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Josiane Boulad-Ayoub L’ABBÉ GRÉGOIRE APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
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Josiane Boulad-Ayoub L'ABBÉ GRÉGOIRE APOLOGÈTE DE LA ...

Jan 05, 2017

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Josiane Boulad-Ayoub

L’ABBÉ GRÉGOIRE

APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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L’abbé GrégoireMédaillon en bronze de David d’Angers, Paris, Musée Carnavalet

Le pasteur Oberlin, qui a rencontré Grégoire alors âgé de trente-cinq ans, pendant un voyage en Suisse, fait de lui ce portrait, à laLavater :« Voici donc ce que je crois entrevoir dans votre silhouette : le front,le nez : très heureux, très productifs, ingénieux ; le front : haut etrenversé avec le petit enfoncement : un jugement mâle, beaucoupd’esprit, point ou guère d’entêtement, prêt à écouter son adversaire ;idées claires et désir d’en avoir de tout. Le nez : witzig... spirituel,mais bien impérieux. L’acquisition de la profonde et cordialehumilité évangélique vous fera un peu de peine ; elle sera en vousvertu acquise etc. ; le tout : un homme peu tranquille qui, par sonactivité et capacité, peut faire beaucoup de bien à la société » (R.Peter, « Le pasteur Oberlin et l’abbé Grégoire » dans Bull. Soc. Hist.du Protestantisme français, CXXVI, 1980, 297-325).

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L’ABBÉ GRÉGOIRE

APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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© Josiane Boulad-Ayoub

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À ma fille, Christine

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PREMIÈRE PARTIE

L’AMI DE L’HUMANITÉ

Grégoire vu par Raffet

Gravure d’Hopwood (Paris, Musée Carnavalet)

Si l’on persécutait une secte quelconque, à l’instant,

et par principe de conscience, je reprendrais la plume

pour plaider ses droits ; il m’est doux de pouvoir

invoquer ma conduite passée pour garantir cette

assertion. (Grégoire)

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INTRODUCTION

Grégoire s’était fait deux divinités : le Christ et la démocratie, qui,

dans son esprit, se confondaient en une seule, puisqu’elles étaient

censées incarner, à ses yeux, l’une et l’autre le même idéal

d’égalité et de fraternité. (Michelet, Histoire de la Révolution)

Il est difficile de ne pas être soi-même à son tour apologète de l’abbé Grégoire, dès qu’on commence à

le rencontrer. C’est que cette figure admirable sous tant d’aspects joue un peu comme la conscience

morale et politique de la Révolution. On n’a qu’à brandir son inlassable défense des droits des minorités

ou encore à faire état de son action au sein du Comité d’Instruction publique, quelques-uns parmi ses

nombreux combats, pour faire reculer les détracteurs des révolutionnaires, ou plus précisément des

prétendues — parfois réelles — exactions de ces derniers.

Et pourtant l’abbé Grégoire n’est pas le miroir inversé de Robespierre. Les deux hommes ont beau

avoir été des adversaires, après avoir été néanmoins ensemble aux Jacobins, on pourrait presque dire, du

point de vue de Sirius, que le prêtre laïc et le prêtre assermenté sont inséparables. Leurs positions sont

proches sur plusieurs plans : la souveraineté du peuple, la mission universelle de la République, l’amour

du bien public, la moralité comme essence du patriotisme, l’établissement des institutions culturelles

révolutionnaires, et, au premier chef, l’instruction publique, comme instruments de gouvernement ; surtout

l’idée que pour tous deux, idée rendue effective par chacun à sa manière, bien sûr, la politique devient

pour la première fois indissociable de la morale, et va le rester pendant tout le XIXe siècle, sans compter

ses insidieuses résurgences actuellement. C’est aussi ce que nous devons aux amis de Grégoire, les

Idéologues, héritiers en cela non pas tellement des Lumières que de l’esprit de la Révolution et facteurs

pratiques de son évolution.

Je voudrais dans ce petit livre suivre un fil argumentatif peut-être insolite mais que je crois assez

heuristique pour relire à nouveaux frais l’immense travail de cet homme, prêtre, patriote, député, sénateur,

et en dégager les enjeux politiques et polémiques. En même temps chrétien sincère et républicain

convaincu, Michelet, le premier, l’a bien souligné, on ne s’est toutefois pas encore demandé, du point de

vue de l’analyse idéologique et philosophique des représentations, du moins à ma connaissance1, pourquoi

l’abbé Grégoire n’a jamais vécu ni pensé ce mixte comme incompatible, bien au contraire.

1 Les travaux remarquables de Bernard Plongeron et de Rita Hermont-Belot, ainsi que de Dale Van Kley dans le monde anglo-

saxon, examinent les relations plus larges entre politique et religion à l’époque des prêtres patriotes et chez Grégoire lui-même

ainsi que les influences du jansénisme sur le projet de la « chrétienté républicaine ». Régis Bertrand, dans le tout récent collectif

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Il me semble que la problématique sur laquelle je me concentre, tout en s’inscrivant nécessairement en

raison de la personnalité elle-même de Grégoire, sous cet horizon plus large de l’histoire religieuse

proprement dite, emprunte un tour particulier : relier les attaques de certains apologètes pré-

révolutionnaires contre le philosophisme et le tolérantisme aux thèses et aux stratégies rhétoriques de

l’évêque-député qui défend la tolérance universelle en même temps que la liberté des cultes. Grégoire, je

crois, rencontre dans la Révolution le signe providentiel l’autorisant à identifier, dans le même combat,

l’organisation d’une église nationale « régénérée » faisant retour à la tradition égalitaire de l’église

primitive, sans despotisme hiérarchique, au républicanisme comme théorie générale de la liberté politique

et de la souveraineté du peuple. Il se situe ainsi dans la lignée de Montesquieu, de Rousseau, et sans doute

de Mably, pour les classiques ; des Idéologues, aussi, du cercle d’Auteuil dont il appréciait la tolérance,

mais, dépassant l’eurocentrisme de ses contemporains, si on me passe l’expression anachronique, il

applique leurs thèses, à l’échelle planétaire, à tous les citoyens, sans distinction de races, de religions ou de

couleurs.

Je suggère, pour ma part, qu’il a agi comme le dernier des apologètes chrétiens, ces adversaires pré-

révolutionnaires de la « nouvelle philosophie » dont le combat d’arrière-garde aboutira, lui, à l’impasse,

dès l’édit de tolérance de Louis XVI en 17872. Comme, à la fois, il s’est fait le maître d’œuvre intrépide

des grandes réalisations révolutionnaires d’avant-garde dont la fortune pour la plupart sera si féconde.

Grégoire se met à l’œuvre avec une rhétorique, une stratégie et des arguments se moulant dans les

formes du discours social des apologètes chrétiens des Lumières, qui cherchaient à maintenir l’antique

alliance du trône et de l’autel. Se fondant sur la conviction de la quasi-identité entre l’esprit évangélique,

la raison éclairée et la centralisation politique3, il transpose, en Révolution, une symbolique théologique

sous la direction de Martine Lapied et Christine Peyrard, La Révolution française au carrefour des recherches (Publications de

l’Université de Provence, 2003), faisant le point sur les orientations actuelles de la recherche en histoire de la Révolution, ne

manque pas de souligner, dans son chapitre, « De l’histoire de l’Église à l’histoire religieuse de la Révolution », l’originalité aussi

bien que le caractère dynamique des études des auteurs que je viens de mentionner, études relatives aux aspects religieux de la

Révolution. 2 Louis XVI confère par un édit en 1787 l’état civil aux protestants qui en étaient privés. L’édit de tolérance établit ainsi un état

civil pour les non catholiques en même temps qu’il proscrit « toutes les voies de violence qui sont aussi contraires aux principes

de la raison et de l’humanité qu’au véritable esprit du Christianisme ». En revanche l’édit maintient intégralement toute la

législation d’obligation : « la religion catholique que nous avons le bonheur de professer jouira seule dans notre royaume des

droits et des honneurs du culte public ». Il faudra attendre la Déclaration des Droits et les discours de Rabaut Saint-Étienne à

l’Assemblée Nationale en 1789 pour que les protestants jouissent enfin de leurs pleins droits et que triomphe cette idée de

tolérance universelle qu’avaient défendue les Philosophes tout au long du siècle. 3 « Qui n’aime pas la République est un mauvais citoyen, et, par conséquent, un mauvais chrétien », tel est le raisonnement en

faveur, au début de la Révolution, parmi les prêtres patriotes, Lamourette et Fauchet, en particulier, qui préconisent l’obéissance

au maître séculier, lieutenant du maître spirituel.

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INTRODUCTION

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bien particulière, celle que les Lumières ont commencé à infléchir vers la scientificité philosophique et la

politisation.

Les ecclésiastiques d’Ancien Régime mènent un combat qui, du point de vue idéologique, est axé sur

l’imposition de la tolérance dans un sens conforme à la doctrine et aux pratiques de la religion catholique

et dont les finalités politiques se mesurent au bénéfice qu’ils escomptent : la restauration de l’unité du

royaume de France, la fille aînée de l’Église, et du pouvoir absolu du monarque très-chrétien. À travers le

recueil théologique d’une pentecôte des nations, des langues, des religions, par l’effusion d’un esprit de

liberté et d’amour, l’abbé Grégoire tend à la sauvegarde de la chrétienté républicaine, mieux à sa création,

par le langage et les propositions d’une politique de la tolérance. C’est ainsi, par exemple, qu’il pense les

moments disruptifs qu’inaugure le temps révolutionnaire en termes de régénération, concept issu de la

thématique chrétienne et qu’il incline vers une acception politique. L’unité du peuple chrétien revivifié par

le retour aux maximes évangéliques primitives se fond dans l’instauration d’un seul corps républicain

pendant que les nouveaux citoyens communient dans la pratique des principes démocratiques, expression

de principes qui leur sont antérieurs, transcendants et naturels.

Faisant circuler parmi les premiers4 le mot-clé de régénération, cette idée-force de la Révolution, il

cherche en « philosophe chrétien », du nom audacieux pour l’époque du cercle académique qu’il fonde en

même temps que le journal les Annales de la religion se réclamant de la philosophie de Mably, à réaliser

concrètement, institutionnellement, cet idéal de fraternité. Cet esprit de solidarité, principe d’union et

d’oubli, comme il dira plus tard, avec une magnifique grandeur d’âme, quand l’Église concordataire aura

pris le dessus, est seul capable d’harmoniser les liens entre vérités politiques et vérités religieuses, entre

sensibilités et pratiques diverses. Un idéal qui se matérialiserait par la société républicaine chrétienne dont

il poursuit l’installation jusqu’à sa relève par la « sainte alliance » des intellectuels de tous les pays, libres

parce que vertueux. Telle est la thèse centrale que nous entendons développer dans les pages qui suivent.

Un bref portrait historique de l’abbé Grégoire occupe le premier chapitre. Il servira à situer sa

personnalité complexe comme le contexte révolutionnaire dans lequel il évolue. Dans le deuxième

chapitre, nous nous attachons à établir la problématique selon laquelle se développent les arguments de

l’apologétique chrétienne de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, centrés surtout sur la défense du droit

d’intolérance et de la vérité de la Révélation, rempart du trône et fondement du pouvoir de l’Église. Nous

faisons ensuite l’analyse, dans les troisième et quatrième chapitres, des textes de l’abbé Grégoire relatifs à

ses principaux combats, sous l’horizon de la tolérance et de la liberté, pour que se réalise la « famille

universelle » : l’émancipation des juifs, l’abolition de l’esclavage et la mise au jour de la Littérature des

4 Mirabeau, notamment, réemploie la notion de régénération et la tire plus explicitement vers sa signification profane : « tout

projet de régénération doit avoir pour objet de ramener la chose publique à ses principes fondamentaux ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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nègres, la dénonciation de l’Inquisition, la revendication de la liberté des cultes et la tolérance, les

innovations institutionnelles dont les plus importantes, le Conservatoire des arts et métiers, le Bureau des

longitudes et l’Institut national, seront parachevées par le Directoire et ses amis Idéologues, enfin

l’opposition au despotisme de Napoléon et la critique de la Constitution de 1814, au nom des valeurs

pérennes de la démocratie.

Afin qu’il puisse juger sur pièces, nous avons cru bon d’offrir au lecteur, en seconde partie, un recueil

des principaux textes de Grégoire sur lesquels nous appuyons les analyses menées aux chapitres trois et

quatre de cette étude. Ces textes, au nombre de sept, sont regroupés, en fin de volume, sous le titre

général, Former le faisceau de la République . Chacun d’entre eux est situé brièvement dans son contexte

historique. Nous suivons le texte de l’édition originale mais tout en modernisant l’orthographe et la

facture. Il s’agit :

• de la Motion en faveur des Juifs, présentée à l’Assemblée Constituante en 1789 ;

• du Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlé de Saint-Domingue et des autres îles

françaises, présenté à l’Assemblée Constituante en 1789 ;

• du Discours sur la liberté des cultes, imprimé par Maradan quelques jours après sa lecture par

Grégoire devant la Convention le 1er nivôse an III (21 décembre 1794) ;

• de la Lettre du citoyen Grégoire, évêque de Blois, à Don Ramon-Joseph de Arce, archevêque de

Burgos, grand inquisiteur d’Espagne. Paris, Impr. Chrétienne, s.d. Cette lettre, demandant la

suppression de l’Inquisition, fut publiée, dans les Annales de la Religion, le 22 février 1798 ;

• du Rapport fait par le citoyen Grégoire, au nom d’une commission spéciale sur le Conservatoire des

arts et métiers, devant le Conseil des Cinq-Cents, à la séance du 17 floréal an 6 (6 mai 1798) ;

• de la critique par Grégoire (Paris, 17 avril 1814) De la Constitution française de l’an 1814, Paris, Le

Normant, 1814 ;

• du Projet de déchéance de Napoléon (1814), document que nous reproduisons d’après la version

donnée par Hyppolite Carnot, exécuteur testamentaire de Grégoire, dans sa Notice historique sur

Grégoire précédant son édition des Mémoires de Grégoire (Paris, A. Dupont, 1837, 2 vol.).

Nous entendons, à la lumière de notre thèse centrale, dégager les lignes directrices de l’argumentation

de Grégoire et en montrer l’unité. Nous nous attachons à en déterminer les points nodaux d’adaptation-

réappropriation-recréation, autrement dit, à suivre le jeu de la mimésis symbolique et politique dans un

discours pénétré de part en part de l’urgence à réaliser l’unité salvatrice du peuple français, voire de la

« grande famille ». Sous-tendu par une conception toute particulière du bien commun et des valeurs

républicaines, Grégoire, apologète de la République, réussit à faire tenir ensemble les deux bouts de la

chaîne.

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INTRODUCTION

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Ce sera, cependant, grâce à une condition primordiale pour cet homme qui se révèle, en définitive,

davantage pragmatiste que théoricien politique ou théologien : la prédominance du critère moral dans

lequel viennent se fondre, à la fois, les préceptes de la doctrine religieuse, le principe de l’utilité publique,

c’est-à-dire nationale, et les maximes gouvernant la vie républicaine. La morale religieuse lui permet de

discriminer, sur le plan métaphysique, le bon citoyen du mauvais qui fait seulement valoir les droits

démocratiques en se passant des devoirs, tandis que, sur le plan politique, le respect des valeurs

républicaines permet de distinguer le meilleur des gouvernements tout en le mettant à l’abri du mal de la

tyrannie. De même, sur le plan esthétique, Grégoire, qu’on traiterait aujourd’hui de béotien, fait passer

devant la beauté ou la valeur artistique de telle ou telle œuvre, l’utilité fonctionnelle plus grande de la

charrue, par exemple, pour le bien-être de l’humanité. Il rejoint étrangement par ce parti-pris moral Kant

qui lui aussi mettra de l’avant dans la Paix perpétuelle, le rôle salvateur du politicien moral, mais

également la préoccupation éthique de nos théoriciens d’aujourd’hui de la vie bonne.

Nous verrons, en conclusion, si l’actualité de son action, y compris le projet final d’une « sainte

alliance » entre savants, gens de lettres et artistes de tous les pays « pour accélérer les progrès des bonnes

mœurs et des lumières », avec l’accent mis résolument sur la vertu plutôt que sur les connaissances, ne

tient précisément pas au fait que Grégoire dessine en filigrane le chemin possible pour triompher des

démons particularistes, ou encore identitaires, hantant aujourd’hui notre monde en voie de globalisation.

S’il reste vrai, comme Marcel Gauchet l’écrit dans La religion dans la démocratie (Gallimard, 1998), que

la nouvelle figure du citoyen, du moins dans nos démocraties occidentales, ne se « conçoit plus », au terme

du parcours de la laïcité, « commandé par l’au-delà », il n’en demeure pas moins que la morale religieuse,

comme le laisse entendre le doux discours de Grégoire, ce nouveau Saint François d’Assise qui faisait

front en son temps aux rugissements de la langue de bois révolutionnaire, sert de balise, voyante ou

souterraine, mais toujours puissante, de repère commun de sens à l’homme d’aujourd’hui, même et surtout

quand il se veut autonome.

C’est Robespierre qui convoquait la Providence en champion de la République, et qui présentait la

jeune République et sa Constitution comme la nouvelle arche d’alliance. C’est de même Grégoire qui,

avec moins de religiosité et de grandiloquence mais avec plus de profondeur, plus de sincérité et plus de

pragmatisme, identifiait patriotisme et christianisme, autels républicains et autels gallicans, confondant en

une seule symbolique universelle la double Révolution, celle déjà advenue et celle à venir qui la

complèterait.

Sa voix, plus puissante que celle des prêtres d’Ancien Régime, plus durable par les institutions

culturelles et politiques qu’il a contribué à mettre en branle, aura réussi à défendre victorieusement les

valeurs républicaines, intellectuelles et citoyennes, liberté, égalité et fraternité, dans lesquelles l’abbé

Grégoire voyait l’aboutissement des valeurs évangéliques et chrétiennes.

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

CHAPITRE I

Je suis comme le granit. On peut me briser mais on ne me plie pas.

(Lettre de Grégoire au Duc de Richelieu, 1820)

Faire le portrait même bref de la plus belle figure de la Révolution, c’est faire en même temps l’histoire

de celle-ci. L’abbé Grégoire est de tous les grands débats ; patriote lucide et courageux, prêtre

indomptable en matière de doctrine et de foi, homme d’une générosité exemplaire, ce « héros de

l’humanité », comme l’ont appelé ses contemporains, est en prise avec tous les problèmes de son temps.

Ferraillant activement contre toutes les sortes de fanatisme, de superstition, d’ignorance, de despotisme,

d’esprit partisan ou de « barbarisme », il consacre sa vie, comme tous en témoignent, simples particuliers

ou savants historiens, à forger l’alliance des consciences religieuses et de l’idéal révolutionnaire, c’est-à-

dire à mener à bien son grand projet d’une nouvelle société chrétienne vivant fraternellement « d’un culte

raisonnable », à l’enseigne de la liberté et de l’égalité.

Les grandes étapes de sa vie sont ponctuées d’actions ou d’écrits qui portent ce double sceau le

caractérisant : homme d’Église sans concessions sur la foi en même temps que révolutionnaire irréductible

même sous la Terreur. Michelet nous a peint de sa plume frémissante le spectacle de cet homme « resté

seul pendant toute la Terreur, seul sur son banc, personne n’osant s’asseoir près de sa robe violette, [qui] a

laissé la mémoire du plus ferme caractère qui peut-être ait jamais paru ».

Double sceau qui peut paraître contradictoire aujourd’hui mais qu’il vit uniment sous l’idéal

transcendant de la justice sociale et de la concorde universelle, ces sens forts de la vraie tolérance,

intégrant l’apport politique des Lumières et de la Révolution à une anthropologie chrétienne tout orientée

par l’idée de l’unité de l’espèce humaine.

Le testament que Grégoire laisse à sa mort, le 28 mai 1831, et dans lequel il organise six prix à

décerner par concours ont des sujets révélateurs des combats qu’il a livrés ; ils figurent, déjà à cette

époque, comme porteurs de modernité. Grégoire précise en effet que les thèmes qu’il énumère devraient

mener à une réflexion sur le despotisme, l’esclavage, les libertés, l’égalité.

Nous allons organiser son portrait comme autant de vignettes tout en exploitant, à notre tour, ces motifs

à travers lesquels s’entrecroisent et se répondent les uns aux autres les épisodes contrastés de sa vie et de

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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son œuvre. L’ordre chronologique sera ainsi relativement sacrifié à l’ordre diachronique5, au profit de la

mise en place d’une Galerie des Tableaux de la vie de Grégoire, à l’instar des célèbres Tableaux

historiques de la Révolution française6.

5 Nous prenons pour guide des événements historiques la Chronologie de la vie de Grégoire établie par Albert Soboul, dans le

premier tome des Œuvres de l’Abbé Grégoire, Paris, KTO Press – EDHIS, 1977 ainsi que la réédition des Mémoires de Grégoire,

Paris, Éditions de Santé, 1989. De même, nous mettons à profit aussi bien notre réédition (avec M. Grenon) nouvelle des Procès-

verbaux des comités révolutionnaires de l’Instruction publique suivant le Corpus J. Guillaume (Paris, L’Harmattan, 1997, 19

volumes) que notre propre travail d’édition critique du journal des Idéologues, La Décade philosophique qui fut publiée de 1793 à

1807 (Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 2003, 9 tomes) ; ce journal parmi le plus influent à l’époque et dont les

rédacteurs étaient des amis de Grégoire fait abondamment état de ses activités, en particulier celles relatives à la défense des juifs

et des gens de couleur ou encore à la dénonciation de l’Inquisition. 6 Cette entreprise monumentale de gravures historiques savantes accompagnées de textes fut lancée en juillet 1791 et s’étala sur

près de vingt-cinq années. Les cinq éditions qui se succédèrent, entre 1791 et 1817, furent diffusées dans toute l’Europe offrant

aux contemporains une image précise et vivante de la Révolution. Au total l’ouvrage complet en trois volumes compte cent

quarante-quatre Tableaux gravés avec leurs discours explicatifs et soixante-six portraits. Les textes de la première édition sont de

Chamfort et Ginguené.

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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PREMIER TABLEAU

CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE

Le serment du jeu de paume.

Grégoire au premier plan réunit Dom Gersant et Rabaut Saint-Étienne.

Grégoire commence très tôt et ira très loin dans sa lutte contre le despotisme, que ce soit celui de

l’Église et de sa haute hiérarchie ou celui de la monarchie. Ses actions principales, à cet égard, sont

dirigées, d’une part, contre les structures de l’Église traditionnelle, dépendante du pouvoir du pape, qu’il

entreprend de remplacer par d’autres, les rapprochant plus étroitement de la République en même temps

que de la « pureté primitive » du christianisme ; d’autre part, contre le pouvoir du prince auquel il entend

substituer celui du peuple, de ses représentants et de la loi.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Ses initiatives le désigneront à la vindicte des catholiques ultramontains, des monarchistes, l’accusation

à tort de régicide7 le poursuivra longtemps, puis à celle des bonapartistes8 puisque Grégoire s’opposa

constamment à l’autoritarisme de l’empereur, rédigeant un projet de déchéance dans lequel il juge avec

des mots terribles la course napoléonienne qui « a démoli graduellement tout l’édifice social ». Cohérent,

il refuse de porter aussi bien le titre de comte que la légion d’honneur, distinctions que Napoléon lui avait

conférées.

Ordonné prêtre en 1775, curé d’Embermesnil, en 1782, où l’un de ses premiers actes, révélateur de son

zèle à dissiper l’ignorance, source de tous les maux, est d’installer une bibliothèque publique, Grégoire,

qui s’est fait connaître par sa publication d’un Essai sur la régénération physique et morale des Juifs

(1788)9, couronné par l’Académie de Metz et traduit aussitôt à Londres, est élu, en 1789, député aux États

Généraux. Parvenu à Versailles, il rencontre le juriste Lanjuinais qui deviendra un ami fidèle. Les futurs

révolutionnaires s’engagent mutuellement à combattre le despotisme. L’abbé Grégoire entre

simultanément dès lors sur la scène philosophique et sur la scène politique.

Son activité politique dès le mois décisif de juin 1789 montre qu’il a choisi son camp, celui de la

démocratie10 ; il ne s’en écartera pas. Dans sa Nouvelle lettre d’un curé à ses confrères, du 10 juin, il

préconise la réunion du clergé avec le Tiers-État, et le 14, prêchant d’exemple, il entraîne cinq autres

ecclésiastiques à se joindre au Tiers. Le 17, le Tiers se constituera en Assemblée Nationale.

Grégoire est présent au serment du jeu de paume, comme nous le rappelle la célèbre esquisse de David.

Grégoire, au centre, symbole vivant de la nouvelle unité, fait se donner la main à Rabaut Saint-Étienne,

7 Grégoire s’est défendu toute sa vie de cette accusation, qui fait du reste bon marché de son christianisme républicain : s’il

reconnaît à la Convention le droit de juger Louis XVI, en revanche sa religion lui interdit de faire couler le sang, comme il

l’affirme à plusieurs reprises. De même il sera scandalisé par les duels de Barnave et Cazalès, considérant de plus que ces gens

déshonorent le corps des représentants. Il écrira un bref opuscule Réflexions générales sur le duel, bien accueilli aux Jacobins, où

il mêle les arguments ressortissant à la fois à ses convictions révolutionnaires et chrétiennes : le duel est un retour aux pratiques de

l’aristocratie oisive, il y a effusion inutile de sang, il s’agit d’une contravention aux principes religieux. 8 Grégoire confie dans une lettre du 22 mars 1817 à son ami Münter, professeur de théologie à Copenhague qui avait alors soutenu

Grégoire dans son combat contre l’Inquisition espagnole, combien ses ennemis s’étaient multipliés au cours des années écoulées :

« [...] la fureur secondée par la puissance et la force déployait contre moi tout ce que peuvent suggérer la haine et la perversité.

Les incrédules m’ont persécuté, parce que je suis attaché à la religion ; les fanatiques, parce que je ne suis pas religieux à leur

manière ; les partisans du despotisme, parce que mon attachement à la liberté est aussi imperturbable que mon attachement au

christianisme ; les partisans de l’esclavage africain parce que j’ai combattu sans relâche en faveur des opprimés, etc. etc. ». 9 La « question juive » pour Grégoire est déjà liée dans son esprit au problème de la tolérance comme en témoigne son prêche sur

ce thème lors de l’ouverture d’une synagogue, en 1785, à Lunéville.

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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défenseur des droits des protestants, et au chartreux Dom Gersant11. Autre rencontre avec les journées

légendaires de la Révolution, Grégoire sera président de l’Assemblée du 12 au 15 juillet12, séance qu’il

dirige sans interruption, pendant que les Parisiens prennent la Bastille.

Pendant la nuit fantasmatique du 4 août et de l’abolition des privilèges, Grégoire se signale en

demandant l’abrogation par l’Assemblée Constituante des Annates13, « monument de simonie »,

sectionnant par le fait même le lien de l’Église de France avec le suzerain papal. C’est dans le même sens,

gallican dira-t-on, qu’il prend très tôt une part importante à la Constitution civile du clergé, votée le 12

juillet 1790, par laquelle c’est désormais l’Assemblée qui élit évêques et curés. Il sera le premier, le 24

décembre de la même année, à prêter le serment exigé par la loi, impliquant la reconnaissance de la

constitution civile du clergé. Grégoire accompagne sa décision, qu’il dit avoir été longtemps réfléchie, par

une brochure soutenant la légitimité du serment civique. Irréductible, il refusera jusqu’à son lit de mort de

renoncer à son serment constitutionnel pendant que, pour cette raison même, l’archevêque de Paris lui

déniera l’administration des derniers sacrements.

Des innovations nombreuses voient le jour par ses interventions. Elles préfigurent la glorification du

travail rédempteur et du citoyen utile, au début du XIXe siècle, et le situent sur la même ligne théorique

des Idéologues sur le plan de la philosophie économique. C’est d’abord, en août 1789, la proposition de

doter les curés en « fonds territoriques » pour les obliger ainsi à cultiver au lieu d’être pensionnés ; et, en

1790, celle de créer une caisse de 1 200 000 F destinée à subventionner les travaux d’assèchement et

d’amendement des terres. Toutes ces interventions s’inscrivent dans sa vision d’une France travailleuse et

prospère par l’ensemble des paysans et de son agriculture, jusqu’alors négligée. Elles sont à rapprocher du

projet d’établissement de maisons d’économie rurale départementales, entreprise que Grégoire poursuivra

tout au long de sa carrière.

Il faut verser au compte de son esprit d’égalité l’opposition de Grégoire au cens électoral, qui, à ses

yeux, n’est pas autre chose que le retour à l’ancienne distinction d’ordres. Il montre à l’Assemblée que

cette disposition, si elle est prise, concentrera la représentation « entre quelques citoyens riches et grands

10 Les historiens rapportent que pendant ses études chez les jésuites de Nancy, il s’imprègne des idées démocratiques en lisant

l’ouvrage de Boucher, De justa Henricii abdicatio et celui de Languet, Vindiciœ contra tyrannos. 11 En fait Dom Gersant était absent à ce moment-là. Le choix de David est plus sensible à la vérité symbolique qu’événementielle. 12 Fauchet, dans son Discours sur la liberté française, du 5 août 1789, dira : « en prenant la Bastille nous avons donc suivi les

vrais principes du christianisme ». 13 On désignait ainsi la redevance que payaient au Saint-Siège, à l’occasion de leur nomination, ceux qui étaient pourvus d’un

bénéfice. La valeur de cette redevance devait représenter le revenu d’une année de bénéfice, d’où son nom. Malgré les attaques

dont elles furent l’objet à travers les siècles, les annates ne furent abolies définitivement que grâce au décret du 4 août et à celui du

2-4 novembre votés par l’Assemblée Constituante.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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propriétaires », faisant revenir, côté jardin, l’aristocratie que l’on avait chassée, côté cour. Dans le même

souci de considération pour les petits et les défavorisés, il provoque en 1790 l’abolition du droit d’aînesse,

précédée, un peu plus tôt, de sa proposition de suppression de la gabelle.

Mais dans un mouvement complémentaire qui s’efforce de tirer la Révolution vers une sorte de

christianisation, et comme pour lui donner des gages chrétiens, Grégoire demande que la Déclaration des

droits soit mise sous « le nom de Dieu » et qu’elle soit accompagnée d’une déclaration de devoirs « qui

leur sont corrélatifs ». Il faudra attendre la 3e Déclaration, celle du Directoire pour voir son vœu accompli.

Sans négliger l’effet que devait produire le spectacle de l’évêque de Blois, haranguant les troupes, à

cheval, dans sa robe violette, lorsqu’il est dépêché en mission, Grégoire délibérément montre par des

gestes concrets, l’alliance de l’Église en sa personne et de la République. Ainsi il bénit les oriflammes de

la milice nationale, ce qui du reste suscite une polémique à l’Assemblée, ouverte par un citoyen de Paris.

Ou encore il fait célébrer une messe solennelle, le 3 mars 1792, dans son diocèse à la mémoire du maire

d’Étampes, Simonneau, assassiné en défendant la loi mais également, dans un esprit de concorde

nationale, ce sera le tour des victimes des journées révolutionnaires d’avoir une messe, le 10 août de la

même année.

Le plus frappant peut-être demeure l’apologie qu’il fait de sa religion à la tribune de la Convention

avec une fermeté sans égale sous les huées et les rugissements des députés quand sous l’impulsion de

Gobel, archevêque de Paris, plusieurs ecclésiastiques abjurent et renoncent à leur sacerdoce. Et allant

encore plus loin dans la défense de la liberté religieuse qu’exciper de son exemple individuel, il réclame et

obtient, après de longs débats, la proclamation en 1795 de la liberté des cultes. Dans un esprit

œcuménique étonnamment précurseur, il publie, en 1799, un projet de réunion de l’Église russe et latine,

puis, élargissant ce projet, il rédige un mémoire, en 1814, Sur les moyens de parvenir à la réunion des

églises grecques et latines. En même temps, il adresse au tsar et à Louis XVIII, mais sans recevoir de

réponse, un projet de fusion des Églises chrétiennes.

Grégoire dès les premières séances de l’Assemblée intervient dans les discussions sur l’abolition de la

royauté ; son apostrophe est célèbre : « l’histoire des rois est le martyrologe des nations ». Il s’élève contre

le veto royal, puis, lors de la fuite de Varennes, s’adressant à la foule rassemblée aux Tuileries, il déclare :

« qu’importe la fuite d’un parjure dont on peut très bien se passer ». Élu à la Convention, ce sera sur sa

rédaction que la royauté sera abolie.

Grégoire est enthousiaste, il écrit dans ses Mémoires que « pendant plusieurs jours l’excès de joie

m’ôta l’appétit et le sommeil ». Mais derechef il n’a pas été régicide14, et même, à l’ouverture du procès de

14 À la demande de Grégoire, dont l’aversion pour la peine de mort qu’il considérait « un reste de barbarie destiné à disparaître des

codes européens » s’était déjà exprimée avec force devant la Convention au cours de la discussion sur la mise en jugement de

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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Louis XVI, il prononce un discours où il demande l’abolition de la peine de mort. « Vous le condamnerez

alors à l’existence, afin que l’horreur de ses forfaits l’assiège sans cesse, et le poursuive dans le silence de

la solitude... Mais le repentir est-il fait pour les rois ? »15.

Grégoire s’oppose à toutes les formes d’autoritarisme. Si en 1792, il quitte le club des Jacobins car il

refuse de se faire dicter ses positions16, ne craignant pas l’ire de Robespierre, il fera de même avec

Napoléon en lui manifestant fermement sa désapprobation du Concordat et en lui reprochant le sacrifice

de l’Église assermentée. Il souligne son opposition en faisant conclure le concile national qu’il a convoqué

par une messe funèbre à l’Église de Saint-Sulpice, entièrement tendue de noir. Le 24 novembre 1795, il

saisit l’occasion de rappeler aux consuls qu’ils tirent leur pouvoir du peuple car il est chargé à titre de

président du corps législatif de s’adresser à eux. Il déclare : « Les dépositaires de l’autorité n’existent que

par le peuple et pour le peuple ».

Fâché contre le despotisme de Napoléon, Grégoire partira en 1806 en Allemagne pour un voyage

savant, et systématiquement, par la suite, vote seul au Sénat contre toutes les mesures destinées à faire

retour à l’Ancien Régime ; elles bafouent, à ses yeux la République et la religion. Ainsi il s’oppose au

rétablissement des titres héraldiques et de la noblesse héréditaire, décrété par Napoléon, il fustige son

divorce et ira jusqu’à jeter au feu, indigné, l’invitation au mariage de Napoléon et de l’archiduchesse

d’Autriche, Marie-Louise. Grégoire publie, en 1814, une Critique de la Constitution qui déchaîne contre

lui une campagne de pamphlets.

Et de façon symétrique au refus du nouveau clergé, après le Concordat qui met l’Église sous la

dépendance de l’Empereur, de reconnaître son titre d’évêque de Blois auquel il tenait tant, comme en

témoignent ses lettres où il signe « ancien évêque de Blois » ; de façon symétrique, également, à son

exclusion de l’Institut dont il avait été un des fondateurs, par Napoléon, en 1816, la seconde Restauration

lui interdit d’occuper son siège de député de l’Isère alors qu’il avait été régulièrement élu en 1819. On lui

supprime même sa pension, la seule ressource pécuniaire qui lui restait.

Louis XVI, les mots « peine de mort » furent supprimés de la lettre adressée à la Convention par les députés dont faisaient partie

Grégoire au Mont-Blanc. 15 On se souviendra que Thomas Paine, de même, souhaitait que l’on exilât Louis XVI et sa famille aux États-Unis, pour qu’ils

apprennent les valeurs démocratiques au contact des mœurs simples et honnêtes des Américains. Ainsi ils pourraient plus

aisément se repentir et changer leurs sentiments. 16 Grégoire s’écriera en quittant la salle qu’il n’a pas l’habitude de fréquenter des réunions « où il faudrait afficher à la porte

l’opinion qu’on est obligé d’avoir ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Grégoire, bien qu’il ait réussi à faire voter lois et décrets sur les causes importantes qu’il défendait de

toute sa ferme éloquence, bien qu’il ait toujours su conserver en face de l’adversité et de la calomnie une

sereine espérance17, est mort en juste cependant défait18.

Exclu de tous ses lieux d’activité, il assiste, impuissant, à l’abolition de la République, au

rétablissement de l’esclavage, à la signature du Concordat, à la ruine de son rêve de démocratie

chrétienne, à la confiscation par Napoléon de presque tous les fruits de la Révolution et de l’action

institutionnelle de ses amis Idéologues19. Heureusement la postérité a su venger la mémoire du « plus

honnête homme de France », comme l’appelle Stendhal pour qui Henri Grégoire représentait le modèle le

plus achevé du révolutionnaire, de l’intellectuel et du chrétien.

Michelet écrivait, terminant son vibrant portrait, et pensant mélancoliquement, sans doute, à ses

propres combats :

Un de ces curés intrépides qui avaient décidé la réunion du clergé, l’illustre Grégoire, longtemps après,

lorsque l’Empire avait si cruellement effacé la Révolution, sa mère, allait souvent près de Versailles voir les

ruines de Port-Royal ; un jour (en revenant sans doute), il entra dans le Jeu de Paume. L’un ruiné, l’autre

abandonné... Des larmes coulèrent des yeux de cet homme si ferme qui n’avait molli jamais... Deux religions

à pleurer, c’était trop pour un cœur d’homme !

Ces constatations pessimistes ne doivent pas occulter le fait qu’aujourd’hui, nous puisons à pleines

mains à la source féconde de son discours de tolérance et de justice, et, que, comme lui, nous espérons y

trouver le ressort anticipateur le plus puissant pour dénouer les enjeux politiques, éthiques et culturels si

compliqués de notre devenir.

17 Pour Grégoire, la Révolution s’inscrivait dans le plan divin, et Dieu, disait-il, se souvenant de Bossuet, l’une de ses références

privilégiées, agit toujours, soit par splendeur des temps, soit par noirceur. 18 Grégoire écrit dans l’Introduction à ses Mémoires : « ...le bonheur a fui de moi depuis mon entrée dans les affaires publiques.

D’après la part que j’ai prise à la révolution politique, aux réformes dans le régime ecclésiastique, à l’amélioration du sort des

juifs, des nègres et des mulâtres, à la conservation des monuments des arts, à la fondation des établissements scientifiques ;

d’après les attaques que j’ai livrées aux prétentions ultramontaines, à la tyrannie, à l’Inquisition dont l’existence outrage la

religion ; il serait surprenant que je n’eusse pas payé un fort contingent à la calomnie, que toujours moi et n’appartenant à aucun

parti, je n’eusse pas été en proie à la rage des partis ». 19 On sait que l’Idéologue Daunou portera l’un des cordons du poêle.

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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DEUXIÈME TABLEAU

LA DÉFENSE DES DROITS DES MINORITÉS

Grégoire est habituellement connu — et de nos jours, critiqué un peu trop vite — pour sa défense des

droits des juifs. Il est critiqué parce qu’on a cru voir dans ses actions une tentative insidieuse de

conversion, ou encore parce que les lieux communs que rassemble la première partie de son Mémoire,

dérangent. Mais le fait est que les contemporains juifs n’ont cessé de le remercier20. Ainsi après qu’il eut

dénoncé, en août 1789, les cruautés exercées contre les Juifs d’Alsace en demandant une intervention

rapide, et à la suite de la publication de sa Motion en faveur des Juifs, des prières d’action de grâce furent

dites pour lui dans les synagogues. Un peu plus tard, ce sera une délégation de juifs portugais de Bordeaux

qui apporte une lettre de reconnaissance à l’Abbé Grégoire. Et, le 10 octobre 1789, quand une délégation

de juifs demande le droit de citoyenneté, Grégoire sera le premier député à intervenir pour que le

problème soit traité au cours de la session.

Un an plus tard quand Grégoire est satisfait de voir que les juifs de Bordeaux et d’Avignon ont obtenu

la citoyenneté française, il demande immédiatement l’extension de cette mesure à tout le pays. Le 27

septembre 1791, il obtient, avec d’autres députés gagnés à la cause, le décret sur la citoyenneté des juifs.

Un hommage émouvant au rayonnement de la tolérance telle que l’entend Grégoire est la destruction

par l’armée française d’Italie des portes du ghetto à Vérone, en 1797, et ses chaînes jetées dans l’Adige.

C’est à bon droit que Grégoire est alors accueilli en triomphateur par les communautés juives, lors de son

20 Et de nos jours c’est avec le concours, entre autres, de la communauté juive que Grégoire a pénétré au Panthéon au moment du

Bicentenaire de la Révolution.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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voyage en Belgique et en Hollande. À Amsterdam, on chantera même un cantique hébraïque où son nom,

événement inouï, est cité à la synagogue Felix Libertate qui le reçoit21.

Ce combat victorieux pour étendre la citoyenneté aux juifs se complète d’un autre pour l’abolition de

l’Inquisition, plaie du christianisme. La parution en 1798 dans le journal fondé par Grégoire, Les Annales

de la religion, de sa célèbre Lettre à Don Ramon-Joseph de Arce, Archevêque de Burgos et Grand

Inquisiteur d’Espagne en marque le coup d’envoi. Cette lettre, traduite en espagnol et distribuée dans

toutes les colonies françaises et espagnoles, provoque les sermons furieux des principaux inquisiteurs

d’Espagne pendant qu’à Paris, le Père Gonzales prêche en grande pompe contre cet écrit.

Grégoire revient, en 1807, sur la condition des Juifs en Allemagne et aux Pays-Bas, pour en apprécier

l’évolution ; une sorte de mise à jour à laquelle fait amplement écho La Décade philosophique et son ami

Ginguené qui avait pour Grégoire beaucoup d’admiration. Ses diverses brochures (Observations nouvelles

faites sur les juifs et spécialement sur ceux d’Allemagne ; Sur les juifs, et spécialement sur ceux

d’Amsterdam et de Francfort) sont traduites en hollandais, allemand, italien. Elles visent à faire connaître

le plus largement possible la situation intellectuelle des juifs, et surtout ceux d’Allemagne. Grégoire tente

également lors de son voyage en Allemagne à rallier à la cause abolitionniste le grand Goethe qui a été

fort impressionné par lui.

Si quelques historiens critiquent aujourd’hui Grégoire au sujet de son action en faveur des juifs qu’ils

jugent ambiguë, les noirs, eux, sont encore reconnaissants inconditionnellement à Grégoire. Dès 1819, une

souscription sera ouverte en Haïti pour doter une salle du palais national du portrait de l’Abbé Grégoire, le

président d’Haïti en ayant offert un autre au Corps législatif.

Quelques jours après les réclamations des juifs auxquelles il a fait droit, c’est au tour des noirs, en

effet, d’envoyer une délégation qu’accueille Grégoire en octobre 1789. Il publie, à cette occasion, le

premier de la longue série d’études qui ponctuent sa lutte pour ces opprimés : le Mémoire en faveur des

gens de couleur ou sang-mêlés... . Comme membre actif de la Société des Amis des Noirs, Grégoire

propose en décembre 1789 que les gens de couleur soient admis à la députation. Mais c’est en 1790 que

s’ouvre, à proprement dit, le débat sur l’éligibilité des gens de couleur. Grégoire déclare ne renoncer à la

parole, nous apprend ses Mémoires, qu’à « condition que les députés des colonies renoncent à

l’aristocratie de la couleur ». Ses interventions sont appuyées, en 1790, d’une Lettre aux philanthropes sur

les malheurs, les droits et les réclamations des gens de couleur, elle-même suivie d’une retentissante

Lettre aux citoyens de couleur et nègres libres de Saint-Domingue, le 8 juin 1791. En 1793, il obtiendra,

même, à titre de membre de la commission coloniale, la suppression de la prime annuelle de 2 500 000 F

21 Grégoire en tire la leçon dans ses Mémoires : « Au commencement du dix-neuvième siècle, cette effusion de bienveillance des

trois synagogues envers un évêque catholique, est un trait auquel applaudiront également la religion et la philosophie ».

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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allouée à la traite des noirs. Enfin le 4 février 1794 le décret proclamant l’abolition de l’esclavage est

promulgué22. Grégoire célèbre l’émancipation des gens de couleur :

Amis, vous étiez hommes, vous êtes citoyens et réintégrés dans la plénitude de vos droits, vous participerez

désormais à la souveraineté du peuple. Le décret que l’Assemblée nationale vient de prendre à votre égard sur

cet objet n’est point une grâce, car une grâce est un privilège, un privilège est une injustice, et ces mots ne

doivent plus souiller le code des Français.

Cela ne va sans susciter de graves résistances de la part des colons. Grégoire démissionne du Comité

colonial pour protester contre tous ceux qui n’ont cesse de détourner la loi. Les colons ont, non seulement,

fait publier contre l’abbé Grégoire un déluge de pamphlets (près de 600), ils le font brûler en effigie mais

surtout, ce qui est encore plus grave, ils ont ouvert à Nantes une souscription secrète pour le faire

assassiner. Grégoire réussit, cependant, à libérer un certain Nadan, condamné pour avoir diffusé les écrits

de Grégoire à la Martinique. En 1795, Grégoire remonte sur la ligne de front et dénonce le sort de la

Sierra-Leone dans sa brochure qui est aussitôt répercutée dans la presse, et en particulier par La Décade :

Notice sur la Sierra Leone et sur une calomnie répandue à son sujet contre le gouvernement français. En

1800, pendant qu’il est encore membre de l’Institut, Grégoire donne lecture à une séance de la classe des

sciences morales et politiques de L’Apologie de Barthélemi de Las Casas. Cet écrit retentissant, qui

s’élève contre les calomnies faites contre ce grand humaniste, sera traduit et publié à Londres, trois ans

après.

Plus tard, quand il se retire à Auteuil, exclu de la vie politique, et que l’esclavage, au dégoût de

Grégoire, a été rétabli en 1801 par Napoléon, il continue sa lutte par d’autres moyens. Il expédie des livres

aux colonies, il dénonce toutes les formes d’esclavage ou de servitude par des ouvrages, comme De la

domesticité chez les peuples anciens et modernes (1814), suivi en 1815 par De la traite et de l’esclavage

des noirs et des blancs, dans lequel Grégoire fait également mention de la triste condition des catholiques

irlandais. Il faut noter que tous ces livres dépassent vite le cercle francophone car ils sont aussitôt traduits

en anglais et publiés à Londres. Dans De la littérature de nègres, publié en 1807, année qui marque pour

l’Angleterre et les États-Unis l’abolition de l’esclavage et de la traite, il défend l’idée que ce sont les

circonstances, l’esclavage et les mauvais traitements, qui ont empêché les noirs de devenir des hommes de

lettres et des savants ; et d’énumérer les grands auteurs noirs qui ont émergé, malgré toutes les vicissitudes

endurées. C’est dans cet ouvrage que Grégoire soutient aussi de façon provocatrice que les pharaons

égyptiens, pères de la civilisation, étaient sans doute noirs, semant les germes de l’action nationaliste des

noirs africains.

22 Grégoire ne mâche pas ses mots contre les partisans de la traite des nègres : « Parce qu’il vous faut du sucre, du café, du taffia,

indignes mortels, mangez plutôt de l’herbe et soyez justes ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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La fin de sa vie le verra tout aussi prompt à prendre parti pour les opprimés contre les puissants. Ainsi,

en 1820, il déclare son soutien aux Grecs en révolte contre les Turcs, tentant même d’intéresser les

Haïtiens à aider l’insurrection grecque23 ; l’année suivante, il écrit De l’influence du christianisme sur la

condition des femmes, ouvrage « traduit dans toutes les langues y compris le russe ». En 1822, il traduit

l’ouvrage de Clarkson, abolitionniste anglo-saxon, Histoire du commerce homicide appelé traite des noirs.

Lui-même écrit, adressée aux Haïtiens, une Considération sur le mariage et le divorce ainsi qu’un

opuscule Des peines infamantes à infliger aux négriers.

Le gouvernement ne relâche pas son hostilité envers Grégoire, même s’il est écarté de toute vie

politique. Les Haïtiens qui étaient venus à Paris négocier leur indépendance avec Charles X, en 1825, se

voient ainsi interdire tout contact avec Grégoire. Ils feront fi de cette défense et lui rendent une visite

secrète de nuit. Grégoire, bien que sa santé s’altère, ne désarme guère. En 1826, il publie De la noblesse

de la peau ou des préjugés des blancs, traduit en anglais la même année. L’année suivante, il soutient

David dans son projet d’érection d’une statue de Las Casas à Panama et, s’intéressant aux castes

indiennes, il publie, infatigable, une notice sur la vie et les écrits du Brahmane Rammohun Roy,

philosophe indou, monothéiste et adversaire de la ségrégation des intouchables. Enfin, sentant sa mort

prochaine, il adresse ses adieux dans une épître aux Haïtiens.

À sa mort, en pleine campagne de presse orchestrée contre lui, qui coïncide avec la parution de la 2e

édition de sa courageuse Histoire des sectes religieuses, la foule, 20.000 étudiants et ouvriers, dit-on,

saisie d’un bel élan républicain, dételle les chevaux de son corbillard et le conduit à bras d’homme. Saint-

Domingue prend le deuil public ; à Haïti, chaque quart d’heure le canon tonne à la mémoire de Grégoire

pendant que tout le clergé noir célèbre un office solennel. Grégoire léguait ses ouvrages sur l’esclavage à

la Bibliothèque de l’Arsenal et 200 volumes de sa bibliothèque à Port-au-Prince.

Thibaudeau, un des plus illustres survivants de la Convention, s’avança, rapporte le premier biographe

de Grégoire, Carnot, « au bord de la tombe entrouverte » pour saluer une dernière fois Grégoire, son

« collègue », son « ami », son « honorable complice ». Dans un silence solennel, il termina son discours

par cette fière apostrophe, reliant le combat pour la liberté de ces indomptables républicains qu’ils étaient

à celui des jeunes révolutionnaires de Juillet :

Grégoire, nous, vieux conventionnels, qui, ses interprètes, venons te rendre ce dernier hommage, nous te

suivrons bientôt dans la tombe ; bientôt aussi il ne restera plus de nos personnes qu’un peu de cendre ; mais,

tant qu’un souffle de vie nous animera, à ton exemple nous le consacrerons au culte de la liberté et de la

patrie. Nous nous présenterons, la tête haute, à la France et au monde. Nous mettons notre gloire et nos

espérances dans cette foule de citoyens rassemblés autour de ton cercueil, dans cette génération nouvelle qui a

23 « Il eût été beau, pensait-il, d’après ce que rapporte son biographe Carnot, de voir les derniers nés de la civilisation prêter leur

appui à ses plus anciens enfants pour la réinstaller parmi eux ».

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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accepté notre héritage, et dans la révolution de Juillet. Elle a associé la Convention nationale au trône, et nous

a ouvert enfin, pour notre défense, cette tribune de la mort.

TROISIÈME TABLEAU LE COMITÉ D’INSTRUCTION PUBLIQUE

Ses actions courageuses sur la scène directement politique, sa défense passionnée des juifs, des

esclaves noirs, des gens de couleur, opprimés emblématiques, ne doivent pas faire oublier que Grégoire

joint à son amour de la tolérance et de la justice, le goût du savoir et la réflexion du savant. Mais ce n’est

guère un homme de cabinet, même s’il est membre actif de multiples sociétés savantes, françaises,

européennes et américaines reflétant ses intérêts scientifiques et politiques. Il fait surtout penser à ce que

souligne Dumarsais, dans l’Encyclopédie, du « philosophe » des Lumières qui, loin de se conduire comme

un loup réfugié au fond des forêts, s’engage dans la société pour travailler à son mieux-être et au progrès

de l’humanité. Grégoire sera ainsi à l’origine, de concert avec ses amis Idéologues24, des principales

institutions culturelles qu’a léguées la République à la France moderne. La conquête de la liberté

politique, juge-t-il en héritier des Lumières, se situe sur la même ligne que le développement de la raison,

des connaissances et de l’esprit public.

C’est en 1793 que Grégoire, déçu par ses interventions inutiles, au nom de la concorde nationale, en

faveur des Girondins, et aussi par le tour violent que prend la République, se consacre principalement au

comité d’Instruction publique où il retrouve Sieyès, Marie-Joseph Chénier, Lakanal, Boissy d’Anglas et

David. Il est important de souligner que le Comité d’Instruction publique, de la Législative au Directoire,

24 Grégoire est un assidu du salon de Madame Helvétius à Auteuil où il rencontre le premier cercle des Idéologues, et aussi

Bonaparte, qui deviendra leur ennemi commun.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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a joué, un rôle idéologique primordial dans l’affermissement et la matérialisation des valeurs

révolutionnaires, républicaines et démocratiques, en réussissant à réunir les représentations et la politique

aux (bonnes) mœurs et aux comportements. Autrement dit à articuler dynamiquement l’un à l’autre, les

trois registres, le politique, le symbolique et la culture, qu’aura simultanément et délibérément rejoint son

champ d’action : i) sur le registre politique : la constitution de l’identité nationale et celle du citoyen ; ii)

sur le registre symbolique : l’édification d’une nation vécue comme patrie et d’une patrie comprise comme

nation ; iii) sur le registre culturel : la mise en place de structures pratiques d’homogénéisation des

références culturelles.

C’est au cours de la même année qu’il reçoit et soutient une délégation « d’américains libres », mais,

plus significatif encore de son côté cosmopolitique, comme dirait Kant, Grégoire soumet, à l’occasion de

la discussion, en 1793, du chapitre sur les rapports de la République française avec les nations étrangères

de la Constitution de l’An I, une déclaration du droit des gens. Bien sûr, Grégoire a recours à des principes

de moralité (dans la tradition des jusnaturalistes) en ce qui concerne les questions de ce que nous appelons

aujourd’hui le droit international public mais il les arrache à la théologie car l’Europe est

confessionnalement divisée. Ces questions exigent à ses yeux des réponses juridiques.

La motion est repoussée mais le projet tient au cœur de Grégoire, si bien que, deux ans plus tard, en

1795, exploitant la présence du baron Staël-Holstein, nouvel ambassadeur de Suède, il tente une nouvelle

fois de faire accepter par l’Assemblée une déclaration du droit des gens. Il soutient, de manière tout à fait

actuelle, que dans l’ordre du monde, la puissance législative appartient à l’ensemble des nations. Il

reprochera, du reste, à la Convention, en l’An III, d’avoir privilégié le canon au détriment de la raison

dans ses rapports avec l’Europe.

En tant que membre du Comité d’instruction publique25, il participe aux plans qu’élabore le Comité

pour mettre sur pied un système national d’éducation, mais c’est au titre de membre de la Convention

25 Un simple inventaire des objets de juridiction du Comité révèle une masse imposante de documents, de projets, de

réglementations et de créations auxquels Grégoire a apporté un concours dévoué. On se contentera ici d’une rapide énumération

pour en avoir une idée : la réforme du calendrier préparé par Romme — à laquelle s’opposera Grégoire en raison de la

suppression de la nomenclature traditionnelle catholique et du remplacement du dimanche par le décadi — ; les règlements des

fêtes nationales et pour tout ce qui touche à la symbolique de l’État (par exemple, la mise au concours des représentations du

sceau de la République — c’est Grégoire qui fera adopter le décret spécifique le 5 février 1796 —, les costumes des législateurs et

autres fonctionnaires publics auxquels Grégoire consacrera un rapport en 1795) ; la création d’un système métrique et de poids et

mesures unifiés et celle des grandes Écoles révolutionnaires pour les temps de paix et pour les temps de guerre (Écoles centrales,

normales, Polytechnique, les écoles de santé et d’agriculture, les écoles de Mars et les conservatoires des Arts et métiers, toutes

institutions où s’est impliqué particulièrement Grégoire) ; l’organisation de la production des livres élémentaires — Grégoire est

chargé, en 1794, du rapport ouvert par la Convention pour la composition des livres dans les écoles élémentaires et où l’on

cherchait à faire appel aux meilleurs savants du moment —, de recueils des actions héroïques des citoyens — Grégoire en prépare

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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qu’il va aider à s’opposer au projet Lepelletier, présenté par Robespierre ; projet qui préconisait, entre

autres, la séparation des enfants et des familles sur le modèle spartiate. Ce sera ensuite sur son intervention

directe que les anciennes Académies seront abolies et remplacées par l’Institut national, cette féconde

institution qui reprend une idée de Condorcet, et qui devait comme le rappelle le discours de Daunou, l’un

des co-fondateurs, lors de la première séance de l’Institut, le 4 avril 1796 :

1/ perfectionner les sciences et les arts par des recherches non interrompues, par la publication des

découvertes, par la correspondance avec les sociétés étrangères ;

2/ suivre, conformément aux lois et arrêtés du Directoire exécutif, les travaux scientifiques et littéraires qui

auront pour objet l’utilité générale et la gloire de la République.

Grégoire s’attelle à la tâche de « former un nouveau peuple », pour reprendre les termes de ce projet

Lepelletier qu’il a critiqué, et combat sur les fronts interdépendants de la langue, de l’éducation, de la

religion et des arts, la tyrannie de l’ignorance et de l’obscurantisme partisan.

Une étape importante de son offensive continue est franchie avec les trois importants Rapports sur le

vandalisme de 1794 qui entraîneront le décret du 17 septembre. Grégoire dénonce les méfaits de ceux qui

freinent l’essor de tous les arts, ces « enfants de la Liberté ». Le vandalisme, du terme qu’il crée pour

stigmatiser le fanatisme de ceux qui s’attaquent en « barbares » à tous les signes et vestiges de la royauté,

dessert la Révolution de la même manière, juge Grégoire, que tous les excès de la Terreur. Grégoire désire

protéger le patrimoine national à toute force. Toute œuvre pour lui est utile à la patrie même si elle est

marquée de l’empreinte de la tyrannie. L’image du tyran lorsqu’elle est conservée, argumente Grégoire,

l’expose à un « pilori perpétuel ». Aussi faut-il préserver les œuvres du passé dans un double but : d’une

part, pour les utiliser à des fins révolutionnaires et patriotiques, et, d’autre part, pour satisfaire à une

pédagogie égalitaire d’ensemble et « provigner les connaissances » à tous indistinctement.

