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UNIVERSIT DE LIMOGES Ecole Doctorale n 88 Pierre Couvrat
FACULT DE DROIT ET DES SCIENCES ECONOMIQUES
Observatoire des mutations institutionnelles et juridiques
THSE POUR LOBTENTION DU GRADE DE
DOCTEUR DE LUNIVERSIT DE LIMOGES
Discipline : Droit public
Prsente et soutenue publiquement le 7 dcembre 2012 par
Julien BETAILLE
LES CONDITIONS JURIDIQUES DE LEFFECTIVITE DE LA NORME EN DROIT
PUBLIC INTERNE :
illustrations en droit de lurbanisme et en droit de
lenvironnement
Thse dirige par
M. Michel PRIEUR, Professeur mrite lUniversit de Limoges, Doyen
honoraire de la Facult de droit et des
sciences conomiques de Limoges JURY Rapporteurs Mme Marie-Anne
COHENDET, Professeur lUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne
M. Yves JEGOUZO, Professeur mrite lUniversit Paris 1
Panthon-Sorbonne, ancien conseiller d'Etat en service
extraordinaire Examinateurs
M. Eric MILLARD, Professeur lUniversit Paris Ouest Nanterre La
Dfense M. Grard MONEDIAIRE, Professeur lUniversit de Limoges
Mme Catherine TEITGEN-COLLY, Professeur lUniversit Paris 1
Panthon-Sorbonne
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LUniversit de Limoges nentend donner aucune approbation ni
improbation aux opinions mises dans cette thse ; ces opinons
doivent tre considres comme propres leurs auteurs.
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Mes remerciements sadressent, en priorit, mon directeur de thse,
Monsieur le
Professeur Michel Prieur, pour la rigueur et louverture desprit
avec laquelle il a dirig mes recherches, pour son enthousiasme et
la gnrosit avec laquelle il partage sans cesse son exprience
prcieuse ainsi que pour son soutien et la confiance quil a su
discrtement me tmoigner.
Je tiens galement exprimer toute ma reconnaissance Monsieur le
Professeur Grard Mondiaire pour sa bienveillance, ses conseils
prcieux et le soutien quil a bien voulu mapporter.
Plus largement, mes remerciements sadressent aux nombreuses
personnes qui, par leurs conseils, leur soutien ou, tout
simplement, par leur amiti, ont activement contribu ce que cette
thse de doctorat puisse voir le jour.
Jadresse plus intimement mes remerciements ma sur Adeline qui a
accept la
tche fastidieuse de relire ce travail et ds lors celle de se
rsigner apprhender les subtilits de la langue du Droit. Je la
remercie galement pour mavoir souvent, malgr elle mais avec toute
sa gnrosit, ouvert la voie.
Mes remerciements se dirigent aussi vers mon ami Jean-Marc qui
fait partie de ces
rencontres clairantes que lon fait lUniversit.
Enfin, que ceux qui mont accompagn durant les moments les plus
difficiles trouvent ici toutes les marques de ma reconnaissance et
de mon affection.
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A mes parents,
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SOMMAIRE PARTIE I : LES CONDITIONS CLASSIQUES DE LEFFECTIVITE
TITRE I : LA COHERENCE DE LORDRE JURIDIQUE CHAPITRE I : LA
RECEPTION DES NORMES DORIGINE EXTERNE CHAPITRE II : LARTICULATION
DES NORMES INTERNES TITRE II : LA SANCTION DE LA NORME CHAPITRE I :
LA SANCTION PAR LA PUISSANCE PUBLIQUE CHAPITRE II : LA SANCTION DE
LA PUISSANCE PUBLIQUE PARTIE II : LES CONDITIONS AMPLIATIVES DE
LEFFECTIVITE TITRE I : LA CONCEPTION DE LA NORME CHAPITRE I :
LELABORATION DE LA NORME CHAPITRE II : LA MISE EN UVRE DE LA NORME
TITRE II : LA RECEPTION DE LA NORME CHAPITRE I : LA RECEPTION DE LA
NORME PAR SES DESTINATAIRES CHAPITRE II : LA RECEPTION DE LA NORME
PAR LE JUGE
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Principaux sigles et abrviations Abrviations relatives aux
publications AFDI : Annuaire franais de droit international AJDA :
Revue Actualit juridique du droit administratif APD : Archives de
philosophie du droit BJDU : Bulletin de jurisprudence de droit de
lurbanisme CCC : Cahiers du Conseil constitutionnel CJEG : Cahiers
juridiques de llectricit et du gaz Constr.-urb. : Revue
Construction urbanisme Dalloz : Recueil Dalloz DAUH : Droit de
lamnagement, de lurbanisme et de lhabitat Droit adm. : Revue Droit
administratif Droit de lenv. : Revue Droit de lenvironnement EDCE :
Etudes et documents du Conseil dEtat GACEDH : Grands arrts de la
Cour europenne des droits de lhomme (PUF) JCP A : La semaine
juridique Administrations et collectivits territoriales JCP G : La
semaine juridique Edition gnrale LPA : Les Petites affiches RCADI :
Recueil des cours de lAcadmie de droit international RDI : Revue de
droit immobilier RDP : Revue du droit public et de la science
politique REDE : Revue europenne de droit de lenvironnement RFAP :
Revue franaise dadministration publique RFDA : Revue franaise de
droit administratif RFDC : Revue franaise de droit constitutionnel
RGDIP : Revue gnrale de droit international public RJE : Revue
juridique de lenvironnement RRJ : Revue de la recherche juridique
Droit prospectif RSC : Revue de science criminelle RTD civ. : Revue
trimestrielle de droit civil RTDE : Revue trimestrielle de droit
europen Abrviations relatives aux institutions AAI : Autorit
administrative indpendante AN : Assemble nationale CA : Cour dappel
CAA : Cour administrative dappel CADA : Commission daccs aux
documents administratifs Cass. : Cour de cassation CC : Conseil
constitutionnel franais
CE : Conseil dEtat franais CIJ : Cour internationale de justice
CJCE : Cour de justice des communauts europennes CJUE : Cour de
justice de lUnion europenne CNDP : Commission nationale du dbat
public Cour EDH : Cour europenne des droits de lhomme GRIDAUH :
Groupement de recherche sur les institutions et le droit de
lamnagement, de lurbanisme et de lhabitat TA : Tribunal
administratif TC : Tribunal des conflits TPIUE : Tribunal de
premire instance de lUnion europenne UE : Union europenne
Divers
Concl. : conclusions Chron. : chronique Dact. : dactylographie
Dir. : (sous la direction) DUP : Dclaration dutilit publique Ed. :
dition Et al. : et les autres (auteurs) ICPE : Installations
classes pour la protection de lenvironnement Infra : voir plus bas
JOUE : Journal officiel de lUnion europenne JOCE : Journal officiel
des Communauts europennes JORF : Journal officiel de la Rpublique
franaise n : numro Obs. : observations op. cit. : uvre cite
prcdemment p. : page PIG : Projet dintrt gnral PLU : plan local
durbanisme QPC : Question prioritaire de constitutionnalit s. :
suivants SCOT : Schma de cohrence territoriale Supra : voir plus
haut Rec. : recueil TCE : Trait instituant la Communaut Europenne
TFUE : Trait sur le fonctionnement de lUnion europenne TUE : Trait
sur lUnion europenne V. : voir : paragraphe
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Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
1
INTRODUCTION
Le droit dit "ce quil faut faire", il ne peut pas dire "ce quon
en fera" .
Georges Vedel1
1. La question de leffectivit de la norme juridique est au cur
dun paradoxe qui conduit ncessairement les juristes sinterroger sur
la fonction mme du droit. Dun ct, le droit serait fait pour tre
appliqu 2. De lautre, le destin du droit serait selon Denys de
Bchillon de demeurer partiellement ineffectif 3. Ces deux visions
ne sont pas opposes. Elles traduisent simplement des difficults
relles orienter le monde des faits vers celui de la norme. Pour
Jean Rivero, il faudrait mme se rsigner ce quune marge plus ou
moins large spare le sollen et le sein, la norme et le rel 4. En
effet, la norme ne simpose pas delle-mme, par le simple fait de son
adoption. Nul ne peut vraiment prvoir la trajectoire de son emprise
sur le monde des faits, sa participation concrte la ralisation du
but qui lui est assign.
En revanche, dfaut de prvoir , le juriste peut tenter de
comprendre en quoi le systme juridique lui-mme cest--dire son
propre objet dtude contribue leffectivit des normes qui le
composent. Pour cela, il lui faut ncessairement acqurir une
connaissance des conditions juridiques qui influencent leffectivit
de la norme. Cest sur cette question, celle de la contribution du
systme juridique leffectivit de ses propres normes, que porte cette
tude.
Avant dexposer la faon dont une telle tude peut tre entreprise,
il convient denvisager lapparition du terme effectivit dans la
langue franaise et dans la doctrine juridique. A ce stade, il sagit
essentiellement de montrer les proccupations dont cette apparition
tmoigne, ce qui nous permettra toutefois de commencer lever
certaines quivoques qui ont pris corps autour dun mot utilis par
les juristes dans au moins deux acceptions diffrentes.
2. Le substantif effectivit ne figure pas dans lensemble des
dictionnaires de langue franaise. Aucune mention nen est faite dans
le Petit Robert de la langue franaise, dans le dictionnaire Littr5,
pas davantage que dans le dictionnaire de lacadmie franaise6. Le
mot
1 Georges VEDEL, Le hasard et la ncessit , Pouvoirs, n 50, 1989,
p. 27. 2 Jean CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve
Rpublique, Flammarion, 1996, p. 20. 3 Denys de BECHILLON, Quest-ce
quune rgle de droit ?, Odile Jacob, 1997, Paris, p. 61. Lauteur
ajoute que vouloir quil ny ait de Droit authentique que
parfaitement respect, cest se tromper de monde (p. 62). 4 Jean
RIVERO, Sur leffet dissuasif de la sanction juridique , in Mlanges
offerts Pierre Raynaud, Dalloz, Paris, 1985, p. 685. 5 Du moins
dans sa version contemporaine (v. la version intgrale disponible
sur littre.reverso.net).
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effectivit nest donc pas encore tout fait entr dans la langue
franaise. Sa rception incomplte, voire difficile, dans le langage
commun ny est probablement pas trangre.
Son tymologie peut tre aisment retrace. Le dictionnaire Larousse
indique que leffectivit est le caractre de ce qui est effectif 7.
Or, le mot effectif provient du latin effectus qui, ds lantiquit,
peut avoir deux significations diffrentes8. Dans un sens, effectus,
orthographi sans accent sur le u , indique ce qui est fait, excut
ou achev. Dans lautre, effects, orthographi avec un accent, indique
un effet, une ralisation, un accomplissement. Il est par exemple
employ dans ce sens l par Cicron dans les Tusculanes et dans son
Trait de la divination en quarante cinq avant Jsus-Christ9. Ces
deux acceptions se retrouvent ensuite dans les premiers
dictionnaires de langue franaise. Le mot effectif apparat en ancien
franais dans le sens de ce qui a ou peult avoir effect 10 en 1464
puis, deux sicles plus tard, en 1641, sous la plume de Corneille
dans le sens de ce qui est rel 11.
