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Les ateliers et les inspirations plurielles du droit africain : réflexions sur la production du droit en général et en Afrique en particulier 1 François Féral 2 Table des matières Introduction......................................................................................................................................... 1 I.La reconversion de la fabrique juridique de l’Etat : de Hegel à la gouvernance ................................... 2 A.En héritage de l’occident : la consubstantialité du droit et de l’Etat colonial ................................. 2 B.Les transformations du droit de l’Etat régulateur : gouvernances et politiques publiques ............ 4 II.Les ateliers des droits de la société civile africaine : fractionnement des sources et des valeurs ...... 5 A.Fractionnements du droit et fractionnements sociaux ................................................................... 6 B.Les conflits de valeurs et la portée du mode de production morcelé du droit mondialisé ............. 7 Conclusion ........................................................................................................................................... 8 Introduction Le professeur Louis Constans définissait le droit comme « le substitut de l’amour absent », affirmant alors que la production des normes de droit par la société s’interposait entre la violence et l’amour. Il faut entendre par là l’altruisme constitué de l’amitié, la fraternité, la confiance en la société des hommes. Selon la définition donnée par Monique Chevillier-Gendreau la fonction du droit est de « distribuer dans la société avantages et inconvénients sous forme de droits et d’obligation (…) en désamorçant la violence par la parole ». Ainsi donc si ces définitions sont pertinentes, si le droit est donné à défaut du paradis d’un commerce social irénique et s’il nous évite la violence, nous vivons une période de crainte, d’angoisse et de paranoïa car jamais la production des normes juridiques n’a connu ce niveau de volume, de technicité, de précision et donc implicitement de méfiance. 1 Communication au Symposium de Libreville du de la Fondation Raponda-Walker pour la Science et la Culture et de l’Institut Français du Gabon « COMMENT FABRIQUE-T-ON LE DROIT EN AFRIQUE ? » 21-22 novembre 2013 2 Professeur émérite de l’Université Via Domitia Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
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Les ateliers et les inspirations plurielles du droit africain : réflexions sur la production du droit en général et en Afrique en particulier

Jan 23, 2023

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Les ateliers et les inspirations plurielles du droit africain : réflexions sur la production du droit en général et en Afrique en particulier1

François Féral2

Table des matières Introduction ......................................................................................................................................... 1

I.La reconversion de la fabrique juridique de l’Etat : de Hegel à la gouvernance ................................... 2

A.En héritage de l’occident : la consubstantialité du droit et de l’Etat colonial ................................. 2

B.Les transformations du droit de l’Etat régulateur : gouvernances et politiques publiques ............ 4

II.Les ateliers des droits de la société civile africaine : fractionnement des sources et des valeurs ...... 5

A.Fractionnements du droit et fractionnements sociaux ................................................................... 6

B.Les conflits de valeurs et la portée du mode de production morcelé du droit mondialisé ............. 7

Conclusion ........................................................................................................................................... 8

Introduction

Le professeur Louis Constans définissait le droit comme « le substitut de l’amour absent », affirmant

alors que la production des normes de droit par la société s’interposait entre la violence et l’amour. Il

faut entendre par là l’altruisme constitué de l’amitié, la fraternité, la confiance en la société des

hommes. Selon la définition donnée par Monique Chevillier-Gendreau la fonction du droit est de

« distribuer dans la société avantages et inconvénients sous forme de droits et d’obligation (…) en

désamorçant la violence par la parole ». Ainsi donc si ces définitions sont pertinentes, si le droit est

donné à défaut du paradis d’un commerce social irénique et s’il nous évite la violence, nous vivons

une période de crainte, d’angoisse et de paranoïa car jamais la production des normes juridiques n’a

connu ce niveau de volume, de technicité, de précision et donc implicitement de méfiance.

1 Communication au Symposium de Libreville du de la Fondation Raponda-Walker pour la

Science et la Culture et de l’Institut Français du Gabon « COMMENT FABRIQUE-T-ON LE DROIT EN AFRIQUE ? » 21-22 novembre 2013 2 Professeur émérite de l’Université Via Domitia

Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes

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Cependant, si la question de la fabrication du droit a été posée dans le cadre de notre réunion c’est

qu’on a pu précédemment s’interroger sur la capacité de l’Afrique à produire du droit tel que

l’Occident a pu le concevoir. Que n’a-t-on parlé de droit importé ? De mimétisme ? D’africanisation ?

