FACULTÉ DES LETTRES A/ f r A/ L LECTURE SÉMIOLOGIQUE D'UNE OEUVRE D'ART: LA "SIESTE". DE JOAN MIRO JOSÉ LUIS UMANA Mémoire présenté pour 1'obtention du grade de maître ès arts (M.A.) ÉCOLE DES GRADUÉS UNIVERSITÉ LAVAL DÉCEMBRE 1992 ® droits réservés 1992 LIVRES RARES
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Lecture sémiologique d'une œuvre d'art :La Sieste de Joan Miro
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FACULTÉ DES LETTRES
A/f rA/ L
LECTURE SÉMIOLOGIQUE D'UNE OEUVRE D'ART: LA "SIESTE".DE JOAN MIRO
JOSÉ LUIS UMANA
Mémoireprésenté
pour 1'obtentiondu grade de maître ès arts (M.A.)
ÉCOLE DES GRADUÉS UNIVERSITÉ LAVAL
DÉCEMBRE 1992
® droits réservés 1992
LIVRES RARES
Résumé
Nous avons analysé le tableau "La Sieste" de Joan Miré à partir de la sémiologie visuelle proposée par Fernande Saint-Martin. Cette analyse est divisée en deux parties: l'une correspond à l'analyse colorématique et l'autre à l'analyse syntaxique. Pour la première étape, nous avons élaboré une grille de 20 cases appliquée à l'oeuvre, qui nous a servi à réaliser les différentes études sur les rélations qui s'établissent entre les colorâmes. En ce qui concerne la deuxième étape, nous avons segmenté l'oeuvre en dix régions et ajouté des sous-régions selon le besoin de l'analyse. Celles-ci ont été étudiées par rapport à la couleur, la dimension, la texture, la vectorialité, l'implantation dans le plan et les frontières. Ce sont les notions sur les rapports topologiques, les lois gestaltiennes, les lois des interaction des couleurs et les différentes modalités perspectivistes qui nous ont aidé à étudier l'oeuvre.
1
AVANT-PROPOS
J1 aimerais remercier ma directrice d'étude, Marie Carani
pour l'aide inestimable et pour m'avoir fait découvrir une
nouvelle façon d'approcher l'oeuvre d'art et surtout
1'histoire de l'art moderne. J'aimerais aussi remercier Mme.
Fernande Saint-Martin pour ses précieux commentaires. A M.
Roland Sanfaçon pour avoir accepté de lire et de corriger le
mémoire, mes remerciements. A Edith qui m'a corrigé la
grammaire et 1 ' orthographe. Et à tous ceux et celles qui
m'ont encouragé à poursuivre mes études.
A René-Philippe.
11
TABLE DES MATIERES
Page
AVANT-PROPOS.......................................... i
TABLE DES MATIERES.................................... ii
ABREVIATIONS........................................... V
1.4 Eléments constitutifsde la sémiologie visuelle................. 361.4.1 Le colorème...................... 361.4.2 Les variables visuelles
constitutives.................... 371.4.3 Les variables perceptuelles.... 40
1.5 Le plan originel........................... 43
1.6 Effets de distance et de perspective..... 46
1.7 Systèmes perspecti vis tes................... 50
1.8 Passages................................ 52
2.0 CHAPITRE II ANALYSE COLOREMATIQUE
2.1 Présentation de 1 'analyse................. 53
Ill
2.2 Développement de 1 ’analyse................ 56
3.0 CHAPITRE III ANALYSE SYNTAXIQUE
3.1 Présentation de 1 'analyse................... 77
3.2 Les variables plastiques.................. 833.2.1 Les pôles chromatiques.......... 833.2.2 La texture....................... 89
3.3 Les variables perceptuelles............... 893.3.1 La dimension..................... 893.3.2 Les frontières/formes........... 903.3.3 La vectorialité................. 953.3.4 L'implantation dans
le plan........................... 100
3.4 Position et visées du producteur.......... 101
3.5 Les modes perspecti vis tes................. 102
3.6 Insertion des régions dansle plan originel........................... 111
3.7 Les rapports topologiques................. 115
1'oeuvre renvoie. Pour sa part cette étape est très
importante sur le plan proprement dit de la signification en
sémiologie topologique car elle représente la voie d'accès
privilégiée à la constitution d'un sens, d'une sémantique
encore ancrée dans le syntaxique.
La méthodologie.
La sémiologie topologique de F. Saint-Martin est notre
référence méthodologique de base. Etant donné 1'ampleur ou
1'étendue même de cette analyse, nous avons choisi de faire
l'étude exhaustive d'une seule oeuvre picturale. Cette
analyse se divisera en deux parties ; l'une concernera
1'analyse colorématique et l'autre, 1'analyse syntaxique.
Pour 1'analyse colorématique, nous avons construit une
grille théorique en 20 cases qui est apposée à la surface de
l'oeuvre étudiée. Par commodité nous avons divisé cette
grille en sections, nommées alphabétiquement de A à T. Puis,
nous avons subdivisé chacune de ces cases de 1 à 5, les
numérotant dans le sens des aiguilles d’une montre. Chaque
numéro représente hypothétiquement un colorème, lequel est
décrit par rapport aux autres colorèmes qui 1'entourent.
7
Ensuite, nous avons déterminé la vectorialité, la tonalité,
la luminosité de chacun de ces colorâmes, ainsi que les
types de liaison qui sont établis avec les colorâmes
adjacents.
Dans un second temps, nous avons déterminé
syntaxiquement le nombre de régions dans le champ pictural
considéré. Nous en avons reconnu 10, avec leurs sous-régions
respectives. Nous avons analysé cette segmentation à travers
les rapports topologiques et gestaltiens, rapports qui nous
aident à préciser et à déterminer les jonctions et les
disjonctions au sein du regroupement des colorâmes.
Le plus souvent possible, pour faciliter la lecture,
des diagrammes, des tableaux et des photos sont insérés
ponctuellement dans chaque chapitre selon leur pertinence.
Ils constituent des jalons clés dans la compréhension de
1'analyse
Le corpus.
Notre corpus est assez arbitraire. Nous avons choisi
une oeuvre de 1 ' espagnol Joan Miré "La Sieste", de 1925
(huile sur toile, 113x146 cm), qui comporte des éléments à
la fois figuratifs et abstraits. Cette complexité même de
8
l'image surréaliste, appelle un mode de lecture qui prend en
charge en même temps des aspects figurai et formel du
tableau, ce qui est le lieu privilégié de la sémiotique
visuel 1e.
9
CHAPITRE 1
Présentation de la sémiologie visuelle de F. Saint-Martin
1.1 Introduction
Il faut éclairer au départ les fondements théoriques de
la sémiologie visuelle de F. Saint-Martin sur lesquels nous
entendons élaborer notre étude.
La psychologie de la Gestalt et les travaux sur les
rapports topologiques chez 1 ’enfant de Jean Piaget, sont les
premiers fondements de 1'analyse topologique appliquée aux
oeuvres d'art. Il est certain qu'il faut ajouter aussi un
10
nombre considérable d'études liées aux problèmes de la
perception (la neurophysiologie) ou de la définition d'une
philosophie de la connaissance système théorique
(1'épistémologie), ainsi que les écrits d* artistes, tel
Kandinsky et sa notion du plan originel.
1.2 La théorie de la Gestalt
Les travaux sur la théorie de la Gestalt sont restés
souvent oubliés des analystes visuels à cause de la mauvaise
interprétation de quelques principes fondamentaux, ce que
F. Saint-Martin met en lumière dans son ouvrage pionnier,
"La théorie de la gestalt et l'art visuel", paru en 1990.
Par ailleurs, les études sur l'intelligence artifi
cielle et celles de la sémiologie visuelle ont contribué à
la réouverture récente du dossier et ont permis d'aborder
par la suite les principes mêmes de cette théorie,
principalement en ce qui concerne les mécanismes de
1'activité perceptive.
Pourquoi la sémiologie visuelle topologique a-t-elle
besoin des fondements proposés par la psychologie de la
Gestalt? La réponse est simple. C'est parce que 1'analyse
sémiologique de l'objet visuel se base dès l'abord sur la
11
perception. Elle a besoin par conséquent de renseignements
précis sur les mécanismes dynamiques de cette activité
perceptive, afin de pouvoir avancer des hypothèses dans son
propre domaine, lesquelles permettront ensuite de construire
un système interprétatif structuré et organisé.