3. Cette dualit tymologique explique probablement le double sens
contemporain de ladjectif effectif et, par ricochet, du substantif
effectivit . Ladjectif effectif peut aujourdhui aussi bien tre
dfini comme ce qui produit un effet rel que comme ce qui existe
rellement 12. Par consquent, leffectivit peut, dans le premier
sens, renvoyer ce qui engendre un effet , mais aussi, dans le
second sens, ce qui est rel . Autrement dit, lutilisation du terme
effectivit peut chercher dune part exprimer que quelque chose a
produit un effet sur la ralit ou, dautre part, que quelque chose
est rel, cest--dire existe dans les faits 13. Ce mot indique donc
tantt une action en cours nous la dsignerons comme l
effectivit-action , tantt un tat rsultant du pass que nous
dsignerons comme l effectivit-tat .
4. Une recherche, dans les crits de langue franaise, du mot
effectivit et non plus du mot effectif , permet de se faire une ide
de son apparition. Elle montre que, dans un premier temps, cest
leffectivit-tat cest--dire le caractre de ce qui existe dans le rel
qui a domin dans la langue franaise en gnral14 et en droit
international en particulier15. Elle ne doit cependant pas faire
oublier lautre signification de ce mot, leffectivit-action.
6 Ce dernier est un dictionnaire dit normatif , cest--dire qui
tend orienter lutilisation des mots, qui prescrit le bon usage de
la langue (disponible en ligne sur le site : atilf.atilf.fr). 7 Une
dfinition identique est propose par le Centre national de
ressources textuelles et lexicales (CNRTL). V. lentre effectivit ,
in CNRTL CNRS-ATILF, www.cnrtl.fr. Le CNRTL a t cr en 2005 par le
Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et constitue le
fruit dun travail commun plusieurs universits. 8 V. Flix GAFFIOT,
Dictionnaire Latin Franais, Hachette, Paris, 1934, p. 573. 9
CICERON, Tusculanes, Livre second, I. , 45 avant Jsus-Christ ;
Trait de la divination, livre second, LXXI., 45 avant Jsus-Christ.
10 V. ltymologie sous lentre effectif in CNRTL CNRS-ATILF,
www.cnrtl.fr. 11 Etymologie sous lentre effectif in CNRTL
CNRS-ATILF, ibidem : CORNEILLE, Pompe, 1641-1644, IV, 3 : ce
glorieux titre, prsent effectif . Les tragdies de Corneille se
droulant sous lAntiquit, il est possible de faire lhypothse que
celui-ci ait forg cette signification du mot effectif en sinspirant
du latin antique dans le but de rendre sa tragdie plus fidle au
contexte linguistique de lpoque antique. 12 Entre effectif , in
CNRTL CNRS-ATILF, www.cnrtl.fr. 13 Entre rel , in Le Petit Robert
de la langue franaise 2013. 14 Si le terme effectivit est
aujourdhui en grande majorit utilis dans le domaine juridique, il
trouve ses premires origines en langue franaise dans les domaines
de la philosophie et des mathmatiques. Le terme
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Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
3
Leffectivit-action, comprise comme le caractre de ce qui produit
un effet sur le rel, napparat vritablement dans la langue franaise
qu partir de la seconde moiti du XXe sicle16. Cette signification
du mot effectivit drive du latin effects, orthographi avec un
accent. Ainsi, dans la langue franaise, elle constitue un
nologisme, plus prcisment un nologisme dit de sens dans la mesure o
ce mot existait auparavant, mais sest vu employ dans un sens
nouveau .
5. Il est difficile dexpliquer cette transformation de sens.
Cependant, deux lments, diffrents mais troitement lis, peuvent tre
avancs. La premire explication est lexicale. On sait qu la fin du
XIXe sicle, le mot efficience dsignait la capacit de produire
un
effectivit semble tre n la toute fin du XVIIIe et au dbut du
XIXe sicle. Il est alors en trs grande majorit utilis dans le sens
de leffectivit-tat, cest--dire comme le caractre de ce qui existe
dans le rel, dans les faits. Cest par exemple le cas de louvrage le
plus ancien quil nous a t possible de recenser. Le nouvel homme,
publi en 1795, applique ainsi le mot effectivit Dieu pour expliquer
en quoi la prsence de ce dernier est tangible dans la ralit (v.
Louis-Claude de SAINT-MARTIN (prsum), Le nouvel homme, Cercle
social, Paris, 1795, p. 183). Le mot est ensuite tour tour utilis
en 1816 en philosophie des mathmatiques (Hon WRONSKI, Philosophie
de la technie algorithmique Seconde section, contenant les lois des
sries comme prparation la rforme des mathmatiques, Paris, 1816 et
1817, p. 379. Du mme auteur, mais dans un autre domaine, v. Hon
WRONSKI et Jzef MARIA, Messianisme, union finale de la philosophie
et de la religion constituant la philosophie absolue. Mtapolitique
messianique, dsordre rvolutionnaire du monde civilis, G. Doyen,
Paris, 1840, p. 53) et dans le cadre de la philosophie de lhistoire
en 1845 (Labb PICARD, Quelques rflexions sur la philosophie de
lhistoire , in Prcis analytique des travaux de lacadmie royale des
sciences, belles-lettres et des arts de Rouen, Rouen, 1845). Dans
ces deux cas, cest toujours le mme sens qui est utilis, comme
dailleurs dans une thse de philosophie soutenue en 1846 (Guillaume
TIBERGHIEN, Dissertation sur la thorie de l'Infini, thse,
philosophie, Bruxelles, Wouters frres, 1846, p. 21) ou dans un
manuel dconomie politique de 1863 (Gustave de MOLINARI, Cours
d'conomie politique, 2me d., t II, A. Lacroix, Verboeckhoven, 1863,
p. 342). Leffectivit exprime ce qui existe dans la ralit. Cest
ainsi en toute logique que Pierre Larousse inscrit cette
signification du mot effectivit dans son Grand dictionnaire
universel du XIXe sicle en 1870. Leffectivit est ainsi dfinie comme
tat, caractre, nature de ce qui est effectif (Pierre LAROUSSE,
Grand dictionnaire universel du XIXe sicle : franais, historique,
gographique, mythologique, bibliographique, littraire, artistique,
scientifique, etc. etc., t. 7, Administration du grand Dictionnaire
universel, Paris, 1870, p. 219 ; nous soulignons). 15 Cest au plus
tard dans le dernier quart du XIXe sicle que le terme effectivit
commence tre employ en droit international. Ainsi, dans un rapport
publi dans lAnnuaire de l'Institut de droit international en 1877
(F. de MARTITZ, Quatrime commission dtudes Examen de la thorie de
la confrence de Berlin de 1885 sur loccupation des territoires , in
Annuaire de l'Institut de droit international, Pedone, 1877, p.
248), ce terme est utilis dans le cadre de lapprciation juridique
de la ralit de loccupation dun territoire. Dans le champ du droit
international, leffectivit sentend donc dans le sens le plus
communment admis cette poque. Cette acception perdure dailleurs
aujourdhui de faon spcifique dans cette matire (v. infra, 39). En
1882, ce mme sens du mot effectivit est utilis concernant le blocus
maritime qui, pour exister et devenir obligatoire (Paul FAUCHILLE,
Du blocus maritime : tude de droit international et de droit
compar, A. Rousseau, Paris, 1882, p. 74), doit tre rel. Trois annes
plus tard, un dictionnaire de droit international utilise ce mot
dans le cadre de la dfinition juridique du blocus (Charles CALVO,
Dictionnaire de droit international public et priv, t. 1,
Guillaumin & Cie, Paris, 1885, p. 96) et en 1886, le
dictionnaire dEmile Littr dfinit le mot effectivit comme la qualit
de ce qui est effectif en faisant explicitement rfrence au cas des
blocus en droit international (Emile LITTRE, Dictionnaire de la
langue franaise supplment renfermant un grand nombre de termes
dart, de science, dagriculture etc. et de nologismes de tous genres
appuys dexemples, Hachette, Paris, 1886, p. 364). Le XXe sicle
naissant, il est alors temps pour Antoine Rougier de prsenter une
nouvelle thorie sur leffectivit du blocus maritime dans la revue
gnrale de droit international public (Antoine ROUGIER, Une nouvelle
thorie sur leffectivit du blocus maritime , RGDIP, t. X, 1900, p.
603. 16 Il est cependant possible den trouver lutilisation dans un
ouvrage de 1835 (v. SAINT-ROMAN, Alexis Jacques SERRE, Lettres sur
la patrie, la lgitimit et la souverainet du peuple, Dentu, 1835, p.
100).
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effet 17, ce qui correspond, sy mprendre, au sens donn au mot
effectivit partir de la seconde moiti du XXe sicle. Cela nous
conduit la seconde explication. Une partie de la doctrine juridique
franaise a largement utilis cette signification du mot effectivit ,
bien diffrente de celle que retient classiquement le droit
international, partir des annes cinquante. On peut ainsi relever
lutilisation de cette signification du mot par Jean-Marie Auby en
1953 dans un article consacr lobligation du gouvernement dassurer
lexcution des lois18. Nanmoins, cest davantage Jean Carbonnier qui
a popularis cette signification de leffectivit dans un article de
1957 intitul Effectivit et ineffectivit de la rgle de droit 19, mme
sil nen donne pas de dfinition prcise. Celle-ci devient alors une
des notions cardinales de la sociologie juridique. Trs peu de temps
aprs, elle apparat dans des ouvrages de thorie du droit. Michel
Virally y fait ainsi largement rfrence dans La pense juridique,
ouvrage paru en 1960 20 et la thse de Paul Amselek, soutenue en
1962, y consacre dimportants dveloppements21. Mme sil est possible
que Jean Carbonnier ait influenc ces deux derniers auteurs, il est
aussi probable quils aient repris ce mot en raison de son
utilisation par des auteurs de langue trangre, notamment des
thoriciens du droit tels quAlf Ross22 - qui utilise tantt le mot
effectivity , tantt le mot effectiveness 23 ou surtout Hans Kelsen
qui utilise le mot allemand effektivitt gnralement traduit par
efficacit 24 et dont la premire dition de la Thorie pure du droit
parat en 193425.
17 Entre efficience sous longlet tymologie , in CNRTL
CNRS-ATILF, www.cnrtl.fr. Ce sens du mot efficience est recens pour
lanne 1893 et est issu du latin classique efficientia qui dsigne la
facult de produire un effet . 18 V. Jean-Marie AUBY, Lobligation
gouvernementale dassurer lexcution des lois , JCP, 1953, n 1080. 19
Jean CARBONNIER, Effectivit et ineffectivit de la rgle de droit ,
Lanne sociologique, 1957-1958, p. 3. 20 Michel VIRALLY, La pense
juridique, 1960, Ed. Panthon Assas, LGDJ, 1998, notamment p. 137 et
s.. 21 Paul AMSELEK, Perspectives critiques dune rflexion
pistmologique sur la thorie du droit (Essai de phnomnologie
juridique), thse, droit, Paris, 1962, p. 332 et s.. 22 Alf ROSS, On
law and justice, (1959), The Lawbook Exchange Ltd., Clark, 2007, p.