De syncrétisme ? De pluralisme juridique ? De normes sociétales ? D’inspirations baroques...

affectant comme autant de tares la conception et la mise en œuvre du droit en Afrique ? Que de

commisérations n’a-t-on déversées sur un espace brutalement colonisé où se sont déployées toutes

les expérimentations idéologiques les plus déjantées et le plus hasardeuses selon des modalités que

nous n’aurions pu imaginer pour nous-mêmes ?

En occident, comme dans une usine fiévreuse et robotisée, les parlements, les bureaucraties des

exécutifs centralisés, déconcentrés ou décentralisés, les juridictions toujours plus nombreuses et plus

spécialisées, les experts et les arbitres, les corporations, le monde associatif, les réseaux sociaux…

produisent aujourd’hui sans relâche et réforment sans cesse un monceau de règles juridiques pour

assouvir l’appétit insatiable de normes d’une société inquiète.

Pour le continent africain le programme de notre symposium nous présente ainsi un riche catalogue

de productions juridiques : son abondance, sa haute technicité et sa diversité démontrent que

l’Afrique n’est pas en reste dans ce phénomène ; ceci devrait rassurer le précédent président de la

République française pour ce qui est de l’entrée dans l’Histoire et de plain-pied du continent! Oui

l’Afrique produit du droit en quantité et en qualité comme en produisent désormais tous les Etats

développés et la communauté internationale. Il ne faut y voir dès lors aucune spécificité africaine

même si cet alignement sur une industrie normative peut laisser perplexe. Saluons donc la capacité

désormais reconnue à l’Afrique de produire constitutions, lois, jugements, arrêts, décrets et

règlements dans tous les domaines et tous les secteurs où se réclame un « état de droit », si difficile

à concevoir et à organiser.

Doit-on pour autant rester spectateur admiratif du perfectionnement du droit africain sans nous

interroger ? N’est-il pas d’abord question du nouveau contexte général de la production du

droit dans nos sociétés globalisées? Au 21ième siècle se sont produites des transformations

fondamentales dans les conditions et les formes dans lesquelles l’Etat exerce le monopole de la

production juridique : c’est le basculement de l’Etat hégélien vers un Etat régulateur. L’Afrique

n’échappe pas à ce phénomène où l’évolution du droit accompagne le perfectionnement fonctionnel

des Etats africains.

C’est ensuite l’impression de fragmentation du droit qui retient la curiosité : une impression de

mosaïque juridique à laquelle participent désormais avec talent les juristes africains avec un

phénomène de cloisonnement que l’on observe à l’occasion de la mondialisation. Si bien que l’on se

demande si l’on ne doit pas parler ici plus volontiers des droits que du droit, ce qui a des

conséquences troublantes en raison d’un foisonnement brownien d’ateliers juridiques qui, encore

une fois, n’est pas l’apanage du continent africain.

Cette nouvelle forme de l’Etat et ce fractionnement nous amènent à examiner la fabrication africaine

du droit selon une double approche. Celle de la reconversion de l’usine étatique de la loi, celle

ensuite de la multiplication des ateliers du droit de la société civile africaine.

I. La reconversion de la fabrique juridique de l’Etat : de Hegel à

la gouvernance La production du droit est en relation étroite avec le phénomène étatique mais on ne fabrique pas aujourd’hui le droit comme on le faisait au 19ième ou au 20ième siècle. Les expériences centralisatrices

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de l’Etat libéral et de l’Etat social-démocrate ont amené les juristes à ne concevoir le droit que comme consubstantiel avec l’Etat. Cependant l’émergence récente d’un Etat régulateur en négociation permanente avec la société civile modifie cette représentation unilatérale. Un Etat stratège, chef d’orchestre d’une gouvernance complexe, succède à un Etat normatif et providentiel : la confection des normes juridiques s’en trouve profondément affectée. L’Afrique héritière du modèle unilatéral voit elle-même se disperser les sources et les modes fabrication de son droit.