La lutte contre les destructions opérées par le vandalisme qui font de Grégoire, pour la postérité

reconnaissante, « l’inventeur du patrimoine », s’accompagne, dès cette époque, de mesures positives,

le premier modèle, en entreprenant en septembre 1793, la rédaction des Annales du civisme, collection de belles actions inspirées

par la République —, de conférences publiques dans les villes et villages ; la formation dans chaque district des bibliothèques (y

compris les règlements de prêt : il sera interdit par exemple de prêter aux jeunes gens des ouvrages licencieux) et de cabinets

d’histoire naturelle sur l’exemple nouveau de la Bibliothèque Nationale et du Muséum ; la lutte contre le vandalisme — le

néologisme est créé par Grégoire qui veut « tuer la chose en commençant par le nom » — et la préservation comme

l’accroissement du patrimoine national par toutes sortes de mesures ; un nouveau système « de dénominations topographiques

pour les places, rues... de toutes les communes de France », selon les termes du rapport de Grégoire sur le sujet en février 1794 ;

l’établissement des listes des pensionnaires de l’État et de secours aux personnes sans ressources ainsi que du traitement des

instituteurs et des récompenses pour les gens de lettres et les artistes. À ce chapitre, Grégoire obtient une subvention, en juillet

1794, de 100 000 écus puis de 800 000 F pour les gens de lettres et savants. Il fait désigner Marie-Joseph Chénier pour la

répartition des fonds.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

32

proactives, dirions-nous aujourd’hui, pour mettre en place des conditions institutionnelles de propagation

et d’accroissement des savoirs. C’est seulement ainsi, pense-t-il avec les Idéologues, que le projet qui est

cher à sa fierté nationale de savant et de révolutionnaire se réalisera, celui de voir la France devenir « la

métropole du monde savant » et « la République consolidée ». Participent de ces finalités, le rapport sur

les maisons d’économie rurales départementales de 179326, le rapport de 1794 sur l’organisation des

bibliothèques (qui sera traduit en anglais à Philadelphie), le rapport, également de la même année, sur la

conservation des jardins botaniques et du Muséum, la fondation du Conservatoire des arts et métiers27, fin

1794, du Bureau des Longitudes en 1795 — Grégoire s’intéresse depuis longtemps à l’astronomie et

ressent le retard de la France en ce domaine par rapport à l’Angleterre —, le projet immense d’une

Bibliographie générale des bibliothèques de toute la France, et, enfin, en 1816, reprenant à sa manière les

projets de Condorcet en même temps que fidèle à toute la tendance du siècle à former une sorte

d’internationale des Lumières, il fait imprimer, à Bruxelles, un Plan d’association générale entre les

savants, gens de lettres et artistes, publication à laquelle il ajoutera, selon les mêmes lignes de force, en

1824, un Essai sur la solidarité littéraire entre les savants de tous les pays.

Plan et essai jouent non seulement comme la dernière cartouche que tire Grégoire en misant sur le

dynamisme éclairé du pouvoir intellectuel débordant la seule république des lettres pour précipiter l’unité

et la concorde universelle, mais également, et rétrospectivement, comme les fondements éthico-politiques

de l’Institut national28. Grégoire détermine avec enthousiasme ce « temple national », en consonance avec

26 Grégoire écrira, en 1804, une introduction très précise et très documentée au Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres alors

qu’il milite pour son entrée au Panthéon : Essai historique sur l’état de l’agriculture en Europe. 27 Le rapport à la Convention du 12 vendémiaire an II (3 octobre 1794) « sur l’établissement du Conservatoire des Arts et

Métiers » que prononce Grégoire au nom des comités d’agriculture, des arts et d’instruction publique, montre bien, comme l’aura

compris Jean-Baptiste Say qui reprend dans La Décade philosophique presque in extenso les arguments de Grégoire, au moment

de la définitive mise en place, l’esprit d’innovation et le souci d’utilité publique du pragmatique abbé. C’est d’abord, premier

argument, la conception d’une collection publique, rendue accessible à tous, ayant qualité de référence et stimulatrice en même

temps du progrès ; c’est ensuite, deuxième argument, la « combinaison » entre les techniques jusqu’ici juxtaposées, devra se

révéler heuristique et provoquer de nouvelles inventions ; c’est enfin, troisième argument, l’exhibition des objets techniques

s’accompagnera inséparablement d’une « démonstration » de leur fonctionnement et de leur utilité ; autrement dit, à l’instar du

Muséum, une dimension enseignante est assignée au Conservatoire, vocation qui est encore la sienne aujourd’hui. Dans ses

Mémoires, Grégoire justifie avec fougue (et selon la doctrine de l’Idéologie) le principe de l’unité des arts, des sciences et des

techniques pour le plus grand bonheur de la nation ; il plaide la nécessité d’encourager spécialement les découvertes qui

« s’appliquent d’une manière immédiate aux besoins de la société ». Alors, écrit-il, « la charrue, la scie, la voile et la pique

formeront un faisceau surmonté du bonnet de la liberté ; et la France montera au rang qu’elle doit occuper sur la scène du globe ». 28 Grégoire partage les mêmes vues que ses collègues Idéologues de l’Institut quant à l’importance de créer une « science

sociale » par laquelle les valeurs intellectuelles et civiques ainsi que la morale républicaine (le christianisme la couronnant selon

lui) ayant sous-tendues les institutions nouvelles culturelles et sociales, seraient approfondies et développées.

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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le langage de Daunou, comme « l’abrégé du monde savant, le corps représentatif de la république des

lettres, l’honorable but de toutes les ambitions de la science et du talent, la plus magnifique récompense

des grands efforts et des grands succès... Là se verront, s’animeront et se comprendront les uns et les

autres les hommes les plus dignes d’être ensemble ».

Une autre action qui lui vaut aujourd’hui les critiques particularistes et régionalistes est le célèbre

rapport de 1794 Sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue

française. Il faut surtout comprendre à cet égard que Grégoire visait principalement trois choses.

Premièrement, faire œuvre révolutionnaire : substituer aux patois sur tout le territoire national, la langue

de la raison et de la liberté, « la langue dans laquelle est écrite la Déclaration des Droits », la langue

républicaine par excellence qui accélérera les « progrès de l’esprit public », comme dit son ami Barère.

Deuxièmement, faire œuvre d’unification et d’égalité républicaine : tous les Français, sans distinction de

région et sans distinction de classe, parleront et communiqueront dans la même langue. Enfin,

troisièmement, faire, dans le cadre du nouveau système d’instruction publique, œuvre politique et

pédagogique : chacun désormais, pourra entendre la langue civilisatrice dans laquelle sont rendus les lois

et tous les actes de gouvernement, la langue des auteurs et des savants qui ont fait et font la gloire de la

France.

Ce rapport fut précédé d’une enquête minutieuse dans tous les départements pour obtenir des

renseignements sur l’usage de la langue française, sur le nombre des idiomes utilisés à part « l’idiome

national », sur le degré de maîtrise de la langue parlée, sur l’influence du patois parlé sur les mœurs, pour

savoir factuellement si les gens de la campagne lisent, s’ils ont des préjugés, du patriotisme, etc. On voit

ce que cherchait à savoir Grégoire à travers les quarante-trois questions de sa circulaire. Le rapport

entraîna un décret ordonnant aussi, on l’oublie souvent, la rédaction d’une grammaire et d’un dictionnaire

qui inclurait les nouveautés linguistiques introduites par la Révolution, par exemple la signification

nouvelle de la tolérance, conçue activement désormais comme un droit.

Grégoire ne s’en prend pas seulement aux patois, mais aussi au latin, et dans le même dessein : les

Français doivent comprendre ce qui se dit et ce qu’ils lisent pour bien se pénétrer de l’esprit public. Le

Rapport sur l’universalisation de la langue française est précédé au début de l’année 1794 d’un autre Sur

les inscriptions des monuments publics dans lequel Grégoire préconise l’usage du français et l’abandon du

latin. De même, étendant son action à la langue de la liturgie, il désire que la messe et la célébration de

tous les sacrements soient faites en français, pour que, dit-il, les gens sachent de quoi il s’agit et à quoi ils

s’engagent lorsqu’ils se marient, par exemple. Officialisant cette politique, il préconise lors de l’ouverture

du premier concile national, en 1796, la prédominance de la langue vernaculaire dans la liturgie ; et

joignant ce combat à celui de la défense des droits des noirs, il demande la création de nouveaux sièges

épiscopaux aux colonies, destinés au clergé de couleur.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Enfin une dernière ligne de front sur laquelle se déploie l’inlassable militantisme de Grégoire est

l’écriture scientifique et « engagée » : en plus d’une importante correspondance qu’il entretient en sept

langues avec les savants du monde entier, et les rapports qu’il adresse aux nombreuses sociétés dont il est

membre, il se fait historien et journaliste. Ainsi, dès le 1er mai 1795, il fonde une revue hebdomadaire, les

Annales de la religion, levier puissant, préconise-t-il explicitement, pour mobiliser l’opinion publique29.

Cette revue devra se faire le foyer de rayonnement des activités de la Société de Philosophie Chrétienne30,

créée, au même moment par Grégoire en compagnie des autres adhérents à l’École de Port-Royal. Elle

rassemble des savants et des théologiens s’occupant de l’histoire et de la science des religions. Cette

Société, cette « confédération », comme l’appelle Grégoire, aux intentions expressément apologétiques,

s’articule sur un programme interdisciplinaire ayant pour tronc l’anthropologie religieuse et pour

branches, la théologie, la philosophie, l’ethnologie, le droit des institutions et des gens, la morale. Elle a

29 On mettra en parallèle l’initiative de Grégoire, en 1793, de rédiger les Annales du civisme, collection des belles actions inspirées

par la République, nous l’avons dit. 30 Ce rapprochement entre philosophie et christianisme, inusité pour l’époque, constitue à lui seul tout un programme d’action

offensive. On se rappellera, en effet, que tant les religieux que les philosophes étaient taxés par leurs adversaires respectifs

d’intolérants et de fauteurs originaires des excès de la Révolution. Voir à cet égard la brochure de Jacques Creuzé-Latouche,

collègue de Grégoire à l’Institut : De l’Intolérance philosophique et de l’Intolérance religieuse, discours lu à la classe des

Sciences morales et Politiques de l’Institut national, par J.-A. Creuzé-Latouche, membre de l’Institut. Brochure in-8º de 60 pages.

À Paris, chez Lemaire, imprimeur, rue d’Enfer, nº 141. Le texte fut analysé dans le 14e volume de La Décade philosophique, an V

(juin-août 1797), 4e trimestre, section Philosophie, p. 461-467. En voici des citations révélatrices : « La Philosophie a été, dit-il,

un des premiers objets des fureurs du Gouvernement révolutionnaire. On se rappelle les persécutions et les anathèmes attachés, à

cette époque, aux seuls titres de savant, d’homme de lettres, d’auteur. On n’a pas dû oublier non plus l’étrange spectacle que

donnèrent les électeurs de Paris, en 1792, lorsque le célèbre Priestley et Marat s’étant trouvés en concurrence, non seulement ce

dernier fut préféré, mais encore cet événement, d’un présage assez positif, fut spécialement marqué par un discours formel de

Robespierre, contre les Sciences et contre ceux qui les cultivent comme si l’on eût craint qu’un hasard aveugle pût disputer à la

barbarie quelque part dans cette préférence ». Et Say, auteur du commentaire dans La Décade a soin de rappeler en ouverture de

son compte-rendu à quels mensonges ont été conduits les religieux accusés d’intolérance : « Depuis une quarantaine d’années, et

grâces aux progrès de la Philosophie, l’Intolérance a été accompagnée d’une telle défaveur que les dévots et les prêtres à qui elle

était souvent et à bon droit reprochée, ont imaginé, pour se laver de cette accusation, de la rejeter sur leurs adversaires, et de

représenter des hommes sensés, des écrivains de génie, qui n’avaient d’autorité que celle de la raison, d’appui que dans leur talent

et dont les seules armes étaient des vers et de la prose, d’être plus intolérants qu’eux-mêmes. Ils ne pouvaient rien dire de plus

fort. Mais par qui ont-ils été crus ? Par les personnes intéressées, et aussi par quelques autres pour qui une assertion est une

preuve, et qui même ont d’autant plus de penchant à l’admettre qu’elle est plus extraordinaire. Cette accusation cent fois

reproduite, depuis Nonotte jusqu’à Laharpe, avait acquis de la vraisemblance aux yeux de ceux qui dans ces derniers temps ont

cru, ou feint de croire, que les excès révolutionnaires, les noyades, les mitraillades, les brisements de scellés avaient été commis

par des Philosophes. Cette sottise inventée par la mauvaise foi, propagée par l’esprit de parti, et accueillie par la stupidité, est

combattue par le C. Creuzé-Latouche dans l’écrit qu’il vient de publier ».

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L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT

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pour finalité de défendre sous toutes ses formes la liberté de pensée tout en appliquant la méthodologie

scientifique de l’Institut. La Société de Philosophie Chrétienne jouait somme toute, pour lui, comme le

substitut de la section des sciences religieuses qu’il estimait manquer à la classe des sciences morales et

politiques de l’Institut national.

La publication s’accompagne de l’institution de la « Librairie chrétienne » destinée à l’impression et à

la diffusion des Annales mais aussi, projette Grégoire, d’ouvrages à réimprimer, à traduire et à

commenter31, d’ouvrages à continuer, ouvrages ou mouvements à réfuter comme la Théophilanthropie32,

ouvrages enfin à composer sur l’histoire religieuse, comme ce qui sera son grand ouvrage, Histoire des

sectes religieuses, mêlant polémique33 et histoire, ou encore sur les relations du gouvernement civil et de la

religion. La même année, Grégoire, dans le cadre de la discussion de la nouvelle constitution, réclame

avec cohérence la liberté absolue de la presse. Au cœur de toutes ces initiatives, la pensée indéfectible de

Grégoire : le christianisme républicain, source de lumière, de vérité et de paix, forme la seule base

possible du pacte social, et « sans lequel nous resterions, écrit-il, par rapport à la plus noble partie de notre

être, dans un état de barbarie et de guerre, de tous contre tous, analogue à l’état d’insécurité qui précède la

formation de la société civile ».

Ce sera dans les Annales de la religion que paraîtra le 22 février 1798 la Lettre à Don Ramon-Joseph

de Arce, archevêque de Burgos et Grand Inquisiteur d’Espagne, un long texte de vingt-quatre pages que

nous avons déjà mentionné. Pour Grégoire, combattre l’Inquisition qui représente à ses yeux le symbole

même des forces réactionnaires et de l’absolutisme catholique est combattre le spectre hideux du

christianisme rétrograde. Sa mission, comme il le souligne dans la Lettre, est, au nom du « clergé

français » qui vient de se réunir « en concile national », de « solennellement renouvel[er] ses protestations

contre tout acte de violence exercé sous prétexte de la religion ». C’est surtout extirper « la calomnie

habituelle contre l’Église catholique » que nourrit l’existence même de l’Inquisition. Et Grégoire de

dénoncer, au nom de la liberté des personnes et des idées, au nom de la tolérance, au nom du nœud social

irremplaçable que représente le christianisme, le scandale de la persistance en ce XVIIIe siècle finissant

qui a vu la Révolution et les Droits de l’homme, de l’Inquisition : « elle tend à présenter comme fautrice

31 Par exemple, le traité de Grotius, De la vérité de la religion. 32 Cette bête noire de Grégoire a été surtout vivace sous le Directoire. Il s’agissait d’une doctrine philosophique fondée sur la

croyance en Dieu sans culte. 33 Grégoire ne se retient pas d’y critiquer Napoléon à travers sa critique transparente du despotisme de Louis XIV, comme aussi

de fustiger ses admirateurs dans un chapitre sur la « Basiléolâtrie », ou encore de réfuter indirectement le retentissant livre de

Dupuis, son collègue à l’Institut, De l’origine de tous les cultes ou la religion universelle (1795), qualifié par Grégoire de

« bréviaire de l’athéisme ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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de la persécution, du despotisme et de l’ignorance, une religion essentiellement douce, tolérante,

également amie des sciences et de la liberté ».

En 1797, Grégoire entreprend la publication d’un nouveau périodique Correspondance sur les affaires

du temps qui sera suivi après la signature du Concordat, en 1801, et la démission subséquente de Grégoire

de sa charge d’évêque, de la première édition de ses Ruines de Port-Royal des Champs. Grégoire

accumule les actes d’opposition à l’empereur tout en achevant son œuvre scientifique maîtresse L’Histoire

des sectes religieuses dont la première édition, parue en janvier 1810, est aussitôt mise sous séquestre par

Fouché. Les séquestres seront levés avec la proclamation de la déchéance de Napoléon à laquelle Grégoire

a travaillé avec l’opposition, en 1814.

Grégoire se retire à Auteuil mais ne ralentit aucunement ses publications qu’il répand comme autant de

brûlots contre les ennemis des noirs, les esclavagistes de toutes sortes dont les pratiques sont contraires à

l’esprit du christianisme aussi bien que contre les adversaires de ses positions religieuses. En 1818, son

Essai historique sur les libertés de l’église gallicane et des autres églises de la catholicité pendant les

derniers siècles est traduit en espagnol mais se voit mettre à l’Index. L’année suivante, Grégoire

entreprend l’édition de la Chronique religieuse. Il a la satisfaction, peu avant sa mort, de voir paraître, en

1828, une seconde édition de son Histoire des sectes religieuses en 6 volumes. Ce sera son exécuteur

testamentaire qui éditera, après sa mort, un septième volume. Le 1er octobre 1830 paraît l’ultime

publication de Grégoire, Considération sur la liste civile qu’il fera vendre, indomptable républicain, au

profit des blessés de la Révolution de juillet.

Il meurt en 1831. Ses funérailles seront le théâtre symbolique de ses combats, de ses victoires comme

de ses échecs : la rencontre significative d’une manifestation républicaine de la part de la foule qui

l’accompagne au cimetière et d’une cérémonie funèbre célébrée par un prêtre étranger à la paroisse dans

une église vidée de tout ornement par son curé. L’abbé Grégoire, à l’infinie charité chrétienne, exemple

achevé de cette tolérance et de cette concorde universelle qu’il avait défendues jusqu’à son dernier souffle,

laissait une somme de 4000 F destinée à la tenue d’une messe annuelle pour ses détracteurs morts ou

vivants

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

DES APOLOGÈTES CATHOLIQUES À L’ABBÉ GRÉGOIRE

CHAPITRE II

Tâchons du moins de nous rapprocher et de nous unir par les

principes universels de la tolérance et de l’humanité, puisque nos

sentiments nous partagent et que nous ne pouvons être unanimes.

(Romilli, L’Encyclopédie, art. intolérance)

Prenez garde, Monsieur, que ce n’est pas ici une simple

supposition que je fais, mais une histoire que je raconte. (Abbé

Pey, La Tolérance chrétienne opposée au tolérantisme

philosophique, p. 253)

Vous flétrissez l’indulgence, la tolérance du nom de tolérantisme.

(Voltaire).

Vraie tolérance ou tolérance universelle ? La lutte entre le parti des philosophes et les apologètes

catholiques de la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour imposer, comme seule légitime, leur conception

mutuellement exclusive de la tolérance, recouvre des enjeux d’ordre politique et idéologique à la fois.

Politique, parce que le discours de la tolérance renvoie, du côté des philosophes, au combat pour la

liberté de pensée, la liberté des cultes, les droits civiques des protestants et, de façon plus lointaine, à ceux

des juifs que seule la Révolution, sous l’impulsion de l’abbé Grégoire, précisément, décrétera, bref, à la

tolérance universelle telle que La Déclaration de 1789 la comprendra tandis que du côté des apologètes,

ou plus précisément d’une fraction du clergé catholique, la « vraie » tolérance exclut cette

indifférenciation entre les dogmes professés par les diverses religions. Comme l’expliquera, plus tard,

l’abbé Grégoire, transportant sans ambages, du côté de l’intolérance cette « vraie » tolérance, pour

l’opposer à la tolérance civile, « l’intolérance religieuse n’admet pour vraie que la religion qu’on professe,

et à ce titre le catholicisme se glorifiera toujours d’être intolérant, parce que la vérité est une »34. Grégoire

parle, ici, directement sur la scène politique en tant que député à l’Assemblée Constituante. Partie

prenante du nouveau pouvoir, il ne se préoccupe guère de flatter le roi, l’Église ou l’opinion publique. Le

discours vrai est lui aussi libéré par la Révolution et le nouveau régime politique instaurant la

représentation. Les religieux d’Ancien Régime revendiquent, pour leur part, le règne sans partage de la

34 Grégoire, Motion en faveur des Juifs (1789).

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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vérité révélée et du dogme catholique, règne qui aura pour effet, argumentent-ils, de ressouder l’alliance

traditionnelle du trône et de l’autel et de restaurer la paix, avec l’unité retrouvée, à l’échelle du royaume.

Idéologique, car c’est au sein du même concept de tolérance — concept englobant, s’il en est — que

les adversaires en présence découpent dans ce que celui-ci subsume, ce qui convient à leurs intérêts et ce

qui sert leurs stratégies, occultant de façon partisane les implications possiblement menaçantes pour leurs

positions. Aussi les religieux qualifient-ils, de façon péjorative, le discours de la « tolérance » de

tolérantisme ; et les philosophes taxent d’intolérance religieuse, la « vraie » tolérance telle que l’interprète

l’apologétique catholique dans une France qui reste encore « la fille aînée de l’Église ».

Les qualifications péjoratives de la tolérance par l’apologétique catholique sont balayées après la

Révolution. En témoigne l’autorité institutionnelle en matière de langue, le Dictionnaire de l’Académie35,

dans l’édition de 1798 entreprise par le Comité d’instruction publique. Celle-ci reprend presque

textuellement les termes des éditions antérieures. Mais elle ajoute trois nouvelles définitions qui ont le

mérite nouveau de distinguer soigneusement entre tolérance civile et religieuse. Qu’on en juge :

TOLÉRANCE, se dit en matière de Religion, pour dire la permission de professer une opinion, d’exercer un

culte. Tolérance ecclésiastique. Tolérance civile.

La Tolérance Ecclésiastique ou Religieuse consiste à ne point traiter d’erreur nuisible au salut certaines

opinions ou certains points de pratique [...].

La Tolérance civile est la permission que le Prince ou l’État donne de professer telle opinion, d’exercer tel

culte, de n’en professer aucun, sans aucune contrainte à cet égard.

Encore plus significative, peut-être, est la nouvelle définition qui apparaît du terme tolérantisme.

Vengeant les « philosophes », elle laisse présager l’avenir auquel était promise la valeur d’universalité

associée à la tolérance, devenu définitivement un droit et un principe :

TOLÉRANTISME, substant. masc. se dit en Théologie du système de ceux qui étendent trop loin la Tolérance

Religieuse. Cette Tolérance dégénère en Tolérantisme. Il s’est dit aussi, mais à tort, des partisans de la

Tolérance Civile. Celle-ci n’est point un système, c’est un principe et un droit.

L’événement historique et politique n’a pas fait que sceller la polémique tolérance-tolérantisme. La

définition du tolérantisme qu’enregistre le Dictionnaire de 1798, post-Révolution, permet d’éclairer dans

toute sa portée le nouveau statut socio-symbolique de la tolérance. Celle-ci s’appréhendera désormais sous

un double aspect. Sur le versant négatif, le Dictionnaire condamne à la fois les ennemis de toute religion

35 L’édition de 1762 est en tout point conforme aux deux précédentes. Deux nouveaux termes apparaissent, cependant, dont on

perçoit immédiatement l’importance.

« TOLÉRANT, ANTE. adj. Qui tolère. Il ne se dit guère qu’en matière de Religion. Un Prince tolérant.

TOLÉRANTISME, s.f. Caractère ou système de ceux qui croient qu’on doit tolérer dans un État toutes sortes de religions. Le

tolérantisme a lieu dans plusieurs États ».

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

39

ainsi que les catholiques intolérants. Sur le versant positif, la définition du tolérantisme distingue

définitivement la théologie du droit, l’Église de l’État, la cause de la tolérance religieuse de celle de la

tolérance civile et de la liberté des cultes. Dessinant l’horizon à venir du discours de la tolérance, la

définition du Dictionnaire réfracte, en même temps, l’évolution des mœurs, des sensibilités et des lois

déclenchée par la solennelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Il n’en reste pas moins que les luttes elles-mêmes autour de la tolérance, à partir de 1787, auront

comme toujours façonné les échanges discursifs par contamination, appropriation, réappropriation,

assimilations mutuelles ainsi que précipité l’issue politique. Aussi bien, elles auront contribué à infléchir

le sens de la « vraie tolérance » vers celui de la tolérance universelle des philosophes et, conjointement, à

opérer le déplacement des revendications sur le plan juridico-légal : on peut passer ainsi, après la

Déclaration, du combat autour de la tolérance religieuse à l’achèvement effectif de la tolérance civile.

C’est de ce legs composite et tourmenté que participe l’abbé Grégoire, prêtre mais en même temps

patriote révolutionnaire et homme des Lumières. Un fil rouge court à travers les nombreuses causes pour

lesquelles milite Grégoire et contribue à les rendre interdépendantes. Il n’aura eu de cesse, en somme, de

mettre concrètement en place les conditions symboliques, politiques et culturelles pour que puisse

s’exercer pleinement une tolérance comprise comme « un principe et un droit », et plus encore, dirions-

nous, comme le plus sacré des devoirs ; cette dimension dont il réclamait précisément la présence au

moment des débats entourant la rédaction de la Déclaration.

À côté du Dictionnaire36 qui enregistre formellement les changements intervenus sur l’appréhension de

la notion de tolérance, faisons état d’un seconde pièce, datant de la même époque. Elle a le mérite de

peindre, au niveau des mœurs et des sensibilités, comment les contemporains ont « vécu » l’oppression

engendrée par l’intolérance. Il s’agit du discours de Creuzé-Latouche, le collègue de Grégoire à la classe

des sciences morales et politiques, qui est lu à l’Institut, en 1797 : De l’Intolérance philosophique et de

l’Intolérance religieuse. Voici un extrait37 où l’auteur résume la situation antérieure et peint les ravages

engendrés par l’intolérance religieuse :

Cependant les lois portées, notamment dans le dernier siècle, en faveur d’un culte exclusif, n’étaient pas

abrogées. Les supplices, l’opprobre et la mort étaient encore des peines légalement destinées à ceux qui

professaient des opinions différentes de celles qui étaient formellement commandées. Nous avons vécu nous-

mêmes sous ce régime, où l’intolérance religieuse avait reçu des lois le pouvoir d’arracher les enfants à la

tendresse de leurs parents, pour les faire élever loin d’eux, dans la haine de leurs dogmes ; et celui de réduire

36 Rappelons ici que c’est Grégoire qui est à l’origine du travail de mise au jour du Dictionnaire pour le conformer aux

changements historiques survenus. 37 Nous citons d’après l’analyse que fait Jean-Baptiste Say dans le 14e volume (An V) de La Décade philosophique (juin-août

1797, 4e trimestre, p. 461-467, section Philosophie).

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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des citoyens à se propager comme des animaux, par le refus infâme de reconnaître les plus saintes unions

formées dans un autre culte !

Je ne puis m’empêcher de m’arrêter un moment sur ces traits qui avaient eu l’approbation, et souvent même

les éloges de nos pères, et que sans doute nous considérerions encore d’un œil indifférent, si la philosophie ne

nous eût appris à en frémir. Ce n’était cependant pas une effervescence révolutionnaire qui avait enfanté de

pareilles idées. Le froid machiavélisme d’un Gouvernement dévot, les avait tranquillement adoptées : les

adroites insinuations des prêtres intéressés, les avaient constamment légitimées dans l’opinion générale d’un

peuple, auquel ils ne cessaient de vanter, au milieu de cet excès inconcevable de dépravation, son attachement

pour ses tyrans et son zèle pour sa religion ! Nous avons existé cent ans sans rougir, sans nous étonner même

de ces exécrables institutions. Les générations précédentes, en remontant de siècle en siècle, ne nous offrent

pas de moindres exemples de démence et de perversité. Mais nous avons vu, jusqu’aux derniers moments, nos

lois civiles favoriser la cruauté des pères, qui sous un voile religieux, sacrifiaient eux-mêmes leurs enfants au

démon de leur avarice et de leur orgueil ! Qui pourrait mieux que cet oubli général des premiers sentiments,

prouver jusqu’à quel point la superstition peut dénaturer les hommes.

L’abbé Grégoire aura à cœur de démontrer à travers la diversité de son action comment la tolérance

civile peut et doit s’accompagner, sans heurts, surtout sans solution de continuité, d’une liberté religieuse,

intellectuelle, morale et culturelle, sous l’égide institutionnelle d’une constitution révolutionnaire et

démocratique. Il s’acharnera, toute sa vie, à appliquer cette ligne de conduite, espérant parvenir ainsi à la

« régénération » progressive des rapports sociaux en même temps qu’à la transformation des relations

entre l’Église et l’État. N’enjoignait-il pas à ses diocésains, dans une circulaire qu’il leur adressait au

lendemain de la fuite du roi à Varennes, de demeurer patriotes, l’amour de la patrie comptant au nombre

des vertus chrétiennes, pour l’abbé Grégoire : « Aux bannières de la religion, associez les drapeaux de la

patrie ».

Il nous faut, cependant, au préalable, revenir sonder les réactions furieuses de cette fraction du clergé

catholique au moment où Louis XVI signe en 1787 l’Édit de tolérance afin de pouvoir mesurer par la

suite, avec plus de précision, l’envergure de cette entreprise dont l’unité profonde se construit à l’enseigne

de la tolérance civile et religieuse mettant en application à en croire l’abbé Grégoire, la « vraie » charité

chrétienne comme les bienfaits du règne nouveau de la loi.

Nous avons à ressaisir pour l’heure les éléments dynamiques, historiques et conceptuels, qui

composent l’arrière-fond tumultueux, travaillé par les tensions, les contradictions, les polémiques, sur

lequel s’enlève le tracé des mouvements du futur « apologète de la République », comme nous avons

choisi de le nommer. Avant d’analyser les arguments respectifs des adversaires en présence, nous allons

essayer de les comprendre, d’une part, à la lumière des rapports entre le trône et l’autel, tels qu’ils se sont

joués historiquement depuis le XVIe siècle, au moins, et, d’autre part, en dégageant les jalons conceptuels

rythmant le discours de la tolérance en France et en Europe. En contrepoint, nous relèverons dans la

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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démarche de Grégoire, en ombre portée, ce qui s’avérera le plus souvent antithétique, ou, au contraire,

consonant, mutatis mutandis, avec les positions respectives des apologètes catholiques et des

« philosophes ».

LE TRÔNE ET L’AUTEL

On sait depuis les travaux de Michel de Certeau qu’est doublement bouleversé durant les XVIIe et

XVIIIe siècles, l’ordre traditionnel qui divise depuis des siècles le monde en deux étages, le « spirituel » et

le « temporel », le premier portant le second, la Cité de Dieu portant la Cité des hommes. D’une part, le

spirituel s’efface devant le temporel ; ce passage détermine une redéfinition des étages : pour faire bref,

l’ordre religieux se disloque pour laisser place à un ordre politique. D’autre part, l’hérésie devient Église

(quoiqu’une autre Église), et l’Église de Rome doit se repenser comme orthodoxie.

Le premier de ces mouvements rend compte clairement du second. Le nouvel ordre politique s’exprime

dans un nouveau concept, celui de la Raison d’État qui s’accompagne d’une nouvelle pratique. Richelieu

et son Testament politique marquent bien l’ampleur du bouleversement : désormais, Dieu parle au Roi et

l’évêque n’est plus que le transmetteur des volontés divines et royales confondues. Désormais le système

religieux ne détermine plus l’appréhension de l’Univers, mais doit recevoir cette image de l’État.

Désormais, le clergé épaule le Roi dans la construction de la Nation. Mais en plus de recevoir les ordres

du Roi, les religieux sont à la remorque du discours « moderne » des Philosophes. L’ampleur du

bouleversement réduira la majorité des prêtres au silence — silence du mystique, silence du fonctionnaire

dévoué, pédagogue compétent, silence du missionnaire qui s’enfonce dans les déserts sauvages des

Nouveaux Mondes, portant le message d’une foy et d’un roy.

Cependant, la domination du discours philosophique, l’emprise évidente des Philosophes sur l’appareil

d’État, comme l’attestent de nombreux scandales dont le moindre n’est pas la nomination de l’un de leurs

sympathisants (Malesherbes) à l’office de « directeur de la Librairie », provoquent, à la fin du dix-

huitième siècle, une réaction parmi un groupe de prêtres. L’occasion prochaine est sans doute la trahison

que représente à leurs yeux l’édit de tolérance de 1787, dont le Roi lui-même a été complice. Ces prêtres,

tout en consentant sans doute au nouvel ordre politique et mental, tentent de libérer le clergé de l’emprise

philosophique ambiante. Ils entendent discréditer l’hérésie qui persiste, se multiplie, menace la place des

religieux aux côtés du Roi, pourtant déjà bien déchus.

Ce vaste mouvement de sécularisation, au nom de l’universalité et de l’idéal jusnaturaliste, commence

certes avant le siècle des Lumières et l’entreprise avec laquelle on l’identifie, l’Encyclopédie ; d’abord au

moment où naît l’État « centralisateur », dans les interstices des projets globalisants mais contradictoires

des saints empereurs et des papes. La faillite de la romania catholique, que la Réforme consacrera, et

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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malgré la Contre-Réforme, sécrètera lentement les ingrédients de la laïcisation et permettra la naissance du

discours sur la démocratisation de l’ordre juridique.

C’est bien pourtant la Révolution française qui en est devenue la figure emblématique. Passant du

discours à la pratique, du droit à la loi, la révolution des droits de l’homme est en même temps une

Révolution universelle des droits. Le 26 août 1789 la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen

établit, entre autres, le principe général de la liberté religieuse et abolit les dernières barrières empêchant

les réformés de participer pleinement à la vie publique de la nation. La Constitution de 1791 garantit les

droits des calvinistes et offre la citoyenneté française aux protestants réfugiés qui sont encore à l’étranger,

tout en préservant leur foi. Le décret, à l’instigation de Grégoire, qui établit la citoyenneté pour les Juifs ne

tardera pas, et sera suivi, toujours sous l’instigation de Grégoire et dans la même ambiance politique, de

l’émancipation des gens de couleur, émancipation plus dure à arracher car elle vient contrarier les intérêts

économiques des puissants coloniaux.

Ce n’est pas un hasard si les religieux militants choisissent comme champ de bataille la question de la

tolérance. À la notion de tolérance universelle prônée par la « secte philosophique » est opposée la vraie

tolérance religieuse pendant que la tolérance philosophique est ramenée à un simple tolérantisme. L’arme

des religieux contre les « conspirateurs » sera une relecture de l’Histoire. Mais l’Histoire allait se charger,

tout en leur donnant raison de dénoncer la menace mortelle (pour eux) de la philosophie moderne, de

démontrer l’inopportunité de leur combat en cette fin du XVIIIe siècle et à l’aube de la Révolution. Quant

à la tolérance universelle, à travers les jeux dialectiques de la mimésis symbolique et agonistique portés

par Grégoire, elle deviendra, assimilée, adaptée et intégrée à la vraie tolérance, elle-même renouvelée en

puisant, comme il aime à le faire, à la source vivante du christianisme primitif, la tolérance, tout court, une

tolérance à la fois civile et religieuse, le centre de gravité de son projet polémique et politique d’une

« chrétienté républicaine ».

LA TOLÉRANCE DANS LE DISCOURS SOCIAL

La notion de tolérance est encore à la fin du dix-huitième siècle une notion englobante, au sens où elle

couvre un territoire à la fois moral et politique et qu’elle emprunte sur le plan de ses fondements à des

arguments à la fois d’ordre pratique et d’ordre théorique, juridique, théologique, historique, cognitif,

scientifique. C’est aussi et surtout une notion aux limites très mouvantes.

Les frontières entre les différents domaines que recouvre le discours de la tolérance, se déplacent en

suivant les polémiques lesquelles, à leur tour, sont fonction des événements historiques. Les acteurs

sociaux excluent certains domaines, en combinent d’autres, tantôt privilégiant certains arguments, tantôt

réactivant ou encore détournant à leur cause, réemployant à leur profit certains autres. Il est d’ailleurs

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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remarquable que, sauf en de rares cas, du côté des Philosophes, la notion comme telle est rarement

invoquée explicitement pour elle-même, elle apparaît davantage comme un effet ou une conséquence des

autres idées-forces qui l’accompagnent. Les apologètes catholiques, pour leur part, défendent plus

volontiers la notion d’intolérance (le droit d’intolérance, plus exactement) que celle de tolérance.

C’est que la notion positive de tolérance est apparue dans la bouche des adversaires de l’intolérance, en

compagnie de l’application aux religions des méthodes historiques et des progrès de la science qui ont

précipité un esprit relativiste contraire au dogmatisme et hostile à l’intolérance identifiée à la superstition

et aux excès non rationnels du fanatisme. De là l’appellation de vraie tolérance dans l’apologétique qui

recoupe en fait l’intolérance dogmatique. La Déclaration des droits reflètera cette indistinction des

domaines en institutionnalisant dans le droit positif (la Constitution) la tolérance comme valeur morale et

comme fin politique. Il sera réservé au gouvernement, au nom désormais de la loi, émanation de la volonté

générale de contrôler en matière de culte public ce qui trouble l’ordre social ou contrevient au bien civil de

tous.

Les Philosophes fondent la tolérance universelle sur les droits inaliénables de la conscience, reprenant

ici l’argumentation de Locke et de Bayle38. On peut aisément le constater dans l’article tolérance dans

l’Encyclopédie comme dans l’article intolérance (de Diderot) qui paraît, au demeurant, avant celui de

tolérance. Jean-Edmée Romilli, le fils de l’horloger genevois Jean Romilli (lui-même collaborateur

comme beaucoup d’autres calvinistes à l’Encyclopédie, à l’instigation de Diderot), en rédigeant l’article

tolérance, prend garde de réclamer une « tolérance pratique, non point spéculative », renvoyant pour la

défense de cette dernière à Bayle. Enfin, le fait que la tolérance soit source de luttes, ne doit pas nous

étonner, outre mesure, car il est exceptionnel, à ce moment comme de nos jours, qu’un principe n’ait pas à

pâtir des luttes qui tendent à l’imposer, et celui de tolérance (comme du reste celui de liberté — pas de

liberté pour les ennemis de la liberté) n’échappe pas à la règle.

À travers le problème politique posé par la revendication philosophique sous Louis XVI de la tolérance

comprise comme le magistère civil de la liberté de croyance et de culte religieux, s’affirment des

arguments en faveur, plus largement, de la liberté d’opinion et d’expression, des idées de bienfaisance,

d’humanité, d’universalisme. Leur avenir moderne se forgera par la médiation de ce concept de tolérance,

précisément désigné par ses adversaires de tolérance universelle39, où se réunit tout le cortège des

significations pour lesquelles militent alors les philosophes. La tolérance en se développant comme vertu

morale des individus, ressortira, en effet, sur le registre des rapports entre citoyens, partie à l’idée

38 Comme on pourra le constater sur pièces, au chapitre suivant, Grégoire puisera dans leur argumentation — tout en le

reconnaissant bien volontiers — pour la réemployer au profit de sa définition de la tolérance religieuse.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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voltairienne de vérité, ou, si l’on veut, à l’idée de l’humanité en général et de son entière destination, et,

partie, à l’idée holbachienne de vérité pragmatique, comme vertu politique de l’État libéral40, sous-tendant,

sur le registre des rapports entre États et individus, l’idée de pluralisme politique et de respect des

différences culturelles, comme nous insisterions aujourd’hui.

Si ce sont Voltaire et les Encyclopédistes qui marquent au siècle des Lumières, de façon décisive, le

discours de la tolérance, sur le double plan de la théorie et de la pratique, le débat a été ouvert, au siècle

précédent, du point de vue philosophique, conjointement par Bayle et par Locke. Les arguments de ces

derniers, sans compter les analyses de Spinoza, le maître le plus « damnable »41, et, au début du dix-

huitième siècle, celles de Montesquieu sur les rapports entre lois et religion, sont repris par les

Philosophes qui se les approprient. Ceux-ci dans leur ensemble retiennent plus volontiers les postulats et

les conclusions de Bayle que ceux de Locke, jugeant les premiers à la fois plus universels et plus radicaux.

Ainsi Jaucourt, clairement identifié pour l’opinion avec le milieu huguenot qu’il soutient et qu’il défend,

est aussi le collaborateur le plus actif de Diderot dans l’Encyclopédie. Dans l’article Liberté de conscience,

par exemple, il reprend l’argument de Bayle sur les droits de la conscience erronée.

Outre la leçon critique de Bayle sur le témoignage historique que fait sienne l’Encyclopédie, le « parti

des philosophes » se réfère le plus volontiers aux thèses sur les droits inaliénables de la conscience, y

compris le droit de la « conscience erronée », la défense des athées ainsi que celles relatives à la primauté

de la morale, juge souverain des vérités de toute religion. De Locke, les Philosophes retiennent non pas

tant les restrictions ou les catégories de personnes qui en sont exclues42 mais, d’une part, sur le plan

épistémique, la manière dont celui-ci fonde dans L’Essai l’idée de la tolérance sur l’examen de la nature

de l’entendement ainsi que sa critique de la certitude de la connaissance, d’autre part, sur le plan politique,

39 Rappelons le sous-titre, ou de la tolérance universelle, que porte la seconde édition du Commentaire philosophique, l’ouvrage

fondamental de Bayle sur le problème de la tolérance. 40 D’Holbach, qui fréquente assidûment, vers la fin de sa vie, le salon de Madame Helvétius, à Auteuil, réunissant le premier

cercle des Idéologues mais aussi Grégoire, est une des références politiques majeures de ces derniers. Il écrit dans le Système

social, I, I, 11 : « La vérité en Physique est la connaissance des effets que les causes naturelles doivent produire sur nos sens. La

vérité en Morale est la connaissance des effets que les actions des hommes doivent produire sur les hommes. La vérité en

politique est la connaissance des effets que le Gouvernement produit sur la Société, c’est-à-dire la manière dont il influe sur la

félicité publique et particulière des citoyens ». 41 Le P. Baugrand, un de ces apologètes catholiques de la fin du siècle des Lumières dont nous nous apprêtons à analyser le

discours, honnit ces sectateurs d’une fausse tolérance. Le maître le plus damnable, en cette matière, écrit-il, est Spinoza, le

premier qui a entrepris de lui donner une forme dogmatique. 42 Surtout pas ce que dit Locke au sujet des athées qui détruisent toute base de la société ; ce seront plutôt les apologètes chrétiens,

et, plus tard, également Grégoire qui utiliseront ce type d’argument.

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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la distinction des fonctions de la tolérance en matière de religion de l’État et de l’Église, distinction qui se

fonde sur la liberté de jugement, propriété essentielle de l’homme.

Si aucun État n’a le droit d’imposer une foi religieuse, aucune église, non plus, ne devrait persécuter

les fidèles d’églises rivales. Ce n’est plus la latitude d’approuver ou non une religion qui est revendiquée

mais le droit civil de l’exercer et la coexistence légale de toutes les religions. C’est ce qui apparaît le

mieux pour la paix de l’État. L’abbé Yvon, collaborateur de l’Encyclopédie, et l’un des esprits les plus

libéraux parmi le clergé, affirme ainsi dans son article « athéisme » que la sanction religieuse de l’Être

suprême est plus efficace pour garder l’ordre civil que l’épée du roi. Tous ceux qui croient en cette idée,

ajoute-t-il, méritent la tolérance.

Au contraire, un père Baugrand, un abbé Pey, comme nous le verrons de manière plus détaillée dans un

instant43, renversant l’argument, plaideront pour l’uniformité, seule façon de prévenir les troubles. Les

Encyclopédistes, prévoyant l’argument, répètent à l’envi que le fanatisme est le seul agent des troubles. Ils

s’appuient ici sur Locke qui distingue les affaires de la cité et de la religion pour empêcher les fanatiques,

précisément, de s’appuyer sur le bras séculier et imposer leur croyance au détriment d’autres. Dans

l’article « fanatisme », un des plus provocateurs de l’Encyclopédie, son auteur, Deleyre, soutient que le

seul moyen d’extirper le fanatisme est de faire cesser toute persécution pour respecter la liberté de

conscience et faire régner une tolérance réciproque entre citoyens. C’est ce qui explique le glissement des

arguments au plan politique ; les Philosophes passent des arguments relatifs au droit de la conscience et à

la seule autorité de la conscience individuelle au droit de résistance contre le prince-tyran, au droit de

rébellion contre une loi injuste. L’article de Diderot dans l’Encyclopédie, « Droit naturel », auquel vont

s’en prendre violemment Trévoux et les Jésuites, en est un exemple éclatant.

De l’autre côté, c’est-à-dire du côté de l’apologétique catholique, se développe, sur les deux mêmes

lignes argumentatives (connaissance/vérité et morale-politique) que celles de leurs adversaires

Philosophes, l’idée d’une vraie tolérance religieuse. Au nom de la Raison et de la liberté, elle est opposée

à l’absurde tolérance universelle, absurde car participant aux mêmes erreurs que la nouvelle philosophie,

qu’elle soit déiste ou athée. Au fondement de ces erreurs, l’apologétique dénonce la négation, par les

philosophes, de l’existence d’une religion révélée, leur refus de reconnaître les vérités qu’elle professe et

43 L’ouvrage principal qui soutient notre analyse du discours des apologètes catholiques à la veille de la Révolution, paraît en

1789. Il s’agit Du tolérantisme et des peines auxquelles il peut donner lieu, suivant les lois de l’Église et de l’État. Bruxelles, et

Paris, Crapart, Gastellier, Visse, 1789. Par le Père Barthélemy Baugrand [d’après Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes, t.

IV, Paris, Paul Daffis, 1879]. Nous ferons accessoirement état de La Tolérance chrétienne opposée au tolérantisme

philosophique, ou Lettres d’un patriote au soi-disant curé sur son dialogue au sujet des Protestants. Nouvelle édition, corrigée et

augmentée. À Fribourg, et se trouve à Malines, chez P. J. Hanicq. 1785. Par l’Abbé Pey [d’après Barbier, Dictionnaire des

ouvrages anonymes, t. IV, Paris, Paul Daffis, 1879] ; nous nous adressons en particulier aux Lettres V, VI et VII.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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leur volonté de substituer une religion naturelle à celle de leurs pères. On retrouvera, chez Grégoire, une

répugnance analogue dans son opposition à la Théophilanthropie qu’il jugeait suscitée par « la haine

contre le christianisme » et qu’il dénonce longuement dans son Histoire de l’Église.

Devant ces positions dont ils découvrent les graves conséquences épistémiques et surtout politiques

graves, les apologètes en appellent, appuyés sur les lois de l’Église et de l’État, à des peines diverses allant

jusqu’à l’expulsion des Philosophes, pour les châtier. Au contraire, la tolérance, comme la comprennent

les apologètes, est une activité militante et positive qui se doit de n’abandonner aucun principe de

conviction. C’est précisément en acceptant, telles qu’elles circulent dans le discours commun des

Lumières à la veille de la Révolution française, les significations que donnent les acteurs sociaux à la

Raison et à la vérité, une vérité laïcisée, scientifique, radicalement vidée de toute connotation à la

Révélation, à la science nouvelle fondée sur l’expérience, à l’action orientée par l’idée de liberté et

l’obéissance à la Loi44, et en s’y confrontant, que les apologètes catholiques réclament le droit à

l’intolérance de l’Église et de l’État.

C’est ce droit fondamental qu’ils brandissent, en s’appuyant sur des preuves historiques, contre la

tolérance universelle des Philosophes qui tend à s’identifier avec le régime de la liberté politique « dans

une société où il y a des lois », comme le dit Montesquieu, et dans laquelle selon sa formule concise, « Il

faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »45. Liberté qui revient à une obéissance

librement consentie aux lois qui gouvernent la collectivité mais qui, dans le meilleur des cas, ne sont que

l’expression de la volonté générale. Les définitions subséquentes de la deuxième et troisième génération

des Lumières feront écho à cette définition d’une liberté dont les lois sont le ressort essentiel, comme on la

trouve, de façon exemplaire chez Rousseau : « [...] et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est

liberté », Du Contrat Social (1762), I, 8. La théorie de la loi qui s’en dégage constitue, au reste, un des

points importants de jonction et de rencontre avec la pensée révolutionnaire, notamment avec

l’argumentation militante de Grégoire qui s’y rapportera expressément.

La notion religieuse de tolérance apparaît alors comme le centre d’un combat à la fois théorique et

pratique. Les apologètes s’efforcent de circonscrire les bornes de l’universalité du concept de tolérance tel

44 Voir la formule de Montesquieu dans l’Esprit des Lois (1748), livre XI, « la liberté est ce que permettent les lois ». Et plus loin,

de même : « Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on

doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir », ce que reprennent tant l’Encyclopédie (art.

« liberté ») que la Déclaration des droits. De même aussi dans le Spicilège (publié de façon posthume en 1944) on trouve cette

Pensée (Pensée 1574) de Montesquieu : « La liberté consiste à être gouverné par des lois et à savoir que les lois ne seront pas

arbitraires ». 45 Montesquieu, E. L., XI, 4. Que ce pouvoir soit celui exercé par la nature, le déterminisme physique, le climat, le premier des

empires ou encore le pouvoir moral ou tout simplement le pouvoir politique du despote, le pouvoir d’un seul.

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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qu’il est défendu par les Philosophes. En même temps, ils dénoncent la propagation de cette nouvelle

tolérance réclamée dans un esprit de faction et d’insubordination qui met en danger notre constitution

monarchique. Ce combat prend appui, d’un côté, sur l’unicité de la vérité révélée, la vérité catholique

seule salvatrice. C’est pourquoi tolérer l’hérésie ou l’incroyance serait manquer au devoir et à la charité

chrétienne qui exige de redresser le bois courbe. Et, de l’autre, proclamant qu’il n’y a pas de distance

justifiable entre la connaissance et l’action, les apologètes revendiquent comme nécessaires à la cohésion

de l’État, à la sécurité des citoyens et à leur bonheur, l’unité de croyance, le recours à l’autorité du prince

et à ses lois, l’attention, enfin, et non pas l’indifférence, à la vérité et aux normes.

D’Alembert, dans l’article « tolérance » (Maximes diverses) a beau préciser : « Il faut bien distinguer

l’esprit de Tolérance, qui consiste à ne persécuter personne, avec l’esprit d’indifférence, qui regarde toutes

les religions comme égales », les apologètes persistent à le taxer de « tolérantisme ». Le tolérantisme, dans

la bouche des adversaires des Philosophes, flétrit donc la tolérance universelle ramenée ainsi à la critique

de la foi catholique et, par conséquent, à une lutte déguisée contre l’autorité régnante, à la fois spirituelle

et temporelle, en France.

Dans cette lutte épistémico-politique, si l’on peut dire, chacun des adversaires en présence tente

d’imposer à tous la signification véritable de cet « esprit de tolérance propre aux Lumières », selon les

termes de l’Édit de Louis XVI. Chacun, à son tour, ose la réduction conceptuelle de la notion de tolérance

contre le discours concurrent qualifié par la foule de ses antonymes tour à tour comme intolérance,

fanatisme, dogmatisme, et parmi les plus puissants d’entre eux, superstition, du côté des Philosophes, et,

du côté des apologètes, tolérantisme. L’appellation de tolérantisme est, parfois, repris comme un drapeau

par ceux-là mêmes qu’elle voudrait flétrir. Voltaire, par exemple, écrit : « Et dans l’Europe enfin

l’heureux tolérantisme // De tout esprit bien fait devient le catéchisme ». Le même phénomène s’est passé

avec l’appellation de « sans-culottes » dont les « vrais patriotes » se sont fait gloire alors que l’épithète se

voulait dévalorisante, au départ.

En même temps on peut mesurer ce que l’évolution historique de la notion de tolérance doit au cadre

moderne où se développe le débat : la notion de tolérance se voit pareillement fondée, par les deux camps

en présence, sur les droits de la conscience, la liberté du jugement, et sa légitimité politique définie par

une double référence à la loi et au droit naturel. Il y a cependant une différence importante dans la façon

d’appréhender la nature de la loi. Si la tolérance philosophique s’appuie sur la notion de loi-relation telle

que Montesquieu l’a élaboré, les apologètes se réclament des lois de l’Église et des lois de l’État conçues,

selon l’antique notion à prédominance morale et religieuse, comme des lois-commandements pour en

dériver le droit à l’intolérance, droit conforme, plaident-ils, à la constitution monarchique de la France

comme à la constitution hiérarchique de l’Église catholique.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Dans ce sens, le discours de la tolérance apparaît bien au cœur de la prise de conscience par les groupes

rivaux qui s’affrontent autour des conséquences politiques de sa mise en application, comme le prétexte

d’une remise en cause généralisée affectant l’ensemble de leurs références culturelles et sociales. Ainsi

cette lutte pour la tolérance au siècle des Lumières pendant que le petit groupe de prêtres qui s’oppose aux

Philosophes cherche précisément dans l’histoire le signe qui annonce leur salut, cette lutte donc aura joué

comme l’indice mais aussi comme les prémices heureuses des profondes transformations idéologiques et

sociales qu’accélérera l’événement historique.

LE DROIT D’INTOLÉRANCE

La philosophie nouvelle apparaît pour ses adversaires comme cette doctrine révoltante46, ce système

absurde de la liberté humaine (P. Baugrand, Du tolérantisme... , Avant-Propos) qui, d’un côté, voudrait

substituer le sensualisme rationaliste au rationalisme spéculatif du siècle précédent, et qui, de l’autre,

prétend mettre en place une morale de la tolérance qui se passe de Dieu dans une société sans religion

organisée et seulement naturelle, à la limite civile. Le vrai, le juste et le bien n’étant plus alors fondés que

sur la nature, l’expérience et la nécessité des choses.

Ce sera précisément au nom de la raison, de l’expérience, ce sera au nom des droits fondamentaux que

les apologètes, retournant contre leurs adversaires philosophes leurs armes mêmes, critiqueront cette

explication « naturelle » du monde de l’homme et de la vérité qui menace de jeter à bas la « religion »

comme le « gouvernement ».

L’horizon ici est avant tout religieux47 et juridique davantage qu’ontologique ou anthropologique. C’est

pourquoi les attaques, en fait anonymes et qui se donnent comme émanant de simples laïcs, les attaques de

Baugrand et de Pey sont orientées par le double souci de rectifier le sens que les philosophes donnent à

l’histoire, et, en particulier, celle sociale et politique du protestantisme dans ses démêlés avec l’Église et

les rois de France de même qu’à la répression des hérésies et des schismes, notamment l’histoire de

l’Inquisition, d’une part. On notera déjà ici que la dénonciation retentissante, urbi et orbi, pourrait-on

presque dire, par Grégoire de l’Inquisition, loin d’être fortuite, vient à son heure dans sa lutte contre le

catholicisme d’ancien régime, et qu’elle constitue la clé de voûte de sa conception de la « vraie »

tolérance, chrétienne et républicaine. D’autre part, le projet de Baugrand comme de Pey est de s’opposer

46 P. Bergier, Réfutation du Système social (1773), p. 100. Et, à la veille de la Révolution, Bergier devait dénoncer encore avec le

réveil de « l’esprit philosophique », le rôle subversif de la philosophie matérialiste et athée en s’élevant à nouveau contre les

méfaits du Système de la Nature : « ce livre le plus terrible qui ait été fait depuis la création du monde ». 47 L’histoire du protestantisme et de sa répression sera ainsi entièrement réinterprétée par le père Baugrand et l’abbé Pey à travers

la polémique tolérance-tolérantisme.

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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aux conséquences politiques de cette naturalisation et de cette universalisation de la vérité entreprise par

les Philosophes. En même temps, ils font valoir, comme juste et légitime, le droit fondamental de

l’intolérance. Être indifférent en matière de religion et de vérité, pire, critiquer ou rejeter les leçons de

l’Église, c’est ne reconnaître ni Dieu ni maître.

Aussi la vraie tolérance, selon leur interprétation, demande-t-elle que l’on combatte activement, au

nom de la Raison révélée, le mouvement irréligieux qui déplace la vérité vers l’espace déterministe de la

science et de la nature. Comme aussi il faut réorienter les droits, les valeurs et les lois du côté des

dictamen de la conscience et des intérêts de l’humanité puisqu’ils sont confondus présentement avec une

sorte d’égalitarisme et d’émancipation cosmopolitiques, au détriment de l’autorité hiérarchique et de

l’obéissance traditionnelle dues à la souveraineté divine ou royale. De la même manière qu’il n’y a qu’un

seul Dieu et que ce Dieu suffit, de la même manière on affirmera qu’il n’y a qu’une seule vérité, un seul

monarque, une seule église, une seule façon de rendre allégeance, et que cela suffit.

Des Lumières qui éblouissent plutôt qu’elles n’éclairent

Dans l’Avant-propos de son ouvrage, le père Baugrand a soin d’établir le droit fondamental de

l’intolérance chrétienne (contre ce qui menace la vérité, univoque par définition) et séculière (contre ce

qui menace la sécurité et la cohésion sociales) avant d’en appeler au rempart des lois, tant de l’église que

de l’état [p. XVIII], pour s’opposer à ces erreurs et pour déterminer les justes peines qu’elles encourent.

Le fait de choisir le même rempart à sa lutte que ceux de ses adversaires, le bouclier des lois et des

droits, situe le père Baugrand (et l’abbé Pey, voir livre VII) sur le terrain (attendu) que détermine la

juridicisation progressive des rapports politiques à l’époque. Aussi, l’objectif majeur de l’apologète en

opposant discours à discours, histoire à histoire, raison à raison, droit à droit, et en tâchant d’en renverser

systématiquement toutes les significations selon l’optique du « parti de Dieu », est-il de gagner à sa cause

l’opinion des gens qui se flattent d’être éclairés, les « beaux esprits » qui se réclament d’être philosophes.

C’est pourquoi une stratégie indirecte est employée avant d’entrer dans le vif du débat. Baugrand frappera

de discrédit ce qui encadre le discours de la tolérance, le projet des Lumières et ses prétentions générales,

ensuite le système philosophique qui en constitue l’armature.

Derechef le passé sera réécrit. Pour le père Baugrand, son époque, ce « prétendu siècle de lumières »,

provoque une déchirure dans le tissu de l’Histoire. Jadis, nos pères avaient constamment la vérité sous les

yeux. Mais la philosophie moderne a porté le flambeau de sa critique sur les vérités antiques et sacrées du

christianisme. Pis encore, les philosophes ont fait alliance avec les ennemis mortels de l’orthodoxie : les

protestants. L’arrogance conjuguée de ces adversaires de la vérité bafoue dix-sept siècles d’histoire, dont

les quatorze derniers furent ceux de la domination universelle de l’Église de Rome et les douze derniers

ceux de sa domination dans le royaume de France. Durant ces dix-sept siècles, des prophéties se sont

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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accomplies ; deux cent soixante-huit papes, rappelle Baugrand, ont succédé à Saint Pierre, sans

interruption. Hors de l’Église, il n’y a qu’erreur : l’histoire nous rappelle que les Pères de l’Église n’ont

jamais cessé de proclamer cette vérité ; le dernier concile œcuménique a par ailleurs anathémisé les

protestants.

Le père Baugrand tout en reprenant les critères, les thèmes de bataille, jusqu’au vocabulaire des

Philosophes, s’efforce alors de montrer que les prétendues innovations initiées par les Lumières se

résument, en réalité, à des « futilités ». Ni importantes ni utiles (critères du moment qui seront encore ceux

de Grégoire), elles ne sont même pas originales : elles se trouvent en germe au siècle précédent, siècle où,

c’est sous-entendu, on ne discutait pas encore l’autorité de Louis XIV et sa politique anti-protestante et

anti-janséniste. Toutes ces atteintes graves sur le plan de l’ethos quotidien ont pour résultat, à le résumer

d’une phrase, écrit Baugrand, de nous rendre étrangers dans notre propre patrie (Avant-propos, p. iii-iv).

Au contraire, pour Grégoire, Louis XIV est la figure emblématique de l’intolérance et du despotisme.

Sous le couvert de critiquer les exactions du Roi-Soleil, Grégoire dans son ouvrage Les ruines de Port-

Royal-des-Champs, paru en 1801, en même temps que la signature du Concordat et peu après le

rétablissement de l’esclavage en France, vise de plus l’autoritarisme de Bonaparte. Retrouvant la tactique

de Baugrand, il ira plus tard jusqu’à traiter Bonaparte d’étranger, ses crimes l’ayant mis au ban de la

patrie tout en dépossédant les Français de la leur.