Plusieurs sémioticiens ont démontré depuis quelques
années que la sémiologie visuelle ne peut se fonder comme
démarche interprétative sur 1'approche iconologique de
Panofsky. Eco affirme, par exemple, "qu'un premier niveau du
langage visuel ne peut pas se fonder sur la simple ressem
blance entre la représentation visuelle et l'objet auquel il
réfère"^. Pour sa part, 1'analyse greimassienne propose une
"grille de lecture du monde naturel", où la reconnaissance
des formes dans une oeuvre visuelle serait menée à travers
une analyse sémio-1inguistique du plan de 1’expression et du
plan du contenu. Cela dit on aura tout de même escamoté la
spatialité au profit du dire, le non-verbal aux impératifs
du verbal.
Il va de soi, que 1 ' obstacle pour arriver à une
véritable épistémologie de la sémiologie visuelle
résulterait ainsi, suggère Saint-Martin, de deux attitudes :
Fernande Saint-Martin, La théorie de Gestalt et l'art visuel, PUQ, Québec, 1990, p.2
3
12
premièrement, d'une "ignorance de la véritable teneur des
propositions gestaltiennes" à la base du discours visuel, et
deuxièmement, au plan des fondements même du mode de lecture
du tableau, d'un "malentendu quant à 1 ' autonomie ou à la
spécificité des théories et leur rapport à la multidisci
plinarité"^. Dans ce contexte, en vue de 1 ' élaboration d'une
sémiologie générale qui veut intégrer tous les systèmes de
signes, Saint-Martin réclame l'aide d'autres disciplines
pour 1'élaboration d'une systématicité théorique. C'est
pourquoi, comme point de départ, elle "entend éclairer
1'apport de la psychologie de la Gestalt à 1'analyse de
l'art visuel"^, pour déboucher, comme point d'arrivée, sur
les rapports et les réseaux syntaxiques instaurés entre eux
comme façon de voyager dans les soubassements de l'oeuvre.
1.2.1 Le percept
L'homme n'est pas seulement un être d'ordre
physiologique, il a aussi une nature psychologique. Il fait
connaissance avec lui-même et avec le monde extérieur à
travers les sens et la pensée. Il expérimente, il emmagasine
des expériences; il fabrique des codes qui 1'aideront à
Saint-Martin, op. cit., p.4
Saint-Martin, op. cit..5 p.l
13
reconnaître et à comprendre les mondes intérieur et
extérieur.
Pour la sémiologie visuelle, la perception sensorielle
et plus particulièrement le visuel, sont donc d'une
importance capitale. Cependant il faut s'interroger sur la
façon dont se réalise concrètement le processus de
perception. Un premier aspect concerne la double face du
percept; il est objectif et subjectif à la fois. Il est
constitué par des structures physiologiques et psychologi
ques et par le rapport d'interaction qu'elles instaurent
avec les stimuli extérieurs. C'est dire que le percept doit
être compris comme le résultat d'une dynamique qui se
réalise entre ces structures et la structure même du champ
visuel offrant des stimuli porteurs d'informations.
Là, l'aspect le plus important pour 1'approche
topologique, c'est "l'interprétation fonctionnelle de la
perception", c'est-à-dire comment la neurobiologie explique
ce phénomène clé de reconnaissance dans 1'organisme humain.
Dans le processus de perception, le percept est construit
par les stimuli extérieurs et le processus perceptuel
endogène. C'est à travers cette double complicité que le
percept est constitué. Donc, toute propriété d'un objet va
être prélevée par mon "intériorité perceptuelle",
14
c'est-à-dire que l'objet est constitué par mon activité
intérieure, mais sans que celle-ci ne retienne toutes les
propriétés de cet objet. Car elle n'embrasse pas totalement
1e monde réel.
Autrement dit, le scientifique est confronté dans ce
processus de perception à des éléments "fuyants" qui sont en
constante transformation, qui échappent à son regard, malgré
le fait que 1'activité scientifique prétend connaître
"objectivement" les propriétés de ce monde réel. Il en
ressort de facto que la perception donnée par le sens commun
en fonction de la ressemblance iconique devient relativement
peu fiable, même si à travers la neurophysiologie, on peut
aller rechercher certains fondements scientifiques à cette
connaissance pour en savoir davantage.
Selon Saint-Martin, la sémiologie topologique peut
alors jouer un rôle important dans ces recherches sur les
mécanismes perceptuels en posant les bonnes questions
concernant les concepts et procédures, ainsi que les
variables visuelles, qui sont engagés dans la saisie et
1'évaluation du percept.
15
1.2.2 L'activité perceptive comme telle
Dans ce contexte 11 activité perceptive n'est pas un
simple acte de perception; elle est proprement dynamique et
dépend de ce qu’offre au regard le champ sensoriel. Cela
dit, il y a deux éléments, difficiles à différencier, qui
interviennent dans cette activité: ce sont, "les schémas
conceptuels qui entrent dans la constitution des percepts
construits directement [...] et les autres cadres
conceptuels, plus ou moins abstraits, qui ne sont pas
parties prenantes du processus perceptif"®. Donc, en
topologie 1'expérience perceptuelle recouvrerait une
position "intermédiaire entre les stimuli et les concepts"?.
Cependant, d'après la psychologie de la gestalt, ce
système perceptif interviendrait là où il y a des "formes
prégnantes". Dans ce cas, selon Saint-Martin le percept
surgit d'un groupement de "forces" dans le champ visuel.
L'oeil humain se confronte à des ensembles en interaction
constante. En ce sens le terme "Gestalt", "sera utilisé pour
désigner une région du champ perceptuel qui, même si elle
est constituée de parties distinguables, se présente en
Saint-Martin, op. cit.. p.15
Saint-Martin, op. cit.. p.16.7
16
vertu de 1'articulation de ces forces internes comme un tout
unifié et doté d'un équilibre particulier"8.
Pour saisir cette totalité, le spectateur doit être
conscient du processus perceptif qu'il assume lorsqu'il est
positionné devant une oeuvre visuelle. Ce n'est pas avec un
simple balayage du regard qu'il va trouver des zones
extrêmement complexes. C'est seulement dans la succession
des regards et par la connaissance des éléments insérés dans
l'oeuvre par le producteur qu'il pourra développer une
analyse qui retiendra la totalité de cette oeuvre, et non
seulement certaines parties hiérarchisées, lesquelles sont
le plus souvent des formes iconiques reconnaissables dès
1'abord.
1.2.3 L'isomorphisme
On a déjà souligné en passant l'interaction agissante
qui existe entre les éléments subjectifs et les éléments
objectifs dans le processus de perception. Pour l'expliquer,
il faut faire intervenir une valeur d'isomorphisme,
c'est-à-dire une hypothèse théorique "voulant que les
propriétés structurelles du champ dynamique où se réalisent
p. 24.Saint-Martin, op. cit.,
17
les expériences de la perception externes soient en même
temps les propriétés structurelles de leurs corrélats
physiologiques"9.
Selon Saint-Martin, 1'interaction entre ces éléments
supposerait une certaine dynamique particulière entre les
structures psychologiques et les structures physiologiques.
L'hypothèse reste encore à vérifier empiriquement. Il est
tout de même fort juste de souligner que le "psychologique"
recouvre une dimension très complexe de notre expérience
émotive, vitale et sociale.
La théorie même de 1'isomorphie s'expliquerait en
regard de 1 'observation des déplacements visuels dans le
ragard, c'est-à-dire en vertu du mouvement dynamique qui se
réalise hic et nunc dans 1'activité perceptive. Ce caractère
dynamique, remarque Saint-Martin, a été occulté par toute la
culture occidentale, en présentant certains acquis de la
psychologie de la Gestalt, c'est-à-dire la notion même de
gestalt, celle de la "figure sur le fond" ou de la "bonne
forme", etc., comme des éléments insérés dans des cadres de
fonctionnement assez rigides. Au contraire, le caractère
dynamique propre de la perception se définit plutôt comme
P. 349 Saint-Martin, op. cit.,
18
une relation interactive entre le champ visuel et 1'activité
perceptive. L'un ne peut opérer sans l'autre, car ce champ
se constitue via la perception proprement dite.
