Top Banner
ACTES DE COLLOQUE Voir et concevoir la couleur en Asie Pierre-Sylvain FILLIOZAT et Michel ZINK éd. ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
14

Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Jan 11, 2023

Download

Documents

Josh Lange
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Voir et concevoir la couleur en AsiePierre-Sylvain Filliozat et Michel Zink éd.

Actes du colloque international organisé par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, la Société asiatique et l’Institut national des Langues et Civilisations orientales (Inalco)

à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et à l’Inalco, les 11 et 12 janvier 2013

ACTES DE COLLOQUE

AIBL23, quai de Conti 75006 Paris

www.aibl.fr

Diffusion : De Boccard11, rue de Médicis 75006 Paris

[email protected]

Prix : 35 €

Voir et concevoir la couleur en AsiePierre-Sylvain FIllIozat et Michel zInk éd.

ACADéMIE DES InSCrIPTIOnS ET BELLES-LETTrES

Voi

r et

con

cevo

ir la

cou

leu

r en

Asi

e A

IBL

n 2

015

AC

TES

DE

COLL

OQ

UE

Réfléchir sur la couleur engage à recourir à toutes les sciences humaines et sociales, sans oublier les sciences de la matière ou de la nature. Réfléchir sur l’Asie, ses langues, ses littératures, ses arts, ses sociétés, ses nations, ses univers culturels ne

manque pas de mettre le chercheur devant le miroitement des couleurs, le foisonnement des visions et des concepts qu’elles font proliférer. Devant la couleur, on est réceptif et créateur. D’une réalité matérielle, d’une sensation rétinienne, les civilisations font une œuvre d’art, un symbole national, un insigne d’appartenance sociale, un langage. L’étude des couleurs, de leurs influences mutuelles, de leurs noms, de leurs classifications, de leurs destinations dans l’usage, est un outil puissant de caractérisation d’entités de toute nature, un poète, un artiste, un individu, une famille, un peuple. C’est toujours un révélateur d’originalité.

The study of colour involves all human and social sciences, as well as physics and natural sciences. A reflection on the languages, the literatures, the arts, the societies, the cultures of Asian countries does not fail to place the researcher in front of a

glimmering of colours, a proliferation of images and concepts. With regard to colour man is receptive and creative. Civilisations change the material reality, the retinal sensation of colours into works of art, national symbols, signs of social identity, languages. The study of colours, of their mutual relationships, their names, their classifications, their practical purposes, is a powerful tool to define all types of entities, a poet, an artist, an individual, a family, a people. It always reveals a cultural originality.

Page 2: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Pierre-Sylvain Filliozat et Michel zink éd.

Actes du colloque international organisé par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, la Société asiatique et l’inalco

à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Palais de l’Institut) et à l’inalco

les 11 et 12 janvier 2013

Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation Simone et Cino Del Duca

Voir et concevoir la couleur en Asie

Académie des Inscriptions et Belles-LettresParis n 2015

Page 3: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Les couLeurs dans Les noms popuLaires de pLantes en turquie

Les noms populaires dont il sera question dans cette étude sont les noms vernaculaires, puisque ceux-ci sont les appellations populaires des plantes en langue locale. Dans la mesure où le sujet l’exigera, il sera aussi question de noms vulgaires qui sont soit des traductions de noms scientifiques en langue véhiculaire, soit des termes formés à partir d’un nom vernaculaire largement répandu et qui font donc souvent partie du langage populaire ou familier.

Plus précisément, on traitera dans les pages qui suivent de l’usage des noms de couleurs comme partie intégrante des appellations vernaculaires de certaines plantes. Comme l’usage des appellations vernaculaires est restreint à une région plus ou moins grande, toute « classification » à partir de cette nomenclature est nécessairement régionale. Par contre, les noms vulgaires servent à une « classification » supra-régionale. Il ne s’agit naturellement d’une classification scientifique ni dans un cas ni dans l’autre, mais d’un groupement plus ou moins primitif de plantes. On tentera dans cette étude de déterminer l’apport de la précision des couleurs à la « classification » vernaculaire.