35 ; 68 ; 70. Cette hypothse est la moins probable dans la mesure o
louvrage parat, en anglais, un et trois ans seulement avant ceux de
Michel Virally et de Paul Amselek. 23 Les mots effectiveness ,
efficacy et effectivity sont souvent assimils. A notre sens,
effectivity est celui qui est le plus fidle au sens du mot
effectivit . En effet, le mot effectiveness se traduit en franais
par le mot efficacit et le mot efficacy renvoie lui aussi
lefficacit dans la mesure o il est dfini comme la capacit produire
leffet attendu ( an ability to bring about the intended result :
Shorter Oxford English Dictionary on historical principles, 5me d.,
Vol. 1, Oxford University Press, 2002, p. 794). Nous aurons
loccasion dexpliciter plus loin la diffrence que lon peut faire, du
moins de nos jours, entre leffectivit et lefficacit. En revanche,
si le mot effectivity nest pas recens par tous les dictionnaires
anglais (v. par ex. John s. JAMES, Strouds judicial dictionary of
words and phrases, 5me d., Vol. 2, London Sweet & Maxwell
Limited, 1986), il est parfois dfini comme the degree of
effectiveness (Shorter Oxford English Dictionary, op. cit., p.
794), ce qui revient lui donner un sens trs proche de celui de
leffectivit (v. infra, 18). Ce mot est aussi utilis par les
juristes soit dans le sens quil revt en droit international (v. par
ex. ds 1933 : Josef L. KUNZ, The Law of Nations, Static and Dynamic
, The American Journal of International Law, Vol. 27, n 4, 1933, p.
630), soit dans un sens plus proche de celui de la sociologie
juridique (v. Alan HUNT, The theory of critical legal studies ,
Oxford Journal of Legal Studies, vol. 6, n 1, 1986, p. 40 :
Effectivity is intended to demarcate the consequences for the
development of some complex social element of its legal dimension
or manifestation ). 24 Sur cette question de traduction, v. infra,
57). 25 La seconde dition parat en 1960 en allemand et en 1962 en
franais (v. Hans KELSEN, Thorie pure du droit, 2me d., (1960),
trad. Ch. Eisenmann, LGDJ Bruylant, 1999).
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Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
5
Mme si les significations retenues en sociologie juridique et
thorie du droit diffrent26, elles demeurent proches, surtout au
regard du sens retenu en droit international qui est beaucoup plus
loign. Cest cette signification nouvelle de l effectivit envisage,
ce stade27, comme le caractre de ce qui produit un effet sur le rel
(effectivit-action) qui sera au centre de notre tude.
6. La seconde explication de lapparition, aprs la seconde guerre
mondiale, dune signification nouvelle donne au mot effectivit peut
tre recherche du ct de la science des nologismes, la nologie.
Celle-ci apprend, parmi dautres raisons, quun nologisme peut tre
suscit par un besoin de conceptualisation dans le cadre de
lacquisition de nouvelles connaissances. Toute langue vivante doit
intgrer des mcanismes de nologie propres crer les nouvelles units
lexicales quimposent le progrs des connaissances et les
transformations des techniques 28. Le nologisme effectivit semble
bien procder de la recherche du mot juste . En labsence de mot
exprimant exactement ce que lon a en tte, on est conduit,
quelquefois par ttonnement en crer un pour inclure dans la trame
conceptuelle du discours un peu de ce qui, dans lunivers, se perd
jamais, faute dun nom qui permette de le faire passer dans le
discours 29. Il est ainsi probable que les notions voisines de
leffectivit, celles d application , d excution ou encore d
efficacit 30 ne permettaient pas de dsigner ce qui est devenu la
nouvelle signification du mot effectivit . Mais, outre ce besoin de
conceptualisation, les dbats juridiques qui se sont manifests au
tournant de la seconde guerre mondiale et qui ont, pour la plupart,
perdur ensuite, ne sont probablement pas trangers limportant
dveloppement que la notion deffectivit a connu en doctrine.
Les nologismes peuvent aussi maner du besoin de dnommer la
nouvelle ralit 31. Cette nouvelle ralit ne sest pas construite en
un jour. Dans la priode qui prcde la seconde guerre mondiale, les
rflexions de la doctrine juridique concernent en partie le rapport
du droit au fait32. Cest surtout la loi, comprise depuis la
Rvolution franaise comme lexpression de la volont gnrale, qui est
critique. Outre louvrage de Jean Cruet intitul La vie du droit et
limpuissance des lois paru au dbut du XXe sicle33, la loi est mise
en cause en raison de son idalisme, trop loign de la ralit sociale.
Elle devrait ainsi
26 V. infra, 15. 27 V. infra, 21. 28 Jean PRUVOST et
Jean-Franois SABLAYROLLES, Les nologismes, 2me d., Que sais-je ?,
PUF, 2012, p. 9. 29 Jean PRUVOST et Jean-Franois SABLAYROLLES,
ibidem, 2012, p. 87. 30 Sur cette distinction, v. infra, 18. 31
Jean PRUVOST et Jean-Franois SABLAYROLLES, ibidem, 2012, p. 54. 32
Nous remercions M. Bruno Bittmann qui achve une thse dhistoire du
droit sur le sujet L'esprit de la loi et le rgime de Vichy.
Ruptures et continuits juridiques d'une Rpublique une autre pour
les clairages quil a bien voulu nous apporter. 33 Lauteur nutilise
cependant pas le mot effectivit . V. Jean CRUET, La vie du droit et
limpuissance des lois, Flammarion, Paris, 1908.
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6
sadapter au fait34. Georges Burdeau constate en outre, en 1939,
qu aucun des caractres de la conception traditionnelle de la loi ne
subsiste aujourdhui. La loi nest ni gnrale, ni abstraite, ni
permanente 35. Paralllement, le rle du Parlement dans llaboration
des lois recule au profit des techniciens de ladministration36 et
elle est concurrence par dautres sources du droit. Mais, plus
largement, Georges Burdeau semble regretter une transformation de
la fonction de la loi dans la socit. Ainsi, le Parlement
nintervient pas seulement pour donner une forme juridique aux
rapports sociaux mais pour les crer, les encourager ou en limiter
leffet 37. Il met en vidence le fait que la loi devient un procd de
gouvernement , cest--dire un moyen grce auquel le pouvoir politique
essaie de raliser lordre social qui correspond sa conception du
bien commun. La loi est linstrument par lequel stablit le monopole
du pouvoir dans la direction des actions humaines 38. La fonction
de direction de la norme est ici mise en vidence. Or, cette
fonction est, comme nous le verrons, troitement lie la question de
leffectivit.
7. Nanmoins, cest probablement Georges Ripert qui, juste aprs la
seconde guerre mondiale, va aborder le plus directement le thme de
leffectivit. Le dclin du droit, publi en 194939, a probablement
contribu attirer lattention de la doctrine sur le thme de
leffectivit40. Lauteur nutilise pas le terme deffectivit, mais il
consacre cette question dimportants dveloppements sous lintitul
Lesprit de dsobissance . Ce dernier est, selon lauteur, un pril
mortel pour le droit 41. Ainsi nat le dsordre. Il nat des lois qui
sont violes et de celles qui ne sont pas appliques. Il saggrave par
limpuissance de lEtat les faire appliquer et parfois mme par
lexemple quil donne en ne les appliquant pas. () La rpression est
inefficace, car on ne lutte pas utilement contre une rsistance
gnrale lapplication de la loi. Ce dclin du droit est trs
remarquable notre poque. La dsobissance saccompagne dun mpris pour
le droit impuissant 42. Outre une rflexion complmentaire sur
linscurit juridique, Georges Ripert stigmatise les lois inutiles,
la dfaillance de lEtat quant leur sanction voire son refus de les
appliquer. Peu de temps aprs, Jean-Marie Auby dtaille, de faon plus
raisonne, lobligation du pouvoir excutif dexcuter les lois43 et en
1955, dans Les forces cratrices du droit, Georges Ripert dveloppe
la question de la rception des lois 44. Il revient de nouveau sur
le rle du pouvoir excutif
34 En ce sens, v. Gaston MORIN, La loi et le contrat. La
dcadence de leur souverainet, Flix Alcan, Paris, 1927. 35 Georges
BURDEAU, Essai sur l'volution de la notion de loi en droit franais
, APD, vol. 9, n 1-2, 1939, p. 44. 36 V. Xavier PERROT,
Ladministration lgislateur. Le cas des Beaux-arts (1907-1944) ,
Revue dhistoire des facults de droit et de la culture juridique, n
31, 2012, p. 269 et s.. 37 Georges BURDEAU, Essai sur l'volution de
la notion de loi en droit franais , op. cit., p. 43. 38 Georges
BURDEAU, ibidem, p. 48. 39 Georges RIPERT, Le dclin du droit, LGDJ,
Paris, 1949. 40 Celui de Jean Cruet prcit a cependant eu un certain
retentissement intellectuel. Il est par exemple cit par Alf Ross
dans On Law and Justice, op. cit., p. 78. 41 Georges RIPERT, Le
dclin du droit, op. cit., p. 95. 42 Georges RIPERT, Le dclin du
droit, op. cit., p. 97. 43 Jean-Marie AUBY, Lobligation
gouvernementale dassurer lexcution des lois , JCP, 1953, n 1080. 44
Georges RIPERT, Les forces cratrices du droit, LGDJ, Paris, 1955,
p. 364 et s..
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Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
7
dans lapplication des lois, insiste sur linertie et les
tolrances administratives mais tend le champ de la rflexion au rle
des juges et de linterprtation dans la rception des lois comme
celui de lapplication de ces dernires par les intresses. Se forme
ainsi un questionnement de plus en plus global sur ce qui est, en
filigrane, le thme de l(in)effectivit de la loi. Cela nest
probablement pas tranger un certain dsenchantement par rapport la
toute puissance de la loi suggre par le lgicentrisme. En effet, la
suite de la rvolution franaise et de la thorie du contrat social de
Rousseau sest dveloppe une idoltrie de la loi, expression de la
volont gnrale 45. Or, ce moment, cette source du droit justifie
lobissance aux lois du pays 46. Le lgicentrisme et lobissance qui
laccompagne seffritent47. Paralllement, lEtat providence se
dveloppe considrablement dans le contexte de laprs guerre. Ce
dveloppement saccompagne dun certain panjuridisme qui suscite
ncessairement des interrogations fortes de la doctrine sur
linflation des lois, sur la scurit juridique et sur la place de la
puissance publique. Lensemble de ces questions a trs certainement
influenc les rflexions de Jean Carbonnier sur leffectivit de la
rgle de droit. Plus largement, la question de l(in)effectivit
alimente, encore aujourdhui, rgulirement les interrogations plus
gnrales de la doctrine sur le crise du droit48. Ainsi, par le
truchement des analyses tendant relever lineffectivit ou
linefficacit des lois et du droit, il sagit de dresser le procs dun
systme et dune certaine conception du droit 49 . Leffectivit est
ainsi, explicitement50 ou implicitement51, au cur du discours de la
doctrine sur le droit.
En filigrane, ce discours soulve lenjeu principal dun
questionnement sur leffectivit des normes juridiques : la place du
droit dans la direction des conduites humaines (1). Une fois cet
enjeu soulign, encore faut-il fournir des prcisions sur les termes
de norme et d effectivit largement sollicits dans cette tude (2)
avant den prciser lobjet (3), den circonscrire le domaine (4), den
justifier la mthode (5) et la posture thorique (6). Il sera alors
possible dexpliciter davantage la problmatique retenue (7).