Une révolution extravagante, une révolution funeste

En dénonçant comme extravagants et incompréhensibles les systèmes philosophiques modernes

auxquelles se nourrissent les champions de la tolérance universelle, l’apologète dégage de leurs absurdités

les conséquences épistémiques et politiques de ce que les Philosophes font de la vérité, le but traditionnel

de la recherche philosophique, et de l’histoire qu’ils vident de toute action du Créateur.

En somme, les Philosophes sont coupables de faire de l’homme, cette créature pourtant, ce sujet de

Dieu et du Roi, son propre maître. À ce compte, la vérité ne sera qu’humaine, atteignable par le progrès du

savoir qu’on substitue au temps éternitaire de la foi, dénonce le Père Baugrand. Les Modernes s’en

prennent également à l’espace social et divin, avec l’ubiquité de Dieu et, à travers elle, à celle atopique du

souverain. Le regard du politique tel que le comprennent les Philosophes s’oppose en effet à ce qu’était

jusqu’ici, avec Bossuet (Discours sur l’histoire universelle, préface), un regard souverain qui embrasse,

uno intuitu, l’ensemble des temps et des lieux. Cette ubiquité du regard connote l’omnipotence divine et

un verbe qui occupe toutes les places (Saint Augustin, De Trinitate).

Quant à la morale philosophique, outre qu’il faille la considérer par rapport à la pureté de la morale

chrétienne, comme désordonnée, coupable d’orgueil car elle ramène ses maximes au bonheur de l’homme,

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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elle doit être jugée lourdement déficiente sur le double plan de l’esprit et du cœur puisqu’elle entretient les

passions au lieu de les contenir.

Baugrand cherche à mettre en doute le bien-fondé comme la rectitude des indications que peut former

une conscience morale aussi corrompue. Ce sera, en effet, dans le cadre de ses attaques contre la morale

philosophique relâchée et la prétendue supériorité de l’appel fait par ses adversaires à la liberté de

conscience que se développera la discussion sur la tolérance universelle philosophique et la nécessaire

intolérance catholique. Ici, le père Baugrand s’occupe moins du terreau philosophique et technique des

idées nouvelles que de la nouvelle représentation de l’homme qui émerge. Il lui faut alors s’employer à la

ruiner en même temps que les pratiques d’une tolérance qui n’est qu’indifférence à la religion et au sacré,

pis une expulsion du champ supposément universel que les Modernes voudrait les voir couvrir.

En fait, la notion de tolérantisme telle que la développe le père Baugrand nous alerte, par-delà ses côtés

rétrogrades, sur l’incapacité finale des Lumières à intégrer complètement la dimension religieuse dans le

concept de tolérance tel que Grégoire l’hérite ; ce à quoi il s’efforcera précisément, anticipant les

tentatives aujourd’hui de nos sociétés pluralistes à penser le problème de la tolérance face au renouveau

religieux et au retour des fondamentalismes nationalistes ou spirituels qui refusent d’en discuter en termes

laïques, sinon démocratiques et internationalistes. En l’absence de référents, privés de leur vivacité

archaïque (archê au sens d’antérieur et aussi de fondamental), les « nouvelles » révolutions, les

« nouvelles » représentations de certains groupes, les « nouvelles » revendications nous apparaissent

simplement désuètes (an-historiques) si ce n’est absurdes, tout comme le disait le père Baugrand de la

révolution des Philosophes.

Reliant la revendication philosophique d’une tolérance universelle à la propagation de valeurs laïques,

la bienfaisance et l’humanité auxquelles il identifie la tolérance philosophique, voire la nouvelle

philosophie elle-même qu’il taxe d’avoir infecté tous les esprits d’irréligion48, Baugrand déplace la

discussion du concept sur un terrain à prédominance morale mais qui touche à des bornes à la fois

religieuses et politiques, comme tout à l’heure. Il affirme que, l’enjeu étant le bonheur des peuples, il faut

en appeler à la fermeté des gouvernements pour mettre fin, par l’équilibre entre punition des vices et

récompense des vertus, au danger social que représente la tolérance philosophique, source de désordre et

de dégénérescence. Ce sera pourtant le défi que relèvera l’abbé Grégoire, recueillant à la fois le legs des

Lumières philosophiques et des Lumières chrétiennes.

48 P. Baugrand : « ne voyons-nous pas en effet que depuis environ un demi-siècle, que la secte dont nous parlons a commencé de

lever le masque parmi nous, elle a trouvé le secret, à la faveur de cette Tolérance universelle qu’elle professe sous les noms

spécieux de bienfaisance et d’humanité, de pénétrer dans presque tous les états et dans presque toutes les conditions ; jusqu’au

point de faire ériger en maximes qu’on ne peut plus être réputé bel esprit sans être philosophe, et qu’on ne peut être réputé

philosophe sans avoir fait preuve d’irréligion », op. cit., p. x-xi.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Ce thème de l’immoralité de la tolérance universelle car liée au relâchement des mœurs et des

consciences, est le doublet de la dénonciation de l’indifférence devant la vérité révélée et la religion à

pratiquer. Le père Baugrand orchestre sa dénonciation dans un cadre et un vocabulaire militaires. Citant

Saint Paul, « en pareille circonstance nous devenons tous soldats » [p. xiii — en fait Saint Paul dit in

causa communi], il s’agit de combattre les apôtres de la tolérance universelle comme des ennemis de la

religion et ensemble du gouvernement.

Le catholique doit appeler sur les nouveaux païens, sur les ennemis des lois de l’État dans lequel ils

vivent, le vrai feu des Lumières chrétiennes, non le feu qui persécute et qui détruit mais le feu dynamique

qui vivifie, c’est-à-dire qui guérit du relâchement et de l’indifférence, et qui éclaire, pour opérer dans

l’esprit et dans le cœur, la révolution véritable (p. xiii-xix), la révolution salutaire. C’est de la nature

(sainte et vraie) de la religion révélée d’être intolérante de même que c’est le juste devoir-droit politique

du prince d’être intolérant envers cette forme de sédition.

Tolérantisme, tolérance civile, tolérance ecclésiastique ou religieuse

Le débat sur la tolérance et la liberté de conscience qui la conforte ne peut avoir de légitimité qu’en

identifiant le rapport entre la religion et le gouvernement qui existe dans chaque État particulier. Il n’en a

aucune s’il prétend déborder les frontières du pays au nom de l’universalisme du genre humain. Seul le

critère de la religion est valide quand il s’agit de discuter de la tolérance, et seul alors le catholicisme est

universel, vrai et éternel. Grégoire part, au contraire, de prémisses tout à fait différentes. Il postule, du

point de vue anthropologique, l’unité de l’espèce humaine en même temps qu’il utilise les arguments

juridiques du droit des gens dans son combat pour le droit des minorités, l’émancipation des Juifs et la

libération des gens de couleur.

La première conséquence de l’argumentation de Baugrand se ramène à ce que la religion catholique

ayant le monopole de la vérité est la seule religion sainte et vraie. Les autres religions sont fausses et leurs

prophètes (par exemple Mahomet) ou leurs sectateurs des imposteurs et des hypocrites. Une sous-

conséquence en est que seule l’Église catholique a le pouvoir de déterminer ce qu’est la vraie tolérance et

de choisir l’aune (la religion catholique dont la vérité est infaillible) à laquelle on rapportera la tolérance

universelle que prônent les Philosophes pour réputer celle-ci incompatible avec les enseignements de la

vérité révélée. Aussi la tolérance universelle est-elle non seulement fausse mais impie et mauvaise.

La deuxième conséquence est que l’Église catholique puisqu’elle professe la seule religion vraie a le

devoir de défendre la vérité. Elle a le droit, attesté par l’histoire sacrée et profane, de pratiquer

l’intolérance envers ceux qui résistent, qui refusent ou qui sont indifférents à la religion catholique et aux

enseignements de la vérité révélée. Intolérance normative qui sera, à la fois défensive et pédagogique. De

plus, refusant la distinction entre tolérance civile et tolérance ecclésiastique « faite par certains auteurs »

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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(ce sont Locke et Bayle qui sont ici visés) comme non légitime dans « un état purement catholique comme

le nôtre », le père Baugrand attribue ce même droit d’intolérance aux rois de France : « Le roi, dit-il, ne

peut conséquemment tolérer que ce que l’Église tolère elle-même » (p. 2 et 3). Le roi doit donc condamner

les factieux et les rebelles en vertu de l’autorité qu’il tient de Dieu. Aussi les tolérantistes sont non

seulement dans l’erreur mais des criminels car ils résistent, refusent ou sont indifférents aux lois de

l’Église et de l’État. Mais quand Grégoire combat, sur la scène politique révolutionnaire, le pouvoir absolu

du roi, c’est qu’il le voit, avec tous les Philosophes, au mieux, comme simple « mandataire du

gouvernement », c’est-à-dire de la nation ; ce pouvoir appelé bientôt à être remplacé, sous la République,

par celui du peuple, seul détenteur de la souveraineté.

Nous voyons bien, encore une fois, comment le concept de tolérance philosophique s’est construit sur

le rejet, l’expulsion de toute détermination d’ordre religieux. Le concept de tolérantisme l’indique assez :

il est manipulé par les apologètes pour forcer la réintroduction dans le dispositif conceptuel de leurs

adversaires de l’élément religieux, et a fortiori de l’élément catholique. La liberté de conscience (peut-être

aussi le droit de non-persécution) réinjectée en compagnie de la liberté de pensée et d’expression dans les

revendications des Lumières, représente une faible trace de cette polémique ; celle précisément que l’abbé

Grégoire s’emploiera à relever et à fortifier, en empruntant également tout en les réorientant les lignes de

force argumentatives qui la traversent : la vérité, l’unité, la morale politique.

La vraie tolérance

À partir de là, le père Baugrand occupant résolument le terrain politique, abandonne, d’un côté, la

notion de tolérantisme et, de l’autre, porte l’attaque dans le camp de ses adversaires en retournant contre

eux les armes du nouvel arsenal conceptuel et juridique. À l’appui de sa nouvelle stratégie, Baugrand

invoque trois principes qui, à ses yeux, fondent en raison le droit d’intolérance, et sont étayés, à leur tour,

par les preuves historiques de ce droit. Le premier principe pose la religion et l’Église catholiques comme

seules véritables. Le deuxième principe découle du premier : comme telles, c’est-à-dire seules véritables,

elles excluent nécessairement tout ce qui contrevient à la vérité. Elles sont intolérantes par leur nature.

Enfin le troisième principe transforme l’intolérance en maxime de l’action. Il énonce que le précepte

d’intolérance est un précepte particulier de l’évangile du Christ, réaffirmé à sa suite par les apôtres, les

pères de l’Église et les conciles, comme dogme (p. 6).

Des preuves dont Baugrand étaye son argumentation, on retiendra, plus particulièrement, du côté du

contenu, comment, par exemple, c’est l’unité qui fonde la vérité de l’Église. C’est l’unité qui fondera,

pareillement, la force de la République, selon la doctrine jacobine. L’intolérance par nature de l’Église

romaine est à son tour justifiée par le fait que détenant la vérité, celle-ci ne peut compatir, c’est une

exigence de la raison, avec l’erreur et le mensonge (p. 11). Grégoire du reste ne discutera jamais ce point.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Mais il montre contre les Pères Baugrand de l’époque que la vraie tolérance chrétienne s’applique à

distinguer les erreurs en elles-mêmes des personnes qui professent ces erreurs.

L’intolérance, nous dit encore Baugrand, n’est que purement défensive. Il emploie la métaphore de la

sage sollicitude d’une tendre mère qui protège ses enfants de l’erreur et de la contagion pour faire bien

comprendre la nécessité de l’intolérance, ainsi comprise (p. 12-13). Si elle n’agit pas ainsi, cette tendre

mère verra mille maux s’abattre sur ses enfants (sur le troupeau de l’église) du fait de tolérer cette

prétendue liberté de conscience qui laisse à chacun la bride sur le cou (p. 16).

Aussi Baugrand peut-il opposer à la charité chrétienne qui défend de juger personne, la bienfaisance

qui corrompt les cœurs par sa morale relâchée en confondant le vice et la vertu aussi bien que les esprits

en faisant prendre pour vérité ce qui n’est qu’erreur et mensonge (p. 27-34). Il défendra plus loin selon les

mêmes lignes l’Inquisition (p. 35-37). L’autorité religieuse, fera valoir, au contraire, Grégoire,

précisément contre l’Inquisition, doit se conformer à l’esprit de douceur des Évangiles. Quant au Prince ou

à l’État, il aura à respecter, à l’exemple de Jésus-Christ, la liberté des consciences.

Pour Baugrand, l’intolérance des souverains répondra à l’intolérance ecclésiastique, avec cette

distinction que le droit d’intolérance religieuse est de droit divin alors que celle du prince est de droit

positif. C’est pourquoi Baugrand se tournant du ciel sur la terre, si l’on peut dire, développe l’argument du

danger que représente pour l’unicité, la sûreté et la tranquillité de l’État et de la société, la collusion des

protestants et les philosophes (p. 89) qui en menace ses lois. Il s’adressera aussi pour justifier le droit

d’intolérance du monarque, à l’histoire ancienne (p. 41-42) et à l’histoire des rois de France (p. 66) de

même qu’aux théoriciens du droit public, par exemple Domat (p. 43). Ainsi les rois, dans leur qualité de

premiers enfants de l’église catholique (p. 43) sont tenus de réprimer par des peines temporelles ceux qui

viennent troubler leurs sujets dans l’exercice de leur culte.

La conclusion sera sans équivoque. S’appuyant sur les lois et le droit d’intolérance, le père Baugrand

condamne la fausse et dangereuse tolérance universelle, bonne seulement à ceux qui, la liant à la

revendication de la liberté de conscience, entendent se soustraire aux lois et pratiquer une morale relâchée.

L’intolérance est récupérée comme un devoir spirituel, moral et politique tout à la fois. Les protestants et

les philosophes sont punissables par ces mêmes lois et ne peuvent être tolérés plus longtemps dans un

royaume catholique (p. 95).

LA RÉVOLUTION DE LA TOLÉRANCE

Le passé, ici comme toujours, est prétexte dans cette affaire, à une entreprise de changement : œuvrer à

la transformation des représentations individuelles et collectives ainsi que des comportements, des mœurs

et des sensibilités qui les accompagnent. Le discours de la tolérance à la veille de la Révolution dans la

société française du XVIIIe siècle, celui que réouvrira Grégoire, post-Révolution, ne peut se construire

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UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE

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qu’à travers les polémiques discursives orientées par leurs finalités politiques respectives, des polémiques

qui opposent tolérance à tolérance mais dont les enjeux débordent le cadre simplement logique de la

définition conceptuelle.

Contre la tolérance philosophique — elle comptera bientôt comme un partisan de plus l’abbé Grégoire

qui, néanmoins, en rapatriera dans son camp certains de ses arguments par sa distinction habile entre les

juridictions respectives du civil et du religieux — qui admet au nom de la nature, de la raison et de la

liberté humaines, le lien socio-symbolique universel que représente, entre autres, la religion, ses préceptes

ou ses lois, a été opposée une tolérance limitée par les bornes du dogme catholique, revendiquée avec

force comme une juste intolérance. C’est sous sa bannière que les apologètes se posant comme les seuls

héritiers légitimes de la tradition à la fois religieuse et séculaire française, réinterprètent la signification du

discours de la tolérance à l’occasion du tour qu’a pris alors leur lutte contre le protestantisme.

La remise en cause de cette prétention accompagne, à toutes fins pratiques, l’apologétique moderne de

l’abbé Grégoire qui s’emploie à représenter ses activités politiques, religieuses et scientifiques dans le

droit-fil de la vérité et de la morale chrétienne, dans le contexte de l’aggiornamento révolutionnaire et du

renouveau du gallicanisme janséniste. En demandant plus tard la liberté des cultes, qui consommera la

séparation de l’Église et de l’État, au nom de la liberté de penser comme fondement de la tolérance,

Grégoire ouvrira le chemin à la laïcité ; ce chemin aurait été libre depuis longtemps si ce n’avait été du

Concordat et de la ruine de l’Église constitutionnelle.

La première ligne d’attaque des apologètes pré-révolutionnaires est dirigée contre le refus des

Philosophes de reconnaître le sens de l’histoire dans une optique providentielle. Grégoire usera du même

argument mais pour voir dans la marche providentielle de l’Histoire, qu’il ne nie pas (Bossuet est son

auteur favori), la légitimation de la Révolution et du progrès de l’humanité, notamment politique. En y

voyant le processus accumulatif, techno-scientifique du progrès (des lumières de la raison) les

Philosophes ont beau jeu de refuser alors la légitimité des vérités, sacrées ou profanes, qui ont pourtant

reçu la sanction de l’histoire-Providence comme en attestent les miracles et, de même à s’opposer aux

commandements traduits en lois d’un Dieu créateur et tout puissant.

Le concept de tolérance, avec le réseau de ses concepts associés, agit ainsi, sur le plan discursif, pour

exprimer la conscience historique d’un groupe militant, acharné, en effet, selon les mots de Diderot à

l’entrée « Encyclopédie » de l’Encyclopédie « à changer les façons de penser » pour que change l’ordre

social ancien — et, à son tour, le nouvel ordre engendrera de nouvelles façons de penser.

La seconde ligne d’attaque se profile. Le groupe des apologètes, tout aussi militant, en défendant

l’ordre ancien veut rappeler au Prince son devoir traditionnel, la grandeur du lien entre le Trône et l’Autel,

bref retrouver avec l’amour des Lois l’amour du Roi. La mémoire de l’obéissance, comme du respect que

ses sujets lui doivent, protégera l’ordre social tout entier de la rébellion.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Le concept de tolérance et les pratiques qui l’accompagnent, l’ont accompagné ou devraient

l’accompagner, selon chacun des groupes rivaux en présence, sont exploités, en fonction d’enjeux, ni

moraux, ni même épistémologiques, à cette étape historique de l’évolution du concept, mais qui sont, de

part et d’autre, délibérément politiques : maintenir ou, au contraire, ébranler, sinon renverser, l’alliance du

Trône et de l’Autel, ce pilier de l’ancien Régime.

Il est révélateur à cet égard que les Philosophes appellent leur parti, le parti de l’humanité tandis que

l’abbé Bergier, entre autres, nomme le sien, le parti de Dieu49. L’abbé Grégoire appellera la société qu’il

crée, de termes qui visent à une symbiose harmonieuse et pacifique, la Société de Philosophie Chrétienne,

pour œuvrer, à son tour, en compagnie de cette Sainte Alliance, au règne de la tolérance, seule porteuse de

la paix et du progrès de l’humanité. Si c’est un fait historique précis, l’Édit de tolérance de 1787, qui

réactive la crise socio-symbolique dans laquelle plongera la France des secondes Lumières, provoquant les

discours contrariés des Philosophes et des apologètes, c’est encore après un événement historique, la

Révolution Française, distinguant, en un instant, selon les mots frappants de Condorcet, entre l’homme

d’aujourd’hui et l’homme du passé, que se cristallisera, une nouvelle fois, autour de la tolérance,

« pratique et non pas spéculative », cette nouvelle forme de la querelle entre Anciens et Modernes — le

cas des Juifs, des gens de couleur, tous les chevaux de bataille qu’enfourchera Grégoire, le montreront.

Et, davantage, les tournures nouvelles imprimées, à travers tous ces lieux polémiques de médiation et

de passage, à notre propre discours contemporain, à la vocation résolument cosmopolitique, autour de la

démocratie, de la laïcité, du pluralisme ou du respect envers le « mélange » des cultures, apparaissent-elles

initiées par le discours de la tolérance, au tournant du XVIIIe siècle, puissamment animé par la volonté

dynamique d’éclairer l’humanité pour la faire progresser. Naguère comme aujourd’hui, il lui faudra, s’il

doit triompher, se réclamer de la raison militante tout autant que de ces valeurs pérennes, liberté, égalité,

fraternité.

49 Lorsque Robespierre qui, déiste à la façon de Rousseau, dénoncera les philosophes athées et leurs alliés de l’extérieur et de

l’intérieur, riches, matérialistes et corrompus, voudra instituer le culte de l’Être Suprême, il identifiera la cause de la Révolution à

celle de Dieu. C’est l’effet des mécanismes de l’activité archaïque dans les jeux de la mimésis politique.

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

CHAPITRE III

Quand on considère la prodigieuse activité de Grégoire à cette

époque, on croirait qu’il était arrivé aux États-Généraux porteur

de tous les plans de perfectionnement inventés dans l’univers

entier, et qu’il s’empressait de les mettre au jour, de peur qu’il s’en

égarât quelques-uns. Ses travaux [...] furent tellement multipliés,

que l’historien a peine à énumérer tout ce que produisit cet esprit

ardent et fécond, dans un si court espace de temps. (Rapporté par

H. Carnot dans sa Notice historique sur Grégoire)

L’idée d’unité, unité du genre humain, unité de la République, unité du peuple chrétien, unité des

savants, est peut-être l’idée la plus puissante qui traverse les luttes que mène l’Abbé Grégoire. C’est bien

elle qui les fédère sous sa bannière, quand on cherche à identifier, en aval, l’horizon de son action et les

finalités qui l’orientent. Mais à regarder vers l’amont, on aperçoit vite ce à quoi elle renvoie : à la

déclinaison active, en somme, du principe d’universalité que reçoit l’abbé à la fois des Lumières et de

l’Église catholique ; universalité qui, pour s’accorder avec ce qui pourrait sembler son contraire,

aujourd’hui, la mise en avant des particularismes, autrement dit, la sensibilité au statut des minorités et la

défense active de leurs droits, doit être comprise à la lumière du sens particulier que revêt chez l’abbé

Grégoire, la notion de tolérance.

La tolérance inépuisable qui le caractérise comme personne et que ses contemporains relèvent à l’envi50

ne renvoie pas chez lui, comme une lecture anachronique pourrait le laisser croire, à un pluralisme

politique passif ni à l’indifférence religieuse, comme l’apologétique chrétienne pré-révolutionnaire en

accusait ses adversaires « philosophes », ni à une sorte de calcul politique qui s’accommoderait des

différences en vue d’une paix civile. La tolérance « spéculative » de l’abbé Grégoire est une tolérance que

j’appellerai rationnelle, de même que prédomine à cette époque l’empirisme rationnel. Grégoire est aussi

un intellectuel, un des fondateurs avec son ami Daunou de l’Institut national, parfaitement au fait des idées

50 Voici par exemple ce qu’en dit Hyppolite Carnot dans sa Notice historique : « Rappelons-nous d’ailleurs que ce révolutionnaire,

aux opinions si chaleureuses et si absolues, fut le plus tolérant des hommes dans la pratique de la vie. Cette tolérance, il la portait

jusqu’à un degré inimaginable ; on eût dit qu’il y avait chez lui prédilection pour ses adversaires, tant il entourait de soins

paternels tous ceux qu’il croyait égarés : Israélites, protestants, anabaptistes, il semblait les aimer à cause de leurs erreurs, comme

le philanthrope aime de préférence ceux qu’il trouve les plus malheureux. Tous les parias de la société eurent en lui un constant

défenseur : au début de sa carrière, il s’efforça d’améliorer le sort des Juifs, des catholiques irlandais, des nègres, des

domestiques ; les mêmes pensées ont préoccupé ses derniers moments ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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et des débats de son temps, orchestrés par l’Encyclopédie avant la Révolution, par la Décade

philosophique, ensuite, qui se voulait l’Encyclopédie vivante.

Cette tolérance doit s’entendre aussi comme tolérance « pratique », à partir de cette préoccupation

morale qui envahit, à ce moment-là, l’horizon social et politique : il s’agit de régénérer l’homme entier,

régénérer les mœurs, les habitudes, le comportement du citoyen, d’un mot, d’agir sur l’esprit public. La

vertu est le maître mot. Et la tolérance rationnelle de l’abbé Grégoire ne peut se comprendre, ne peut se

communiquer, ne trouve à s’exercer dans sa pratique de prêtre et d’homme politique qu’à partir des vertus

dont il est pétri. Vertu du prêtre, vertu du républicain, vertu du savant qui recueillent l’héritage des

Lumières philosophiques et lui donnent le tour nouveau que lui imprime l’Idéologie. Vertus qui se

confondent en lui, dans le discours qui les exprime comme dans son application, sans solution de

continuité, mieux, qui se contaminent, se nourrissent et s’enrichissent réciproquement.

Grégoire le répète souvent, il adresse à l’esprit de ses interlocuteurs, le « langage de la raison », à leurs

cœurs, « celui de l’humanité ». Et de même qu’il voudrait « christianiser la Révolution », de même il tend

à révolutionner son christianisme, pour ainsi dire, en le mettant au diapason du nouvel ordre politique que

le député aux États-Généraux a contribué à mettre en place, comme aussi, réunissant le prêtre et l’homme

de réflexion, à repenser pour ses propres combats, les idées philosophiques qui ont inspiré le nouvel état

des choses.

Principe de charité, à la racine de cet amour universel pour ses frères humains vivifiant l’enseignement

du christianisme primitif que revendique l’abbé Grégoire dans son attaque contre l’Inquisition, vestige

repoussant du catholicisme traditionnel. Vertu chrétienne primordiale, la charité qui est amour s’allie sans

effort, sans hypocrisie, chez l’abbé Grégoire qui pardonnera toujours à ses ennemis et à ses

calomniateurs51, à sa passion pour l’égalité, vertu démocratique et jacobine, qui ne souffre pas l’injustice

sociale ou l’oubli des citoyens pauvres, des déshérités52.

Principe d’égalité civile qui le fait partir en guerre contre tout ce qui menace l’unité du corps social et

met en danger la souveraineté du peuple aussi bien que la formation de l’esprit public : l’ignorance, la non

maîtrise de la langue nationale, la mise à l’écart des droits — et des devoirs — républicains, l’esprit de

parti, la perte des libertés.

Principe scientifique qui mise sur les progrès de la raison éclairée pour vaincre les préjugés de race, de

couleur, de religion et faire triompher ultimement la paix universelle, l’œcuménisme, autre nom que l’on

peut donner à sa tolérance religieuse, et la véritable démocratie.

51 Sur la tombe de l’abbé Grégoire, au cimetière Montparnasse, il y a cette prière qui reflète sa pratique constante : « Mon Dieu,

faites-moi miséricorde et pardonnez à mes ennemis ». 52 On se rappellera, entre autres traits, l’opposition farouche de Grégoire à la distinction entre citoyen actif et citoyen passif qui

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

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Ces trois principes trouvent leur fondement dans une philosophie de l’histoire universelle, participant

partie des vues jansénistes, partie de celles de Bossuet, philosophie en vertu de laquelle Grégoire place sa

confiance dans la Providence toute puissante qui agit pour le bien de l’humanité sans besoin de

contraindre les nations ou les consciences53. La « république des savants » à laquelle sa correspondance

internationale donne vie et sur laquelle il reporte, quand il quitte la scène directement politique, son

indéfectible espérance, forge une « nouvelle alliance », une « sainte alliance », au devenir ouvert, grâce à

laquelle adviendra la rencontre harmonieuse de la cité céleste et de la cité terrestre qu’il appelle de ses

vœux.

En fait Grégoire, tenace, même têtu, n’aura jamais abandonné la volonté de compléter la Déclaration

des Droits par celle des Devoirs mais c’est peut-être ainsi qu’il aura su réussir à travers ses combats qui

expriment, en somme, cette volonté, la synthèse, à première vue impossible, de l’universalisme et du

respect des minorités, exemple de « vraie » tolérance, à la fois chrétienne et républicaine, religieuse et

civile, et qui n’a pas encore trouvé aujourd’hui son heureuse recréation.

Les combats de l’évêque républicain ont été nombreux, multiformes et, chacun d’eux, à sa façon,

paradigmatiques de la légende de la Révolution mais aussi des facettes mélioristes des Lumières

philosophiques et chrétiennes. Tout en nous appuyant sur l’étude de textes que nous choisissons parmi

ceux qui nous apparaissent, dans l’imposante masse d’écrits de Grégoire, comme les plus significatifs de

ces combats menés au nom de sa conception de la tolérance, pour toutes les libertés, pour l’égalité, pour la

fraternité de tous les citoyens, nous voudrions, maintenant, montrer, dans les chapitres qui suivent, sous

quelles conditions se compose, aux yeux de Grégoire, l’unité du corps social, à quels moyens, à quels

arguments, à quelles stratégies il recourt pour la construire, la consolider et la défendre sous l’autorité du

peuple souverain. En se reportant aux trois principes que nous disions tout à l’heure orienter, tels qu’il se

les réapproprie, le discours de notre apologète de la République, nous allons regrouper nos analyses sous

trois ensembles aux frontières volontairement floues car ils interagissent dans la réalité constamment.

Du principe de charité, conçu à la lumière des enseignements du christianisme primitif, découle la série

des écrits à la fois érudits et polémiques pour la défense des opprimés et des minorités (sans oublier les

catholiques irlandais, les Indiens ou encore les parias), le plaidoyer en faveur d’une condition convenable

pour les domestiques, à laquelle on peut réunir la très ample Histoire des sectes religieuses, d’abord

écartait de la vie politique les citoyens honnêtes mais trop pauvres pour acquitter les marcs d’argent requis. 53 C’est ainsi qu’on peut laver Grégoire de tout soupçon d’avoir cherché à convertir les Juifs. Comme il l’écrit, par exemple, dans

son Histoire des sectes, répétant d’ailleurs de nombreux autres écrits où il affirme que les juifs se convertiront d’eux-mêmes :

« L’Église catholique conserve la douce espérance qu’ils (les juifs) entreront dans son sein et la consoleront de ses pertes...Les

mêmes oracles qui ont prédit cette dispersion annonceront qu’après avoir erré pendant des siècles sur le globe, sans chef de leur

nation, sans temple, sans autel, ils reconnaîtront celui que leurs ancêtres ont percé de plaies ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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confisqué par Fouché en 1810, puis publié un peu plus tard, ainsi que le mémoire lu à l’Institut pour

réhabiliter Las Casas.

Nous concentrons notre analyse sur trois textes exemplaires54 de sa lutte sous cette bannière pour

l’émancipation des Juifs, de la libération des noirs ainsi que de sa dénonciation de l’intolérance de l’Église

traditionnelle à travers la célèbre Lettre à Don Ramon-Joseph de Arce, archevêque de Burgos et Grand

Inquisiteur d’Espagne parue le 22 février 1798 dans les Annales de la religion.

C’est que nous voulons reprendre et apprécier l’évolution, en réfléchissant sur ces exemples qui lui

impriment un nouveau tour, le débat sur la tolérance dans l’état où il a été laissé à l’aube de la Révolution,

comme nous l’avons vu au chapitre précédent. De plus, la fracture politique a conféré au débat spéculatif

une urgence pratique. Et dans ces trois cas que nous relevons, des Juifs, des gens de couleur, de la

dénonciation de l’Inquisition, c’est Grégoire qui monte le premier au créneau, et qui permet, à la gloire

impérissable de la Révolution, de rendre véritablement universelle la Déclaration des droits de l’homme et

du citoyen inaugurant le règne de la loi et de la liberté.

À son tour, sourd du principe d’égalité qui anime son désir de régénérer, au même titre que les juifs, les

noirs ou les chrétiens, le citoyen et le modèle nouveau de république55, le combat politique de Grégoire

contre tous les vestiges de l’ancien régime. La pureté démocratique exige l’instauration de la langue

nationale dans tous les coins du territoire, y compris la langue de l’Église, assortie des moyens

d’instruction nécessaires pour s’émanciper de l’obscurantisme. De même, s’agit-il de lutter contre la

barbarie qui menace de rabaisser la dignité du citoyen se livrant à des déprédations vandalisantes : « J’ai

créé le mot pour tuer la chose », rappelle fièrement Grégoire dans ses Mémoires » ; comme aussi de

proclamer la liberté des cultes, et de veiller toujours à dénoncer l’hydre toujours renaissante du

despotisme.

Nous exploiterons ce champ d’action de Grégoire en axant notre lecture, au chapitre suivant, sur trois

textes parmi ses plus virulents mais aussi parmi les plus lucides et les plus courageux contre tous les types

de tyrannie : le discours sur la liberté des cultes, le projet de déchéance de l’empereur que nous

accompagnons de sa critique de la Constitution de 181456.

Enfin c’est toute la politique culturelle de Grégoire et toute la modernité du savant qui se monnayent à

travers son activité institutionnelle au sein du comité d’instruction publique et de journaliste chrétien de

54 On trouvera le texte intégral de ces trois textes dans notre chapitre 5 formant recueil. Nous utilisons, pour tous les textes de

Grégoire auxquels nous nous référons en cours d’analyse, l’édition anastatique des œuvres de l’abbé Grégoire, répartis en 14

volumes, Œuvres de l’Abbé Grégoire, Paris, KTO Press – EDHIS, 1977. 55 « Cette république qui n’a pas encore d’exemple », comme s’écrie Robespierre. 56 La reproduction intégrale de ces trois textes est donnée au chapitre 5.

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

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combat, notamment par le projet de l’institution du Conservatoire des arts et métiers57 que nous

analyserons plus particulièrement dans ce même chapitre IV.

Nous réservons pour notre conclusion d’ensemble la synthèse dynamique que représente pour nous la

mise sur pied d’une internationale des savants, le dernier combat de la « raison pratique » de Grégoire

pour l’avancement des mœurs et des lumières. Il va de pair avec le rayonnement ultime de sa tolérance

rationnelle.

ACCORDER À TOUS LES JUIFS L’ÉGALITÉ DES DROITS

Cinquante mille Français se sont levés esclaves, il dépend de vous

qu’ils se couchent libres. (Motion en faveur des Juifs)

Les Juifs sont membres de cette famille universelle qui doit établir

la fraternité entre les peuples ; et sur eux comme sur vous la

révélation étend son voile majestueux. (Motion en faveur des Juifs)

La première pièce que nous voulons verser au dossier de la tolérance rationnelle, en guise d’illustration

du principe de charité et de ses effets politiques et religieux, est le texte prononcé en 1789 par Grégoire

devant la Constituante et qui ouvre le débat sur les droits civiques des cinquante mille Juifs qui vivent au

Nord et dans le Midi de la France. On sait que la discussion dura tout de même deux ans au bout desquels

le décret sera voté qui accordera la citoyenneté française aux Juifs ayant prêté le serment civique. La

France, grâce à Grégoire, devenait le premier pays qui s’occupait de réhabiliter les Juifs.

La Motion en faveur des Juifs, plus précisément des Juifs d’Alsace dont les doléances avaient été

remises à Grégoire par Cerf-Berr, est un texte nerveux qui résume les idées que Grégoire avait

développées dans son célèbre essai de 1788, couronné par l’académie de Metz. Il parle d’abord là en

politique : l’enjeu direct est la citoyenneté qui doit être accordée aux « cinquante mille Juifs épars dans le

Royaume », car sans elle la Révolution ne serait pas complète et le nouveau corps social disjoint. « Les

Juifs étant hommes réclament les droits des citoyens », la liberté et l’égalité devant les lois. Mais Grégoire

parle aussi comme prêtre catholique au nom de la justice, de la tolérance et de l’humanité. La Révolution

lui apparaît encore comme la nouvelle figure de l’Église : elle doit accueillir dans le même bercail le

troupeau tout entier de ses enfants et traiter les Juifs également en « fils de la patrie ». Élargissant

l’argument, à la fin de son discours, Grégoire fait voir que juifs et non juifs sont membres de « cette

famille universelle qui doit établir la fraternité entre les peuples », car tous, pareillement créatures, sont

« enfants du même père », participant de l’enseignement du même Livre et de la même « révélation ».

57 On trouvera également dans le chapitre V la reproduction intégrale du Rapport.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

62

Le plan est simple et emprunte à la méthode scientifique et aux thèses philosophiques en cours :

d’abord l’énoncé des faits entourant l’établissement actuel des Juifs en Alsace et en Lorraine, puis le

recours à l’expérience et à l’histoire, fournisseur de « preuves », pour dépeindre les conditions

d’oppression sous lesquelles les Juifs ont vécu. Le tableau que peint Grégoire n’est pas un artifice

rhétorique. Il le développe non point tellement pour exciter la pitié mais surtout pour illustrer une thèse,

reprise d’Helvétius58, et qui deviendra récurrente chez lui dans sa défense des noirs ou encore des

domestiques. Il s’agit de montrer que la cause de la dégradation actuelle de l’état des Juifs, de leurs mœurs

et de leurs pratiques n’est pas due à une nature immuable, intrinsèque des Juifs, ni à une sorte de

condamnation divine, mais bien l’effet des circonstances extérieures et des vicissitudes auxquelles ils ont

été soumis, depuis Vespasien qui les a chassés de leur sol jusqu’aux exactions récentes, un peu partout en

Europe. « Que gagne-t-on lorsqu’on avilit les hommes ? À coup sûr on les rend pires ».

La dernière partie développe alors a contrario ce qu’on gagne en établissant les conditions juridiques,

sociales et culturelles de la régénération des Juifs. S’il est vrai que ce sont des causes extérieures à la

nature des Juifs qui ont causé l’altération qu’on peut observer, des causes hostiles, on peut alors en

changeant l’environnement social et politique, en changer les effets, avec notamment le secours de

l’éducation qui « peut tout », comme l’optimisme d’Helvétius ou de d’Holbach, encore, le pensait59.

Grégoire a soin de le relever pour contrer l’objection qui voudrait que « les Juifs sont incapables d’être

régénérés » de souligner : « rectifions leur éducation pour rectifier leurs cœurs ». Plus tard, quand

Grégoire luttera contre les patois, il accompagnera son rapport pour universaliser la langue nationale, la

« langue de la liberté », de la recommandation formelle de créer des centres d’enseignement de la langue

française, dans la même optique.

De même que la Révolution a changé la condition des malheureux et substitué les bienfaits des lois à

l’arbitraire tyrannique des nobles et des rois, de même, par le moyen de l’éducation, par la réintégration

des Juifs dans leurs droits civiques, par l’ouverture aux emplois qui leur étaient interdits, par le travail

rédempteur de la terre, les Juifs changeront graduellement leurs habitudes, leurs mœurs, leur

comportement, « la raison recouvrera ses droits, le caractère recevra une nouvelle empreinte, et les mœurs

une réforme salutaire ». L’État y gagnera des citoyens utiles qui, argument fort pour l’utilitarisme de

l’époque, ne formeront plus un « état dans un état » mais seront savants, artistes, industriels, miliciens,

fonctionnaires, paysans, bref enrichiront le pays de leur travail respectif pendant que chacun retrouvera

58 Grégoire a soin de préciser néanmoins, chaque fois qu’il se réfère aux thèses de Helvétius, qu’elles sont fausses dans leur

généralité mais vraies dans des cas précis et particuliers. En cela, il épouse la critique de Diderot, sensible comme lui à l’individu

et au caractère perfectible de l’homme. 59 Grégoire répétera cette thèse à plusieurs reprises dans sa défense des minorités opprimées : « L’homme est le produit des

circonstances et de son éducation », écrit-il dans son Apologie de Las Casas.

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

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désormais dans le Juif, un homme libre comme lui, donc sous-entendu par Grégoire, « un compatriote, un

concitoyen, un ami ».

Une première ligne d’argumentation consiste à présenter les Juifs comme des victimes de la féodalité,

au même titre que les ci-devant sujets auxquels s’adresse Grégoire. Ce sont cependant des victimes mais à

un degré supérieur. Les victimes de la cupidité inique des rois et des nobles qui les soumettent à des

impôts exorbitants.

Une seconde ligne d’argumentation dégage les effets du changement historique survenu : le sujet est

devenu citoyen. Il jouit de droits solennellement proclamés et vit sous le règne de la loi exprimant la

volonté générale, non plus celle des puissants ou d’une fraction de la population. Or ce n’est pas encore le

cas des Juifs qui seuls semblent vivre encore sous l’ancien régime ; même l’édit de tolérance de 1787 a

excepté les Juifs, souligne Grégoire. Ce hiatus doit être comblé et l’Assemblée Nationale se prononcer sur

les doléances que les Juifs ont présentées.

La ligne de force centrale se déploie dans la seconde partie qui accumule les exemples historiques de la

dépossession et de la dénaturation des Juifs. Les Romains les ont privés de patrie, les croisés, ensuite, puis

les rois, les ont mis en servitude, dépouillés de leurs biens, poursuivis, tués, « et leur sang a rougi

l’univers ».

Grégoire s’attaque de front au fond du problème, relevant que toutes ces horreurs ont été commises au

nom de la religion. Ce n’est pas une Saint-Barthélemy que les Juifs ont subie mais plus de deux cents. Il

ose poser la question : « Quels étaient les meurtriers ? » ; « Qui a élevé entre les chrétiens et les Juifs un

mur de séparation ? ». Mais comme les pairs auxquels il s’adresse pourraient rejeter cette persécution

constante, ces crimes odieux sur le compte des ténèbres du Moyen Âge, Grégoire engage alors une

discussion capitale sur la tolérance dont la scène est le temps présent, c’est-à-dire le siècle philosophique,

le siècle de la tolérance « qui se qualifie par excellence le siècle des lumières », et qui devrait donc être

exempt de préjugés et d’ignorance. Ce siècle, qui plus est, a fait la Révolution des droits de l’homme : il

« se vante de rendre à l’homme ses droits et sa dignité première », mais pourtant en excepte encore les

Juifs.

Les distinctions précises que fait alors Grégoire entre tolérance et intolérance religieuses, tolérance

civile et culte public sont décisives pour la fortune de la notion de tolérance, à deux titres principaux : en

premier lieu, il imprime le tournant qui se révélera d’avenir pour les relations entre religion et état. Il

établit explicitement ce qui ressortit à la liberté individuelle en matière de religion : professer sans

entraves mais sans besoin d’approbation ou d’improbation « officielle » de sa vérité, le culte de son choix,

et ce qui ressortit au « tribunal du politique » : en matière de culte public il en va de la « tranquillité de

l’état » de juger s’il faut accorder la « publicité du culte » à une secte ou seulement la tolérer.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Cette distinction n’est sans doute pas originale, car elle est reprise notamment de Locke, mais, au point

de vue de la polémique idéologique, elle est fort opportune. Elle rapatrie sous le chef de la tolérance civile,

ce que les philosophes, et notamment, nous l’avons vu, l’Encyclopédie sous la plume de l’abbé Yvon,

revendiquaient comme tolérance universelle, laissant le champ libre à Grégoire de réinterpréter la notion

de tolérance religieuse à partir d’une conception du catholicisme faisant fond sur l’amour et la douceur ;

un catholicisme qui préfère, comme il l’écrira contre l’Inquisition, substituer le « flambeau de la raison au

glaive de la terreur », tout à l’inverse des apologètes traditionnels.

La distinction est importante également au point de vue politique, en raison du théâtre où elle est faite :

l’Assemblée Nationale qui a le pouvoir de transformer en loi cette « faculté de droit naturel » de laisser

chacun « professer son culte », tout en se passant de trancher de la vérité ou de l’erreur d’un culte ou

d’une religion. En raison aussi de son avenir : l’argumentation est déjà construite pour revendiquer la

liberté des cultes et la séparation future entre Église et État que Grégoire réclamera quand viendra l’échec

de son projet d’une démocratie chrétienne. Et, enfin, en raison de son auteur : le représentant politique

inséparable ici comme toujours du prêtre catholique, réputé intransigeant sur le dogme autant que patriote.

L’abbé Grégoire fixe devant ses pairs, en toute responsabilité, le sens de la tolérance civile ordonnée au

culte que chacun est libre de professer pour la distinguer expressément de la tolérance religieuse ordonnée

à la liberté de conscience et à la morale. Il met en même temps hors champ l’intolérance religieuse qui

demeure axée sur la question de la vérité.

Et c’est le second titre d’intérêt. Défendant une position novatrice qui puise à la fois chez Bayle et dans

ce qu’il découpe de la tradition catholique60 pour définir le sens de la tolérance religieuse, priorisant

« l’acte de la volonté libre » des individus aux dépens de la contrainte et de la violence, fut-ce au nom de

la vérité, Grégoire, en déplaçant ainsi le terrain pour aller de l’autorité extérieure au tribunal intérieur de la

conscience morale des individus, en substituant à un catholicisme farouche et exclusif, un catholicisme

inclusif, respectueux de la personne humaine61, prend le contre-pied explicite des interprétations

60 Grégoire place à la fin de ces distinctions ce qu’il appelle une « observation » pour démontrer par un rappel historique, luttant avec les mêmes armes que les apologètes pré-révolutionnaires mais en les retournant pour faire servir son argumentation, que « personne ne fut plus modéré envers les Juifs que le clergé, car il ne faut pas juger de son esprit, avertit-il, par celui de l’Inquisition d’Espagne ». Il cite l’asile qu’a toujours représenté pour les Juifs, les États du pape, la tranquillité du ghetto de Rome, les écrits de Grégoire IX, d’Innocent IV, de Clément VI, d’Alexandre II, c’est-à-dire de tous les pontifes romains qui ont condamné les violences et les persécutions faites contre les Juifs. De même, s’adressant à une « objection religieuse » que quelques membres de l’Assemblée lui ont faite, à savoir la condamnation à l’errance éternelle des Juifs que recueillerait la religion, et partant, leur inaptitude « à devenir citoyens », Grégoire prend le temps bien que s’adressant, comme il le relève, à une « société politique », d’exposer sa philosophie de l’histoire et sa confiance en la divine Providence qui, agissant en tout, prépare, par l’entremise de l’Assemblée, « la révolution qui doit régénérer ce peuple ». 61 Ils sont hommes avant d’être juifs », est-il attentif à souligner.

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

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dogmatiques de l’apologétique traditionnelle qui avaient cours encore pour un certain clergé nostalgique

de l’Ancien Régime.

Liant vérité et religion (révélée), erreur et péché, Grégoire retrouve d’abord l’argument des apologètes

chrétiens, pour expliquer en quoi consiste l’intolérance religieuse qui n’admet « pour vraie que la religion

qu’on professe » ; c’est parce que la vérité est une que le catholicisme, ajoute Grégoire, « se glorifiera

toujours d’être intolérant ». Reprenant le débat des années pré-révolutionnaires, il renvoie dos-à-dos les

philosophes pour lesquels la tolérance était prétexte à l’impiété et ne distinguait pas entre erreur et vérité

et les religieux au « zèle sanguinaire » qui persécutait les personnes. La tolérance religieuse, et il ne s’agit

plus ici de l’intolérance religieuse axée sur ce qui est vrai et ce qui est faux et que Grégoire laisse intacte,

s’inspire de la figure emblématique de l’agneau divin. Le catholicisme s’ouvre avec une infinie patience, à

ses frères errants sans s’ouvrir à l’erreur, dit Grégoire, en mettant l’accent sur les personnes. Aussi la

violence et la force sont-elles impuissantes, inutiles, devant la résolution de l’âme, et, quant à la vérité,

elle ne peut régner sur les cœurs et dans la conscience que par l’adhésion libre de la volonté. « Charité, dit

encore Grégoire pour résumer en conclusion son argument, est le cri de l’Évangile »62.

Grégoire fait alors pivoter la discussion autour de la prétendue intolérance religieuse des Juifs qui

entraînerait, sur le plan de leurs mœurs et de l’organisation de leur « régime », une double impossibilité :

l’intégration physique au lien social et politique, la régénération morale. Faisant appel au raisonnement, à

l’expérience, à l’histoire, la réfutation de Grégoire fait fond sur deux thèses dynamiques inspirées de sa

culture philosophique et qu’il oppose au statisme des objections. En premier lieu, la loi mosaïque, comme

toutes les lois, n’est pas immuable ; elle a changé au cours de l’histoire et s’est adaptée aux circonstances

extérieures. Qu’elle ait déjà changée signifie qu’elle peut encore changer, et les Juifs « s’incorporer à la

société générale ». Voilà, comme dit Grégoire, « une donnée, un point de départ » pour faire tomber les

objections. En second lieu, soutenir que les Juifs sont radicalement pervers, est adhérer de façon

rétrograde à un innéisme discrédité depuis longtemps. Ce sont derechef les injustices commises contre les

Juifs qui les ont « forcés », n’a pas peur de faire observer Grégoire, à commettre les « crimes » que l’on

leur reproche maintenant.

Grégoire s’engage alors, dans la troisième et dernière section de son discours, à présenter devant

l’Assemblée les réformes à entreprendre en matière d’éducation et de législation pour rectifier le sort des

Juifs et régénérer leurs mœurs. L’entreprise de régénération dont il détaille systématiquement les moyens

pourrait se généraliser, facilement, à tous ses concitoyens, et, le bout de son oreille jacobine se montre,

lorsque Grégoire fait remarquer, à la fin de son exposé qu’un « grand avantage, c’est de pouvoir appliquer

les mêmes principes de réforme à toute la nation, car son caractère est identique ».

62 Grégoire dira ailleurs : « Le Seigneur a toute l’éternité pour punir ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Retenons de ces « principes de réforme », destinés, pour l’heure, à faire admettre « les Juifs aux

avantages de citoyen », parmi les plus anticipateurs des tendances qui se dessinent et dont Grégoire se fait

porteur : l’attachement à la patrie qui se forge au premier chef par le travail de la terre dont on est devenu

propriétaire ; l’ouverture de la religion chrétienne à l’autre si l’on veut préparer la « réforme du peuple

juif » ; la patience nécessaire à observer quand on entreprend un processus de changement : « on ne

change pas le caractère d’un peuple comme l’uniforme d’un corps militaire — Grégoire gardera la même

prudence quand il plaidera pour l’émancipation des noirs. L’éducation, les livres, l’accoutumance aux

idées nouvelles, un système de récompenses, le concours d’instructeurs qualifiés et proches de leurs

élèves, tout cela relève des mesures indispensables de préparation, et ce que dit Grégoire à propos des

Juifs, se transpose facilement, et s’est transposé, dans l’école de Daunou pour instituer le nouveau

citoyen :

Il faut, dit Grégoire, disposer les esprits, pour diriger les cœurs, répandre des livres et des idées préparatoires,

faire concourir les rabbins à cet ouvrage, électrifier le Juif par des grâces et des récompenses qui en feront

espérer et mériter d’autres, jusqu’à ce qu’on parvienne à les fondre dans la masse nationale, au point d’en

faire des citoyens dans toute l’étendue du terme.

Enfin une autre disposition, annonciatrice du combat linguistique de Grégoire, et d’autant plus actuelle

qu’elle est controversée en nos temps de particularismes, est développée à l’occasion de la discussion du

droit d’autonomie à laisser ou non aux Juifs, discussion qui vient clôturer le texte de la motion de

Grégoire. Le droit d’autonomie pour un peuple est de pouvoir continuer à user de ses propres lois et

usages même s’ils diffèrent du pays qui l’accueille ou qui l’a soumis. La difficulté quand il s’agit des

Juifs, fait justement remarquer Grégoire, est que « la religion englobe toutes les branches de la législation

jusqu’aux moindres détails de police ». Grégoire tranche avec bon sens, cohérence et sensibilité : les Juifs

seront régis par les lois nationales en tout ce qui est « objet de jurisprudence civile et criminelle » pendant

qu’ils auront entière liberté dans « tout ce qui tient essentiellement au culte ».

Grégoire voit dans cette disposition, une mesure qui viendra parfaire l’intégration des Juifs à la

citoyenneté en levant les barrières qui les distinguaient des autres Français et en les faisant participer aux

avantages des citoyens. Il pense aux droits d’héritage des femmes, à la date de majorité, à une égale

répartition des impôts et des charges publiques, autant d’exemples des réformes accomplies par la

jurisprudence nationale révolutionnaire et dont bénéficieront les Juifs comme citoyens.

Certes, tout cela est bien vrai et s’est réalisé graduellement en France, à commencer par les Juifs de

Bordeaux qui décidèrent pour s’adapter aux nouvelles conditions de ne plus agir comme une nation

séparée. D’un commun accord, ils votèrent de dissoudre leurs structures communautaires et de devenir de

simples citoyens. Mais la conséquence est inéluctable, et Grégoire, le premier, la tire, jubilant : « point de

communautés juives, ils seront membres des nôtres ».

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

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Il pousse plus loin encore — n’oublions pas qu’il retranchait tout à l’heure des lois nationales, « ce qui

tient essentiellement au culte ». L’essentiellement est important car cela l’autorise, poussé par son projet

d’unité nationale, à demander pour les Juifs, ce qu’il demandera bientôt du reste avec cohérence au culte

chrétien et au pourcentage énorme de Français qui ne parlent encore que leur patois, d’être « astreints à

l’idiome national pour tous leurs actes [civils, bien entendu], et même pour l’exercice de leur culte, ou du

moins leurs livres liturgiques seront traduits ». Il faut souligner que le projet de décret que Grégoire

propose, à la fin de sa motion, ne retient pas cette dernière disposition mais demande d’accorder à tous les

Juifs l’égalité des droits, la faculté d’exercer tous les arts et métiers, d’acquérir des immeubles, de cultiver

les terres, la suppression de tous les édits, lettres patentes, arrêts et décrets qui leur étaient défavorables.

Défense enfin est faite d’insulter aux membres de la nation juive.

Grégoire est imprégné des idées du figurisme janséniste, cette doctrine qui tentait de retrouver dans

l’Ancien Testament la « préfiguration du Nouveau ». Il en découlait, entre autres, que la vraie Église ne

pouvait être le seul ouvrage de Catholiques mais devait inclure les Juifs et être organisée avec eux.

Grégoire avouait dans ses Mémoires son inclination philosophique de tout temps pour les Juifs, sa

« prédilection pour ce peuple, dépositaire des archives les plus antiques, des vérités les plus sublimes [...]

qui dans les temps déterminés par l’Éternel, doit consoler l’Église de l’apostasie de la gentilité ». Il se

tiendra toujours sur la brèche pour les défendre. Et quand le sort des Juifs apparaît menacé sous le règne

de Napoléon, Grégoire reprend, une nouvelle fois, dans ses « Observations nouvelles sur les Juifs et

spécialement sur ceux d’Allemagne », paru en 1806, la problématique des circonstances extérieures et de

l’éducation qui déterminent pour le mieux ou, au contraire, pour le pire, le sort des Juifs, « semblables en

cela aux Nègres, aux Parias, aux Cinganis, en un mot, à tous les hommes », écrit-il, mettant l’accent sur la

thèse anthropologique, à défaut pour lui d’intervenir directement par une action politique comme jadis :

« l’espèce humaine est une et homogène ».

C’est une thèse que nous le verrons défendre dans tous ses plaidoyers en faveur des opprimés en raison

de leur race, religion, couleur, condition sociale ou politique. Grégoire montre, justement, par l’exemple

des écoles juives qu’il avait visitées en Allemagne, comment l’esprit de réforme qui souffle dans ce pays

peut se concrétiser parmi elles sous l’impulsion de leurs dirigeants dès lors que les opprimés peuvent

s’épanouir. Il complète cet écrit, en rendant hommage à une longue liste de savants et d’hommes cultivés,

Juifs éclairés, qui œuvrent courageusement à « régénérer » l’éducation et les mœurs de leurs

coreligionnaires. Grégoire, impénitent homme des Lumières, ne manque pas l’occasion de s’élever contre

le « joug du rabbinisme qui est le fléau de la raison ». Plus loin, dans ces mêmes Observations, il revient

sur l’idée, chère au vieux jacobin républicain qu’il demeurera jusqu’à la fin, de préparer une fusion

politique qui verra la fin de toutes les communautés juives, en Allemagne, et advenir le règne de la

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

68

tolérance civile par le « moyen puissant » qui serait de faire fréquenter aux Juifs « les gymnases, les

universités des chrétiens ».

De nouveau, en 1808, paraît dans l’ancienne Décade philosophique devenue Revue philosophique, un

article intitulé « Observations nouvelles sur les Juifs et spécialement sur ceux d’Amsterdam et de

Francfort ». Grégoire répond aux calomniateurs de l’époque, empruntant les mêmes thèmes, usant des

mêmes procédés pour agir encore une fois sur « l’opinion, la première des puissances », et contribuer,

s’appuyant sur elle, à « déblay[er] graduellement les décombres féodaux » et à « achemine[r] l’Europe

vers un nouvel ordre des choses ». Rappelant, dans la même veine que « la fosse se creuse dans laquelle

s’ensevelira avec dom Ramon-Joseph de Arce, archevêque de Burgos, grand Inquisiteur, avec ses suppôts

qui ne sont guère que des instruments politiques, l’Inquisition dont l’existence calomnie la religion

catholique », le virulent dernier paragraphe de cet écrit sonne comme le vœu ultime du combattant

infatigable pour la liberté et la tolérance. Grégoire condamne à la réprobation éternelle de l’histoire,

l’enfer terrestre, tous ceux qui persécutent leurs semblables, que ce soit au nom de la religion, de la race

ou de la couleur de la peau :

« Persécuteurs de tout rang, de tous pays, tel est le sort qui vous attend ; et si les noms de quelques-uns

d’entre vous arrivent à la postérité, elle les jettera avec horreur dans les égouts de l’histoire ».

DE LA NOBLESSE DE LA PEAU...

Et les blancs, ayant la force, ont prononcé contre la justice, qu’une

peau rembrunie excluait des avantages de la société [...] Ils ont

voué à l’avilissement plusieurs milliers d’estimables individus,

comme si tous n’étaient pas enfants du père commun. (Motion en

faveur des gens de couleur)

Formant comme le pendant précurseur de ce terrible anathème, le cri indigné de Grégoire introduit

devant l’Assemblée, dès son Mémoire de 1789 en faveur des gens de couleur, le débat sur l’abolition de

l’esclavage ; abolition qui sera votée enfin, cinq années plus tard, grâce aux efforts de Grégoire et des

membres comme lui de la Société des Amis des Noirs, le 4 février 1794. L’abbé révolutionnaire est là tout

entier appelant de ses vœux à un mouvement de révolte générale, à sa tête, la liberté, guidée par une

religion éclairée et une morale raisonnée veillant à préserver le lien social du chaos ou de l’anarchie :

Puissé-je voir une insurrection générale dans l’univers, pour étouffer la tyrannie, ressusciter la liberté, et la

placer à côté de la religion et des mœurs qui en modéreront les élans, et l’empêcheront de dégénérer en

licence.

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

69

Les apologètes chrétiens pré-révolutionnaires ne combattaient que les protestants et les « philosophes »

en vue de maintenir intacte l’unité du royaume et l’hégémonie religieuse du catholicisme. Leur intolérance

civique ou religieuse ne se préoccupait guère des Juifs, encore moins des Noirs63. Ce groupe d’hommes,

oublié lui aussi par la Déclaration des droits de l’homme, va trouver son pugnace défenseur en l’abbé

Grégoire.

Ce combat mémorable, seconde pièce à verser au dossier que nous instruisons, il le livre

simultanément sur un triple front : émanciper les noirs et leur faire donner les droits de citoyen pour

étendre universellement ainsi les bienfaits de la loi et des principes révolutionnaires, liberté, égalité,

fraternité. Lutter derechef au nom de « la raison, de la justice contre l’intérêt », bien que les adversaires de

son philanthropisme humanitaire soient l’une, la « cupidité sourde », et l’autre, la « férocité sans

entrailles »64. Enfin gagner ses concitoyens à une tolérance qui, pour être véritablement « universelle »,

devra également respecter la différence de peau ou de couleur, ce que négligeaient les arguments tant de la

plupart des « philosophes » que des religieux traditionnels.