A. En héritage de l’occident : la consubstantialité du droit et de l’Etat

colonial Pour Kelsen, il n’est de droit que de l’Etat et l’Etat n’est rien d’autre d’ailleurs qu’une construction

juridique. Cependant il faut observer que le positivisme juridique moniste est né avec la

monopolisation par l’Etat-nation de la « contrainte légitime » : Kelsen et Weber apparaissent ainsi

comme les concepteurs d’une métaphysique juridique où il n’est de norme sociale opposable que

légitimée par l’Etat, en particulier par un appareil processuel qui « étatise » et valide la règle. Il est

inutile ici de rappeler les contorsions intellectuelles des positivistes pour purger la sphère du droit de

la morale et de l’histoire. Cependant il demeure de cette conception que la représentation du droit

est pour l’Occident fondamentalement étatiste.

L’intrication des différentes règles constitue la pyramide où, de la constitution jusqu’au contrat et à

la responsabilité des individus, la cohérence du système de droit est assurée par la science du droit,

que l’on peut définir comme une technique d’arrangement rhétorique des règles (souvent d’ailleurs

comme s’arrangent les chaises de Ionesco…). La contrepartie de cette entreprise de normalisation

étatique fut de fournir un système de droit cosmogonique, (par opposition à un droit casuistique)

sous l’égide de l’Etat et des jurisconsultes romano-germaniques ; une cosmogonie juridique dans

laquelle toutes les normes sociales s’articulent selon un ensemble de catégories et de notions

juridiques hiérarchisées.

Dans ce cadre métaphysique, l’état de droit ne se limite pas au contrôle les autorités publiques : les

codifications législatives et règlementaires ont pour objet de « mettre en cohésion » l’administration

et la société civile. Il en découle également l’édification d’un appareil administratif étatique toujours

plus étendu et plus insidieux dont Pierre Legendre décrit l’ascension et le perfectionnement jusqu’au

dernier quart du 20ième siècle. Cependant ce totalitarisme juridique est légitimé par le mythe d’un

appareil d’Etat démocratique tout au service des droits subjectifs des individus.

Le positivisme a donc opéré une double entreprise de normalisation juridique mettant au pas les

autres modes de régulation de la société : apparait d’abord une entreprise d’éradication des corps

intermédiaires s’interposant entre l’Etat et l’individu, aux premiers desquels figurent la famille, le

clan, les religions, les communautés et les groupements corporatifs ; ensuite se met en place une

entreprise d’étatisation de tout ce qui s’apparente de près ou de loin à des activités collectives ou

communes faisant penser qu’il n’est d’administration que de l’Etat.

Ce modèle juridico-étatique aux prétentions universelles s’est imposé partout dans le monde

accompagnant les différentes idéologies de l’Occident qui ont partagé le même culte positiviste :

l’Etat au service de différents projets politiques reste et demeure la source unique du Droit, celui-ci

totalement confondu avec la Loi. Au cours des 19ième et 20ième siècles, l’Etat hégélien a ainsi absorbé

progressivement toutes les fonctions régulatrices et institutionnelles de la société civile, pour

culminer dans le cadre de l’Etat Providence. C’est là où firent bon ménage le libéralisme économique

et d’un Etat centralisé protecteur de la propriété privée et garant des conventions civiles et

commerciales. Ce fut ensuite la domination de l’Etat social-démocrate, interventionniste et

providentiel, omniscient et omniprésent, monopolisant au nom de l’intérêt général toutes les formes

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d’actions publiques ou collectives. Il en fut ainsi du modèle communiste, tombé lui-même dans la

fatalité étatique et bureaucratique alors que Marx avait caractérisé la « machinerie d’État » comme

un « effroyable corps parasitaire » devenu le « boa constricteur » de la société civile…

A partir du 18ième siècle, la célébration de l’Etat considéré comme la forme indépassable

d’organisation des hommes a pu aisément véhiculer l’idée de sa supériorité. Elle a légitimé la

destruction de toutes autres normes sociales, à moins qu’elles ne soient récupérées ou validées par

son appareil de coercition ou sa rhétorique juridique. A l’exception des statuts civils personnels

reconnus par le colon, l’Afrique colonisée a ainsi vu disparaitre la dimension juridique de ses

croyances, de ses villages, de ses ethnies, de ses traditions et de ses communautés. En contrepoint

de ce vide normatif, la colonisation a juridicisé par son administration centralisée de nombreux

rapports civils et sociopolitiques : l’Afrique y perdit ses empires et ses royaumes, ses chefferies et ses

gérontocraties, ses rites, et ses modes de production et d’usage des terres et des ressources. Pensant

