Session nationale de l’enseignement catholique sur l’enseignement du fait religieux PLURALITE RELIGIEUSE ET CITOYENNETE Eduquer à la Paix 18-22mars 2013 " La laïcité à l'épreuve du multiculturel et du multireligieux " Jean-Claude Ricci L’Etat, les institutions publiques, qu’elles soient nationales ou locales, sont d’abord destinés à permettre à des millions d’individus de vivre ensemble. Cette exigence du vivre ensemble est le sens même du politique. La Cité, polis en grec, est un lieu et une communauté de vie. Elle a ses règles de fonctionnement et ses organes de direction, ses services, etc.… Parmi les exigences impérieuses de tout pouvoir politique digne de ce nom, figure, au premier rang, celle selon laquelle la vie humaine doit y être acceptable : vivre ensemble c’est, à la fois et indissociablement, faire des efforts pour apporter quelque chose à nos partenaires et, à notre tour, recevoir du groupe ce dont nous avons besoin car nous ne pouvons pas nous le procurer nous-même. Ainsi, toute vie collective, toute vie publique, suppose un équilibre raisonnable et honnête entre ce que nous donnons et ce que nous recevons. Si, dans une société, un individu ou un groupe d’individus devait, de manière pérenne, recevoir sans jamais donner ou inversement donner sans jamais recevoir, la relation serait par trop déséquilibrée et il n’y aurait aucun intérêt pour la société à faire route avec cet individu ou ce groupe ou, pour cet individu ou pour ce groupe, à demeurer en société. Le politique doit, d’une part, déterminer le but à atteindre ainsi que les voies et moyens appropriés pour y parvenir, d’autre part, s’assurer que cela peut être atteint sans charge excessive ou déraisonnable pour l’une des composantes du pays. Parmi ces équilibres qui rendent vivables la vie commune figure celui relatif aux rapports du temporel et du spirituel. La France, en raison de son histoire et du fait qu’elle a été longtemps face à une certaine religion, a élaboré un schéma juridico-politique auquel on donne le nom désormais consacré de laïcité alors que le terme de neutralité conviendrait mieux. Mais, au fond, ce qui importe c’est plus le contenu que le contenant. A ce sujet, oserai -je dire avec Alfred de Musset : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » ? Evoquer la laïcité dans le contexte propre à la France (I) et essayer de décrire les effets ainsi que la gestion d’une telle situation, notamment dans la vie des établissements scolaires (II), tels sont les objectifs assignés à mon intervention par les organisateurs de cette session nationale de l’enseignement catholique.
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La laïcité à l'épreuve du multiculturel et du multireligieux (Jean-Claude Ricci)
"La laïcité à l'épreuve du multiculturel et du multireligieux" (Jean-Claude Ricci)
Session nationale de l'Enseignement Catholique sur l'enseignement du fait religieux.
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Session nationale de l’enseignement catholique sur l’enseignement du fait
religieux
PLURALITE RELIGIEUSE ET CITOYENNETE
Eduquer à la Paix
18-22mars 2013
" La laïcité à l'épreuve du multiculturel et du multireligieux "
Jean-Claude Ricci
L’Etat, les institutions publiques, qu’elles soient nationales ou locales, sont
d’abord destinés à permettre à des millions d’individus de vivre ensemble. Cette
exigence du vivre ensemble est le sens même du politique. La Cité, polis en
grec, est un lieu et une communauté de vie. Elle a ses règles de fonctionnement
et ses organes de direction, ses services, etc.… Parmi les exigences impérieuses
de tout pouvoir politique digne de ce nom, figure, au premier rang, celle selon
laquelle la vie humaine doit y être acceptable : vivre ensemble c’est, à la fois et
indissociablement, faire des efforts pour apporter quelque chose à nos
partenaires et, à notre tour, recevoir du groupe ce dont nous avons besoin car
nous ne pouvons pas nous le procurer nous-même. Ainsi, toute vie collective,
toute vie publique, suppose un équilibre raisonnable et honnête entre ce que
nous donnons et ce que nous recevons. Si, dans une société, un individu ou un
groupe d’individus devait, de manière pérenne, recevoir sans jamais donner ou
inversement donner sans jamais recevoir, la relation serait par trop déséquilibrée
et il n’y aurait aucun intérêt pour la société à faire route avec cet individu ou ce
groupe ou, pour cet individu ou pour ce groupe, à demeurer en société.