En fait, cette relation opère comme une saisie du
mouvement lui-même. Cette complicité inaliénable dynamise la
perception dans le champ visuel. Dans ce processus même
apparaissent des zones interreliées par des éléments
composants qui se présentent en continuité énergétique et
qui sont à la base de la sémiologie topologique.
Cependant, chaque percepteur construit son propre
schéma cognitif. Ce schéma sera indubitablement le reflet de
ses capacités sensibles et cognitives. D'autre part, comme
le souligne Saint-Martin, il faut aussi tenir compte de
"1'expérience passée" de ce percepteur qui peut conditionner
pour une part ses réactions, notamment en fonction de l'idée
de profondeur dans le tableau héritée de la culture
classique.
19
1.2.4 La profondeur
La dynamique du mouvement visuel révélerait, ainsi
comment la figure apparaît d'entrée de jeu comme un champ
visuel entouré d'éléments spatiaux qui dynamisent cette
figure elle-même. L'un des éléments importants de
spatialisation dans la psychologie de la Gestalt est en ce
sens, "la profondeur comme alternative à la collision". Car
deux mouvements dans le champ ne se croisent jamais et, si
cela se produit, l'un d'eux fait nécessairement un pas en
arrière, constituant dès l'abord l'idée de profondeur.
Il s'agit dès 1 ors de l'un des "mécanismes
d'engendrement de la troisième dimension"; il jouera un rôle
particulièrement important dans la dynamique perceptuelle de
1'espace pictural, et a été identifié comme valeur
tridimensionel1e par 1'histoire de l'art occidentale. La
bidimensionnalité moderniste voudra en outre le contredire,
mais à partir d'un artificialité critique conceptuelle.
1.2.5 La valeur relative de 1 * expérience
Si on pousse encore plus loin cette problématique du
mouvement visuel, on note que "la perception exclut ce qui
offre une valeur négative pour le sujet [...] confirmant le
20
caractère éminemment relatif de toute expérience de percep
tion"^. C'est-à-dire que cette expérience est déterminée
par divers facteurs psychologique, physiologique, éthique ou
esthétique qui jouent des rôles importants dans
1'acquisition dynamique du savoir visuel, mais qui
contribuent aussi par la même occasion à le relativiser.
1.2.6 Invariance/mobi1ité
Un autre problème inhérent aux mouvements visuels est
soulevé par la proposition du psychologue américain de la
perception James J. Gibson concernant 1'invariance versus la
mobilité. Saint-Martin remarque que Gibson a été "profon
dément préoccupé par 1'apparente contradiction qui surgit
entre la mobilité extrême des processus de perception et les
"constances" dont témoigne l'image perceptuelle que l'on se
fait communément de la réalité extérieure"^.
Comment expliquer cette impression de "constance"
ancrée dans notre image du réel, par rapport à la dynamique
de la perception? Gibson, pour sa part, remplace
1'isomorphie proposée gestaltistement par Kohler par une
Saint-Martin, op. cit., p.54.
Saint-Martin, op. cit., p.58.11
21
espèce d'isomorphie "écologique". Selon Gibson, "les organes
sensoriels seraient dotés d'un double réseau fonctionnel,
dont l'un accueillerait les sensations et dont l'autre
effectuerait la perception"^, ce qui est une hypothèse
très difficile à vérifier expérimentalement d'après Saint-
Martin .
Le problème à résoudre se situerait dans la perception
elle-même: peut-on constater à travers l'expérience
perceptuelle des objets permanents et constants dans la
réalité? Si l'on veut rester dans le domaine du regard la
proposition de Gibson est plutôt, d'après Saint-Martin, une
position d'ordre métaphysique essentiellement, qui serait
liée au concept philosophique de constance et d'immuabilité
dans le temps.
Par contre, la psychologie de la Gestalt affirme
expérimentalement le contraire, à savoir "que des processus
permanents sont la source de mouvements et de changements
incessants dans le réel perçu"^. C'est en tout cas la
position que retiendra la sémiologie topologique.
Saint-Martin, op. cit., p.59.
13 Saint-Martin, op. cit.. p.64.
22
1.2.7 Figure/fond
Un autre mouvement visuel d'un grand intérêt pour la
sémiologie visuelle est celui de 1'opposition de la figure
et du fond. Dans le tableau la figure est "la région plus
dense avec un contour plus ou moins précis, le reste sera le
fond"^. Mais ces deux éléments ne sont pas constants, ils
se transforment à travers la multiplicité des regards, on
l'a vu et démontré.
Ceux-ci découvrent des régions ou des zones qui
engendrent du changement. La figure perçue durant la
première centration acquiert un caractère différent en
relation avec les autres régions. La figure peut ainsi
devenir fond par rapport à une région avoisinante plus dense
et, inversement, le fond peut devenir figure par rapport à
une région avoisinante moins dense. On peut donc
(re)connaître plusieurs réversibilités.
Saint-Martin précise que "cet équilibre réversible
tient à ce que toute figure est dotée de forces
structurelles, contextuelles, qui s'actualisent différemment
P. 65.14 Saint-Martin, op. cit..
23
sous 11 action de centrations qui parcourent toute la
région"*'’. Il va de soi que ces deux éléments sont dans une
interaction constante; on ne peut pas imaginer ou percevoir
la figure sans le fond ou le fond sans la figure. Ils sont
perçus "dans un même moment".
Ce rapport étroit entre figure et fond confirme que la
psychologie de la Gestalt ne survalorise pas le caractère
déterminant de la figure. Saint-Martin souligne cependant
que l'art visuel, depuis l'Impressionnisme, a réduit la
disjonction conventionnelle figure/fond. L'art moderne a
rejeté le statisme de la convention spatiale de la figure
sur le fond héritée de la pensée platonicienne. Mais malgré
cela, dans les tableaux modernes représentant toujours des
choses stables, à travers la vision fovéale et maculaire, on
peut privilégier des segments en les mettant en rapport avec
d'autres, ce qui permet de contourner la figure iconique
habituelle qui persiste à s'imposer implacablement au
regard.
Somme toute, dit Saint-Martin, "le message le plus
fondamental de la théorie de la Gestalt est que la
perception doit être définie avant tout comme engagée dans
15 Saint-Martin, op. cit., p.66-67.
24
une fonction mobile, toujours partielle et constructive
d'ensembles toujours changeants"^.
1.2.8 La bonne forme
Le processus de perception n'admet pas seulement
1 * existence de "figures fortes", iconisées qui forment des
gestalts. Il existe aussi des gestalts qui sont élaborées à
partir de ce processus même et qui consistent en une
"pulsion de regroupement perceptuel des agrégats visuels".
Ce processus particulier permet de rapprocher les régions
moins précises à des gestalts visuelles plus fortes.
Cette pulsion de regroupement est animée d'entrée de
jeu par la dynamique de 1 ' activité perceptive, qui, bien
sûr, fait appel autant à des figures géométriques simples
qu'aux choses représentables issues du monde naturel ou du
monde artificiel. Cette activité perceptive n'a besoin que
d'un minimum de sens figurai pour reconnaître l'objet
représenté qui est lié à toute la totalité du champ visuel.
La psychologie de la Gestalt a observé d'ailleurs que
ces regroupements gestaltistes sont davantage facilités
p. 71.16 Saint-Martin, op. cit.,
25
lorsqu'ils sont regroupés "dans des totalités simples,
régulières et fermées, qu'en ensembles irréguliers,
complexes et ouverts . Cette hypothèse s'explique ainsi :
si ces regroupements ne facilitent pas la tâche de les
regrouper dans des figures simples et régulières, alors le
percepteur aura résolument tendance à transformer ces
éléments pour faire "perceptuel 1 ement une figure définie et
régulière"*®, le plus souvent de l'ordre de 1'iconique.
Quelles sont à cet égard les formes de regroupement
privilégiées par la perception? Ce sont la régularité, la
symétrie, l'unité ou 1'intégration des parties, 1'harmonie,
le maximum de simplicité et la concision*®. Avec Saint-
Martin on arrive ainsi à définir un premier niveau
organisationnel des éléments visuels : c'est-à-dire le
concept de "la bonne forme" lié le plus souvent aux formes
géométriques simples.
En elle-même cette bonne forme est dès l'abord le
résultat de 1'expérience perceptuelle antérieure du sujet,
expérience qui est constituée à la fois par le contexte
Saint-Martin, op. cit. , p.75.