Le dictionnaire de référence de la langue vernaculaire turque de Turquie, le Derleme Sözlüğü1, a servi de base. Les définitions ou plutôt descriptions des plantes qui s’y trouvent sont traduites littéralement. La désignation des régions dans lesquelles les noms sont employés donne une idée de l’étendue de leur emploi. Comme dans le Derleme Sözlüğü, une capitale de province a été désignée par « ‒ », un chef-lieu d’arrondissement par « * », tandis qu’un village est resté sans désignation. Les modifications administratives survenues depuis la publication du Derleme Sözlüğü n’ont pas été prises en compte. Quand il a été nécessaire de déterminer à quelles plantes ces descriptions souvent vagues correspondent, le dictionnaire standard scientifique des

1. Türkiye’de Halk Ağzından Derleme Sözlüğü, I-XII, Ankara, Türk Tarih Kurumu Basımevi, 1963-1982.

Page 4: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Edith Gülçin Ambros54

noms turcs de plantes de Turhan Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü 2, a été utilisé. Un nom a été considéré comme nom vulgaire (par opposition à un nom savant) s’il est inclus dans le dictionnaire du turc standard (langue écrite), Türkçe Sözlük (Türk Dil Kurumu Yayınları).

Les couleurs en usage dans la nomenclature vernaculaire portent pour la plupart des noms de souche turque3. Par exemple, le Derleme Sözlüğü contient beaucoup plus de noms de plantes comportant le mot turc pour « blanc », ak , que le mot beyaz, emprunté de l’arabe4. Il contient en effet seulement deux noms de plantes vernaculaires composés avec beyaz : beyaz- dikencik üzümü, littéralement « raisin aux petites épines blanches », nom donné à Sarıcaeli/‒Çanakkale (province des Dardanelles) à une sorte de « raisin à la peau fine, avec de petits pépins et des grains de raisin pointus, qui mûrit tard »5 ; et beyaz kekik, littéralement « origan blanc », nom donné à ‒Muğla, dans le sud-ouest de l’Anatolie, à l’Origanum Labiatae6.

De même, la morphologie de la plupart des noms vernaculaires est turque. Avant de passer aux appellations contenant une indication de couleur, voyons la forme la plus simple possible. Celle-ci consiste à nommer une plante par une couleur. Par exemple, si à Senir (*Keçiborlu/‒Isparta) dans le sud-ouest de l’Anatolie, à *Mucur (‒Kırşehir) en Anatolie centrale et à İğdeli (*Gemerek/‒Sıvas), à l’est de Kırşehir, on a envie d’acheter une tomate, il suffit de dire « rouge » : kırmızı7. Dans d’autres régions, en revanche, pareille demande rencontrera une totale incompréhension. On ne peut donc parler de précision.

La situation n’est pas meilleure si le terme est constitué d’un nom de couleur portant un suffixe, par exemple par le suffixe d’approximation –CA ou le suffixe de diminution –CIk. Exemples :

– kızıl « écarlate » + -ca ˃ kızılca « plutôt écarlate » : un habitant du village Yakacık de l’arrondissement *Kartal d’Istanbul demandant du « plutôt écarlate » dans le village Karkıncık de *Artova/‒Tokat dans le nord de l’Ana-

2. T. Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü, Ankara, Türk Tarih Kurumu Basımevi, 1994.

3. Pour une liste des noms de couleurs vernaculaires turcs, voir S. Küçük, « Türkiye Türkçesinde Renk Adları ve Özellikleri/The Names and Specialities of Colours in Turkey’s Turkish », Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi/The Journal of International Social Research 3/10, hiver 2010, p. 423-424.