Le politique doit, d’une part, déterminer le but à atteindre ainsi que les voies et
moyens appropriés pour y parvenir, d’autre part, s’assurer que cela peut être
atteint sans charge excessive ou déraisonnable pour l’une des composantes du
pays.
Parmi ces équilibres qui rendent vivables la vie commune figure celui relatif aux
rapports du temporel et du spirituel. La France, en raison de son histoire et du
fait qu’elle a été longtemps face à une certaine religion, a élaboré un schéma
juridico-politique auquel on donne le nom désormais consacré de laïcité alors
que le terme de neutralité conviendrait mieux. Mais, au fond, ce qui importe
c’est plus le contenu que le contenant. A ce sujet, oserai-je dire avec Alfred de
Musset : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » ?
Evoquer la laïcité dans le contexte propre à la France (I) et essayer de décrire les
effets ainsi que la gestion d’une telle situation, notamment dans la vie des
établissements scolaires (II), tels sont les objectifs assignés à mon intervention
par les organisateurs de cette session nationale de l’enseignement catholique.
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I) La laïcité « à la française »
Nous venons, à l’instant, d’évoquer des mots « laïcité », « pluralité », qui
appellent immédiatement des précisions claires si l’on veut avancer dans notre
recherche (A). Nous nous demanderons en suite comment les faire vivre
ensemble, comment les combiner (B).
A) La laïcité, une affaire de mots et de temps
Le dossier de laïcité doit être présenté clairement si l’on ne veut le rendre
inextricable, ce qui impose, d’emblée, que soient apportées un certain nombre de
précisions, les unes touchent au sens des mots employés et à la signification des
réalités qu’ils recouvrent (a), les autres sont relatives au poids, considérable, de
l’histoire sur cette question (b).
a) Le sens des mots
Si, bien évidemment, les deux termes sont, chacun, directement intéressés par
l’autre, il s’en faut de beaucoup que leur liaison soit automatique ou constante.
Tout d’abord, la laïcité est, à la fois, une conception philosophique et une
construction juridique découlant de cette conception. La laïcité exprime un
choix. Au contraire, le multiculturel ou le multireligieux relève simplement de
l’ordre du fait, du constat non du choix. Il existe sur un territoire politique
soumis au même corps de règles juridiques et politiques plusieurs cultures et/ou
plusieurs religions.
Ensuite, il n’y a pas de rapport entre laïcité et nombre de cultures ou de religions
présentes sur un territoire donné. Il peut n’exister qu’une religion et l’Etat être
soumis au régime de laïcité. En ce cas, cette dernière traduira la volonté du
politique de se rendre indépendant du religieux. Inversement, il peut exister une
pluralité de religions dans un Etat est celui-ci ne sera pourtant pas laïque ; ce fut
le cas de la France jusqu’en 1905, c’est le cas, par exemple, aujourd’hui de la
Grande-Bretagne, de l’Irlande, de l’Espagne, de l’Italie ou de la Russie.
Egalement, le terme laïcité recèle une remarquable ambiguïté, je viens à l’instant
d’en signaler un aspect. L’objectif assigné à cette attitude juridique est
susceptible de deux lectures. Soit la laïcité vise d’abord l’indépendance de l’Etat
par rapport à la religion et elle est alors de nature très politique puisqu’elle ne
vise qu’à renforcer la puissance publique ou, a minima, à la rendre autonome,
pouvant d’ailleurs déboucher sur la prohibition de la religion ; soit la laïcité
concerne directement le statut du religieux dans la société civile et politique et
vise à interdire tout lien privilégié entre Etat et Religion. La difficulté vient de
ce que cette apparente clarté est constamment brouillée en pratique : parce qu’il
cherche son indépendance politique, l’Etat coupe tous les liens qui pourraient le
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gêner et, parmi eux, le lien religieux. Ainsi, à la fois, la laïcité peut être au
service des religions en permettant leur existence ou coexistence et elle est aussi
au service de l’Etat dont elle accroît la puissance.