C’est ce que commande une tolérance politique et morale à la fois, car, comme le souligne l’abbé

Grégoire — après d’Holbach —, la politique n’est autre chose que la morale régénérée des nations :

« qu’importe, s’écrie-t-il dans sa Motion de 1789, que les membres du corps politique aient le tissu

réticulaire, blanc, noir ou basané, pourvu que la société prospère ? ». Il montre, au contraire, cent fois

plutôt qu’une, comme, par exemple, dans De la traite et de l’esclavage des nègres et des blancs, en

s’appuyant sur ses vingt années d’expérience et de luttes menées au nom de la justice et de l’humanité :

« L’esclavage dégrade à la fois les maîtres et les esclaves, il endurcit les cœurs, éteint la moralité et

prépare à tous des catastrophes ».

Si le combat pour l’intégration des Juifs aux droits de citoyen, s’est livré victorieusement dès les

premières années de la vie politique de Grégoire, les écrits postérieurs, peu nombreux, ne venant battre en

brèche que les nouveaux assauts de ses adversaires, sous Napoléon, en revanche, la cause des Noirs libres

et des mulâtres, puis la lutte contre la traite et l’esclavage occupe l’abbé Grégoire presque constamment,

et, on pourrait dire jusqu’à son lit de mort65.

63 Grégoire, dans De la traite et de l’esclavage des noirs et des blancs, mentionne toutefois que l’abbé Pey (le même que nous

avons croisé au chapitre précédent), dans « je ne sais plus lequel de ses ouvrages, s’avoue naïvement partisan de l’esclavage

d’après ce que lui a raconté un planteur ». 64 Grégoire, Notice sur la Sierra-Leone, La Décade philosophique, numéro 67, du 10 ventôse, an 4. 65 C’est en 1827 que paraît la dernière publication de Grégoire, une sorte de testament politique et moral adressée aux Haïtiens,

citoyens libres du nouvel État indépendant : Épître aux Haïtiens. L’ouvrage succédait à son célèbre De la noblesse de la peau ou

du préjugé des Blancs contre la couleur des Africains et celle de leurs descendants Noirs et Sang-Mêlés, paru l’année précédente.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

70

L’action de Grégoire vise, selon ses étapes successives, d’abord, en 1789, à faire voter l’assimilation

des Noirs libres et des gens de couleur aux Blancs et à obtenir ainsi des droits égaux sans distinction de

peau, réservant la question de l’émancipation pour plus tard. Il pensait, dans ce cas, comme dans le cas des

Juifs, qu’il était préférable « d’amener graduellement les Noirs aux avantages de l’état social », le fer de

lance de cette préparation devant être une éducation religieuse les aidant à se restaurer dans leur dignité

d’hommes puis à s’élever au rang de citoyens66.

Les arguments se répondent, cependant, d’une étape à l’autre, et se précisent mutuellement. Ils

renvoient pour une majorité d’entre eux à ceux qu’il a déjà brandis ou brandira contre les persécuteurs des

Juifs. Cette cohérence n’étonne guère, Grégoire appliquant dans ses plaidoyers sa méthode polémique

habituelle qui s’appuie sur la culture religieuse, philosophique et scientifique dont il est nourri. Il vise dans

ces textes une même finalité : une émancipation globale des chaînes anciennes67, premier élément, comme

il le répète, de la « civilisation », du progrès social, de la « régénération » civile et morale, à partir de

prémisses anthropologico-religieuses qui demeurent constantes : nous sommes « tous enfants d’un père

commun ».

Cette proposition est cent fois reprise chez lui, sous des variantes légèrement différentes. Ainsi

Grégoire dans son Apologie de Las Casas, crédite l’Espagnol d’une adhésion similaire à ce principe. Le

qualifiant de « religieux comme tous les bienfaiteurs de l’humanité », Las Casas, écrit-il, « voyait dans les

hommes de tous les pays les membres d’une famille unique, obligés de s’aimer, de s’entraider, et jouissant

des mêmes droits ». Dans De la littérature des Nègres, il montre la culpabilité des Européens qui

66 Grégoire soulignera dans sa Notice sur la Sierra-Leone les accomplissements exemplaires réalisés dans ce pays dès que furent

établies la liberté et l’égalité pour tous et où l’on donnait « l’attention la plus spéciale à l’éducation, à l’instruction religieuse et

morale, sans cependant gêner en aucune manière la liberté de conscience ». Il met en relief l’influence de la religion pour rendre

« les nègres de Sierra-Leone amis de l’ordre et de la paix : en épurant leurs mœurs, elle leur avait appris à chérir, à remplir leurs

devoirs, à soigner l’éducation de leurs familles ». La religion telle qu’il la comprend joue toujours chez Grégoire comme

l’adjuvant essentiel de la liberté, de la démocratie, et par là, de la civilisation. C’est l’alliance pérenne de l’autel et de l’État qui

réapparaît mais à la condition, faisant tout le changement, que la religion soit éclairée et le gouvernement pénétré des principes

démocratiques. 67 Grégoire allant avec audace jusqu’à prédire que sur toute la terre le soleil n’éclairera bientôt que des hommes libres. Dans De la

littérature des nègres, ouvrage de combat, au moment où il revient sur le contexte malveillant qui a sans cesse entouré des

réclamations faites pourtant « au nom de la religion et de l’humanité », sur les injures dont l’ont abreuvé colons et esclavagistes

qui le traitaient de vendu aux Noirs — il avait été déjà accusé d’avoir été vendu aux Juifs —, aux Anglais, de janséniste, de

jacobin, de philanthrope rêveur, de métaphysicien, d’Idéologue, persistant, il rappelle sa déclaration : « [...] lorsque dans un écrit

adressé aux Nègres et Mulâtres libres, et qui lui a valu tant d’injures, il annonçait (et il l’annonce encore) qu’un jour sur les

rivages des Antilles, le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, et que les rayons de l’astre qui répand la lumière ne

tomberont plus sur des fers et des esclaves ».

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

71

contreviennent, en ne voulant pas admettre que l’espèce humaine est une, aux lumières, au christianisme, à

la justice :

mais si les recherches les plus approfondies sur l’organisation humaine prouvent que, malgré les différences

de couleur jaune, cuivrée, noire et blanche, elle est une ; si des vertus et des talents prouvent invinciblement

que les Nègres, susceptibles de toutes les combinaisons de l’intelligence et de la morale, constituent, sous une

peau différente, une espèce identique à la nôtre, combien paraîtront plus coupables ces Européens qui, foulant

aux pieds les lumières, les sentiments répandus par le christianisme, et à sa suite, par la civilisation,

s’acharnent sur les cadavres des malheureux Nègres dont ils sucent le sang pour en extraire de l’or !

La thèse de l’unité de la famille humaine sert l’indissociation chez lui des trois axes autour desquels se

développe son action en faveur des Noirs ou, au demeurant, en faveur des opprimés quels qu’ils soient :

l’engagement religieux qui soutient, à son tour, la lutte contre l’injustice et, enfin, le militantisme

républicain dont les fruits politiques concrets sont le résultat de la jonction qu’il opère explicitement entre

principes révolutionnaires et préceptes évangéliques. Cela lui permet, en la circonstance, d’exiger les

mêmes droits pour les Noirs et les Blancs, les mêmes devoirs aussi à remplir de part et d’autre, premiers

facteurs du changement visé, politique, culturel, moral.

Classons les arguments de l’abbé Grégoire, en suivant ces trois axes, pour en faire l’analyse et suivre à

l’œuvre, comme nous nous y sommes déjà employé, le jeu de la mimésis idéologique, c’est-à-dire

polémique et politique, à travers quelques exemples fournis par trois textes clés. Ceux-ci marquent le

développement de sa lutte en faveur des Noirs, de sa naissance à la radicalisation finale, au-delà de

l’abolition de l’esclavage en 1794 et de son rétablissement par Napoléon.

Il s’agit, principalement, du Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang mêlés de Saint-Domingue

et des autres îles françaises de l’Amérique adressé à l’Assemblée Nationale (1789) qui traite du problème

de la différence raciale entraînant scandaleusement les différences de droits infligée aux noirs libres.

Grégoire ne traite pas encore directement de l’esclavage, évoqué à la toute fin du texte, mais annonce une

action ultérieure.

La dénonciation de la traite et de l’esclavage, à son tour, se développe dans multiples écrits. Grégoire

en synthétise les lignes de force dans son ouvrage, paru en 1815, qui saisit l’occasion de la réunion du

Congrès de Vienne, convoqué après l’exil de Napoléon à l’île d’Elbe, et dont les philanthropes anglais et

français attendaient avec Grégoire l’abolition totale de la traite et de l’esclavage. Cet ouvrage (comprenant

aussi la défense des sept millions de catholiques irlandais, minorité blanche opprimée par les protestants

anglais en Europe), s’intitule De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs par un ami des hommes

de toutes les couleurs. Nous nous adressons, simultanément, à l’opuscule retentissant que Grégoire fait

paraître au lendemain du rétablissement de l’esclavage en Martinique et Guadeloupe, et où se profile une

vision mondiale anticipatrice de l’évolution du problème noir : De la littérature des nègres ou Recherches

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature ; suivies de Notices sur la vie et

les ouvrages des Nègres qui se sont distingués dans les sciences, les Lettres et les Arts (1808), ouvrage qui

alimente encore aujourd’hui les luttes nationalistes des militants noirs.

Les arguments, d’ordre directement politique, prédominent aussi longtemps que les interlocuteurs de

Grégoire sont des acteurs, comme lui, sur la scène politique. Le raisonnement se gonfle chez lui des

sentiments qu’il éprouve avec vivacité, comme lorsqu’il s’adressait pour soutenir sa Motion en faveur des

Juifs à l’esprit et au cœur des membres de l’Assemblée : Grégoire réussit à faire partager l’indignation

qu’il éprouve devant les iniquités de tout genre des colons envers les noirs. Ces véritables crimes

bafouent, en même temps que la loi, l’humanité et la justice avec lesquelles ils devraient traiter leurs

semblables. « Voyons si la sage humanité, si la saine politique ne repoussent pas de concert une

prévention qui ravit les avantages sociaux à des hommes libres », commence-t-il son Mémoire. Le

révolutionnaire s’attache à montrer, et à entraîner par là, stratégiquement, les parlementaires à soutenir sa

cause, que la féodalité, détruite en France, en 1789, se perpétue aux colonies du Nouveau-Monde sous une

autre forme, grâce à une nouvelle aristocratie, une nouvelle noblesse, non de sang mais de peau. C’est

l’argument-mère, si l’on peut dire, des arguments d’ordre politique, humanitaire ou religieux de tout le

Mémoire.

Cette survivance de l’ancien régime se traduit, dans le Mémoire de 1789, par exemple, dans une longue

liste que dresse Grégoire des « attentats » contre la liberté et l’égalité. Il détaille minutieusement devant

ses pairs la foule d’interdits faits aux Noirs, les châtiments disproportionnés qui les guettent lorsqu’ils

donnent prise au caprice et à l’arbitraire des Blancs, les tribunaux où les colons sont juges et partie.

Grégoire exige que l’on maintienne, universellement, sous toutes les latitudes — « la liberté des hommes

est un droit comme un besoin dans tous les climats »68 — qu’atteint le rayonnement de la France

révolutionnaire, « l’égalité, seule mesure des droits de l’homme ». Toutes les « distinctions avilissantes »

doivent s’effacer devant elle. La menace est bientôt brandie. Si les colons continuent leurs forfaits contre

« le droit de l’homme », contre la liberté, l’égalité, ces « droits imprescriptibles qu’ils tiennent du

Créateur », dit aussi De la Littérature, les noirs pourront très bien s’arroger un autre droit : la résistance à

l’oppression. Grégoire le rappelle : ce droit est le droit le plus suprême, sanctionné par les autorités divines

et civiles, il est « émané de Dieu et reconnu par l’Assemblée nationale ».

Consolidant cet argument qui se développe sur le plan civil par la transposition qu’il fait des critères

politiques au plan moral, Grégoire précise que ni la nature (le droit naturel, la physiologie), ni la religion

68 De la littérature affirmera, de façon similaire, qu’à entendre « les marchands de chair humaine », « il faut avoir vécu dans les

colonies pour avoir droit d’opiner sur la légitimité de l’esclavage, comme si les principes immuables de la liberté et de la morale

variaient suivant les degrés de latitude ».

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

73

n’admettent ces genres de distinctions, leur préférant, sur le plan individuel des mœurs, le critère de la

vertu. Il faut cependant faire remarquer que la nature renvoie surtout chez l’abbé Grégoire au Dieu

transcendant et créateur, exactement comme chez les apologètes pré-révolutionnaires, l’abbé Bergier69, par

exemple, qui critiquait chez le philosophe d’Holbach la matérialisation de la nature.

Pour continuer dans la veine de l’argument scientifique, la médecine, la physiologie, nous sommes au

dix-huitième siècle, le rappelle Grégoire, détruisent facilement les préjugés intéressés des colons qui

excusent leur conduite inhumaine en assertant de l’infériorité prétendue du Noir, l’usage des bourreaux

étant de calomnier leurs victimes : « en général, les gens de couleur sont d’une constitution robuste, parce

que le croisement des races améliore l’espèce », dit-il dans le Mémoire, renvoyant comme dans De la

littérature, « aux physiologistes le soin de développer les avantages du croisement des races, tant pour

l’énergie des facultés morales que pour la constitution physique ».

Dans De la traite, lors même que les faits prouvent que les Nègres sont des êtres raisonnables, au

même titre que les Blancs, en vertu de « l’identité et [de] l’unité de l’espèce humaine », Grégoire montre

comment les colons sont prompts à trouver une échappatoire, préférant maintenir l’inégalité et les

« distinctions avilissantes », et prétendent que les qualités intellectuelles des Noirs sont inférieures à celles

des Blancs. Même si cela était vrai, le critère de l’égalité est absolu en matière civile et juridique, et les

talents ne sont pas la mesure des droits, fait remarquer Grégoire. Il avance de façon frappante : « Aux

yeux de la loi, le domestique de Newton [le savant révéré à l’égal d’un dieu par le dix-huitième siècle tout

entier] était l’égal de son maître ».

Les colons calomnient les Noirs pour « avoir droit de les asservir, ensuite pour se justifier de les avoir

asservis », juge-t-il dans De la littérature. Il pousse la botte assez loin quand, également dans De la

littérature, il rejette, contre un philosophe aussi éminent que Hume, contre un libéral aussi révéré que

Jefferson, l’assertion de l’infériorité raciale des Noirs. Retournant contre Jefferson son propre argument, à

savoir que si les noirs « avaient existé aussi longtemps dans l’état de civilisation que les habitants des

États-Unis », ils seraient arrivés au même degré de développement, Grégoire souligne, d’une part, comme

il l’a fait à l’égard des Juifs, que le génie ne peut naître « au sein de l’opprobre et de la misère », d’autre

part, que les arts sont « fils de besoins factices » qu’ignore la sobriété des Noirs.

Même dans les textes du début où c’est le non-respect des Droits de l’homme qui lui fournit son

principal argument, l’abbé Grégoire ménage leur place aux considérations ou aux structures religieuses

qu’il accorde aux institutions révolutionnaires comme à son interprétation de la pureté du christianisme.

69 Le P. Bergier, maître de la théologie française des Lumières, s’était fait connaître en critiquant Rousseau. Il avait donné son

dernier ouvrage sur l’autorité à Grégoire, bien que les deux hommes ne partageassent pas les mêmes opinions religieuses et

politiques.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

74

Dans le projet de décret présenté à l’Assemblée, à la suite du Mémoire, les curés sont invités à concourir

avec l’autorité civile pour effacer les préjugés. Sur un plan plus polémique, il juge inadmissible le mépris

actuel qui existe dans les églises envers les noirs, la religion, bien avant la proclamation de la Déclaration,

voyant en tous les hommes des égaux et des frères, « n’admettant entre eux aucune différence », répètera

Grégoire dans De la littérature des nègres.

Faisant écho à l’argumentation sur la tolérance développée à propos de la persécution des Juifs et de

l’inutile impuissance de la contrainte ou de la violence pour forcer les cœurs à la conversion, l’abbé

Grégoire dénonce la conduite insensée de certains religieux à Port-au-Prince qui partent du principe, faux

et cruel à la fois, que ce « n’est qu’en brisant les ressorts de leur âme [aux noirs] qu’on pourra les conduire

au bien ». Dans l’Apologie de Las Casas, où il s’agit avec les Indiens des mêmes abus, écrit Grégoire, qui

sont infligés aux Noirs en Guadeloupe, « toutes les tyrannies étant semblables », il s’élève, également,

contre cette image persistante, entretenue par les apologètes traditionnels, d’une religion, violente,

intolérante. Il soutient que seule la religion, au contraire, « éleva la voix contre les oppresseurs », quand

commença la destruction des Indiens. Pour faire mouche, il emploie une comparaison dont les

« philosophes » de l’époque, même peu chrétiens, pouvaient reconnaître la vérité, la philosophie des

Lumières étant elle aussi attaquée à ce moment-là-là, comme en témoignent les comptes rendus

d’ouvrages que fait alors La Décade philosophique, sous la plume de Ginguené et de Rœderer. De même

qu’on ne saura reprocher à la philosophie les horreurs commises en son nom pendant la Terreur, de même

on ne reprochera pas à la religion d’avoir été utilisée par des « brigands », prétendant agir sous sa

direction, pour légitimer leurs crimes.

Pareillement dans De la Traite, tout en relevant derechef que seules les « conditions avilissantes » ont

abaissé les Noirs70, et que, partant, on ne comparera pas des blancs « qui se disent civilisés et chrétiens »

avec des esclaves qui « avaient été privés de l’éducation et des lumières de l’Évangile », Grégoire dégage,

indirectement, l’influence civilisatrice des enseignements de la religion. Plus directement, et toujours dans

De la Traite, usant du même procédé que dans sa Motion en faveur des Juifs, et opposant écrits

dogmatiques à écrits dogmatiques, témoignages à témoignages, papes à papes, il fait état de tous les

religieux ayant condamné ces « ministres des autels qui tant de fois ont préconisé les forfaits du

despotisme ».

De même, dans De la littérature, il relève combien de fois, les prétendus chrétiens « ont tenté de

dénaturer les livres saints, pour y trouver l’apologie de l’esclavage colonial ». Grégoire usant d’un de ses

procédés favoris, retourne à l’histoire, et aux vérités de fait qu’elle atteste, déclare-t-il, pour donner, d’un

70 Tel un leitmotiv, revient, à travers tous ses ouvrages défendant les droits des minorités, presque à l’identique, d’un écrit à

l’autre, l’affirmation que : « Avilir les hommes, c’est l’infaillible moyen de les rendre vils ».

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

75

côté, encore une fois, les exemples de la charité dont est empreinte la religion chrétienne, la seule à qui est

« due la gloire d’avoir mis le faible à l’abri du fort », et dont la parabole emblématique du bon Samaritain

« imprime, comme l’écrit l’abbé, aux persécuteurs le sceau de la réprobation ». On se souvient que dans la

Motion en faveur des Juifs, la discussion sur la tolérance religieuse prenait appui sur la figure de l’Agneau

divin. De l’autre côté, l’histoire nous rappelle les bulles des papes, les décisions des cardinaux qui ont

formellement condamné « l’esclavage des Nègres ». Grégoire va jusqu’à mentionner aussi l’insertion de

Saints noirs dans le calendrier de l’Église.

Ce qu’il y a de nouveau dans les écrits en faveur des Noirs, par rapport à ceux en faveur des Juifs, est

le fait que la tolérance civile et religieuse de Grégoire se heurte à un adversaire que peu d’auteurs ont

évoqué jusque-là : les esclavagistes, les colons qui traînent avec eux des préjugés dignes de l’ancien

régime et de l’Église traditionnelle, ont leurs cœurs remplis de haine, et recourent, le plus souvent

qu’autrement pour imposer leurs vues, à la force et à la violence. Grégoire résume dans De la Traite,

comment se traduisait la mauvaise foi des colons : « il fut de bon ton de répéter que les principes d’équité,

de liberté étaient des abstractions, de la métaphysique, voire de l’idéologie, car le despotisme a une

logique et un argot qui lui sont propres ».

L’enjeu majeur, ici, n’est pas tellement d’ordre juridique, comme avec les droits des Juifs, mais d’un

genre plus coriace, renvoyant, du côté des adversaires de Grégoire, voire de ses ennemis, à des intérêts

puissants, d’ordre économique et commercial : la crainte de la ruine, de la banqueroute si l’on abolit la

traite et, avec elle, le travail des esclaves qui ne coûte rien. À cela Grégoire oppose des arguments se

fondant sur la justice et l’humanité. Rappelant le célèbre, « c’est à ce prix que vous mangez du sucre »,

Grégoire s’écrie, en faisant balancer, d’un côté, la satisfaction de besoins superflus et, de l’autre côté, la

suppression pour un être humain de ce qui le définit comme tel, la liberté :

Vous insistez pour la conservation de la traite et de la servitude des nègres, parce que des superfluités

destinées à satisfaire vos besoins factices, sont le prix de leur liberté [...] Ils sont conduits chargés de fer dans

les champs de l’Amérique, pour y partager le sort des animaux domestiques, parce qu’il vous faut du sucre, du

café, du tafia. Indignes mortels, mangez plutôt de l’herbe, et soyez justes !

C’est en termes presque identiques qu’il répétera cet argument, dans De la traite, ajoutant à la perte de

liberté l’offense faite à la raison, à la charité et à la religion, et, derechef, à la justice et à l’humanité :

Quel moyen de raisonner avec des hommes qui, si l’on invoque la religion, la charité, répondent en parlant de

cacao, de balles de coton, de balance du commerce ; car, vous disent-ils, que deviendra le commerce si l’on

supprime la traite ? Trouvez-en un qui dise : en la continuant que deviendront la justice et l’humanité ?

Et dans De la littérature, ne mettant en avant que justice et raison, il écrit : « parle-t-on de justice ? Ils

répondent en parlant de sucre, d’indigo, de balance du commerce. Raisonne-t-on ? Ils disent qu’on

déclame ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

76

Le procédé qu’il privilégie alors pour servir ce genre d’argumentation est ce que nous appellerons, une

inversion de rôles. Voulant toucher le cœur de ses adversaires, et que ceux-ci se mettant un instant à la

place de leurs esclaves, puissent comprendre, en s’identifiant à leur sort, les effets désastreux des

conditions où ils les tiennent, Grégoire monte des scènes imaginaires, le Blanc y tient le rôle du Noir,

espérant qu’à la fin de la scène, le Blanc se persuade de l’iniquité et de l’inhumanité de la condition des

Noirs. « Européens, prenez l’inverse de cette hypothèse, et voyez ce que vous êtes », enjoint typiquement

Grégoire au moment de repasser de l’autre côté du miroir et d’attaquer sa diatribe : « Depuis trois siècles,

les tigres et les panthères (autrement dit ce sont les Blancs qui sont des bêtes sauvages et non des êtres

humains) sont moins redoutables que vous pour l’Afrique ».

Ces mises en scène sont plus ou moins longues à mesure que l’on se rapproche de la fin de la vie de

Grégoire comme sa description détaillée dans De la Traite, de l’arrivée supposée de Haïtiens et de leurs

revendications au Congrès de Vienne. En voilà, toutefois, un bref exemple : « supposons que sur les bords

de la Gambie, votre peau blanche vous attire les insultes des noirs, avec quelle véhémence vous crierez à

l’injustice ! », écrit Grégoire dans le Mémoire.

Le rétablissement explicite du point de vue des noirs, toujours occulté dans les plaintes des

esclavagistes fournit un autre exemple des procédés qui, s’apparentant aux inversions imaginaires de

situations, servent à Grégoire à mettre en relief l’inégalité des conditions du Blanc et du Noir. Ainsi, il

cingle dans De la traite : « pour émouvoir la pitié, ils parlent de sueurs : ont-ils jamais articulé un mot, un

seul mot sur les sueurs de leurs esclaves ? ». Ou encore il fustige les journalistes qui sont de parti-pris, ou

qui, pis encore, refusent de croire, simplement parce que les exactions rapportées par Grégoire ou d’autres

voyageurs, la peinture d’abus révoltants de pouvoir, heurtent trop fortement leurs sensibilités : « ces

pamphlétaires parlent sans cesse des malheureux colons, et jamais des malheureux Noirs ». Grégoire,

indigné du manque de rigueur de certains journalistes qui trahissent leur « magistrature » auprès de

l’opinion publique, cite l’exemple d’un journaliste qui « rendant compte à sa manière de l’ouvrage sur la

Littérature des Nègres, avouait franchement qu’il n’avait pas lu cette apologie mais qu’il n’y croyait

pas », et il donne la référence : Journal de l’Empire, 20 octobre 1808.

Fort significative de ces types de procédés et des ressorts qui l’animent, est l’anecdote que rapporte

Grégoire, dans De la traite, de sa rencontre fortuite avec Napoléon quand celui-ci discutait avec un groupe

de sénateurs flagorneurs la question de l’esclavage. Grégoire raconte l’historiette et en tire ensuite la

leçon :

Il [Napoléon] aperçoit un homme très connu [il s’agit de Grégoire lui-même] pour être partisan des Noirs, et il

l’interpelle en ces termes : Qu’en pensez-vous ? Je pense, lui dit-il, que fût-on aveugle il suffirait d’entendre

de tels discours pour être sûr qu’ils sont tenus par des Blancs : s’ils étaient Noirs, la conversation aurait une

teinte différente. Cette réponse, qui provoqua le rire, contenait une grande vérité; car changeons les rôles, et

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

77

supposons que les partisans de la traite et de l’esclavage ont l’épiderme noir, tenez pour certain que tous

changeraient à l’instant d’opinion.

L’argument de justice71, l’argument d’humanité doivent aussi être pris en compte par une sage

politique, argue Grégoire, en misant sur les avantages et l’utilité de l’émancipation des Noirs pour un

État ; il tente de contrecarrer avec ce dernier genre d’arguments les objections d’ordre économique des

anti-abolitionnistes. La liberté est le premier pas vers le progrès des arts et, en même temps, des mœurs et

de la vertu tandis que l’expérience, tandis que l’histoire attestent que « l’esclavage étouffe le génie et la

vertu ». Pour appuyer ses dires sur des faits avérés, comme lorsque dans ses Observations sur les Juifs, il

citait les progrès faits en Allemagne et en Hollande, il donne dans De la Traite l’exemple probant du Nord

de l’île de Saint-Domingue. C’est la partie la plus importante de l’île dans laquelle les Noirs gouvernent,

de même que dans la Sierra-Leone, un État autonome et complètement organisé appuyé sur une législation

complète. Le travail y est « exercé par des mains libres », l’éducation, les arts, les journaux sont fort

avancés et l’œuvre des Noirs eux-mêmes, les mœurs sont épurées et la religion respectée. Grégoire peut

conclure : « certes, voilà une amélioration sensible, un progrès dans l’art social ».

C’est prouver aussi par les faits que le régime politique changeant, et la tyrannie « infernale » levée, les

anciens opprimés, les anciens persécutés peuvent développer la meilleure part d’eux-mêmes. Dans De la

littérature, Grégoire unissant peuples et religions dont il a pris la défense, martèle l’argument : « Ainsi,

Irlandais, Juifs et Nègres, vos vertus, vos talents vous appartiennent ; vos vices sont l’ouvrage de nations

qui se disent chrétiennes ; et plus on dit de mal de ceux-là, plus on inculpe celles-ci ».

Non seulement le bonheur, la stabilité d’un pays, d’un empire, mais également le patriotisme de ses

habitants « avivé » par le sentiment d’être propriétaire de la terre qu’ils cultivent, « résultent, fait valoir

l’abbé Grégoire dans le Mémoire, de l’heureux accord des principes politiques avec ceux de la justice ». Il

en résultera, soutient-il, un surcroît d’abondance dans l’agriculture, dans le commerce, dans l’industrie,

« les mœurs se purifieront », l’éducation sera vraiment régénérée, bref, « ensemble, l’État et l’humanité

fleuriront ». Mais bien mieux encore, il faudrait, le passionné défenseur des malheureux Noirs en conjure

ses concitoyens, faire prévaloir la justice sur les convenances politiques.

71 Grégoire invoquera le même argument dans De la Traite lorsqu’il critique la faiblesse du gouvernement qui a accepté de

prolonger la traite de 5 ans tout en convenant, souligne-t-il, impitoyable, que : « ça heurte la justice naturelle, ce qu’on peut

traduire en ces mots : nous savons que la traite est un crime mais trouvez bon que nous le commettions encore pendant cinq ans ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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UNE RELIGION, ESSENTIELLEMENT DOUCE, TOLÉRANTE,

ÉGALEMENT AMIE DES SCIENCES ET DE LA LIBERTÉ

Ministres d’un Dieu de paix, rappelons sans cesse aux membres de

la famille humaine qu’ils sont tous frères. (Lettre à Don Ramon-

Joseph de Arce, grand Inquisiteur d’Espagne)

« Toutes les tyrannies ont des traits de ressemblance ». C’est la remarque de l’abbé Grégoire, dans De

la littérature des Nègres, comparant le sort du pauvre Noir de Virginie qui réclamait l’application du

premier des articles de la Déclaration des droits, et que les autorités civiles avaient condamné à être pendu

faute d’être capables de réfuter son argument, avec la conduite de l’Inquisition qui, aujourd’hui, incarcère

« les gens qu’autrefois elle eût fait brûler ».

Le défenseur des persécutés, des « Juifs, Nègres, Irlandais » auxquels il enjoint de relever « l’étendard

de la liberté », attendait le moment opportun, politique et religieux, pour se retourner vers l’image même

de la Persécution, l’Inquisition, et l’affronter, relevant à son tour le drapeau de la tolérance. C’est le 22

février 1798 que Grégoire écrit une lettre ouverte à Don Ramon-Joseph de Arce, grand Inquisiteur

d’Espagne ; c’est-à-dire, le contexte a de l’importance, quelques mois après le succès du concile national,

réuni à l’initiative de Grégoire, qui a confirmé les libertés de l’Église gallicane et l’importance de la

« régénération » du catholicisme européen. C’est aussi quelques jours après la proclamation de la

République Romaine et le départ forcé de Rome du pape Pie VI. C’est enfin, sur la scène intérieure, le

gouvernement du Directoire qui respecte pour l’heure les convictions religieuses pendant qu’une certaine

accalmie règne sur le théâtre militaire, le traité de Bâle de 1795 autorisant, comme le dit Grégoire, « une

heureuse alliance » entre la France et l’Espagne.

L’historien Bernard Plongeron dont on connaît les travaux pionniers sur la théologie politique du

XVIIIe siècle72, propose de faire reposer l’intérêt de la Lettre moins sur son analyse textuelle que sur « les

différentes stratégies qu’elle souligne ou qu’elle suggère, face à la conjoncture de 1798 »73. Il étudie

brillamment les registres sur lesquels celle-ci se déploient dans son ouvrage L’Arche de la Fraternité,

consacré à Grégoire. Tout en endossant entièrement ses analyses, nous voulons surtout être attentifs dans

l’exploitation, à notre tour, de cette Lettre, à deux innovations de Grégoire. En premier lieu, à l’évolution

dynamique qu’il fait derechef subir à la notion de tolérance religieuse de même qu’aux motifs de

condamnation de l’intolérance religieuse, par rapport à la problématique pré-révolutionnaire. En second

72 Bernard Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), Genève, Droz, 1973. 73 Bernard Plongeron, L’Abbé Grégoire (1750-1831) ou l’Arche de la fraternité, Paris, Letouzey et Ané, 1989, p. 82.

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

79

lieu, à l’argumentation particulière qu’il développe où s’entrelacent fils religieux et fils républicains pour

dénoncer l’Inquisition espagnole.

Toutes deux servent le même enjeu politico-théologique : la « chrétienté républicaine » dont rêve

l’abbé Grégoire et qu’il tente d’installer74, depuis les débuts de la Révolution, défendant contre ses

détracteurs le rôle éminent que joue « l’idée religieuse » pour forger le lien social75. Or ce projet ne se

réalisera qu’accompagné de la refonte à laquelle il ne cesse de travailler, et par cette Lettre, encore, de

l’alliance entre l’Église gallicane et l’État, le Créateur étant le lien unique, la puissance transcendante

constitutive des autorités terrestres, politiques et religieuses. C’est pourquoi Grégoire veut donner le

maximum de publicité à ce débat, et s’arrange pour l’étendre à l’échelle européenne.

Dès l’intitulé de la Lettre, Grégoire manifeste sa double allégeance : il s’adresse à son interlocuteur,

d’abord comme citoyen, ce qui renvoie à la liberté dont jouit désormais tout Français et qui s’oppose à la

fonction de Don-Joseph de Arce, Grand Inquisiteur d’Espagne, quasi-synonyme de Persécuteur en chef.

C’est en égal, ensuite, qu’il oppose la réprobation de l’Église gallicane à l’archevêque de Burgos. En tant

qu’évêque de Blois, il s’annonce « l’organe du clergé français »76 ; ce clergé, comme il a soin de le

spécifier dans le corps de la Lettre, « qui, dans un écrit revêtu de ses suffrages, a déclaré qu’il abhorrait

l’Inquisition », ce clergé qui, réuni, récemment encore, en concile, s’est prononcé solennellement « contre

tout acte de violence exercé sous prétexte de la religion ».

Ce sont les bienfaits du christianisme régénéré que l’abbé Grégoire entend communiquer ainsi aux

« chrétiens persécuteurs », en même temps que « les vérités fondamentales des droits des peuples », par-

delà la personne de l’archevêque d’Espagne. Autrement dit le pays qui est non seulement celui au sein

duquel l’Inquisition « a prolongé son existence » mais aussi le chef des territoires du Nouveau Monde et

des autres pays de langue espagnole où règne encore un catholicisme rétrograde du même genre.

C’est encore Plongeron qui fait remarquer la « mutation de la référence théologique » initiée par

l’Église gallicane de concert avec son désir de retourner aux sources du christianisme originaire.

74 L’évêque Grégoire, dans sa Lettre circulaire pour la convocation des élèves au séminaire de Blois, en juillet 1791, déclare que

les séminaristes sont appelés à « cimenter » l’union entre l’autel et le gouvernement en se présentant à leurs concitoyens,

l’Évangile d’une main, la Constitution de l’autre. 75 Grégoire, lucide comme toujours, mais courageux comme toujours, ne craint pas d’évoquer, vers la fin de la Lettre, les

adversaires de tous genres qu’il combat, de même que les persécutions dont lui et ses confrères religieux ou politiques ont été, ou

sont encore l’objet, pour être indéfectiblement attachés « à la religion et à la république ». 76 Grégoire se sent représenter dans cette affaire non seulement le clergé français, mais aussi la foule des « hommes éclairés »,

auquel il mêle sa voix, ajoutera-t-il dans le corps de la lettre lorsqu’il joindra aux droits des citoyens, les « droits de l’humanité »,

au nom desquels il plaide tout à la fois l’abolition de l’Inquisition.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

80

L’érudition de Grégoire puise, en effet, nous l’avons vu, dans les écrits des Pères et dans l’enseignement

du Nouveau Testament.

D’entrée de jeu, dans la Lettre, Grégoire met en question la légitimité même de l’Inquisition comme

« établissement religieux ». Et d’autoriser du coup la mise hors champ du terrible tribunal77 des institutions

religieuses, de l’Évangile et des pères de l’Église. Il s’adresse en particulier à Saint Cyprien (auteur,

précise en note Grégoire, d’un Traité de l’unité de l’Église) qui affirme le droit d’ingérence de n’importe

quel évêque d’un pays catholique à s’élever contre une « institution contraire à l’Évangile ».

Immédiatement après, pour parer à l’objection que l’Inquisition étant maintenant un instrument politique,

échappe à la critique d’un étranger, selon le principe « enregistré dans la constitution française » de

s’immiscer dans le « gouvernement des autres peuples », Grégoire se réclame alors du droit des gens qui

fait exception pour les crimes contre l’humanité, tels la traite et l’esclavage. Le contre-tribunal de la

Tolérance est monté : comme institution prétendument religieuse, l’Inquisition sera coupable de lèse-

Évangile, comme institution politique de « lèse-humanité ».

Pour étayer le premier chef d’accusation, l’argument maître de Grégoire est l’identification de la

tolérance religieuse à la figure du « divin fondateur du christianisme » et à ses exhortations « d’une tendre

charité », sans laquelle il ne peut exister de « vraie » tolérance, comme il le répète et le répétera ailleurs.

De même que dans sa défense contre la persécution des Juifs quand l’Agneau était présenté comme le seul

modèle à suivre pour les chrétiens, de même que dans sa défense de l’oppression des noirs quand la

parabole à imiter était celle du Bon Samaritain, ici pour la défense de la liberté de conscience constitutive

de la « vraie » tolérance, Grégoire invoque la parabole du Père de Famille qui enjoint à ses serviteurs de

laisser l’ivraie mêlée au froment jusqu’au temps de la moisson, et donc, explique Grégoire, de s’en

remettre à la justice éternelle, à Dieu et au Jugement dernier.

S’opposant explicitement, encore une fois, aux apologètes prérévolutionnaires, Grégoire offre ensuite

une autre interprétation, remontant aux sources, du fameux « Contrains-les d’entrer », sur lequel se fonde

l’intolérance religieuse pour justifier les persécutions. Se référant alors aux premiers évangélistes, aux

écrits des pères, à l’autorité de célèbres historiens de l’Église, Grégoire caractérise positivement la

tolérance religieuse. Les différents traits qui définissent son exercice lui servant comme autant

d’arguments : respect de la liberté de conscience (Athénagore), emploi de la raison et non de la force

(Saint Hilaire), interdiction de toute « rigueur » pour détruire l’erreur, remplacée par la douceur et la

persuasion (Saint Chrysostome), interdiction des mauvais traitements envers les errants (Saint Augustin),

77 Ce qui ne laisse pas de rappeler l’acharnement d’un père Bergier, par exemple, à taxer les philosophes athées de non-

philosophes.

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

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inutilité des mauvais traitements contre la volonté (Lactance), esprit de mansuétude pour réunir les frères

séparés (Saint Grégoire le Grand).

Au contraire, l’intolérance religieuse ne suscite que des ennemis à la religion, fait remarquer Grégoire,

prenant à témoin, selon sa méthode habituelle, expériences historiques, « observations de fait » et citations

de philosophes politiques ou jurisconsultes, comme Filangieri dont il apprécie beaucoup les idées. Tout

cela, toute cette accumulation de références pour démontrer, d’un côté, la vérité du principe constitutif de

son interprétation, de l’autre, son ancienneté et son autorité qu’il oppose aux arguments de ceux qui,

depuis la révocation de l’Édit de Nantes, préfèrent le « glaive de la terreur au flambeau de la raison ». Il

place, comme il le fait toujours (par exemple, dans sa Motion en faveur des Juifs, ainsi que nous l’avons

déjà vu) sa définition de la tolérance religieuse inspirée de la pureté du Christianisme originaire au cœur

de son argumentation : « l’esprit de l’église fut toujours de fermer son sein à l’erreur, mais d’ouvrir ses

bras à des frères errants ».

Au passage, Grégoire profite de sa démonstration, à savoir que le véritable christianisme s’interdit de

violenter les consciences et que cela produit même des effets contraires, pour épingler la « persécution

exercée depuis cinq ans, au nom de la philosophie, contre les catholiques français »78. Il s’agit du coup

d’État de septembre 1797 auquel le Directoire avait réagi en persécutant, comme sous la Terreur, l’Église

néo-gallicane. Mais cette allusion à l’actualité politique lui permet de se tourner plus directement vers la

réalité de son siècle et des progrès qui l’ont marqué. Les arguments, visant les prétentions de l’Inquisition

à perdurer, sont dirigés alors de façon à montrer le parallélisme des préceptes de l’Évangile et du

Christianisme primitif avec les principes de la Révolution.

Nous ne sommes plus « dans la fange du Moyen Âge », ce qui pouvait encore faire comprendre la

naissance de l’Inquisition à ce moment, mais bien au dix-huitième siècle — Grégoire se retrouve ici,

comme dans ses autres plaidoyers, en prise directe avec les révolutions, scientifiques, philosophiques,

politiques, de son époque — qui entretient, dans le droit-fil du progrès culturel et social, de la

« civilisation », comme préfère dire Grégoire, des idées de tolérance, de liberté et d’égalité accordées aux

pratiques et aux institutions nouvelles.

La critique de Grégoire se fait alors propre à toucher cette puissance suprême, l’opinion publique. On

s’en aperçoit aussi par les nombreuses citations d’historiens sacrés, à l’intention des chrétiens, et, pour les

autres, de penseurs consacrés par tout le siècle, comme Montesquieu. La « puissance la plus formidable

qui soit sur la terre », comme il qualifiera plus loin la force de l’opinion, en faisant vibrer la corde

78 Grégoire revient, plus loin, dans son texte à cette persécution, pour rappeler, une fois de plus, conformément à sa philosophie de

l’histoire, que la Providence mène tout, ajoutant qu’au demeurant grâce à la persécution, le triage entre mauvais et bons et fidèles

chrétiens s’est opéré.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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politique, car c’est à travers elle que s’exprime la souveraineté du peuple. L’argumentation fait valoir tous

les caractères du tribunal de l’Inquisition par lesquels elle offense aux réformes du siècle : le secret dont

elle s’entoure, l’absence de publicité qui laisse soupçonner l’intégrité des juges, le travestissement d’une

religion tolérante en une puissance despotique, persécutrice, ignorante des « sciences et de la liberté ».

L’attaque se radicalise, réunissant les deux chefs principaux d’accusation. Grégoire rappelle, d’abord,

une « vérité de fait », comme il dit : les empereurs, les nobles, les riches79 symboliseront plus loin dans la

Lettre, « l’erreur, l’opulence et le vice ». Il dénonce, terrible, tous ces puissants, autrement dit, qui

craignent, depuis longtemps, le message de l’Évangile. Ce livre, proclame Grégoire, est « une véritable

déclaration des droits », rappelant aux hommes leur liberté native où ils n’avaient pas de maître, excepté

Jésus-Christ, et l’égalité primitive qui les rend tous frères. Contre l’alliance traditionnelle entre le trône et

l’autel sur laquelle s’appuyait les apologètes d’Ancien Régime dans leur définition de la tolérance,

Grégoire nomme l’ennemi qui se forma tout au long du règne des rois pendant l’ancien régime : « une

coalition criminelle entre les pontifes et les despotes pour river les fers des nations ». La célèbre

apposition du « règne des rois » et du « martyrologe des nations » apparaît bien à cette lumière non

seulement le fait du républicain convaincu mais aussi du religieux indigné de la corruption de l’Église à

laquelle les rois ont prêté main-forte pour faire prospérer leurs intérêts égoïstes.

Un second crime est ensuite dénoncé : l’ignorance entretenue sciemment par le despotisme associé à la

religion pour dérober aux hommes les principes des « droits des peuples » et pouvoir leur commander

« une soumission aveugle », véritable attentat à la raison et à la dignité de l’homme, C’est en même temps

contraire à l’enseignement de Saint Paul dans l’Épître aux Romains : « que votre soumission soit

raisonnable ».

Grégoire resserre le tir en se tournant, dans la dernière partie de sa Lettre, sur les effets contraires

qu’engendre l’existence même de l’Inquisition. À cet égard, Grégoire montre, d’une part, comment ce

tribunal sans laisser d’être un scandale pour les « vrais chrétiens » sert de prétexte aux ennemis de la

religion pour dénoncer toute religion et nuit à la réunion des frères chrétiens séparés. Il ne s’agit ici que

des protestants d’Allemagne. Vers la fin de son texte, cependant, Grégoire, espérant la suppression

prochaine de l’Inquisition espagnole, s’attaque à Genève, la cité modèle de Jean-Jacques, pour dénoncer

l’intolérance religieuse de la constitution qu’elle vient d’adopter.

D’autre part, et encore une fois, la force ne sert à rien en matière politique alors que les mesures douces

et surtout graduelles, la répression des abus, surtout la liberté du culte ou des consciences, la liberté de

79 Il a fallu une grande dégénération dans les idées pour arriver à celle que présentent ces mots prince-évêque », écrit Grégoire en

s’élevant, un peu plus loin, contre la doctrine du pouvoir temporel des papes et aussi contre le luxe dont s’entoure la « cour de

Rome » qui fait injure au vœu de pauvreté des prêtres.

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LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS

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presse ou des idées, arrivent à bout de tout. Il suffirait, résume Grégoire, que la religion soit « épurée de

tout ce qui n’est pas elle », ne gardant que ses dogmes véridiques et sa morale sublime, et que ses prêtres,

prêchant d’exemple, unissent vertus et talents, pour faire cheminer, selon le plan divin, avec à ses côtés, la

raison et la philosophie, le genre humain réconcilié.

L’argumentation prend enfin une dimension presque majoritairement politique, tout en étant sous-

tendue par la thèse favorite de Grégoire qui fait dépendre toute émancipation et toute « régénération » des

changements démocratiques et juridiques. Réunissant droits de l’humanité aux droits constitutionnels des

Français, et ceux-là aux valeurs d’émancipation dont est porteuse une religion qui a retrouvé sa pureté

primitive telle que l’enseigne une Église gallicane, alliée de la République, soucieuse de justice sociale,

l’abbé Grégoire, élève à la dignité d’un « dogme presque religieux et désormais impérissable », le dogme

politique de la souveraineté du peuple ensemble avec la définition de la loi comme expression de la

volonté générale.

Cette assimilation montre encore une fois comment Grégoire est profondément démocrate et

républicain ; de plus, c’est en toute connaissance de cause qu’il s’oppose ici à l’abbé Bergier. Il nous dit,

en effet, dans ses Mémoires, discutant de la prétention de Rousseau à juger le christianisme inconciliable

avec la liberté, soutenir, au contraire, pour sa part que le catholicisme est inconciliable avec le despotisme,

contre, en particulier, l’abbé Bergier qui mettait « presqu’au nombre des hérésies le dogme de la

souveraineté du peuple », dans sa brochure anonyme, Quelle est la source de toute autorité ?

Appelant de ses vœux la suppression du Saint-Office, il prédit que : « le cri de la liberté retentit dans

les deux mondes » et l’Espagne se mettra bientôt au diapason des pays touchés par la marche irrésistible

de la Révolution. En leur compagnie, le peuple espagnol retrouvera ainsi, de la même manière que la

nation française, « la charte de leurs droits ». Grégoire, en termes presque identiques à ceux avec lesquels

il évoque le sort heureux auquel sont appelés les Juifs ou les Noirs, annonce : « L’Èbre et le Tage verront

aussi leurs rives cultivées par des mains libres ». Et de montrer, comme dans les autres causes qu’il a

plaidées, la cause des droits civils des Juifs, la cause de l’émancipation des Noirs, les avantages que

procure à l’État et à ses citoyens une « sage tolérance » : la prospérité nationale, le progrès « des sciences,

de l’industrie, du commerce, de l’agriculture », le bonheur.

L’anathème final est lancé. Grégoire universalisant sa cause en même temps qu’il l’historicise, appelle

à ses côtés « la religion, l’Europe et la postérité » pour réclamer, au nom de la fraternité qui unit la

« famille humaine », au nom de la vérité et de la vertu, au nom de la justice et de la tolérance,

l’anéantissement définitif du tribunal de l’Inquisition :

Qu’il soit enfin arraché cet arbre, dont le tronc est à Madrid, qui étend ses rameaux à Lima, à Mexico, et dont

les surgeons implantés à Lisbonne, à Goa, y ont produit des fruits non moins amers. Que sur la table des abus

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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détruits, suspendue au frontispice du siècle nouveau qui va commencer, l’Inquisition soit inscrite au premier

rang.

Grégoire, aura la joie, sans doute semblable à l’exultation qui s’empara de lui quand fut proclamée la

République, de voir supprimer enfin en Espagne le redoutable tribunal de l’Inquisition, au tournant du

siècle nouveau80. Il ne restait plus à « la religion et [à] l’humanité », comme le déplorait l’abbé Grégoire à

la toute fin de son imprécation, que « de quoi s’affliger d’être condamnées à conserver de tels souvenirs ».

80 Ajoutons, pour plus de précision, que l’Inquisition d’Espagne, presque désarmée par les mesures prises par le ministre d’Aranda

à la fin du dix-huitième siècle, fut supprimée, d’abord temporairement, sous la domination française, de 1808 à 1814, puis

définitivement, par les Cortès, en 1820.

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

CHAPITRE IV

Pendant de longues années, je fus calomnié, pour avoir défendu les

mulâtres et les nègres, pour avoir réclamé la tolérance en faveur

des juifs, des protestants, des anabaptistes81. J’ai juré de

poursuivre tous les oppresseurs, tous les intolérants. (Discours sur

la liberté des cultes)

LA PLAIE LA PLUS PROFONDE

Au tournant des années 1794-1795, le projet de Grégoire d’une chrétienté républicaine qui devait faire

se répondre mutuellement, éclairées par le flambeau de la raison, les harmoniques du religieux et du

politique, apparaît au bord de l’effondrement. Poursuivi de pair avec un esprit de tolérance qui se

confondait dans sa dimension religieuse avec la charité chrétienne et avec la fraternité dans sa dimension

politique, cet idéal devait faire prospérer l’État et permettre à l’esprit public de progresser tout en

réunissant les citoyens, membres égaux et libres de la grande famille humaine, sous les « bannières de la

religion » associées au « drapeau de la République ». Comme Grégoire s’exclamait naguère encore lors du

Discours sur la Fédération du 14 juillet 1792 : « sous les auspices de la religion que la douce égalité

donne la main à la liberté ».

La fureur, cependant, de l’intolérance destructrice se déchaînait à la fois sur la droite et sur la gauche

de l’évêque de Blois alors même qu’il apparaissait comme le chef de l’Église constitutionnelle, travaillant

avec succès à sa reconstruction, au lendemain du concile national réuni à son initiative. Les citoyens-

évêques affermissaient la ligne de conduite de l’Église néo-gallicane tout en délimitant ses libertés par

rapport « à la cour de Rome ». Ils étaient pourtant pris entre les feux croisés des prêtres réfractaires (et

contre-révolutionnaires) comme des révolutionnaires anticléricaux qui renouvelaient la « persécution »

contre le catholicisme.

81 Grégoire dans ses Observations sur les calomniateurs et les persécuteurs écrit en 1796, une année après le Discours sur la

liberté des cultes, ajoute à cette liste déjà assez longue, « les sciences, la démocratie, la liberté de presse, celle du culte, etc. ». Il

dresse le bilan, en quelque sorte, de ses combats de l’année écoulée ! Il n’hésite pas à ajouter, un peu plus loin, montrant par le

rappel de son action passée, mais sans bravade, sa combativité inlassable pour la tolérance et le respect des droits de l’homme et

du citoyen : « si l’on persécutait une secte quelconque, à l’instant et par principe de conscience, je reprendrais la plume pour

plaider ses droits ; il m’est doux de pouvoir invoquer ma conduite passée pour garantir cette assertion ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

86

La destruction du culte, dénonce Grégoire dans ses Mémoires, est l’attentat le plus hideux de la Convention ;

c’est la plaie la plus profonde qui ait été faite à la France considérée sous le point de vue politique comme

sous l’aspect religieux. Ils connaissaient bien peu l’homme en général et la nation, ces députés qui croyaient

avoir rendu la nature veuve de son auteur et anéanti ce qu’ils appelaient la superstition.

De nouveaux coups venaient enfler le courant qui grondant, dans l’arrière-fond socio-politique, depuis

les attaques des « philosophes » contre le fanatisme et la superstition, avait grossi sous la Terreur, et

reprenait de plus belle avec une nouvelle violence sous le Directoire. Les répressions qui se succédaient

précipitaient le mouvement de sécularisation et finissaient par englober prêtres réfractaires et prêtres

« patriotes » sous la même qualification de traîtres à la République, les embrassant sans discrimination

dans leur vindicte, depuis la guerre politique et religieuse contre la Vendée. Grégoire fera valoir, au

contraire, qu’il a épargné à ses concitoyens par son action pastorale envers les curés, les encourageant à

demeurer fermement attachés à la patrie, par sa correspondance également, plusieurs « Vendées ».

Comment l’intrépide Grégoire allait-il tenter de renverser un état de choses aussi sombre pour l’église

dont il défendait les principes politiques et religieux, restaurer, malgré la tempête, la liberté, l’égalité et la

tolérance, maintenir enfin les droits du croyant ensemble avec ceux de l’homme et du citoyen dans la

République ? La situation ne laissait pas de rappeler la situation des apologètes chrétiens pré-

révolutionnaires luttant, contre le vent de l’Histoire, pour arrêter la fracture qui se creusait et allait

effectivement rompre les alliances traditionnelles ?

Grégoire, en homme des Lumières mais aussi en démocrate convaincu du « dogme », comme il le

nomme, de la souveraineté du peuple, pense tout de suite à gagner à sa cause l’opinion publique, non

seulement nationale, mais de façon caractéristique, européenne. Il y a un moment, il nous le confie dans

ses Mémoires, qu’il va aux séances de l’Assemblée tout en ayant « en poche [s]on discours sur la Liberté

des cultes », qu’[il] avai[t] communiqué à [s]es collègues dans l’épiscopat », attendant l’occasion

d’intervenir qui « permettrait, souligne-t-il, à la raison l’accès de la tribune ». La discussion du 1er nivôse

an III (21 décembre 1794) sur les « ridicules Fêtes décadaires », déclenchée par le discours de Marie-

Joseph Chénier, la lui fournit. Il la saisit mais c’est au milieu de véritables rugissements que le courageux

Grégoire lut son discours. Il fut forcé de s’interrompre. Ne désarmant pas, il le fit imprimer, y compris son

projet de décret, et traduire en plusieurs langues.

J’étais bien sûr, dit-il, dans ses Mémoires, de recueillir des outrages ; mais il fallait les braver. Parler à

l’assemblée, c’était parler à la France et à l’Europe. J’étais sûr d’imprimer à l’opinion publique, déjà ébranlée,

un mouvement que rien ne pourrait arrêter. L’événement vérifia complètement notre attente.

Grégoire continue un peu plus loin, tout d’abord en mentionnant la lettre pastorale sur le rétablissement

du culte qui a suivi immédiatement l’impression de son discours en tant que député, puis en se félicitant de

la stratégie victorieuse l’ayant poussé à s’adresser, comme dans ses autres causes, à l’opinion publique :

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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De tous les coins de la France s’élevèrent des cris de félicitations à celui qui le premier avait réclamé la liberté

des cultes ; la première de toutes les puissances, qui en dernier résultat détruit ou consolide toutes les autres,

l’opinion publique, commanda bientôt ce que j’avais demandé ; et trois semaines après m’avoir outragé, on

décréta la liberté des cultes, d’après un discours de Boissy-d’Anglas, qui insultait à tous les cultes », « et

conséquemment à la nation », conclut dans ses Mémoires l’irrépressible abbé.

L’Assemblée votera effectivement la liberté des cultes, quelques semaines après, le 21 février 1795 ;

elle vota également la séparation de l’Église et de l’État que réclamait, à toutes fins pratiques, le

stratégique Grégoire.

S’agit-il alors d’une victoire, comme il semble le penser, ou d’un compromis qui a toutes les allures

d’un repli, pis, d’une défaite qu’enregistre celui qui a juré de s’opposer à tous les oppresseurs, à tous les

intolérants, qui a rêvé d’allier, comme autrefois le trône soutenait l’autel et réciproquement, la religion

« régénérée » et la république démocratique ?

Curieusement, c’est tout cela à la fois, comme nous nous apprêtons à le voir sur pièces. Le Discours

sur la liberté des cultes est une matrice à plusieurs entrées ; nous le complétons par un court texte de 1796

qui revient sur la bataille livrée devant l’Assemblée tout en insistant davantage sur les enjeux religieux,

Observations sur les calomniateurs et les persécuteurs en matière de religion. Leurs effets sur le plan du

problème de la tolérance, sont à la fois rétrogrades et anticipateurs, dépendamment des enjeux moraux,

religieux et politiques qu’il enveloppe et sur lesquels l’analyse choisit d’insister. L’abbé Grégoire a gagné,

c’est un fait, la liberté des consciences, ce qui, à ses yeux, est primordial ; comme il l’écrit : « un peuple

qui n’a pas la liberté des cultes sera bientôt sans liberté ». Ce qui semble indiscutable aussi c’est que le

maintien de l’Église constitutionnelle, au sein de laquelle seule le projet de chrétienté républicaine aurait

pu s’épanouir, tombe finalement, mais non à ce moment-là-là ; ce sera le coup politico-religieux du

Concordat, réalisé par Napoléon en 1801, qui consommera définitivement par la suite le divorce entre

l’Église gallicane — qui n’existera plus par définition — et l’État.

Mais la Liberté des cultes est aussi un repli stratégique, au mieux un compromis, si on regarde du côté

de l’un des fronts sur lequel combat Grégoire dans ce Discours : maintenir la présence de la religion, —

même séparée de l’État qui ne salariera plus les ministres du culte —plus précisément, des religions et de

la foi religieuse. Lien social parmi le plus puissant, comme Grégoire l’affirme souvent, la religion est aussi

une morale qui est garante du comportement civique désintéressé, de l’observation des devoirs et du

respect des lois. « Point d’État sans religion », c’est là, pour Grégoire, la composante indispensable du

politique. C’est au regard de cet objectif qu’il plaide pour le retour à la tolérance civile : peu importe à

l’État la dénomination du Dieu qu’on prie, si la foi du croyant ne nuit pas à l’ordre public, rappelle-t-il,

derechef.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Exiger la tolérance civile tend à ménager en même temps une certaine victoire pour l’idéal chrétien-

républicain. L’abbé Grégoire exploite le principe de la tolérance civile en le rendant solidaire de l’idée de

tolérance religieuse telle que la défend son herméneutique. Une tolérance religieuse dissociée de toute

violence ou de toute contrainte, à l’image de la religion épurée, d’inspiration janséniste, que pratique

l’Église néo-gallicane, ennemie du despotisme et de la tyrannie, faisant du patriotisme une vertu

religieuse, et qui est tout à fait étrangère à l’idée de religion dominante. Grégoire, dans les Observations,

insiste davantage que dans La liberté des cultes, sur le fait qu’on ne doit pas craindre du catholicisme un

quelconque appétit de domination ; il argue qu’on ne fera pas équivaloir la religion qui a le plus grand

nombre d’adhérents avec une religion dominante, cette dernière qualité, strictement juridique à ses yeux,

ne pouvant lui être octroyée que par les lois de l’État.

Rien n’empêche alors le citoyen catholique, fait-il valoir, de révérer pareillement ses deux parents : le

Père commun à tous les hommes, le Créateur, et la Patrie, la mère commune de tous les citoyens — la

mère qui n’est pas l’Église comme les apologètes pré-révolutionnaires l’argumentaient pendant qu’ils

faisaient du Roi très-chrétien, le représentant de Dieu. Il n’est guère indifférent à ce moment que Grégoire,

à côté de ses activités de député et de pasteur, soit aussi le fondateur de la Société de Philosophie

chrétienne ainsi que des Annales de la religion, un journal de combat consacré à témoigner, en ces temps

d’apostasie généralisée, des réalignements structuraux de l’Église constitutionnelle post-thermidorienne en

même temps qu’à rapatrier dans son camp les arguments du républicanisme civique humaniste, « dans ce

siècle de tolérance et de philosophie » (Observations sur les calomniateurs et les persécuteurs).