Saint-Martin, op. cit.. p.76.
p . 7 6 .19 Saint-Martin, op. cit..
26
socio-culturel et par 1'apprentissage des schémas
conceptuels. Cette expérience préalable à 1'activité
perceptive est fondamentale dans la reconnaissance
pragmatique des bonnes formes. Saint-Martin explique en ce
sens que cette "loi de prégnance" doit donc être désignée
comme une "pression vers la gestalt" qui engage le trajet
toujours actif, mais approximatif, de la construction
perceptuelle de la bonne forme . Saint-Martin signale que
cette tendance à la boniformisation serait de facto
omniprésente chez le percepteur devant n'importe quel
stimulus figurai.
En sémiologie topologique, ces regroupements ou
boniformisations s'activent ensuite en regard des premiers
niveaux d’organisation du champ visuel que sont les rapports
topologiques, c'est-à-dire les relations de voisinage, de
séparation, d'enveloppement, d* emboîtement, d'ordre et de
continuité qui ont été identifiées théoriquement par la
sémiologie visuelle. La psychologie de la Gestalt aura
justement reconnu et installé quelques lois d'organisation
de ces regroupements perceptuels, à savoir la proximité, la
similitude, la similitude dans la direction commune, la
clôture et la bonne continuité, ce que reprendra et
20 Saint-Martin, op. cit.. p.78.
27
développera aussi Saint-Martin dans son modèle d'analyse.
Dans son ensemble, le champ visuel est ainsi dynamisé
par l'activité perceptive du percepteur et par la richese
des éléments constitutifs qui sont insérés dans ce même
champ. A cette fin la boniformisation n’est pas une simple
appellation des objets reconnaissables, elle s'insère plutôt
dans une démarche "tensionnelle", où le processus de
perception doit comparer et évaluer les stimuli présents
dans le champ visuel, ainsi que "les aspect différents des
images visuelles mentales servant de bonnes formes"(81).
La reconnaissance proprement dite d'une bonne forme
s'établit donc à partir d'une activité complexe qui découle
du travail subjectif du percepteur. Mais s'il ne réussit pas
à constituer cette bonne forme, une tension désagréable
régnera en lui et alors il interprétera les stimuli visuels
présentés à son regard comme offrant de "mauvaises
gestalts". A cet égard, ce sont plus particulièrment les
formes ouvertes qui offrent plus de tension que les formes
fermées, quoique le percepteur tiendra à les
enfermer/renfermer en transformant la figure. Par exemple,
un triangle ouvert dans son sommet sera vu comme "mauvaise
gestalt" et sera transformé en fermant le sommet, créant dès
lors des triangles ou d'autres figures. Néanmoins, lorsque
28
la boniformisation est accomplie, 1'expérience perceptuelle
primordiale est finie. Pour Saint-Martin, c'est un mécanisme
intrinsèque nécessaire, particulier à la perception des
choses.
Dans tout processus de regroupement perceptuel d'ordre
figurai, deux formes de tension différentes seraient
présentes chez le percepteur : "un besoin de construire
perceptuel 1 ement de bonnes formes, d'une part, un désir de
les contester comme simple redondance, d'autre part"2*.
D'où la complexité continue dans le temps et dans 1'espace
de cette position du spectateur-regardeur.
Saint-Martin fait remarquer en conséquence que la
qualité de 1'oeuvre artistique n'est pas synonyme de
1'existence de bonnes formes, ni d'équilibre entre celles-ci
ou de mauvaises gestalts. Ce critère d'appréciation
relèverait plutôt de la dynamique qui fait que le percepteur
prend conscience de ces structures sous-jacentes qui
l'aident à connaître les richesses du monde réel ou du monde
imaginaire.
p.lll.21 Saint-Martin, op. cit.,
29
Saint Martin conclut en ce sens que "la description de
l'effet perceptuel de ces tensions entre bonnes et mauvaises
formes dans le champ visuel, selon les lois générales de
jonction et de disjonction explicitées par la théorie de la
Gestalt, constitue l'une des bases fondamentales de
1'analyse syntaxique"^ en sémiologie visuelle. Un autre
aspect aussi important prend en charge les relations
figurai es établies dans ce champ à partir de ces effets
perceptuels.
1.3 Les rapports topologiques
Pour Saint-Martin, les travaux de Jean Piaget sur les
rapports topologiques, liés aux structures spatiales
géométriques, sont fondamentaux. Cette topologie aura
notamment aidé les critiques et les historiens d'art à
remettre en question les critères constitutifs de 1'espace
euclidien de la Renaissance. Pierre Francastel soulignait
déjà en esquissant une notion de relativité spatiale :
"Je crois en un mot que les recherches de Piaget et de Wallon nous permettent de comprendre comment ce que crée chaque époque, ce n'est pas la représentation de 1'espace mais 1'espace lui- même, c'est-à-dire la vision que les hommes ont
22 Saint-Martin, op. cit., P. 112.
30
du monde à un moment donné" .
Dans le même sens, selon Saint-Martin, les théories
sur l'épistémologie psychologique de Piaget ont renouvelé
radicalement notre approche de l'objet d'art.
Sémiotiquement, il serait vrai, comme le propose Piaget, que
nous sommes en interaction avec cet objet d'art, c'est-à-
dire que notre connaissance se fait à partir de l'action que
nous exerçons sur lui. Il s’agit ainsi d'une action
dialectique. De plus, 1'oeuvre d ' art renferme une
intentionalité: c'est le produit synthétique d' une
interaction entre cette oeuvre et le monde extérieur. En
cela, elle est esthétique, elle est connaissance virtuelle.
Cet objet s'active ensuite dans un univers de
signification où chacun de nous reconstruit de nouvelles
connaissances, en comparant, en évaluant, en associant cet
objet à notre expérience sensori-motrice et intellectuelle.
C'est ici qu'intervient le principe de la "bonne forme".
Mais si, en ce sens, cet objet d'art est une totalité,
comment peut-on espérer percer sa structure, comment peut-on
l'étudier sans toutefois privilégier dans l'analyse une
seule forme de représentation spatiale, par exemple "la
Pierre Francastel, Etudes de sociologie de l'art, ed. Denoël, Paris, 1970, p.143.
23
31
perspective euclidienne" la plus traditionnelle, la plus
classique.
Comme le rappelle Saint-Martin, les travaux de Piaget
ont montré, au contraire, 1'existence de différentes façons
de représenter l'espace. La perspective linéaire géométrique
d'Alberti en serait une parmi d'autres. Elle n'est donc pas
un aboutissement nécessaire dans le développement
intellectuel de l'être humain, et ainsi la seule façon de
voir et d’expliquer le monde qui est le nôtre.
A ce sujet, Piaget nous enseigne plutôt que la première
forme de représentation de l’espace, nous la trouvons chez
le jeune enfant grâce aux rapports topologiques, et que ces
rapports vont subsister encore dans le dessin fait à l'âge
plus avancé du réalisme visuel. Pour sa part, Saint-Martin
rapproche ces dessins d'enfant tant de l'art primitif que de
l'art moderne. Elle souligne que l'art abstrait du 20e
siècle a privilégié ces mêmes types de rapport qui sont
d'entrée de jeu plus près de 1'expérience réelle de
l'espace. D'où sa volonté de faire des rapports topologiques
une variable essentielle de 1'analyse sémiotique visuelle et
1'intérêt de nous arrêter un moment sur la définition de ces
notions piagetiennes.
32
Piaget souligne que le premier rapport élémentaire est
celui de voisinage, c'est-à-dire celui qui concerne "des
éléments perçus dans un même champ". Le deuxième rapport
consiste en leur séparation; "deux éléments voisins peuvent,
en effet, s'interpénétrer et se confondre en partie :
introduire entre eux un rapport de séparation consiste à les
dissocier, ou du moins à fournir un moyen de les
distinguer"^.
Le troisième rapport spatial vise la mise à l'ordre;
"il intervient très précocément,.... sans doute, lorsque le
regard ou le toucher du bébé parcourent une suite d'éléments
rangés de façon constante"^. Le quatrième rapport, c'est
1'entourage en une suite ordonnée ABC; là, 1'élément B est
perçu comme étant "entre A et C, ce qui constitue un
entourage à une dimension. Sur une surface, un élément peut-
être également perçu comme entouré par d'autres; tel le nez
encadré par le reste du visage"^.