Enfin, cette question de la laïcité est encore obscurcie par un aspect important
auquel on ne prête pas suffisamment attention. C’est la question de la légitimité
des gouvernants. Je parle bien de « légitimité » et non de légalité. Il ne suffit pas
qu’un gouvernement soit élu et installé selon les règles juridiques applicables
dans un Etat, encore faut-il qu’il soit légitime c’est-à-dire qu’il se comporte,
qu’il gouverne à peu près de la façon dont l’opinion pense qu’elle devrait être
gouvernée. La légitimité n’est donc pas de l’ordre du palpable, du matériel, du
tangible mais bien de l’ordre intellectuel, immatériel. La légitimité repose sur un
système de croyances : l’idée que l’on se fait de l’ordre social désirable. Un
régime politique, s’il est illégal, peut néanmoins perdurer s’il est légitime, en
revanche, sans légitimité – même s’il est parfaitement conforme au droit – il
s’effondre. Or comment se forge dans la tête des gens cette idée commune
moyenne de ce que doit être idéalement un gouvernement ? Ce sont les
habitudes, les mœurs, la distinction du bien et du mal, les sentiments de justice
et de raison, etc. A l’édification de cet ensemble, il est évident que la religion
participe beaucoup car nombre des critères que je viens de citer ont partie liée
avec les enseignements religieux. L’Etat a donc besoin d’agir conformément à
ces représentations mentales, du moins ne peut-il trop s’en écarter et, de plus, le
faire trop longtemps. C’est pourquoi, même laïque, un Etat ne peut se passer de
valeurs et, dans le cas de la laïcité, cette quête des valeurs tourne à la quadrature
du cercle car ces dernières ont souvent une origine non laïque tant il est difficile
de fonder « laïquement » une anthropologie qui tienne la route. Si l’on retire de
la morale républicaine et laïque tout ce qui est déjà dans le Décalogue et dans
l’enseignement du Christ, il ne reste pas grand chose, « peanuts » comme on dit
aujourd’hui.
C’est ici le lieu de rappeler comment la France en est venue à constituer un Etat
laïque.
b) Le poids de l’histoire
L’histoire joue en ce domaine, comme d’ailleurs en beaucoup d’autres, un rôle
capital.
La France, pour des raisons dans le détail desquelles il n’est pas nécessaire
d’entrer ici, la fille aînée de l’Eglise, a, pendant un millénaire environ, entretenu
de très étroites relations avec le Saint-Siège. Ensuite, malgré le gallicanisme des
XIVe et XVe siècles et les guerres de religion, le concordat de Bologne en 1516
puis celui de 1801, ont fixé un ensemble juridique assez invariant jusqu’en
1905. La loi du 9 décembre 1905 rompait donc, après le bref intermède de la
révolution, avec une pratique, un droit et une politique qui duraient depuis plus
de mille quatre cents ans. Cela fait assez peut face à cent ans de laïcité.
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Les variations sémantiques qu’on vient de signaler ont tout naturellement leur
retentissement ici. Si l’Etat est et se dit laïque il est aussi démocratique et il ne
lui est pas interdit, en outre, de se montrer réaliste. Tous les jours il lui est donné
de se frotter aux réalités religieuses. Ceci explique l’étonnement des étrangers
lorsqu’on leur explique en détails le régime français de laïcité.
Au départ tout est simple : « L’Etat ne reconnaît ni ne salarie aucun culte », ainsi
s’exprime la loi de 1905. A donc été créé un principe constitutionnel d’absence
de reconnaissance étatique du fait religieux. Pas question de revendiquer une
appartenance religieuse pour s’opposer à telle ou telle obligation ou,
inversement, pour prétendre tirer de là un droit. L’état religieux de chacun est
ignoré par le droit et par les décisions pris par les diverses autorités publiques.
D’où cette double conséquence que, d’une part, le religieux est renvoyé à la
sphère du privé, de l’intime et du non visible, et que, d’autre part, l’Etat doit se
tenir dans l’ignorance « juridique » du fait religieux.