45 Charles PERELMAN, Ontologie juridique et sources du droit ,
APD, t. 27, 1982, p. 25. 46 Charles PERELMAN, ibidem, p. 25. 47 Sur
laffaiblissement du lgicentrisme, v. Xavier BIOY et Philippe
RAIMBAULT, La puissance de la loi en question , in Philippe
RAIMBAULT (dir.), La puissance publique lheure europenne, Dalloz,
2006, p. 101. 48 V. par exemple, Bruno OPPETIT, Lhypothse du dclin
du droit , Droits, n 4, 1986, p. 9 et s. ; Franois TERRE, La "crise
de la loi" , APD, t. 25, 1980, p. 17 ; Jean-Denis BREDIN, Les
maladies du droit , Revue de jurisprudence commerciale, 2005, p.
221 ; Jean-Pierre CAMBY, Le dsordre normatif , in Confluences
Mlanges en l'honneur de Jacqueline Morand-Deviller, Montchrestien,
Paris, 2008, p. 227 et s.. En ce qui concerne plus singulirement le
droit administratif, v. par exemple Jean BOULOUIS, Supprimer le
droit administratif ? , Pouvoirs, 1988, n 46, p. 12 ; Brigitte
FERRARI, Le dclin du droit administratif franais : entre chimre et
ralit , AJDA, 2006, p. 1021. 49 Vincent RICHARD, Le droit et
leffectivit contribution ltude dune notion, thse, droit, Paris II,
2003, p. 430. 50 Par exemple, leffectivit est ruine par la crise
qualitative et quantitative qui affecte le droit (Stphane RIALS,
Quelles crises ? Quel droit ? , Droits, n 4, 1986, p. 4). 51 La
technique juridique est en crise parce que trop sollicite, donc en
proie une perte de substance et dautorit, gnratrice de
dysfonctionnements, tout en demeurant fortement exploite (Aude
ROUYERE, Le droit comme indice. Existe-t-il des politiques
denvironnement ? , in Didier RENARD, Jacques CAILLOSSE et Denys de
BECHILLON (dir.), Lanalyse des politiques publiques aux prises avec
le droit, Droit et socit, n 30, LGDJ, 2000, p. 72).
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8
1. LA PLACE DU DROIT DANS LA DIRECTION DES CONDUITES HUMAINES EN
QUESTION
Le droit assure, au sein de la socit, une fonction de direction
des conduites (1.1) au service de la puissance publique comme de la
dmocratie (1.2). La question de leffectivit des normes juridiques
interroge directement la capacit du droit assurer cette fonction de
faon satisfaisante, soulignant ainsi lintrt que peut reprsenter le
souci de leffectivit.
1.1 Une fonction intrinsque de direction
8. Le droit, en tant que discours prescriptif, assure une
fonction de direction des conduites humaines qui lui est
consubstantielle. En effet, le droit est insparable du Pouvoir qui
porte en lui, latente, la ralisation de lide. () La conception ne
va jamais sans laction 52. Entre autres auteurs53, Paul Amselek
insiste ainsi sur le fait que les rgles juridiques sont des outils
de direction publique des conduites humaines, des outils de
commandement ou gouvernement public , le droit remplissant alors un
office de direction publique 54. Cette fonction de direction est en
quelque sorte consubstantielle au droit et sinscrit directement
dans son rapport au fait . Le droit, en tant quinstrument
politique, entend ainsi avec plus ou moins de succs que le fait se
conforme la rgle 55.
Ds lors, ltude de cette fonction de direction revt de nombreux
enjeux. Pour lauteur allemand Eberhard Schmidt-Assmann, elle
sintgre plus largement dans une science de la direction, entendue
comme la discipline qui sintresse aux structures de rgulation 56 et
permet de mieux apprhender les dbats qui traversent le droit,
notamment administratif. Pour lui, outre dautoriser un dialogue
avec les sciences sociales, elle permet de dterminer o se trouvent
les cls et les lignes dvolution future de la science du droit
57.
9. Surtout, ltude de la fonction de direction du droit doit
permettre de comprendre comment le droit assure cette fonction, sur
le plan thorique comme au regard de lintrt pratique du droit. Mme
si cela peut tre peru comme une pure banalit, nombreux sont les
auteurs insister sur le fait que le droit est fait pour tre
appliqu, pour exercer une emprise relle sur les faits. Pour Jean
Rivero, la norme juridique est faite pour rgir le rel, et pour se
traduire dans les faits. (). Si elle demeure dans lempyre, elle
peut intresser le 52 Georges BURDEAU, Trait de science politique,
2me d., t. 1, LGDJ, 1966, p. 414. 53 Pour Michel Virally, le droit
a pour finalit dordonner la socit (Michel VIRALLY, La pense
juridique, op. cit., p. 39) et pour Hans Kelsen, il est un ordre de
la conduite humaine (Hans KELSEN, Thorie pure du droit, 2me d.,
(1960), trad. Ch. Eisenmann, LGDJ Bruylant, 1999, p. 39). 54 Paul
AMSELEK, Le droit, technique de direction publique des conduites
humaines , Droits, n 10, 1989, p. 10. 55 Franois TERRE, Forces et
faiblesses de la norme , in Catherine THIBIERGE et alii, La force
normative, naissance dun concept, LGDJ-Bruylant, Paris, 2009, p.
19. 56 Eberhard SCHMIDT-ASSMANN, Principes de base dune rforme du
droit administratif (partie 1) , RFDA, 2008, p. 433. 57 Eberhard
SCHMIDT-ASSMANN, ibidem, p. 433.
-
Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
9
philosophe et se prter la mditation du juriste, mais elle ne
modifie en rien le destin des hommes, qui seul importe 58. Franois
Gny souligne quant lui que le droit dpourvu de la puissance de
fait, indispensable pour le mettre en effet, nest quun idal sans
vie, une entit de lesprit, trangre lordre rel du monde 59.
Linsistance de ces auteurs a ainsi pour but de souligner ce que lon
peut appeler la fonction instrumentale 60 du droit. Ce dernier
demeure ncessairement un vecteur indispensable pour faire accder un
projet politique au rel, en le transcrivant en termes d'obligation
juridique et en le parant des attributs de la normativit 61.
La question de leffectivit des normes juridiques se situe ainsi
au cur de ces enjeux dans le sens o leffectivit dune telle norme a
ncessairement une influence directe sur sa capacit assurer sa
fonction de direction des conduites humaines, sa fonction
instrumentale. Les enjeux sont plus profonds encore dans la mesure
o cette fonction de direction des conduites ne constitue pas une
fin en soi mais est au contraire au service de la puissance
publique et de la dmocratie.
1.2 Une fonction au service de la puissance publique et de la
dmocratie
Lineffectivit des normes juridiques, en compromettant la capacit
du droit exercer sa fonction de direction, affecte ncessairement la
puissance publique comme la dmocratie62.
10. En premier lieu, la puissance publique, envisage comme l
ensemble des pouvoirs de lEtat et des autres personnes publiques
63, sexerce traditionnellement par le droit64. Ainsi, lineffectivit
est susceptible dinterroger directement la capacit du droit
demeurer un outil de cette puissance. Certes, cette question
sinscrit dans un contexte plus vaste de fragilisation de la
souverainet de lEtat. Ce dernier est en effet confront laffirmation
de nouveaux acteurs tels que les firmes multinationales et les
organisations non gouvernementales sous leffet de la
mondialisation, la constitution densembles rgionaux comme la
construction europenne, la rvaluation de la place de lEtat
providence, aux mouvements de dcentralisation et de dconcentration
ou encore sa fragmentation du fait de la mise en place
58 Jean RIVERO, Sur leffet dissuasif de la sanction juridique ,
in Mlanges offerts Pierre Raynaud, Dalloz, Paris, 1985, p. 675.
Dans le mme sens, v. Christian ATIAS, Quelle positivit ? Quelle
notion de droit ? , in APD, t. 27, Sirey, 1982, p. 209. 59 Franois
GENY, Justice et force (pour lintgration de la force dans le droit)
, in Etudes de droit civil la mmoire de Henri Capitant, Dalloz,
Paris, 1939, p. 241. 60 Jacques CHEVALLIER, Changement politique et
droit administratif , in CURAPP, Les usages sociaux du droit, PUF,
1989, p. 297. 61 Jacques CHEVALLIER, ibidem, p. 297. 62 Notre
rflexion se place dans le cadre dun rgime dmocratique. Au sein dun
rgime autoritaire ou totalitaire, la fonction de direction du droit
est mise au service de toutes autres fins comme le sacrifice de la
libert et/ou de lgalit (v. Marie-Anne COHENDET, Droit
constitutionnel, 5me d., Montchrestien, 2011, n 18-2). 63 Entre
Puissance , in Grard CORNU, Vocabulaire juridique, 8me d., PUF,
2007, p. 744. 64 Sur la puissance publique, v. AFDA, La puissance
publique, Lexisnexis, 2012.
-
10
dautorits indpendantes65. Pour autant, le droit a trs
certainement sa place dans cette fragilisation de la puissance de
lEtat. Ainsi, pour Jean-Marc Sauv, la crise de la puissance
publique se nourrit de la crise de la loi et de la crise du droit
66. Pour Etienne Picard, le thme de l impuissance publique renvoie
une certaine incapacit de la puissance publique () assurer le
respect des lois ou, (), garantir certains droits fondamentaux, ()
; cest--dire son incapacit, au moins partielle, mnager les
conditions de leur effectivit 67. Ainsi, si le droit est un
instrument de la puissance publique et ds lors un moyen de
rgulation des conduites 68, il ne le demeure pleinement que dans la
mesure o il bnficie dune certaine effectivit. Il en va ici, pour
Mathieu Toran, de lemprise mme de lEtat sur la socit 69.
Mais, au-del, tant donn que la rgulation tatique ne passe pas
seulement par le droit 70, celui-ci est susceptible dtre
concurrenc, en tant quinstrument de la puissance publique, par
dautres modes de rgulation. Ainsi est-il possible, en sciences
sociales, de sinterroger sur le pilotage de laction publique avec
ou sans le droit . Patrice Duran explique ainsi que si parler de
management public revient sinterroger sur les conditions de
possibilit dun pilotage de laction publique, une telle rflexion ne
peut manquer dvoquer la place de la rgle de droit dans notre
dispositif de pouvoir 71. Une interrogation sur leffectivit du
droit en tant quensemble de normes juridiques devient alors, tout
du moins aux yeux dune partie de la doctrine, particulirement
ncessaire72 puisque ds lors quelle est affaiblie, cest la place du
droit en tant quinstrument de pouvoir qui est susceptible dtre mise
en cause. Ltude, par les juristes, de leffectivit des normes
juridiques, singulirement des conditions de cette effectivit, a
ainsi vocation apporter des lments de rponse ce type dinterrogation
transdisciplinaire.