De plus ces quatre rapports topologiques s'insèrent
dans le rapport plus global de continuité. C'est pourquoi,
Jean Piaget, La représentation de l'espace chez l'enfant, P.U.F., Paris, 1948, p.18.
Piaget, op. cit. p.18.
Piaget, op. cit., p.19 .26
33
selon Saint-Martin, cette continuité serait le rapport "le
plus fondamental du champ spatial, puisqu'il questionne la
nature même, la cohérence et la densité des mises en
relation de tous les éléments entre eux"^.
Sémiotiquement parlant, en suivant Piaget, la
construction de 1'espace serait donc propre à 1'activité de
l'être humain en relation avec le réel. Ce n'est pas
seulement un donné sensoriel pur perçu par 1 'individu. Il
existerait conséquemment un écart entre la perception,
l'acte de perception et la représentation, avec comme
résultat que toute forme de représentation spatiale reste
toujours une (ré)organisation. C'est pour cela que la notion
d'espace est un pluriel chez Saint-Martin, et qu'il
existerait théoriquement plusieurs espaces à découvrir: un
On retiendra en tout cas que chaque centration visuelle est
ainsi pleine de dynamisme, qu'elle ne commence jamais à
zéro, qu'elle fait plutôt partie d'un processus extrêmement
complexe qui est l'objet même de la quête sémiotique.
Par exemple, la construction de 1 'espace se réalise dès
les premiers mois de la vie de l'enfant. C'est à partir de
là que le sujet commence un long processus perceptif et
expérimental. Par la suite, lorsqu'arrivera le moment de la
représentation, tant dans les sciences que les arts, c'est
cette expérience sensori-motrice et imaginaire qui s'ajou
tera aux nouvelles expériences et à leurs relations avec le
réel .
Enfin, il faut dire aussi brièvement quelques mots sur
la profondeur. Selon Piaget, dans son troisième stade de
développement, l'enfant met en relation les objets, de telle
sorte qu'il va chercher un objet qui est éloigné de lui.
Mais ce n'est pas parce qu'il a déjà intégré une notion de
profondeur. En effet, pour que la profondeur soit perçue
visuellement, il faut satisfaire trois conditions sine qua
non: la superposition des objets ; le nombre important des
objets qui s'interposent entre 1'objectif perçu et le sujet;
les différentes vitesses de déplacements que nous observons
en bougeant notre tête ou tout notre corps, car seuls ces
35
déplacements nous permettent d'évaluer la parallaxe des
AOobjets lointains . A défaut d'une notion substantialiste
de profondeur, c'est donc plutôt la topologie et ses
dynamismes singuliers qu'expérimente dès l'abord le jeune
enfant quand il entre en contact avec les objets de son
environnement immédiat.
Bref, les premières années de vie de l'enfant sont
déterminées par une activité subjective du monde. Puis,
c'est à partir de 1'expérience intellectuelle qu'il commence
à différencier le moi et le non-moi. C'est alors le
surgissement d'une prise de conscience du sujet et de sa
relation avec le monde environnant. Mais ce processus
n'aboutit pas nécessairement à la construction d’une
perspective dite "euclidienne", car celle-ci n'est jamais
parvenue à recouvrir tout 1'héritage occidental. Elle n'est
pas innée ; elle n'est qu'une forme de représentation parmi
d'autres.
D'ailleurs, "elle ne correspond pas à une expérience
réelle de l'espace"^, comme 1’avance la sémiotique
topologique, qui en appelle alors en priorité comme base
28
29
Piaget, op. cit.. p.43.
Piàget, op. cit.. p.46 .
36
explicative à des variables d'ordre perceptuel et plastique
pour faire vraiment tout le tour de cette question de la
communication visuelle par/dans le tableau.
1.4 Eléments constitutifs de la sémiologie visuelle
1.4.1 Le colorème
C'est à la lumière de cet horizon "topologique" que
nous voulons aborder maintenant les différents éléments
syntaxiques qui constituent la sémiologie visuelle de
Fernande Saint-Martin. Voyons tout d'abord la définition de
l'unité de base du langage visuel, le colorème.
Selon Saint-Martin, cette notion est constituée de
variables visuelles obtenues via des centrations du regard
dans un champ visuel spécifique. "Le colorème se définit...
comme la zone du champ visuel linguistique, corrélative à
une centration et constituée par une masse de matière
énergétique regroupant un ensemble de variables visuel-
les"^. Le colorème est structuré en deux régions qui
correspondent "à la vision fovéale, plus précise, dense et
compacte, et des couches périphériques, moins denses, moins
claires et plus diffuses, correspondant à la vision maculai-
30 Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel, p.6.
37
re" . Ce n'est qu'en fonction de ces visions
fovéale/maculaire que le percepteur réussira à reconnaître
visuellement différentes zones, qui sont imperceptibles à la
vision périphérique, et à les relier dans une totalité. Le
colorème n'est pourtant pas une identité physique
déterminée, malgré son côté objectif qui 1 ' engage à être une
masse colorée mise sur une surface. Le colorème se forme
plutôt à partir d'une idée de "dépendance corrélative" à
l'égard d'autres colorâmes qui sont eux aussi observables à
travers 1'analyse colorématique.
1.4.2 Les variables visuelles constitutives
Les variables visuelles sont réparties en six
catégories : la couleur, la texture, la frontière, la dimen
sion, 1'orientation et 1’implantation dans le plan. Les deux
premières sont des variables plastiques et les quatre
dernières sont des variables perceptuelles.
La couleur joue un rôle dynamique très important dans
les variables plastiques. Une couleur n'est jamais vue.
Certes on peut la nommer à travers des catégorisations
verbales, mais celles-ci ne rendent jamais compte des
31 Saint-Martin, op. cit., p. 6.
38
changements et des mouvements qui interviennent dans la
formation d'une teinte quelconque. De plus, si la masse
colorée est objective, sa perception demeure subjective,
puisqu'elle est d'ordre psychologique : "percevoir une
couleur ou resssentir une sensation chromatique est un
phénomène d'ordre psychologique, issu d'une activité
cervicale dès le moment où le processus de la vue a été
déclenché par les stimulus lumineux mis en relation avec
l'appareil optique"^.
Selon les centrations du regard, cette relation
perceptive transforme le chromatisme d'une région ou d'un
colorème, de telle sorte qu'il se produit une série de
mutations au niveau de la masse colorée. La couleur que nous
assignons verbalement à une zone n'existe pas, "les termes
qui désignent les couleurs réfèrent à un concept de masse,
c'est-à-dire à tout ce qui participe de rouge ou de bleu,
mais cette couleur que nous voyons supposément dans notre
univers mental, isolée et égale à elle-même, n'a jamais
existé et n'existera jamais"^.
Saint-Martin, op. cit., p.29.
Saint-Martin, op, cit., p.28.33
39
Au plan de la formation même des couleurs, s'inspirant
des américains Berlin et Kay, la sémiologie topologique
reconnaît 1'existence d'un certain nombre de pôles
chromatiques. Elle en désigne 13 : le rouge, le bleu, le
jaune le vert, l'orangé, le violet, l'ocre, le pourpre, le
brun, le rose, le blanc, le noir, le gris, qu'il faut
étudier chacun à partir de la chromaticité, de la
saturation, de la tonalité, de la luminosité et de la
complémentarité.
La deuxième variable plastique est la texture. C'est un
élément pluriel comme la couleur. Ces deux éléments sont
dans un rapport étroit, ils s ' inter-influencent; on ne peut
pas les isoler. Le support matériel, qu'il soit bois, verre,
métal ou tissu, va déterminer pour une bonne part les
différentes couches "texturées" d'une peinture. Saint-Martin
définit donc cette notion de texture comme une variable qui
intervient à la fois dans les profondeurs et à la surface du
tableau :
"on entend par texture une propriété de la masse colorée qui joue aussi bien dans ses profondeurs que sur la pellicule de surface par des inclinaisons diverses et des disjonctions qui infléchissent différemment 1'absorption et la réfraction des rayons lumineux par des corps opaques, modifiant ainsi leurs effets chromatiques"^.
34 Saint-Martin, op. cit P. 65.
40
1.4.3 Les variables perceptuelles
Les variables perceptuel 1 es relèvent des structures
psychologiques et physiologiques agissant sur les stimuli
externes. On en compte quatre : la dimension, la position
dans le plan, la vectorialité et les frontières ou contour
des formes.