Cette situation est très vite apparue intenable et ceci pour trois raisons
principales au moins. Tout d’abord, il y a un fait religieux : des rites, des
croyances, des bâtiments, des fidèles, des ministres du culte, des demandes, etc.,
etc. Aucune autorité publique ne peut feindre d’ignorer cela ne fut-ce qu’au
simple plan quantitatif. Ensuite, l’option prise en 1905 n’est que l’une des
modalités concrètes de la laïcité, celle que l’on appelle la laïcité négative. Il
existe une autre forme, la laïcité positive. Elle consiste, pour les pouvoirs
publics, à prendre en considération toutes les religions sans en privilégier
aucune, à les reconnaître sans les discriminer. Enfin, quand le législateur évoque
alors « les » religions il n’a en tête qu’un seul modèle, celui du catholicisme
romain, unitaire, centralisé, hiérarchisé, etc. Or ce modèle ne tient pas, par
exemple, pour les orthodoxes, le pullulement des branches du protestantisme, les
« nouvelles » religions, les juifs ou les musulmans, les bouddhistes ou les
hindous.
Ce dernier motif est très important. Alors que la pratique des religions
chrétiennes est très fortement intériorisée, ne donnant lieu qu’à de faibles
incidences pour les administrations, il n’en va pas de même pour d’autres
religions. Celles-ci se caractérisent par des comportements extérieurs non
seulement très visibles (circoncision, alimentation, vêtements, séparation des
sexes, etc.) mais qui se traduisent le plus souvent par des requêtes adressées aux
administrations, les obligeant ainsi à se déterminer par rapport à ces demandes.
Ceci bouleverse totalement la donne pour la puissance publique, incapable de
répondre à un défi qui la pousse hors de ses cadres mentaux et de ses repères
traditionnels. Par exemple, lorsqu’il s’agit pour elle de trouver un interlocuteur
représentant validement telle ou telle famille religieuse.
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B) Les conditions d’une laïcité originale
L’Etat n’a, longtemps, pensé la question de ses rapports avec la religion qu’à
travers l’unique prisme du catholicisme c’est-à-dire d’une religion assez
singulière (a), ce qui l’a conduit à construire un modèle juridico-politique, la
laïcité, où il y a loin de la théorie à la pratique (b).
a) La singularité du fait catholique
Depuis les origines, la question de la place de la religion dans l’Etat a été
dominée par le fait que l’Etat n’avait affaire qu’à une seule religion, fortement
structurée en une église, elle-même organisée en société internationale de
fidèles, la religion catholique. Un auteur a d’ailleurs parfaitement décrit cette
situation en écrivant en 1993 : « Le droit français concernant la liberté
religieuse, la laïcité de l’Etat et sa neutralité ne s’est déterminé et ne détermine
encore qu’en fonction de la place qu’a en France l’Eglise catholique. Même
quand il la rejette… » (Roland Drago, Laïcité, neutralité, liberté ? in Droit et
religion, Archives de philos. du droit, XXXVIII, 1993 p. 222). De là s’ensuit
que cette question a souvent été de nature presque exclusivement politique et
très accessoirement religieuse. Pourquoi ? Parce que, en même temps que du
statut d’une religion dans l’Etat, il s’agissait en réalité surtout de déterminer
l’espace de survie politique de l’Etat français. En effet, les rois de France, depuis
Clovis, ne tenaient, pour l’essentiel, leur légitimité que de la conformité de leur
pouvoir aux règles religieuses établies en ce domaine. Le droit dicté par l’Etat,
du moins dans une majorité de matières, pouvait difficilement n’être pas
conforme aux prescriptions religieuses. D’où cette volonté d’indépendance du
roi de France par rapport à l’Eglise catholique, constante depuis le XIIIe siècle,
affichée à la fin du XIVe et poursuivie incessamment depuis, notamment à
travers la Pragmatique sanction de Bourges (1438) et la Déclaration des quatre
articles rédigée par Bossuet (1682), devenue loi d’Empire sous Napoléon (17
février 1810). Ainsi, depuis sept ou huit siècles, l’Etat, en France, a
constamment lutté pour pouvoir disposer d’un réel espace de liberté et
d’autonomie, enserré qu’il était dans les mailles d’une religion qui avait alors la
double particularité d’être très fortement organisée et, sinon quasiment unique
jusqu’à la fin du XVIe siècle, du moins très largement dominante, et cela encore
plusieurs siècles après. C’est dans cette perspective qu’il convient de situer la
problématique lorsque éclate la révolution de 1789, problématique qu’aggrave
de façon exponentielle l’anticatholicisme qui avait caractérisé, en France et dans
une partie des élites européennes, le XVIIIe siècle des intellectuels et des
princes ; anticatholicisme qui allait, rampant ou au grand jour, poursuivre un
travail de sape encore jusqu’aux XIXe et XXe siècles : c’est une évidence que la
culture aujourd’hui, en France, est une culture non pas a-catholique mais
anticatholique. Cet anticatholicisme a d’ailleurs conduit l’Etat révolutionnaire à
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tenter de créer une église catholique nationale, schismatique, en rupture avec
Rome ainsi qu’à favoriser, au prétexte de l’égalité, non pas les autres religions
en tant que telles mais en tant que rivales et concurrentes du catholicisme. Il est
significatif que la première grande nationalisation opérée par la révolution est la
Constitution civile du clergé (12 juillet-24 août 1790) avant même la
confiscation des biens des nobles ou des émigrés, avant même la rédaction d’une
constitution pour la France.