4. Sur ak et beyaz en turc, voir N. Bayraktar, « Kavram ve Anlam Boyutunda Türkçede Ak ve Beyaz », Dilbilim, Dil Öğretimi ve Çeviribilim Yazıları I-II, C. Yıldız et L. Beyreli éd., Ankara, Pegem-A Yayıncılık, 2006, p. 35-50.

5. Derleme Sözlüğü, II, p. 647. 6. Ibid.7. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2834. Nom de provenance arabe.

Page 5: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Les couLeurs dans Les noms popuLaires de pLantes en turquie 55

tolie centrale, pensera demander de la bette et son vis-à-vis comprendra qu’on lui demande « une plante aux feuilles larges, dont les graines ressemblent à celles de la betterave sucrière ». En revanche, à Kızılköy (*Manyas) et Yeniköy de ‒Balıkesir dans l’ouest de l’Anatolie, à Fili (*Biga/‒Çanakkale) dans la province des Dardanelles, à *Vezirköprü/‒Samsun au bord de la mer Noire, à Ceylan (*Lüleburgaz/‒Kırklareli) et Saray (‒Tekirdağ) en Thrace, c’est-à-dire un peu partout, on pensera qu’il est question d’« une espèce de blé rougeâtre »8.

– kızıl « écarlate » + -cık ˃ kızılcık « petit-écarlate/petite-écarlate »9 : c’est le nom donné : 1. à la « cerise aigre » à ‒Adana dans le sud de l’Anatolie ; 2. à « un fruit rouge, grand comme un pois chiche, avec un seul pépin et des épines, “pomme sauvage” (yaban elması : Malus sylvestris Miller subsp. orientalis »10 à *Bozdoğan/‒Aydın dans le sud-ouest de l’Anatolie11. La pre-mière partie de la deuxième description fait penser à la cornouille et ceci est corroboré par le fait que « petite-écarlate » est aussi le nom vulgaire de la cornouille12, un fruit de couleur rouge avec un seul pépin. Il s’ensuit que kızılcık « petite-écarlate » désigne la cornouille supra-régionalement, mais d’autres fruits régionalement.

Quand une couleur fait fonction d’épithète dans une appellation vernacu-laire de plante, la contribution de la couleur à un groupement plus ou moins systématique est meilleure. Toutefois, le degré de précision de l’appellation dépend en grande partie de l’élément duquel la couleur est un attribut.

a) Si la couleur est l’attribut d’un substantif qui est l’appellation géné-ralisée d’un type de plante (comme arbre, herbe, etc.) ou d’une partie de plante (comme fleur, épine, etc.), la précision de l’appellation est très faible. Par exemple :

– kara « noir ; foncé » + ot « herbe, plante herbacée » ˃ karaot « herbe-noire » : nom donné à « l’herbe qu’on emploie pour guérir de la jaunisse » à Cumalıkızık (‒Bursa) et à Karacaköy (*Çatalca/‒Istanbul)13.

– kara « noir ; foncé » + diken « épine » ˃ karadiken « épine-noire » : nom donné à « une espèce d’herbe qui a des épines dures très pointues » à

8. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2864.9. Les noms n’ont pas de différentiation de genre (féminin, masculin, neutre) en turc.10. T. Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü, op. cit. (n. 2), p. 99 et p. 275. 11. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2864. 12. Türkçe Sözlük, Ankara, Türk Tarih Kurumu Basımevi, 7e éd., 1983, p. 711. 13. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2652.

Page 6: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Edith Gülçin Ambros56

Kösten (‒Denizli) au sud-ouest et à *Düzce/‒Bolu dans le nord-ouest de l’Anatolie14 ;

– kara « noir ; foncé » + yaprak « feuille » ˃ kara yaprak « feuille-noire » : nom donné à « une sorte de pomme [sic] » à Cumalıkızık (‒Bursa)15.