Plus profondément, enfin, serait-il impertinent de suggérer que si Grégoire présente son Discours sur

la liberté des cultes comme une victoire, dans ses Mémoires, c’est qu’il en pressent le bénéfice futur pour

sa cause ? D’un côté, Grégoire qui a toujours pensé, avec toutes les Lumières, que l’homme est homme

parce qu’il est éducable et perfectible, et que tout processus de changement ne porte ses fruits que s’il est

graduel — on l’a vu dans ses écrits en faveur des Juifs comme en faveur des Noirs — conserve la

conviction indéfectible que viendront les temps où tous ses frères se rendront à la « vérité ». Ils seront

accueillis dans la maison du Père, qui a plusieurs demeures, on le sait. Sa tolérance se fortifie de cette

espérance.

De l’autre côté, le jansénisme figuratif qui inspire son action le conforte dans l’idée que les épreuves et

la persécution aident à fortifier la foi des bons chrétiens et, plus important encore, elles suscitent un

nouvel élan vers la régénération intérieure. Sur un plan plus politique, la séparation de l’Église et de l’État

rend à l’église constitutionnelle l’autonomie pour gouverner ses membres sans intervention de l’État. Elle

laisse les évêques constitutionnels, en quelque sorte, maîtres chez eux, libres de convoquer conciles et

synodes, sources les plus révérées, après l’Évangile et les écrits des Pères, du développement de la

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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doctrine, bases indispensables au rétablissement de la religion en France82. Dans les Observations,

Grégoire prend soin de montrer que les conciles nationaux de l’Église constitutionnelle s’occupent aussi

de renforcer les liens qui attachent les catholiques à la république. Il donne comme exemples les décisions

prises en concile national d’élaguer la religion des « abus que le despotisme et l’ignorance ont voulu enter

sur la religion », d’user de la langue nationale dans les offices au lieu du latin, de supprimer toute

référence à « l’asservissement à la royauté », dont se réclamait encore hier l’Église traditionnelle.

Que Grégoire mette en épigraphe à son Discours une citation appropriée du Traité de la tolérance, de

Voltaire que pourtant il n’aime guère, sur l’importance de ne pas chercher à gêner les cœurs si l’on veut

les rallier, nous révèle d’emblée, à part sa double habileté stratégique à se référer en ces circonstances au

Philosophe libre-penseur par excellence mais dont le Traité se réfère à son combat pour les Protestants

qui, eux, ne sont plus persécutés, nous révèle, donc, les deux adversaires idéologiques qu’il combat dans

son texte. L’intolérance qui engendre la violence et le fanatisme, impuissants en définitive à forcer les

consciences, la philosophie déiste, voire athée, qui voudrait anéantir la religion et matérialiser la nature,

sous le nom de superstition.

L’argumentation que développe Grégoire dans la Préface de son texte, et qu’il reprendra dans les

premiers paragraphes de ses Observations, est sous-tendue par le renversement d’attribution des

accusations de fanatisme intolérant et de superstition à l’égard de la religion. Il les déporte, à leur tour,

vers les adversaires politiques du rétablissement du culte qui croient légitimer leur « persécution » du

catholicisme par le recours à la philosophie83 et qui arguent de la prétendue incompatibilité du culte

catholique avec « l’état républicain ». Avec ironie, selon un procédé dont il est coutumier, Grégoire feint

d’avoir été tenté d’user à son tour avec la même légèreté que les contempteurs de la religion, des

accusations verbeuses dont ces derniers sont coutumiers, Supposant qu’il se soit réapproprié les attaques

de certains philosophes anticléricaux : « j’aurais répété avec emphase ces mots, « hochets du fanatisme »,

« tréteaux de la superstition », « mythologie chrétienne », « charlatanisme sacerdotal », etc., en y joignant

quelques objections cent fois détruites, quelques plaisanteries usées, des sarcasmes et des calomnies contre

l’auteur, la brochure était faite ». Tout cela donne le ton du Discours prononcé à la tribune de l’Assemblée

82 Voir pour plus de développements sur ce point de vue, l’analyse très fine de Dale Van Kley, « Grégoire’s Quest for a Catholic

Republic », dans The Abbé Grégoire and his World, J. D. Popkin et R. H. Popkin, eds., Dordrecht, Kluwer Academic Publishers,

2000, p. 71-107. 83 Il s’agit, bien entendu, pour Grégoire de la philosophie matérialiste et athée, non les grands auteurs qui ont cru à « l’évangile » ;

et de citer la longue liste dans les Observations, des géants anglais, français, allemands philosophes, tels Bacon, Leibniz, Newton

ou Descartes.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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pour réclamer la liberté des cultes, et faire décréter la séparation de l’Église et de l’État — le moyen le

plus pragmatique de la garantir, juge-t-il.

Le premier front sur lequel combat Grégoire qui parle comme « législateur » dans son Discours

présente deux versants complémentaires : écarter tout ce qui nuit à l’unité de la République, d’un côté,

maintenir intacts les principes de la Déclaration, de l’autre. Le premier versant commande alors l’énoncé

des moyens pour empêcher que se répandent « les germes de division », et au premier titre les troubles

religieux. Le second versant, à son tour, exige de laisser cours à la liberté de pensée et d’expression,

« faculté de droit naturel », dont découle l’observation de la liberté de culte et le respect des « opinions

religieuses ». De même il faut abolir toutes les distinctions, autre nom pour les inégalités de traitement,

comme, par exemple, le fait de tolérer l’athée ou le protestant mais d’attaquer le catholique84, procédés qui

contreviennent au « dogme de l’égalité politique ».

Les Observations soulignent, au contraire, que la morale évangélique qui partage avec la démocratie la

même source, c’est-à-dire la « nature » relève à l’instar de tous les apologètes des Lumières85, Grégoire,

prône l’égalité, à l’image de son « législateur », Jésus-Christ. Partant, pour les chrétiens patriotes, il

n’existe qu’une « caste sociale », celle du citoyen. C’est sur la relation entre le citoyen et l’État que prend

appui l’ouverture du second front, tout à fait central, sur lequel s’avance alors Grégoire : lutter contre la

persécution et contre ses effets de division.

Une seule caste sociale, donc, mais encore faut-il préciser ce qu’est un « bon citoyen », un « bon

catholique », diront de façon plus polémique les Observations, distinguant les prêtres patriotes, fidèles à la

République, des « brigands de Charette » contre-révolutionnaires et ennemis des curés constitutionnels.

Grégoire donne une définition succincte qui met l’accent sur les devoirs à remplir envers les membres du

corps social en suivant les principes de liberté et d’égalité. Un gouvernement qui, par l’action de ses lois,

en exigerait davantage serait tyrannique. Ainsi, pour ne pas porter atteinte aux principes républicains, le

gouvernement doit veiller à ne pas rompre la liberté et l’égalité politiques. Cela signifie, par conséquent,

montre Grégoire, à empêcher, d’un côté, que les citoyens soient troublés et, de l’autre, que les citoyens ne

troublent « l’harmonie » sociale. Le « foyer de division » est nommé : la persécution de la religion en

84 Dans les Observations, Grégoire insiste encore davantage sur le fait que la Convention avait été, pendant « dix-huit mois », sur

l’article de la religion scandaleusement en opposition avec la volonté du peuple, et que manipulée par « quelques brigands, elle

affectait de croire que la France entière avait abjuré son Dieu ». 85 Il faut faire attention à l’enjeu polémique que recouvre le terme de nature à l’époque. L’abbé Bergier, critiquant Le système de

la nature de d’Holbach, a soin de montrer qu’en homme des Lumières, il part comme d’Holbach de la nature, la différence de

taille, pour l’apologète chrétien, est que la nature renvoie à son Créateur, Dieu, tandis que celle-ci est vidée de toute référence à

Dieu chez d’Holbach ou chez Diderot.

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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même temps que son antidote désigné : la liberté des cultes. Grégoire développe alors en trois volets

interdépendants l’argumentation décisive de son Discours en faveur de la liberté des cultes.

Dans le premier volet, il entreprend de bien délimiter ce que suppose la tolérance civile par rapport

avec les principes politiques de la République. La religion, sous-entendu le catholicisme du clergé

constitutionnel, qui reconnaît « la souveraineté nationale, l’égalité, la liberté, la fraternité dans toute leur

étendue », ne peut être taxée de religion persécutrice. Les sectateurs, à condition d’adhérer à ces « dogmes

politiques » ont droit à la tolérance et à la liberté de professer leurs croyances : « Qu’un individu soit

baptisé ou circoncis, qu’il crie Allah ou Jéhovah, tout cela est hors du domaine de la politique ».

Dans le second volet, Grégoire montre, a contrario, après avoir rappelé quelques exemples historiques

de pays tels la Hollande, l’Helvétie ou l’Amérique qui ont atteint puissance et bonheur en adoptant les

« maximes de la tolérance », les effets qu’il juge « contre-révolutionnaires » de la persécution, la cause, en

premier lieu, du relâchement du lien social et, en deuxième lieu, de la rétrogression éventuelle vers

l’esclavage, en troisième lieu, du ralentissement des progrès de l’esprit humain.

Le troisième volet est consacré à montrer pourquoi la persécution, « soit qu’elle s’exerce au nom de la

religion ou au nom de la philosophie », est en fait le contraire de la tolérance religieuse et politique.

Autrement dit, inversant les coupables86, Grégoire accuse de « fanatisme » le politique incrédule qui

bafoue le « vœu national » et la liberté du citoyen, et, aussi bien, le philosophe, ou plus exactement le

sophiste, intolérant de toute religion, qui font obstacle au développement économique de la France et l’ont

fait régresser sous le joug du despotisme. On aboutit, dans l’état actuel des choses, à demander, suprême

contradiction, s’exclame Grégoire, « la tolérance aux fondateurs de la liberté française ».

Grégoire se tournant, dans la dernière partie de son Discours, vers les fondements politiques et

intellectuels de la liberté des cultes, et se réclamant, selon sa méthode habituelle pour étayer l’argu-

mentation, des faits, de son expérience personnelle et de l’histoire, discute les différentes objections qu’on

oppose au culte catholique, et, de là, à l’utilité de la religion par rapport au corps social.

Pour commencer, il dispose de la prétendue incompatibilité du catholicisme et de l’attachement aux

principes républicains et aux lois du pays ; ses arguments culminent par la mise en cause des agissements

despotiques et tyranniques des persécuteurs eux-mêmes, nouveaux Louis XIV, qui voudraient bannir les

catholiques d’une « patrie que nous chérissons ». On retrouve là l’accusation des apologètes chrétiens pré-

révolutionnaires contre les « philosophes » qui les « rendent étrangers dans leur propre pays ». Notons tout

86 Fidèle à sa méthode d’étayer l’argumentation par des définitions rigoureuses, contrairement à ses adversaires, font remarquer

les Observations, qui se gardent bien « de définir ces mots [de superstition, de fanatisme] et d’en faire une application

raisonnée », Grégoire s’en prend à tous les exemples de véritable superstition, fanatisme ou iniquité, qui ont été commises sous la

Terreur ou pendant la guerre de Vendée, et qu’on veut assimiler faussement, injustement à la conduite des prêtres patriotes ou

« aux hommes paisibles qui se seront réunis pour prier à leur manière ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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de même la différence entre un simple pays et une patrie ; Grégoire, du reste, a maintes fois fait la

remarque dans ses lettres diocésaines que les Chrétiens avaient désormais gagné davantage qu’un pays,

une patrie. Les prétendus démocrates, argue-t-il, sont en fait des contre-révolutionnaires puisqu’ils dénient

au peuple, en s’opposant à la liberté des cultes, sa liberté en même temps qu’un droit inviolable,

sanctionné par la nature et par la loi.

Grégoire se penche ensuite vers l’argument de Bayle qui veut « qu’un État puisse exister sans

religion ». Il lui oppose l’autorité des législateurs anciens et modernes ainsi que les leçons des historiens

avant de reprendre et de développer ses propres thèses sur la fonction civilisatrice et morale de la religion,

soutien des mœurs, et, par là, de l’efficacité des lois. Dans les Observations, Grégoire fera jouer

Montesquieu, à deux reprises, en précisant les références exactes, pour dégager les rapports étroits qui se

tissent entre devoirs bien compris et bien observés, la religion qui éclaire le citoyen sur ces devoirs,

l’amour à proportion pour la patrie. Retrouvant les accents de Rousseau, il montre les mécanismes

d’intériorisation par la conscience et le cœur des commandements de la loi à laquelle on obéit d’autant

plus volontiers.

Et c’est la conclusion logique : puisque l’on ne peut concevoir une société sans principes religieux,

assises des « bonnes mœurs qui sont les pierres angulaires de la liberté », ni réaliser non plus l’unanimité

des croyances, il faut, demande Grégoire, « rattacher tous les cultes à la République en garantissant

l’entière et indéfinie liberté de tous les cultes ». Reprenant stratégiquement de son côté le combat de la

philosophie qui dénonce universellement les persécuteurs tandis qu’elle loue les « défenseurs de la

liberté », Grégoire résume l’action dynamique de la religion, premier adjuvant des vertus républicaines,

civiques et individuelles. Celle-ci encourage la fraternité entre les citoyens, épure les mœurs, fortifie la

raison, ennoblit l’âme, facilite l’attachement du peuple pour ses lois, « énergise » l’amour de la

République comme la haine de la royauté.

Élargissant ainsi son idéal de chrétienté républicaine à « toutes les sociétés religieuses qui sont dans la

République », mais l’infléchissant du même coup, il peint les avantages découlant de la liberté des cultes,

la consolidation de la démocratie qui s’accompagnera de la paix, de la tolérance et de la vertu générales,

chez des citoyens unissant amour de la religion et amour de la patrie.

Le bénéfice le plus grand à escompter, si la conspiration « d’arracher au peuple sa religion » avorte,

comme il le souhaite, est de maintenir debout la République. Une République unifiée et en paix, vivifiée

par la fraternité et la charité chrétiennes de ses citoyens, c’est bien là le combat pour lequel le citoyen

Grégoire ne cesse de monter au créneau : « le faisceau républicain sera le lien indissoluble de tous les

Français » dit le Discours sur la liberté des cultes, et le final des Observations de reprendre en termes

presque identiques : « des sociétés qui, malgré la disparité de leurs opinions religieuses, ont un élan

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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commun vers la liberté, et qui se réuniront toujours pour former le faisceau républicain, pourvu qu’on les

laisse en paix servir Dieu à leur manière ».

UN MUSÉUM D’HISTOIRE ARTIFICIELLE87

Autrefois l’orgueil des rois élevait des palais, cimentés par les

larmes de ceux qu’ils nommaient leurs sujets ; mais un

gouvernement républicain s’occupe d’établissements propres à

faire éclore le bonheur jusques dans les chaumières. (Rapport fait

par le citoyen Grégoire, au nom d’une commission spéciale88, sur

le Conservatoire des arts et métiers)

L’action culturelle et institutionnelle de Grégoire est tout comme son action plus directement politique

orientée par des lignes de force similaires : travailler à asseoir sur des bases fermes la République, à garder

la pureté de ses idéaux démocratiques fondateurs à travers les tourmentes en même temps qu’à les

universaliser à toute la grande « famille humaine ». Fondateur, en compagnie de ses amis conventionnels

et Idéologues, de la plupart des grandes institutions révolutionnaires destinées à fortifier l’esprit public, à

régénérer les mœurs en même temps qu’à développer le progrès des sciences et les arts, Grégoire se

montre surtout attentif non seulement à concrétiser ainsi par des établissements spécialisés « l’esprit

républicain » et l’amour des lois mais aussi à former le citoyen qui intègre la vertu comme composante de

la liberté réciproque des citoyens, un citoyen utile à sa patrie par son travail, pacifique, prospère et

heureux en conséquence.

Davantage, semble-t-il, que ses contemporains, recueillant l’héritage à la fois des physiocrates et de

l’Encyclopédie dans sa dimension technique, en même temps que tirant la leçon de son expérience de

87 Le Conservatoire des arts et métiers est ainsi appelé avec bonheur, faisant le pendant de cette autre grande institution

révolutionnaire, le Muséum d’histoire naturelle, par « le C. Peuchet [qui] a publié dans la Clé du Cabinet, sur l’utilité d’un

Muséum d’histoire artificielle », comme le rapporte Jean-Baptiste Say dans « Du Conservatoire des Arts et Métiers », La Décade

philosophique, 19e Vol., (sept.-nov. 98), Section Arts Industriels, 1er trim., p. 198-212/La Décade philosophique comme système,

Tome III, op. cit., p. 566-573. Say relève cependant une « assertion erronée » de Peuchet prétendant, faussement, qu’on ne voit

pas dans le Conservatoire les produits des machines alors qu’au contraire les échantillons y sont en abondance et que la

connaissance des produits des machines est partie intégrante de l’enseignement du Conservatoire. Say prend la peine de rectifier

l’erreur de Peuchet. Comme Grégoire, il voit précisément dans ces prétendues lacunes, « richesses et moyens d’instruction », dans

les termes du rapport de Grégoire, et les meilleurs moyens pris par le gouvernement pour produire « à l’avenir les meilleurs effets

sur la prospérité de l’industrie française ». 88 Faisait partie de cette commission, aux côtés de Grégoire, fait à noter, le citoyen Bonaparte intéressé par la dimension pratique

du Conservatoire et les effets bénéfiques de son installation.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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curé, proche du petit peuple et des paysans, Grégoire s’est très tôt préoccupé des « arts mécaniques » plus

que d’art tout court. Il y a bien sûr ses célèbres rapports sur le vandalisme, mais où Grégoire semble plus

soucieux de préserver le patrimoine républicain et d’empêcher ses concitoyens de s’avilir en commettant

des déprédations que d’art pour l’art. Il y a aussi son grandiose projet de bibliographie générale, mais là

encore, sans nier, bien au contraire, les grands avantages d’une bibliographie générale pour la diffusion

des connaissances et le progrès des lumières, c’est l’aspect pédagogique, systématique et pragmatique qui

frappe davantage que l’originalité et la dimension futuriste du rapport. Plusieurs fois, Grégoire avoue tout

net avoir plus de reconnaissance pour les humbles anonymes qui ont amélioré, par leurs inventions

pratiques, la vie quotidienne des hommes que les œuvres glorieuses ne profitant qu’au plaisir d’une élite et

à la renommée de son seul auteur.

Si, d’un côté, il révèle par là, derechef, l’aspect janséniste, austère de sa personnalité, détaché des

frivolités, de tout ce qui est ornements et vanités au détriment de l’essentiel ; de l’autre côté, et tout en

continuant de mêler le fil évangélique qui célèbre le pauvre, l’humble de cœur, l’artisan dont Saint Joseph

est la figure tutélaire, au jacobinisme robespierriste identifiant l’homme du peuple au patriote et à

l’homme vertueux, Grégoire, de façon très anticipatrice, rejoint de plain-pied le modèle du citoyen

travailleur et utile qui commence à émerger. Ce citoyen est bien certes celui de la Constitution de l’an III

mais également le nouvel homo œconomicus que dessine la « nouvelle science », l’économie politique,

développée par tous ces lecteurs français d’Adam Smith, dont le plus éminent sera sans contredit Jean-

Baptiste Say. Le directeur de La Décade philosophique, le journal des Idéologues, fera lui-même un

article, quelque temps plus tard, après la mise en effet des dispositions prévues par le décret concernant le

Conservatoire des arts et métiers, en 1798, pour souligner son installation. Jean-Baptiste Say reprend

presque en entier l’argumentation de « l’estimable Grégoire » dans son rapport publié en l’an VI mais qui

date de l’an V.

C’est à un double titre, révélateur des tendances de l’époque, que Say, lecteur de Grégoire mais aussi

d’Adam Smith, montre l’intérêt de la mise en marche par le gouvernement du Conservatoire des Arts et

Métiers dans la conjoncture économique si difficile du moment. Ce sont sur les mêmes deux titres

qu’insiste Grégoire dans son rapport aux Cinq-Cents, les mêmes encore pour lesquels les Idéologues du

Directoire demeurent un chaînon indispensable dans le développement du libéralisme d’État, si particulier

à la France.

Il s’agit, premièrement, de la valeur, en passe de devenir la valeur maîtresse du siècle, qu’est le travail.

Le travail qui, pour Grégoire, est un devoir moral sur lequel se fonde la dignité de l’homme libre, fait se

correspondre, au niveau du citoyen, les bonnes mœurs, le libéralisme égalitaire, la politique ou les bonnes

lois. On n’oubliera pas la chaîne récursive par laquelle sont liées la morale et la politique que dégagent,

depuis Rousseau, aussi bien les Idéologues que Grégoire, le curé-député : « Si les mœurs sont les soutiens

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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des lois, des bonnes lois forment à la longue de bonnes mœurs »89 Le travail, « fils du Besoin, et père de la

Santé et du Contentement »90, ainsi que le qualifie la nouvelle mythologie, représente la clé de voûte dans

la construction de l’esprit public, mixte réussi des vertus civiques républicaines et de l’émulation nouvelle

engendrée par le développement de l’industrialisme, des techniques et de la concurrence commerciale.

Le Conservatoire des Arts et Métiers est, deuxième titre d’intérêt, une nouvelle institution

révolutionnaire conçue pour dépasser la vieille distinction entre arts libéraux et arts mécaniques, rappelant

l’élitisme de l’ancien régime. Comme tel, le Conservatoire est, d’une part, d’utilité publique, ce « grand

but auquel tout doit tendre », souligne le Prospectus de La Décade, rédigé par Say. Les institutions

révolutionnaires culturelles — ou politiques comme instruments de gouvernement — sont en effet

expressément créées pour répondre aux besoins de la République tout en s’acquittant au mieux de leur

mission particulière : totalisation, gestion et organisation du savoir par l’enseignement et la recherche ;

cette dernière elle-même marquée par le souci de développer des applications utiles au progrès et au bien-

être de la société.

« L’objet de cet établissement, a soin de rappeler Grégoire, en commençant son rapport, est de

recueillir les machines, outils, dessins, descriptions, procédés relatifs au perfectionnement de l’industrie, et

d’en répandre la connaissance dans toute l’étendue de la République ». La vocation du Conservatoire est

donc conforme à celle des autres institutions culturelles qui applique à un établissement voué aux métiers

et aux techniques les mêmes finalités qu’aux objets plus élevés dont s’occupe, par exemple, l’Institut

national. Grégoire qui en est l’un des fondateurs, montre, en son activité de savant, que pour le plus grand

bien de la République, il faut savoir unir les sciences, les arts et les métiers.

Grégoire a soin, dès le début du rapport, de rappeler aux Législateurs que le critère maître qui doit

« être partout la mesure de notre estime » est l’utilité pour l’humanité ou la société ; et c’est en vertu de

cet axiome républicain que Grégoire donne en exemple à la « reconnaissance nationale » l’inventeur ayant

mis au point le van, le levain ou le tonneau. Celui-là est plus méritant, dit-il, que « l’artiste qui, dans ces

derniers temps, peignit la bataille d’Arbelles ». C’est encore en vertu de ce même axiome qu’un peu plus

loin il énumère, rappelant « la loi de son institution », toutes les machines qui viennent aider avec

efficacité, l’homme à satisfaire ses besoins vitaux et à communiquer avec ses semblables, prévenant

l’objection d’une « accumulation de machines inutiles ».

Jean-Baptiste Say, faisant au début de son article, un bref historique de la création du Conservatoire,

nous permet de ressaisir le contexte idéologique, polémique et politique, où s’inscrit le second rapport de

89 Voir Décade, Du 20 Ventôse, 16e Vol., déc. 97–fév. 98, Section Variétés, 2e trim., p.495-496/tome V, p. 541, op. cit. 90 Voir Décade, « Le Travail, allégorie traduite de l’anglais ». The World. 5e Vol., mars-mai 95, Section Mélanges, 3e trim., p.

293-294/tome V, p. 239, op. cit.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Grégoire aux Cinq-Cents, et dans lequel il s’agissait, pour Grégoire, de convaincre victorieusement,

comme il réussit à le faire91, les législateurs de la nécessité d’une telle institution. Say écrit, en effet, que :

Des contrariétés qui avaient principalement pour cause la difficulté des circonstances firent négliger cette

belle institution. On arracha même au Conseil des Cinq-Cents une résolution qui supprimait les conservateurs

des Arts et Métiers ; mais cette résolution provoqua au Conseil des Anciens un excellent rapport du C.

Alquier, à la suite duquel la résolution fut rejetée et le Conservatoire maintenu. Les Cinq-Cents prirent de

nouveau cet objet en considération, et l’estimable Grégoire fit à ce sujet un rapport qui contient tant de vues

utiles et de faits intéressants, que nous en citerons ici une grande partie92.

D’autre part, les institutions révolutionnaires ont à introduire le rationnel dans le réel. Ces institutions

doivent concourir, chacune à leur manière, le Conservatoire, pour sa part, en suscitant de nouvelles

inventions et en aidant l’industrie française à échapper de sa dépendance envers l’étranger, à la résolution

du problème qui se pose avec acuité à l’époque du Directoire : « finir » avec l’aide des sciences, des arts et

des lettres, la Révolution ; et, dans ce cadre, réussir à faire converger l’intérêt particulier et l’intérêt

général sans coercition, sans Terreur.

Le rapport de Grégoire sur les collections du Conservatoire qui témoignent du génie de Vaucanson,

d’Olivier de Serres, de Bernard Palissy, c’est-à-dire des « pères de l’agriculture, de l’industrie et de la

chimie », en France, et sur les effets escomptés du progrès des arts et métiers intéressant la vie quotidienne

et le bonheur de tous les citoyens, illustre puissamment la leçon politique durable des Idéologues du

Directoire. L’avenir comme le sens des innovations d’un gouvernement, que celles-ci soient scientifiques,

politiques ou culturelles, reposent inconditionnellement sur la force et le maintien des institutions qui les

portent et où elles s’actualisent.

Grégoire reprend, le 17 floréal an V, la plupart des arguments de son premier rapport du 8 vendémiaire

an III, Rapport sur l’établissement d’un Conservatoire des arts et métiers, et y ajoute la demande

pressante d’installation du Conservatoire dans l’ancienne abbaye de Saint-Martin-des-Champs, condition

indispensable de son activation. La citation du physiocrate économiste Melon sur lequel s’ouvrait le

premier rapport fournit le nerf de l’argumentation que développera, contre les objections

91 Say relève en effet que « les motifs allégués par le C. Grégoire, déterminèrent, au mois de Floréal dernier, les deux Conseils à

porter une loi qui consacre une portion du ci-devant prieuré de St-Martin, dans la rue du même nom, à recevoir le Conservatoire

des Arts et Métiers », dans Du Conservatoire des Arts et Métiers, La Décade philosophique, op. cit. 92 Ibidem.

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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possibles, Grégoire dans le premier volet, « économique », pour ainsi dire, de son rapport de l’an V :

« Faire avec un homme, par le secours des machines, ce qu’on ne ferait sans elles qu’avec deux ou trois

hommes, c’est doubler ou tripler le nombre des citoyens ». Il reprend la même ligne de pensée en

montrant que les avantages de l’emploi des machines est de centupler « les forces de l’homme » tout en

les économisant, ainsi que de « donner aux ouvrages plus de perfection sans supposer aux ouvriers plus

d’habileté » et, par là, de permettre l’accroissement de la production et des richesses du pays.

Il est remarquable de voir l’abbé Grégoire réfuter avec bon sens, tout en déployant la « raison future »,

l’objection qui, pour « puérile » qu’elle soit, reviendra, à plusieurs reprises, au cours du XIXe siècle, dans

les pays en voie d’industrialisation massive — pensons au mouvement luddiste — pour même

réapparaître en nos temps informatisés et de commerce électronique : « le perfectionnement de l’industrie

et la simplification de la main d’œuvre […] ôte les moyens d’existence à beaucoup d’ouvriers », oppose-t-

on couramment. Pour dissiper les craintes provoquées par l’introduction des machines, Grégoire aligne

son rapport sur les arguments clés du libéralisme naissant, sous l’horizon de la « nouvelle science »

économique.

Il fait valoir, en premier lieu, qu’il y a plus « d’ouvrage que de bras ». Le véritable danger ne réside pas

dans les machines qui seraient autant de bras supplémentaires concurrençant ceux des ouvriers mais dans

l’improductivité d’une République en pleine crise financière. Ses deux derniers arguments semblent

emprunter encore plus complètement aux nouvelles thèses économiques qui circulent : une main-d’œuvre

« simplifiée » par l’adjonction de machines permet de faire baisser les prix de revient tout en accroissant

la production et, par les mécanismes du marché, de faire gagner à tous davantage. De plus, en « écrasant

l’industrie étrangère », on évite les pertes entraînées par des importations coûteuses. Grégoire fait vibrer

ici la corde de la fierté nationale en même temps que celle de l’utilité publique au point de vue budgétaire

de l’emploi des machines.

On ne s’étonnera guère que Say reprenant, au bénéfice des lecteurs de La Décade le rapport de

Grégoire, met en relief de larges passages de la partie d’ordre économique du rapport. Celle-ci, concordant

avec sa propre réflexion, converge avec les conceptions en passe de devenir dominantes de l’économie

politique moderne, ce « phare de la science » d’alors qui touche aussi bien à l’intérêt public qu’aux

intérêts individuels, comme l’écrit le collègue de Grégoire à l’Institut, Le Breton, rédacteur lui aussi

comme Say à La Décade, et chargé de la rubrique « économie ».

Les objections qu’on élève contre le « perfectionnement de l’industrie et la simplification de la main

d’œuvre » sous prétexte qu’ils ôtent les moyens d’existence à beaucoup d’ouvriers sont à courte vue,

déclare Say, emboîtant le pas à Grégoire. Le futur auteur du Traité d’économie politique met aussi

l’accent sur la question des débouchés esquissée par Grégoire : c’est la production qui ouvre des

débouchés aux produits, plus on multiplie la production plus les débouchés deviennent faciles.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Ajoutant aux exemples de Grégoire qui rappelle quelques-uns des « chefs-d’œuvre qu’enfanta

l’industrie pour le bonheur de la société », Say insiste, pour sa part, sur le cas de l’imprimerie dont le

développement a permis « au plus pauvre de posséder à présent au moins un almanach ». Montrant enfin

que le libéralisme économique a pour résultats avantageux de produire plus d’ouvrage et de rendre

accessibles au plus grand nombre les « commodités de la vie », il fait valoir, se réappropriant

l’argumentation de Grégoire d’assez près :

que nous avons plus d’ouvrage que de bras, qu’en simplifiant la main d’œuvre, on en diminue le prix, que si

les ouvriers sont obligés de donner les produits de l’art à meilleur marché, ils en fabriquent davantage et ne

payent pas si cher ceux dont ils ont besoin pour leur propre usage, enfin que c’est l’unique moyen d’établir un

commerce lucratif, et de soutenir la concurrence de l’industrie étrangère. Lorsqu’une machine qui abrège le

temps et la peine est inventée, il n’y a pas en définitive moins de bras employés, mais il y a plus d’ouvrages

produits ; les commodités de la vie se répandent et deviennent à la portée des fortunes les plus médiocres.

Parmi les raisons d’encourager le développement manufacturier ainsi que les moyens de l’améliorer en

suivant le critère de l’utilité, « premier fondement de la valeur d’une chose », se retrouve, au premier chef,

celle de changer les vieilles habitudes, les anciennes coutumes, pense Say, persuadé avec ses autres

collègues, de l’influence, presque du déterminisme, exercée par les mœurs sur la gestion et la production

des richesses. De là, l’énorme importance aux yeux de Say et de ses collègues théoriciens de « la science

de la richesse », d’une institution d’avant-garde comme le Conservatoire des arts et métiers93 permettant de

rattraper les retards de la France en ces domaines, « causés par l’imprévoyance de l’ancien

gouvernement » comme Grégoire l’en accuse. Surtout Say souligne le rôle pédagogique de la nouvelle

institution : elle dispensera une instruction spécialisée et donnera l’élan à une recherche à la hauteur de la

mécanisation de l’industrie nationale, contribuant ainsi à orienter la morale publique en fonction de la

production, de la distribution et de la consommation des richesses.

Grégoire, plus moralisant, trouve aussi dans le développement de l’industrie et du travail qu’il procure,

le remède puissant « pour tuer le libertinage et tous les vices, enfants de la paresse ». Mais, de plus,

encourager l’emploi des machines dans l’agriculture ou dans l’industrie aura pour résultat non seulement

de donner plus d’ouvrage et de produire mieux, mais aussi, se tournant cette fois du côté de Rousseau et

93 La Décade, excellent miroir de l’époque, insiste, au fil de ses livraisons, sur l’importance pour une société moderne, de s’occuper à propager, par le biais de ses institutions, les découvertes utiles. La revue rend compte régulièrement ainsi des séances du Lycée des Arts, fondé en 1792 pour faire connaître les inventions d’utilité publique. Elle s’occupe aussi d’annoncer les expositions industrielles qui débutent à Paris à partir de 1797 ainsi que les activités de la Société qui sera fondée en 1801 pour encourager l’industrie nationale et les innovations en cette matière. À l’avant-garde de la révolution industrielle qui se prépare, La Décade plaide pour abandonner la manufacture d’articles de luxe et pour se concentrer comme les Anglais sur la production d’articles courants. Ceux-ci font les exportations les plus fiables et les plus assurées. La revue, dans la mouvance de l’installation du Conservatoire des arts et métiers, s’exprime en faveur de la mécanisation qui assure, à la longue, du travail pour tout le monde ainsi que la baisse des prix par la concurrence et la fabrication en série.

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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appliquant sa définition de la liberté-autonomie94 des individus aux nations, Grégoire affirme que le

« perfectionnement des arts est un principe conservateur de la liberté ». Se débarrasser du « joug » de

l’industrie étrangère, c’est pour un pays consolider sa propre indépendance. Reliant les deux arguments, il

montre que la liberté se conquiert ensemble par les connaissances et la vertu, épargnant aux États la

double corrosion de « l’ignorance et de l’immoralité ».

Le deuxième volet du rapport de Grégoire s’ouvre sur cette transition moralo-politique pour

développer ensuite jusqu’à la fin du rapport des considérations plus purement pragmatiques sur les

fonctions novatrices assignées au Conservatoire des arts et métiers par le législateur. Grégoire étaye sa

réflexion d’arguments d’ordre épistémologique tout en ne négligeant pas, selon ses habitudes polémiques,

les occasions d’asséner des coups de patte à ses adversaires politiques ou encore à l’ancien gouvernement.

Il commence par situer dans l’édifice des institutions révolutionnaires culturelles, le type

d’enseignement qui se donnera au Conservatoire, voué aux sciences appliquées, « cette partie des sciences

[…] également neuve et utile », avance-t-il contre les traditionalistes attachés aux sciences pures, qui met

en œuvre « l’expérience seule […] parlant aux yeux », et qui « n’aura rien de systématique ». De là le rôle

central confié aux « démonstrateurs », nouvelle catégorie d’enseignants. Grégoire lui-même se fera

démonstrateur en l’an VIII, au Conservatoire, dont il enrichissait régulièrement les collections de ses

trouvailles durant ses voyages à l’étranger.

Le Conservatoire est ainsi partie intégrante du réseau des écoles spécialisées, nouvellement mises en

place, ainsi que des écoles centrales. Comme dans ces établissements, son programme est adapté aux

méthodes modernes en même temps qu’il répond aux besoins de la République. L’Institut national, au

sommet du nouveau système d’instruction publique, prenant la relève de l’ancienne Académie des

sciences, « achèvera la description des arts et métiers », dans leurs fondements théoriques.

Grégoire souligne comment la nouvelle institution, sert, par son organisation particulière, ses méthodes

d’enseignement, les expériences qu’elles suscitent, l’élan pour de nouvelles inventions ou pour le

perfectionnement d’anciennes, l’intérêt public. D’une part, grâce aux découvertes qu’elle permettra, la

République se passera bientôt d’importations étrangères, d’autre part, par son influence qui s’étendra à

tous les départements, elle prépare les citoyens à exercer un métier ou un art mécanique, contribuant ainsi

à satisfaire les « vues de la Constitution dont l’article 16 exige qu’à dater de l’an 13, personne ne puisse

être inscrit sur le registre civique s’il n’est en état d’exercer une profession mécanique »95.

94 Celui-là, disait Jean-Jacques, est vraiment libre, qui, pour subsister, n’est pas obligé de mettre les bras d’un autre au bout des

siens ». 95 Parallèlement, on sait aussi que pour accéder aux emplois publics, le futur fonctionnaire devait avoir suivi les cours des écoles

centrales.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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L’autarcie commerciale ou industrielle d’un pays ne suffit guère, fait valoir Grégoire, si le

gouvernement ne prend pas les moyens, comme il le fait avec l’institution du Conservatoire, de repenser

l’enseignement « technique », de manière dynamique, servant le progrès de la République. Développant,

ce qu’on pourrait appeler une « épistémologie en action » des arts mécaniques, Grégoire distingue entre ce

qui convient à la théorie et ce qui est ordonné à la pratique. L’organisation du Conservatoire des arts et

métiers en tant qu’institution de conservation et de « dépôt commun » de toutes les « inventions dans les

arts et métiers » mais aussi d’enseignement et de recherche, devra obéir à une double nécessité :

perfectionner les techniques et les métiers existants en suscitant de nouvelles inventions ou encore des

procédés nouveaux, d’une part, et, de l’autre, assurer leur propagation dans tous les départements.

C’est pourquoi, réfléchissant sur le processus d’invention, et s’appuyant sans doute ici sur la

philosophie de l’Idéologie rationnelle, Grégoire la définit comme étant « souvent la combinaison nouvelle

d’objets connus ». Du coup, il peut valider la fonction d’entreposage du Conservatoire : rassembler

machines, échantillons des produits manufacturés et dessins de chacune des machines, permet de mettre à

la disposition de chacun des « pièces de comparaison » ; or, selon la psychologie idéologiste, la mise en

rapport sert de tremplin à l’élan du talent et de la combinaison originale, idée ou invention. C’est l’étape

obligée avant d’en arriver à une nouvelle découverte. De plus, la mise en comparaison permet de ne pas

réitérer des « choses ou des vues déjà faites », ainsi que d’évaluer avec précision si ce qu’on propose

ajoute ou non au progrès des arts ou des métiers.

Une seconde fonction que Grégoire propose de faire jouer au Conservatoire est elle aussi inspirée de la

philosophie analytique du langage des Idéologues. De la même manière que Lavoisier, son malheureux

collègue au Comité d’instruction publique qui a établi une nouvelle nomenclature, fondatrice de la chimie

moderne, en appliquant au langage de la science les observations de Condillac96, de la même manière

Grégoire assigne au Conservatoire de fixer et de normaliser ce qu’il appelle la « technologie » des arts

mécaniques, autrement dit la langue des arts mécaniques dont « d’une manufacture à l’autre, les

dénominations varient ». Il observe : « La langue des arts est dans l’enfance, les uns manquent de mots

propres ; les autres abondent en synonymes ».

Grégoire, comme toujours préoccupé d’universalisation, insiste en conclusion sur un problème très

actuel encore aujourd’hui : la communication entre « foyers d’instruction » pour assurer leur rayonnement

à travers toute la France de même que la diffusion des travaux à l’échelle de la République. Usant d’une

métaphore frappante, illustrant la politique de décentralisation qu’il prône contre « l’avidité de certaines

gens pour entasser tous les produits de génie à Paris », il déclare que l’on disséminera partout les moyens

96 Dans son Introduction à son Traité de chimie, Lavoisier rend hommage à Condillac de sa nouvelle nomenclature dont il déclare

lui devoir les principes, tout en précisant que « la science est une langue bien faite ».

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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d’instruction « comme les réverbères sont répartis dans une cité ». Grégoire poursuit en montrant, a

contrario, les méfaits engendrés sous l’ancien régime par le défaut de communication, le manque

d’organisation et de classement : les inventions méconnues d’un coin à l’autre de la France, les procédés

utiles ignorés d’un département à l’autre, pis « l’atroce révolution de l’édit de Nantes » qui fit s’exporter,

entre autres conséquences néfastes, une foule d’inventions à l’étranger.

Concluant sur l’urgence de prendre les mesures nécessaires pour installer et de mettre en activité le

Conservatoire des arts et métiers, Grégoire dont ce rapport et le projet de résolution qui l’accompagne est

l’un de ses derniers actes politiques, trace un véritable auto-portrait de ses combats comme député de la

République pour la « cause du peuple ». C’est là un témoignage poignant, sincère, de l’homme

profondément juste et démocratique qu’était Grégoire mais peut-être bien aussi le testament stratégique du

politique moral au moment où il redevient simple citoyen, doublé d’une sorte d’appel à ses éventuels

successeurs à suivre son exemple, à se montrer toujours empressé devant ce qui intéresse « chaque

instant » la vie des citoyens :

Citoyens législateurs, en finissant ce rapport, si vous permettiez à un homme qui arrive au terme de sa carrière

politique de vous parler un instant de lui-même, à un homme qui a, sans relâche, combattu les oppresseurs et

défendu les opprimés, à un homme qui, invariable dans les principes et la conduite, n’éleva jamais la voix

qu’en faveur de la vertu, de la liberté, de la tolérance et des arts ; je vous dirais qu’après avoir, dans l’espace

de neuf ans, occupé huit ans le siège législatif, en le quittant je conserverai un tendre attachement pour des

collègues avec lesquels j’ai concouru à fonder la République. L’harmonie entre les deux Conseils et le

Directoire exécutif, l’union entre tous les citoyens, l’attachement à la constitution de l’an III, la soumission

aux lois, l’amour de la patrie, le désir de coopérer à son bonheur, tels sont les sentiments qui m’animeront

toujours.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

102

LES FUNÉRAILLES DE LA LIBERTÉ

Se relèvera-t-elle jamais de son ignominie, cette France si avilie et

si vile ? [...]

Souvent mes regards se sont portés vers les rivages américains :

quelquefois un rêve enchanteur, remplaçant la réalité par une

douce illusion, avec Churchill je m’écriais : Adieu l’Europe, adieu

éternel à tous les délires dont elle est le séjour : mais trop âgé et

trop peu fortuné pour chercher l’existence dans un nouveau monde,

affligé de n’être plus qu’habitant d’un pays et non citoyen d’une

patrie, je me console par l’espérance d’arriver bientôt à celle qui

finira ma captivité terrestre et qui développera la splendeur des

jours éternels. (Mémoires de l’abbé Grégoire, op. cit., p. 111-112)

Grégoire termine les Mémoires de sa vie politique et de sa vie ecclésiastique en avril 1808. Son souhait

à la toute fin de cet ouvrage résume assez l’engagement de toute une vie de tolérance et de charité

chrétienne et civique : « Que Dieu répande ses bénédictions sur moi, sur mes amis et sur mes ennemis

pour lesquels je donnerais mon sang et ma vie ! ». Ses idéaux républicains et chrétiens sont toujours aussi

vivaces même si la République a été mise à mort par Napoléon Bonaparte et que l’Église constitutionnelle

et gallicane a vécu. Quant au Testament moral par lequel il ambitionnait de compléter ses Mémoires

biographiques, il n’a jamais pu être rédigé. Mais ne peut-on trouver, en ombre portée, dans ce qui

constitue ses derniers actes politiques, les grandes lignes d’un Testament républicain ?

Un des derniers combats de celui qui se sentait si « affligé de n’être plus [...] citoyen d’une patrie » se

livre à travers sa célèbre critique De la Constitution française de l’an 1814. La Notice de Carnot précise

que cette « brochure pleine de nerf et de raison » produisit une telle sensation qu’elle fut réimprimée

quatre fois dans l’espace de quelques semaines. Ce texte percutant d’une « âme profondément contristée à

l’aspect de fourbes couverts d’or et couverts de crimes, qui, par leur fortune, leur audace et leurs places,

exercent sur la société un ascendant funeste », tente de sauvegarder, contre ces vils et « immoraux »

courtisans, les valeurs démocratiques sous le règne à venir d’un monarque constitutionnel.

C’est qu’il s’agit après la défaite de l’empereur de trouver les moyens de « ressusciter la liberté ! » Et

précisément, parce que Grégoire écrit sous l’urgence de la conjoncture ; parce qu’il lance comme ses

dernières cartouches à partir de la barricade symbolique où il se retrouve, seul républicain « d’esprit et de

cœur », debout, avec quelques rares amis des libertés nationales ; parce que la nation vit des moments

décisifs où le nouveau pouvoir monarchique risque d’être imposé sans discussion d’aucune sorte, sa

critique du projet constitutionnel du Sénat va à l’essentiel. Le militant qui ne désarme guère s’empresse, à

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

103

grands traits appuyés, de déterminer les limites de l’autorité royale encore à naître tout en établissant les

conditions, ne fussent-elles que minimales, du « bonheur du peuple ».

Tout juste un peu auparavant, aux premiers mois de 1814, quand le sort de la France était encore

hésitant, Carnot, dans sa Notice historique sur Grégoire, rapporte que Grégoire avait déjà en brouillon le

projet de déchéance de l’empereur Napoléon présenté à ce moment au Sénat. D’après les notes de

Grégoire lui-même, celui-ci y travaillait depuis deux ans avec la petite minorité qui s’opposait

courageusement au joug impérial. Carnot publie tout au long le document dans cette Notice. À l’analyse

de la critique constitutionnelle de Grégoire, nous ajoutons ce quasi-pamphlet, plein de verve,

minutieusement motivé, contre celui qui « a ruiné tout l’édifice social ». Une grande partie de ses

arguments sont d’ailleurs repris dans De la Constitution97. Le document, extraordinaire par la férocité

ironique du ton, fait ressortir encore plus puissamment comment une nation en arrive peu à peu à se

dégrader au fur et à mesure que les fruits de la Révolution lui sont ravis. Et ce rapt que Grégoire se doit de

dénoncer, ces « funérailles de la liberté », comme il voudrait en prévenir la répétition dans De la

Constitution, n’est nul autre que « l’ouvrage du chef de l’État et des nombreux agents du pouvoir qui lui

doivent leurs places ».

Le Projet de déchéance apparaît alors comme le diagnostic sans illusions de la lèpre qui a rongé

graduellement le corps social tout entier : « La nation française est arrivée au dernier terme de l’esclavage

et du malheur ». Les observations sur la future Constitution détaillent l’espoir du remède, la dernière

tentative de l’abbé Grégoire d’administrer le viatique pour « recomposer la patrie » : la souveraineté du

peuple. Tant le diagnostic que le remède espéré seront au bout du compte bafoués. La déchéance, il est

vrai, sera votée mais le projet du Sénat et la constitution libérale remplacés par la charte octroyée. Les

deux textes profilent néanmoins pour la postérité, sur le ton apocalyptique du prédicateur janséniste, les

garanties imprescriptibles de la liberté politique : celles-ci s’enlèvent en pointillé sous l’indignation lucide

de Grégoire.

Grégoire qui s’est toujours et partout honoré de son titre de citoyen n’aura décidément jamais quitté cet

horizon, ni cessé, non plus, en dépit de son pessimisme augustinien envers ses semblables, d’énergiser ses

compatriotes de son propre élan. Tout ce qu’il a dit et pratiqué justifie la maxime de d’Aguesseau dans son

Discours sur la grandeur d’âme qu’il aimait à citer : « L’univers n’est pas assez riche pour acheter le

suffrage d’un homme de bien, ni assez puissant pour le faire dévier de ses principes ».

97 On retrouve également les mêmes procédés argumentatifs, les mêmes allusions aux états républicains fédératifs de Hollande,

des États-Unis et de l’Helvétie, la même connexion entre religion-morale-politique de ses principaux discours « républicains-

chrétiens ».

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Le projet de déchéance de Napoléon est traversé par l’opposition dynamique liberté (avant

Napoléon)/servitude (actuelle) que vient redoubler, sur le plan moral, celle de bonheur (du côté de la

liberté)/malheur (actuel) : la France, pays des Droits de l’homme et du citoyen, a été réduite en esclavage.

Douze années d’efforts pour assurer la liberté gagnée par la Révolution, résume Grégoire annonçant la

structure de son réquisitoire, ont été balayées sous le régime despotique de celui qui s’est emparé de la

nation française. Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment a-t-on pu se jouer de la « volonté

nationale » ?

Les étapes successives du processus de dégradation que peint Grégoire viennent jouer dans son

discours comme autant de chefs d’accusation ; aussi bien elles renvoient, comme il a soin de le mettre en

évidence, aux divers remparts de la liberté qui ont sauté les uns après les autres. Une structure

argumentaire, familière à Grégoire, lui sert à distinguer le mal politique du bien et à mettre en relief les

cibles de son attaque. À partir de cette mise en lumière de tout ce qui a été décomposé par l’empereur-

despote suivi de la clique vénale et vaniteuse à sa solde, la critique du projet de constitution préparé par le

Sénat indiquera positivement, à son tour, les principes et les institutions qu’il s’agit maintenant de

ressusciter si l’on veut recomposer la patrie, refaire l’unité, garantir la liberté de tous les individus, faire

respecter « les bonnes mœurs » et la religion, ramener enfin « la paix et une prospérité durables ».

Le premier argument est d’ordre moral et s’adresse au peuple qu’il fustige, tel un Moïse jacobin

redescendant de la Montagne où la loi (républicaine) fut décidée. Grégoire désigne en creux les

manquements à la vertu républicaine, la faute originelle qui lui a fait perdre ses libertés. Si le peuple, de

souverain qu’il fut, est maintenant réduit en servitude, c’est qu’il a confondu les « idées de gloire si

différentes de celles de bonheur ». La gloire, deuil éclatant du bonheur, disait cette autre ennemie de

Napoléon, Madame de Staël. Le peuple s’est montré assez lâche pour servir passivement l’ambition d’un

seul, assez inconstant pour idolâtrer un maître et se prosterner devant lui en dépit de sa « funeste

expérience » de la royauté.

Le deuxième argument s’adosse aux assises politiques du pays qui ont été renversées : la constitution

approuvée démocratiquement et dont le premier corps de l’État, le Sénat, « était chargé de l’honorable

mission d’en maintenir l’intégrité », de concert avec le Tribunat, les administrations, les tribunaux.

Napoléon en fit une « nullité ». C’est la nation en tant que telle qui s’effondre, prévient Grégoire, en

même temps que sont réduits à rien les corps constitués, seule ossature légale et légitime. Napoléon est

parvenu ainsi à « démolir graduellement tout l’édifice social ». Dénonçant les membres du Sénat,

corrompus par la lâcheté et la vénalité et transformés en courtisans devenus les oppresseurs d’une minorité

restée honorable, Grégoire montre, a contrario, les qualités politiques « si nécessaires aux hommes

revêtus d’éminentes dignités » ; ce sont « le courage civil et la probité politique ».

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

105

Le troisième argument se construit sous forme d’une généalogie des crimes commis par Napoléon

contre les libertés et « le bonheur d’un grand peuple ». Grégoire fait correspondre à chaque série

chronologique des forfaits qu’il passe en revue, le mal moral ou politique affectant Napoléon qui les a

causés : ambition effrénée, appétit du pouvoir, orgueil démesuré, esprit de conquête, irréligion, parjure à

son serment de chef de l’État. Il le taxe même en conclusion de démence, c’est-à-dire d’une

« dépravation » et d’une « profanation des dons de l’intelligence » telles qu’elles l’expulsent du coup hors

du champ de la raison et de l’humanité, et donc de toute absolution possible. Cette destruction organisée

des âmes et des corps, des idées, des valeurs, des garanties constitutionnelles était tendue vers un seul et

même but, démontre Grégoire : « museler, écraser la France et les deux mondes », en un mot : « victimer

le peuple », comme il dit.

Manque de scrupules qui ne font pas reculer, devant l’assassinat du duc d’Enghien ou devant

l’ostracisme frappant un compagnon d’armes, cet « étranger », dit Grégoire, en l’entendant plus dans un

sens symbolique que géographique. Napoléon s’est rendu étranger à sa patrie par ses exactions, il s’est

banni lui-même de la grande famille humaine. Ce sont là entre autres crimes les forfaitures qui marquent

les débuts de l’ascension de Napoléon au pouvoir suprême. Mais on peut questionner la légitimité même

de l’élévation de Napoléon au trône impérial, attaque Grégoire. Son crime à cet égard va à l’encontre à la

fois de la volonté générale et de la vérité : « trafic », dirions-nous aujourd’hui, des voix pour grossir la

« prétendue majorité des votes », signatures achetées, félicitations de commande, écrivains soudoyés,

emploi alterné de la flatterie et de la terreur, etc. C’est ensuite le « projet insensé d’une monarchie

universelle », tonne Grégoire, qui conduit Napoléon à compter pour rien la vie des hommes : « du fond

des tombeaux, douze millions d’hommes égorgés élèvent la voix contre lui ». Ils ont péri, accuse

Grégoire, en esclaves, rien que « pour river leurs fers », ceux de leurs concitoyens et « consommer la

désolation du pays qui leur donna le jour ».

À l’effusion du sang humain, le despote a ajouté les outrages à la religion, dénonce Grégoire, qui

n’oublie guère sur la liste des griefs ni le Concordat et la ruine de l’église constitutionnelle, ni l’usurpation

que représente un « catéchisme [rédigé] tout exprès en faveur d’un individu ». Il développera plus

longuement cette partie dans De la Constitution. Passant à l’état de l’organisation politique, Grégoire

fulmine contre la ruine des institutions révolutionnaires, dévoyées de leur mission : la prétendue

réorganisation du système d’instruction publique conduite « de manière à jeter toutes les têtes dans le

moule pétri par le despotisme pour étouffer toutes les idées libérales », l’asservissement du pouvoir

judiciaire aux caprices du nouveau maître, les commissions pour la liberté de la presse et la liberté

individuelle foulées au pied pendant que se succédaient les arrestations arbitraires dignes de l’Ancien

Régime.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

106

La description vengeresse de cette « anarchie organisée » culmine dans la dénonciation des violations

répétées de la constitution ; Grégoire les qualifie comme autant « d’attentats » contre le peuple : la

représentation nationale ignorée, les suppléments arbitraires d’impôts sans consultation. Ces exemples

d’une conduite incohérente et désordonnée, ignorante de ce qui constitue les droits respectifs des

gouvernants et des gouvernés, suffisent à déclarer rompu le pacte social, proclame Grégoire, et, par suite,

à juger hors la loi celui qui « s’est placé au-dessus des lois » et coupable de lèse-humanité celui qui a

« versé autant de fléaux sur l’espèce humaine ». La déchéance ainsi abondamment justifiée, Grégoire

présente, à la fin de son réquisitoire, au nom « de l’assemblée constitutionnelle du Sénat », la proposition

de déchéance et le plan provisoire de reconstruction de la nation.

De la Constitution française de l’an 1814 est rédigé quelques jours après que le Sénat, sans impression

ni distribution préalable, surtout sans présentation au peuple, malgré l’opposition de Grégoire, de Garat

l’Idéologue et de son vieil ami des États-généraux, l’avocat Lanjuinais, avait « bâclé » à toute vitesse un

acte constitutionnel qui allait devenir la charte « octroyée » par Louis XVIII. Grégoire, qui depuis la

publication de sa brochure rendant compte de ce qui s’était passé au Sénat n’y mettra plus les pieds,

s’indigne :

La France est sans doute le seul pays civilisé où, dans trois jours, on rédige, on discute, on adopte une charte

constitutionnelle. Je crains que cette précipitation ne rappelle ce que disait Gacon de ses vers : ils ne me

coûtent rien. [...] Quelques hommes bruyants avaient formé à Paris, une petite atmosphère d’opinion

prétendue publique ; ... à Paris, où l’on a l’habitude de voir la France entière concentrée dans la capitale, et de

regarder seulement comme accessoire l’opinion de cent départements.

L’écrit de Grégoire expose, « comme citoyen », ses idées sur ce qu’aurait du être une constitution

libérale préparée par un Sénat responsable et présentée au futur chef de la nation tout en soulignant les

vices du projet en passe d’être approuvé. Il prévoyait lui-même, sans se tromper, qu’encore une fois son

texte, qui « dénonçait le projet de réduire le souverain, c’est-à-dire la nation à capituler sur ses droits »,

allait susciter la haine de tous les contre-révolutionnaires, prompts à soutenir l’esclavage et l’intolérance,

« le moi », étant pour eux, remarque-t-il avec le dégoût qu’inspire leur égoïsme, « le thermomètre secret

de leurs actions ». Il les compare à Louis XIV dont il exècre le despotisme mais qui, au moins, avait le

courage d’affirmer tout haut son absolutisme : « Louis XIV disait tout haut : l’État, c’est moi ; eux disent

tout bas : la patrie c’est moi ».

La critique de Grégoire s’organise autour de la défense de la seule légitimité que le vieux « républicain

d’esprit et de cœur » reconnaisse : la souveraineté du peuple, la volonté nationale, contre tous ceux qui se

réjouissent du retour du maître légitime, « propos d’esclaves, ou d’hommes qui méritent de l’être ». Selon

sa méthode habituelle qui est de définir avec précision les termes ou les concepts en cause avant d’en

discuter, Grégoire réserve, suivant en cela Rousseau, l’appellation de « souverain » à la nation, « propriété

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LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT

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essentielle, inaliénable, et qui ne peut jamais devenir celle d’un individu [Napoléon est visé], ni d’une

famille » [la dynastie des Bourbons qui s’apprête à remonter sur le trône].

Ce principe, ce premier dogme républicain entraîne tous les autres, rappelle avec force Grégoire :

premièrement, que les gouvernants et les fonctionnaires, leur position si exaltée fusse-t-elle, sont des

« délégués du peuple » ; deuxièmement, qu’ils sont responsables devant lui ; troisièmement, qu’ils sont

destituables par le peuple s’ils ont failli à l’utilité commune. Grégoire fait valoir ensuite les dispositions

constitutionnelles qui sont pour lui autant de garanties de la liberté politique contre les « attentats du

despotisme » et les abus de pouvoir, quelle que soit la forme du gouvernement, monarchique ou

démocratique, mais qui, pour l’heure, n’apparaissent pas dans le projet de constitution. Ce sont notamment

le partage des pouvoirs ; des lois qui, sans être les meilleures dans l’idéal doivent se montrer, plus

pragmatiquement, les plus appropriées au caractère des citoyens, suivant l’exemple donné en cette matière

par Solon ; des limites qui précisent avec exactitude « ce que le roi peut et ce qu’il ne peut pas », le tout

ratifié par le Sénat et le corps législatif sans aucun article secret, ce caractère étant « contraire à la

constitution et aux droits du peuple ».

Une omission importante pour celui qui s’était élevé déjà contre la liste civile élevée accordée à Louis

XVI, la lacune dans le projet du Sénat à fixer le chiffre de la liste civile au commencement de chaque

règne, est l’occasion pour Grégoire de revenir, avec les arguments du projet de déchéance, sur cette

pratique de pallier les oublis par des « lois ou des sénatus-consultes organiques ». Ces décrets font bon

marché des droits fondamentaux de la nation et des individus, menaçant ainsi de se transformer en moyens

d’oppression.

La seconde partie s’occupe du corps législatif et de ses pouvoirs limités contrairement à ceux du

pouvoir exécutif. La critique de Grégoire s’attache à montrer les « outrages faites à la nation », autrement

dit au souverain, dans les articles proposés par le gouvernement provisoire. Le défenseur de l’égalité

s’élève tout d’abord contre les dispositions qui rétablissent une noblesse héréditaire et créent une pairie

héréditaire. Et Grégoire de réaffirmer le principe révolutionnaire du mérite personnel qui tient lieu de la

vraie noblesse sans distinction de naissance ou de couleur. En procureur de l’esprit public, Grégoire

invoque « le tribunal de la religion et de la philosophie » pour combattre la nomination de sénateurs qui

serait exclusivement du ressort royal et qui se passe des trois autorités formant pourtant le pouvoir

législatif. Le principe de représentation de la nation est ainsi escamoté, argue Grégoire, puisque l’élu n’est

que « l’homme du monarque », le peuple privé jusqu’au droit « de révoquer ses délégués », même s’ils ont

failli à défendre ses intérêts.

