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Faranirina Esoavelomandroso La Grande Guerre vue d'outre-mer : français et patriotisme malgache In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 73, n°271, 2e trimestre 1986. Madagascar et l'Europe (2e Partie) pp. 129-141. Abstract At the end of 1915, the colonial authorities arrest some four hundred Madagascans, accused of having hatched a nationalist conspiracy as the part of a secrete society, the V.V.S. The Merina elites try to conciliate Western culture and Malagasy culture. In the first decades of the twentieth century, the idea of a restoration of the monarchy is not new to those elites. Between French patriotism and Madagascan patriotism, the limits are rather vague. The intellectuals avail the opportunity of the war to make the public opinion sensitive to a Malagasy patriotism, which is expressed openly under favour of this context. Résumé Vers la fin de 1915, les autorités coloniales procèdent à l'arrestation de quelque quatre cents Malgaches accusés d'avoir ourdi un complot nationaliste dans le cadre d'une société secrète, la V.V.S. Les élites merina cherchent à concilier culture occidentale et culture malgache. Dans les premières décennies du XXe siècle, l'idée d'une restauration de la monarchie ne leur est pas étrangère. Entre patriotisme français et patriotisme malgache les limites sont plutôt floues. Les intellectuels tananari viens saisissent l'occasion de la guerre pour sensibiliser l'opinion sur un patriotisme malgache qui s'exprime ouvertement à la faveur de ce contexte. Citer ce document / Cite this document : Esoavelomandroso Faranirina. La Grande Guerre vue d'outre-mer : français et patriotisme malgache. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 73, n°271, 2e trimestre 1986. Madagascar et l'Europe (2e Partie) pp. 129-141. doi : 10.3406/outre.1986.2521 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_0300-9513_1986_num_73_271_2521
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Oct 05, 2020

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Faranirina Esoavelomandroso

La Grande Guerre vue d'outre-mer : français et patriotismemalgacheIn: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 73, n°271, 2e trimestre 1986. Madagascar et l'Europe (2e Partie)pp. 129-141.

AbstractAt the end of 1915, the colonial authorities arrest some four hundred Madagascans, accused of having hatched a nationalistconspiracy as the part of a secrete society, the V.V.S. The Merina elites try to conciliate Western culture and Malagasy culture. Inthe first decades of the twentieth century, the idea of a restoration of the monarchy is not new to those elites. Between Frenchpatriotism and Madagascan patriotism, the limits are rather vague. The intellectuals avail the opportunity of the war to make thepublic opinion sensitive to a Malagasy patriotism, which is expressed openly under favour of this context.

RésuméVers la fin de 1915, les autorités coloniales procèdent à l'arrestation de quelque quatre cents Malgaches accusés d'avoir ourdi uncomplot nationaliste dans le cadre d'une société secrète, la V.V.S. Les élites merina cherchent à concilier culture occidentale etculture malgache. Dans les premières décennies du XXe siècle, l'idée d'une restauration de la monarchie ne leur est pasétrangère. Entre patriotisme français et patriotisme malgache les limites sont plutôt floues. Les intellectuels tananari vienssaisissent l'occasion de la guerre pour sensibiliser l'opinion sur un patriotisme malgache qui s'exprime ouvertement à la faveur dece contexte.

Citer ce document / Cite this document :

Esoavelomandroso Faranirina. La Grande Guerre vue d'outre-mer : français et patriotisme malgache. In: Revue françaised'histoire d'outre-mer, tome 73, n°271, 2e trimestre 1986. Madagascar et l'Europe (2e Partie) pp. 129-141.

doi : 10.3406/outre.1986.2521

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_0300-9513_1986_num_73_271_2521

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74e ANNÉE 1986

LA GRANDE GUERRE VUE D'OUTRE-MER :

PATRIOTISME FRANÇAIS

ET PATRIOTISME MALGACHE

par F. V. ESOAVELOMANDROSO

L'accueil enthousiaste que les Tananariviens réservent en 1921 à Jean Ralaimongo, combattant de la Grande Guerre, mandaté par la Ligue française pour l'accession des indigènes de Madagascar aux droits de citoyens français1, fondée à Paris en 1919, inaugurant ainsi à la suite du Congrès panafricain la série d'associations anticolonialistes2, ne saurait véritablement se comprendre si on néglige la prise de conscience de certains milieux de la capitale dans les années 1910. Les élites insatisfaites de la politique culturelle du pouvoir colonial ont toujours exprimé leurs aspirations d'une manière ou d'une autre. C'est dans un climat d'effervescence intellectuelle et de renouveau spirituel, aux origines d'une nouvelle conception du tanindrazana (littéralement la terre des ancêtres et par extension la patrie) qu'éclate la nouvelle de la guerre.