De là aussi une volonté permanente de cantonner la religion à la sphère privée,
individuelle et intime, et surtout à son exclusion du champ du débat public où sa
présence pourrait menacer les bases de la légitimité de l’Etat. A cet égard,
n’oublions pas que tout au long du XIXe et au début du XXe siècle, la France
aura cherché un point d’équilibre pour son régime politique : de 1789 à 1884, en
moins d’un siècle, la France aura changé de constitution pas moins de treize
fois, soit une tous les 7 ans et elle aura connu durant ce temps six ou sept
régimes politiques différents. Dès lors, l’irruption du religieux dans le débat
politique aurait encore aggravé une instabilité politique et constitutionnelle qui
aura duré au moins 170 ans, de 1789 à 1958.
En outre, le face à face Etat/Eglise catholique n’a pas concerné que les questions
strictement religieuses ou la légitimité de l’Etat, il a infusé par mille canaux tous
les secteurs de la vie, publique comme privée : mariage, sexualité, régime de la
famille, relations entre parents et entre parents et enfants, règles de morale
collective, droit pénal, régime bancaire, lois sociales, arts et culture, patrimoine,
monuments historiques, filiation, fonction publique, déroulement des procès,
régime de la preuve, etc. C’est donc un face à face de tous les instants parce que
l’Eglise catholique a un droit, une théologie, une philosophie, une doctrine
sociale, bref, une Weltanschauung, qui lui sont propres. C’est donc en
permanence que l’Etat la rencontre et s’y confronte.
Par là, le fait religieux est aussi un fait social et un fait politique. A quoi s’ajoute
le nombre de personnes concernées peu ou prou, directement ou indirectement,
par ces enjeux de pouvoir et ces débats d’idées.
Pour toutes ces raisons, la laïcité qui a été bâtie sur ces prémisses est assez
particulière.
b) Une laïcité sui generis
Innombrables sont les traits par lesquels se démontre cette affirmation d’une
laïcité peut-être pas si laïque que cela.
Tout d’abord, les questions religieuses, voire de pure théologie, sont très
fréquentes dans les décisions des autorités publiques, par exemple devant les
tribunaux.
Une simple énumération suffira à nous en convaincre.
Quand les juges sont appelés à définir ce qu’est un « fidèle catholique », le
Conseil d’Etat depuis 1911 (17 mars 1911, abbé Hardel, p. 350 ; 8 avril 1911,
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Abbé Anselme, p. 464 ; 28 juillet 1911, Rougègre et autres, p. 908, concl.
Chardenet) et la Cour de cassation depuis 1912 (Cass. civ. 5 juin 1912, D.P.
1912.I.121, note A. Mestre) retiennent la définition même de l’Eglise
catholique : sont catholiques les personnes en communion avec le Siège
apostolique.
Voilà maintenant un pasteur protestant aumônier dans un hôpital qui se voit
retirer par l’Eglise réformée de France l’autorisation d’exercice antérieurement
accordée : il est jugée que cela oblige le directeur de l’hôpital à licencier ce
pasteur (Section 17 oct. 1980, Pont, AJDA 1980 p. 256, concl. D. Labetoulle).
Le juge s’interroge en 1963 sur le point de savoir si la nomination du Directeur
de l’Institut musulman de la mosquée de Paris est conforme, ou non, aux statuts
de la société des habous et lieux saints de l’Islam (Section, 8 novembre 1963,
min. de l’Intérieur c/ Ahmed ben Ghabrit).