De pareilles appellations, de nature tellement générale, démontrent à quel point la compréhension des noms vernaculaires dépend de la connaissance du langage local, car les personnes n’ayant pas celle-ci ne sauraient deviner de quelles plantes il s’agit.

b) Si la couleur est l’épithète d’un substantif qui est l’appellation d’un genre de plante (comme peuplier, saule, etc.), la précision de l’appellation est naturellement meilleure. C’est surtout le cas si le nom vernaculaire est aussi le nom vulgaire d’une plante. Exemple :

– ak « blanc » + kavak « peuplier » ˃ akkavak « peuplier-blanc » : Populus alba (Salicaceae), est un nom local employé à ‒Bursa et à ‒Istanbul16. Mais akkavak est aussi le nom vulgaire de cet arbre17.

La couleur différencie cette espèce de peuplier « blanc » de l’espèce « noire », Populus nigra, en turc karakavak, littéralement « peuplier-noir ». Toutefois, karakavak est le nom vulgaire du peuplier noir18, mais non pas son nom vernaculaire. En langue vernaculaire, karakavak est une variante du nom karakavuk (« couvre-chef noir ») employé à *Menemen/‒İzmir et désigne une plante tout à fait différente, la petite oseille (Rumex acetosella)19. Il s’ensuit que dans ce cas la couleur a un rôle de différenciation entre espèces dans la nomenclature vulgaire, mais pas dans la nomenclature vernaculaire.

c) Si la couleur est l’épithète d’un substantif qui décrit un objet quelconque, la précision de l’appellation est moindre. Exemple :

– akça « blanchâtre » + bardak « verre (à boire) » ˃ akçabardak « verre-blanchâtre » : perce-neige. L’extrême simplicité du nom doit avoir contribué à sa popularisation car c’est un nom employé à Yeniköy (‒Balıkesir) dans le nord-ouest de l’Anatolie, à *Gelibolu/‒Çanakkale dans la région des Dardanelles, à Danişment (*Uzunköprü/‒Edirne), à Çengelli (*Lüleburgaz)

14. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2642.15. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2654.16. Derleme Sözlüğü, I, p. 155.17. Türkçe Sözlük, p. 31.18. Türkçe Sözlük, p. 647.19. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2646 ; T. Baytop, Türkiyede Bitkiler ile Tedavi (Geçmişte

ve Bugün), Istanbul, İstanbul Üniversitesi Yayınları, 1984, p. 314.

Page 7: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Les couLeurs dans Les noms popuLaires de pLantes en turquie 57

et Çavuşköy (*Babaeski)/‒Kırklareli et à *Saray/‒Tekirdağ en Thrace, à Demirdere (*Mustafakemalpaşa/‒Bursa) et à Danamandıra et Çayırdere (*Silivri/Istanbul)20.

d) La précision des appellations est meilleure quand elles sont plus longues et de structure plus compliquée. Exemples :

– kırmızı « rouge » + bacak « jambe » + -lı « doté de » ˃ kırmızı bacaklı « doté de jambes rouges » : nom donné à « une herbe rouge qui s’allonge sur la terre comme la fraise sauvage, avec les tiges écrasées de laquelle on panse les plaies » à Haçavera (*Maçka/‒Trabzon) au bord de la mer Noire21.

– aklahna « choux blanc » + üzümü « son raisin » ˃ aklahna üzümü « raisin de choux blanc » : nom donné à « une espèce de raisin blanc résistant, au grains grands et ronds, à la peau épaisse » à Sarıcaeli/‒Çanakkale (dans la région des Dardanelles)22.

– sarıbekir « Bekir [nom d’homme] blond » + armudu « sa poire » ˃ sarıbekir armudu « poire de Bekir le Blond » : nom donné à « une sorte de poire jaune, grasse, juteuse et aigre-douce » à ‒Gümüşane dans l’est de la région de la mer Noire23.