Dans la troisième partie, Grégoire, reprenant les enjeux de ses anciens combats de député, s’attaque

aux silences de la Constitution sur des problèmes d’importance : la question du veto royal, par exemple,

sera-t-il absolu ou suspensif ? Rien non plus sur ce qui établit le droit de cité et les qualités de citoyen,

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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remarque-t-il. Encore rien sur toutes les créations des Comités révolutionnaires d’instruction publique,

l’unité monétaire, les poids et mesures, les établissements scientifiques, l’agriculture, l’industrie, le

commerce, bref tout ce qui a contribué au progrès de la France et à son ancienne prospérité. Si la liberté de

presse est prévue, elle n’est néanmoins pas garantie comme elle le devrait, observe Grégoire. Enfin, pour

terminer ces remarques sur la Constitution, ses omissions, ses lacunes, ses silences, la passivité où elle

enferme le peuple, Grégoire relève que ce « squelette décharné » comme il la qualifie, qui fait fi à la fois

des « lumières du siècle » comme de « l’expérience acquise pendant vingt-cinq ans de révolution et de

calamités », ne mentionne aucune disposition de révision ou d’amélioration.

La dernière partie, faite d’observations morales et politiques relatives aux « circonstances actuelles »,

reprend dans les mêmes termes véhéments les griefs dressés par Grégoire dans son Projet de déchéance

contre la tyrannie napoléonienne et le « joug exécrable qui pesait sur l’humanité », avilissant les hommes

en même temps que les corps constitués, et comptant sur leur « besoin de ramper ». Grégoire souligne

alors la nécessité de former la morale d’un peuple et de ses gouvernants « par les mains de la religion »,

faisant une fois de plus de celle-ci le ressort le plus puissant pour un bon gouvernement.

Se prévalant de la rectitude de sa conduite de patriote, lui qui a voté, rappelle-t-il, contre tous les actes

anti-démocratiques de Napoléon, « contre la création d’une noblesse, contre l’impérialité, l’usurpation des

États romains, le divorce, les proscriptions sous le nom de conscriptions, etc. », Grégoire conclut ses

réflexions sur la constitution nouvelle, en adjurant le nouveau gouvernement de ne pas faire, à l’exemple

de Napoléon, rétrograder la France. Mais, au contraire, de se montrer à la hauteur des « progrès de l’art

social », de l’émancipation de l’esprit humain et des « notions immuables du droit des peuples ».

Les derniers vœux de son testament politique sont en cohérence avec les principes qui ont guidé toute

sa vie. Ils sonnent en même temps comme un avertissement prophétique à l’adresse de tout gouvernement.

Celui-ci pour éviter les révoltes engendrées par l’intolérance, l’égoïsme et le mépris des droits communs,

ne doit user que d’un seul moyen : faire régner la paix, l’unité et la vertu :

Puisse un gouvernement nouveau se pénétrer de l’idée qu’il importe à son existence de ne pas concentrer ses

affections dans un cercle tracé par l’esprit de parti qui n’est pas l’esprit public, mais d’identifier son intérêt

avec celui de la grande famille, d’abjurer franchement des prétentions qui, désavoués par les lumières du

siècle, loin d’affermir un trône, le laisseraient ou le feraient écrouler peut-être au milieu des déchirements.

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LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ

CONCLUSION

La lutte entre le despotisme et la liberté, est le même qu’entre les

ténèbres et la lumière. C’est le combat d’Arimane et d’Oromase ;

commencé avec le monde, il ne finira qu’avec lui. Voyez combien il

faut d’années, de siècles même, pour civiliser un peuple, et avec

quelle promptitude il rétrograde vers la barbarie (Plan

d’association générale).

Grégoire exclu de la vie politique, pire encore, renvoyé comme un domestique de l’Institut national

dont il avait été l’un des fondateurs, son projet de « république chrétienne » ayant fait long feu, faute de

république et faute d’église constitutionnelle, ne se décourage cependant pas. Sisyphe auto-désigné,

inlassable, faisant remonter, à travers tous les régimes qu’il a traversés, de la Terreur à la Restauration, la

pente des intolérances et des despotismes à la démocratie, à la liberté, à la « civilisation », il s’assigne,

pour ses dernières années, une mission à la mesure de son indéfectible espérance dans la force

bienveillante de la Providence. Le dernier projet dont « l’ami des gens de toutes les couleurs »,

transcendant États, nations et régimes, caresse la réalisation est un plan d’association internationale entre

savants, un plan dans la longue durée qui pourrait très bien s’intituler un « plan général de régénération »

de l’espèce humaine98. Ses multiples dimensions, morales, religieuses et politiques, en font, à la fois, une

récapitulation de ses combats passés dont il dégage une leçon de tolérance indéfectible pour l’avenir et

une anticipation enthousiaste d’une république cosmopolite idéale, qui « sans être anarchique », sera

« acéphale dans le sens étymologique de ce mot qui exclut la domination », précise Grégoire, et où les

élites intellectuelles de tous les pays du monde feront avancer de front la vertu et les lumières, pour le plus

grand bonheur du plus grand nombre de citoyens.

Ce projet qui vient succéder plus laïquement, à première vue, et peut-être de façon plus stratégique, à

son entreprise de chrétienté républicaine, est la dernière tentative de Grégoire de réunir par cette

« nouvelle alliance », élargie à l’univers, une confédération interdisciplinaire d’hommes (et de femmes,

comme il le dit explicitement), des « éleuthérophiles » des Deux-Mondes œuvrant confraternellement

98 Comme le fait remarquer très justement Bernard Plongeron dans sa substantielle introduction à son édition abondamment

annotée du Plan d’association générale entre les savants, gens de lettres et artistes, pour accélérer les progrès des bonnes mœurs

et des lumières (1817) et de l’Essai sur la solidarité littéraire entre les savants de tous pays (1824), dans son livre L’abbé

Grégoire et la République des savants, Paris, CTHS, 2001.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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selon l’idéal, ensemble moral et politique, chrétien et républicain à la régénération morale et scientifique

de l’humanité, ou comme il la voit, de « toutes les sections de la famille universelle », présente et à venir.

Nous venons de dire que c’est un projet, à dominante laïque, à première vue, car, à y regarder de plus

près, et à condition de brider notre impatience devant l’insistance de l’abbé Grégoire à revenir, bien de son

temps, sur la nécessité de la morale en politique, le « plan d’association » est en fait une reprise polémique

et politique de sa société de philosophie chrétienne. C’est encore, plus tenacement, la résurrection,

organisée dans tous les détails de son exécution, de la défunte classe de sciences morales et politiques

d’un Institut (inter) national chrétien dont les membres sont appelés à faire « par leurs discours, leurs

écrits, leurs exemples [...] une guerre simultanée et infatigable au vice et à l’ignorance, sources

empoisonnées des malheurs du monde ».

Tel est l’objectif explicite que lui assigne Grégoire. Il ne faut pas oublier non plus que le projet

s’inscrit dans le contexte de son Histoire générale des sectes religieuses, monument de sociologie

comparée des religions avant la lettre, certes, comme on l’a dit, mais aussi machine de guerre contre

l’athéisme des savants ou des écrivains, ses collègues, ce grand vecteur de corruption et d’immoralité. Ces

écrits se situent également, sous leur aspect plus purement théorique, dans la mouvance de l’Idéologie qui

tendait à terme à une Idéocratie intellectuelle et morale se préoccupant d’éduquer non seulement les

esprits mais les cœurs et les corps des citoyens99.

Grégoire, plus que jamais pendant ses dernières années, est persuadé que les enseignements de la

religion sont le garant primordial du fonctionnement démocratique : « Charité est le cri de l’Évangile »,

aura-t-il insisté un peu partout, et encore, dans le Plan : « l’Évangile sera à jamais un boulevard contre le

despotisme ». Il a également coutume de poser que les objets techniques, les objets servant au travail

quotidien, par exemple, « la charrue de Guillaume »100, sont plus utiles à l’humanité que n’importe quelle

œuvre artistique ou littéraire. Celles-ci servent seulement la gloire d’un individu ou flattant la vanité des

mécènes ne sont bonnes qu’au divertissement d’une élite. Il argue, de la même manière, que pour les

progrès de la civilisation, pour le bonheur collectif des civilisés101, la vertu est plus puissante que les

99 Grégoire partage le projet des Idéologues de mettre en place une morale républicaine, qu’il appelle comme eux « l’art de la

science sociale ». 100 Il s’agit d’une charrue en acier attribuée à Guillaume 1er , roi des Pays-Bas (1772-1843) dont le caractère prometteur était vanté

par les Sociétés d’Agriculture du moment, comme on peut le lire dans les nombreuses livraisons de La Décade qui en fait l’éloge.

Grégoire écrit dans ses Mémoires que « si la charrue Guillaume réalise les espérances qu’elle a fait concevoir, cet instrument est

plus précieux que tous les chefs-d’œuvre de la galerie du Louvre ». 101 Ce n’est pas que Grégoire méprise les sciences, les arts ou les lettres, seulement en « homme engagé », il est très loin de ce

qu’on appellera plus tard « l’art pour l’art » ou même d’une sensibilité esthétique. Par ailleurs, en son temps, l’artiste est encore

peu dégagé du mécénat de ses riches commanditaires. On ne saurait rapprocher son attitude de celle de Jean Bon Saint-André

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LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ

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lumières, ergo plus utile, du point de vue moral et religieux. Nul n’entrera par conséquent dans

l’association des savants, des gens de lettres et des artistes, s’il n’est d’abord vertueux. Grégoire, jusqu’au

bout citoyen-prêtre engagé, conteste avec véhémence les thèses qui dissocient talent et bonnes mœurs, ne

pouvant admettre que le vice puisse produire quelque chose de bon, ni que la science ne soit pas au service

des besoins sociaux.

Grégoire oppose donc la Sainte alliance, « expresse ou tacite », des hommes libres parce que moraux,

ouverte sur l’avenir, à l’alliance despotique des rois qui perpétuent l’ignorance de leurs sujets et les font

retomber dans les ténèbres du Moyen Âge. La Sainte alliance, sainte parce qu’elle est du côté de la vérité

et de la liberté, nouvelle Encyclopédie vivante qui ajoute à l’Encyclopédie pré-révolutionnaire non

seulement la combinaison interdisciplinaire active des savoirs et des techniques, source première

d’innovation, mais aussi l’association dynamique des « cœurs » et des sentiments généreux, agira alors

pleinement comme ferment et soutien des progrès de l’humanité, préparant « aux nations une nouvelle

ère ».

Au clergé à qui était réservée la tâche, selon l’apologétique chrétienne à la veille de la Révolution de

combattre philosophes et hérétiques pour préserver, en les faisant exclure de la communauté chrétienne,

l’unité et la paix du royaume, Grégoire substitue le corps patriotique des nouveaux « philosophes »

chrétiens, structuré comme son « agence du clergé », soudé par une éthique commune, et œuvrant

transversalement à travers disciplines et continents, « sans distinction, précise bien Grégoire, d’origine, de

sexe, d’état, de couleur et de croyance », pour ouvrir, en avant-garde militante, la marche irrésistible des

bonnes mœurs et des lumières. Représentant le fer de lance de l’humanité, la République des Lettres

s’opposera de façon continue à « la conspiration permanente des féodaux de tous les pays contre la justice,

la raison et le droit des peuples ».

Deux textes viennent donc compléter le legs intellectuel de Grégoire. Notre conclusion s’adosse à leurs

développements combinés pour dégager le caractère heuristique, le caractère actuel, malgré tous ses partis

pris, du discours de Grégoire dans sa double dimension épistémologique et idéologique, c’est-à-dire

politico-morale.

C’est d’abord le Plan d’association générale entre les savants, gens de lettres et artistes, pour

accélérer les progrès des bonnes mœurs et des lumières (1817). Grégoire annonce dans l’avertissement

l’avoir rédigé à l’invitation de Sir John Sinclair, son ami, économiste et membre du Parlement

d’Angleterre, après en avoir lu une première version à l’Institut en 1796. Puis un peu plus tard, il publie,

en 1824, l’Essai sur la solidarité littéraire entre les savants de tous pays qui reprend les lignes de force du

s’exclamant que la République n’a pas besoin de savants. Ici c’est le patriotisme qui prime, là c’est tout ce qui n’est pas éternel

qui passe au second plan.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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projet d’association générale tout en développant plus largement les notions morales, la trame du lien

social.

Le Plan présente comme la Déclaration des droits et des devoirs corrélatifs des savants donnant le coup

d’envoi à la nouvelle république des lettres, espace institutionnel symbolique pour commencer, et qui

devrait libérer, à la longue, sur le modèle des grandes établissements de la Convention pour « les sciences,

les lettres et l’instruction publique, une sociabilité républicaine s’inspirant de celle que cultivait les « Amis

de la vérité ». C’est l’idée — préfigurant l’espace communicationnel d’Habermas — reprise des

Idéologues que la discussion de pensées, argumentées rationnellement et librement communiquées, est

capable de former l’opinion publique et, à la longue, lorsqu’elle est relayée par les institutions politiques

et culturelles d’agir sur le pouvoir, comme il en a déjà fait l’expérience dans sa vie politique. Il suffit,

s’écrie Grégoire, « d’avoir un peu d’avenir dans la tête pour sentir l’impossibilité de refouler les nations

Européennes dans les ornières de Moyen Âge ». L’Essai, pour sa part, insiste davantage sur les devoirs

mutuels des membres de cette république, sur la notion de responsabilité et de réciprocité, et surtout,

comme le titre l’indique, sur le principe de solidarité qui réunit pour Grégoire, dans ses consonances

humanistes et civiques universelles, la fraternité républicaine à la charité chrétienne pour cimenter les

sociétés humaines régénérées102.

Somme toute, le Plan est le contrat social de Grégoire qui se rapporte du reste à plusieurs reprises à

Rousseau103, un contrat social explicitement chrétien néanmoins assurant entre gouvernants et gouvernés

l’exercice de la morale évangélique en « harmonie parfaite » avec la liberté politique de tous les associés

garantie par le dogme du peuple souverain. L’Essai serait l’équivalent du chapitre 5 du Livre IV du

Contrat social, risquera-t-on quand même. Grégoire y développe le principe fondamental d’une religion

civique, faisant communier les citoyens sous l’horizon transcendant de la solidarité, principe « d’union et

d’oubli », comme il dit magnifiquement, c’est-à-dire principe d’une tolérance active, « boulevard » contre

l’intolérance et le fanatisme, facilitant, aux rebours exacts de la Sainte Alliance des trois rois, « la

gravitation générale des peuples vers la liberté », affaiblissant « progressivement » et détruisant, enfin,

« les préventions locales, les haines nationales ».

Ces deux textes sont lestés de plus de trente ans d’expériences politiques, religieuses et culturelles, et

Grégoire ne se fait pas faute de rappeler ses responsabilités passées en ces domaines, ses écrits appuyant

102 Bernard Plongeron fait remarquer que le principe de solidarité liant la confédération des savants s’inspire également « du

Corps mystique, théologie développée par Paul, dans sa Première Épître aux Corinthiens (ch.12) », op. cit., p. 193. 103 On pourrait aussi penser que le plan d’association proposé par Grégoire répond à sa manière au concours ouvert l’an VI par

l’Institut national qui demandait : quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple ? Say avait présenté

son Olbie, fable économico-morale qui allait devenir célèbre mais qui ne remporta pas le prix ; Ginguené le rapporteur du

concours, jugeant, au nom du jury, que le texte, pourtant précurseur du Traité d’économie, reposait surtout sur des exemples.

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LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ

113

ses anciens combats comme représentant du peuple, et aussi l’active correspondance avec des « écrivains

des contrées les plus lointaines » ayant servi à former ces relations avec de nombreuses sociétés savantes

préludant à son projet. C’est dire d’emblée que le projet nouveau d’association se fonde sur un modèle

déjà éprouvé, le sien, comme aussi sur le modèle des institutions culturelles révolutionnaires « fondées ou

agrandies » par la Convention, souligne Grégoire, mais il est élargi à l’échelle universelle de tous les

« bons esprits », sous toutes les latitudes.

Le Plan est mis sous la bannière des progrès de la civilisation. Mais Grégoire rejoignant ici Rousseau il

nous faut l’entendre autrement que les Encyclopédistes nous ont accoutumé à le faire. Selon sa méthode

habituelle, Grégoire prend soin de définir le concept dont il fait l’enjeu central de son discours dans sa

double dimension et, en même temps, en profite pour poser la clé de voûte immuable de sa paideia : que

ce soit dans l’éducation des individus ou des peuples, « la morale est première ». Pour les progrès de la

civilisation, déclare-t-il, « les lumières sont utiles, les vertus sont nécessaires, si nécessaires que rien ne

peut les suppléer ».

Grégoire fait la distinction entre, d’une part, l’ordre de l’utilité duquel ressortissent les lumières et les

progrès qu’elles entraînent, et, d’autre part, les bonnes mœurs, critère qui joue à la fois sur le plan spirituel

des âmes et sur le plan institutionnel de l’armature juridique de la société, puisque ce sont les bonnes

mœurs qui font les bonnes lois, et réciproquement.

Le critère de l’utile opère sur le plan pragmatique de la communauté internationale à former. Grégoire

prescient remarque : « les nations ayant été pour ainsi dire transvasées les unes dans les autres, elles ont

une tendance à se rapprocher. On est moins Français, moins Allemand, moins Russe et l’on est plus

Européen ». Il commande les développements « épistémologiques » encore très actuels concernant

l’organisation scientifique de l’association, le nouvel esprit scientifique qui l’animera, les travaux qui

seront menés ainsi que les moyens d’accélérer et de croiser entre elles recherches et innovations. Celles-ci

ne peuvent plus être le fait de quelques génies isolés. Le travail doit se faire désormais en commun,

préconise Grégoire, en rappelant la nouvelle optique qui commence à prévaloir à l’époque moderne : de

même que « tout est lié dans la nature », de même les connaissances ne resteront pas isolées mais se

féconderont l’une l’autre.

Les savants œuvreront en commun, se partageant de façon interdisciplinaire le travail pour reculer les

« limites actuelles de la science » sans rivalité ni concurrence : « on reviendra d’ailleurs, prédit Grégoire, à

ce principe du droit des gens que les sciences et ceux qui les cultivent ne sont point en guerre ». Il

s’impose, écrit Grégoire, décrivant les conditions à venir de l’activité scientifique, d’encourager la

communication active entre lettrés, la diffusion des découvertes, la circulation des écrits, la liberté de

presse. Tout ce mouvement devra être stabilisé périodiquement avant de reprendre une nouvelle énergie

par l’organisation de congrès savants triennaux, une sorte de « diète, écrit Grégoire, qui serait la

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

114

représentation œcuménique de la république des lettres », où l’on fera l’état des lieux et où l’on examinera

ce qui reste à faire, stimulant les découvertes ou l’ouverture de nouveaux chantiers de travail par des prix

et des concours.

L’objectif final qu’il fixe aux entreprises scientifiques écarte l’idée d’une recherche purement

désintéressée. La science demeure au service de la société et la théorie doit se combiner avec la pratique

pour l’amélioration des techniques. Il s’agit toujours, comme au moment de son rapport pour l’installation

du Conservatoire des Arts et Métiers, « d’appliquer les vérités découvertes aux besoins de la société et les

théories savantes au perfectionnement des arts et métiers ».

Ce congrès sera aussi un modèle de tolérance où auront « un droit égal d’y siéger » les savants et les

hommes de lettres, venant des diverses contrées du globe, et appartenant à toutes les religions. « Les

sciences, réaffirme Grégoire reprenant mutatis mutandis l’argument central de son Discours sur la liberté

des cultes, n’appartiennent exclusivement à aucune [...] Le carré de l’hypoténuse [...] le calcul d’une

éclipse, le gréement d’une frégate ne sont ni chrétiens ni musulmans ». Ces savants travailleurs et

vertueux, puisque religieux et respectueux des lois et de l’autorité civile, viendront trouver enfin dans leur

participation aux congrès, la reconnaissance de leurs talents et une « nouvelle énergie par le

rapprochement des lumières et des sentiments ».

Le critère pragmatiste obéit lui-même à un méta-critère jusqu’à s’y confondre : le bien commun, le

bien de l’humanité, car « rien n’est réellement utile que ce qui est juste et vrai », précise Grégoire. C’est

pourquoi l’avancement des lumières dépend de ce qui convient à l’esprit public et respecte la législature

nationale ; mieux encore, l’avancement des lumières va idéalement de pair avec l’avancement de

l’humanité. Une orientation qui profite non seulement aux seuls intellectuels mais s’étend à tous les

mortels. Les travaux de cette société embrassant « le cercle entier des sciences, des lettres et des arts »

doivent, soutient Grégoire, « tourner au profit des mœurs, plus encore que l’accroissement des sciences ».

Aussi bien les membres de l’association seront énergiques, généreux, ennemis du despotisme, probes,

bref moraux et, couronnant le tout, surtout religieux. C’est de cette manière qu’ils pourront, prêchant

d’exemple, s’atteler non seulement à lutter par la dissémination des lumières pour l’émancipation des

peuples muselés par l’ignorance mais aussi, comme l’espère Grégoire, à « rappeler la nature humaine au

rang élevé d’où elle est déchue », et par là, à « empêcher le mal et à faire le bien ».

La morale qui guide les lettrés, les scientifiques et les artistes dans leurs tâches rejoint ainsi, sans hiatus

concevable pour Grégoire, la morale du christianisme qui a produit la plus accomplie et la plus universelle

des révolutions. Il s’agit de l’imiter, fait valoir Grégoire, car cette révolution a su faire reculer « la

barbarie » dans toutes les régions du monde, restaurer la dignité humaine, « adopte[r] et sanctifie[r] tout ce

qui peut éclairer et améliorer les hommes ». Le succès du christianisme, modèle de tolérance et, en même

temps, de saine politique, est d’avoir su placer « sur deux lignes parallèles les vertus et les lumières ».

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LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ

115

Voici résumée d’une seule phrase la démarche dont Grégoire est l’exemple vivant, sorte de mot d’ordre

à inscrire au frontispice de son grand projet. Conçue au bénéfice de la « grande famille » intemporelle et

mondiale, porteuse d’avenir, soucieuse de l’Histoire à faire : « la vertu et la vérité, enjoint Grégoire, sont

un héritage que nous devons transmettre à la postérité », « l’Utopie » qu’il propose, même si elle reste

sans exécution, sera « encore une chose utile », autrement dit, juste et vraie, nous rappelle, tourné vers la

raison future, l’apologète des Républiques.

S’il était un homme, qui, dans cette assemblée [la Convention], eut été souvent outragé, conspué pour avoir

demandé la suppression de la peine de mort, pour avoir défendu les monuments des arts, les lettres et ceux qui

les cultivent ; qui eut été couvert d’opprobres et menacé du dernier supplice, comme fanatique, pour avoir

réclamé la liberté du culte et proclamé au milieu de furibonds son attachement aux principes religieux ; cet

homme, peut-être, aurait-il quelque droit de se placer en avant de l’époque actuelle pour atteindre celle où les

passions calmées permettront à la raison de se faire entendre.

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DEUXIÈME PARTIE

FORMER LE FAISCEAU DE LA RÉPUBLIQUE

L’abbé Grégoire

Médaillon en bronze de David d’Angers, Paris, Musée Carnavalet

Le pasteur Oberlin, qui a rencontré Grégoire alors âgé de trente

cinq ans, pendant un voyage en Suisse, fait de lui ce portrait, à la

Lavater :

Voici donc ce que je crois entrevoir dans votre silhouette : le

front, le nez : très heureux, très productifs, ingénieux ; le front :

haut et renversé avec le petit enfoncement : un jugement mâle,

beaucoup d’esprit, point ou guère d’entêtement, prêt à écouter son

adversaire ; idées claires et désir d’en avoir de tout. Le nez :

witzig... spirituel, mais bien impérieux. L’acquisition de la

profonde et cordiale humilité évangélique vous fera un peu de

peine ; elle sera en vous vertu acquise etc. ; le tout : un homme peu

tranquille qui, par son activité et capacité, peut faire beaucoup de

bien à la société » (R. Peter, « Le pasteur Oberlin et l’abbé

Grégoire » dans Bull. Soc. Hist. du Protestantisme français,

CXXVI, 1980, 297-325).

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PRÉSENTATION

On trouvera ci-après, par ordre chronologique, l’éventail des principaux textes marquant les temps

forts des luttes menées par l’abbé Grégoire, en sa qualité d’homme politique indissociablement lié au

militant chrétien et au savant. Nous avons appuyé sur eux nos analyses des chapitres précédents. Pour

éviter de faire double emploi, nous ne faisons pas figurer dans ce recueil succinct, les textes qui ont fait

l’objet de rééditions récentes et longuement présentés.

Rappelons brièvement, sans vouloir répéter la présentation ni les commentaires que nous en faisons au

cours de notre étude, la situation historique de chacun.

— Les deux premiers textes, la Motion en faveur des Juifs, par M. Grégoire, curé d’Emberménil,

député de Nancy, précédée d’une Notice historique sur les persécutions qu’ils viennent d’essuyer en

divers lieux, notamment en Alsace et sur l’admission de leurs députés à la Barre de l’Assemblée Nationale

(Paris, Belin, 1789, cote BNF 8º Ld184.28) et le Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de

Saint-Domingue et des autres îles françaises de l’Amérique par M. Grégoire... adressé à l’Assemblée

nationale par M. Grégoire (Paris, Belin, 1789) sont tous deux de 1789, la Motion est du 1er août tandis que

le Mémoire est publié le 22 octobre peu après que Grégoire ait reçu à l’Assemblée une délégation de gens

de couleur. Ces textes datent du tout début de la carrière de Grégoire comme député à l’Assemblée

constituante.

La Motion est en fait un résumé des idées développées par Grégoire dans son Essai sur la régénération

physique, morale et politique des Juifs, couronné en 1788 par l’Académie de Metz (réédité par Robert

Badinter en 1988 chez Stock ainsi que par Rita Hermont-Belot, également en 1988, Flammarion, coll.

« Champs »). La Motion donne le coup d’envoi de la longue bataille pour demander d’accorder le droit de

citoyenneté aux Juifs. Grégoire obtint sur ce point rapidement satisfaction puisque la Constituante vota le

décret le 27 septembre 1791. Grégoire reprit plus systématiquement sa réflexion sur la question, en

publiant, notamment, comme nous l’avons vu, en 1807 des Observations nouvelles faites sur les juifs et

spécialement ceux d’Allemagne ainsi que Sur les juifs et spécialement ceux d’Amsterdam et de Francfort

quelque temps après sa visite des communautés juives d’Amsterdam et de Francfort.

Le Mémoire date lui aussi de 1789 ; ce combat contre la traite et l’esclavage est inséparable pour

Grégoire de son combat réclamant « la tolérance en faveur des juifs », comme il le précise lui-même à la

fin de sa Notice historique précédant sa Motion. Le Mémoire est le premier écrit de Grégoire dans la

longue suite de ses textes où il milite tout au long de sa carrière pour l’égalité civique, contre le racisme et

enfin pour la décolonisation. Grégoire et ses amis de la Société des Amis des Noirs verront leurs efforts

aboutir avec l’abolition de l’esclavage le 4 février 1794.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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— Le Discours sur la liberté des cultes (cote BNF 8º Le38.1109), imprimé par Maradan quelques jours

après sa lecture par Grégoire devant la Convention le 1er nivôse an III (21 décembre 1794) est une pièce

extraordinaire qui relève d’une opération délibérée destinée à alerter l’opinion publique européenne.

Grégoire bien qu’il fit front durant trois quarts d’heure, à la tribune, aux hurlements que provoqua son

discours, ne put réussir à l’achever. Ce ne fut que le 3 ventôse (le 21 février 1795) que l’Assemblée

décréta la séparation entre Église et État que réclamait Grégoire, décret qu’ajoute Grégoire à la deuxième

édition de son discours. Entre-temps Grégoire avait adressé à ses diocésains, le 24 décembre 1794, une

Lettre pastorale sur la liberté des cultes qui résume les arguments de son Discours. Enfin on notera,

quelques années plus tard, en 1797, coïncidant avec le rapport sur les travaux du premier concile national,

organisé par Grégoire, la publication d’un second Discours sur la liberté des cultes, devant le Conseil des

Cinq-Cents, dont l’objet est moins général et dans lequel Grégoire se réclame du libre exercice des cultes

pour continuer à « chômer les dimanches ». Il s’agit du Discours sur la liberté des cultes, lors de la

discussion du rapport fait par Duhot, concernant la célébration civile du décadi, séance du 25 frimaire an

6 (15 décembre 1797), Paris, Imprimerie nationale, nivôse an VI (cote BNF 8º Le43.1630).

— La Lettre du citoyen Grégoire, évêque de Blois, à Don Ramon-Joseph de Arce, archevêque de

Burgos, grand inquisiteur d’Espagne. Paris, Impr. Chrétienne, s.d. (cote BNF 8º HZ 1573), parut dans les

Annales de la religion, le 22 février 1798 (4 ventôse an 6). Grégoire prit soin de la faire traduire en

espagnol et de la diffuser dans toutes les colonies françaises et espagnoles. Grégoire, au faîte de son

influence comme chef de l’Église constitutionnelle, demande la suppression de l’Inquisition. En réaction,

les inquisiteurs d’Espagne font imprimer des sermons pendant qu’à Paris le Père Raymond Gonzales,

franciscain de l’Observance, prêche contre cet ouvrage, le 23 novembre 1798. La Lettre intervient à un

moment stratégique des tentatives pour instaurer la « paix religieuse » et lutter contre l’athéisme.

— Le Rapport fait par le citoyen Grégoire, au nom d’une commission spéciale (composée des citoyens,

Fabre, Luminais, Bonaparte, Mortier-Duparc et Grégoire), sur le Conservatoire des arts et métiers,

devant le Conseil des Cinq-Cents, à la séance du 17 floréal an 5 (publié en l’an 6 [6 mai 1798], Paris,

Imprimerie nationale, cote BNF 8º Le43.1958), est le second rapport sur la création de cette importante et

innovatrice institution révolutionnaire. Les arguments d’un rapport à l’autre sont sensiblement les mêmes.

Le second rapport revient à la charge pour préciser le projet d’installation de l’établissement dans

l’ancienne abbaye de Saint-Martin-des-Champs.

— Le Projet de déchéance de Napoléon (1814), est un pamphlet virulent qui illustre en ombre portée

toutes les valeurs républicaines défendues par Grégoire tout au long de sa vie politique. Nous reproduisons

ce texte d’après la version que rapporte le biographe et exécuteur testamentaire de Grégoire, Hyppolite

Carnot dans sa Notice historique sur Grégoire (Paris, A. Dupont, 1837, 2 vol., cote BNF 8º La33.65)

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PRÉSENTATION

121

précédant les Mémoires biographiques. Carnot nous dit avoir trouvé ce document parmi les papiers de

Grégoire et date sa rédaction des premiers mois de 1814.

— De la Constitution française de l’an 1814, Paris, Le Normant, 17 avril 1814 (cote BNF 8º

LB45.177A) est écrit dans l’indignation ressentie par Grégoire devant les agissements des sénateurs, au

lendemain de la chute de Napoléon. Chargés de rédiger un acte constitutionnel, il les trouve plus

préoccupés de maintenir leurs privilèges que de préparer les bases d’une constitution libérale. Malgré

l’opposition de Grégoire, Garat et Lanjuinais, l’acte, préparé dans la journée du 4 avril par une

commission de cinq sénateurs, est présenté le lendemain au gouvernement provisoire puis apporté, le 6

avril, au Sénat assemblé qui fait passer le décret sans que le texte soit au préalable imprimé ni distribué.

Grégoire ne remettra plus les pieds au Sénat de ce jour jusqu’au 26 avril, date à laquelle le Sénat fut

supprimé. Il ne fera pas partie de la nouvelle Chambre des pairs. La brochure de Grégoire qui rendait

compte de ce qui s’était passé au Sénat fut réimprimée quatre fois dans l’espace de quelques semaines et

déchaîna contre lui une pluie de pamphlets. Grégoire fit aussitôt imprimer une Réponse aux libellistes.

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS, PAR M. GRÉGOIRE, CURÉ D’EMBERMÉNIL,

DÉPUTÉ DE NANCY, PRÉCÉDÉE D’UNE NOTICE HISTORIQUE SUR LES

PERSÉCUTIONS QU’ILS VIENNENT D’ESSUYER EN DIVERS LIEUX, NOTAMMENT

EN ALSACE ET SUR L’ADMISSION DE LEURS DÉPUTÉS

À LA BARRE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE

(1789)

•••

NOTICE HISTORIQUE

••• La dispersion des Juifs, errants, malheureux, proscrits dans tout l’Univers depuis dix-huit siècles, est

un événement unique dans l’Histoire. J’ai toujours cru qu’ils étaient hommes ; vérité triviale, mais qui

n’est pas encore démontrée pour ceux qui les traitent en bêtes de somme, et qui n’en parlent que sur le ton

de mépris ou de la haine. J’ai toujours pensé qu’on pourrait recréer ce Peuple, l’amener à la vertu, et

partant au bonheur. Un Mémoire que j’avais fait à ce sujet, circula parmi mes confrères de la Société

philanthropique de Strasbourg ; Société actuellement dissoute, à mon grand regret. Ce fait a précédé

d’environ deux ans l’impression de l’Ouvrage de M. Dohm sur les Juifs, et l’émission de la loi impériale.

L’an dernier, j’ai donné un Ouvrage assez étendu sur la régénération de ce Peuple, le Public n’a pas vu sans intérêt la même cause défendue par un Curé Catholique, un Avocat et le fils d’un Rabbin ; car dans le même temps parurent deux Écrits intéressants sur ce sujet, l’un de M. Thiéry, avocat à Nancy, l’autre de M. Zalkind Hourvits, Juif Polonais, attaché à la Bibliothèque du Roi, qui voulant concourir à libérer la dette publique de la France, vient de faire la cession perpétuelle du quart de sa pension.

Basnage, Holberg, Schudt, et quelques autres, ont travaillé sur l’Histoire du peuple Juif depuis la

dispersion. Leurs Ouvrages, quoique savants, en laissent désirer d’autres ; et le Public perd à ce que M. de

Boissy, qui a donné deux volumes de supplément, n’ait pas rempli cette tâche en entier. J’espère exécuter

un jour cette entreprise, et je réclame la bienveillance de quiconque voudra bien me communiquer des

Observations et des Mémoires, que je recevrai avec reconnaissance.

Les États-Généraux ayant été convoqués, les Juifs Portugais, naturalisés en France depuis Henri II, ont figuré dans les Assemblées électives. À Bordeaux, quatre d’entre eux ont été choisis pour concourir à la nomination des Représentants à l’Assemblée Nationale. MM. David Gradidxi, Électeur, Furtado, l’aîné, Azevedo et Lopès du Bec ; quelques voix seulement ont manqué au premier pour être Député à l’Assemblée nationale. Le Public a lu avec plaisir la lettre qu’ils m’ont adressée relativement à leurs frères malheureux : elle est très intéressante, aux louanges près qui me concernent.

Les Juifs d’Alsace, de Lorraine et des Trois-Évêchés, Allemands d’origine, ne jouissent pas des droits

de Citoyens ; mais le Ministre voulant alléger leurs peines, leur a permis en Avril dernier de s’assembler

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

124

dans chacune de ces Provinces par-devant leurs Syndics, à peu près dans la forme réglée pour les élections

des Baillages, de rédiger leurs Cahiers de doléances, et de nommer deux Députés pour chaque Province.

Ont été choisis, MM.

Gaudchaux Mayer-Cahnt, Louis Wolf, députés de Metz et des Trois-Évêchés ; D. Sintzheim, S. Seligman-Wittersheim, députés d’Alsace ;

Mayer-Mars, Berr-Isaac-Berr, députés de Lorraine. Leurs Cahiers n’ayant pas été imprimés, le Public verra peut-être avec plaisir un Précis de leurs

demandes, dont plusieurs doivent être réfutées ou restreintes.

Après un préambule sur leur existence malheureuse, que l’habitude seule rend supportable, ils implorent l’humanité, et réclament un adoucissement à leurs peines.

Demandes communes aux Juifs des trois Provinces.

Que les Juifs, exempts désormais des droits de protection, supportent toutes les charges, et soient imposés sur les mêmes rôles que les autres Citoyens auxquels ils seront assimilés.

Qu’ils aient la faculté d’exercer les Arts et Métiers, d’acquérir des immeubles, de cultiver les terres, et

de s’établir dans toutes les Provinces, sans être forcés de se réunir dans des quartiers séparés.

Qu’ils puissent exercer leur culte, conserver leurs Rabbins, leurs Syndics et leurs Communautés. Demandes particulières des Juifs d’Alsace.

Qu’au moins pendant douze ans il leur soit permis d’avoir des domestiques Chrétiens, pour aider à diriger les Juifs dans les travaux de l’agriculture ; qu’ils aient la liberté de se marier, liberté qu’on avait restreinte : qu’il soit défendu à tout homme public d’user d’épithètes flétrissantes envers les Juifs dans les Plaidoyers, Actes, Significations, etc.

Demandes particulières des Juifs de Metz

Exemption de la pension de vingt mille livres, payées à la famille des Brancas, pour droit de protection. Droit de participer aux biens communaux des lieux où ils s’établiront.

Demandes particulières des Juifs de Lorraine.

Qu’ils aient des Synagogues, mais sans aucune marque ou décoration extérieure qui annonce un Temple.

En parlant de leurs Rabbins, ils en détaillent les fonctions dont ils désirent la conservation. Le droit de

juger les divorces, d’apposer les scellés, de dresser des inventaires, de nommer des tuteurs et curateurs, de

faire des actes relatifs à la Juridiction tutélaire, de décider les contestations de Juif à Juif, sauf l’appel à

nos Tribunaux.

Que la majorité, fixée chez eux à quatorze ans, soit restreinte aux effets religieux, et réglée par le civil à vingt-cinq comme chez nous.

Qu’ils soient admis dans les Collèges et Universités.

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

125

Que désormais, avant de s’établir à Nancy, un Juif fasse preuve d’une propriété de dix mille livres, de trois mille livres pour s’établir dans les autres villes de la Province, et de douze cents livres pour les villages.

•••••••

Les six Députés arrivés à Paris, ont fait en commun une Requête imprimée, dans laquelle ils

suppriment plusieurs de ces demandes.

Les Juifs de Lunnéville et de Sarguemines ont prétendu que mal à propos ceux de Nancy y avaient énoncé des vœux qui ne sont pas ceux de tous leurs frères de la Lorraine. En conséquence ils ont publié un Mémoire, par lequel ils demandent d’avoir des Rabbins et Syndics, autres que ceux de Nancy, et d’être déclarés admissibles à toutes les places de Citoyens.

Les Juifs établis à Paris se sont plus rapprochés de nous dans leur Requête imprimée ; ils témoignent

que voulant le disputer en patriotisme à tous les Français, ils renoncent au droit d’avoir des Chefs tirés de

leur sein, et demandent d’être au pair de tous les Citoyens, soumis à un plan de Jurisprudence uniforme et

à la police des Tribunaux. Deux autres Mémoires intéressants ont paru en faveur des Juifs, l’un anonyme,

l’autre par M. Bing, Juif de Metz.

Le Lecteur aura sans doute observé que les Juifs d’Alsace demandent la suppression des épithètes odieuses usitées à leur égard. Depuis longtemps une haine secrète couvait contre eux. Enfin elle a éclaté, non seulement en cette Province, mais encore à Lixheim en Lorraine ; on les a chassés et cruellement maltraités.

Cette persécution concourait avec les jours de deuil et de jeûne, observés chez eux en mémoire de la

destruction de Jérusalem et du Temple, au mois d’Ab, ce qui répond ordinairement aux premiers jours

d’Août ; ils se sont réfugiés en foule dans les Cantons Suisses, où ils ont reçu l’accueil que tout homme

doit aux malheureux, et que l’homme sensible leur accorde avec tant d’empressement. Les maux qu’ils

éprouvaient étaient un motif de plus pour demander audience à l’Assemblée Nationale en faveur de mes

Clients. Je la sollicitai ; j’aurais voulu que l’affaire fut discutée et décrétée le jour de la St.-Barthélemy,

pour qu’un acte de justice et de bienfaisance marquât l’anniversaire d’un crime à jamais exécrable.

L’affaire des Juifs fut ajournée plusieurs fois, et chaque fois différée par l’urgence et la multiplicité d’autres occupations.

Dans l’intervalle, la Commission intermédiaire d’Alsace réclame en faveur des Juifs, ils retournent en

tremblant dans leurs foyers ; mais bientôt la fureur de leurs ennemis leur suscite une persécution nouvelle.

On recommence à les maltraiter, on abat les combles de leurs maisons ; on tire même un coup de fusil

dans leurs Synagogues ; nouvelle instance de ma part à l’Assemblée Nationale.

M. de Clermont-Tonnerre élève en leur faveur une voix éloquente ; nous demandons que l’Assemblée autorise le Président à invoquer pour eux la protection du Roi, et qu’il écrive à tous les Officiers publics de l’Alsace une lettre, portant que l’Assemblée Nationale, instruite des dangers qui menacent les Juifs,

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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met leurs personnes et leurs biens sous la sauvegarde de la Loi ; qu’en conséquence tous les Officiers publics doivent interposer leur autorité, et employer tous les moyens que leur suggèreront l’humanité et le patriotisme, pour assurer la tranquillité à cette Nation persécutée. L’Assemblée décrète la demande, la lettre est envoyée par M. Mounier, alors Président. Le Roi leur accorde la protection, et, par son ordre, M. de la Tour-Dupin-Paulin écrit en leur faveur à M. de Rochambeau, Commandant en Alsace. Malgré ces précautions, qui sait si, au moment où j’écris, les Juifs ne sont pas dans les angoisses d’une vie plus orageuse encore, et victimes de cruautés nouvelles ? Voilà donc encore une persécution qui souillera les fastes de notre Histoire ; elle prouve plus que jamais la nécessité d’une éducation nationale et d’une police sévère. La première préviendra les crimes, les usures des Juifs et l’inhumanité de leurs ennemis ; la seconde punira les délinquants.

Si la haine est cruelle, elle est aussi bien lâche. Dans le moment où le malheur accable les juifs, paraît

une brochure atroce, portant pour titre : Révolte des Juifs d’Avignon. On y rapporte leur prétendu complot

pour égorger le Vice-Légat, l’Archevêque, les Officiers municipaux, etc., etc. L’imposture est si grossière,

qu’il semble que la fureur ait chargé la bêtise de la rédiger, pour la présenter à la crédulité. Mais quelle

qu’en soit l’absurdité, il fallait détromper le peuple. On doit savoir gré à M. Gorcas, auteur du Courrier de

Versailles à Paris, etc., de son empressement à détruire la calomnie. La Commune de Paris a fait ensuite

publier une affiche dans laquelle elle expose que d’après les informations faites, et les arrestations de M.

Nardy, Agent d’Avignon, le libelle est un tissu calomnieux ; que la révolte des Juifs est absolument

chimérique, et qu’elle se croit obligée de rendre justice à une classe de Citoyens qui se rend utile.

Les Juifs de Nancy n’ont pas été persécutés ; mais on les a humiliés en les excluant de la Milice Bourgeoise, et vainement d’estimables Citoyens ont condamné cette exclusion ; vainement MM. Ranxin, Valois et Moucherel ont parlé, écrit et imprimé en faveur des Juifs ; on n’a pas voulu pour soldats de la Patrie des hommes que les Parisiens et les Bordelais, plus justes, élevaient au grade de Capitaines.

Revenons à nos Députés Juifs. Après avoir languis pendant deux mois dans l’attente d’une séance

qu’on n’a pu leur accorder plus tôt ; enfin le 14 Octobre à celle du soir, l’avant-dernière de celles que nous

avons tenues à Versailles, les Députés Juifs des Évêchés, d’Alsace et de Lorraine, admis à la Barre de

l’Assemblée Nationale, M. Berr-Isaac-Berr portant la parole, ont dit :

Messeigneurs,

C’est au nom de l’Éternel, auteur de toute justice et de toute vérité ; c’est au nom de ce Dieu, qui, en

donnant à chacun les mêmes droits, a prescrit à tous les mêmes devoirs et c’est au nom de l’humanité

outragée depuis tant de siècles, par les traitements ignominieux qu’ont subi, dans presque toutes les contrées

de la terre, les malheureux descendants du plus ancien de tous les peuples, que nous venons aujourd’hui vous

conjurer de bien vouloir prendre en considération leur destinée déplorable.

Partout persécutés, partout avilis, et cependant toujours soumis, jamais rebelles ; objets chez tous les

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

127

peuples d’indignation et de mépris, quand ils n’auraient dû l’être que de tolérance et de pitié, les Juifs que

nous représentons à vos pieds, se sont permis d’espérer qu’au milieu des travaux importants auxquels vous

vous livrez, vous ne rejetterez pas leurs vœux, vous ne dédaignerez pas leurs plaintes, vous écouterez, avec

quelqu’intérêt, les timides réclamations qu’ils osent former au sein de l’humiliation profonde dans laquelle ils

sont ensevelis.

Nous n’abuserons pas de vos moments, Messeigneurs, pour vous entretenir de la nature et de la justice de

nos demandes ; elles sont consignées dans les Mémoires que nous avons eu l’honneur de mettre sous vos

yeux.

Puissions-nous vous devoir une existence moins douloureuse que celle à laquelle nous sommes

condamnés ; puisse le voile d’opprobre qui nous couvre depuis si longtemps, se déchirer enfin sur nos têtes !

Que les hommes nous regardent comme leurs frères, que cette charité divine, qui vous est si particulièrement

recommandée, s’étende aussi sur nous, qu’une réforme absolue s’opère dans les institutions ignominieuses

auxquelles nous sommes asservis, et que cette réforme jusqu’ici trop inutilement souhaitée, que nous

sollicitons les larmes aux yeux, soit votre bienfait et votre ouvrage.

M. de Fréteau, Président, a répondu :

Les grands motifs que vous faites valoir à l’appui de vos demandes, ne permettent pas à l’Assemblée

Nationale de les entendre sans intérêt. Elle prendra votre requête en considération, et se trouvera heureuse de

rappeler vos frères à la tranquillité et au bonheur. Provisoirement, vous pouvez en informer vos Commettants.

Je me suis levé pour dire :

Attendu qu’on ne peut ajourner à terme fixe l’affaire des Juifs, qu’on leur promette au moins de la traiter

dans le cours de la session présente ; et je demande que leurs Députés, ici présents, aient permission d’assister

à la Séance.

La même faveur avait été accordée à plusieurs députations, sans excepter les Comédiens, lorsqu’ils

apportèrent un don patriotique ; et malgré les réclamations de quelques personnes que je suis fort aise de

ne pas connaître, les deux demandes ont été accordées par l’Assemblée Nationale.

Puisse ma motion, qui n’a pu être prononcée à l’Assemblée Nationale, disposer le Public en faveur des Juifs. Quand leur affaire fera discutée, je redoublerai mes efforts. Ils auront d’illustres défenseurs dans MM. de Mirabeau, Bergasse, d’Antraigues, de Clermont-Tonnerre, Brevet de Baujour, et d’autres honorables Membres. L’éloquence, unie à la justice, vengera l’humanité. Les mêmes voix s’élèveront sans doute en faveur des gens de couleur, dont M. l’Abbé de Cournand a plaidé la cause, et en faveur des Nègres, dont le nom seul rappelle le sentiment des souffrances, et dont tant d’Écrivains, et en dernier lieu MM. de Ladebat, Frossard et autres, se sont constitués les Avocats.

Il est temps enfin que la raison surnage aux préjugés. Au moment où les Français renaissent à la liberté,

oseraient-ils consacrer l’esclavage de leurs frères ? Plaindre les errants, prier pour eux, les aimer, les

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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secourir, tels sont les moyens efficaces que nous propose la sublime morale de l’Évangile pour les

conquérir à la vérité et à la vertu.

MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

(1789)

••• Messieurs,

Vous avez consacré les droits de l’homme et du citoyen, permettez qu’un curé catholique élève la voix

en faveur de cinquante mille Juifs épars dans le Royaume, qui, étant hommes, réclament les droits de

citoyens.

Depuis quinze ans j’étudie les fastes et les usages de ce peuple singulier, et j’ai quelque droit de dire

qu’une foule de personnes prononcent contre lui avec une légèreté coupable. Des préventions défavorables

infirmeraient d’avance tous mes raisonnements, si je ne parlais pas à des hommes qui, supérieurs aux

préjugés, n’interrogeront que la justice. C’est avec confiance, messieurs, que plaidant la cause des

malheureux Juifs devant cette auguste Assemblée, j’adresse à vos esprits le langage de la raison, à vos

cœurs celui de l’humanité.

Après un tableau rapide de l’établissement des Juifs dans les provinces septentrionales de la France, et

des malheurs du peuple hébreu depuis sa dispersion, j’exposerai les causes qui ont altéré les traits natifs de

son caractère ; ce développement sera suivi des moyens de le régénérer, de le réintégrer dans tous ses

droits. La discussion de cette affaire assez neuve exige des détails auxquels je dois descendre ; pour le

surplus, je renvoie aux preuves consignées dans l’ouvrage que j’ai publié sur cet objet. Qu’après cela la

calomnie m’outrage et mes motifs, et ceux des honorables membres qui appuient ma motion, vengeront

l’humanité ; eux et moi ne daigneront pas seulement accorder un sourire de pitié à des inculpations, qui

seraient ridicules si elles n’étaient point trop absurdes. Les âmes honnêtes s’honorent toujours des

clameurs et des insultes des pervers.

Les Juifs, établis en Alsace de temps immémorial, s’y fixèrent plus particulièrement sous Albert

d’Autriche en 1446 ; quand cette province passa sous la domination française, en vertu du traité de

Westphalie, Louis XIV les prit sous sa protection ; ils sont présentement au nombre de vingt ou vingt-

quatre mille ; ils payent au Roi et aux seigneurs divers impôts exorbitants, droit de réception, d’habitation,

de capitation, d’industrie, le vingtième des maisons, etc.

La Lorraine a des Juifs depuis environ quatre cents ans ; leur nombre fut limité en 1733 à cent quatre-

vingts familles, mais présentement ils sont près de quatre mille personnes.

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

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L’établissement des Juifs à Metz remonte à l’an 888 ; après diverses révolutions, quatre familles, tiges

de toutes celles d’aujourd’hui, y obtinrent en 1567 le droit d’indigénat ; leur nombre n’y peut excéder

quatre cent dix-huit familles. Il constate par un calcul de la police, qu’en février 1788 ils étaient dix-huit

cent soixante-cinq individus, qui avec quinze cents autres, répandus dans la Généralité des Trois-Évêchés,

composent environ deux mille quatre cents personnes. Avant de passer outre, je dois, Messieurs, vous dire

qu’en 1715, le duc de Brancas et la comtesse de Fontaine exposèrent au Régent, que chaque famille juive

de cette Généralité devait au roi quarante livres annuelles pour droit de protection, et demandèrent qu’on

leur accordât la jouissance de ce droit ; ils l’obtinrent pour trente ans. Trois ans après il fut converti en une

somme annuelle de vingt mille livres ; les trente ans révolus, les héritiers de cette famille ont obtenu

successivement deux prorogations, dont la dernière doit expirer en 1805, et alors la pension de vingt mille

francs sera, dit-on, substituée à un hôpital de Metz. Je ne sais quelle politique barbare a cru devoir doter

un asile de misère en pressurant les malheureux.

D’autres sont répandus dans diverses villes de la France comme Paris, Lyon, Dieppe, Marseille, etc. La

plupart sont Juifs allemands, ainsi que ceux d’Alsace, Lorraine et Trois-Évêchés ; ils diffèrent à quelques

égards des Juifs portugais, établis surtout à Bordeaux et à Bayonne ; ceux-ci sont naturalisés français, et

jouissent de tous les droits de citoyen depuis Henri II ; et ce serait une idée très fausse de croire que les

Juifs des trois provinces leur sont assimilés.

Les États Généraux ayant été convoqués, la France a vu luire l’aurore du bonheur, un rayon

d’espérance est tombé sur les Juifs. Au mois de mai dernier des lettres du Garde des Sceaux, remises par

les intendants, autorisaient les Juifs à s’assembler par-devant leurs syndics en la manière accoutumée,

pour nommer chacun deux députés dans les provinces respectives, et apporter les cahiers de leurs

doléances, qui devaient être fondus en un seul lors de leur réunion dans la capitale, remis ensuite au garde

des sceaux pour en référer au Roi, ce qui s’est fait ; et M. le Garde des Sceaux actuel m’a renvoyé les

pièces pour en faire usage à l’Assemblée Nationale. Bien des gens se persuadent faussement que les Juifs

ont la liberté civile en vertu de l’édit de 1787, concernant les non-catholiques ; il n’a été homologué au

parlement de Metz qu’en exceptant les Juifs ; il l’a été sans clause restrictive à Colmar et à Nancy ; mais

ils ont toujours été exclus du bienfait de la loi.

Actuellement, Messieurs, je vais tracer rapidement les révolutions du peuple hébreu, depuis sa

dispersion. Cet exposé est nécessaire, pour prouver que la dégradation actuelle des Juifs est une suite

inévitable de l’oppression qui a toujours frappé sur eux, et de la persécution qui les a suivis partout ; en

connaissant les sources du mal, nous trouverons plus facilement les remèdes.

Depuis Vespasien, l’histoire des Juifs n’offre que des scènes de douleurs, et des tragédies sanglantes.

Ce peuple malheureux vit en même temps son temple brûlé, ses villes rasées, sa capitale en cendres, son

corps politique dissous, et ses enfants devenus le jouet de la fortune et le rebut de la terre. Pour aggraver

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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leur désastre, on les força de quitter à jamais une patrie que des motifs puissants rendaient si chère à leurs

cœurs. En s’arrachant des lieux qui les ont vu naître, vers lesquels sans cesse ils tournent leurs regards,

mais qu’ils ne reverront plus, ils se traînent dans tous les coins du globe pour y mendier des asiles ; ils

vont en tremblant baiser les pieds des nations qui les lèvent pour les écraser, et chez lesquels ils

n’échappent au supplice qu’à la faveur du mépris ; leurs soupirs mêmes sont traités comme cris de

rébellion, et la fureur populaire qui s’allume comme un incendie parcourt les provinces en les massacrant.

Les effets de la haine étaient ralentis, lorsque les nations étaient occupées de leurs propres défaites. Le

peuple hébreu n’avait alors que les malheurs communs à supporter, c’étaient ses moments de paix ; mais

la rage de ses ennemis se réveilla, lors des expéditions en Palestine. La population juive parut ne s’être

accrue que pour fournir de nouvelles victimes. À Rouen on les égorgea sans distinction d’âge ni de sexe.

À Strasbourg, on en brûla quinze cents, treize cents à Mayence ; à Trêves, à York, les Juifs enfoncèrent

eux-mêmes le couteau dans le sein de leurs femmes, de leurs enfants, disant qu’ils aimaient mieux les

envoyer dans le sein d’Abraham, que les livrer aux chrétiens ; et Saint Bernard, après avoir pêché la

croisade, s’empressa de prêcher contre la cruauté des croisés.

Quand la féodalité naquit, les Juifs commencèrent à porter dans toute l’Europe les chaînes de la

servitude ; on les soumit à d’énormes impôts, ils payaient même le droit de se convertir. Les croisés

avaient tué les Juifs au nom de la religion, pour s’arroger le droit de les piller ; leurs usures servirent de

prétexte aux princes, pour les piller à leur tour. Une politique barbare calculait ce qu’elle pouvait en

extorquer de numéraire ; c’était leur accorder une grâce insigne, que de se borner à confisquer leurs

immeubles ; la mort était presque toujours le prix du sacrifice de leur fortune. Les règnes de trois de nos

rois, Philippe-Auguste, Philippe le Bel, Philippe le Long, sont marqués en caractères de sang dans les

fastes des Juifs. Ceux de Bretagne, chassés en 1239, par Jean le Roux, duc de cette province ; il déchargea

leurs débiteurs, permit à ceux qui en avaient des effets de les garder, et défendit d’informer contre

quiconque aurait tué des Juifs. Le mépris les destinait à la flétrissure, et la rage aux tourments. Les

chassait-on ? Avant leur sortie du pays ils étaient sûrs de recueillir des outrages, des tourments ou la mort.

Les rappelait-on ? C’était pour les abreuver d’humiliations, de douleurs, mille fois pires que la mort. À

Toulouse, trois fois l’an on les souffletait en cérémonie ; à Béziers on les chassait de la ville à coups de

pierre le jour des Rameaux, ils n’y rentraient que le jour de Pâques. On enflerait des volumes, en racontant

les cruautés de cette espèce, dont les Français, comme les autres peuples, ont souillé leur histoire.

Depuis la prise de Jérusalem, il est peu de contrées en Europe où les Juifs n’aient été sans cesse entre

les poignards et la mort, chassés, pillés, massacrés, brûlés. L’univers en fureur s’est acharné sur le cadavre

de cette nation ; presque toujours leur mieux fut de ne verser que des larmes, et leur sang a rougi l’univers.

Nous ne parlons qu’avec horreur du massacre de la Saint-Barthélemy ; mais les Juifs ont été deux cents

fois victimes de scènes aussi tragiques, et quels étaient les meurtriers ?

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

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Depuis dix-sept siècles les Juifs se débattent, se soutiennent à travers les persécutions et le carnage.

Toutes les nations se sont vainement réunies pour anéantir un peuple qui existe chez toutes les nations.

Les Assyriens, les Perses, les Mèdes, les Grecs et les Romains ont disparu, et les Juifs, dont ils ont brisé le

sceptre, survivent avec leurs lois aux débris de leur royaume et à la destruction de leurs vainqueurs. Tel

serait un arbre qui n’aurait plus de tige, et dont les rameaux épars continueraient de végéter avec force. La

durée de leurs maux s’est prolongée jusqu’à nos jours. Pour eux la vie est encore un fardeau ; pour eux le

jour s’écoule sans autre consolation, a dit un d’entre eux, que d’avoir fait un pas de plus vers le tombeau.

Que dira la postérité, quand, dans les archives d’un peuple doux et aimant, elle lira les horreurs que l’on

vient d’exercer, que l’on exerce peut-être encore en ce moment contre les juifs de Lixheim sur les

frontières de la Lorraine allemande, et contre ceux de l’Alsace ? Grâce à d’estimables républicains, ils ont

trouvé au moins un asile passager, et les habitants de Bâle et de Mulhausen qui ont accueilli les

malheureux, feraient rougir leurs tyrans s’ils en étaient capables.

Dans les siècles ténébreux du Moyen Âge, on accusa les juifs de tous les fléaux dont le ciel affligeait la

terre. On les chargea de crimes toujours présumés et jamais prouvés, comme d’immoler des enfants

chrétiens, d’empoisonner des fontaines, les puits et même les rivières, de crimes dont ils n’auraient pu

recueillir d’autres fruits que de nouveaux massacres, si leur exécution eut été possible ; mais la haine

raisonne-t-elle ? On commençait par égorger, sauf à examiner ensuite si les défunts étaient coupables ; et

dans quel siècle grand Dieu ? Précisément dans le même siècle où l’avarice et la calomnie traînaient au

bûcher les chevaliers du Temple avec leur vénérable grand-maître, et ces faits sont consignés, non dans

l’histoire des tigres, mais dans celle des hommes. Que ne peut-on par des larmes en effacer bien des

pages ?