Nous sommes à Marseille et deux branches du protestantisme se disputent un
local ; le Conseil d’Etat doit donc décider laquelle d’entre elles est la plus
conforme dans sa doctrine aux règles contenues dans la Confession
d’Augsbourg promulguée en 1530 sous l’autorité de l’empereur Charles Quint
(Ass. 25 juin 1943, Eglise réformée évangélique de Marseille, Sir. 1943.III.9,
concl. R. Odent).
Plus fort encore : Bernanos écrit une pièce, le « dialogue des Carmélites »,
d’après un scénario du RP Bruckberger lui-même inspiré d’un ouvrage de
l’auteur allemand Gertrude von Le Fort. Cette œuvre relate les derniers jours
d’un couvent de religieuses carmélites qui vont être massacrées par les
révolutionnaires en 1793. Le fond de l’œuvre porte sur la Grâce et l’angoisse, la
communion des saints. Une adaptation cinématographique en est faite par
Bruckberger et s’ensuit un procès car il est reproché à ce dernier de n’avoir pas
rendu de manière fidèle dans son travail le message de Bernanos. La Cour
d’appel de Paris, dans un arrêt du 19 juin 1974, s’interroge doctement et
successivement sur le point de savoir en quoi consiste le dogme de la
communion des saints, puis sur son importance dans l’œuvre de Bernanos et
enfin sur la fidélité, ou non, de l’adaptation cinématographique réalisée par
Bruckberger.
Ensuite, le juge surtout a été amené à de nombreuses reprises à donner sa
conception du principe de laïcité. Par exemple lorsqu’il s’est agir de déterminer
le caractère constitutionnel, d’une part, de la liberté de l’enseignement et donc
de l’existence d’un enseignement privé, d’autre part, de l’aide de l’Etat à cet
enseignement (CC 77-87 DC, 23 novembre 1977, Loi complémentaire à la loi n°
59-1557 du 31 décembre 1959 modifiée et relative à la liberté de
l’enseignement). A de nombreuses reprises, s’est posée la question de savoir si
elle subvention ou toute autre forme d’aide accordée à une activité, au moins en
partie de caractère religieux, était, ou non contraire au principe de laïcité. Une
commune est-elle tenue, dans ses cantines, de proposer des menus respectant les
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prescriptions de tel ou tel culte ? Un maire peut-il interdire une procession au
nom de l’ordre public ? Etc.
Les réponses sont complexes car elles sont à la fois nuancées, subtiles et au cas
par cas. En effet, les tribunaux, soucieux de ne pas être taxés d’aller dans un
sens ou dans l’autre, se refusent à des positions générales ou de principe.
Ainsi, au sujet de l’enseignement public, le Conseil d’Etat a commencé par
juger en 1912 (10 mai 1912, Abbé Bouteyre, p. 553, concl. Helbronner) que
l’obligation faite aux candidats à l’agrégation de demeurer un certain temps au
service de l’Etat rendait impossible la candidature d’un prêtre catholique à
l’agrégation, car son état ecclésiastique l’empêche d’être enseignant dans
l’enseignement public. Puis, dans un important avis rendu en 1972 (21
septembre 1972, Les grands avis du Conseil d’Etat, Dalloz 1997 p. 105, obs. J.-
P. Costa), le Conseil d’Etat a fortement réduit les exigences formulées soixante
années plus tôt car il estime désormais une telle candidature possible puisque
l’obligation de servir l’Etat peut parfaitement être satisfaite dans le cadre de
l’enseignement privé sous contrat d’association.
Le principe reste cependant la neutralité du service public. Par exemple, la
plupart des décisions actuelles en matière de port du foulard islamique donne
raison aux autorités scolaires lorsqu’elles sanctionnent ce qui est considéré
comme un insigne religieux ; il est d’ailleurs significatif de relever que le juge le
fait au moyen d’une motivation qui est stéréotypée (14 mars 1994, Mlles Yilmas,
p. 129 ; 10 mars 1995, Epoux Aoukili, p. 122 ; 27 novembre 1996, Ligue
islamique du Nord, p. 461 ; 20 octobre 1999, Epoux Aït Ahmad, AJDA 2000 p .