avoir fait table rase des droits de l’Afrique, l’Etat colonial y produisit « son » droit ou, plutôt, il

l’exporta avec ses techniques, ses valeurs et ses représentations. L’armée et la bureaucratie coloniale,

le parlement métropolitain, les administrateurs civils ou les missionnaires constitutionnels, comme

autant de Dafoirus jurisconsultes, expérimentèrent et infligèrent leurs potions juridiques. Le chef de

bureau, le ministre chargé des colonies, le député et le militaire fabriquèrent alors sans vergogne le

droit des Africains. Les Hautes Juridictions y contribuèrent elles-mêmes par quelques innovations

célèbres : l’expérience coloniale du Bac d’Eloka ou de l’arrêt Couitéas put nourrir elle-même la

métaphysique juridique d’un Etat qui juridicise la société.

B. Les transformations du droit de l’Etat régulateur : gouvernances et

politiques publiques Le droit auquel répondirent nos doctrines universitaires a été caractérisé par la domination de

l’intérêt général qui se confondait initialement avec la Raison d’Etat. Il s’en déduisit une nette

frontière entre les sphères privées et publiques, un régime de droit exorbitant pour les actes, les

biens, la responsabilité et les personnels de l’Etat. Des privilèges de juridiction et de procédures ont

accompagné ce régime où la personne juridique de l’Etat et son administration étaient toujours en

position de force. L’extension des tâches de l’Etat a été fulgurante à partir du 18ième siècle. Mais,

progressivement, ce que Hauriou appelait « la revanche des pays » et les « corps intermédiaires » ont

repris une place qui leur était reconnue avant la Révolution selon un processus croissant

d’autonomie et de décentralisation. La place de l’individu et des droits humains fait qu’il n’est plus

désormais illégitime de chicaner le contenu de l’intérêt général et de réclamer que soient prises en

compte des données individuelles. Les considérations économiques s’affichent désormais avec

arrogance et, au niveau international, les traités rognent tous les jours un peu plus la souveraineté

des Etats.

Depuis le dernier quart du 20ième siècle le modèle politique et bureaucratique wébérien affronte ainsi

le « réveil de la société civile » et d’une sorte de saint-simonisme mâtiné de l’épopée démocratique.

De nombreux travaux de sciences politiques évoquent alors l’émergence d’un Etat régulateur mal

assuré de son unilatéralisme. Les notions de politiques publiques et de gouvernance font leur

apparition en même temps que l’idée de régulation : elles donnent à l’intervention de l’Etat un

contenu stratégique par opposition à la conception normative d’une action publique intrinsèquement

juridique. La montée des exécutifs de l’après-guerre marque la dépossession des parlements, ce qui

anticipe cette reconfiguration technocratique de la fabrique du droit. Le parlementaire formé dans

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les facultés de droit cède le pas à la cohorte des ingénieurs reconvertis dans l’administration

publique ; il s’efface aussi devant le médecin, le biologiste, le vétérinaire, le banquier, le comptable,

l’informaticien, le chef d’entreprise… Ainsi est progressivement apparu un droit méconnaissable dans

son contenu et son mode de production.

Un contenu d’abord de plus en plus technique et spécialisé, loin de l’entendement de la majorité des

citoyens et parfois même des juges ; un contenu éclaté ensuite sur d’innombrables disciplines assises

sur de nouvelles polices, de nouvelles techniques, de nouveaux risques. Dans une société inquiète et

complexe, l’instabilité de la règle s’inscrit également dans la génétique des normes de l’Etat

régulateur ; le voici sans cesse convoqué à ajuster, arranger et enfin même à « expérimenter » ses

lois au gré des lobbies et des émotions sociales amplifiées par les medias. Le journal officiel s’épaissit

sans cesse du fatras législatif et règlementaire d’un appareil d’Etat qui multiplie les institutions,

légifère, codifie, règlemente. Mais c’est un travail de Pénélope car l’autel législatif et règlementaire

est toujours chaud du sang de la réforme : les codifications laborieuses ne cessent de renvoyer le

praticien à des tombereaux d’articles disparus ou modifiés que les codificateurs dispersent sur

d’innombrables droit spéciaux.