– ak « blanc » + kadın barmağı « doigt de femme » ˃ ak kadın barmağı « doigt de femme blanc » : nom donné à « une espèce de raisin blanc aux grappes larges et aux grains longs » à Yassıviran (*Senirkent/‒Isparta) dans le sud-ouest de l’Anatolie24.

Jusqu’ici il a été question seulement des appellations de couleur comme « rouge », « noir », etc. Les noms de couleur figuratifs – c’est-à-dire un objet représentant une couleur, comme par exemple, « or » pour « jaune » – ne sont pas aussi usités dans la langue vernaculaire. Du point de vue de la structure morphologique, il n’y a pas de différence. Un exemple :

– altın « or » + baş « tête » ˃ altınbaş « tête d’or » : nom donné 1. à « une sorte de melon très doux avec des points jaunes sur l’écorce » à *Kırkağaç (‒Manisa), à ‒Balıkesir dans l’ouest de l’Anatolie, à ‒Istanbul, à İsmetiye (‒Bursa) et à ‒Edirne ; 2. à « une sorte de raisin jaune savoureux avec une peau épaisse » à Zara (‒Amasya) au centre de la région de la mer Noire ;

20. Derleme Sözlüğü, I, p. 145. 21. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2834. 22. Derleme Sözlüğü, I, p. 157. 23. Derleme Sözlüğü, X, p. 3544-2545.24. Derleme Sözlüğü, I, p. 155.

Page 8: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Edith Gülçin Ambros58

3. à « une herbe aux fleurs bleues dont on fait des balais » à *Ilgın (‒Konya) dans le sud de l’Anatolie centrale25.

Les exemples qui précèdent montrent que certains noms vernaculaires sont répandus dans plusieurs régions comme appellation d’une plante, alors que l’usage d’autres noms est limité à une seule localité. Ces exemples montrent aussi que les noms répandus peuvent se trouver dans des régions adjacentes, proches ou lointaines. Les raisons de cette diffusion variée sont probablement multiples et pas seulement le résultat d’une diversité botanique régionale. Selon toute vraisemblance, cela est aussi un reflet des pérégrinations de la population anatolienne.

Les noms vernaculaires contenant une couleur sont souvent moins remarquables que certains noms vernaculaires contenant d’autres éléments que les couleurs. Dans le livre sur l’emploi médicinal des plantes en Turquie de Turhan Baytop, Türkiyede Bitkiler ile Tedavi26, nous trouvons l’infor-mation suivante sur l’Adiantum capillus-veneris. En français, cette espèce d’adiante est appelée « capillaire de Montpellier » ou, par traduction du latin, « cheveux de Vénus ». Les frondes fines et serrées de cette plante ont évidemment suggéré son nom évoquant les cheveux. Il en est de même dans d’autres langues ; en anglais, un de ses noms est Venus’ hair, un autre Maidenhair ; en allemand, c’est Frauenhaar ainsi que Venushaar. En outre, dans l’herbier de 1543 de Leonhart Fuchs nous trouvons déjà l’information qu’elle donne une belle et épaisse chevelure si on l’emploie dans l’eau de lavage27. Enfin en turc, elle porte le nom vulgaire Venüssaçı « cheveux de Vénus »28. Un autre nom, celui-ci vernaculaire, est une illustration de la façon dont un nom vulgaire peut prendre la couleur locale : la plante « cheveux de Vénus » est appelée « cheveux de Fatma » Fatmasaçı en Anatolie de l’Est29. Et, comme Fatma est le nom de la fille du prophète Mohammed, mariée au calife Ali, c’est un des prénoms féminins les plus populaires en Turquie.