11. En second lieu, la fonction instrumentale du droit est aussi
au cur denjeux de nature dmocratique. Tout dabord, la puissance
publique ne saurait prtendre labsolu ou linconditionnalit 73. La
thorie de lEtat de droit74 vient ainsi encadrer la puissance de
lEtat et des personnes publiques. Dans un tel Etat, la toute
puissance du pouvoir trouve sa limite
65 V. Jacques CHEVALLIER, LEtat, 2me d., Dalloz, 2011, p. 93 et
s.. 66 Jean-Marc SAUVE, Etat de droit et efficacit , AJDA, 1999, n
spcial, p. 119. 67 Etienne PICARD, Limpuissance publique en droit ,
AJDA, 1999, n spcial, p. 11. 68 Jacques CHEVALLIER, La rgulation
juridique en question , Droit et Socit, n 49, 2001, p. 830. 69
Mathieu TEORAN, Lobligation pour ladministration dassurer
leffectivit des normes juridiques, thse, droit, Paris I, 2007, p.
29. 70 Jacques CHEVALLIER, ibidem, p. 831. 71 Patrice DURAN,
Piloter laction publique, avec ou sans le droit ? , Politiques et
Management public, Vol. 11, n 4, 1993, p. 5. 72 En ce sens, v.
Jacques CHEVALLIER, La rgulation juridique en question , op. cit.,
p. 831 ; Eberhard SCHMIDT-ASSMANN, Principes de base, op. cit., p.
432. Cette question renvoie plus largement la notion de
gouvernabilit considre comme l aptitude des groupes tre gouverns
mais aussi les techniques de gouvernement mettre en uvre pour y
parvenir (Jacques CHEVALLIER, Prsentation , in Jacques CHEVALLIER
(dir.), La gouvernabilit, PUF, 1996, p. 5). 73 Etienne PICARD,
Limpuissance publique en droit , numro spcial Puissance ou
impuissance publique ? , AJDA, 1999, p. 11. 74 V. Jacques
CHEVALLIER, LEtat de droit, 5me d., Clefs politique, Montchrestien,
2010, p. 13 et s..
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Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
11
dans la rgle juridique quil est tenu de respecter 75. La
personnification juridique de lEtat offre le socle thorique de sa
soumission au droit et par consquent, la fonction de direction du
droit sexerce aussi lgard de lEtat lui-mme. La question de
lineffectivit des normes juridiques concerne donc aussi la
concrtisation de cette fiction juridique envisage comme condition
de la dmocratie.
Ensuite, dans le cadre dun systme dmocratique, le pouvoir rsulte
en dernire analyse, quelles que soient ses modalits dexpression, de
la volont du peuple76. Or, la fonction de direction du droit est
directement lie cette souverainet du peuple. La mise en cause de
cette fonction par la question de leffectivit des normes juridiques
affecte ainsi indirectement lexercice de la souverainet du peuple
dans une dmocratie. Cette ide tait dj, en filigrane, prsente chez
Hobbes et Rousseau. Pour le premier, il faut excuter les
conventions quon a faites, dfaut de quoi, les conventions sont
vaines et ne sont que des mots vides, et, le droit que tous ont sur
toutes choses tant maintenu, nous sommes encore dans ltat de guerre
77. Pour le second, afin donc que le pacte social ne soit pas un
vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul
peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera dobir la
volont gnrale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne
signifie autre chose sinon quon le forcera dtre libre 78. Cette
proccupation est dailleurs constante. Pour Didier Truchet, il en va
du droit public comme de tout droit : les rgles qui le composent
doivent tre respectes par ceux qui elles simposent, faute de quoi
le droit dgnrerait dans lanarchie ou larbitraire 79.
Enfin, si la question de leffectivit des normes juridiques est
susceptible daffecter lensemble des droits fondamentaux80, elle
peut directement compromettre la ralisation du principe dgalit
devant la loi81 puisque des diffrences de traitement peuvent
rsulter dune application htrogne de la loi selon les territoires ou
les personnes considres.
De leffectivit des normes juridiques peuvent ainsi,
indirectement, dpendre, non seulement la puissance de lEtat mais
aussi certaines des garanties les plus lmentaires de la dmocratie.
Lintrt de ltude de leffectivit des normes juridiques sur un plan
gnral ayant ainsi t mis en vidence, il convient dsormais dexposer
un certain nombre de prcisions terminologiques indispensables.
75 Jean RIVERO, Etat de droit, Etat du droit in L'Etat de droit
Mlanges en l'honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 609. 76 On
se bornera ici rappeler larticle 3 de la Constitution franaise : la
souverainet nationale appartient au peuple qui lexerce par ses
reprsentants et par la voie du rfrendum . 77 Thomas HOBBES,
Leviathan, 1651, Folio, Gallimard, Paris, 2000, p. 248. 78
Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, 1762, Flammarion, 2008,
p. 354. 79 Didier TRUCHET, Le droit public, 2me d., Que sais-je ?,
PUF, 2010, p. 71. 80 V. Vronique CHAMPEIL-DESPLATS et Danile LOCHAK
(dir.), A la recherche de leffectivit des droits de lhomme, Presses
universitaires de Paris 10, 2008. 81 Article 1er de la Constitution
franaise et article 1er de la Dclaration des droits de lhomme et du
citoyen.
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12
2. PRECISIONS SUR LA TERMINOLOGIE UTILISEE
Lobjet de cette recherche ne porte pas sur la dfinition de ce
quest, sur le plan juridique, leffectivit dune norme. Pour autant,
il va de soi que la recherche des conditions juridiques de
leffectivit de la norme ne peut prosprer sans quil ait t
pralablement tabli ce que nous entendons, dans le cadre de ce
travail, par norme (2.1) et par effectivit (2.2). Cette dernire
notion appelle des dveloppements plus importants dans la mesure o
elle est la plus directement lie notre objet de recherche que sont
les conditions de cette effectivit.
2.1 La norme juridique envisage comme la signification dun acte
de volont
12. Du latin norma, qui exprime lide de rgle , le terme norme
peut tre rapproch dun ordre, dune prescription. Dans le cadre de
cette tude, on considrera tout dabord la suite de Hans Kelsen quune
norme est la signification dun acte de volont 82. Cet acte est
celui par lequel une conduite est ou prescrite, ou permise et en
particulier habilite 83. Cette dfinition de la norme en tant que
signification dun acte de volont semble pouvoir recueillir laccord
des deux principaux courants du positivisme juridique, le courant
normativiste comme le courant raliste84, mme si ses implications
thoriques varient selon le point de vue partir duquel on se place.
A ce stade de lanalyse85, on peut se limiter retenir que le point
de divergence entre ces deux courants porte sur le vritable
titulaire du pouvoir normatif86. Dans une optique normativiste,
lacte de volont est en principe accompli par le lgislateur et le
rle des juges se limite appliquer la norme qui rsulte de cet acte.
Au contraire, pour les ralistes, cest linterprte, et titre
principal le juge, qui accomplit lacte de volont exprimant la
signification du simple nonc produit par le lgislateur. Il en
rsulte dans cette optique que le pouvoir normatif se situe bien
davantage du ct des juges que du ct du lgislateur87.
82 Hans KELSEN, Thorie gnrale des normes, (1979), Lviathan, PUF,
1996, p. 2. 83 Hans KELSEN, Thorie pure du droit, 2me d., (1960),
trad. Ch. Eisenmann, LGDJ Bruylant, 1999, p. 13. 84 V. Eric
MILLARD, Quest-ce quune norme juridique ? , CCC, n 21, 2006, p. 59.
85 V. infra, 58 et s. ; 829 et s.. 86 Plus largement, v. Otto
PFERSMANN, Entre norme , in Denis ALLAND et Stphane RIALS (dir.),
Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 1079 et s. ;
Eric MILLARD, Quest-ce quune norme juridique ? , CCC, n 21, 2006,
p. 59 et s.. 87 Les dfinitions de la norme donnes par le
dictionnaire de thorie et de sociologie du droit refltent la
divergence entre ces deux courants (M.T. et D.L., in Andr-Jean
ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopdique de thorie et de
sociologie du droit, 1re d., LGDJ, 1988, p. 267). Ainsi, dans une
optique normativiste, la norme est un nonc impratif ou prescriptif
appartenant un ordre ou systme normatif, et obligatoire dans ce
systme . La validit de la norme implique ici ncessairement son
caractre obligatoire, ce qui nest pas le cas pour les ralistes. De
plus, norme et nonc sont confondus. Dans une optique raliste, elle
est la signification prescriptive dun nonc, quelle que soit sa
forme, et en gnral de tout acte humain, au regard dun certain
-
Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
13
13. Ensuite, la norme est envisage dans le cadre de cette tude
comme lexpression dun devoir tre . Pour Hans Kelsen, la norme
signifie que quelque chose doit tre ou avoir lieu , il sagit dun
acte dirig vers le comportement dautrui 88. La signification de cet
acte est quune personne (ou dautres personnes) doit se comporter
dune manire dtermine 89. Ainsi, dans une optique normativiste, une
norme consiste modliser des actions par lobligation, la permission
ou linterdiction. Elle dcrit un monde idal, non le monde rel 90.
Cela a deux implications importantes pour ltude de leffectivit.
Dune part, la distinction entre le devoir tre et l tre implique
ncessairement quun cart est possible entre le ple normatif et le
ple factuel. Cest dans cet interstice que se situe ltude de
leffectivit de la norme. Dautre part, lobjet du devoir tre constitu
par la norme est dinfluencer l tre , cest--dire le fait. Le devoir
tre entend donc gouverner les faits 91. Cest la fonction de
direction des conduites humaines exerce par les normes
juridiques.
14. Enfin, le terme de norme est privilgi en ce quil couvre un
champ tendu. Il dsigne en effet un concept plus gnral que celui de
"rgle" ou de "loi", couvrant toutes les varits dobligations, de
permissions ou dinterdictions, quel que soit le domaine (droit,
morale, etc.) et quel que soit le degr de gnralit ou de
particularit, dabstraction ou de concrtisation 92. Il permet aussi
dinclure les principes 93. En outre, seules les normes juridiques
seront envisages dans le cadre de cette tude. On entend par l
exclure les normes morales94 et se limiter aux normes considres
comme valides au sein dun ordre juridique donn95. De plus, la
rfrence, frquente dans le titre de cette tude et dans les pages qui
vont suivre, leffectivit de la norme ne doit pas induire en erreur.
Le singulier exprime le choix denvisager leffectivit des normes
juridiques dans un sens gnrique. Il sagit de faire ressortir que
les conditions juridiques de leffectivit ont des caractres communs
lensemble des normes juridiques envisages en tant que genre, ce qui
nimplique pas ncessairement, comme nous le verrons, que ces
conditions exercent leur fonction de faon homogne ou absolue. Il
sagit simplement de souligner quen principe, lidentification des
conditions qui sont susceptibles dinfluencer leffectivit est
commune lensemble des normes juridiques.
ordre ou systme normatif . La norme est ici distingue de lnonc
qui nen est que le support. Seule constitue une norme la
signification de cet nonc, laquelle rsulte de la volont de
linterprte. 88 Hans KELSEN, Thorie gnrale des normes, (1979),
Lviathan, PUF, 1996, p. 2. 89 Hans KELSEN, ibidem, p. 2. 90 Otto
PFERSMANN, Entre norme , op. cit., p. 1080. 91 Etienne PICARD,
Limpuissance publique en droit , AJDA, 1999, n spcial, p. 11. 92
Otto PFERSMANN, Entre norme , op. cit., p. 1079. 93 Dans le cadre
dune critique de la distinction tablie par Ronald Dworkin entre les
normes et principes (Ronald DWORKIN, Prendre les droits au srieux,
PUF, Paris, 1996, p. 80), Michel Troper objecte juste titre que le
fait que les principes nimposent pas une conduite prcise ne
signifie pas quils ne sont pas des normes (Michel TROPER,
Philosophie du droit, 3me d, Que sais-je ?, PUF, 2011, p. 75). Les
principes ne se distinguent des autres normes que par leur degr lev
de gnralit ou leur caractre vague ou programmatique (ibidem, p.