165, note F. de la Morena, etc.). De la même manière, une surveillante
d’externat qui porte ce voile dans le cadre du service public de l’enseignement,
et alors même qu’elle n’est pas elle-même chargée d’enseignement, viole la
laïcité du service public car, écrit le juge, cette laïcité fait obstacle à ce que les
agents d’un tel service « disposent, dans le cadre du service public, du droit de
manifester leurs croyances religieuses » (Avis, 3 mai 2002, Mlle Marteaux,
AJDA 2000 p. 602, chron. M. Guyomar et P. Collin). Le Conseil d’Etat y voit
même une faute disciplinaire qu’il incombe aux supérieurs hiérarchiques de
sanctionner.
II) Laïcité et pluralité religieuse et culturelle
Normalement, évoquer la laïcité dans le cadre d’une société multiculturelle et
multireligieuse n’a rien d’original puisque c’est précisément dans une telle
situation que se comprend le mieux la neutralité publique dans la mesure où est
recherchée la liberté de tous de confesser la religion de son choix ou le refus de
la religion. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples et c’est précisément
cette donne, assez nouvelle pour la société française, qui va provoquer un certain
bouleversement dans les termes traditionnels du débat (A). Naturellement, ceci
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ne sera pas sans incidence sur l’un des services publics les plus sensibles au
principe de neutralité, l’école (B).
A) Vers une nouvelle laïcité ?
On constate, en effet, que sous couleur de l’emploi d’un terme inchangé, celui
de « laïcité », c’est en réalité à une grande mutation que nous sommes en train
d’assister. Il y a à cela plusieurs raisons, dont la principale semble être juridique
mais le droit, ici, ne fait que traduire un phénomène qui, en son essence, n’est
pas d’ordre juridique (a). En tout cas, c’est bien la jurisprudence –
particulièrement celle du Conseil d’Etat - qui joue ici un rôle très important (b).
a) La transformation de l’environnement juridique
Tout commence par une prise de conscience qui peut en surprendre plus d’un,
notamment dans le clan des « laïcards » ou « bouffeurs de curés » comme l’on
dit. Le principe de neutralité de l’Etat, de laïcité dans la conduite des affaires
publiques, est une invention du christianisme. Vous connaissez tous ce passage
de l’Ecriture, dans l’Evangile de Matthieu (XXII, 21), de Marc (XII, 17) et de
Luc (XX, 25), où est rapporté un épisode fameux. Des Pharisiens demandent à
Jésus s’il est permis de payer l’impôt à l’occupant romain de la Palestine. La
question est un piège : si Jésus répond positivement, il sera aisé de le faire
passer pour un « collabo » et de le discréditer aux yeux des Juifs, s’il répond
négativement, il sera suspect aux Romains et arrêté. Dans les deux cas,
Pharisiens et Hérodiens seront débarrassés d’un personnage encombrant. Jésus
commence par leur répondre : « Pourquoi me tendre un piège, hypocrites ? »,
puis il se fait apporter une pièce d’un denier et, montrant la pièce, interroge ses
interlocuteurs : « De qui cette effigie ? Et la légende ? ». Il lui est répondu :
« De César ». On connaît la suite, Jésus leur répond : « Rendez donc à César ce
qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Plus radicalement, l’apôtre Jean
(XVIII, 36) met cette parole dans la bouche du Christ : « Mon Royaume n’est
pas de ce monde ». Comme le texte de la Vulgate, établi par Saint Jérôme, est en
latin, et que l’impératif du verbe rendre, rendez, se dit reddite en latin, du verbe
reddo, on appelle cela la « doctrine du Reddite ». Ce texte est capital car il
apprend deux choses : en premier lieu, la séparation de deux pouvoirs, le
pouvoir temporel qui tient aux corps et le pouvoir spirituel qui tient aux âmes ;
en second lieu et par voie de conséquence, l’existence de deux sphères
autonomes et légitimes d’action, celle du spirituel et celle du temporel. Les deux
mondes sont non seulement distincts mais font, en quelque sorte, jeu égal,
chacun dans son domaine propre de compétence. Observez bien cela : c’était la
première fois, et la dernière jusqu’à ce jour, qu’une religion reconnaissait
l’indépendance et la légitimité du politique. Ni le judaïsme, antérieur au
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christianisme, ni l’islam qui lui est postérieur n’ont une telle vision du politique.