L’Europe a produit quatre cents règlements pour élever entre les chrétiens et les Juifs un mur de

séparation. Au lieu de combler l’intervalle qui les sépare, on s’est plu à l’agrandir, en fermant à ceux-ci

toutes les avenues du temple de l’honneur. Punis avec une partialité féroce pour des délits légers, en

Allemagne, en Suisse, on les pendait par les pieds à côté d’un chien, qui est le symbole de la fidélité, car

les hommes ont toujours été plus habiles à tourmenter les criminels qu’à prévenir les crimes. Avant les

lettres patentes de 1784 les Juifs d’Alsace étaient encore soumis aux mêmes péages que les animaux

auxquels ils répugnaient le plus par principes religieux, et comme si on voulait reprocher au créateur

d’avoir formé les enfants d’Abraham à son image, aujourd’hui même on attache à leur figure un distinctif

flétrissant, en singularisant leur costume. Hélas ! que gagne-t-on lorsqu’on avilit les hommes ? À coup sûr

on les rend pires.

Rien de plus propre à exciter la curiosité, l’indignation et la douleur que de voir en divers lieux les

présents, qu’au nouvel an surtout, les Juifs sont obligés de faire à des hommes en place ou à leurs

subalternes, pour acheter une protection flétrissante ; ces tributs de la faiblesse à la force sont considérés

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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comme des redevances annuelles. Où prendront pour y subvenir des malheureux déjà grevés d’impôts,

dont les bras sont liés, et les moyens d’acquérir si bornés ? Dans son triste galetas le pauvre Israélite

étouffant les soupirs d’une âme consternée, et condamné à vivre, pourrait invoquer la mort avec plus de

sincérité que le bûcheron harassé. Communément sobre, il se retranche avec résignation ; communément

bon père, il retranche à ses enfants avec serrement de cœur quelques bouchées d’une chétive nourriture,

recoud quelques lambeaux de plus à son vêtement délabré, économise quelques deniers de misère pour

fournir à l’avidité des harpies qui mangeraient même sa table.

Dans une de nos villes de France un Juif est saisi exerçant un métier, on le traîne devant le juge. J’ai,

dit-il, six enfants couchés dans l’ordure, mourant de faim et de froid ; on va pendre mon frère pour crime

commis dans le désespoir, je demande de partager son supplice avant que je devienne coupable.

C’est la conduite des nations envers les Juifs qui les force à devenir pervers. Si quelque chose a droit

de nous surprendre, c’est qu’ils ne le soient pas davantage. Ce qui chez d’autres serait vertu, chez eux est

souvent héroïsme. Nos ancêtres ont subordonné la justice à leur haine. Quand acquitterons-nous leur dette

et la nôtre ? Est-ce en éternisant les malheurs des Juifs que nous acquerrons des droits sur les bénédictions

de la postérité ? Quand rendrons-nous à l’humanité ce peuple outragé par nos persécutions, considéré par

l’animosité comme intermédiaire entre l’homme et la brute, sans rang dans la société, ne voyant autour de

soi que l’opprobre, et traînant partout des fers baignés de ses larmes ?

À la honte de notre siècle le nom Juif est encore un opprobre, et très souvent des disciples du maître le

plus charitable insultent à des malheureux, dont le crime est d’être Juif, et qui rampent sur nos routes

couverts des lambeaux de la pauvreté.

Dans ce siècle qui se qualifie par excellence le siècle des lumières, qui se vante de rendre à l’homme

ses droits et sa dignité première, c’est toujours à mes yeux un phénomène moral de voir quelquefois ceux

qui parlent le plus de tolérance faire une exception éclatante contre les Juifs, souvent sans avoir de notion

précise sur la tolérance, sans avoir même discerné les diverses acceptions de ce terme.

L’intolérance religieuse n’admet pour vraie que la religion qu’on professe, et à ce titre le catholicisme

se glorifiera toujours d’être intolérant, parce que la vérité est une. Au lieu que la tolérance civile laisse

chacun sans l’approuver, mais aussi sans le gêner, professer son culte ; cette faculté est de droit naturel ;

c’est un principe que Fénelon inculquait à son illustre élève ; c’est un principe qui nous paraîtrait d’une

évidence irrésistible, si nous, catholiques, habitions une contré non-catholique, où l’on mettrait en

question la tolérance. Ne confondez pas ce mot avec celui de culte public ; c’est au tribunal de la politique

qu’il faut juger si la tranquillité de l’État permet d’accorder à une secte la publicité du culte ou seulement

la tolérance. Une décision sur cet objet doit toujours être le fruit des plus hautes considérations ; il faut

avoir pesé le passé et s’il est possible, l’avenir, dans la balance politique.

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

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C’est pour n’avoir pas discerné ces idées, que le mot tolérance et son composé affectent si diversement

les esprits. Tour à tour, ils sont devenus les refrains de l’impiété, qui voulait accueillir jusqu’aux erreurs,

et du zèle sanguinaire, qui voulait proscrire même les personnes. La religion catholique montre ce juste

milieu qui sauve les droits du Créateur sans blesser ceux de la créature, et qui ouvre son sein à des frères

errants, sans jamais l’ouvrir à l’erreur. Un des emblèmes touchants de son divin Fondateur est la figure

d’un agneau ; une de ses maximes admirables est celle-ci : Apprenez de moi que je suis doux et humble de

cœur ; et ces mots de l’Évangile : contrains-les d’entrer n’indiquent que les exhortations pressantes de la

charité. Le Sauveur n’avait garde de donner à sa religion un caractère de violence qui l’eût rendue

odieuse ; il condamna des disciples, dont le zèle indiscret voulait attirer le feu du ciel sur une ville qui ne

l’avait pas reçu, et sur la croix il pria pour ses bourreaux. On l’a dit avant moi, la soumission à la vérité est

un acte de la volonté libre. Les forces humaines ne peuvent rien sur l’âme, et du corps elles ne peuvent

tirer que de la douleur. Vous ne pouvez forcer à suivre un culte que le cœur désavoue ; et pour aimer sa

religion, il n’est pas nécessaire de haïr ni de violenter ceux qui n’en sont pas. Celle que nous avons le

bonheur de professer embrasse par les liens de la charité tous les hommes de tous les pays et de tous les

siècles : charité est le cri de l’Évangile ; et quand je vois des chrétiens persécuteurs, je suis tenté de croire

qu’ils ne l’ont pas lu.

Je place ici une observation dont j’offre la preuve, c’est que, généralement parlant, personne ne fut plus

modéré envers les Juifs que le clergé, car il ne faut pas juger de son esprit par celui de l’inquisition

d’Espagne. Les États du Pape furent toujours leur paradis terrestre. Leur ghetto à Rome est encore le

même que du temps de Juvénal ; et, comme l’observe M. de Buffon, leurs familles sont les plus anciennes

familles romaines. Le zèle éclairé des successeurs de Pierre protégea toujours les restes d’Israël. Il nous

reste des épîtres de Grégoire IX à Saint Louis, pour censurer ceux qui du manteau de la religion couvraient

leur avarice, afin de vexer les Juifs. Je vois Innocent IV écrire pour les justifier, et se plaindre qu’ils sont

plus malheureux sous les princes chrétiens, que leurs pères sous les rois égyptiens. Tandis que l’Europe

les massacrait au XIVe siècle, Avignon devint leur asile, et Clément VI, leur consolateur et leur père,

n’oublia rien pour adoucir le sort des persécutés, et désarmer les persécuteurs. On lit encore avec transport

une épître d’Alexandre II, adressée aux évêques de France, qui avaient condamné les violences exercées

contre les Juifs. Ce monument honorera constamment la mémoire du pontife romain comme celle des

prélats français, et certainement le clergé actuel rivalisera avec celui qui l’a devancé.

Mon devoir me prescrit de lever tous les doutes qui pourraient ravir à mes clients quelques suffrages, et

quoique je parle devant une société politique, permettez-moi, Messieurs, de discuter une objection

religieuse que m’ont fait quelques honorables membres de cette Assemblée. Ils prétendent que les Juifs,

éternellement voués à l’opprobre, ne pourront jamais devenir citoyens. J’attendrai une réponse à celle que

vous allez entendre.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Les oracles qui annoncent la désolation d’Israël montrent dans le lointain l’instant qui doit la terminer ;

et quand même avant cette époque nous allégerions les fers des Juifs, ils seraient également sans autel, car

nous ne prétendons pas leur rendre le temple de Jérusalem, et sans sceptre, car en leur accordant une terre

de Gessen, nous n’irons pas choisir nos pharaons chez eux. N’essayons pas de rendre la religion complice

d’une dureté qu’elle réprouve ; en prédisant les malheurs d’une nation l’Éternel n’a jamais prétendu

justifier les barbaries des autres. Le souffle de la colère divine a dispersé les enfants de Jacob sur l’étendue

du globe pour un temps limité, mais il dirige les événements d’une manière conforme à ses vues

supérieures ; et sans doute il nous réserve la gloire de préparer par nos bontés la révolution qui doit

régénérer ce peuple. Il viendra, cet heureux jour, et sans doute nous touchons à son aurore.

Mais, nous dit-on, comment admettre au rang de cité une horde abâtardie à tel point qu’elle repousse

toute espérance de la régénérer, une secte qui, par principes, est intolérante, dont les mœurs et le régime

sont inalliables avec celui de tous les peuples auxquels elle a voué une haine envenimée ?

Moïse avait donné à son peuple une loi qui l’isolait. Loi très sage pour consolider l’union des Israélites

avec leurs frères, et combattre le penchant qui les portait à imiter les mœurs dépravées et le culte idolâtre

des nations voisines de la Judée ; mais ces lois relatives aux dangers rompaient-elles le lien social ?

Défendaient-elles à Salomon de s’allier avec Hiram ? Condamnaient-elles l’Hébreu, lorsqu’il allait

aiguiser son soc chez les Philistins, qu’il accueillait les officiers de la Reine de Saba, et qu’il était ministre

ou courtisan dans le palais de Babylone ?

J’ai ouï objecter (et je ne reviens pas de ma surprise) qu’il est impossible de mettre au pair des citoyens

des gens qui jamais ne voudront s’unir par le mariage avec les autres peuples. Voici une rétorsion, qui,

pour être plaisante, n’en serait pas moins bonne. « Chrétiens ou Juifs, l’éloignement est réciproque ; ainsi

avec ce bel argument je vais vous prouver que jamais on ne pourra rendre les Français citoyens, parce

qu’ils n’épouseront pas les filles juives ; la loi de Moïse réprouvait à la vérité des alliances qui pouvaient

exposer les Juifs à idolâtrer ; mais cette loi qui souffrait des exceptions, empêcha-t-elle Esther d’épouser

légitimement Assuérus ? Et que diront les auteurs de cette objection, en apprenant qu’en Angleterre on

voit des mariages entre Juifs et chrétiens ; que dans les premiers âges du christianisme, spécialement entre

440 et 450, ces unions étaient assez communes ? » Nos théologiens avouent que l’empêchement fondé sur

la disparité du culte n’a pas été introduit par un décret général, car on n’en trouve pas de bien précis ; mais

par une coutume qui, adoptée universellement, a obtenu force de loi, et qui étant purement objet de

discipline, peut être abrogée sans ébranler le dogme. Quant à leurs mœurs prétendues inalliables, parce

qu’ils refusent de partager la table des chrétiens, rien de plus faux, et j’en appelle à l’expérience

journalière. Et qu‘importe d’ailleurs à la tranquillité politique cette différence diététique ? Quelques

provinces de la Pologne et de la Russie offrent un mélange bizarre ; près d’un protestant, qui mange son

poulet le vendredi, est un catholique qui se borne aux œufs ; l’un et l’autre boivent du vin et travaillent ce

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

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vendredi, à côté d’un Turc qui s’abstient du vin et chôme ce jour-là-là, et ces variétés n’altèrent point

l’harmonie civile.

Je termine cet article par un raisonnement simple et péremptoire. Au commencement de l’ère

chrétienne, les Juifs dispersés avaient la même loi qu’aujourd’hui, et à peu près les mêmes préjugés, car

les Talmuds avaient déjà falsifié la loi de Moïse ; ils exerçaient tous les métiers, ils remplissaient toutes les

autres fonctions civiles ; parsemés chez les nations, tous allaient adorer diversement dans des temples

divers, et au sortir de là montaient sur les mêmes vaisseaux pour sillonner les mers, marchaient aux

combats sous les mêmes étendards, et arrosaient les mêmes campagnes de leurs sueurs. Voilà une donnée,

un point de départ, pour savoir si l’on peut les incorporer à la société générale ; toutes les objections

tombent quand l’expérience parle.

Mais, réplique-t-on, le Juif est ennemi-né de tout ce qui n’est pas lui. Je réponds que cette haine est

condamnée par la loi mosaïque, qui impose l’obligation d’une philanthropie universelle. La trouverait-on,

cette haine, dans ces livres sacrés, qui ordonnent si formellement et si souvent d’accueillir l’étranger,

assimilé au pupille et à la veuve ; qui statuent, qu’en moissonnant, on laissera des épis, en vendangeant,

des grappes en faveur du pauvre et de l’étranger ? Presque tous les livres symboliques des Juifs, imprimés

depuis trois siècles, portent au frontispice un axiome, qui ordonne expressément l’amour des autres

nations. Si cependant le Juif, honni, outragé et proscrit partout, a quelquefois détesté ses tyrans ; si le Juif,

harcelé par des hostilités continuelles, par les attentats les plus criants, a quelquefois repoussé. la force par

la force, ou opposé la haine à la fureur, cette conduite ne sort pas de la nature, quoiqu’elle s’écarte de la

raison. Mais prendrez-vous les paroxysmes instantanés de la vengeance, pour l’état habituel et nécessaire

de son âme ? Est-ce raisonner que de dire le Juif nous a haï lorsque nous l’avons accablé de maux, donc il

nous haïra lorsque nous le comblerons de bontés ?

Si l’on en croit Michaëlis, les Juifs sont incapables d’être régénérés, parce que, radicalement, ils sont

pervers. Je réponds que cette perversité prétendue ne dérive pas de leurs lois, c’est chose évidente. Direz-

vous qu’elle est innée ? Quelques philosophes chagrins ont soutenu que l’homme naissait méchant ; mais

pour l’honneur et la consolation de l’humanité, on a relégué ce système dans la classe des hypothèses

absurdes et désolantes.

Tant de lois portées contre les Juifs leur supposent toujours une méchanceté native et indélébile ; mais

ces lois, filles de la prévention et de la haine, n’ont d’autres fondements que le motif qui les inspire. Je

croirai ce peuple susceptible de moralité, tant qu’on ne me montrera pas des obstacles invincibles dans son

organisation physique, dans sa constitution religieuse et morale ; je l’en crois capable, surtout lorsque

appelant l’expérience à l’appui du raisonnement, je vois des Juifs vertueux dans les lieux où, comptés

parmi les citoyens, ils vivent paisiblement à l’ombre des lois protectrices. Ne soyons pas assez

inconséquents pour leur demander des mœurs lorsque nous les avons forcés à devenir vicieux ; rectifions

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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leur éducation pour rectifier leurs cœurs ; depuis longtemps on répète qu’ils sont hommes comme nous, ils

le sont avant d’être Juifs.

On leur reproche de n’être point patriotes ; non, lorsqu’ils ne sont pas traités comme fils de la patrie.

Dans les monarchies et même dans certains États libres, où le peuple actif dans la législation n’obéit qu’à

soi-même, le Juif est toujours passif, toujours compté pour rien, toujours vexé ; et l’on ose ensuite lui

reprocher de n’aimer point une législation qui le repousse de son sein, de ne pas chérir des peuples

acharnés contre lui ! Vous exigez qu’il aime une patrie ; donnez-lui-en une à cet homme sur qui le

malheur pèse depuis sa naissance, et qui mange en tremblant un pain de douleur. Une fois au niveau des

autres membres de la nation, attaché à l’État par le plaisir, la sécurité, la liberté et l’aisance, il ne sera pas

tenté de porter ailleurs ses richesses. Ses terres le fixeront dans le pays où il les aura acquises, et alors il

chérira sa mère c’est-à-dire sa patrie, dont l’intérêt sera confondu avec le sien.

Mais si les Juifs sont flétris par nos accusations et par leurs vices, ils présentent aussi des titres à nos

éloges. On voit éclore en eux des vertus et des talents, partout où l’on commence à les traiter en hommes.

Depuis deux siècles, en Hollande nul n’a été condamné à mort. À Londres, les Juifs portugais sont des

citoyens utiles attachés à l’État par leurs capitaux, qui font partie de la richesse nationale. Dans les

colonies, ils ont su captiver l’estime publique, et si l’on se rappelle la prévention générale contre eux, on

conviendra qu’un Juif estimé est incontestablement estimable. Je pourrais alléguer une foule de traits

empruntés des contrées étrangères ; mais pour me renfermer dans la nôtre, je vous rappellerai les Juifs de

Bordeaux se cotisant pour subvenir aux frais de la guerre, et surtout un Gradix soutenant les colonies

affligées par la famine. En parlant de ceux de l’Alsace, j’ignore s’il faut plutôt rappeler leurs torts que

ceux des chrétiens, mais Boulainvilliers observe que les Juifs de cette province furent d’un grand secours

aux Alsaciens pendant les guerres du siècle dernier. La fidélité de ceux de Metz est mentionnée dans

divers arrêts, et plusieurs fois ils ont rendu des services importants. Dans la guerre qui finit par le traité de

Ryswick, ils firent venir d’Allemagne beaucoup de chevaux pour la cavalerie, malgré les défenses sous

peine de la vie d’en faire passer en France. La modicité des récoltes de 1698 faisait appréhender une

disette, ils tirèrent des grains de Francfort, et pour ramener l’abondance dans la province, ils firent le

sacrifice de trente mille livres sur le prix de l’achat.

Parmi les bonnes qualités des Juifs, on doit compter la décence, elle est en eux une vertu presque innée.

Cardoso les loue à juste titre de n’avoir aucun de ces livres détestables, dont le but est d’attiser la luxure.

En Alsace, ainsi qu’en divers lieux d’Allemagne, on a mis des obstacles à leurs mariages, en leur

défendant d’épouser sans permission. Ces défenses sont des attentats contre la nature, qui les désavouerait

même dans le silence des passions. Ce qui pourrait en résulter serait de conduire les Juifs au libertinage, et

cependant on ne peut pas leur reprocher le dérèglement qui flétrit et dépeuple nos villes. Rien de plus rare

chez eux que l’adultère, l’union conjugale y est vraiment édifiante. Ils sont bons époux et bons pères.

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

137

Leurs femmes après l’enfantement daignent encore se souvenir qu’elles sont mères. Jamais on n’en voit

négliger leur ménage ou le dilapider. Elles ne connaissent pas la passion du jeu ; les révolutions des modes

ne les atteignent guère. On remarque chez les Juifs une tendresse effective pour les auteurs de leurs jours ;

il leur est enjoint de respecter leur instituteur à l’égal de leur père ; et même plus, car celui-ci, disent-ils,

ne donne que l’être et l’autre le bien-être ; ils s’honorent d’une tendre vénération pour les vieillards, vertu

touchante, presque inconnue dans nos mœurs, mais si célèbre dans la haute Antiquité, et qui rappelle le

gouvernement patriarcal.

Tout prouve qu’il est aussi injuste qu’impolitique de laisser 1es Juifs végéter dans leur dégradation

actuelle ; tandis que nous accusons le luxe d’enlever des bras aux campagnes, nous conservons chez nous

une nation à qui nous interdisons l’agriculture, qui n’ayant pas la permission de nourrir la patrie ni de la

défendre, consomme sans reproduire, et consomme d’autant plus, qu’elle n’a guère d’autre principe de

dépopulation que la mort naturelle, attendu que les individus livrés à un genre de vie assez uniforme,

éprouvent rarement les crises violentes, qui chez les autres nations ruinent souvent les santés les plus

robustes.

Pour obvier à leur excessive multiplication, les chasserez-vous ? Cet expédient fut jadis usité très

souvent ; mais si la France les rejette de son sein, et que l’Allemagne ne veuille pas les recevoir, ils seront

donc forcés de se précipiter dans le Rhin, parce qu‘ils n’auront pas seulement la liberté de gémir sur les

rives de ce fleuve ? Je ne connais pas d’homme pour qui la terre n’ait été créée, et si après avoir vécu sous

la protection des lois sur le sol qui me vit naître, je n’y ai pas acquis le droit de patrie, qu’on me dise ce

qu’il faut pour l’obtenir. Français, qui que vous soyez, pourriez-vous produire des titres ? Les Juifs sont-

ils coupables ? punissez-les ; sont-ils vicieux ? corrigez-les ; sont-ils innocents ? protégez-les, mais vous

n’avez pas le droit de leur ravir le droit imprescriptible qu’ils tiennent de la nature, celui d’exister sur la

terre hospitalière qui les reçut à leur naissance. La peine du ban est encore un des usages également

anciens et barbares, ainsi que le droit d’aubaine ; mais en sera-t-il de celui-là comme de la torture ; nous

autres Français serons-nous les premiers à dévoiler l’abus, les derniers à le réformer ? Si l’Espagne

appauvrie au milieu de ses richesses eût connu ses vrais intérêts, ses campagnes s’embelliraient

présentement sous les mains de quatre cent mille Juifs qu’elle en expulsa il y a trois siècles1, et dont

quelques-uns, réfugiés en France, firent fleurir le commerce de Bayonne et de Bordeaux, où ils établirent

les premières banques. Depuis on a vu les Juifs chassés d’Anvers et du Brabant par le duc d’Albe, porter

leur numéraire dans un pays voisin, où la liberté avait établi son empire, et accroître les richesses

d’Amsterdam et des autres villes de la Hollande.

1 Une foule d’Écrivains qui se répètent, disent huit cent mille ; j’espère prouver un jour, dans une Histoire des Juifs modernes,

l’exagération de ce calcul.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Quelques députés des trois provinces mentionnées m’objecteront peut-être que leurs cahiers forment

contre les Juifs des demandes restrictives, et s’opposent à ma motion ; j’espère que ma réponse paraîtra

péremptoire. Je demande si jamais aucune loi civile pourrait sanctionner des principes contraires à cette

loi éternelle, qui place sur le globe tous les enfants du père commun, avec l’inviolable faculté d’y vivre, en

se conformant aux lois des états politiques qui les englobent. Vous me parlez de vos cahiers ; on sait

depuis longtemps que la lettre tue, et si aux moyens proposés par nos commettants, pour réprimer les

usures des Juifs, nous pouvons en substituer de plus efficaces, nous inculperont-ils d’avoir fait le mieux,

lorsqu’ils exigeaient seulement le bien ?

Mais, nous dit-on, si vous donnez aux Juifs le droit de citoyens, les étrangers afflueront de toutes parts,

et inonderont le pays. La réplique est simple ; vous ne les recevrez pas, il vous suffira de travailler à

rendre les régnicoles meilleurs et plus heureux.

Mais, ajoute-t-on, la bienveillance que vous réclamez envers les Juifs leur sera funeste ; une haine

invétérée va faire ruisseler le sang hébreu ; vous risquez de les faire égorger tous. J’avoue qu’ici mon cœur

se déchire. Et quels sont donc ces animaux féroces que vous dites altérés du sang de leurs frères ? Faut-il

l’avouer en frémissant ou en rougissant ? Ce sont des hommes qui osent se dire Français, qui osent surtout

se dire chrétiens. Qu’alors le glaive des lois étincelle sur la tête des coupables, pour réprimer des attentats

également lâches et cruels ; qu’alors le glaive de la justice soit dirigé contre les monstres dévorés du

besoin de nuire. Ceci amène la réflexion suivante. C’est qu’il est intéressant de préparer les chrétiens à la

réforme du peuple Juif ; un devoir spécial de nous, ministres des autels, lévites du Dieu de paix, c’est de

parler en leur faveur à nos ouailles dans les écoles publiques, et sur les degrés du sanctuaire.

En parlant des Juifs, il faut nécessairement parler de l’usure, car ces idées fraternisent depuis

longtemps ; leur génie calculateur inventa dans le Moyen Âge les lettres de change, utiles pour protéger le

commerce et le faire fleurir dans tous les coins du globe ; mais ce bienfait fut contrebalancé par les maux

que causa leur rapacité, car il faut l’avouer, ce vice a depuis longtemps gangrené le peuple hébreu.

Cependant si les Juifs devenus courtiers de toutes les nations, ont si souvent sacrifié la probité à l’avarice,

les gouvernements doivent s’accuser de les avoir conduits à ces excès. En leur ravissant tous autres

moyens de subsister, ils ont courbé ce peuple sous le joug de l’oppression la plus dure ; en l’accablant

d’impôts, en lui interdisant l’exercice des arts, ils ont limité son travail, lié ses bras, et l’ont forcé à devenir

commerçant, car il ne l’est que depuis la dispersion. On parle des flottes marchandes de Salomon, mais on

ne peut en citer d’autres ; le génie d’un grand prince les avait créées, et l’on ne voit aucun de ses

successeurs continuer son ouvrage. Il y eut toujours chez les Hébreux peu de circulation, peu d’échanges.

Leur loi paraît presque opposée à l’esprit du commerce, et tant qu’ils eurent une forme de gouvernement,

bornés à la culture d’un territoire fertile, ils négligèrent le commerce quoiqu’ils habitassent un pays

maritime, et pourvu d’excellents ports.

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

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Les Juifs actuels étant bornés à un trafic de détail, la nécessité les force presque à suppléer par la

fourberie au gain modique d’un commerce subalterne ou de l’agiotage, car quand on a faim et soif, qu’on

est destitué de tout secours, qu’on entend les cris touchants d’une famille nombreuse qui implore des

secours, il faut voler ou périr. Amenez sur la scène vos Brahmes tant vantés, et ces paisibles Otahitiens,

interdisez-leur tout moyen de subsister que par un commerce dont les gains sont modiques, quelquefois

nuls ; lorsque la souplesse et l’activité ne pourront subvenir à des besoins impérieux et toujours

renaissants, bientôt ils appelleront à leur secours l’astuce et la friponnerie. Le comble de l’injustice est

donc de reprocher aux Juifs des crimes que nous les forçons à commettre. J’ai développé dans mon

ouvrage l’insuffisance des moyens employés jusqu’ici pour enchaîner l’usure, j’en ai proposé de

nouveaux, qui m’ont paru plus efficaces, et que j’aurai l’honneur de présenter, si on l’exige ; mais le plus

puissant, c’est de diriger le caractère de ce peuple vers un autre objet que le commerce, de lui donner une

tendance contraire, et de lui montrer la fortune dans les chemins de l’honneur. Cette réforme à la vérité

n’est pas l’ouvrage du moment, car on ne change pas le caractère d’un peuple comme l’uniforme d’un

corps militaire. La marche de la raison n’est sensible qu’après un laps de temps considérable mais le Juif

ayant devant les yeux notre éducation, notre législation, nos découvertes qu’il va partager, l’assemblage de

tous ces moyens imprimera un mouvement universel, ébranlera tous les individus, entraînera même les

rénitents ; bientôt chez ce peuple à mœurs hétérogènes, la raison recouvrera ses droits, le caractère recevra

une nouvelle empreinte, et les mœurs une réforme salutaire.

J’ai ouï demander quelquefois s’il ne fallait pas leur interdire tout commerce ; ce serait l’équivalent

d’assassiner des malheureux privés tout à coup du seul moyen qui leur reste pour avoir du pain.

Faudrait-il les agréger au corps des marchands ? Cette question qui, dans plusieurs tribunaux, a causé

des débats fort aigres, eût été facilement décidée, si on n’avait consulté que la raison et l’humanité ; celle-

ci aurait invoqué la commisération en leur faveur, et l’autre aurait fait leur apologie ; elle aurait allégué

leur soumission aux puissances, leur résignation dans l’infortune, leur activité dans tout ce qui s’appelle

commerce de détail ; avec, autant de patience, de sobriété et d’économie que les marchands arméniens, ils

ont plus de sagacité pour épier et saisir l’occasion. Dans notre pays il y a des branches de commerce, des

manufactures abandonnées ou languissantes, et l’on supplée à l’impéritie ou à la paresse nationale, en

important de chez l’étranger. Voilà de vraies mines d’or, que les Juifs industrieux pour tout ce qui est

lucratif sauraient exploiter.

Outre l’avantage de leur fournir des occupations et des moyens d’exister, pour peu qu’ils fussent

encouragés par le ministère, bientôt ils feraient baisser le prix des marchandises importées et

empêcheraient le numéraire de passer chez l’étranger.

On ne trouve chez nous que peu de Juifs artisans ou artistes. Dira-t-on que c’est faute d’aptitude ? On

en voit souvent signaler leur adresse dans la gravure en creux, et la Prusse s’honore actuellement de

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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posséder le célèbre médailleur Abrahamson. En Orient, ils sont teinturiers, ouvriers en soie ; au Maroc, et

sur les côtes de l’Afrique, où le commerce a peu d’activité, ils exercent tous les métiers ; lorsque dégagés

d’entraves les Juifs seront au pair avec les chrétiens, et que l’autorité les protégera dans leurs ateliers, il en

résultera une rivalité qui éclairera les arts, perfectionnera l’industrie, et maintiendra le bas prix pour

s’assurer la concurrence dans le débit.

Presque partout on assigne aux Juifs des quartiers où ils n’ont la liberté de s’étendre qu’en hauteur. Cet

usage admet peu d’exceptions, surtout en Italie, où plusieurs villes les enferment tous les soirs dans le

ghetto. Isoler ainsi les Juifs, c’est alimenter la haine des chrétiens, en lui montrant son objet d’une manière

plus précise. D’ailleurs c’est dans ces tristes réduits que fermente sans cesse un air pestilentiel, et très

propre à répandre, ou même à causer des épidémies ; c’est là que les Juifs sont toujours un peuple à part,

un état dans l’État ; c’est là qu’ils concentrent leurs préjugés ; ces préjugés s’enracinent d’autant plus,

qu’ils sont soutenus par l’exemple et l’enthousiasme, car l’enthousiasme et l’exemple agissent par le

rapprochement des individus. Lorsque ensuite on veut détromper un peuple égaré par ces deux voies, on a

meilleur compte à le prendre en détail qu’à travailler sur une quantité réunie.

La conséquence à inférer de cet article est d’accorder aux Juifs la liberté de s’établir indistinctement

dans tout le royaume. Donnons-leur des relations permanentes avec tous les citoyens, et bientôt une douce

sensibilité les attachera à tout ce qui les entoure.

Mais il est une observation qui se place naturellement ici. Les juifs de Metz ont beaucoup de dettes. La

liberté de s’établir ailleurs diminuera infailliblement cette communauté. Serait-il juste que la masse des

dettes tombât sur ceux qui resteraient ? Non ; tous sont solidaires, et sans doute votre sagesse soumettra au

paiement de leur quote-part les émigrants du quartier.

Qu’on ne soit pas surpris si d’un Juif je veux en faire un soldat. Ceux de Paris et de Bordeaux sont

entrés avec empressement dans la milice bourgeoise, plusieurs même ont été élevés au grade de capitaine.

Ne croyons pas qu’ils dussent se refuser longtemps à manœuvrer le jour du Sabbat. Déjà dans le Talmud

et dans Maimonide, l’aigle de leurs docteurs, on a trouvé deux passages qui le permettent formellement2,

et les journalistes juifs de Berlin se sont empressés de tranquilliser sur cet article la conscience de leurs

frères enrôlés par l’Empereur au nombre d’environ trois mille.

Les gens à préjugés ne leur supposent pas même le germe de la valeur, et les regardent comme de vils

esclaves, parmi lesquels on trouverait à peine un Spartacus. Mais cette nation si belliqueuse, sous les

princes Asmonéens ; cette nation, qui vaincue par Pompée, conquit l’estime de son vainqueur ; qui dans la

2 Ceux de Lunéville ont offert de contribuer pour la souscription militaire. Ailleurs ils font faire leur service le jour du Sabbat. Les

lois de la Virginie dispensent de porter les armes toute personne à qui le Religion le défend, en payant ce qu’il faut pour mettre un

autre à sa place. Serons-nous moins indulgents envers les Juifs, que les Virginiens envers les Quakers ? Un peu de patience

d’ailleurs, je prédis que les Juifs nous dispenseront de porter un pareil bill.

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

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guerre contre Mithridate, força la victoire à se déclarer en faveur des légions romaines ; qui au dixième

siècle aida les chrétiens à chasser les brigands, dévastateurs de la Bohême ; qui en 1346 fortifia dans

Burgos, et résista à Henri de Transtamar, assassin de son souverain légitime ; cette nation qui a fourni un

habile général au Portugal, un commodore à l’Angleterre, qui dans le siècle dernier s’est distinguée à la

défense de Bude et de Prague assiégés, qui brilla à l’attaque du port Mahon, serait-elle indigne de marcher

sous les drapeaux français ?

On demandera sans doute s’il faut aussi les rendre cultivateurs ; je voulais arriver là. Jamais peuple ne

fut plus occupé d’agronomie que les Israélites en Palestine ; c’est la remarque du judicieux Fleury. Ainsi

la possibilité de les ramener à leur goût primitif est prouvée par le fait. Sans sortir de l’Europe, nous

trouvons en Lituanie des Juifs livrés au labourage. Que les travaux rustiques appellent donc l’Hébreu dans

nos champs, jadis arrosés du sang de ses pères, et qui désormais le seront de ses sueurs. Des domestiques

chrétiens pourront seconder son travail et rectifier sa maladresse ; bientôt stimulée par l’intérêt, ses bras

qui ont déjà la souplesse, se fortifieront par l’exercice, et cet avantage physique en amènera pour les

mœurs un plus précieux, puisque le premier des arts est encore le premier en vertu.

Une conséquence de ce système est la permission d’acquérir, car jamais la terre n’est si bien cultivée

que par les mains du propriétaire. La liberté qui féconde les rochers de l’Helvétie fertilisera des champs

cultivés par des mains libres. Le droit d’acheter des possessions terriennes, attachera le Juif au local, à la

patrie, et le prix des immeubles croîtra par la multiplication des acheteurs.

Les Juifs de Nancy demandent le droit de fréquenter nos collèges, nos universités, d’aspirer aux

grades ; et pourquoi, Messieurs, leur fermerions-nous la porte de nos lycées, de nos sociétés littéraires ?

L’Académie des sciences ne s’est-elle pas honorée, en inscrivant un nègre sur la liste de ses

correspondants ? Espérons peu toutefois de l’homme adulte, son pli est formé, ou il va nous échapper.

Emparons-nous de la génération qui vient de naître, et de celle qui court à la puberté. Que cette jeunesse

ait part à l’éducation des diverses classes sociales, que de sages instituteurs aimant sans partialité leurs

élèves chrétiens ou juifs, établissent entre eux cette cordialité qui préviendra les explosions de la haine, et

que le foyer de l’émulation développe des talents auxquels la voix publique doit ensuite décerner des

couronnes. La nation juive, apte à tout, compte des écrivains célèbres ; elle vient de perdre un homme de

génie, dont la place n’est pas vacante. Bloch, Hertz, Bing, et d’autres écrivains juifs, sont sur les rangs

pour remplacer Mendelssohn.

Cent fois on m’a demandé si je réclamerais pour les Juifs l’admission aux emplois publics, voici ma

réponse. Dans les quatre premiers siècles ils n’étaient point exclus des charges civiles et militaires ; chez

les princes musulmans ils atteignent quelquefois aux postes les plus éminents du ministère et de la finance.

Au Maroc, surtout, on en voit se pousser à la cour et remplir les ambassades. Nous ne citerons que le

fameux Pacheco mort à La Haye en 1604. Dans le même siècle deux Juifs furent en Hollande, résidents

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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des cours de Portugal et d’Espagne ; quelques-uns ont été même en faveur à la cour de Rome. Le XIIe

siècle nous montre un rabbin Jehiel, surintendant de la maison et des finances du pape Alexandre III.

Voilà ce qui s’est fait ; voyons ce qu’il faut faire.

Des lois précises doivent régler l’exercice du pouvoir exécutif confié au chef de la nation. Serait-il

prudent de lui laisser la faculté indéfinie de nommer arbitrairement à toutes les places, de conférer tous les

grades, de distribuer toutes les grâces ? L’exemple de l’Angleterre a depuis longtemps marqué l’écueil.

Sous un prince ambitieux ou faible, la cour serait bientôt un antre de corruption, où des courtisans, des

maîtresses, des êtres vils dans tous les genres, se disputeraient les dépouilles de l’État ; il faut donc par des

règlements sages désespérer la rapacité et l’intrigue. Le prince le plus éclairé, comme le plus vertueux, est

susceptible des erreurs qui sont l’apanage de l’humanité ; il peut s’égarer dans ses choix, il faut donc

éclairer sa vertu, et vraiment, Messieurs, aurez-vous déclaré que tous sont admissibles à toutes les places

les plus éminentes, vainement le pouvoir exécutif aura-t-il publié vos arrêtés, si vous ne prenez des

moyens pour assurer l’exécution de vos décrets ; sans cesse on verra la bassesse envahir la place du

mérite. Mais lorsque enfin elle ne sera occupée que par les talents et les vertus, que risquerez-vous

d’ouvrir aux Juifs toutes les voies qui font éclore les vertus et les talents, et de les admettre aux offices qui

ne pourront aucunement influer sur l’exercice de la religion catholique3 ?

Peut-être serait-il prudent de modifier et de restreindre cette faculté pendant quelques années ;

l’éducation et la législation n’atteignent jamais leur but, qu’en adoptant une marche graduelle, réglée sur

les circonstances. Ce but est souvent manqué, parce que les méthodes et les lois ne sont pas adaptées au

génie national, ou parce qu’on n’a pas préparé le génie national à les recevoir, et l’édit de Joseph II a le

défaut de franchir les intermédiaires. Il faut disposer les esprits, pour diriger les cœurs, répandre des livres

et des idées préparatoires, faire concourir les rabbins à cet ouvrage, électrifier le Juif par des grâces et des

récompenses qui en feront espérer et mériter d’autres, jusqu’à ce qu’on parvienne à les fondre dans la

masse nationale, au point d’en faire des citoyens dans toute l’étendue du terme.

Ici se présente la question, s’il faut laisser aux Juifs le droit d’autonomie, comme ils l’avaient dans les

quatre premiers siècles à la faveur de la politique romaine, qui s’attachait les peuples vaincus, les

municipes, en leur laissant leurs lois et leurs usages. La difficulté pour les Juifs provient de ce que chez

eux la religion englobe toutes les branches de la législation jusqu’aux moindres détails de police ; leur

Sanhédrin jugeait les causes ecclésiastiques et civiles.

3 Tel serait le droit abusif de conférer des Bénéfices dévolu au Juif Calmer, par l’acquisition de la Baronnie de Péquigny. Un

collateur qui ne croit point à la simonie, penserait faire, dit M. Linguet, un marché légitime en vendant un Bénéfice ; peut-être

croirait-il servir la Religion par l’introduction d’un mauvais sujet dans le ministère de la nôtre. Au reste la collation des Bénéfices

appartient imprescriptiblement à l’Église et au Peuple ; il est temps qu’ils rentrent dans leurs droits.

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

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Pour résoudre la question, distinguons dans leur loi ce qui tient essentiellement au culte de ce qui n’est

qu’objet de jurisprudence civile et criminelle ; ce sont là des choses très séparables. Accordons aux Juifs

entière liberté sur le premier article, et dans tout ce qui n’intéresse pas les biens et l’honneur des citoyens ;

mais qu’en tout le reste ils soient soumis aux lois nationales. S’ils croient nécessaire d’avoir des rabbins (à

Metz ils s’en passent depuis plusieurs années), que ces docteurs et tous autres préposés, nés ou naturalisés

Français, aient pris des grades dans nos écoles publiques ; laissons-leur le régime intérieur des

synagogues, avec droit de sentence dans ce qui concerne nûment le culte religieux ; mais sans aucune

relation à l’état civil ; c’est abusivement qu’en Alsace, comme dans quelques États d’Allemagne, on

permet aux rabbins d’exercer les fonctions de notaire, de juger les causes pécuniaires et testamentaires.

Qu’ils soient donc régis par la jurisprudence nationale, l’on se dispensera de rédiger pour eux des

coutumes particulières comme on l’a fait à Metz. Leurs femmes qui n’héritent qu’à défaut des mâles,

seront appelées aux successions d’une manière plus favorable ; la majorité fixée aux mêmes époques que

chez nous. Soumis à la même répartition d’impôts et des charges publiques, les Juifs participeront aux

avantages de citoyen ; ainsi point de syndic pour la gestion des affaires civiles des communautés juives ;

point de communautés juives, ils seront membres des nôtres, ils seront astreints à l’idiome national pour

tous leurs actes, et même pour l’exercice de leur culte ou du moins leurs livres liturgiques seront traduits.

Un grand avantage, c’est de pouvoir appliquer les mêmes principes de réforme à toute la nation, car

son caractère est identique.

Traçons un plan qui, embrassant tous les détails, emploie tous les moyens. Si l’on se borne à quelques

règlements vagues, l’ouvrage de leur régénération sera manqué, on verra bientôt échouer des efforts mal

combinés, et l’amour-propre intéressé à justifier la fausseté de ses moyens, rejettera le défaut de succès sur

la prétendue impossibilité de régénérer ce peuple. La loi qui doit prononcer partout avec empire et

précision ne doit rien laisser à une interprétation arbitraire, que la prévention et la haine rendraient

toujours formidables au Juif ; l’œil du ministère public doit y veiller ; et fasse le ciel que les exécuteurs de

ses ordres soient des hommes et non des sangsues, qui suceraient la substance de nos pauvres Israélites, et

leur feraient acheter les faveurs du gouvernement.

Je n’ai pu présenter qu’en raccourci le plan et les moyens nécessaires pour rectifier ce peuple ; mais les

ai-je développés avec assez d’énergie pour émouvoir les cœurs, en portant la conviction dans les esprits ?

Je crois avoir prouvé que la religion se concilie avec une sage politique, qui, admettant les Juifs aux

avantages de citoyen, procurerait à l’État un surcroît de richesses et d’industrie. Puissé-je alléger les

peines d’une nation infortunée, et lui procurer un défenseur plus éloquent, elle n’en trouvera pas un plus

zélé.

Gens ennemis de toute innovation, ne niez pas le succès avant les tentatives. Exigeriez-vous que, dès le

début, la révolution fût consommée, et que le coup d’essai fût le point de perfection ? N’épiloguez pas sur

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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de petits inconvénients ; car si l’homme était réduit à n’adopter que des projets qui n’en offrissent aucun,

il ne se déciderait jamais.

En peu de mots, on peut résumer les objections formées contre les Juifs. Ils sont, nous dit-on,

corrompus et dégradés ; et de là on conclut, à la honte de la raison, qu’il ne faut pas chercher à les

régénérer ; on objecte que la chose est impossible. Et quand on répond victorieusement que la possibilité

est établie par le fait des Juifs de Hambourg, Amsterdam, La Haye, Berlin, Bordeaux, etc., et qu’une

expérience infaillible anéantit toute réclamation, et lève tous les doutes, la haine et la prévention sont

telles, qu’on répond en répétant des objections anéanties. Il semble que sur cet article la pauvre raison soit

en possession de délirer.

On voit trop souvent des hommes de fer, qui profanent le terme de bonté ; ils ont la générosité de chérir

les humains à deux mille ans ou deux mille lieues d’existence ; leurs cœurs s’épanouissent en faveur des

ilotes et des nègres, tandis que le malheureux qu’ils rencontrent obtient à peine d’eux un regard de

compassion ; et voilà à notre porte les rejetons de ce peuple antique, des frères désolés, à la vue desquels

on ne peut se défendre d,un déchirement de cœur ; sur qui, depuis la destruction de leur métropole, le

bonheur n’a pas lui ; ils n’ont trouvé autour d’eux que des outrages et des tourments, dans leurs âmes que

des douleurs, dans leurs yeux que des larmes ; s’ils ne sont point assez vertueux pour mériter des bienfaits,

ils sont assez malheureux pour en recevoir ; tant qu’ils seront esclaves de nos préjugés et victimes de notre

haine, ne vantons pas notre sensibilité. Dans leur avilissement actuel ils sont plus à plaindre que

coupables ; et telle est leur déplorable situation, que pour n’en être pas profondément affecté, il faut avoir

oublié qu’ils sont hommes, ou avoir soi-même cessé de l’être.

Depuis dix-huit siècles, les nations foulent aux pieds les débris d’Israël ; la vengeance divine déploie

sur eux ses rigueurs ; mais nous a-t-elle chargé d’être ses ministres ? La fureur de nos pères a choisi ses

victimes dans ce troupeau désolé ; quel traitement réservez-vous aux agneaux timides échappés du

carnage, et réfugiés dans vos bras ? Est-ce assez de leur laisser la vie en les privant de ce qui peut la rendre

supportable ? Votre haine fera-t-elle partie de l’héritage de vos enfants ? Ne jugez plus cette nation que

sur l’avenir ; mais si vous envisagez de nouveau les crimes passés des Juifs, que ce soit pour déplorer

l’ouvrage de nos aïeux. Acquittons leurs dettes et la nôtre, en rendant à la société un peuple malheureux et

nuisible, que d’un seul mot vous pouvez rendre plus heureux et utile.

Arbitres de leur sort, vous bornerez-vous, Messieurs, à une stérile compassion ? N’auront-ils conçu des

espérances que pour voir doubler leurs chaînes et river leurs fers, et par qui ? ... par les représentants

généreux d’un peuple dont ils ont cimenté la liberté, en abolissant l’esclavage féodal. Certes, Messieurs, le

titre de citoyen français est trop précieux, pour ne pas le désirer ardemment, des nations voisines ont

recueilli avec bonté les débris de ce peuple ; nous avons reçu d’elles l’exemple, il est digne de nous de le

donner au reste des nations. Vous avez proclamé le roi Restaurateur de la Liberté ; il serait humilié de

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MOTION EN FAVEUR DES JUIFS

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régner sur des hommes qui n’en jouiraient pas ; cinquante mille Français se sont levés esclaves, il dépend

de vous qu’ils se couchent libres.

Un siècle nouveau va s’ouvrir, que les palmes de l’humanité en ornent le frontispice ; et que la

postérité, bénissant vos travaux, applaudisse d’avance à la réunion de tous les cœurs. Les Juifs sont

membres de cette famille universelle, qui doit établir la fraternité entre les peuples ; et sur eux comme sur

vous la révélation étend son voile majestueux. Enfants du même père, dérobez tout prétexte à la haine de

vos frères, qui seront un jour réunis dans le même bercail ; ouvrez-leur des asiles où ils puissent

tranquillement reposer leurs têtes et sécher leurs larmes ; et qu’enfin le Juif, accordant au chrétien un

retour de tendresse, embrasse en moi son concitoyen et son ami.

J’ai l’honneur, Messieurs, de vous proposer un projet de Décret, dont voici la teneur.

L’Assemblée Nationale décrète, que désormais les Juifs régnicoles sont déchargés de payer le droit de

protection aux villes, bourgs, communautés et seigneurs ; ils ont la faculté de s’établir dans tous les lieux

du royaume, d’exercer tous les arts et métiers, d’acquérir des immeubles, de cultiver des terres.

Ils ne seront point troublés dans l’exercice de leur culte ; assimilés aux citoyens, ils en partageront les

avantages, attendu qu’ils en supporteront les charges.

L’Assemblée décrète en particulier, pour ceux de la généralité de Metz, qu’ils sont exempts de payer à

la maison de Brancas la somme annuelle de vingt mille francs pour droit de protection. Et comme la

communauté de Metz est grevée de dettes considérables, ceux qui la quitteront pour s’établir ailleurs

paieront préalablement leur quote-part de la totalité de cette dette, dont ils sont solidaires.

L’Assemblée révoque et abroge tous édits, lettres patentes, arrêts et déclarations contraires au présent

décret.

Elle défend sévèrement d’insulter les membres de la nation juive, qui, tous, désirent de trouver dans les

Français des concitoyens, dont ils tâcheront de mériter l’attachement et l’estime.

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MÉMOIRE EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR

OU SANG-MÊLÉS DE SAINT-DOMINGUE

ET DES AUTRES ÎLES FRANÇAISES DE L’AMÉRIQUE

ADRESSÉ À L’ASSEMBLÉE NATIONALE

(1789) Messieurs,

En aucun pays il n’y a tant d’abus qu’à Saint-Domingue1, c’est l’assertion d’un homme, qui, après

avoir habité cette première colonie de la France, a donné au public le fruit de ses réflexions. Et par quelle

fatalité les abus les plus révoltants furent-ils toujours les plus tenaces ? Tels sont ceux qui attentent à la

liberté. Sans cesse elle est contrainte de lutter contre la tyrannie, qui, depuis la naissance du monde le

parcourt pour ravir à l’homme cette portion inaliénable et sacrée de son patrimoine. Malheureux pour la

plupart, les peuples courbent la tête sous la massue féodale des satrapes, ou se laissent conduire au carnage

pour ensanglanter les lauriers, et assouvir la férocité de quelques brigands qui considèrent les nations

comme leurs propriétés et leurs jouets.

La féodalité n’a pas pénétré dans nos îles, quoique les dispositions du code noir l’y autorisassent2 ;

mais elles n’ont échappé à ce fléau que par un autre, et les blancs, ayant la force, ont prononcé, contre la

justice, qu’une peau rembrunie excluait des avantages de la société. Enorgueillis de leur teint, ils ont élevé

un mur séparatif entre eux et une classe d’hommes libres, qu’improprement on nomme gens de couleur ou

sang-mêlés3. Ils ont voué à l’avilissement plusieurs milliers d’estimables individus, comme si tous

n’étaient pas enfants du père commun.

1 V. Considérations sur l’état présent de la colonie française de St-Domingue, par M. H. D. L. (Hilliard d’Auberteuil, Paris, 1777,

T. 2, p. 350. 2 V. Le code noir, édition de 1685, articles 52 et 53 3 Les dénominations gens de couleur, sang-mêlés, sont insignifiantes, puisqu’elles peuvent également s’appliquer aux Blancs

libres, aux Nègres esclaves, etc. ; mais dans nos Îles, l’usage a restreint l’acception de ces mots à la classe intermédiaire, dont les

individus Blancs et Noirs sont les souches. En voici les ramifications :

Le mulâtre produit par l’union du Blanc avec la Négresse, ou du Nègre avec la Blanche.

Le Grif, quelquefois nommé Cabre, produit par le Mûlatre avec la Négresse, ou, etc.

Le Marabou produit par le Grif avec la Négresse, ou, etc.

Le Carteron produit par le Blanc avec la Mulâtresse, ou, etc.

Le Tierceron produit par le Blanc avec la Carteronne, ou, etc.

Le Métis produit par le Blanc avec la Tierceronne, ou, etc.

Le Mamelouc produit par le Blanc avec la Métive, ou, etc.

Quelquefois dès la seconde génération, le teint s’éclaircit, et l’individu est parfaitement blanc.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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On ne manque pas d’arguments, et le choix seul embarrasse lorsqu’il s’agit de défendre les grands

intérêts des hommes ; mais quand ces intérêts sont liés au sort d’un Empire, la question se complique et

devient plus délicate. Il faut l’envisager alors sous le double aspect de la politique et de l’humanité ; et

pour asseoir son jugement, l’homme sensible doit se placer à côté de l’homme d’État.

Quatre questions se présentent relativement aux gens de couleur libres.

1. Seront-ils assimilés en tout aux blancs ?

2. Auront-ils des représentants à l’Assemblée Nationale ?

3. Quel en sera le nombre ?

4. Ceux qui demandent de remplir cette fonction, ont-ils mission légale ?

L’examen préalable de ce qu’ils sont dans nos colonies amènera la solution de ces demandes, en nous

apprenant ce qu’ils doivent être.

Supporter toutes les charges de la société plus que les blancs, n’en partager que faiblement les

avantages, être en proie au mépris, souvent aux outrages, aux angoisses, voilà le sort des gens de couleur,

spécialement à Saint-Domingue.

1. Seuls ils font le service de la maréchaussée, et s’en acquittent soigneusement, à moins que la crainte

ne les porte à pallier les délits des nègres, dont les maîtres blancs accableraient les captureurs du poids de

leur vengeance.

2. Tous les hommes de couleur étaient encore soumis, il y a peu, à la conscription militaire ; enrôlés à

l’âge de seize ans, ils devaient servir tous les trois ans jusqu’à soixante. Une mulâtresse, épouse d’un

blanc ayant perdu son mari, appelle auprès d’elle pour consoler sa douleur et surveiller son commerce, un

fils, qui pour lors était en France ; à peine a-t-il abordé l’île, qu’on veut l’enrôler ; la mère désolée

s’arrache à ses embrassements, et le renvoie dans la métropole chercher une liberté qu’il ne trouve pas

sous l’horizon qui l’a vu naître. Et nous osions crier contre la presse des matelots en Angleterre !

3. Tout homme de couleur est astreint au service de piquet, c’est-à-dire, que chaque six ou sept

semaines, il est obligé d’en passer une entière à la porte d’un commandant ou autre officier, avec un

cheval toujours harnaché, et prêt à faire toutes les courses ordonnées. Ainsi le malheureux cultivateur est

contraint de laisser à la discrétion de ses nègres une plantation, dans laquelle souvent au retour il trouve

tout négligé ou bouleversé ; le manœuvrier est condamné à perdre un temps réclamé par sa famille

indigente ; il faut qu’il dépense au moins quarante-huit livres dans cette semaine, pour fournir et nourrir

un cheval, qui, à la fin, périt quelquefois excédé de fatigue, et le tout, afin de servir les caprices d’un

homme qui prétexte le service du roi dans un pays où les préposés civils, et surtout militaires, ont la toute-

puissance des vizirs.

Ces charges odieuses sont aggravées par des privations aussi injustes qu’humiliantes.

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MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR

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Défense aux gens de couleur d’exercer certains métiers, comme l’orfèvrerie. Dira-t-on que c’est faute

d’aptitude ou de fidélité ? Ils ont signalé leur probité et leur adresse.

Défense d’exercer la médecine et la chirurgie, à peine de cinq cents livres d’amende et de punition

corporelle.

Défense de porter des noms européens4, injonction de prendre des noms africains. On m’a donné deux

motifs de ce décret :

1. Afin que la disparité des noms établît celle des rangs, car dans tous pays la sotte vanité a prétendu

subordonner la vertu même aux qualifications et aux parchemins.

2. Dans la crainte qu’à la faveur d’un nom commun les gens de couleur ne s’impatronisassent dans des

familles dont ils envahiraient l’héritage, comme si les successions étaient dévolues par l’identité de

dénomination, et non par des titres de filiation. À coup sûr, si c’était là un inconvénient, il troublerait la

France entière. On a même voulu leur contester le titre de colons américains, comme si des cultivateurs ne

pouvaient s’appliquer la seule définition raisonnable que comporte le défini.

Injonction aux curés, notaires, et autres hommes publics, de consigner dans leurs actes les

qualifications de mulâtres libres, carterons libres, sang-mêlés, etc. Ce ne peut être pour les distinguer des

esclaves, puisque par un autre abus, on ne tient aucun registre qui constate l’existence civile de ceux-ci ;

mais toujours pour frapper d’opprobre, et tenir à grande distance, des individus dont le crime est d’avoir

l’épiderme nuancé différemment.

Défense de manger avec les blancs. En vertu de ce règlement publié dans la Bande du sud, on a vu des

gens de couleur indignement arrachés de la table d’un capitaine blanc, dont ils avaient accepté les

pressantes invitations.

Défense de danser après neuf heures du soir, encore faut-il, pour prendre ce divertissement, avoir la

permission du juge de police.

Défense d’user des mêmes étoffes que les blancs. Des archers de police furent commis à l’exécution de

ce décret ; on les a vus sur les places publiques, aux portes mêmes des églises, arracher les vêtements à

des personnes du sexe, qu’ils laissaient sans autre voile que la pudeur.

Défense de se servir de voiture, sous peine de prison pour les contrevenants, et de confiscation des

voitures et des chevaux. Un carteron estimé, négociant, voyageait en chaise ; un sieur Prodejac l’arrête

dans la ville du Petit Goave, et le force à descendre de voiture, en disant : Un gueux de mulâtre comme toi,

doit-il voyager plus commodément que moi ? Il ajoute des coups de canne à cette apostrophe. L’affaire est

plaidée, le premier juge condamne Prodejac à cinq mille livres d’amende envers les pauvres. La cause est

4 Cette ordonnance, et presque toutes les suivantes, sont consignées dans les Lois et Constitutions des Colonies françaises, etc., 5

vol. in-4º, par M. Moreau de Saint-Méry, Député de la Martinique. Vide passim.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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portée par appel au conseil, qui met les parties hors de cour, malgré les preuves les plus authentiques du

délit5.

Défense de passer en France. Ils ne peuvent émigrer qu’en secret d’une patrie qui les traite en marâtres

et les répute coupables lorsqu’ils s’échappent pour venir chez nous faire retentir leurs justes plaintes.

Exclusion de toutes charges et, emplois publics, soit dans la judicature, soit dans le militaire ; ils ne

peuvent plus aspirer aux grades d’officier, quoique en général on les reconnaisse pour gens très

courageux. On ne veut pas même que dans les compagnies de milices, ils soient confondus avec les

blancs. Quelles que soient leurs vertus, leurs richesses, ils ne sont point admis aux assemblées paroissiales.

Dans les spectacles, ils sont à l’écart, le mépris les poursuit jusqu’à l’église, où la religion rapproche tous

les hommes, qui ne doivent y trouver que leurs égaux. Des places distinctes leur sont assignées.

L’opinion et divers décrets repoussent des emplois même les blancs qui se marient avec des femmes de

couleur ; le nommé Guérin était marguillier aux Cayes de Jacmel, il épouse une estimable carteronne,

aussitôt intervient une sentence de la juridiction du quartier, qui l’oblige à sortir de l’œuvre, et cette

sentence est confirmée par le conseil supérieur. Vous saurez, Messieurs, que par une contradiction

étrange, les Juifs, si mal à propos outragés en Europe, ne le sont point dans nos îles, et vers le même temps

un Juif, connu pour tel, était marguillier de la paroisse d’Aquin6.

La conscription militaire n’a plus lieu, mais le service de piquet continue. Les prohibitions relatives

aux vêtements et aux voitures sont tombées en désuétude ; mais le moindre caprice d’un gouvernement

peut faire revivre des ordonnances qui, étant abrogées de fait, ne le sont pas de droit. Tous les autres

décrets, dont le but est d’écarter à jamais les sang-mêlés des avantages réservés aux blancs, sont en

vigueur7, et l’opinion les fortifie.

Le mépris habituel, les injustices, la cruauté envers les gens de couleur, ont trouvé des apologistes.

Plusieurs écrivains ont souillé leur plume, en défendant la cause de la tyrannie réduite en système.

L’auteur des Considérations sur Saint-Domingue, Hilliard d’Auberteuil, avance gravement que tout ce qui

procède des blancs doit paraître sacré aux noirs et gens de couleur8 : c’est-à-dire qu’il faut égarer leur

raison pour dominer leurs sentiments, et les conduire avec la docilité des bêtes de somme. L’intérêt et la

sûreté veulent, dit-il, que nous accablions la race des noirs d’un si grand mépris, que quiconque en

descendra jusqu’à la sixième génération, soit couvert d’une tache ineffaçable. Ainsi l’intérêt et la sûreté

5 Observations importantes sur la décadence du commerce maritime français aux Colonies, par M. le Chevalier des Landes, p. 16. 6 Le Médecin de Pas, Juif, a été conseiller au Conseil de Port-au-Prince. Il a laissé à sa mort des biens considérables dans la Bande

du sud. Gabriel de Pas, un de ses neveux, a été Commandant des Milices ; c’est un autre petit-neveu du Médecin, qui a été

marguillier de la Paroisse d’Aquin. La famille de Pas est considérée à St. Domingue. 7 V. Lois et Constitutions des Colonies, T. .5, p. 356. 8 Considérations, etc., T. 2, p. 73 et suivantes.