A divers points de vue, le conflit se révèle une excellente occasion pour poser le problème de la condition indigène. Attentifs aux discours officiels sur Une guerre porteuse d'espoirs pour tous les peuples, les intellectuels malgaches retiennent les slogans qui pourront leur servir. Les élites participent à toutes les manifestations de patriotisme, sinon de chauvinisme, orchestrées par

et qui donnent de la capitale, loin du front, l'image d'une ville en fête. Cependant les réjouissances ne dissipent pas la morosité

d'une période de guerre avec son cortège de difficultés matérielles, le de la pression administrative, la hantise de l'enrôlement. De plus, vers la

fin de 1915, les autorités coloniales procèdent à l'arrestation de quelque quatre cents Malgaches accusés d'avoir ourdi un complot nationaliste dans le cadre d'une société secrète, la V.V.S. (Vy, Vato, Sakelika : Fer, Pierre, Ramification)3. La crainte des représailles d'un pouvoir méfiant à l'égard des intellectuels et des Merina en général suscite inquiétude et sentiment d'insécurité. Ainsi s'avère-t-il plus habile de protester de son loyalisme, ne serait-ce que pour détourner les soupçons de l'administration, bien des affiliés de la V.V.S. n'ayant pas été appréhendés. Expression d'un opportunisme politique ou d'un réel attachement à la France, symbole de la liberté, le patriotisme sollicité à tout moment par les

Rev. franc. dTiist. d'outre -mer, t. LXXIII (1986), n°271,p. 129 à 141.

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autorités peut se charger d'une tout autre signification. Gestes patriotiques, spectacles et poèmes permettent insensiblement de glisser de la « France Mère Chérie» à la patrie malgache, d'autant que les discours officiels associent

la France et Madagascar.

I. - UNE GUERRE LIBÉRATRICE.

La formation dispensée par les missionnaires européens ou les instituteurs français de la IHe République et leurs disciples fait que les élites merina,

en outre par tradition familiale de l'importance de l'instruction, sont persuadées du bien-fondé de l'œuvre civilisatrice de l'Occident, source de progrès et de liberté. La lecture des périodiques confessionnels et des journaux littéraires entretient les idées reçues pendant la scolarité. Aussi, jusqu'au lendemain de la Grande Guerre, et ce malgré les désillusions provoquées par la fausse politique d'assimilation4, ces élites restent-elles sensibles au discours colonial, sans en être toutefois prisonnières, puisque, dans leur quête d'identité, elles cherchent à

culture occidentale et culture malgache. Il n'en reste pas moins que le thème d'une guerre menée pour le triomphe de la civilisation trouve un écho favorable auprès du groupe d'intellectuels tananari viens.

Les nouvelles du front.

L'administration s'efforce de mobiliser l'attention de la population tanana- rivienne. Le public lit ou se fait lire et commenter les informations du Gazetim- panjakana (version malgache du Journal officiel) ainsi que les câblogrammes affichés quotidiennement à Anjoma-Antaninarenina. Ce quartier apparaît dans les premières décennies du XXe siècle comme un espace privilégié de sociabilité avec les maisons de commerce de la rue Amiral Pierre et la place aménagée au bout de l'avenue qui conduit à la résidence du gouverneur général. Les Tanana- riviens aiment à y flâner et les informations, assorties de commentaires, se diffusent rapidement.

Pour apaiser l'inquiétude suscitée par certaines rumeurs — le bruit d'une éventuelle cession de Madagascar à l'Allemagne si celle-ci remporte la victoire court en ville5 — et surtout pour éviter que des nouvelles susceptibles de

la domination française ne se propagent, l'administration filtre les informations et les présente à l'avantage des Alliés. Cette pratique

destinée en outre à stimuler le chauvinisme et le militarisme est utilisée également en France. Mais à Madagascar, l'éloignement des champs de bataille permet plus facilement au pouvoir colonial de ne s'attarder que sur les succès militaires.

Il n'y a pas de doute, les Alliés remporteront la victoire. Une telle permet d'entretenir le militarisme. Ainsi s'explique l'orientation des

livrées au public. Le récit des événements, les explications du conflit donnent certes aux élites une vision moins étriquée des problèmes mondiaux que les sommaires leçons d'histoire dispensées dans les écoles et supprimées

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après l'affaire de la V.V.S. Cependant, si les renseignements ne sont pas faussés, on évite de s'attarder sur les détails qui risquent de ternir la

gloire française, conformément au principe énoncé par Renel, directeur de l'enseignement : «Je pense qu'en matière d'enseignement indigène, on aie droit non pas sans doute de fausser l'Histoire, mais du moins de l'amputer de certains faits, de certaines statistiques, de certaines considérations qui seraient de nature à jeter le trouble dans l'esprit de nos sujets.»6

On parle alors essentiellement de la «fatigue» des empires centraux, du désarroi de leurs armées, de leur défaite imminente. Et s'il arrive que l'on évoque le déploiement des forces allemandes, c'est juste pour souligner leur caractère dévastateur, effrayant et pour opposer la finesse de la stratégie des Alliés,

de la victoire finale. La presse locale tient régulièrement ses lecteurs au courant des événements,

en se référant volontiers à diverses sources étrangères pour donner plus de aux articles. Les rédacteurs rappellent bien sûr les câblogrammes des

agences Reuter et Havas, mais citent également Le Journal (France), L'Écho belge, le Maas-bode hollandais, le Bund (Suisse), le Moming Post, le Corriere délia Serra. Le journal littéraire Loharano (La Source) consacre à la guerre un paragraphe dans chacune de ses livraisons. Ny Fitarikandro (L'Étoile du jour) essaie de retenir l'attention du public avec une chronique au titre

frappant : Frantsa sy ny fahavalontsika (La France et nos ennemis). La suspension à la fin de 1915 de ce journal, jugé subversif, nous amène à penser que Ny Fitarikandro joue sur la polysémie des termes. En effet, au-delà des empires centraux et de leurs alliés, l'expression «nos ennemis» peut aussi

les seuls ennemis des Malgaches, et la France, détentrice de traditions républicaines, a logiquement pour mission de lutter pour la liberté et le droit des peuples opprimés.