Au niveau du mode de production de la règle, l’appareil d’Etat engage la négociation de la norme

juridique avec les experts et la société civile. Ce ne sont plus seulement les bureaux de

l’administration centrale qui peaufinent la loi avec les commissions parlementaires : avant cette

ultime mise en forme, on étudie, on consulte, on dialogue… Alors que le parlement enregistre le

texte gouvernemental pour le légitimer dans sa forme, l’expertise et la démocratie participative sont

désormais bien en amont les étapes incontournables de la fabrication de la règle et de la décision

publique sur le fond ; ainsi s’organisent le débat public et les batailles d’experts… où se perdent la

lisibilité de la volonté de l’Etat et une part croissante de sa responsabilité.

Qu’en est-il en Afrique face à ces transformations du fonctionnement d’un Etat occidental qui reste

son modèle ? Il n’est pas sûr d’abord que les juristes africains se soient convertis à l’idée d’un Etat

régulateur. Souvent confrontés à des régimes autoritaires et présidentialistes, Il n’est pas exclu que

le modèle de l’Etat unilatéral dans ses différentes formes idéologiques ait gardé leurs faveurs. La

production de nombreux cadres et de nombreux intellectuels dans les universités et les écoles de

l’Occident fournit à l’Afrique l’expertise idoine pour façonner ce droit mondialisé, mais est-ce pour

autant la garantie de l’infléchissement du droit vers une pensée juridique africaine ? Le sentiment

émerge que nos plus brillants élèves inclinent au contraire à entretenir le musée du positivisme

juridique et à alimenter le prosélytisme du droit républicain.

Cependant avec les politiques d’alignements structurels et les nombreux programmes

de modernisation administrés comme autant de purges, on ne peut nier la continuité de

l’importation des formules et des modèles venus de la France, de l’Europe ou des agences

onusiennes. La régulation y trouve alors sa place, en particulier sous la forme de l’assistance

technique financée par les bailleurs de fonds. La consultation juridique, souvent d’ailleurs en parent

pauvre, accompagne l’ingénierie des secteurs économiques, sociaux ou sanitaires ; c’est le préalable

au paradis du développement assis sur le commerce mondialisé. A la suite des missionnaires

constitutionnels, la foule des pèlerins législatifs et règlementaires s’est déversée sur l’Afrique : fortes

de recettes éculées et de formules creuses, elle a inondé les administrations et les parlements

africains de ses normes puisées dans des codex ou des règlements techniques professionnels. On ne

saurait nier à cet égard la technicité croissante du droit et l’alignement fonctionnel des normes

africaines en relation avec l’économie libéralisée. Par contre, on peut supputer que le volet

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participatif et la transparence y sont les parents pauvres de la régulation ; on peut également

s’inquiéter comme préalable à la norme africaine d’une expertise importée trop souvent

copiée/collée sur les ordinateurs des consultants.

II. Les ateliers des droits de la société civile africaine : le

fractionnement des sources et des valeurs Face aux bouleversements de la production du droit étatique le réveil de la société civile produit dans

ses propres ateliers un ensemble de droits fractionnés. Ceux-ci s’expriment sous forme d’un

pluralisme juridique qui perturbe l’harmonie pyramidale du droit conçue dans la métaphysique d’un

Etat juridique idéalisé. Outre les remous internes alimentés par le réveil des groupes, corporations,

territoires et autres églises ou religions, la communauté des Etats produit un ensemble de règles

supra-étatiques que seuls les sophismes des juristes les plus retords peuvent encore étager sur

l’échelle de Kelsen.

Cette multiplicité des droits exprime aussi la multiplicité des valeurs et le choc de différents systèmes

de droit : la production du droit en Afrique nous renseigne ainsi plus largement sur l’évolution

ontologique de la production des normes juridique dans le cadre de la mondialisation.

A. Fractionnements du droit et fractionnements sociaux La surabondance du droit dans des sociétés inquiètes et complexes n’épargne aucun continent, à

titre d’inventaire mesurons combien les juristes africains doivent aujourd’hui tenir de fers aux feux

de la réforme et de la production normative.

