
autour de lui un corpus linguistique qui contient les
connaissances que nous en avons, ainsi
que sa grammaire , cest--dire la manire den parler. Comme tous
les mots possdent
des contextes prfrentiels, le vocabulaire dune langue est
constitu, non de mots isols,
mais dunits phrasologiques (UP) dont le voisinage est plus ou
moins contraint.
Nous avons distingu trois types dUP en fonction de ces
contraintes de voisinage38.
Nous les classons selon trois critres : le degr de
lexicalisation, la rfrence et la possibilit
de modification.
1. Les UP mono-lexicales (th, danseur, psychanalyse, gendarme)
ou poly-lexicales trs
figes (pomme de terre, chemin de fer).
Elles sont lexicalises ; elles rfrent un seul objet ; les
insertions et les modifications
sont difficiles, quasiment impossibles. Certains contextes sont
plus frquents que
d'autres, ce qui fait que ces UP sont accompagnes de paradigmes
prfrentiels trs
ouverts, peu ou pas structurs. Nous verrons que odeur appartient
cette catgorie.
Le lecteur s'tonnera peut-tre que nous considrions les mots
isols comme des UP,
mais nous rappelons qu'il y a toujours des contextes, et que ds
lors il n'y pas de mots
vraiment isols. Saussure ne dit pas autre dans un de ses textes
des crits de Linguistique
Gnrale (2002 : 24) :
Mais do prend-on dabord quil y a un mot, lequel devra tre
considr ensuite
diffrents points de vue ? On ne tire cette ide elle-mme que dun
certain point de
vue, car il mest impossible de voir que le mot, au milieu de
tous les usages quon en
fait, soit quelque chose de donn, et qui simpose moi comme la
perception dune
couleur .
2. Les UP poly-lexicales semi-figes, quelles soient opaques ou
non (un cordon bleu, une
messe noire, faire un canard)
Comme les prcdentes, elles sont lexicalises et rfrent un seul
objet. Cependant, elles
acceptent des modifications la condition quon puisse
reconstituer l'UP d'origine (un
cordon vraiment bleu, pour signifier par exemple que la
cuisinire, en plus dtre
38 Voir notamment Frath Pierre & Gledhill Christopher (2007
et 2005) et Gledhill Christopher & Frath Pierre (2005a et
2005b),
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excellente, tait habille de bleu, ou alors quelle tait une
dbutante en cuisine). Selon
cette dfinition, les proverbes sont des UP semi-figes. Ils
acceptent en effet des
modifications si on peut les reconstituer (lhabit ne fait pas le
campeur, par exemple pour
se moquer dun campeur