La presse confessionnelle réputée pour son sérieux suit de près les politiques. Ny Mpanolo-tsaina (Le Conseiller), périodique prisé par les

élites merina, parle sur un ton prophétique de «la plus grande guerre que le monde ait connue depuis sa création : la paix et le bonheur qui en résulteront seront à la mesure des malheurs et calamités qui y sont nécessairement

7 Pour rassurer les familles et plaire au pouvoir, des journaux tel Ny Trompe-

tra Volamena (La Trompette d'or) publient des lettres de tirailleurs, récits qui viennent seulement corroborer le point de vue officiel. Ces missives servent en outre aux agents recruteurs. Le seul regret de leurs auteurs étant de ne pas s'être enrôlés plus tôt pour profiter de «la prospérité, du bonheur et des plaisisrs» que procure le séjour en métropole8.

Une lutte pour le triomphe de la «civilisation».

Tel est en effet l'un des aspects que revêt cette guerre pour une certaine jeunesse tananarivienne, tentée par l'aventure, soucieuse de puiser les

à leur source même, ou tout simplement attirée par les merveilles de l'Europe. On ne manque pas de recourir à ce genre d'argument pour provoquer des engagements «volontaires». Ny Trompetra Volamena écrit : «L'adage selon

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lequel les sauterelles ne passent jamais deux nuits de suite à proximité d'un même village convient tout à fait ici9. La possibilité d'aller en France sans

et sans rien débourser est offerte. Quelle personne intelligente ne souhaite - t-elle voir ce que les autres ont vu, même à grands frais?» Ou encore : «Désirez- vous vous promener en France ? Profitez du moment ! » Discours qui semble porter, à lire ce passage d'une lettre adressée par des «Volontaires de l'Intendance au pasteur Rabary», responsable de la prestigieuse paroisse d'Avaratr'Andohalo et qui, animateur des conférences destinées aux jeunes gens de la capitale, a été arrêté lors de l'affaire V.V.S. : «Nous sommes heureux à la perspective de

admirer les merveilles décrites par le Pasteur Ravelojaona après son séjour d'un an en Europe : le fort de Marseille, les cultures, l'élevage, l'artisanat, les villes... Paris, la reine des capitales européennes...»10 Cette citation montre

le cliché d'une France prospère, thème récurrent des manuels scolaires, des articles de périodiques, des discours officiels, a marqué la jeunesse tananarivienne.

L'engagement ou toute autre forme de participation à la guerre permet à la fois de manifester la reconnaissance à l'égard de la France qui, comparable à l'aîné(e) ou à la mère, a porté sur son dos le peuple malgache (valim-babena) et de contribuer à la défense de la liberté et de la justice bafouée par l'Allemagne. Les publications officielles ou officieuses abondent dans ce sens. Il suffit de lire la première phrase de l'avis placardé sur les murs de la ville au lendemain de la déclaration de guerre : «La France a raison car elle défend la civilisation, c'est un acte humanitaire», ou les titres d'articles du genre «La France et le Droit» (Trompetra volamena, 15 janvier 1915). Ny Loharano stigmatise les visées expansionnistes de l'Allemagne à travers une analyse assez précise, quoique tendancieuse, de l'idéologie et de la politique allemandes depuis le XIXe siècle (17 juin 1915). S'adressant au gouverneur général, des notables tananariviens reprennent ce discours :

L'Allemagne poussée par l'orgueil et le rêve de domination mondiale a déchaîné cette guerre formidable qu'elle a préparée de longue date, pour violer les droits et l'indépendance des peuples... Gloire à ceux qui ont combattu pour défendre la liberté et l'indépendance, à ceux qui ont sacrifié leur vie pour faire triompher le droit et la patrie, à ceux qui ont versé leur sang pour sauver leur patrie et en même temps la patrie du monde, à tous ceux qui ont participé à faire gagner notre cause, à assurer l'écrasement de l'impérialisme teutonne (sic) 1 1 .

Dans la mesure où cette guerre doit contribuer au triomphe de la sur la «barbarie», tous les espoirs sont permis pour ceux qui, soutenant

ou non la politique coloniale, songent à des lendemains meilleurs. Une telle guerre du droit et de la justice n'est pas en contradiction avec les principes chrétiens. Ce genre d'affirmation rassure l'élite tananarivienne, mécontente d'une politique culturelle fortement influencée par la laïcisation. Le journal Ny

volamena du 18 août 1918 établit un parallèle entre la participation au conflit et le sacrifice du Christ qui a libéré l'humanité du joug de Satan et des chaînes du péché. La propagande patriotique réveille même l'esprit de croisade, en parlant des chrétiens décédés sur le front du Levant, dans les territoires sous domination turque. Les informations reçues de France évoquent l'accueil

réservé aux tirailleurs protestants par les membres de la Société des missions évangéliques, les réunions de prière organisées dans les foyers du soldat ou les

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maisons individuelles, la foi qui anime les engagés malgaches, désireux de de bibles et cantiques12. Cette foi chrétienne — renforcée par la certitude

de vaincre — devrait soutenir les engagés malgaches dont quelques-uns se font baptiser pendant le séjour en France. Le journal Ny Loharano invite ses lecteurs à formuler la profession de foi ci-après : «Je crois à la bénédiction donnée par les vieux, aux prières des épouses et des mères, à la renommée de la France, à la puissance du glaive et à celle de la main qui le tient. J'ai foi en nous tous, je crois en Dieu.»13

II. - GUERRE ET FÊTES (?).

Malaise à Antananarivo.