76). 94 Une norme morale, comme toute autre norme, peut aussi tre
effective. Lorsquune norme morale correspond au contenu dune norme
juridique, son effectivit peut mme venir appuyer celle de la norme
juridique. 95 V. infra, 58.
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14
2.2 La notion deffectivit : dfinition et qualification
juridique
Envisager ltude des conditions juridiques de leffectivit de la
norme implique ncessairement dexpliciter les contours de la notion
deffectivit et den fournir une dfinition de nature permettre son
analyse juridique (2.2.1) avant denvisager la position de lexigence
deffectivit par rapport au droit positif (2.2.2).
2.2.1 Vers une dfinition stipulative de la notion deffectivit Si
elle est largement utilise par la doctrine, la notion deffectivit
nen est pas moins particulirement fuyante. Ds 1962, Paul Amselek
considrait que la notion deffectivit tait trop mal dfinie pour tre
retenue par la science du droit96. Depuis, de nombreuses tudes,
dont deux thses97, ont tent de prciser cette notion. Nanmoins, elle
reste apprhende de faon relativement diverse selon les disciplines
et selon les auteurs. Si la notion deffectivit est si hermtique une
dfinition prcise, cest probablement d la richesse quelle suggre.
Elle ne se laisse que difficilement enfermer dans une logique de
respect/non-respect ou deffectivit/absence deffectivit. Partant de
ce constat, deux voies peuvent permettre de limiter les difficults
qui en rsultent. Dune part, il est possible de procder par
exclusion98 en prcisant les diffrences que la notion entretient
avec celle defficacit. Dautre part, il sagit denvisager une
dfinition stipulative de la notion deffectivit, cest--dire une
dfinition qui, comme lexplique Michel Troper, ne sera ni vraie ni
fausse, mais seulement opratoire pour un problme spcifique 99,
savoir, dans le cadre qui nous incombe, ltude des conditions
juridiques de leffectivit.
Le degr deffectivit : manifestation de la richesse de la notion
deffectivit
15. Les dfinitions de leffectivit proposes en sociologie
juridique permettent denvisager la mesure des effets des normes
juridiques. Il revient en effet la sociologie dvaluer les
situations et les comportements sociaux au regard de la rgle de
droit cense
96 V. Paul AMSELEK, Perspectives critiques dune rflexion
pistmologique sur la thorie du droit (Essai de phnomnologie
juridique), thse, droit, Paris, 1962, p. 334. 97 V. Vincent
RICHARD, Le droit et leffectivit contribution ltude dune notion,
thse, droit, Paris II, 2003 ; Yann LEROY, Leffectivit du droit au
travers dun questionnement en droit du travail, thse, droit, Nancy,
LGDJ, 2011. Ces deux thses ne concernent pas lacception, diffrente,
que revt cette notion en droit international. 98 V. Charles
EISENMANN, Quelques problmes de mthodologie des dfinitions et
classifications en science juridique , APD, 1966, t. 11, p. 26. 99
Michel TROPER, Pour une dfinition stipulative du droit , Droits, n
10, 1989, p. 102.
-
Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
15
les ordonner 100. Leffectivit a ici une vocation pratique dans
la mesure o elle vise valuer les degrs dapplication du droit,
prciser les mcanismes de pntration du droit dans la socit 101.
Ainsi, la notion deffectivit est dans ce cadre linstrument
conceptuel dvaluation (du) degr de rception (de la norme), le moyen
de mesurer des "carts" entre pratique et droit 102. La mesure
concrte de cet cart103 relve en grande partie des techniques
propres la sociologie104 et elle ne peut que difficilement tre
apprhende par lanalyse juridique. Nanmoins, lide quil est possible
de mesurer les effets dune norme juridique rejaillit sur les
dfinitions de leffectivit proposes en sociologie juridique et
contribue souligner la richesse de cette notion. Pierre Lascoumes
dfinit ainsi leffectivit comme le degr de ralisation, dans les
pratiques sociales, des rgles nonces par le droit 105 et considre
quelle renvoie la possibilit dune mesure existant entre le droit en
vigueur et la ralit sociale quil est cens ordonner. Il sagit dun
concept valuatif de la rception et de la mise en uvre des normes
juridiques 106. En montrant, comme le fait Jean Carbonnier, que
lineffectivit de la rgle (comme son effectivit) est susceptible de
degrs 107, la sociologie fournit une information particulirement
importante. Celle-ci montre en effet la ncessit de prendre une
distance critique vis--vis de toutes les approches dichotomiques
qui raisonnent en termes de respect/violation 108. Cette ide de
degrs constitue notre sens la richesse essentielle de la notion
deffectivit par rapport dautres notions existantes comme celles
dapplication, dexcution, de respect, de conformit, etc.. Pour la
distinguer de ces notions, une dfinition de leffectivit doit donc
ncessairement, sinon intgrer, du moins ne pas faire obstacle cette
ide de degrs de leffectivit. Pour autant, un certain nombre de
dfinitions de leffectivit proposes en doctrine ne permettent pas
suffisamment dintgrer lide de degrs deffectivit. Notre point de vue
est que cette ide est une information essentielle pour comprendre
cette notion. Par consquent, elle ne peut pas tre ignore par les
dfinitions de la notion, y compris par les dfinitions qui ne
relvent pas de la sociologie juridique.
100 Jacques COMMAILLE, entre effectivit in Denis ALLAND et
Stphane RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF,
2003, p. 583. 101 Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit du
droit , in CURAPP, Les usages sociaux du droit, PUF, 1989, p. 128.
102 Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN, Thories et pratiques de
leffectivit du droit , Droit et Socit, n 2, 1986, p. 127. 103 Sur
cette question, v. Vincent RICHARD, Le droit et leffectivit, op.
cit., p. 268 et s. ; Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit du
droit , op. cit., p. 135 et s.. 104 Sur les dmarches sociologiques
de cette valuation, v. Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN,
Thories et pratiques de leffectivit du droit , op. cit., p. 137 et
s.. Pour des exemples, v. Pierre GUIBENTIF, Les effets du droit
comme objet de la sociologie juridique. Rflexions mthodologiques et
perspectives de recherche, Genve, CETEL, 1979 ; Valrie DEMERS, Le
contrle des fumeurs. Une tude deffectivit du droit, Montral,
ditions Thmis, 1996. 105 Pierre LASCOUMES, entre effectivit , in
Andr-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopdique de thorie et de
sociologie du droit, 2me d., LGDJ, 1993, p. 217. 106 Pierre
LASCOUMES, ibidem, p. 218. 107 Jean CARBONNIER, Effectivit et
ineffectivit de la rgle de droit , op. cit., p. 14. 108 Pierre
LASCOUMES, Lanalyse sociologique des effets de la norme juridique :
de la contrainte linteraction , in Andre LAJOIE et al. (dir.),
Thories et mergence du droit : pluralisme, surdtermination et
effectivit, Thmis, BRUYLANT, 1998, p. 156.
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16
16. En premier lieu, fonder une dfinition de leffectivit sur une
logique de respect/non-respect de la norme prsente le risque de
savrer excessivement rducteur. Par exemple, pour Marie-Anne
Cohendet, leffectivit dune norme est la relation de conformit entre
les comportements quelle prescrit et les comportements rels 109.
Ainsi, est effective une rgle qui est respecte 110. Ce type de
dfinition induit probablement un risque dopposition trop ferme
entre conformit et non-conformit ou entre respect et non-respect.
Mathieu Toran dfinit quant lui leffectivit comme la variable
synthtisant le jugement port sur le rapport de conformit entre la
norme et les comportements tombant dans le champ dapplication de
cette norme 111. Si cette dfinition intgre lide de variable ,
laquelle peut tre rapproche de celle de degrs , elle demeure fonde
sur le rapport de conformit et reste donc susceptible dtre critique
sous le mme angle que la prcdente. Leffectivit ne peut tre rduite
lopposition entre respect et non-respect de la norme. En effet, le
respect ou encore lapplication de la norme ne correspond pas
ncessairement exactement son effectivit. Une norme peut tre
respecte sans tre automatiquement effective 112. Par exemple, si
lon considre le cas du port obligatoire de la ceinture de scurit
dans les automobiles, une telle norme peut tre parfaitement
respecte par tous les automobilistes sans pour autant quelle
produise un effet par rapport lobjectif de rduction du nombre de
tus. Si lon admet que la notion deffectivit porte sur les effets
dune norme, ces derniers ne peuvent tre apprcis quen regard de
lobjectif de cette norme. Mme si la norme est respecte, un effet
pervers peut venir contredire lobjectif de la norme. Il est alors
possible daffirmer comme Eric Millard quun texte peut tre
apparemment appliqu sans quil produise des effets qui apparaissent
comme recherchs 113. Dans le cadre de cet exemple, le gain li au
port de la ceinture peut tre contredit par un effet pervers114
comme le fait que, dans certains cas, il est lui-mme responsable de
la mort de la personne. Une apprciation de leffectivit en terme de
degrs semble ainsi invitable. Une norme nest pas effective ou
ineffective, elle est plus ou moins effective. Entre leffectivit
totale et lineffectivit totale, galement exceptionnelles, cest la
grisaille de lineffectivit partielle qui domine 115.
17. En second lieu, la dfinition propose, dans sa thse, par Yann
Leroy ne nous semble pas satisfaisante. Cet auteur affirme que
leffectivit est la qualit dune norme qui produit des effets . Elle
vise tout la fois les effets concrets et symboliques, les effets
juridiques, conomiques, sociaux ou de quelque autre nature, les
effets dsirs ou non voulus, prvus ou 109 Marie-Anne COHENDET,
Lgitimit, effectivit et validit , in Mlanges Pierre Avril, La
rpublique, Montchrestien, Paris, 2001, p. 203. 110 Marie-Anne
COHENDET, ibidem, p. 209. 111 Mathieu TEORAN, Lobligation pour
ladministration dassurer leffectivit, op. cit., p. 47. 112 Linverse
est galement possible. Cela est par exemple le cas d une limitation
de vitesse qui, bien quelle entrane rarement une limitation
effective de la vitesse des automobiles, augmente la vigilance des
automobilistes et diminue le nombre daccidents (Florian COUVEINHES,
Leffectivit en droit international, thse, droit, Paris II, 2011, p.
233). 113 Eric MILLARD, Thorie gnrale du droit, Connaissance du
droit, Dalloz, 2006, p. 53. 114 Sur cette question, v. Yann LEROY,
Leffectivit du droit au travers dun questionnement en droit du
travail, op. cit., p. 333 ; Jean Carbonnier, Les phnomnes
dincidence dans lapplication des lois , in Jean CARBONNIER,
Flexible droit Pour une sociologie du droit sans rigueur, 10me d.,
LGDJ, 2001, p. 147. 115 Jean CARBONNIER, ibidem., p. 146.