A l’intérieur même de l’appareil d’Etat apparaissent des territoires normatifs auxquels se réfèrent

des corps de professionnels ou de sociétés élitistes : les infra-sociétés de la classe politique, des

constitutionnalistes, des juges, des bureaucrates apparaissent développant chacune sa propre

logique juridique. Est ainsi fissurée de facto l’unité normative de l’Etat, écartelée entre diverses

représentations du droit qui ressemble plus à un champ de tensions institutionnelles qu’à un édifice

stable et harmonieux. Par illustration comparatiste en Europe signalons la mythologie complaisante

du dialogue des juges qui dissimule mal la compétition féroce que se livrent in petto les magistrats

d’un inextricable foisonnement de juridictions.

Notons ensuite la permanence des interventionnismes étatiques dans leurs formes traditionnelles et

particulièrement la production augmentée de normes de polices spéciales qui accompagnent de

nouvelles politiques publiques : environnement, sécurité sanitaire, consommation, santé publique,

urbanismes, politiques agraires, réforme de l’Etat… Si les parlements et les administrations centrales

des Etats africains ont le plus souvent sombré dans l’indigence et l’impuissance, nous avons vu que

les cabinets ministériels s’activent et constituent désormais auprès des exécutifs présidentialistes les

nouvelles bureaucraties qui confectionnent les normes de l’Etat unilatéral.

Ces sphères de décisions occultes n’échappent pas aux pressions et aux réseaux. En Europe et en

France en particulier différentes crises sanitaires ou d’atteintes aux libertés ont révélé comment

cette administration bureaucratique pouvait dans la plus grande opacité (et en complicité avec des

lobbies) alimenter des décisions délétères. Des structures d’expertise ont alors vu le jour et ont établi

de nouveaux ateliers du droit : agences, autorités ou conseils déclarés indépendants par la loi

produisent désormais la codécision publique administrative. Ils sont composés d’experts et de

personnalités représentatives, non-directement issues du sérail bureaucratique et ils véhiculent de

nouvelles cultures juridiques. Les Etats africains ont eux-mêmes édifié ce genre d’institutions

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déléguées souvent inspirées par l’administration étasunienne ou recommandées par les programmes

de développement pour court-circuiter l’administration d’Etat.

Cependant c’est à l’extérieur de l’appareil d’Etat que s’illustre le mieux le morcellement du droit.

Nous pouvons parler d’abord des inspirations plurielles des règles et des normes : internationalisme

et régionalisme juridiques, modèles importés des technostructures occidentales, pression des lobbies

et des ONGs, groupes professionnels. Ce sont les matrices des archipels juridiques dans lesquels,

« chacun dans son droit », catalogue le commerce juridique de son secteur avec ses experts et ses

spécialistes. La place qu’y occupe l’expertise internationale y est déterminante et elle contribue à

l’importation en Afrique de nouveaux paradigmes administratifs et socioéconomiques.

Comme partout ailleurs, le confessionnalisme juridique pousse également sa corme en Afrique sans

se limiter au seul droit de la famille dans lequel voulait le confiner la laïcité importée du modèle

républicain : la prétention à reconnaitre un droit répressif pour sanctionner des infractions

religieuses constitue une redoutable épreuve pour les droits individuels et pour la république. Enfin

la réhabilitation des droits traditionnels et l’émergence de la question autochtone ont introduit l’idée

d’un possible « pluralisme juridique » au sein d’une même entité étatique. Cette doctrine est

apparue en continuité des politiques de décolonisation onusiennes. A priori depuis leur

indépendance les pays autrefois colonisés ne semblent pas en être concernés ; pourtant l’idée selon

laquelle peuvent cohabiter sur un même territoire plusieurs « systèmes de droit » a donné corps à la

redécouverte des coutumes, des communautés, des ethnies : elle a contribué à référencer des

droits sociétaux en usage chez des minorités que le droit étatique avait éradiqués du paysage

juridique. Si l’anthropologue en fait ses délices le positiviste y puise désarroi et perplexité.

Au bout du compte avec la globalisation s’est assemblé un patchwork juridique où la fabrication du

droit n’apparait plus comme le ciment d’une société étatisée mais comme un bazar normatif où

différents groupes d’intérêts ou d’identités définissent leurs territoires juridiques comme autant de

niches : soulignons que ce phénomène se retrouve crucialement dans les pays occidentaux. Mais

curieusement, si les Etats africains valident et formalisent avec zèle l’importation des règles

internationales ou régionales, ils font mine d’ignorer les décisions des chefs et des conseils de village,

la république confessionnelle de Touba ou les progrès de l’organisation extra-étatique de nombreux

territoires… Ainsi en mettant la poussière sous le tapis, la figure du souverainisme étatique parait

plus rigide en interne qu’en externe alors qu’elle exprime l’impuissance des Etats à réaliser l’unité

nationale autour d’un droit unique appliqué partout et à tous.