L'administration ne peut cependant contrôler toutes les nouvelles, ni des notes discordantes de se faire entendre. Dans une certaine mesure, la

découverte du «complot» de la V.V.S. profite au pouvoir qui trouve une justification à sa politique de pression et qui bénéficie du soutien d'une

population tananarivienne préoccupée de manifester son loyalisme. En effet, accepter d'entrer dans le jeu de l'administration n'implique pas nécessairement, ni exclusivement, un esprit de collaboration.

La rapide diffusion de nouvelles contredisant la version officielle des faits entretient l'inquiétude dans les familles des engagés. La correspondance adressée par les tirailleurs à leurs parents et amis tananariviens est soumise à une censure stricte. Les représailles contre les destinataires des lettres ne se font pas attendre, si leurs auteurs y tiennent quelques propos outrageants à l'égard de la France14. Critiquer les informations officielles s'avère dangereux, et un jeune comptable de la capitale qui avait osé faire des remarques sur un communiqué donnant seulement le nombre des blessés allemands est envoyé au bagne politique de Nosy Lava15.

Les autorités coloniales surveillent les Malgaches qui, de près ou de loin, ont noué des contacts avec les Allemands, en particulier les commerçants et les employés de commerce en relation avec les agents de la maison O'Swald. A ce point de vue, l'affaire du négociant Ralambo défraye la chronique tananarivierjie et sert d'avertissement aux notables de la capitale. Accusé d'avoir organisé chez lui un banquet en l'honneur de l'Allemagne, Ralambo se voit assigné à résidence fixe. Certains de ses invités subissent le même sort. La panique s'empare de bien des commerçants, l'administration multipliant ses enquêtes dans le monde des affaires, vu l'extension du réseau de la maison O'Swald16. Confrontée à de telles pratiques administratives, la population vit sur ses gardes. L'arrestation, à la veille de Noèl 1915, des quelque quatre cents Malgaches accusés de rébellion jette le désarroi et instaure un climat de terreur, condition favorable pour l'administration qui sollicite la contribution patriotique des colonisés.

De fait, malgré les pénuries et le coût de plus en plus élevé du riz17, la tananarivienne prend part à l'effort de guerre. Résultat de contraintes

administratives, émulation entre les notables soucieux de leur prestige social,

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occasion pour exprimer d'une manière détournée, dans la tradition adoptée jusque-là par les intellectuels, une prise de conscience malgache, les

patriotiques présentent un caractère complexe et se prêtent à différentes interprétations.

Antananarivo, ville en fête.

L'impression qui se dégage de la lecture des journaux et des archives est celle d'une ville dont la vie est rythmée par une succession de fêtes

suscitées par les autorités coloniales et orchestrées par les notables et les élites. «Journée des orphelins de guerre», «Journées françaises», «Journée des

coloniales», «Journée des Poilus», «Journée du 75», «Journée Gallieni», «Tombola pour les cigares destinés aux tirailleurs»..., l'administration ne laisse passer aucune occasion pour lancer des souscriptions, et toujours dans une

de fête. De leur côté, les groupements de tout genre rivalisent en de patriotisme : fonctionnaires, élèves et personnel des écoles officielles,

représentants de diverses professions, jeunes des paroisses de la ville, membres d'associations sportives, ainsi celle des éleveurs de chevaux dont les membres appartiennent tous à la haute société tananarivienne, ou le stade olympique de FEmyrne qui destine ses recettes à la « flotille impériale anglaise » . Quant aux compositeurs et artistes malgaches, s'ils tiennent à se distinguer en organisant leurs propres soirées théâtrales ou musicales, ils sont sollicités pour animer des manifestations qui, revêtues d'une même signification politique, n'ont pas toujours la même fonction sociale et culturelle, étant donné la diversité des programmes et du public. Afin de toucher les différents milieux de la capitale, les organisateurs s'efforcent d'offrir à chacun le spectacle qui pourrait

ou qu'on estime devoir lui convenir. Aussi les fêtes se prolongent-elles. La célébration du canon de 75 millimètres, modèle 1895, l'une des meilleures pièces de l'artillerie légère française, dure trois jours.

A quelques variantes près, les fêtes se déroulent suivant les mêmes séquences. Les défilés d'élèves, de sportifs, de miliciens, de musiciens du gouvernement général inaugurent les festivités, puis toute la journée des réjouissances

animent places et jardins de la capitale : le jardin d'Ambohijatovo ou square Poincaré, le parc de la résidence, la place d'Andohalo, ancienne place des kabary (discours royaux) chargée des symboles de la présence française, et même lors des fêtes du «75», le palais de la reine. L'association de ce monument à des espaces qui sont véritablement des lieux de représentation du pouvoir colonial n'a rien d'étonnant. Ce choix s'inscrit dans la ligne de la politique française : se concilier les Malgaches en manifestant du respect pour leurs traditions. Mais pour les colonisateurs, celles-ci relèvent du domaine du folklore, ou d'un passé révolu et l'aménagement du palais de la reine en musée rappelle nettement que ce chapitre d'histoire est bien clos.