-
Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
17
non intentionnels, immdiats ou diffrs, la seule condition quils
nentrent pas en contradiction avec les finalits des rgles de droit
values 116. Nous nentendons pas contester la premire partie de
cette dernire phrase. En revanche, lexclusion par lauteur des
effets qui entrent en contradiction avec les finalits de la norme
est contestable 117 . Leffectivit sapprcie bel et bien au regard de
la finalit de la norme, mais elle ne se dtermine pas au sein dune
opposition binaire. Yann Leroy dfend que les effets pervers de la
norme ne peuvent pas tre accueillis au sein de la notion
deffectivit 118. Il soppose lide quune norme qui engendre des
effets pervers puisse tre qualifie deffective. En prsence de tels
effets, la norme ne serait pas effective. Dans le cas contraire,
elle serait effective. Le raisonnement conduit ici une logique
binaire. Que nous le voulions ou non, les effets pervers sont ou ne
sont pas. Ce sont des faits. Une norme ne peut pas tre juge
ineffective seulement parce quelle engendre de tels effets. Il
faut, pour comprendre ces effets pervers, rintgrer lide de degrs
deffectivit. Ainsi, lorsquune norme produit des effets pervers,
elle est moins effective que si elle nen avait pas engendrs. En
revanche, il est dlicat daffirmer quelle nest pas effective du tout
car cela reviendrait affirmer quelle ne produit aucun effet. Mme si
la norme a engendr des effets pervers, elle reste susceptible, par
ailleurs, de produire des effets qui abondent dans le sens de sa
finalit. On est donc contraint, pour apprcier leffectivit dune
norme, dtablir la balance entre ses effets ventuellement pervers et
ceux qui concourent sa finalit. On obtient alors le degr
deffectivit. Sauf dans des hypothses dcole, il nest pas possible
daffirmer quune norme est ou nest pas effective, il est seulement
possible davancer quune norme est plus ou moins effective. Suivre
le raisonnement de Yann Leroy conduirait ainsi amputer la notion
deffectivit dune partie de sa richesse119.
En dfinitive, pour rendre compte de la richesse de la notion,
une dfinition juridique de leffectivit nous semble devoir conserver
lapport principal de la sociologie juridique, cest--dire lide que
leffectivit est susceptible de degrs. Il convient en outre de
distinguer la notion deffectivit de celle defficacit.
116 Yann LEROY, Leffectivit du droit au travers dun
questionnement en droit du travail, op. cit., p. 339. 117 Yann
Leroy soppose laffirmation de Guy Rocher selon laquelle leffectivit
peut dsigner tout effet de toute nature quune loi peut avoir (Guy
ROCHER, Leffectivit du droit , in Andre LAJOIE et al. (dir.),
Thories et mergence du droit, op. cit., p. 135). 118 Yann LEROY,
Leffectivit du droit au travers dun questionnement en droit du
travail, op. cit., p. 336. 119 Un exemple, utilis par lauteur,
permet de mieux sen rendre compte. Il explique ainsi quun effet
pervers de la norme qui rgit les licenciements conomiques est que
les employeurs ont dans certains cas recours des licenciements pour
motif personnel, rputs moins onreux que les prcdents, au lieu de
procder des licenciements conomiques. Doit-on alors considrer que
la loi sur les licenciements conomiques est ineffective ? Nous ne
le pensons pas. La consquence de cet effet pervers est en effet une
rduction du champ dapplication ratione personae du droit du
licenciement conomique. Cela a pour consquence de rduire son
effectivit, mais ce droit nen est pas pour autant ineffectif. A
linverse, pour Yann Leroy, un tel effet ne peut toutefois pas tre
considr comme une manifestation de leffectivit du droit du
licenciement pour motif conomique. Lutilisation qui est faite des
rgles apparat, en effet, en totale opposition avec la finalit de
cette lgislation (Yann LEROY, ibidem, p. 337).
-
18
La distinction avec la notion voisine d efficacit
18. La notion defficacit est usuellement dfinie comme le
caractre de ce qui est efficace, cest--dire qui produit leffet que
lon attend 120. Apparemment simple, la notion defficacit est aussi
complexe que celle deffectivit. En effet, une ambigut est au cur de
ces dfinitions de lefficacit et elle a ncessairement des
consquences sur lapprhension juridique de cette notion. La
dfinition de lefficacit fait rfrence leffet attendu, que lon attend
. Partant, deux interprtations diffrentes peuvent tre retenues. Il
est possible de considrer que leffet attendu renvoie celui qui
concourt la finalit de la norme. A linverse, il est possible de
considrer, comme nous le faisons, que leffet attendu est celui qui,
non seulement concourt la finalit de la norme, mais surtout atteint
cette finalit, lobjectif pos par lauteur de la norme. Par exemple,
si lobjectif dune norme est de diminuer de vingt pour cent le
niveau de pollution, celle-ci est efficace si la pollution baisse
de vingt pour cent car lobjectif a t atteint. Par contre, si la
pollution ne baisse que de quinze pour cent, la norme est
simplement effective, elle produit des effets, cest son degr
deffectivit. Cela implique que lefficacit correspond au degr
deffectivit qui correspond lobjectif de la norme. Ainsi, dans cet
exemple, une baisse de pollution entre zro et vingt pour cent
correspond aux degrs deffectivit possibles de la norme et ce nest
qu partir dun degr deffectivit suprieur ou gal vingt que le norme
est considre comme efficace.
19. Le choix entre la premire et la seconde interprtation
dcoule, semble-t-il, du parti retenu pour dfinir la notion
deffectivit. Par exemple, selon Marie-Anne Cohendet, lefficacit
dune norme est le rapport entre lobjectif officiellement vis par le
lgislateur au moyen de cette norme et le rsultat obtenu concrtement
121. Cette dfinition semble parfaitement cohrente par rapport la
dfinition que cet auteur retient de leffectivit. Selon cet auteur,
cette dernire sapprcie au regard du respect de la norme et la
dfinition qui est retenue de lefficacit correspond in fine ce que
nous appelons de notre ct le degr deffectivit. Cependant, il nous
semble que si lon retient le parti dune dfinition de leffectivit
centre sur le respect de la norme, la notion deffectivit napporte
rien de vritablement original par rapport celle de respect de la
norme. Dans cette optique, la richesse lie au degr ne se situe pas
dans la notion deffectivit mais dans celle defficacit. Se pose
cependant la question de savoir comment rendre compte de la seconde
interprtation possible du mot efficace . Quelle est alors la notion
qui va permettre de
120 Entre efficace , in Le Petit Robert de la langue franaise
2013. 121 Marie-Anne COHENDET, Lgitimit, effectivit et validit ,
op. cit., p. 209. Semble-t-il dans le mme sens, le dictionnaire de
thorie et de sociologie du droit indique que lefficacit est le mode
dapprciation des consquences des normes juridiques et de leur
adquation aux fins quelles visent (in Andr-Jean ARNAUD (dir.),
Dictionnaire encyclopdique, op. cit., p. 219). Pour autant, le
terme d adquation aux finalits de la norme peut prter confusion. La
dfinition ne nous dit pas si cette adquation doit tre totale ou
partielle pour que la norme puisse tre considre comme efficace.
-
Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
19
qualifier une norme qui a atteint son objectif ? Cest cet cueil
que nous voudrions viter en retenant la seconde interprtation
possible du mot efficacit .
La seconde interprtation possible de la notion defficacit est
retenue par Pierre Lascoumes et Evelyne Serverin. Ainsi,
linefficacit est apprcie directement lorsquon considre que les
rsultats attendus de telle ou telle rglementation ne sont pas
obtenus 122. Par exemple, lensemble de la lgislation en matire de
protection de lenvironnement est considr comme inefficace dans la
mesure o il apparat que les pratiques polluantes se maintiennent un
niveau lev 123, mme si les effets de cette lgislation ne sont pas
nuls et ont permis de rduire, jusqu un certain degr, le niveau de
pollution. Cette dfinition est parfaitement cohrente par rapport la
dfinition que donne Pierre Lascoumes de leffectivit dans le
dictionnaire de thorie et de sociologie du droit124. Il dfinit en
quelque sorte leffectivit comme un degr et lefficacit comme un
rsultat obtenu . Dautres auteurs retiennent une dfinition
similaire. Ainsi, pour Guy Rocher, lefficacit dune loi fait rfrence
au fait quelle atteint leffet dsir par son auteur 125. Pour
Philippe Conte, lefficacit renvoie au rsultat de lapplication aux
effets de leffet 126. Il sagit de savoir jusquo stendent les effets
de la norme, sils ont ou non atteint lobjectif vis. En outre, pour
Alexandre Flckiger, une politique ou une norme sont efficaces si
les rsultats correspondent leurs objectifs 127. Lefficacit implique
donc une correspondance entre les effets de la norme et son
objectif.
En dfinitive, les notions deffectivit et defficacit sont dans
tous les cas dfinies lune par rapport lautre. Du parti qui est
retenu pour dfinir la premire dpend la dfinition de la seconde. Sur
le plan de la cohrence, les deux partis possibles sont galement
valides. Nanmoins, le choix dune dfinition de leffectivit fonde sur
le respect de la norme conduit assimiler cette notion celle de
respect de la norme. Or, il nous semble que ces deux notions sont
bien diffrentes.
In fine, on retiendra que les notions de respect, deffectivit et
defficacit relvent de trois types dinterrogations diffrentes. Tout
dabord, sinterroger sur le respect dune norme implique de se
demander si celle-ci a t viole ou non, ou encore si les
comportements des destinataires de la norme ou les normes qui lui
sont infrieures sont conformes la prescription quelle induit.
Ensuite, sinterroger sur leffectivit de la norme conduit plus
largement examiner son degr dinfluence sur les faits, tant entendu
que le respect de la 122 Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN,
Thories et pratiques de leffectivit du droit , op. cit., p. 146.
Semble-t-il dans le mme sens, Franois Rangeon considre que
lefficacit est le caractre dun acte ou dune dcision qui produit
leffet recherch par son auteur. (). Leffectivit est une condition
ncessaire mais non suffisante de lefficacit 122 (Franois RANGEON,
Rflexions sur leffectivit du droit , op. cit., p. 130). 123 Pierre
LASCOUMES et Evelyne SERVERIN, ibidem, p. 146. 124 Rappelons que
pour Pierre LASCOUMES, leffectivit est le degr de ralisation, dans
les pratiques sociales, des rgles nonces par le droit (v. supra,
15). 125 Guy ROCHER, Leffectivit du droit , op. cit., p. 135. 126
Philippe CONTE, Effectivit, Inefficacit, Sous-effectivit,
Surefficacit : variations pour droit pnal , in Le droit priv
franais la fin du XXme sicle - tudes offertes Pierre Catala,
LexisNexis, 2001, p. 128. 127 Alexandre FLCKIGER, Lvaluation
lgislative ou comment mesurer lefficacit des lois , Revue europenne
des sciences sociales, 2007, n 138, p. 86.
-
20
norme ne correspond pas systmatiquement son effectivit. Enfin,
sinterroger sur lefficacit dune norme consiste se demander si ses
effets atteignent lobjectif quelle vise.