B. Les conflits de valeurs et la portée du mode de production morcelé du

droit mondialisé Peut-on réduire le droit à un ensemble technique de mots bien ordonnés dans les étagères du

professeur Kelsen ? De fait, chaque règle se réfère également à un système de valeurs mis à

l’épreuve des foucades de la société. Le droit est le produit d’une Histoire qui à tout moment peut en

étriller la forme et l’applicabilité. Quelles valeurs inspirent aujourd’hui la production du droit en

Afrique et qu’en fait ensuite ce continent ? La pluralité des sources des normes juridiques que nous

venons d’évoquer fait redouter que ces différents ateliers juridiques n’entrechoquent leurs valeurs.

D’un point de vue théorique cela ne fait aucun doute mais cela n’implique pas que l’ordre juridique

en soit réellement déstabilisé. Les sociétés africaines comme les autres ont probablement la capacité

à vivre les plus étranges contradictions.

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Au niveau des Etats les progrès du pragmatisme juridique sont spectaculaires ; l’appareil normatif

produit plus volontiers un droit « utile » qu’il ne recherche un droit « juste »: un droit

technocratique assis sur des cultures d’économistes et d’ingénieurs chacune enfermée dans son

monde à soi. Les progrès de l’esprit juridique anglo-saxon peuvent se mesurer à la victoire de cette

conception utilitariste du droit bien plus qu’au triomphe des procédures de Common Law. L’Afrique

n’en est pas l’inspiratrice mais elle en est probablement la première victime, elle qui importe les

recettes de cuisine juridiques de différents programmes de développement attachés à « mettre à

niveau » ( !) le droit des Africains. Le droit utile n’a nul besoin d’une cosmogonie : il faut et il suffit

qu’au cas par cas il apporte les solutions que réclament les conflits et les chicanes de la société. Dans

le domaine du droit économique en particulier s’est développée l’idée d’un droit « efficace » où a été

fustigé le droit romano-germanique empreint de métaphysiques et de concepts imbriqués, empêtré

qu’il serait dans des catégories et des notions académiques.

Un bric-à-brac de valeurs apparait ensuite qui cohabitent dans des systèmes d’inspirations

contradictoires. Ici ce sont les droits internationaux de l’Homme, là le conventionnalisme affairiste

des régions, plus loin les principes républicains égalitariste ou la célébration des libertés

commerciales (à l’inverse de l’interventionnisme économique des Etats jadis promotionné), le réveil

des communautés et des traditions ou les revendications morales des églises et des sectes… Tous se

réfèrent à une idée du bien et du mal : même les froides normes techniques rendues obligatoires par

des textes conventionnels associent l’ordre et la richesse comme paradigme. Ainsi s’entrechoquent

la question des droits des femmes, la reconnaissance des droits des minorités, le renouveau des

confessionnalismes, les progrès de l’Etat de droit, l’enkystement du moralisme des ONGs., la

protection de la nature et de sa biodiversité, le mythe de la concurrence… Le cloisonnement des

différents ordres juridiques fait que, comme en Occident, les sociétés peuvent vivre sur des

montagnes de paradoxes… mais la mondialisation leur donne vocation à se combattre à l’occasion

par exemple d’un simple fait divers. Car, outre leurs foisonnements contradictoires, les modèles

juridiques sont confrontés à l’instabilité des valeurs et des représentations en relation avec les flux

d’informations et les transformations socio-économiques : le droit subit l’épreuve de perpétuelles

réformes et de l’émotivité des opinions publiques. Pour illustrer ces développements on pourra se

référer aux précieuses recherches de Mireille Delmas-Marty sur « la force imaginante du droit »

comme assembleur de valeurs contradictoires pour tenter leur universalisation.

Enfin la question de l’applicabilité du droit africain mérite d’être évoquée : sorti de l’usine de l’Etat

ou des différents ateliers spécialisés, qu’en font les sociétés africaines ? Quel est le niveau

d’acceptabilité, de réalisation et d’appropriation par les peuples de ces normes savantes? Ces droits

ont-ils réellement pour cible les populations africaines dans leur ensemble y compris la foule des

villes et des campagnes engloutie dans l’analphabétisme et la pauvreté ? Sont-ils censés ne point

ignorer la loi ceux qui, par millions, ne pratiquent même pas les langues des anciens colons utilisées

dans les textes officiels ?