Les spectacles destinés au peuple de la capitale font partie de ces jeux que tout pouvoir donne à la foule pour la «divertir». Mis à part les éternels kabary ou les jeux faussement anodins d'enfants qui prennent comme cibles les

représentant les dirigeants autrichiens et allemands, les autres attractions ont moins comme but de cultiver le patriotisme que de préserver l'image du

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Fanjakana Ray amandreny (l'autorité investie des attributs des parents), soucieux de contenter les sujets. L'administration organise kermesse, loterie, courses et surtout d'anciennes distractions fort prisées dans la société merina : concours de danses et chants, concours de toilettes pour les jeunes filles, concours de mpilalao. Les manifestations de ce genre entretiennent chez les Malgaches un attachement à leur culture, sinon une nostalgie du passé. En ce sens, le défilé «historique» du 5 juin 1915 au palais de la reine, lors des journées du «75», est un exemple intéressant. Le fastueux défilé qui rappelle celui des troupes royales du XIXe siècle ne peut susciter le même écho chez les autorités

et chez les Malgaches. Alors que pour l'administration cette revue est essentiellement «une fête

octroyée» pour se concilier les sujets et les distraire, les Malgaches, eux, sont tout naturellement enclins à « vivre la fête » , à intercepter un message dans ce spectacle évocateur. En effet, dans les premières décennies du XXe siècle, l'idée d'une restauration de la monarchie n'est pas étrangère à certaines élites tana- nariviennes et quelques-uns des documents saisis lors de l'affaire V.V.S. le prouvent18. A programmer un tel spectacle et à en confier l'organisation à des notabilités (commerçants et écrivains), l'administration ne contribue -t-elle pas à renforcer dans l'imaginaire collectif des Merina la vision d'un passé embelli, idéalisé? Vu l'oppression politique, le nationalisme des intellectuels tananari- viens s'exprime dans un renouveau culturel et plus particulièrement dans un intérêt accru pour l'histoire malgache.

Mais l'administration sait jouer des différences et flatter les élites malgaches en prévoyant les soirées théâtrales et artistiques qui clôturent les festivités. Le temps de ces spectacles, Européens et Malgaches aisés fraient dans une

de fraternité. Les manifestations non officielles se réduisent souvent à de telles soirées, plus ou moins brillantes, mais toujours réservées à un public distingué, ne serait-ce que par le prix d'entrée ou la tenue exigée quelquefois des spectateurs. Pour leur soirée, artistes et compositeurs invitent les hommes à revêtir un smoking et les femmes à porter une robe décolletée (Trompetra volamena, 24 août 1916).

Le programme de ces soirées semble mieux répondre aux objectifs de la propagande patriotique et militariste. Les hymnes des Alliés, les pièces sur le thème de la guerre (La vie dans les tranchées de Bapi, Rivoli...), les chants

par des Malgaches sur l'amour de la France doivent stimuler l'ardeur des souscripteurs. Il est aussi de bon ton de faire apprécier, à ces Malgaches qui veulent assimiler la culture occidentale et à ces Européens nostalgiques de leur pays, des morceaux de musique classique ou des airs à la mode. Troupes

et musiciens malgaches exécutent airs et saynètes patriotiques qui émaillent un répertoire où dominent les thèmes classiques de la littérature d'époque : ceux de l'amour, de la nostalgie du pays et d'une certaine philosophie chrétienne de la vie.

Fêtes en l'honneur de ceux qui luttent pour le triomphe de la civilisation, les soirées officielles ont une fonction sociale : rapprocher les colonisateurs et les colonisés susceptibles de comprendre les nobles motifs de la guerre. Ces représentations offrent aux Malgaches des occasions de rencontre, de discussions, chose peu aisée en une période de surveillance étroite. Les chansons composées pour la circonstance ne sont pas toujours de bon goût. Il n'en reste pas moins

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que la fréquence des soirées joue en faveur de tout un groupe d'artistes qui réussissent à percer ou à consolider leur réputation. En outre, ces soirées ont indirectement contribué à cultiver chez les élites merina une inclination pour un genre musical fort métissé qui fait désormais partie de leur «patrimoine culturel». Les soirées patriotiques françaises donnent ainsi l'occasion de

une culture malgache ouverte aux influences étrangères, un aspect essentiel de la prise de conscience des intellectuels.

Souscriptions et enrôlement : patriotisme et prestige social.

Les fêtes renvoient presque systématiquement à des souscriptions. Celles-ci ne sont pas une nouveauté pour les Malgaches. L'administration coloniale se réfère au principe de la continuité, à une tradition instaurée par le Premier ministre Rainilaiarivony à la fin du XIXe siècle. Dans les circonstances difficiles, ce dernier avait pris l'habitude de solliciter une contribution «volontaire» appelée par euphémisme fitia tsy mba hetra (littéralement, l'amour n'est pas un impôt). En 1913 et dans les premiers mois de 1914, les négociants de la ville lancent eux-mêmes des souscriptions pour l'achat de biplans. Aussi

n'éprouve-t-elle aucune peine à recruter les membres des comités chargés d'organiser les souscriptions parmi les commerçants, les gouverneurs indigènes, les notables de quartier. Certains d'entre eux, intermédiaires entre le pouvoir colonial et les Malgaches, sont tenus de donner l'exemple et les biographies de notables mentionnent la liste de leurs diverses contributions aux œuvres de guerres19 . Mais il s'agit aussi de tenir son rang et l'administration joue sur cette considération en faisant publier dans les journaux officiels le nom des souscripteurs et la somme versée. La collecte des fonds donne lieu à de véritables surenchères entre les riches Tananariviens20. Dans de telles largesses, le geste patriotique cède le pas devant le souci de prestige social. Les grandes familles de la capitale doivent défendre leur renommée.