Karabacak « jambe noire » est un autre nom vernaculaire de la même espèce de fougère, Adiantum capillus-veneris, employé à ‒Muğla dans le sud-est de l’Anatolie30. Ce nom de « jambe noire » vient vraisemblablement de ce que les tiges de ses feuilles et lobes, apparemment décrites comme

25. Derleme Sözlüğü, I, p. 231. 26. T. Baytop, Türkiyede Bitkiler ile Tedavi (Geçmişte ve Bugün), op. cit. (n. 19), p. 404.27. L. Fuchs, Das Kräuterbuch von 1543, chap. 28 (« Von Frawenhar ») : consultable sur

internet à l’adresse suivante : www.waimann.de/capitel/028.html [consulté le 20.11.2015].28. En turc, Vénus est désignée plutôt par son nom de Zühre emprunté de l’arabe.29. T. Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü, op. cit. (n. 2), p. 274.30. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2637.

Page 9: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Les couLeurs dans Les noms popuLaires de pLantes en turquie 59

« jambes », sont de couleur foncée, noirâtre31. Kara, « noir ; foncé », est une couleur dont l’usage est trop répandu pour qu’elle puisse être considérée comme remarquable. Les couleurs peuvent néanmoins servir à grouper des plantes qui se ressemblent, et parfois ce groupement se trouve validé par la classification des botanistes.

Prenons toujours la fougère comme exemple à cet égard. Nous avons vu que le nom vernaculaire de la fougère Adiantum capillus-veneris est karabacak « jambe noire » à Muğla.

Le nom vulgaire de la fougère Asplenium adiantum-nigrum est baldırıkara, littéralement « dont le mollet est noir »32. Un synonyme de baldırıkara est karabaldır, littéralement « mollet noir »33. Un autre synonyme de baldırıkara est bağrıkara, littéralement « dont la poitrine est noire »34.

Nous avons donc quatre noms – qui sont soit des noms vernaculaires, soit des noms vulgaires, soit les deux – qui se réfèrent tous à des sortes de fougère et qui ont la couleur noire (kara) en commun. Trois d’entre eux ont en outre une référence commune à la jambe.

La couleur est la constante qui peut donc dénoter un lien entre certaines sortes de plantes. Le substantif accompagnant la couleur est l’élément changeant qui peut refléter le type de lien qu’il y a entre elles. Dans le cas présent, la fougère appelée karabacak « jambe noire » n’est pas identique avec celle qui est appelée baldırıkara « dont le mollet est noir » ou karabaldır « mollet-noir ». La première est l’Adiantum capillus-veneris, la seconde est l’Asplenium adiantum-nigrum. Mais les deux sortes se ressemblent, ayant toutes deux les tiges des feuilles et des lobes de couleur noirâtre. L’épithète commune kara « noir » souligne cette ressemblance. En revanche, la jambe dans le nom de l’une et le mollet dans le nom de l’autre indiquent une différence et en même temps une forme de proximité, puisque le mollet fait partie de la jambe. Il est vraisemblable que de tels groupements par une même couleur et de telles différenciations par des substantifs similaires mais non pas identiques sont voulus.

31. T. Baytop, Türkiyede Bitkiler ile Tedavi (Geçmişte ve Bugün), op. cit. (n. 19), p. 404.

32. Türkçe Sözlük, p. 112.33. Ibid. ; T. Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü, op. cit. (n. 2), p. 43 ; T. Baytop,

Türkiyede Bitkiler ile Tedavi (Geçmişte ve Bugün), op. cit. (n. 19), p. 404. 34. T. Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü, op. cit. (n. 2), p. 43 ; T. Baytop, Türkiyede

Bitkiler ile Tedavi (Geçmişte ve Bugün), op. cit. (n. 19), p. 404.

Page 10: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Edith Gülçin Ambros60

Toutefois, cet indice d’un commencement de groupement systématique a un caractère local. Un exemple :

La « jambe noire » (karabacak) déjà mentionnée désigne non seulement cette espèce de fougère à Muğla, mais aussi une plante du genre des ombel-lifères dont on boit l’infusion quand on a la pleurésie à *Kilis (‒Gaziantep) dans le sud-est de l’Anatolie35, ainsi qu’une espèce de choux à *Koyulhisar (‒Sivas) dans la région centrale de l’Anatolie36.