20. Avant denvisager une dfinition de leffectivit, il convient
encore de mentionner le sens dune dernire notion, celle
defficience. Selon Franois Rangeon, lefficience du droit se dfinit
comme son efficacit moindre cot 128. Ainsi, une norme obtient les
effets escompts au moindre cot 129. En dfinitive, sur le plan de
leur mesure, les diffrentes notions abordes relvent partiellement
de disciplines diffrentes. Ainsi, le juriste analyse le respect
dune norme, le sociologue du droit cherche mesurer les effets de la
norme dans la socit (effectivit et efficacit)130 et lconomiste
tente dvaluer lefficience de la norme131. Il est ds lors possible
de considrer comme Jacqueline Morand-Deviller que traiter de
lefficacit du droit est une tche difficile. Lefficacit conduit
rflchir en terme de gestion, alors que leffectivit, qui sloigne
moins des normes, est plus familire aux juristes 132. Encore
faut-il pour cela que leffectivit soit dfinie de faon en autoriser
ltude par le droit.
Proposition de dfinition de l effectivit de la norme
juridique
21. Exposant la difficult de dfinir leffectivit, un auteur
explique ainsi qu force de prcautions sur les mots, de rserves, de
nuances et de scrupules tatillons pour savoir de quoi on parle, la
question en suspens est indfiniment repousse et, avec elle, sa
solution 133. Cet cueil doit en effet tre vit. Pour cela, il faut
sen remettre une dfinition stipulative de leffectivit, cest--dire
une dfinition qui ne prtend pas tre vraie ou fausse mais qui permet
de lever lobstacle dfinitionnel ltude de notre objet de recherche,
lequel nest pas leffectivit en tant que telle mais ses conditions
juridiques. Cela nous conduit admettre, comme Eric Millard, que la
polysmie nest pas un handicap aussi lourd quil parat de prime abord
134. Reprenant un auteur, il ajoute que la dfinition ventuellement
avance ne 128 Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit du droit ,
op. cit., p. 132. Lacception anglaise de ce terme confirme le sens
avanc par Franois Rangeon. Ainsi, en anglais, tre efficient
consiste obtenir le rsultat dsir en gaspillant le moins defforts
possible ( producing the desired result with the minimum wasted
effort (Shorter Oxford English Dictionary on historical principles,
op. cit., p. 794). 129 Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit
du droit , op. cit., p. 133. En revanche, Marie-Anne Cohendet
considre que lefficience dsigne lensemble des effets produits par
une norme, quels quils soient. A lintrieur de cet ensemble deffets
se situe un sous-ensemble, contenant les effets recherchs
(Marie-Anne COHENDET, Lgitimit, effectivit et validit , op. cit.,
p. 208). 130 Le sociologue tente dvaluer le degr deffectivit, ce
que les outils juridiques ne permettent pas de faire. Lobjet de
cette recherche nest donc pas lvaluation de leffectivit de la norme
(v. infra, 27). 131 Sur ce point, v. les travaux des conomistes du
mouvement Law & Economics. V. Thierry KIRAT, Economie du droit,
Repres, n 261, La dcouverte, 2012. Pour une approche critique, v.
Rgis LANNEAU, Les fondements pistmologiques du mouvement Law &
Economics, thse, droit, Nanterre, 2009. 132 Jacqueline
MORAND-DEVILLER, Avant-propos , in Olivera BOSKOVIC (dir.),
Lefficacit du droit de lenvironnement Mise en uvre et sanctions,
Dalloz, 2010, p. 8. 133 Philippe CONTE, Effectivit, Inefficacit,
Sous-effectivit, Surefficacit, op. cit., p. 125. 134 Eric MILLARD,
Famille et droit public Recherches sur la construction dun objet
juridique, thse, droit, Lyon III, LGDJ, 1995, p. 11.
-
Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
21
peut ni constituer un aboutissement, ni dlimiter excessivement
lanalyse. Un premier impratif simpose ds lors une dfinition
stipulative de leffectivit. Celle-ci doit ncessairement demeurer
relativement ouverte. Dans le mme temps, un deuxime impratif se
fait jour. Notre dfinition de leffectivit ne doit pas induire de
confusion avec les notions voisines que nous avons abordes,
notamment celle defficacit. En outre, cette dfinition doit demeurer
fidle la notion deffectivit et sa richesse. Un troisime impratif
est donc de conserver lide que leffectivit est susceptible de
degrs. Enfin, cette dfinition doit permettre, et cest le quatrime
impratif, dapprhender correctement notre objet de recherche, les
conditions juridiques de leffectivit.
22. Avant denvisager une proposition de dfinition de
leffectivit, il convient dexaminer celles qui ont t proposes en
doctrine.
En premier lieu, la dfinition la plus gnralement admise de
leffectivit est celle propose par le Vocabulaire juridique dirig
par Grard Cornu. Leffectivit y est dfinie comme le caractre dune
rgle de droit qui produit leffet voulu, qui est applique rellement
135. Est effectif ce qui produit leffet recherch 136. Cette
dfinition a le mrite dtre relativement simple et de prserver
partiellement lide de degrs deffectivit travers le terme vague d
effet . Nanmoins, la rfrence leffet voulu ou recherch prsente un
risque de confusion avec la dfinition de lefficacit. Cet effet
voulu ou recherch est-il seulement celui qui va dans le sens de la
finalit de la norme ou celui qui atteint lobjectif de la norme
?
En deuxime lieu, Denys de Bchillon considre leffectivit comme la
proprit de produire des effets dans la ralit empirique 137.
Lindtermination du terme effet , qui est employ au pluriel, permet
de laisser ouverte lide de degrs deffectivit. Cependant, cette
dfinition ne donne aucune direction leffectivit puisquelle ne
prcise pas que le degr deffectivit doit tre apprci au regard de la
finalit, de lobjectif de la norme. Pour savoir si une norme est
plus ou moins effective, encore faut-il pouvoir connatre ltalon de
mesure, dautant plus que des effets pervers et des effets
concourant lobjectif de la norme sont susceptibles de se produire
simultanment.
En troisime lieu, Eric Millard dfinit leffectivit des droits de
lhomme . Pour lui, leffectivit est comprise au sens large comme
ralisation sociale, jusqu un certain degr, de ce que (les) notions
de droits recouvrent 138. Cette dfinition est intressante dans la
mesure o elle intgre lide de degr et le terme de ralisation sociale
semble sous entendre que les effets de la norme sont apprcis au
regard de lobjectif du droit de lHomme considr. Il convient, dans
le cadre de notre tude, de souligner ce point.
135 Grard CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8me d., PUF,
2007, p. 345. 136 Grard CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8me
d., PUF, 2007, p. 345. 137 Denys de BECHILLON, Quest ce quune rgle
de droit ?, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 87. 138 Eric MILLARD,
Entre Effectivit des droits de lhomme , in Jol ANDRIANTSIMBAZOVINA
et al. (dir.), Dictionnaire des droits de lhomme, PUF, Paris, 2008,
p. 349.
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22
En quatrime et dernier lieu, Franois Ost et Michel Van de
Kerchove dfinissent leffectivit comme la capacit de la rgle
orienter le comportement de ses destinataires 139. Cette dfinition
est aussi intressante mais on peut de nouveau regretter que lide
que la rgle oriente les comportements dans le sens de sa finalit
demeure implicite. Nanmoins, il est possible de prendre cette
dfinition comme point de dpart. Ds lors, leffectivit pourrait tre
dfinie comme la capacit de la norme juridique orienter, dans le
sens de sa finalit, le comportement de ses destinataires.
23. Plus largement encore, nous retiendrons, dans le cadre de
cette tude, que leffectivit de la norme peut tre considre comme
tant :
le degr dinfluence quexerce la norme juridique sur les faits au
regard de sa propre finalit.
Nanmoins, encore faut-il vrifier que cette dfinition rponde aux
quatre impratifs pralablement tablis. En premier lieu, cette
dfinition est suffisamment et volontairement large pour ne pas
rduire excessivement le champ de ltude. En deuxime lieu, cette
dfinition, en ne faisant aucune rfrence latteinte de lobjectif de
la norme, se distingue de celle de lefficacit140. En troisime lieu,
en dsignant explicitement leffectivit comme un degr dinfluence et
en ne se fondant pas seulement sur le respect de la norme, cette
dfinition prserve la richesse de cette notion et permet dinclure
dans son champ les ventuels effets pervers. En quatrime et dernier
lieu, elle nous semble mme de permettre ltude des conditions de
leffectivit, principalement parce quelle ne limite pas au seul
respect de la norme les conditions juridiques de leffectivit. Nous
tenterons en effet de dmontrer que ces conditions dpassent
largement celles du seul respect ou de la seule application de la
norme.
Enfin, cette dfinition na aucunement la prtention de mettre fin
aux dbats concernant la notion deffectivit. Elle vise simplement
permettre de dplacer un temps le dbat au del de la notion mme
deffectivit. Jean Carbonnier considrait dailleurs de faon radicale
que dans des recherches ultrieures, il pourrait tre prfrable de
dissoudre la notion 141 et il pointait la question de la diversit
des causes dineffectivit comme un objet possible dtude. De faon
ngative, ces causes dineffectivit ne sont autres que les conditions
de leffectivit. Nanmoins, avant denvisager cette question, il
convient de prciser la position de lexigence deffectivit au regard
du droit positif.
139 Franois OST et Michel VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au
rseau pour une thorie dialectique du droit, Publ. des Facults
universitaires de Saint Louis, Bruxelles, 2002, p. 329. 140
Lefficacit pourrait alors tre dfinie comme la qualit dune norme
dont les effets atteignent son objectif. 141 Jean CARBONNIER,
Effectivit et ineffectivit de la rgle de droit , op. cit., p.
15.
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Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit
public interne
23
2.2.2 La position de lexigence deffectivit par rapport au droit
positif
Si lexigence deffectivit est inhrente la nature de la norme
juridique, il nexiste pas, en droit positif, dobligation gnrale et
autonome deffectivit.
Une exigence inhrente la nature de la norme juridique
24. Assurer leffectivit de la norme constitue-t-elle une
obligation juridique au regard du droit positif ? Avant dexaminer
cette question, on peut dabord constater que leffectivit des normes
juridiques constitue, probablement, au minimum une exigence dordre
moral. Lineffectivit est dailleurs souvent stigmatise et dnonce
dans le discours commun. Elle est aussi souvent critique par une
partie de la doctrine juridique, sous entendant que les normes
devraient ncessairement tre effectives. Par exemple, Jean
Carbonnier expliquait que linapplication des lois atteste quune
fonction gouvernementale nest pas remplie : cest un non-sens,
quelque chose danormal et de condamnable 142. Le discours sur le
droit est empreint de cette exigence deffectivit.
Si elle est probablement une exigence morale, lexigence
deffectivit apparat avant tout inhrente la nature de la norme
juridique. Pour Rudolf von Jhering, lessence du droit est la
ralisation pratique 143. Leffectivit est de mme lexpression
essentielle 144 du droit selon Franois Terr. Elle apparat comme une
exigence inhrente la norme juridique puisque celle-ci est, pour
Jean Rivero, faite pour rgir le rel, et pour se traduire dans les
faits 145. Il nous semble que lexigence deffectivit de la norme
dcoule de sa fonction de direction des conduites humaines dj
explicite146. Cest parce que la norme juridique exerce une telle
fonction quelle doit influencer le fait. Partant, affirmer, dans
une norme juridique, que celle-ci doit tre effective relve bien
davantage de la tautologie que dune ncessit juridique ou pratique.
Nanmoins, le droit