De même, le patriotisme des engagés rehausse le prestige des familles fïères d'avoir un fils outre-mer. La presse donne des précisions sur les parents des jeunes Tananariviens qui s'enrôlent ou sur les milieux qu'ils fréquentent, sur leurs activités profesionnelles ou leur origine sociale, et fait rejaillir sur la famille et les relations la gloire d'un «volontaire». Ny Trompetra Volamena parle ainsi du gendre du prince Ramahatra, de tel instituteur officiel, d'un tailleur

noble, d'un groupe de bouchers réputés21. Mieux encore, les engagés reçoivent le tso-drano (bénédiction accordée traditionnellement aux guerriers) du prince Ramahatra. Les suspicions de «collaboration» qui pèsent sur lui, dans la mesure où il se pose fréquemment en porte-parole de l'administration, n'ont pas complètement terni l'image de marque de ce notable, prince de sang. Le journal Fitarikandro profite de l'occasion pour faire l'éloge de ce chef de guerre qui, en 1889, avait conduit les troupes royales dans le sud de l'île, en empruntant la voie maritime, véritable exploit pour des Merina. Le rédacteur conclut en ces termes : «Si quelqu'un doit bénir des combattants, c'est bien Ramahatra» (12 octobre 1915). Dans un tel discours, passé et présent se

et l'histoire malgache, mise en exergue une fois de plus, offre des modèles de comportement aux engagés de la Grande Guerre. Entre patriotisme français

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et patriotisme malgache les limites sont plutôt floues, et les intellectuels tanana- riviens jouent aisément sur ce fait. Dans cette perspective, la participation à la guerre porte en elle l'espoir d'un avenir meilleur, tant pour la France que pour Madagascar.

III. - L'AMBIGUÏTÉ DES PROTESTATIONS DE PATRIOTISME.

Fitarikandro décrit la guerre en une vaste fresque historique révélatrice des aspirations d'une certaine élite tananarivienne. Les journalistes recourent à des métaphores familières aux Merina en proposant une périodisation du conflit qui se situe dans la tradition biblique et dans celle des histoires du christianisme à Madagascar, vues par les missionnaires et les pasteurs : Tafio-drivotr'i Eoropa (Tempête européenne, de la domination autrichienne en Serbie au début de la guerre), Safo-drano vaovao (Nouveau déluge, de l'intervention anglaise à la fin de la guerre), Ny Avan'ny lanitra (L'arc-en-ciel, tableau des différents pays au lendemain du conflit). Au-delà des éloges adressés à la France, les rédacteurs expriment les espoirs de changement que nourrissent les Malgaches. Les

saisissent l'occasion de la guerre pour sensibiliser l'opinion sur un malgache.

En effet, l'enseignement, les conférences données au temple d'Avaratr' Andohalo par les éducateurs chrétiens, les prédications, les échanges

entre étudiants par le biais de feuilles clandestines circulant dans les scolaires, les discussions au sein de la société secrète V.V.S. ont permis

de dégager une nouvelle conception du patriotisme malgache. Le tanindrazana , à l'origine terre des ancêtres, continue certes à désigner l'endroit où est construit le tombeau familial, mais renvoie aussi à l'île entière. On parle fièrement de la «Reine des Iles», de la «Perle de l'océan Indien» {Fitarikandro, 21 décembre 1915). Le même journal évoque avec amour les montagnes, les majestueuses forêts, les plaines et collines d'un pays où le lait et le miel coulent à flots22. My Tany, feuille clandestine rédigée par les élèves de l'école protestante d'Ambohijatovo, dresse une liste des richesses minières. Se fondant sur l'existence d'une langue malgache, les écrivains déclarent que la nation malgache est une réalité. Ils invitent leurs compatriotes à respecter leur langue, à l'apprendre, à en préserver la pureté et à considérer ses détracteurs comme des adversaires de la nation malgache^. Parallèlement, une série d'articles signés probablement par des

originaires de Tananarive prêchent pour l'unité de tous les Malgaches par l'abolition des divisions entre les groupes de population et de la hiérarchie liée aux anciens statuts sociaux. Dans son éditorial du 2 septembre 1915, le journal Ny Loharano développe en ces termes le thème de la solidarité, de la fraternité : «Qu'on ne parle plus des Merina et des Betsileo, des Sakalavaet des Vezo, des Bezanozano et des Sihanaka, des Betsimisaraka et des Ta imorona, etc. Nous sommes tous des Malgaches, que nous soyons noirs ou blancs,

ou nobles, pauvres ou riches, insensés ou sages.»24 La solidarité est le gage du progrès, afin que l'on puisse compter parmi les Malgaches des sages et des docteurs de réputation mondiale, des écrivains brillants, des ingénieurs, des

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chimistes, des physiciens, des naturalistes, des astronomes doués, des milliar- daires...25 Les élites s'assignent le rôle de guide dans cette marche vers la

et se proposent d'aider leurs frères à sortir des ténèbres26. Les intellectuels reprennent le discours officiel et les colonisateurs ne peuvent censurer ce type d'écrits.