Un autre exemple est kardelen, littéralement « perce-neige », un calque du français, le nom vulgaire turc de l’espèce Galanthus nivalis37, mais aussi en usage comme nom vernaculaire38. Cette plante aux fleurs blanches porte d’autres noms vernaculaires, entre autres akbardak « verre (à boire) blanc » et akçabardak « verre blanchâtre », dont nous avons déjà parlé39. Mais akça-bardak désigne à *Bergama (‒Izmir) une sorte de courge blanche à tige40. Il est clair que la combinaison d’une couleur et d’un objet très commun comme un verre ne donne pas un nom particulièrement remarquable.

Beaucoup plus remarquable est une création comme « garçon orphelin », öksüzoğlan, autre nom vernaculaire du « perce-neige »41, dont on suppose qu’elle s’explique par sa tige courbée42 (comme en signe de tristesse). Cette appellation locale est attestée à Maksutlu (*Şarkışla/ Sivas) et ‒Ankara43.

Même quand elles contiennent une couleur, les appellations vernacu-laires exigent souvent la connaissance du contexte, sans quoi on ne peut pas comprendre quelles plantes elles désignent. C’est évidemment un signe du manque de précision des noms vernaculaires. Exemples :

À Kabakaz (*Şile/‒Istanbul), un nom vernaculaire de l’olive est « garçon-noir » karaoğlan (kara « noir » + oğlan « garçon »). De même à ‒Istanbul, un nom vernaculaire de l’aubergine est « garçon-noir » karaoğlan. Hors contexte, il est difficile de savoir s’il s’agit de l’olive ou de l’auber-gine44.

35. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2637.36. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2637.37. Türkçe Sözlük, p. 651-2 ; T. Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü, op. cit. (n. 2),

p. 160.38. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2656.39. Derleme Sözlüğü, I, p. 145.40. Derleme Sözlüğü, I, p. 145.41. Derleme Sözlüğü, IX, p. 3327.42. Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü, op. cit. (n. 2), p. 160. 43. Derleme Sözlüğü, IX, p. 3327.44. Derleme Sözlüğü, VIII, p. 2652.

Page 11: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Les couLeurs dans Les noms popuLaires de pLantes en turquie 61

Un des noms vernaculaires de la camomille (Matricaria chamomilla) est akbaba 45. Akbaba signifie littéralement « père blanc ». Si le contexte n’est pas limité aux plantes, on pourrait penser au vautour Vultur monachus qui a une tête et un cou chauve et porte le nom vulgaire akbaba 46. Tandis que akbaba comme nom vernaculaire de plante est un nom régional assez répandu (il est employé à Güllü/ *Eşme/‒Uşak ; Kayadibi/*Yeşilova/ ‒Burdur ; Kaklıç/*Menemen/‒İzmir ; Bozan/‒Eskişehir et Alemdar/ ‒Bolu dans l’ouest de l’Anatolie, à Bayramiç/‒Çanakkale sur les Dardanelles ; à Muradiye/‒Rize au bord de la mer Noire ; à Ayaş/‒Ankara et ‒Kayseri en Anatolie centrale)47, akbaba est un nom vulgaire d’oiseau, donc d’usage général.

De même, le nom vernaculaire cité ci-dessus de la fougère « dont la poi-trine est noire » (bağrıkara) est le nom vulgaire d’une espèce de serin (iskete kuşu), la Saxicola torquata 48.