La dimension est une étendue de masse perçue par
l’oeil; elle n'est pas mesurable. Elle se concrétise à
travers les différentes centrations; elle s'étire selon la
quantité de masse colorée et selon sa position par rapport
au Plan Originel identifié initialement par Kandinsky et
sémiotisé par Saint-Martin. La dimension se présente comme
une masse possédant les trois dimensions. Cette masse "se
définit comme le quotient de résistance de ses énergies du
champ ambiant qui agissent sur elle, lui imposant un certain
nombre de tensions vers des changements et mouvements
visuels"^. La dimension est ainsi très importante
lorsqu'on analyse des colorèmes distribués sur la totalité
du champ visuel.
p. 69.35 Saint-Martin, op. cit.,
41
L'implantation dans le plan, comme son nom 1'indique,
est définie par rapport à la position occupée dans le plan.
Il s'agit de la relation entre les colorâmes quant à leur
positionnement dans les trois dimensions. Cette variable
perceptuelle est donc déterminée en relation avec la
hauteur, la largeur et la profondeur, par les paramètres des
côtés périphériques externes du champ visuel et par rapport
aux différents axes de la structure interne de ce champ.
Quant à la profondeur proprement dite comme phénomène
perceptuel d'implantation du regard, elle est directement à
1'origine de ces éléments physico-perceptuels . Car elle est
presqu* entièrement subjective, bien qu'elle recouvre une
partie physique, puisque les éléments de couleurs et de
textures agissent comme stimuli externes.
On reconnaît sémiotiquement à cet égard deux types de
profondeur : une profondeur optique et une profondeur
illusoire. La profondeur optique est déterminée par le
chromatisme des couleurs qui sont en interaction dans le
champ visuel. Saint-Martin définit cette première profondeur
comme une "perspective" véritable: "nous appellerons
perspective optique l'ensemble des réseaux de profondeur
défini dans le champ visuel par les dynamismes particuliers
des couleurs et tonalités et les organisations spatiales qui
42
en découlent"^.
La profondeur illusoire relève par contre de certaines
conventions qui ont été élaborées arbitrairement par 1'homme
à travers son histoire depuis 1'Antiquité jusqu'à l'époque
moderne et qui sont devenues la base normative de la
reconnaissance iconique des objets tridimensionnels, peints
sur une surface bidimensionnelle. L'iconologie panofskienne
participe aussi de cette vision du monde.
Pour la sémiotique topologique cette notion
conceptuelle de profondeur ne crée donc pas des systèmes de
pensée qui sont coupés de 1'activité perceptive ou de
1'évolution des différentes cultures. La notion de
profondeur présente dans les différentes civilisations nous
1'enseigne, ainsi que les concepts mêmes qu'elles se font de
leur propre monde, soit imaginaire, soit réel.
Les deux dernières variables perceptuelles sont la
vectorialité et les frontières des formes.
La vectorialité est la tension et 1'orientation qu'un
colorème ou plusieurs col crèmes prennent dans le champ
P. 75.36 Saint-Martin, op. cit.,
43
visuel. Une masse physique mise dans ce champ est pourvue
d'une énergie capable de provoquer des rayonnements. Cette
masse physique prend ainsi une orientation qui sera
déterminée à partir des rapports qu'elle établira d'entrée
de jeu avec le Plan Originel.
Selon Saint-Martin, "les frontières ou contours
correspondent à un changement qualitatif entre deux régions
voisines du champ visuel perceptible dans un ou plusieurs
colorâmes" . Ces contours peuvent être flous ou nets selon
l'élément qui participe et déclenche la séparation: par
exemple, si c'est une ligne nette ou si c'est une
dégradation de la couleur ou du changement de texture. Cette
variable perceptuelle participe au premier chef de la
construction des formes ouvertes ou fermées qui sont
inscrites dans le Plan Originel, dont on doit aussi
maintenant questionner les principes constitutifs pour aller
plus loin dans 1’analyse syntaxique.
1.5 Le plan originel
On l'a dit, c'est le peintre Wassily Kandinsky qui a
formulé pour la première fois les principes de base du Plan
Saint-Martin, op. cit., p.79.37
44
Originel. Il était conscient que cet élément contribue à
1'engendrement de l'oeuvre plastique. Kandinsky définit le
Plan Originel comme étant "la limitation délibérée d'une
portion de l'univers sur laquelle la composition se
fera. Sémiotisant cette définition, Saint-Martin ajoute
"que cette portion de l'univers doit se présenter comme un
type défini de surface dont les particularités dépendront
des éléments qui l'engendrent"^.
On dira en conséquence que le Plan Originel commence et
se structure à partir de deux lignes verticales parallèles
et de deux lignes horizontales parallèles. Ainsi on tendra
à une forme fermée dotée de quatre angles d'où part une
énergie centripète qui dépend du format. De plus, puisque
cette structure distribue l'énergie vers le centre, la
sémiologie topologique propose, au lieu de le considérer
comme une surface bidimensionnelle, que "le plan originel
est une masse qui possède une courbe ondulante formée d'une
épaisseur ou d'un volume intérieur de densité variable,
selon le lieu que l'on considère"^.
Saint-Martin, Op. cit., p.102.
Saint-Martin, Op. cit., p.102.
Saint-Martin, Op. cit., p.126.40
45
Cette énergie engendrée par les quatre coins et par les
côtés périphériques résulte alors en un système de deux
diagonales qui "engendrent deux groupes de deux triangles
superposés"^. On aura la diagonale harmonique et la diago
nale dysharmonique et, en même temps, les triangles
harmoniques supérieur/inférieur et les triangles
dysharmoniques supérieur/inférieur, ces quatre triangles
formant un plan carré virtuel.
Illustration A: Les deux niveaux de 1'infrastructure du
plan originel.
En sémiologie topologique ces deux diagonales
constituent en ce sens le premier niveau de 1'infrastructure
du plan originel (v. illustration A). Le deuxième niveau est
formé par les axialités horizontale et verticale engendrées
41 Saint-Martin, Op. cit., p.126.
46
par le mouvement décroissant des énergies des quatre angles
vers les régions centrales du plan (v. illustration A).
D’après Saint-Martin, cette axialité est une constante
objective qui est tributaire des énergies même de la
matière, si l'on veut du matériau sémiotique et de sa
distribution, et non le produit d’une élaboration du peintre
dans le processus de création. La conjugaison des axialités
horizontale et verticale avec les diagonales représente
ainsi la base opératoire du plan originel, et dirige le
regard vers les effets de distance et de perspective qui
organisés de marques sensibles, offrant les paramètres
définissant la distance et la profondeur dans les
représentations visuelles"^. Cependant, on parle encore
souvent de "perspective" en histoire de l'art en 1'associant
abusivement aux données de la seule géométrie euclidienne,
de telle sorte qu'on analyse le champ visuel en surévaluant
une perspective unique, c'est-à-dire qu'on procède comme si
p.149.42 Saint-Martin, op. cit.,
47
le producteur artistique n'organisait l'espace pictural
qu'à partir d'une seule expérience spatiale, celle d'Alberti
et de ses disciples.
On s'est ainsi habitué à envisager la "perspective
linéaire" comme un système perspectiviste supérieur qui
engloberait tous les autres systèmes de représentation.
Pourtant des historiens d'art et des critiques, tels Erwin
Panofsky et Pierre Francastel, ont depuis longtemps insisté
sur le caractère relatif des systèmes perspectivistes, et
ont démontré que le choix d'une perspective donnée se fait
dans le contexte d'une culture, de la mentalité d'une époque
ou de toute la structure sociale d'une société. On reconnaît
encore depuis ces interventions que les perspectives
visuelles ont une fonction proprement symbolique, qu'elles
sont 1'expression d'une communauté de pensée et de la façon
dont les hommes, en collectivité, structurent 1'espace et le
temps.
En ce sens, en sémiotique topologique, la perspective
de la représentation est justement fondée sur des bases
sensorielles et conceptuelles. Car elle veut rendre compte
d'une pluralité d'expériences des producteurs artistiques,
en considérant que, depuis le début des temps, les hommes
ont voulu représenter leur monde intérieur/extérieur à
48
travers différentes perspectives, donc à travers différentes
façons de voir ou de revoir ces deux mondes.