De même, l'administration laisse paraître des poèmes dédiés à Madagascar à côté des vers en l'honneur de la France Mère chérie. Comme ailleurs, la guerre oblige les colonisés à protester de leur loyalisme et, de ce point de vue, les élites malgaches n'ont rien à envier aux «instituteurs [de l'A.O.F.] qui exaltèrent l'amour de la patrie et la haine de l'Allemand par de biens mauvais vers»27. Les écrits beaucoup plus élaborés sur Madagascar se dégagent nettement d'une masse de «poèmes de commande». Le pouvoir colonial soucieux d'éviter que «les Malgaches, déracinés, ne se livrent à une agitation politique», cultive chez eux l'attachement à leur terre. Les programmes d'histoire et de géographie, les cours de morale et les textes de lecture entretiennent à la fois l'amour du sol natal (Madagascar) et celui de la patrie (la France). Une telle politique devient dangereuse à la longue. Et durant l'année 1915, alors que les autorités sollicitent à tout moment le patriotisme des sujets f lançais, Ny Fitarikandro etNy Loharano en viennent progressivement à exalter, d'une manière directe, le patriotisme malgache.

Les journalistes profitent de l'appel lancé en faveur d'une guerre qui n'est pas celle de la France, mais de l'humanité, pour inviter leurs compatriotes à se battre pour Madagascar. Patriotisme français et patriotisme malgache ne sont pas contradictoires, puisqu'on défend une même cause. Aussi le jeune Malgache «s'efforcera-t-il d'aimer la France et de chérir Madagascar» {Fitarikandro, 8

1915). Un écrivain encourage ses compatriotes à se présenter là où le devoir les appelle : en France, aux Dardanelles... ou à Madagascar {Fitarikandro, 10 décembre 1915). D'autres, plus hardis, se déclarent prêts à verser leur sang pour Madagascar, patrie assiégée , menacée de pillage et d'anéantissement {Fitarikandro , 12 octobre 1915). Ce dernier article, intitulé Hatramin'ny aiko («Jusqu'au sacrifice de ma vie»), fait indirectement le procès de la colonisation et se termine sur une exhortation des uns et des autres à œuvrer pour le prestige de la patrie, mettant ainsi en exergue la dignité des Malgaches. Ces derniers soutiennent parfaitement une comparaison avec les peuples civilisés, comme le suggère l'une des professions de foi du journal Fitarikandro : «Je crois en la grandeur des nations civilisées ; je crois de même en la dignité des Malgaches.» Le patriotisme et le nationalisme qui ont éclos et mûri dans la clandestinité s'expriment

à la faveur du contexte de guerre. Prenant conscience du dange/ que représentent certains journaux littéraires tananariviens, l'administration les suspend à la fin de 1915 et procède à l'arrestation des membres de la V.V.S. Les colonisateurs reprochent à ces jeunes intellectuels d'avoir mal assimilé les grandes idées d'un enseignement trop général.

A partir de 1916 et jusqu'à la fin de la guerre, la presse tananarivienne publie uniquement des poèmes insipides sur l'amour de la France, le drapeau tricolore, la marche vers le front, le canon de 75 millimètres... Dans l'une de ses livraisons en mai 1916, Ny Trompetra Volamena publie cinq poèmes de ce genre. Ces chantres de la France écrivent-ils pour s'attirer personnellement et à court terme les bonnes grâces de l'administration ou pour faire habilement

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une pression politique sur le pouvoir? Seule une vraie connaissance des auteurs aiderait à saisir leurs motivations. De toute façon, dans le contexte de l'après V.V.S., il ne reste plus aux élites qu'à démontrer leur non-adhésion à une société dont elles ignoraient l'existence et à contribuer à l'effort de guerre dans l'espoir d'une concrétisation des promesses de liberté formulées avant et pendant le conflit. De fait, un certain nombre d'intellectuels tananariviens issus de milieux aisés s'engagent afin de bénéficier d'une promotion sociale, en particulier des dispositions des décrets sur la naturalisation des indigènes ayant rendu service à la France28. L'accession à la citoyenneté ouvre la voie à une situation

mais signifie aussi la reconnaissance de la dignité humaine et la possibilité de mener une lutte nationaliste moins périlleuse et plus positive.

Desservie par la clandestinité et par son caractère trop philosophique, la société secrète V.V.S. n'avait pu rayonner. La mobilisation, le séjour à la

des tirailleurs, les contacts noués au front permettent aux intellectuels tananariviens de propager leurs idées sur la patrie. Les échanges avec leurs

du monde rural et des différentes régions de l'île font qu'ils autrement les problèmes du pays. Et si Diégo-Suarez, où Ralaimongo

s'installe au lendemain de la guerre, concurrence la capitale dans la direction du mouvement national, les élites tananariviennes n'en participent pas moins

à la campagne pour l'assimilation.

F. V. ESOAVELOMANDROSO (Université d'Antananarivo)

NOTES

1. J.-P. DOMENICHI, Jean Ralaimongo et l'origine du mouvement national malgache, D.E.S., Paris, 1961, 135 p. dact. Résumé dans «Jean Ralaimongo (1884-1943) ou

au seuil du nationalisme», R. F. H.O. M., LVI, 204 (1969), p. 236-287. 2. Cl. LIAUZU, Aux origines des tiers-mondismes, colonisés et anti-colonialistes en

France (1919-1939), Paris, L'Harmattan, 1982, 274 p., coll. Racines du présent. 3. Fondée dans les premiers mois de 1913 à l'initiative d'étudiants de la capitale pétris

de culture chrétienne, convaincus des apports positifs de la civilisation européenne et de respecter les traditions, cette société qui recrute essentiellement parmi les jeunes

intellectuels est implantée à Antananarivo et dans quelques autres localités de province. Pour plus de détails, se référer à J. RANDRIAMANDIMBY-RAVOAHANGY-ANDRIANA- VALONA, La V. V.S., contribution à l'étude sur l'origine du nationalisme malgache, Paris, 1978, 451 p. ronéo, ou F. V. ESOAVELOMANDROSO, «Différentes lectures de l'histoire, quelques réflexions sur la Y. Y. S.», Recherche, Pédagogie et Culture, 50, p. 101-111.