Pas davantage, l’hindouisme, le bouddhisme, le shintoïsme, le taoïsme ou le
confucianisme, etc… De là, d’ailleurs, Saint Paul, dans sa lettre aux Romains
(XIII, 1-7), tirera l’obligation, pour le chrétien, d’obéir aux pouvoirs établis dans
une société.
Or ce n’est qu’assez récemment (aux alentours de 1989-1990 dans les milieux
socialistes par exemple) que les responsables politiques ont pris conscience que
la laïcité, d’abord conçue, en tout cas perçue, comme une machine de guerre
contre la religion, surtout contre le catholicisme, par un détour singulier de
l’histoire, en est en réalité un pur produit. Précisément, lorsqu’ont fait irruption,
de façon massive, très visible, d’autres familles religieuses, spécialement les
deux nommées plus haut, on s’est aperçu qu’elles n’adhéraient pas à cette vision
du politique. Dans un premier temps, on leur a objecté l’obligation de respecter
la laïcité et ce fut un coup d’épée dans l’eau parce que, pour ces religions, leur
imposer la laïcité de l’Etat c’était les soumettre unilatéralement à la seule vision
chrétienne du politique. L’effet obtenu fut donc inverse de celui recherché.
Stupéfaction chez certains qui s’apercevaient avoir été les propagandistes zélés
de la doctrine du Reddite…
Les pouvoirs publics ont donc été conduits à revoir leur copie.
Il est ensuite un autre phénomène, concomitant ou presque à celui que je viens
de citer mais sans rapport avec lui. Je vous prie de m’excuser mais là je vais être
obligé de faire un peu de droit. Il y a dans l’article 55 de la Constitution actuelle,
celle de 1958, un article 55 qui est capital, en droit général certes, mais aussi
pour la question dont nous sommes en train de parler. Cet article dit, brevitatis
causa, que les traités et autres actes internationaux sont supérieurs aux lois.
Cette affirmation, qui figure dans le texte depuis 1958, n’a cependant reçu son
plein effet, pour des raisons complexes, qu’à partir de 1975 pour la Cour de
cassation (Cass. mixte 24 mai 1975, Adm. Douanes c/ Cafés J. Vabre, D. 1975
p. 497, concl. A. Touffait) et de 1989 (Ass. 20 octobre 1989, Nicolo, p. 190)
pour le Conseil d’Etat. Le parlement ne peut donc pas voter de loi contraire à un
traité ou à une convention internationale ainsi qu’aux décisions prises par les
organes institués par ces mêmes traités ou conventions. Une loi ou une
disposition législative contraire à un traité est ipso facto écartée par la juridiction
– quelle qu’elle soit - devant laquelle est invoquée l’inconventionnalité du texte.
Ainsi, pour prendre un exemple qui vous est familier, les traités de l’UE
s’imposent à notre législateur national mais aussi les règlements et les directives
adoptés par les organes de l’UE institués par lesdits traités. Ainsi, la loi du 9
décembre 1905, qui n’est qu’une loi ordinaire, peut être modifiée ou abrogée ou
complétée par une loi postérieure mais surtout elle doit respecter les traités
auxquels la France a adhéré. Or, parmi ces traités il y a un très important, signé
en 1950 (auquel la France n’adhère qu’en 1974), à Rome, la CEDH que met en
œuvre une juridiction siégeant à Strasbourg, la Cour EDH. Naturellement, la
liberté de religion, celle de conscience, l’égalité entre individus, etc. figurent en
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bonne place dans cette convention. De plus, la jurisprudence de cette Cour a la
particularité de refléter la sensibilité moyenne des Etats signataires, cela pour
chaque liberté. La France, on l’a dit, avec sa laïcité, est assez singulière en
Europe et la voie moyenne de la Cour EDH pas toujours celle qu’une juridiction
française eût spontanément adoptée.
b) L’évolution de la jurisprudence
Dès 1989, en pleine querelle sur le foulard islamique, le Conseil d’Etat est
consulté par Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale et rend 27
novembre 1989 un avis capital qui se fonde sur quatre pactes ou conventions