A cet égard, pour Saint-Martin, chaque individu serait
un spectateur unique, non seulement devant une oeuvre d'art,
mais aussi devant le spectacle du monde naturel. Cela est dû
à son caractère proprement égocentrique, c'est-à-dire à la
position que 1 'observateur a par rapport aux choses vues et
perçues. Cette position égocentrique oblige le spectateur à
multiplier les centrations pour avoir plus d'informations
sur l'objet, mais cela ne rend pas réelle pour autant sa
représentation des choses. Saint-Martin souligne à ce sujet
que 1'espace perceptif donne un discontinu énergétique
substantiel et que 1'espace de représentation a seulement
d'emblée une fonction symbolique.
Par conséquent, tout système de perspective nous
présenterait cet espace perceptif comme un lieu complexe de
mises à distance. En outre, Saint-Martin souligne justement
que;
"la perception de la distance dans les trois dimensions s'effectue à partir de 1'information sensorielle présentée par l'oeuvre picturale, et non pas à partir du souvenir d'une image visuelle mentale même si, dans certains cas les références peuvent s'établir entre la dimension proportione1 le de certains stimuli dans le tableau et le souvenir qui lui est associé dans
49
1'expérience des objets de la réalité"^.
Autrement dit, c'est le tableau même qui nous transmet
les différentes informations que nous évaluons comme
percepteurs en termes sensoriels et conceptuels grâce à
l'activité perceptuelle. Même si ces informations existent,
et sont données à voir, elles ne forment pas en soi une
structure capable de rendre compte de l'organisation de
l'espace pictural en termes perspectivistes. C'est seulement
en regard de l'interaction entre l'objet d'art et le specta
teur averti ou l'analyste qu'il est possible d'établir les
critères organisationels de la perception de l'espace et de
sa représentation.
Les systèmes perspectivistes s'organisent alors autour
"de deux axes principaux, selon qu'ils tendent à modéliser
une expérience spatiale proche du corps du locuteur/produc
teur, ou à une grande distance de lui"^. La première
expérience se réfère à la hauteur et à la largeur, la
deuxième à la profondeur. On trouve ainsi de nouveau deux
types d'effets de profondeur: un effet topologique et un
effet illusionniste.
Saint-Martin, op. cit., p.150.
Saint-Martin, op. cit., p.151.44
50
Le premier réfère "aux distances qui restent très
rapprochées du corps propre, dans la distance intime et la
distance personnelle"^. Par contre, les profondeurs
illusionnistes, on l'a démontré, "sont des mouvements
suggérés dans le champ visuel, non pas par des mécanismes
propres à la perception visuelle elle-même ou à la structure
des variables visuelles, mais plutôt par une interprétation
associative résultant d'un code d'apprentissage culturel
spécifique"^. En tout cas ce sont dès l'abord ces effets
de distance qui sont déterminants dans la mise en oeuvre des
différents systèmes de perspectives révélées par la
sémiologie visuelle.
1.7 Systèmes perspectivistes
La sémiologie topologique divise justement les systèmes
perspectivistes en trois blocs, chacun obéissant à deux
impératifs : un premier d'ordre sensoriel et un second
d'ordre conceptuel.
Le premier bloc contient les perspectives proxémiques
qui sont élaborées à "une distance proche de 1'organisme".
Saint-Martin, op. cit., p.154.
Saint-Martin, op. cit., p.157.46
51
Il y a différentes perspectives proxémiques: les
perspectives optique, parallèle, arabesque ou à entrelacs,
focale, réversible, uniste, tachiste, en damier et les
perspectives microscopiques. Dans le deuxième bloc, on
retrouve les perspectives proxémiques relatives ou mixtes,
dont les perspectives sphérique, axiale, frontale, de
rabattement, cavalière, cubiste (analytique et synthétique),
projective, baroque et la perspective isométrique. Dans le
dernier bloc, on note les perspectives à distance lointaine,
telles que les perspectives linéaire, inversée, oblique,
atmosphérique, à vol d'oiseau, en étagements, en hauteur et
la perspective de l'anamorphose.
Inutile de s'attarder davantage sur un travail de
définition théorique de ces perspectives qui ont été
discutées à fond par F. Saint-Martin et Marie Carani^.
Nous y reviendrons ponctuellement au moment de l'analyse
syntaxique. Il suffit de préciser pour l'instant qu'un
réseau original s'établit entre plusieurs de ces
perspectives au plan d'une oeuvre particulière, ce que nous
tenterons de démontrer et d'organiser en termes d'énoncés
visuels.
Marie Carani, "Etudes sémiotiques sur la perspective", Cahiers du GRESAC, 1, département d'histoire, Université Laval, Québec, 1989.
52
1.8 Passages
Une application pragmatique à une oeuvre visuelle peut
démontrer avantageusement 1'engrenage de ce système ou
modèle sémiotique d'analyse, dont nous venons de présenter
les éléments de base, tels qu’ils ont été formulés depuis
quelques années par Fernande Saint-Martin.
53
CHAPITRE 2
L'analyse colorématique.
2.1 Présentation de 1'analyse
La sémiologie visuelle développée par Saint Martin est
divisée en trois parties : 1'analyse colorématique, 1'analyse
syntaxique proprement dite et 1’analyse sémantique.
L'analyse colorématique, comme son nom 1'indique,
réfère à 1’analyse des colorâmes. L'objectif de cette
analyse est de "reconnaître la dynamique et les tensions
propres aux premières unités de la perception avant qu'elles
ne soient insérées dans des structures syntaxiques plus
54
élaborées"^.
De plus, 1'analyse colorématique rend compte de la
structure des colorâmes en tant que système organisé à
partir de certaines variables visuelles qui déterminent
leurs modes d'intégration, leurs potentialités d'expansion,
leurs vectorialités, leurs énergies vibratoires, etc...^.
Dans cette analyse, nous tenons compte de la
conjonction ou de la disjonction de ces colorâmes à travers
les rapports topologiques et les regroupements ou
disjonctions gestaltiens. Cela nous permet de construire des
énoncés structurels qui seront insérés ensuite dans l'étude
des régions et des sous-régions du champ visuel.
Il est certain par ailleurs que cette analyse
colorématique ne rend pas compte d'une division réelle de ce
champ. Néanmoins, elle nous sert à reconnaître ou à prendre
conscience de la dynamique des colorâmes qui sont situés à
l'extérieur ou en périphérie d'une zone figurale décrite
et désignée comme une "gestalt forte" et qui a été reconnue
généralement en termes strictement iconiques par les
49
Saint-Martin, sémiologie visuelle, p.246.
Sait-Martin, op. cit.. p.246.
55
analystes. L'analyse colorématique nous permet ainsi de
saisir ces événements perceptifs jadis oubliés ou ignorés à
cause du désintéressement qu'on manifestait envers l'étude
de ces régions non lexicalisées et non désignatives du champ
visuel.
Dans ce contexte, l'analyse colorématique est le début
d'un long processus de restructuration qui annonce et
préside à l'analyse syntaxique. Ainsi, "regroupées dans
l'unité du colorème, ces variables visuelles sont déjà
insérées dans une structure syntaxique minimale, celle d'une
région topologique susceptible d'entrer en rapport
énergétique avec d'autres unités"^.
La reconnaissance de cette structure syntaxique
minimale est une nouvelle façon de voir pour deux raisons:
premièrement, l'analyste qui s'engage dans cette voie doit
délaisser toute une gamme de préjugés impressionnistes qui
ont été véhiculés depuis très longtemps en histoire et en
critique d'art sur la façon de regarder une oeuvre d'art;
deuxièment, il lui faut réapprendre à percevoir une oeuvre
d'art, c'est-à-dire qu'il ne doit surtout pas sous-estimer
toutes les zones, les régions ou les intervalles entre les
p.247-248.50 Saint-Martin, op. cit..
56
figures nommables où le producteur artistique semblait ne
vouloir rien dire.
2.2 Développement de 1'analyse
Pour rencontrer ces attentes méthodologiques, nous
avons utilisé analytiquement une grille modélisante en 20
cases. Celles-ci sont nommées et désignées de A à T (v.
illustration B). Chacune de ces cases est aussi subdivisée
de 1 à 5 (v. illustration C) . En regard de cette grille,
nous avons ensuite interroger toute la surface du tableau
considéré de Joan Miro, La Sieste (1925), pour signaler les
différentes caractéristiques que contiennent ces cases ou
les colorâmes mis en oeuvre.