4. Le décret Fallières du 9 mars 1909 prévoit l'admission facultative à la citoyenneté française des Malgaches qui, répondant à un certain nombre de critères définis, demandent à changer de statut. L'octroi du droit de cité s'est effectué avec une parcimonie telle que jusqu'en 1920 on compte à peine une douzaine de naturalisations. Voir à ce sujet F. KOER- NER, «L'accession des Malgaches à la citoyenneté aux colonies», Revue historique, juillet 1969, p. 77-99.

5. Archives de la République démocratique de Madagascar (A.R.D.M.), Fonds Mithridate n° 30 et Cabinet civil D-60.

6. ANSOM, Aix-en-Provence, 5 (5) D-13, Rapport sur l'enseignement.

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7. Traduction personnelle d'un passage ànMpanolotsaina, 1914, vol. XI. 8. Ny Trompetra Volamena, 21 déc. 1916. 9. Sous-entendu, il faut savoir profiter d'une circonstance exceptionnelle.

10. Traduction personnelle, ANSOM, Aix-en-Provence 6 (2) D-78. Les auteurs de la lettre font ici allusion à une série d'articles de Ravelojaona, Herin-taona tany Eoropa (un an en Europe), publiés dans My Mpanolotsaina.

11. A.R.D.M. Cabinet civil D-160, lettre du 23 déc. 1915. 12. Archives de la Société des missions évangéliques (Paris). 13. Traduction personnelle, Ny Loharano, 22 juillet 1915. 14. ANSOM, Aix-en-Provence, 6 (2) D-26. 15. ANSOM, Aix-en-Provence, 6 (2) D-23. 16. Pour plus de précision sur l'«affaire Ralambo» et ses retombées, voir J.-M. TATA,

Les populations des hautes terres centrales de Madagascar et le recrutement militaire en 1914-1918, T.E.R., Univ. d'Antananarivo, 1982, 305 p. Le dossier ANSOM Aix-en-Provence, 6 (2) D-23, signale un certain nombre de commerçants qui subirent des enquêtes

17. Y. FEUGEAS, Le marché du riz pendant la période coloniale à Madagascar (1905- 1940), Univ. d'Antananarivo, 1979, 182 p., Études historiques IV.

18. ANSOM, Aix-en-Provence, Dossiers V.V.S. Ainsi, un dessin représente un drapeau avec les couleurs du royaume de Madagascar, le sigle R.M. et l'inscription «Aime ta patrie».

19. ANSOM, Aix-en-Provence, 6 (11) D-15. 20. Voir à ce sujet notre article «Commerçants malgaches de nationalité française à

Tananarive (de 1910 aux années 1930)», Omaly syAnio, 15 (1982), p. 171-183. 21. « Ny Tovolahin'Analakely », Trompetra Volamena, 9 mars 1916. 22. «Ny Tanindrazana » (La Patrie), article de Radium Rhosans, Fitarikandro , 10 déc.

1915, et «Manantena» (Espérez) d'Aèro-Dremina, 21 déc. 1915. 23. Article signé Nossiran, Fitarikandro, 14 déc. 1915. 24. Traduction personnelle d'un passage de l'éditorial intitulé «Miraisa hina sy mifanka-

tiava» (Unissez-vous et aimez-vous). 25. Ny Loharano, 2 sept. 1915 (déjà cité). 26. Ny Loharano, 22 juillet 1915. 27. M. MICHEL, L'appel à l'Afrique. Contribution et réactions à l'effort de guerre en

A.O.F. (1914-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 533 p. 28. Le décret Fallières de 1909 d'une part et celui de 1916 applicable à toutes les

colonies françaises d'autre part.

RÉSUMÉ

Vers la fin de 1915, les autorités coloniales procèdent à l'arrestation de quelque quatre cents Malgaches accusés d'avoir ourdi un complot nationaliste dans le cadre d'une société secrète, la V.V.S. Les élites merina cherchent à concilier culture occidentale et culture malgache. Dans les premières décennies du XXe siècle, l'idée d'une restauration de la monarchie ne leur est pas étrangère. Entre patriotisme français et patriotisme malgache les limites sont plutôt floues. Les intellectuels tananari viens saisissent l'occasion de la guerre pour sensibiliser l'opinion sur un patriotisme malgache qui s'exprime ouvertement à la faveur de ce contexte.

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SUMMARY

At the end of 1915, the colonial authorities arrest some four hundred Madagascans, accused of having hatched a nationalist conspiracy as the part of a secrète society, the V.V.S. The Merina élites try to conciliate Western culture and Malagasy culture. In the first décades of the twentieth century, the idea of a restoration of the monarchy is not new to those élites. Between French patriotism and Madagascan patriotism, the limits are rather vague. The intellec- tuals avail the opportunity of the war to make the public opinion sensitive to a Malagasy patriotism, which is expressed openly under favour of this context.