Par ailleurs quel appareil spécialisé, quelles administrations, quels moyens matériels et financiers

pourront être mobilisés par les Etats africains après avoir adopté ces normes vertueuses ? Chaque loi,

chaque décret, chaque arrêté implique mécaniquement un effort administratif en termes de

ressources humaines, de locaux, de matériels, d’organisation, de formation… comment ne pas

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évoquer alors le naufrage des administrations africaines noyées sous un flot de droit importé,

paralysées par leur indigence et par la rigidité de leur organisation bureaucratique ?

La faible application des normes techniques spécialisées en est un exemple emblématique : un droit

pour qui et pourquoi ? Est-il fabriqué à seule destination d’une infime couche d’élites spécialisées…

ou comme conditionnalité des aides internationales inscrites dans des programmes ? Les exemples

foisonnent en particulier dans les domaines économiques, sanitaires et environnementaux qui

illustrent la problématique des normes de papier.

Conclusion Le reflux de l’unilatéralisme des Etats et le morcellement social de l’Afrique induisent d’une façon

plus marquée la crise de la normativité qui est aujourd’hui souvent soulignée en Europe et en droit

international. Le mode actuel de fabrication du droit, technocratique et dispersé, bouscule notre

vision cosmogonique d’un droit produit par un Etat omniscient producteur de normes savamment

hiérarchisées, s’articulant harmonieusement avec des principes universels.

Nous avons souligné l’internationalisation et la régionalisation de la norme africaine où l’accord entre

les Etats produit et génère l’importation de modèles et de règles. Ici s’est illustrée la question de la

cohérence des normes internationales et le cloisonnement des accords interétatiques. En second

lieu ont été soulignés l’économisme et le pragmatisme d’une norme utile générant des droits

spécialisés à destination de groupes sociaux sectoriels. Enfin dans une société duale nous avons

relevé le réveil des communautarismes, des confessionnalismes et des traditions générant des

régulations proximales : il démontre l’existence de sociétés qui s’organisent en dehors du droit

étatique et international. Ces différents aspects illustrent une Afrique en bouleversement où se

recomposent et se redistribuent dans une grande confusion les droits et les obligations des individus

et des groupes.

En relation avec la construction de l’Etat moderne, de nombreuses agences internationales

considèrent que la plupart des pays africains ont un « retard juridique » qu’il faudrait combler à

marche forcée pour que l’Afrique participe aux délices du marché mondial. C’est avoir du droit une

vision technique réductrice, conçu comme un catalogues de normes binaires de droits et d’obligation.

S’il ne faut pas nier cette fonctionnalité, il faut rappeler que le droit « fait société » et qu’il est un

produit de la société. Chaque droit subjectif et chaque obligation reconnus modèlent les rapports

sociaux en associant volonté d’efficacité et de justice : ce sont les produits d’un arbitrage social

implicite. Il parait donc hasardeux de promotionner un mode de production de la règle ignorant les

valeurs et les représentations de la foule muette des sujets de droit africains.

Par ailleurs dans l’histoire moderne le droit « fait Etat » et l’Etat fait le droit. Il semble même que ce

soit la seule institution qui soit encore aujourd’hui en mesure d’assembler et d’harmoniser les

valeurs et les intérêts contradictoires de sociétés de plus en plus complexes et conflictuelles. Il parait

peu probable que le seul marché puisse réaliser ce ciment social.

Les juristes africains sont donc aujourd’hui face à un redoutable dilemme : concevoir un droit qui

fasse à la fois Etat et société dans un contexte de compétitions et de précipitations politiques

internationales. Dès lors, ce qui doit rester comme ligne de foi de notre vagabondage juridique, c’est

que les Africains ont le droit avec leurs brillants juristes de construire le Droit qui leur ressemble et

qui leur assure les fonctionnalités d’un Etat démocratique : non seulement au miroir de modèles

juridiques importés mais sûrement aussi à la lumière de leurs propres cultures.

Page 10: Les ateliers et les inspirations plurielles du droit africain : réflexions sur la production du droit en général et en Afrique en particulier