Dès l'abord, nous pouvons ainsi établir sémiotiquement
d'après la position qu'elles occupent dans le plan original,
que les cases A, E, P et T sont animées par 1 ' énergie
potentielle des coins. On peut encore adresser les données
suivantes. Les cases C, H, M et R se situent sur l'axe
vertical central. Les cases F, G, H, I, J, K, L, M, N et O
sont localisées sur l'axe horizontal central. Les cases P,
L, H, D, Q, M, I et E sont animées par la diagonale
harmonique ; les cases A, G, M, S, T, N, H et B, par la
diagonale dysharmonique. Les cases A, F, K et P sont situées
57
sur le côté périphérique vertical gauche; les cases I, J, O
et T sur le côté périphérique vertical droit ; les cases A,
B, C, D et E sur le côté périphérique horizontal supérieur
et les cases P, Q, R, S et T sur le côté périphérique
horizontal inférieur.
_ A • C ft E
f 6 H I J
K L N 1 0
F 1 1 S T
Illustration B: grille en 20 cases appliquée à 1 * oeuvre
picturale. 1
4 5 2
3
Illustration C: Exemple d'une case subdivisée de 1 à 5
en suivant le mouvement des aiguilles d'une montre.
Pour aller plus loin dans cette analyse colorématique,
et par commodité méthodologique, il faut faire intervenir
dès maintenant 1'analyse syntaxique, car une bonne part de
celle-ci se déroule au plan même des colorâmes repérés dans
le tableau. On reprendra donc les résultats de 1'analyse
colorématique en les intégrant significativement dans
1'organisation syntaxique proprement dite de l'oeuvre
abordée, après avoir identifié les données de base de cette
composition.
77
CHAPITRE 3
L'ANALYSE SYNTAXIQUE
3.1 Présentation de 1'analyse
L'analyse syntaxique se veut un système analogique
capable de rendre compte du processus d'organisation du
champ visuel, et cela dans les trois dimensions étant donné
la dynamique des variables visuelles qui en constituent la
base matérielle. Ces variables sont insérées dans le Plan
Originel par le producteur selon sa manière propre, donc
selon son point de vue spécifique, ce qui crée des écarts
78
stylistiques importants entre chaque artiste, et d'emblée
entre chaque tableau et rend possible l'étude de textes
visuels particuliers.
Lorsqu'on introduit dès l'abord l'idée d'analogie, on
se réfère à ce qui distingue la sémiologie visuelle topolo
gique de 1'analyse syntaxique verbale, où le processus de
reconnaissance des éléments signifiants se réalise à partir
d'une analyse strictement linéaire et irréversible. Ce qui
prévaut dans le verbal, ce sont les relations digitales
entre des éléments discrets, tels que "les unités morphéma-
tiques du langage verbal. La sémiologie visuelle propose
au contraire "1'introduction d* opérateurs qui puissent
rendre compte de la fonction spatiale, analogique et
continue du langage visuel. Ces opérateurs sont la clé
de 1 ' activité syntaxique, et de son déroulement dont on peut
rappeler les principales étapes.
La première étape de 1'analyse syntaxique consiste en
la division du champ visuel en segments ou en agglomérats de
colorèmes, c'est-à-dire en régions, à travers un balayage de
la vision périphérique. Malgré le caractère restreint de
Saint-Martin, op. cit., p.255.
Saint-Martin, op. cit., p.255.
79
cette vision, elle prépare le terrain pour une étude
ultérieure qui pourrait segmenter davantage 1'oeuvre
abordée.
La vision périphérique se caractérise par la présence
de bâtonnets qui rend la perception des objets moins
précise ; elle réagit aux stimuli des ensembles dans un
mouvement de haut en bas et de gauche à droite, couvrant
donc tout le champ, notamment les périphéries, tandis que la
vision maculaire/fovéale est plus précise et fixe plus
centralement l'objet perçu. On ne peut cependant séparer ces
deux systèmes visuels, car ils interviennent toujours
dialectiquement dans le regard.
"La vision ambiante, (périphérique) sans la vision focale (maculaire/fovéale), serait limitée à la simple détection des changements survenant dans le monde extérieur. La vision focale, sans la vision ambiante, serait aussi infirme que celui qui tenterait d'examiner un tableau dans une pièce obscure avec un mince pinceau lumineux"53.
L'analyse syntaxique opère dès le stade de 1 'analyse
colorématique, puisqu'elle y décrit déjà certaines opéra
tions d'ordre topologique ou gestaltien. C'est ainsi qu'à
partir de notre grille théorique en 20 cases appliquée à
Marc Jeannerod, Les deux mécanismes de la vision, "La recherche en neurobiologie" éd. du Seuil, Paris, 1977, p. 89.
53
80
l'ensemble du champ visuel sélectionné, on a pu discuter et
analyser chaque colorème, repéré selon son étendue et son
énergie, en rapport avec les autres colorâmes de la surface.
Cela nous amène ensuite à établir des relations colorémati-
ques et à prolonger chacune des centrations effectuées, d'où
l’obligation qui s'ensuit d'agglomérer certains colorâmes de
façon à former une petite région ou de manière à visualiser
dans cet agglomérat une figure gestaltiste quelconque.
La sémiologie topologique propose différentes étapes à
cet égard. Tout d'abord, il faut différencier l'oeuvre d'art
en régions à partir de la vision périphérique, puis on doit
décrire ces différentes régions, ainsi que leurs relations,
en fonction des variables visuelles engagées, telles les
pôles chromatiques, la texture, la frontière, la vectoria-
lité et l'implantation dans le plan. Cette étape sert à
découvrir le type de vision sollicitée et les différents
systèmes de perspective que le producteur a utilisés.
Ensuite, il faut étudier les liaisons topologiques entre ces
régions à partir des mécanismes gestaltiens, tels que "la
reconnaissance de regroupements gestaltiens dotés, par
habitudes acquises, d'une fonction iconique; pression de la
bonne forme, émergences figure/fond, etc..
54 Saint-Martin, op. cit.. p.258.
81
Par la suite, on peut s’arrêter aux rapports des
régions et des sous-régions avec 1'infrastructure du Plan
Originel. Ces rapports permettent à 1 ' analyste de déterminer
le dynamisme de la courbe spatiale du plan pictural:
"Cette description fait état 1) des énergies différentielles actuelles; 2) des énergies différentielles potentielles et virtuelles; et 3) de la production de modélisations spatiales spécifiques continues/di s conti nues"55.
Suit enfin l'étape de la segmentation de 1'oeuvre d'après la
quantité d'énergie dont sont dotées ces différentes régions.
Cette segmentation est un pas important vers un travail
syntaxique plus en profondeur, où l'on peut prendre en
charge les énoncés que pourraient produire les régions entre
elles. On en arrive alors à la "reconnaissance dans les
régions et sous-régions segmentées des arrangements de
variables visuelles liées à la spatialisation structurelle
des divers espaces organiques"55, identifiés par la topolo
gie à la suite des recherches piagetiennes.
Pour notre analyse du tableau "La Sieste", de Miré,
nous avons donc établi 10 régions. Chacune de ces régions a
été subdivisée en sous-régions selon le besoin de 1'analyse
(v. illustration D).
Saint-Martin, op. cit., p.258-259.
Saint-Martin, op. cit., p.259.56
82
Illustration D: segmentation du plan pictural en dix
régions et différenciation de celles-ci en sous-
régions, par vision maculaire/fovéale.
I
82
11 lustration
régions et
régions, par
D: segmentation du plan pictural
différenciation de celles-ci en
vision maculaire/fovéal e .
en dix
sous-
rib anbEtiiEDtiE 4 obei/i 4
anbEbiçntiE
4
obeh
83
3.2 Les variables plastiques
3.2.1 Les pôles chromatiques
Miré a utilisé cinq des treize pôles chromatiques
identifiés par la sémiologie visuelle de Saint-Martin.
Cependant, c’est le bleu qui est le plus présent. Nous avons
ainsi désigné par le numéro 7, la région où le pôle chroma
tique du bleu pâle sature la totalité de la surface. Cette
saturation par le bleu (du ciel) implique une perception
tridimensionnelle liée au modèle naturaliste.
Les autres régions présentent par contre un degré
chromatique moins fort. RI, noir+gris; R2, blanc+bleu; R3,