La nomenclature vernaculaire des plantes reflète une tendance de la population à utiliser les couleurs comme un élément de précision pour grouper ou différencier les plantes. Toutefois, comme les noms verna-culaires sont des noms régionaux, l’effet d’une précision quelconque grâce à l’usage de couleurs est restreint à un espace plus ou moins vaste. C’est surtout quand le nom vernaculaire correspond au nom vulgaire, ou vice versa, que l’effet de précision est supra-régional. Mais une correspondance entre le nom vernaculaire et le nom vulgaire d’une plante fait souvent défaut, même quand on pourrait s’y attendre le plus, comme dans le cas suivant. Nous avons déjà remarqué que le nom akkavak « peuplier-blanc » désigne le Populus alba dans la langue locale à Bursa et Istanbul et que c’est aussi le nom vulgaire de cette plante. Nous avons remarqué aussi que karakavak, qui est le nom vulgaire du « peuplier-noir », Populus nigra, désigne une toute autre plante dans la langue vernaculaire, la petite oseille (Rumex acetosella). La langue vernaculaire est dynamique et non seulement le nom vulgaire d’une espèce mais même le nom vulgaire d’un genre peut prendre un autre sens dans la langue vernaculaire. Ainsi, alors que le mot kavak désigne le « peuplier » (Populus) comme nom vulgaire49, il porte le sens tout simplement d’« arbre » dans la langue vernaculaire à *Ereğli (‒Konya)

45. Derleme Sözlüğü, I, p. 140 ; T. Baytop, Türkçe Bitki Adları Sözlüğü, op. cit. (n. 2), p. 222.

46. Türkçe Sözlük, p. 27.47. Derleme Sözlüğü, I, p. 140.48. Türkçe Sözlük, p. 108. 49. Türkçe Sözlük, p. 667.

Page 12: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Edith Gülçin Ambros62

dans le sud de l’Anatolie centrale50. C’est peut-être parce que le peuplier est un arbre qu’on trouve un peu partout en Anatolie qu’il est devenu embléma-tique de l’« arbre », au moins dans cette localité.

Edith Gülçin Ambros

50. Derleme Sözlüğü VIII, p. 2686.

Page 13: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

Table des maTières

Avant-propos, par Pierre-Sylvain Filliozat ...................................... p. I

Allocution d’accueil, par Michel zink .............................................. p. XI

Isabelle Klock-Fontanille, « étude du lexique des couleurs dans la littérature hittite » ...................................................................... p. 1

Jean-Marie Durand, « L’usage de la couleur dans le monde méso-potamien » ................................................................................ p. 15

Jean-Pierre Mahé, « Couleur du sang et de la vendange dans l’hymnographie arménienne » ................................................... p. 29

Claudia römer, « La fonction des couleurs dans les textes historiques ottomans du xvie siècle » ............................................................ p. 39

Edith Gülçin Ambros, « Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie » ................................................................... p. 53

Jean-Louis Bacqué-Grammont, « Le noir dans la toponymie turque » p. 63

Chahryar Adle, « Signification et symbolisme des couleurs dans le monde iranien à l’époque islamique » ...................................... p. 85

Thierry Zéphir, « D’Ajaṇṭā à Tanjore. Quelques considérations sur la peinture murale indienne » .................................................... p. 161

édith Parlier-renault, « La symbolique des couleurs dans les miniatures râjpoutes » ................................................................ p. 183

Vasundhara kavali-Filliozat, « Les couleurs des dieux hindous d’après le Mānasollāsa du roi Cālukya Someśvara ou Bhūlokamalla » .......................................................................... p. 209

Anne VerGati, « Les couleurs du mariage hindou en Inde du Nord » p. 223

Page 14: Les couleurs dans les noms populaires de plantes en Turquie (Publication des actes de colloques de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris)

TABLE DES mATièrES322

Pierre-Sylvain Filliozat, « La couleur des lettres et des dieux selon le Vātula-Śuddhākhya-Tantra » ................................................ p. 237

Pierre Baptiste, « La polychromie dans l’ancien Cambodge : statuaire et décor architectural (viie-xiiie siècle) » ..................................... p. 249

Marie Parmentier, « Les couleurs de l’arc-en-ciel dans le Japon de l’époque d’Edo (1603-1868) » .................................................. p. 267

Liste des auteurs ................................................................................ p. 319