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MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR

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seront pour les blancs la mesure des obligations morales. Nègres et gens de couleur, souvenez-vous-en. Si

vos despotes persistent à vous opprimer, ils vous ont tracé la route que vous pourrez suivre. Après des

assertions de cette nature, l’auteur n’étonne plus lorsqu’il dit qu’un cocher de fiacre est bien au-dessus

d’un mulâtre, que les blancs doivent être autorisés à se faire justice des mulâtres, qu’un blanc accusé par

un nègre de l’avoir maltraité, volé, etc., doit être cru sur sa simple dénégation, même contre des témoins

nègres et mulâtres, parce qu’ils sont partie, et que sans doute le blanc ne l’est pas.

Si les gens de couleur, ajoute-t-il, osaient frapper un blanc, même quand ils en sont frappés, ils

seraient punis avec rigueur. Telle est la force de préjugé contre eux, que leur mort, en ce cas, ne

paraîtrait pas un trop grand supplice ; cette sévérité sera peut-être injuste ; mais elle est nécessaire.

Grand Dieu, quelle morale ! Plus bas nous verrons le même auteur, entraîné par l’ascendant de la vérité,

rendre un témoignage éclatant aux vertus des sang-mêlés, et prouver par des aveux forcés les torts des

blancs à leur égard.

Vers 1770 un magistrat du Port-au-Prince qui, par sa place, devait être le protecteur du pauvre

opprimé, s’exprimait ainsi. Il existe parmi nous une classe naturellement notre ennemie, et qui porte

encore sur son front l’empreinte de l’esclavage ; ce n’est que par des lois de rigueur qu’elle doit être

conduite. Il est nécessaire d’appesantir sur elle le mépris et l’opprobre qui lui sont dévolus en naissant.

Ce n’est qu’en brisant les ressorts de leur âme, qu’on pourra les conduire au bien9. Des hommes que l’on

conduit au bien en brisant les ressorts de leur âme ! L’auteur peut choisir entre le délire de la raison et la

férocité du cœur.

La conduite des blancs est concordante à ces principes, et comme s’il ne leur suffisait pas de verser

l’humiliation sur les gens de couleur, ils inspirent les mêmes sentiments à leurs nègres, qui affectent

ensuite le ton de supériorité envers les esclaves des mulâtres.

Des attentats contre la majesté des mœurs résultent du mépris dont on couvre les sang-mêlés. Un blanc

convoite une fille ou femme de couleur. Il entre chez elle, même sans la connaître ; c’est un homme

réservé, lorsqu’il ne s’échappe qu’en propos licencieux. Le père ou le mari présents oseront-ils chasser

l’impudent, qui menacera de les rouer de coups, qui tiendra parole, et qui les fera punir ensuite, en disant :

Ce mulâtre m’a manqué. Si le blanc est un homme en place, et que celui qui met obstacle à ses désirs soit

dans sa dépendance, on se débarrasse de sa présence importune, en lui commandant des corvées. Pendant

ce temps, tous les moyens de séduction sont mis en usage pour corrompre l’innocence, et la liberté du père

ou du mari devient quelquefois le prix de la prostitution. Pardon, MM., si je vous retrace ici ces turpitudes,

9 V. Affiches américaines de 1770. On prétend que l’auteur de cette affreuse assertion a fait retirer, autant qu’il a pu, les

exemplaires de ces affiches.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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qui excitent l’indignation et non la surprise, car elles rappellent une des mille et une causes qui faisaient

pleuvoir jadis les lettres de cachet.

Du mépris à l’injustice, il n’y a qu’un pas ; aussi faut-il que le mulâtre ait six fois raison, pour obtenir

une fois justice. Il faut qu’il ait été grièvement maltraité par un blanc, même du bas étage, il faut que le

délit soit prouvé jusqu’à l’évidence, pour être puni par vingt-quatre heures de prison. L’homme de couleur

n’a pas même le droit des animaux, celui de repousser la force par la force ; et s’il se défend lorsqu’on

l’attaque, un châtiment rigoureux lui apprend à ne plus user de ses droits. Hilliard d’Auberteuil, cité

précédemment, ne vous a-t-il pas dit qu’en pareil cas, la mort même ne paraîtrait pas un trop grand

supplice ? Et de peur qu’on ne révoque en doute sa véracité, je me hâte de citer le trait suivant. Un blanc,

jouant avec un homme de couleur, voulut le tromper ; celui-ci le lui reproche ; le blanc le frappe, l’insulté

se défend ; l’agresseur porte plainte, et l’infortuné mulâtre condamné à être pendu n’est qu’effigié, parce

qu’il prend la fuite.

Celui qui dans ma maison peut braver la pudeur, m’injurier, me battre, peut également me ravir mon

bien, pourvu qu’au vol il joigne des menaces, des mauvais traitements, qui intimideront ma résistance ; car

si je résiste, je serai traîné dans ce qu’on ose appeler le sanctuaire de la justice ; là j’aurai pour

accusateurs, pour juges, pour exécuteurs, les préjugés, la haine et 1a force ; puni avec une partialité

révoltante pour des délits légers, ou même sans délit, je serai sans cesse sacrifié à la vengeance, à

l’avarice, dont l’impunité est assurée.

Il est vrai que depuis une quinzaine d’années, les lois féroces sont un peu moins énergiques, et les

actions atroces moins communes. Cette peinture hideuse ne convient point à tous les blancs ; plusieurs

sont hommes, et forment une exception d’autant plus éclatante, qu’elle a moins d’imitateurs. Des êtres

sensibles, qui n’ont point isolé leurs affections, trouvent leur bonheur dans celui de leurs frères ; mais

pourquoi faut-il qu’ils soient entourés d’individus dont le cœur est pétrifié ?

Ceux-ci répondent qu’en général, les mulâtres eux-mêmes sont durs envers les esclaves.

1. Réprimer n’est pas répondre. 2. Des faits très peu nombreux ne comportent pas une induction

générale ; mais 3. Il ne manque à leur assertion qu’une petite chose, c’est d’en administrer les preuves. Et

lorsqu’en 1784, un édit plus humain statua :

Que les négresses seraient exemptes par semaine d’autant de jours de travail, qu’elles auraient

d’enfants à nourrir.

Que les esclaves chômeraient les dimanches et les fêtes, qu’on ne pourrait les forcer au travail avant la

fin ni après le retour de la nuit.

Que la peine infligée par le maître à son esclave n’excéderait pas vingt-cinq coups de fouet.

Qu’un châtiment plus rigoureux serait poursuivi au criminel, etc.

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Qui a réclamé contre ? sont-ce les sang-mêlés ? Non, les blancs seuls, et surtout les Européens en

général plus cruels que les créoles, ont étourdi les ministres par leurs remontrances, et l’édit, enregistré

presque forcément, est demeuré sans exécution.

Qu’on visite les habitations des blancs et des gens de couleur ; où trouvera-t-on plus de ces instruments

destinés à tourmenter les nègres ? Où verra-t-on de ces cachots dans lesquels un homme, serré par tout le

corps, ne peut se tenir debout ?

Tel maître blanc était si bien connu par sa férocité, qu’on faisait trembler tous les esclaves

désobéissants, en parlant de les vendre à ce tigre.

Tel autre fut menacé par M. d’Ennety, Gouverneur, d’être renvoyé en France, s’il continuait à fusiller

ses nègres.

Tel autre, non content d’accabler de travaux ses négresses, leur arrachait encore le honteux salaire d’un

honteux libertinage.

Tel autre faisait sans cesse retentir la plaine des hurlements de ses esclaves, dont le sang ruisselait dans

les plantations, où, comme celui d’Abel, il crie vengeance ; son plaisir était ensuite de se faire servir à

table par ces malheureux dont les chairs pendaient en lambeaux.

Tel autre cassait une jambe à tout nègre coupable de marronnage, et le laissait sur place jusqu’à ce que

la gangrène exigeât l’amputation.

Tel autre... Mais mon cœur oppressé, déchiré, m’interdit d’autres détails, et l’on voudra nous persuader

que des hommes acharnés contre les nègres sont humains envers les sang-mêlés qu’ils abhorrent. Qu’on

en juge par le tableau que nous avons ébauché. A-t-il donc tort, le Chevalier des Landes, en assurant que

la vie des gens de couleur est à la merci de la colère et du caprice10.

Et quels sont ces hommes que le mépris consume ? La plupart ont acquis leur liberté à titre honorable,

les uns par de sages économies, d’autres l’ont obtenue de leurs maîtres, dont ils avaient captivé l’estime.

Citoyens laborieux, ils font fleurir les plantations, il y a parmi eux de grands propriétaires, ils augmentent

la masse des richesses coloniales, et partant concourent à la prospérité de l’État.

Personne n’est plus agile pour gravir les mornes, et ramener les nègres marrons ; ils sont un sûr appui

contre l’insurrection des esclaves ; on donne quelquefois par préférence les commissions périlleuses à

cette classe d’hommes dont la bravoure est connue. Dans la dernière guerre d’Amérique, ils ont déployé

leur intrépidité à Savannah.

On ne peut leur reprocher un génie turbulent et séditieux. Leur patriotisme a éclaté lors même qu’on

voulait l’étouffer ; quand en 1783 M. de Bellecombe invita les colons à faire au roi présent d’un vaisseau,

les blancs contestèrent aux sang-mêlés le droit d’y contribuer, mais ceux-ci furent jaloux de se montrer

10 Observations importantes, p. 24.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Français, et par l’ordre du Général, M. Raimond, chargé de faire la collecte dans son Quartier, recueillit

neuf mille quatre cents livres parmi vingt-cinq individus de couleur11.

En général, ils ont conservé l’estimable bonhomie des mœurs domestiques. Ils se distinguent, ainsi que

les nègres, par beaucoup de piété filiale, beaucoup de respect pour la vieillesse ; vertu touchante, et

presque inconnue dans nos mœurs. Plusieurs ont une éducation très soignée, et laissent cet héritage à leurs

enfants. Ils sont hospitaliers. Des blancs pauvres, ou aventuriers, reçoivent souvent les premiers secours de

cette classe, qu’ils méprisent. On a vu de généreuses mulâtresses acheter des enfants de couleur, que leurs

pères n’avaient pu affranchir avant leur mort ; elles économisaient pour leur faire le don précieux de la

liberté. Jamais l’attachement des sang-mêlés pour les blancs ne s’est démenti. Jamais aucun n’a été

complice d’un empoisonnement, ils n’ont point participé au crime de Macanda12, et si on compulse les

écrous des prisons et les registres des greffes, on ne trouvera pas quatre hommes de couleur condamnés

légitimement pour crime avéré, depuis l’origine de la colonie.

Observez que Hilliard d’Auberteuil, dont certainement le témoignage n’est pas suspect, alloue lui-

même aux gens de couleur la plupart de ces bonnes qualités13. Il faut donc reconnaître en eux une bien

louable propension à la vertu, puisque l’avilissement, le père de tant de vices, n’a point flétri leur cœur, ni

altéré les traits natifs de leur aimable caractère.

La pureté conjugale est la seule vertu sur laquelle les femmes de couleur, mais surtout les négresses, se

soient relâchées. Soyons-en peinés, n’en soyons pas surpris. Dans une contrée où les blanches sont rares,

la salacité des blancs persécute les autres ; elles succombent d’autant plus facilement qu’elles sont

dominées par l’ascendant de l’autorité ou des menaces, et que d’ailleurs elles ont peu à gagner en épousant

des sang-mêlés, privés de la considération publique. Alors, au scandale de la religion et des mœurs, la

sainteté du mariage est remplacée par l’infamie du concubinage, d’où résulte un essaim d’êtres illégitimes,

et ce sont les blancs qui abjurent envers leurs enfants les douces effusions de la paternité.

Voyons actuellement si la sage humanité, si la saine politique, ne repoussent pas de concert une

prévention qui ravit les avantages sociaux à des hommes libres. Dans l’Antiquité, les esclaves étaient à

peu près traités comme nos nègres, mais communément la manumission ne leur laissait rien à désirer ; si

cependant chez les Romains, l’affranchi formait un intermédiaire entre l’esclave et le citoyen, son fils était

11 Les gens de couleur apprendront sans doute avec reconnaissance l’ardeur qu’ont apportée à la défense de leur cause, Messieurs

Joli, Raymond, et les autres Membres qui ont souscrit leur requête à l’Assemblée Nationale. 12 Macanda, chef des Nègres marrons, et quelques autres esclaves, firent usage de poison pour servir leur vengeance particulière.

Ce crime obtint un châtiment mérité. Mais faut-il brûler sans miséricorde, sans preuve, quelquefois même sans indice, tout Nègre

accusé de poison ? C’est sur quoi se récrie l’Auteur des Considérations sur St.-Domingue, T. 1, p. 138. 13 Considérations, etc., T. 2, p. 73 et suiv.

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MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR

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toujours réputé ingénu ; d’injustes préjugés n’empêchaient point Épictète ni Horace, de dormir

tranquillement sous les lauriers qui ombrageaient un affranchi, et le fils d’un affranchi.

Par quelle bizarrerie le Français méprise-t-il la même chose en Amérique, et pas en Asie ? Le préjugé

contre les gens de couleur n’infecte guère les comptoirs de l’Inde, ni les Îles de France, de Bourbon14, et de

Gorée. La raison n’est-elle donc pas une dans les climats divers, et n’est-il pas étrange que, même à Saint-

Domingue, la ligne de démarcation des possessions espagnoles et françaises soit aussi celle des opinions,

en sorte que d’un côté de l’île on soit d’une indifférence extrême sur la couleur, à laquelle l’autre partie

attache une extrême importance ? Les Français qui reprochent avec raison aux Espagnols des cruautés

dans le nouveau monde leur cèdent dans le même pays la palme de la justice et de l’humanité.

Ce préjugé, qui n’eut pas jadis une si grande extension, ne s’est fortifié que dans des temps très

modernes ; il y a une vingtaine d’années que les sang-mêlés pouvaient encore atteindre les grades

militaires, mais par les règlements de 1768, on a ôté les brevets à des officiers mulâtres, auxquels on ne

pouvait ravir le mérite d’avoir bien servi la patrie15.

Le crime n’est-il donc pas la seule chose qui déshonore ! Si la fatalité des événements vous avait livré

à des forbans qui vous eussent traîné à Maroc, quel sentiment vous accorderais-je ? Serait-ce le mépris,

qui répugne à mon cœur, ou la compassion, qui est si voisine de la nature ? Ce fut un malheur semblable

qui donna occasion à Cervantès de se montrer en héros, avant d’être un écrivain célèbre. Supposons que

sur les bords de la Gambie, votre peau blanche vous attire les insultes des noirs, avec quelle véhémence

vous crieriez à l’injustice ! Prenons l’inverse. Je suis né mulâtre, que me reprochez-vous ? ma couleur ? Et

qu’importe que les membres du corps politique aient le tissu réticulaire, blanc, noir et basané, pourvu que

la société prospère ? M’objectez-vous ma naissance illégitime, ou celle de mes pères ? Parce qu’un

homme né à quarante-huit degrés de latitude s’est uni dans un autre hémisphère, contre le vœu de la loi, à

une femme noircie par les feux de l’équateur, vous me condamnez à l’opprobre ; pouvais-je choisir les

auteurs de mes jours ?

D’ailleurs, Messieurs les blancs, si vous insistez sur l’origine, je vous demanderai quels étaient vos

pères ? Les uns étaient ces boucaniers, ces flibustiers qui faisaient trembler et rougir l’humanité, et qui

après s’être gorgés de sang allaient le digérer à la Tortue ou à Saint-Domingue ; d’autres étaient de ces

hommes sans aveu que la compagnie des Indes vendait sous le nom d’engagés pour trente-six mois au prix

14 Le préjugé existe cependant au royaume d’Angola ; l’homme de couleur n’y peut s’asseoir devant les Blancs dont l’orgueil et la

lubricité interdisent aux mulâtresses tout habillement, et même l’usage d’un pagne. V. Histoire des Voyages, par Prévôt, édit. in-

4º, T. 4 et 5. 15 Dit M. l’Abbé de Cournand, qui a déjà plaidé avec succès la cause des sang-mêlés, ainsi que M. de Mirabeau, dans son

Courrier de Provence.

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de trente écus16. D’autres enfin étaient des émigrants de Saint-Christophe après la prise de cette île, qui, la

plupart, avaient la même origine, ou étaient gens de couleur ; et lorsque vers 1746 M. de Larnage,

gouverneur de Saint-Domingue, statua que les descendants des indigènes seraient réputés blancs,

beaucoup de sang-mêlés se firent déclarer tels, en se disant fils de Caraïbes ; on ne fut pas difficile sur les

preuves. Quelles étaient vos mères ? Ne sait-on pas qu’à diverses reprises on amassa l’écume des

carrefours de Paris, les restes dégoûtants de la débauche ? Ces vestales furent transportées dans le nouveau

monde, chacun prit sa chacune, les unes s’engageaient pour assouvir pendant trois ans la lubricité des

colons, d’autres devenaient épouses légitimes de flibustiers, qui connaissaient bien la conduite antérieure

de ces femmes, au point que tel leur disait : « Je ne vous demande pas compte du passé, vous n’étiez pas à

moi, répondez-moi seulement de l’avenir. À présent que vous m’appartenez, voilà (en montrant son fusil)

ce qui me vengera de vos infidélités ; si vous me manquez, il ne vous manquera pas. »17

Que prouve cette origine contre les colons blancs ? Rien, et nous ne l’alléguons que pour rétorquer un

sot raisonnement. Reprochait-on à Manlius, à Cincinnatus, qu’ils descendaient des brigands fondateurs de

Rome ? Emprunter le mérite d’autrui, c’est avouer la pénurie de mérite personnel. On l’a dit avant moi,

l’homme est fils de ses œuvres ; rappelez-vous les mœurs des sang-mêlés, et concluez.

Quand il s’agira d’abolir la traite, les planteurs crieront à l’injustice. Cet argument, qui sera débattu, ne

frappe pas sur la cause des sang-mêlés ; ils forment une classe libre, à laquelle l’orgueil et la cupidité

disputent depuis un siècle des droits imprescriptibles. J’ouvre le Code noir, ou Édit de 1685, articles 57 et

59. Je crois devoir rapporter le texte même, quoique mal rédigé. Déclarons leurs affranchissements faits dans nos îles, leur tenir lieu de naissance dans nos îles, et les esclaves

affranchis, n’avoir besoin de nos lettres de naturalité, pour jouir des avantages de nos sujets naturels dans notre

royaume, et terres et pays de notre obéissance, encore qu’ils soient nés dans les pays étrangers ; octroyons, aux

affranchis, les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons qu’ils

méritent une liberté acquise, et qu’elle produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes

effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets.

La loi veut donc que tous les affranchis jouissent de tous les bienfaits résultant de la liberté ; mais un

préjugé barbare a prévalu, des décrets rendus par les pachas et les cadis qui gouvernaient ou jugeaient la

colonie, ont infirmé les dispositions de l’édit ; voilà comme on a privé une portion de citoyens des droits

que leur assurait la loi d’accord avec la nature, et l’on voit des blancs prétendre justifier leur conduite, en

alléguant qu’ils ont trouvé la coutume établie, comme si des abus antiques étaient des abus raisonnables,

et que le laps de temps pût sanctionner l’oppression.

16 V. Hist. des Flibustiers, par Oexmelin, qui, lui-même fut vendu. Hist. de St.-Domingue, par Charlevois, Hist. des Antilles, par

du Tertre, Labat, etc. 17 Oexmelin, T. 1, p. 49.

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Contre le projet d’assimiler en tout les sang-mêlés aux blancs, on a fait diverses objections ; je vais

successivement les parcourir et les détruire.

1. L’auteur d’un pamphlet qui vient de paraître nous dit : « Le nègre est issu d’un sang pur, le mulâtre

d’un sang mélangé ; c’est une espèce abâtardie. Il est aussi évident que le nègre est au-dessus du mulâtre,

qu’il est que l’or pur est au-dessus de l’or mélangé. »18 Si l’auteur entend que le blanc n’est pas issu d’un

sang pur, évidemment il faut le classer après le mulâtre, puisque celui-ci, étant mitoyen, participe moins à

la complexion viciée du blanc. Si au contraire l’auteur donne au blanc un sang pur, il faut conclure de son

raisonnement, que l’impur peut éclore de principes purs, et que l’or allié à l’argent produit du plomb.

J’avoue que je suis un peu honteux de combattre une telle objection à la fin du XVIIIe siècle. C’est ici le

cas de placer un fait, qui rappelle et fortifie un principe de physique. En général, les gens de couleur sont

d’une constitution robuste, parce que le croisement des races améliore l’espèce.

2. Si vous mettez les sang-mêlés au pair des blancs, et que l’opinion ne flétrisse plus les mariages

mêlés, le pian, a-t-on dit, va se communiquer à la race des blancs.

Le pian, ou épian, est une maladie cutanée, ulcéreuse, syphilitique, etc. ; diverses causes, plus

communes chez les nègres, peuvent la faire naître ou l’aggraver, comme la malpropreté et la membrane

graisseuse plus fournie. Le libertinage des blancs avec les négresses est malheureusement commun dans

nos îles ; en a-t-on vu plus de blancs pianistes ? Non. Osera-t-on nous dire que le nombre en sera plus

considérable, quand le mariage aura sanctifié ces liaisons illicites ?

Mais, nous dit-on, si vous rapprochez ces diverses classes sur la ligne de l’égalité, les négresses et les

mulâtresses, entraînées par l’espérance de faire des mariages qui flatteront leur vanité, provoqueront elles-

mêmes les blancs ; alors les nègres, dans les transports de la jalousie, égorgeront les négresses.

Écartez des terreurs vaines, le crime des nègres aura toujours un frein puissant dans un pays où il est

immédiatement suivi de la peine, avec certitude, en pareil cas, de ne point échapper à celle du talion, mais

il est une réponse plus décisive. L’impossibilité d’avoir des compagnes pourrait seule pousser les nègres

aux fureurs d’un délire érotique. Cela n’arrive pas, quoique, comme nous l’avons déjà répété, beaucoup de

blancs libertinent avec des négresses et des femmes de couleur, qu’ils n’épousent pas, dans la crainte de

déroger. Ôtez cette contrainte, tout ce que je vois, c’est que des mariages honorables effaceront

l’avilissement du concubinage, les mœurs y gagneront, et les nègres n’y perdront pas.

Mais, les gens de couleur deviendront insolents s’ils nous sont assimilés ; je demande aux blancs s’ils

sont insolents envers les sang-mêlés. Je ne pousserai pas cette thèse ; cependant après la peinture que j’ai

faite, je prévois qu’on ne me tiendra pas compte de la réticence.

18 Réclamations des Nègres libres, etc., p. 1.

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Mais que manque-t-il aux sang-mêlés ? Tranquilles dans leurs possessions, ils y mangent en paix les

fruits du champ qu’ils ont cultivé sans trouble.

De bonne foi, enviez-vous le sort de gens que l’opinion avilit, qu’on opprime, qu’on outrage presque

impunément ? Seriez-vous contents d’en être réduits aux mêmes termes ; et, pour le dire en passant,

l’homme sensible peut-il goûter le bonheur, lorsqu’autour de lui sont une foule d’individus, avec lesquels

il refuse de la partager.

Mais les sang-mêlés peuvent compter sur la bienveillance des blancs ; nous sommes leurs patrons,

leurs protecteurs, ils tiennent gratuitement de nous une liberté que nous avons payée au fisc. Le respect

des affranchis envers nous en fut le prix ; convient-il que nos anciens esclaves prétendent au parallèle ?

D’ailleurs qu’ils calment leur impatience, quand les assemblées coloniales seront organisées, nous les y

appellerons, leurs griefs seront redressés, ils obtiendront tout ce qu’il sera possible de leur accorder.

Je reprends ces réflexions. Les sang-mêlés peuvent compter sur la bienveillance des blancs. Il faut

donc juger les blancs uniquement sur l’avenir, car le passé serait une mauvaise garantie.

Nous sommes leurs protecteurs. Ils vous regardent comme leurs oppresseurs.

Ils tiennent de nous la liberté, etc. Comptons les sang-mêlés actuels, et voyons combien il en est qui

tiennent immédiatement de vous cet avantage. Nous l’avons déjà dit originairement, beaucoup l’ont mérité

ou acheté par leur travail, c’est un héritage que plusieurs générations leur ont transmis ; au surplus, en

stipulant tacitement le respect et la reconnaissance des affranchis envers leurs libérateurs, a-t-on mis en

balance le droit de les mépriser, de les vexer ?

Convient-il que nos esclaves deviennent nos égaux ? Je crains bien que ce ne soit là le fin mot. Pauvre

vanité ! Je vous renvoie à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, tirez-vous-en, s’il se peut.

Que les sang-mêlés attendent les Assemblées coloniales, on leur accordera tout ce qu’il sera possible

de leur accorder. Cette promesse est louche ; leur communiquerez-vous tous les avantages de citoyen ?

Répondez d’une manière positive. Si vous prétendez composer avec eux, ils ne veulent point de

capitulation ; si vous avez résolu d’accéder à leurs demandes, pourquoi retarder ce moment ? Il serait plus

glorieux à vous, de concourir avec l’Assemblée Nationale, pour leur rendre une justice qu’ils veulent tenir

de la loi, et non de vous.

Mais enfin, nous dit-on, si les gens de couleur sont au niveau des blancs, vous perdez les colonies, qui

ne tiennent à vous que par un fil, et la banqueroute est inévitable. Cet argument est le palladium des

opposants ; l’objection est précieuse, voyons si elle est fondée.

On pourrait examiner préliminairement, s’il est utile à la France d’avoir des colonies. En conservant

mes doutes sur ce problème, je le suppose résolu pour l’affirmative, et je dis :

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La métropole peut perdre ses colonies, ou parce qu’elles seront conquises, ou parce que les blancs se

sépareront, ou parce que les sang-mêlés feront scission, ou enfin, parce qu’une révolte des nègres causera

aux colonies une secousse qui les démembrera de la France.

À des princes tourmentés par la rage des conquêtes, il ne faut pas de raison ; mais l’admission des

sang-mêlés aux avantages de citoyen ne fournit pas même le prétexte d’une invasion.

Nous ne ferons point aux colons blancs l’injure de leur prêter un projet de séparation, malgré les

inquiétudes qu’on pourrait se permettre sur cet objet19. Pourraient-ils s’isoler en corps politique ? Quelques

îles, resserrées pour la population et les moyens, dont les côtes offrent à l’ennemi un abord facile, ne

soutiendraient jamais le choc d’une puissance qui viendrait les heurter. Je ne vois guère que les Anglais,

ou les Anglo-Américains, auxquels ils pourraient être tentés de s’agréger ; mais nos colons blancs, qui

contestent même aux gens de couleur les droits de citoyen, courraient-ils les hasards de la guerre, soit pour

s’associer à un corps politique, que ne veut plus que des membres libres, soit pour se livrer aux Anglais,

dont le ministère est disposé à supprimer la traite des esclaves20 de concert avec nous ? Les blancs ne

pourraient sans les gens de couleur se livrer à une puissance étrangère, les gens de couleur le pourraient

sans les blancs. Plus que jamais ils le pourront, attendu que leur population, qui augmente journellement,

va prédominer.

Dans un mémoire adressé à l’Assemblée Nationale par les ministres du roi, ils observent que les

colonies étant dissemblables de la métropole par leurs rapports commerciaux, par des localités inhérentes

à la nature des choses, exigent des lois différentes ; mais la liberté des hommes est un droit comme un

besoin dans tous les climats. Les gens de couleur faisant seuls la sûreté de la colonie contre les révoltes et

le marronnage21, il est au moins très impolitique de leur ôter la considération nécessaire pour contenir les

esclaves. Loin donc que le préjugé qui pèse sur les sang-mêlés soit utile à la colonie, il faut au contraire

leur donner du relief, cimenter l’union entre eux et les blancs, et leurs efforts combinés maintiendront plus

efficacement la subordination.

Dans l’impossibilité de reprocher aux sang-mêlés des crimes commis, on leur a supposé des crimes à

commettre, comme le projet de rompre avec la France après l’obtention de leur demande. Ainsi, à votre

avis, ce sont des serpents qui piqueront le sein sur lequel ils auront retrouvé la vie. À qui persuadera-t-on

qu’ils invoquent notre bienveillance uniquement pour le plaisir d’être ingrats et de trahir la métropole ?

Peut-on imaginer qu’ils manifesteront des intentions hostiles, après avoir acquis par beaucoup de soins et

de démarches, les avantages qu’une insurrection facile leur procurerait infailliblement ? Ils jurent ne les

19 V. les Réflexions sommaires, adressées à la France et à la Colonie de St.-Domingue, par M. Laborie, p. 13 et 14. 20 Je cite mon garant, l’estimable M. Clarkson, auteur de l’Essai sur les avantages politiques de la traite des Nègres. 21 V. Encyclopédie, article Mûlatres.

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ambitionner que pour rivaliser avec les blancs en patriotisme. Si au contraire les sang-mêlés, excédés

d’insultes, se réunissent aux esclaves pour briser les liens avec la métropole, leur triomphe est certain, les

blancs succomberont par leur infériorité. Craignons d’aigrir des hommes qui, profondément affectés de

nos refus, chercheraient dans leur force ce qu’ils n’auraient pu arracher à notre justice. La résistance à

l’oppression est un droit émané de Dieu, et reconnu par l’Assemblée Nationale.

On objecte que la haine des nègres contre les sang-mêlés les empêchera de faire cause commune. Si

cette haine existe, sans doute en voici les prétextes. Quelques plantations sont surveillées par des mulâtres

non libres qui, sous peine de punition sévère sont obligés de punir sévèrement les nègres ; ceux-ci, dont

l’esprit est peu développé, ne remontent pas aux causes de leurs maux, ils se contentent de détester ceux

qui en sont les instruments immédiats. D’ailleurs les nègres voyant que les blancs, pères des sang-mêlés,

dédaignent leurs propres enfants, cette variété de l’espèce humaine n’est plus à leurs yeux qu’une caste

dégradée, et par intérêt comme par erreur, ils se rapprochent, autant qu’il est en eux, de la classe qui seule

possède et distribue toutes les jouissances.

Mais les gens de couleur nient l’existence de cette haine, et protestent que les blancs en sont

spécialement l’objet ; quoi qu’il en soit, vainement, nous dit-on, que l’aversion pour les mulâtres nous met

à l’abri d’une coalition dont Hilliard d’Auberteuil fait craindre les dangers ; l’intérêt réciproque les

rapprochera brusquement, et si jamais les sang-mêlés arborent l’étendard de la liberté, tous les nègres vont

s’y rallier. Croyons-en un colon blanc cité, et dont le témoignage est très recevable, car il se montre

opposé à la pétition des sang-mêlés ; il assure que22 quatre cent mille esclaves sont prêts à saisir la

première occasion pour se soulever.

Reste à discuter une dernière objection. Si vous déférez, dit-on, à la demande des gens de couleur, les

nègres voyant la distance effacée entre les blancs et les mulâtres, voudront franchir également cet

intermédiaire, et leur révolte sera le signal précurseur de la perte des colonies.

J’observe d’abord que la traite, déjà plus difficile, ne peut plus se soutenir longtemps. La population

africaine s’épuisé annuellement par des exportations nombreuses ; mais la traite aura-t-elle un terme fixé

par la nécessité des circonstances, sans qu’on puisse en faire honneur à l’humanité des Européens qui,

pour le dire en passant, dans la disette de nègres, commencent à trafiquer des Indiens ? La raison fait des

conquêtes étendues et rapides. Les Portugais23 et les Quakers ont l’honneur d’avoir montré l’exemple

d’affranchir. Dignes successeurs des Las Casas, des Bénézetz, Messieurs Brissot de Warville, Clarkson,

22 Réflexions sommaires, etc., p. 11. 23 En 1755, le Portugal déclara qu’à l’avenir tous les sujets volontaires ou forcés de la Couronne seraient citoyens dans toute

l’étendue du terme. Si cet édit bienfaisant n’a pas produit au Brésil tous les fruits qu’on avait lieu d’en attendre, c’est parce qu’en

édifiant d’une main on a détruit de l’autre ; on n’a pas stimulé l’industrie ; on n’a point assigné de terres aux nouveaux citoyens,

un privilège exclusif a frappé le commerce, etc.

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Granvill Sharp, James Ramsay, et en général, les amis des noirs anglais et français, méditent, d’amener

graduellement les esclaves à la liberté ; leurs efforts seront couronnés du succès. Encore quelques années,

et dans nos annales il restera seulement le souvenir d’un forfait dont une postérité plus sage rougira pour

les générations antérieures.

Qu’il me soit permis de fixer un moment les regards sur l’état actuel des nations, écrasées pour la

plupart sous des sceptres de fer. Il y a certainement d’excellents princes ; mais il est peut-être encore des

scélérats couronnés qui finiront, dit un de mes amis, par n’être plus que des scélérats, qui veulent régner

sur des hommes avilis, sur des cadavres et des décombres ; qui préfèrent des villes incendiées à des villes

insurgentes ; qui sacrifieraient des milliers de soldats, plutôt que de manquer un assaut. On prend tant de

peine pour élever un homme, tant de précautions avant de condamner un accusé, et des tigres altérés de

sang mènent impunément des armées à la boucherie ! Monstres ambitieux ou enragés, le moment arrive où

les nations éclairées sur leurs vrais intérêts, vous laisseront le plaisir infernal de vous entr’égorger seuls.

Elles ne combattront plus que pour conquérir ou défendre leur liberté. Puissé-je voir enfin ma patrie

délivrée à jamais des pervers qui avaient conjuré sa perte, qui voulaient égarer un bon roi, et perpétuer les

maux d’un bon peuple ; puissé-je voir ces généreux Brabançons, dans les plaines qu’ils teignent de leur

sang, qu’ils arrosent de leurs larmes, respirer enfin au sein de la paix et du bonheur ; puissé-je voir une

insurrection générale dans l’univers, pour étouffer la tyrannie, ressusciter la liberté, et la placer à côté de la

religion et des mœurs qui en modéreront les élans, et l’empêcheront de dégénérer en licence.

Enfin les peuples rassasiés de vexations, affamés du désir d’être libres, commencent à savoir que leurs

sueurs ne doivent point alimenter une ambition effrénée, un luxe révoltant, un libertinage crapuleux ; que

les lois qu’ils n’ont pas consenties sont des firmans tortionnaires ; qu’ils doivent avoir des chefs, et jamais

des maîtres. Un feu secret couve dans l’Europe entière, et présage une révolution prochaine, que les

potentats pourraient et devraient rendre calme et douce. Oui, le cri de la liberté retentit dans les deux

mondes, il ne faut qu’un Othello, un Padrejan, pour réveiller dans l’âme des nègres le sentiment de leurs

inaliénables droits. Voyant alors que les sang-mêlés ne peuvent les protéger contre leurs despotes, ils

tourneront peut-être leurs fers contre tous, une explosion soudaine fera soudain tomber leurs chaînes, et

qui de nous osera les condamner, s’il se suppose à leur place ?

Souvent on nous présente un calcul prestigieux des intérêts de la métropole, dans lequel je crois

retrouver les viles combinaisons de l’égoïsme. Vous insistez pour la conservation de la traite et de la

servitude des nègres, parce que des superfluités, destinées à satisfaire vos besoins factices, sont le prix de

leur liberté. Ils sont forcés de dire à leur patrie un éternel adieu. Des régions africaines, ils sont conduits,

chargés de fer, dans les champs de l’Amérique, pour y partager le sort des animaux domestiques, parce

qu’il vous faut du sucre, du café, du tafia. Indignes mortels, mangez plutôt de l’herbe, et soyez justes !

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Il n’en coûte rien à votre cœur pour prononcer l’arrêt du mépris contre quarante mille hommes de

couleur ; à vous entendre, s’ils cessent d’être avilis, la France fera banqueroute. Je vous avoue n’avoir

jamais pu saisir la connexité de ces idées. Les intérêts de la patrie ne masquent-ils pas ici ceux de l’amour-

propre ? Ne pouvez-vous jouir de la considération qu’autant que cette classe d’hommes sera dégradée ?

Abjurez un sot orgueil, et soyez justes.

Quand cessera-t-on de nous dire que des convenances politiques doivent balancer la justice et fléchir la

rigueur de ses lois ? Il est éternellement vrai que la morale des nations n’est point autre que celles des

individus. Dans ce fracas continuel, dans cette révolution successive de toutes les choses humaines, la

vertu seule pour les États comme pour les hommes est un point fixe, et la stabilité, le bonheur des empires,

résultent de l’heureux accord des principes politiques avec ceux de la justice.

Une conséquence rigoureuse de ce qui précède, c’est que la rejection des gens de couleur menace l’État

d’une secousse capable de l’ébranler ; si au contraire vous comblez l’intervalle qui les sépare des blancs,

si rapprochant les esprits, vous cimentez l’attachement mutuel de ces deux classes, leur réunion présente

une masse de forces plus efficace pour contenir les esclaves, dont sans doute on allégera les peines, et sur

le sort desquels il sera permis de s’attendrir, jusqu’au moment opportun pour les affranchir24.

Cet acte de justice envers les gens de couleur aura pour eux tout le prix d’un bienfait ; la gratitude si

naturelle à leurs âmes les attachera invariablement à la métropole, qui aura vraiment mérité le nom de

Mère patrie. Beaucoup d’entre eux sont propriétaires. Ce charme secret qui lie l’homme libre à son champ

avivera leur patriotisme, un nouvel essor agrandira leurs âmes, fera germer leurs talents, et favorisera la

circulation de l’abondance dans les canaux de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Les mariages

mixtes n’étant plus soumis à l’anathème des préjugés, les blancs renonceront à des engagements

illégitimes, qui déshonoraient leur jeunesse. L’espérance presque certaine d’un établissement honorable

encouragera la bonne conduite des filles de couleur. Des liens respectables ne laisseront plus que le

souvenir détesté d’un détestable concubinage. Ce nouvel ordre de choses offre la perspective riante de

l’éducation régénérée, des mœurs purifiées, d’un accroissement de population et de richesses, qui feront

fleurir l’État et consoleront l’humanité.

24 Plusieurs villes, Le Havre, Bordeaux, Reims, Carcassonne, ont envoyé à l’Assemblée Nationale des mémoires pour empêcher la

suppression de l’esclavage. Il est bien malheureux que l’humanité soit si souvent obligée de composer avec la politique et

l’intérêt. Quand nous agiterons cette question, il sera prouvé que l’avantage de la Métropole, des Colonies, des planteurs comme

celui des esclaves, est d’amener graduellement cette révolution. On pourrait commencer par supprimer les primes accordées aux

vaillants négriers, ensuite la traite, etc. On craint le soulèvement des Nègres, et comment ne craint-on pas celui des gens de

couleur qui opérerait un soulèvement général ? Plus j’y réfléchis, et plus je suis convaincu que l’intérêt de tous est de rapprocher

par l’égalité des droits les sang-mêlés et les Blancs.

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Les gens de couleur étant au pair en tout avec les blancs, on ne demandera pas, sans doute, s’ils doivent

être actifs dans la législation, et députer à l’Assemblée Nationale. Soumis aux lois et à l’impôt, les

citoyens doivent consentir l’un et l’autre, sans quoi ils peuvent refuser obéissance et paiement. Si

quelqu’un pouvait prétendre à posséder plus éminemment ce droit qui est égal pour tous, ce seraient sans

doute ceux qui, plus affligés par des vexations longues et multipliées, ont plus de plaintes à former. À la

demande des gens de couleur s’opposent de toutes leurs forces MM. les Députés des colonies, qui

prétendent en être vrais et seuls représentants ; vrais, soit, l’Assemblée Nationale a prononcé en leur

faveur, malgré les réclamations d’un grand nombre de colons blancs ; seuls, nous le nions, ils ne peuvent

représenter que leurs commettants, les blancs seuls le sont.

Mais, disent-ils, tous ont été convoqués indistinctivement aux Assemblées paroissiales. Les sang-mêlés

le nient ; dans ce conflit d’assertions, dont l’une détruit l’autre, qui croire ? Ceux en faveur de qui militent

les présomptions et les preuves. On attend celle de MM. les Députés blancs, induits, sans doute, en erreur

par de fausses relations.

Écoutons ce que leur disent les sang-mêlés :

Une foule de décrets, enfantés par le despotisme, nous prive depuis un siècle du bienfait de la loi de 1685.

Les preuves irrésistibles en sont consignées dans l’ouvrage d’un d’entre vous25. Le témoignage des auteurs qui

ont écrit sur les Antilles certiore nos allégations. Le public demande s’il est présumable que vous ayez

convoqué une classe d’hommes que vous avez constamment méprisés, et privés des avantages exclusivement

réservés aux blancs. Vous prétendez que nous assistons aux Assemblées paroissiales ; à qui ferez-vous croire

que nous nous épuisons en démarches, en suppliques, pour obtenir ce que nous avons ; et si vous êtes nos

mandataires, comment se peut-il qu’à vos plaintes amères contre les administrateurs des colonies, vous n’ayez

pas mêlé le moindre mot sur les maux qui nous accablent ? Cette présomption est étayée de preuves. Ce sont

les lettres adressées par nous à Messieurs du Chilleau et de Marbois, avec les réponses. Elles démontrent

25 V. Lois et Constitutions des Colonies, par M. Moreau de Saint-Méry, etc. Comment donc M. de Thébaudières, qui a été

Procureur-général au Cap peut-il nous dire (Vues générales, etc., p. 18) que les sang-mêlés ont toujours joui, en vertu de l’édit de

1685, des droits communs à tous les citoyens, tandis qu’on lui produit vingt décrets et plus, qui prouvent démonstrativement le

contraire ? À la page suivante, on lit : « Non contents d’être nos égaux, ils (les sang-mêlés) veulent devenir nos supérieurs. Sans

doute, il en produira les preuves. Il demande (p. 20) si jamais chez les Romains il y eût des affranchis parmi les Sénateurs, les

Tribuns, etc. Il est moins question de ce qui s’est fait que de ce qu’il faut faire. Mais il voudra bien remarquer que son

raisonnement croule, en ce qu’il suppose que tous les gens de couleur sont affranchis, tandis que les neuf dixièmes sont ingénus.

De nouvelles Assemblées sont convoquées, et se tiennent peut-être actuellement à La Martinique et à St.-Domingue. Dira-t-on

que les sang-mêlés ont droit d’y assister, parce que la loi ne les exclut pas ? Un préjugé impérieux les en élimine ; ils n’oseraient

s’y présenter. Autant voudrait dire que les Juifs d’Alsace ou de Metz sont admis aux Assemblées, parce que la loi ne prononce pas

leur exclusion.

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qu’ayant demandé de nous assembler, le ministre de la Marine renvoie l’affaire à l’Assemblé Nationale26.

Elle vient, nous dit-on, d’anéantir les ordres ; peut-elle permettre à une corporation de députer ? La

réponse est simple. Une nouvelle forme de convocation est substituée à l’ancienne ; mais l’Assemblée

Nationale n’eut jamais intention de donner à ses décrets un effet rétroactif, ni de priver du droit de

représentation quarante mille individus, dont la timidité n’a osé faire retentir plus tôt l’accent de la

douleur.

Mais, ajoutent les blancs, dans les Assemblées futures nous ferons droit sur les plaintes des gens de

couleur. Autant eut valu livrer à la décision des antipatriotes les doléances des communes. Les besoins, les

obligations, les droits des sang-mêlés sont actuels.

Par quel motif MM. les Députés coloniaux font-ils donc tant d’efforts pour faire échouer ceux des

sang-mêlés ? Leurs intérêts sont identiques ou divers. Sont-ils les mêmes ? Alors Messieurs les Députés

des îles qui désiraient une députation plus nombreuse que celle qu’ils ont obtenue, doivent être flattés de

la voir renforcer par l’admission des députés de couleur, ce qui leur assurera une influence plus

pondérante dans les délibérations de l’Assemblée. Mais si leurs intérêts diffèrent ou se croisent, il est juste

que les sang-mêlés puissent élever la voix dans l’Assemblée Nationale, et faire valoir leurs droits. Au

comité de vérification, actuellement investi de l’affaire des gens de couleur, et à la séance du soir, jeudi 3

décembre, j’ai proposé à MM. les Députés coloniaux cet argument, qui est resté sans réponse.

Quel doit être le nombre des députés de couleur ? En discutant cette question, nous ne partirons pas de

la triple base décrétée par l’Assemblée, puisque la population seule a servi de mesure pour déterminer

celle des colons blancs. Cependant il n’est pas inutile d’observer que les sang-mêlés sont en plus grand

nombre, attachés au sol par leur goût, leurs occupations, leurs propriétés ; que beaucoup de propriétaires

blancs résident hors de l’île ; que parmi les autres il y a beaucoup de pacotilleurs, d’économes, de

caboteurs, de pêcheurs, vulgairement nommés Frères la Côte. Ces derniers sont souvent des traîtres qui

facilitent aux ennemis l’accès de l’île en temps de guerre, et qui en tout temps engagent les esclaves à

voler pour acheter d’eux à vil prix. Beaucoup d’aventuriers qui arrivent dans les îles, sont des blancs sans

talents et sans ressources.

Les gens de couleur se sont empressés d’offrir à la nation le quart de leurs revenus, évalué à près de six

millions (argent des colonies) et en outre un cautionnement de la cinquantième partie de leurs biens. Les

blancs ont persiflé ce zèle patriotique, et démenti le calcul. Que répondent les sang-mêlés :

Le revenu total de Saint-Domingue est d’environ cent vingt millions, nous en possédons près du quart,

dont le quart s’élève à la somme offerte. Nous conjurons l’Assemblée de statuer sur notre sort, quelques-uns

26 Les pièces originales sont entre les mains de M. de la Luzerne, qui m’a remis des copies collationnées, je les ai déposées au

Comité de vérification.

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MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR

165

de nous partiront ensuite pour aller dans les îles réaliser l’offrande que nous faisons sur l’autel de la patrie, les

autres resteront en otage, et sur les biens de tous on assoira l’hypothèse.

Si l’on en croit une brochure qui vient de paraître27, il y avait en 1787 à Saint-Domingue dix-neuf mille

six cent trente-deux individus de couleur. Vers le même temps on en comptait environ cinq mille à la

Martinique, quatre mille à la Guadeloupe, deux mille à Sainte-Lucie, quatre cents à Tobago, un peu moins

à Marie-Galante ; mais depuis cette époque, l’accroissement progressif de cette classe est sensible, par la

raison déjà citée, la rareté des femmes blanches ; l’on assure qu’actuellement à Saint-Domingue les sang-

mêlés sont au moins aussi nombreux que les blancs. Ceux-ci ont dix représentants à l’Assemblée

Nationale ; serait-ce trop d’en demander cinq pour les gens de couleur ?

Mais ici l’on m’arrête pour contester la mission des sang-mêlés résidents à Paris.

Sont-ils français et propriétaires ? Ils exhibent des titres qui leur assurent cette double qualité.

Sont-ils libres ? Prouvez qu’ils ne le sont pas. L’esclavage est un attentat sur le droit de l’homme, et la

liberté se présume toujours. Au surplus, ils la certiorent par leurs relations sociales, par leurs lettres de

correspondance. Et qu’auraient dit MM. les Députés blancs, si on eût exigé d’eux des preuves de cette

nature ? Car enfin, la blancheur n’est qu’un signe équivoque. Quelquefois dès la seconde génération le

teint est absolument lavé, à plus forte raison peut-on se tromper sur un tierceron, un mamelouc, etc.,

encore esclave.

Une Assemblée régulière leur a-elle conféré un caractère légal ? Il me semble que Messieurs les

Députés blancs des colonies ont moins de droit que personne d’être rigides sur les formes voulues par la

loi. La députation doit être intégrale et directe, voilà le principe ; mais il admet des modifications,

imposées par la nécessité et avouées par la raison. Quand une portion nombreuse et souffrante de citoyens

se trouvent constitués dans l’impossibilité d’émettre un vœu, leur imputerez-vous l’absence des formalités

qu’ils n’ont pu remplir, et leurs peines seront-elles aggravées par le refus d’en entendre le récit ? Telle est

la position des sang-mêlés, que nous avons dit n’avoir pu s’assembler dans les îles. Une centaine d’entre

eux se sont réunis à Paris, après avoir prévenu les chefs de la ville et député vers les colons blancs, pour

préparer les voies au rapprochement des intérêts et des cœurs.

Nombre de lettres, écrites par des gens de couleur des colonies et des villes maritimes, annoncent une

adhésion, contiennent leurs doléances, et donnent à ces députés une sorte de mandat que votre justice

accueillera sans doute. Ils doivent donc, à l’instar des autres députés coloniaux, être admis, au moins

provisoirement, sauf à ordonner une nouvelle convocation générale de tous les colons libres, blancs et

sang-mêlés, réunis sur la ligne de l’égalité parfaite28.

27 V. Approvisionnements de St-Domingue, p. 6. 28 Le service de piquet avait été aboli par M. de la Luzerne, on m’assure que depuis on a rétabli cette vexation.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

166

Je propose à l’Assemblée le décret suivant.

Les gens de couleur de Saint-Domingue et des autres colonies françaises, y compris les nègres libres,

sont déclarés citoyens dans toute l’étendue du terme, et en tout assimilés aux blancs ; en conséquence, ils

peuvent exercer tous les arts et métiers, émigrer des îles, fréquenter les écoles publiques, et aspirer à tous

les emplois ecclésiastiques, civils et militaires.

Les compagnies de volontaires sang-mêlés et blancs seront incorporées.

Les sang-mêlés ne feront le service de piquet que d’après des règlements qui ne laisseront rien à

l’arbitraire, et conjointement avec les blancs.

Les maîtres pourront affranchir leurs esclaves sans rien payer, les esclaves pourront se racheter en

payant seulement leur maître. On tiendra registre de l’affranchissement, ainsi que des baptêmes, mariages

et sépulcres des nègres.

Le concubinage sera puni. Si une négresse met au monde un enfant naturel de couleur, son enfant sera

affranchi, et si le père est connu, il sera condamné, suivant la loi, à deux milles livres de sucre, pour faire

un sort à l’enfant.

Les articles 57 et 59 de l’Édit de 1685 seront exécutés ; tous édits et déclarations contraires au présent

décret sont abrogés.

Défense de reprocher aux sang-mêlés leur origine, sous peine d’être poursuivi comme pour injures

graves.

Les cures sont invités à user de tout le crédit que leur donne leur ministère pour effacer le préjugé, et

concourir à l’exécution présent décret.

Les gens de couleur réunis à Paris choisiront cinq députés qui, après vérification de leurs pouvoirs,

auront, ainsi que les autres députés coloniaux, séance provisoire à l’Assemblée Nationale, jusqu’à ce que

l’on ait procédé dans les îles à de nouvelles élections par des assemblées régulières de tous les citoyens

libres, conformément aux règlements que l’Assemblée Nationale fera sur cet objet.

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MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR

167

•••

La féodalité heureusement détruite dans le continent français s’était reproduite sous une autre forme

dans nos colonies ; mais la persévérance des abus est un motif de plus pour les extirper. Il est temps que la

raison plane sur les prétentions orgueilleuses de la grandeur et de l’opulence ; effaçons toutes les

distinctions avilissantes que la nature réprouve, que la religion proscrit ; le vice et la vertu doivent être les

seules mesures de la considération publique, comme l’égalité la seule mesure des droits des hommes.

Vivre n’est rien, vivre libre est tout, et cette liberté, que des guerriers français sont allés planter dans les

champs de l’Amérique, serait-elle étrangère à nos îles ? Non, Messieurs, quarante mille individus libres

par la loi, mais asservis par décrets dérogatoires et par les préjugés, vous devront leur bonheur pour

l’humanité, ce sera un triomphe de plus, et pour vous un titre de plus à la gloire29.

29 P.S. Je m’étais proposé d’examiner l’utilité politique des Colonies, relativement à la Métropole. Un de mes amis, M. Voidel,

Député de Sarguemines, se charge de cette tâche ; le public y gagnera.

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DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES

PAR GRÉGOIRE, REPRÉSENTANT DU PEUPLE

(Nouvelle édition augmentée du décret rendu le 3 ventôse an III – 21 février 1795, Paris, Maradan)

Ne cherchez point à gêner les cœurs, et tous les cœurs seront à

vous. (Voltaire, Traité de la tolérance)

PRÉFACE

Le discours suivant, dont on a vu des extraits dans les journaux, n’a pas été totalement prononcé à la

Convention nationale ; couvert d’abord d’applaudissements vifs et multipliés, il fut ensuite interrompu par

quelques individus, qui croient que hurler, c’est raisonner. Sans doute il eût été plus simple d’attaquer

mes principes, de les réfuter ; et c’est ce qu’ils se garderont bien de faire.

Il est cependant une manière de réfutation qui est dans leur genre, et dont j’étais tenté de faire usage

contre moi-même : j’aurais répété avec emphase ces mots, « hochets du fanatisme », « tréteaux de la

superstition », « mythologie chrétienne », « charlatanisme sacerdotal », etc., en y joignant quelques

objections cent fois détruites, quelques plaisanteries usées, des sarcasmes et des calomnies contre

l’auteur ; la brochure était faite. J’ai cru qu’il fallait en laisser à d’autres le plaisir et la gloire.

La tolérance a eu pour avocats tous les philosophes ; on a passé à l’ordre du jour sur la réclamation de

tous les philosophes ; on n’a pas même toléré la discussion ; et comment aurait-on la liberté des cultes, si

dans une assemblée politique, où l’on trouve encore des meneurs et des menés, on n’a pas même la liberté

d’opinion ?

Mais, dit-on, la motion était prématurée. C’est dire en d’autres termes que le cri des persécutés est

prématuré, et que l’à-propos ne viendra que lorsque les persécuteurs s’ennuieront de torturer ; c’est dire

que la justice et la vérité ne sont pas toujours de saison.

Mais pourquoi parler du catholicisme ? 1. Parce que, malgré l’évidence des principes et des faits,

quelques hommes répètent sur parole que ce culte est incompatible avec l’état républicain ; il était donc du

devoir d’un législateur de discuter cette discussion. 2. Parce que dans cette persécution dirigée contre tous

les cultes, les catholiques, et surtout une foule de prêtres, vrais républicains, sont l’objet spécial de la

fureur ; et vous ne voulez pas qu’on le dise ! Je le publierai sur les toits, je voudrais pouvoir l’afficher à

toutes les portes.

Pendant de longues années, je fus calomnié pour avoir défendu les mulâtres et les nègres, pour avoir

réclamé la tolérance en faveur des Juifs, des protestants, des anabaptistes. J’ai juré de poursuivre tous les

oppresseurs, tous les intolérants ; or, je ne connais pas d’êtres plus intolérants que ceux qui, après avoir

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

170

applaudi aux déclarations d’athéisme faites à la tribune de la Convention nationale, ne pardonnent pas à un

homme d’avoir les mêmes principes religieux que Pascal et Fénelon.

Il est vrai, dans tous les temps, ce portrait fait par Jean-Jacques, Émile, tome III : « Fuyez, dit-il, ceux

qui sèment dans les cœurs de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus

affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls

sont éclairés, vrais et de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes….

Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés

la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches, le seul frein de leurs passions ; ils

arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’être les

bienfaiteurs du genre humain. »

DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES

Vous avez fondé la République, il vous reste une grande tâche à remplir, celle d’en consolider

l’existence. Nous avons juré de ne poser les armes qu’en dictant à nos ennemis les conditions d’une paix

glorieuse ; un moyen infaillible, mais indispensable, pour obtenir cette paix au-dehors, c’est de

commencer par l’établir au-dedans ; pour l’établir dans l’intérieur, nous devons imiter le navigateur qui,

après avoir été battu de la tempête, modifie ses manœuvres, à mesure que la houle diminue et que les

lames s’affaissent. Car nous aussi, nous sortons de la tempête ; nous devons donc mettre graduellement en

activité les lois qui assurent au peuple les bienfaits de la liberté, cicatriser les plaies dont la révolution a

été l’occasion plutôt que la cause, ranimer toutes les affections douces et pures qui resserrent le lien

social ; citoyens, rapprocher les cœurs de tous les membres de la grande famille, c’est gagner une bataille.

J’ai conçu quelques idées que je crois utiles au bonheur de ma patrie ; les taire, ce serait trahir ma

mission. Dans leur développement j’examinerai, comme législateur, les causes et les remèdes des troubles

religieux qui ont agité, qui agitent encore la France ; je voudrais détruire tous les germes de division et

empêcher de nouveaux déchirements.

Si, d’après cette annonce, quelqu’un voulait étouffer ma voix, je croirais qu’il redoute la vérité ; s’il

prétendait me combattre par des divagations, des déclamations, au moyen desquelles on obtient des

applaudissements nombreux et faciles, il m’aurai donné la mesure de sa raison ; s’il exhalait ces injures

rebattues et dont, à l’avance, j’ai dressé la liste, je lui en céderais tout l’avantage ; je lui dirais : examine,

non qui je suis, mais ce que je dis ; je ne me laisse pas subjuguer par des opinions de mode ; je cherche,

non à plaire, mais à être utile ; discute les faits que j’allègue, les principes que je pose ; mais, si tu refuses

de m’entendre tu es l’oppresseur de ma pensée ; et si tu ne m’entends jusqu’à la conclusion, tu ne m’auras

pas suffisamment compris.

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DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES

171

Le tribunal de cassation de la postérité s’avance, il jugera, non seulement la forme, mais encore le

fond ; le temps entraînera la fange des passions humaines et des systèmes faux ; mais la république doit

rester debout. Nous tendons au même résultat, l’affermissement de la liberté ; partons du même point et, si

dans la course nous suivons quelquefois des sentiers différents, embrassons-nous en arrivant au même but.

Le dogme de l’égalité politique repousse toutes les distinctions ; il n’est qu’une caste, celle des

citoyens ; et la seule chose qu’on puisse exiger d’un membre du corps social, c’est qu’en tout et partout, il

remplisse les devoirs d’un bon citoyen ; en cela consiste toute l’action des lois à son égard ; dans ce peu de

mots, nous traçons le cercle qu’elles peuvent parcourir et la limite qu’elles ne peuvent franchir. Un

gouvernement qui se conduirait par d’autres principes ne serait jamais que le régime de la tyrannie.

Il serait possible cependant que les abus antisociaux qui, avant l’établissement de la liberté, auraient

dégradé quelques professions, eussent laissé leur levain dans l’âme d’une partie des individus voués à ces

professions. Cette réflexion qui, du plus au moins, s’applique à l’homme de loi, de finance et d’église,

nécessite, sans doute, un examen plus sévère, pour s’assurer de son patriotisme ; mais, en dernière analyse,

il faut toujours en revenir à cette maxime : quel que soit un individu, frappe-le s’il est mauvais ; protège-

le, s’il est bon. Le principe reste dans toute sa force, et les principes seuls peuvent nous sauver.

Ainsi, crier sans cesse contre des castes qui n’existent plus, c’est les recréer par le fait.

Harceler sans cesse les hommes qu’il est toujours permis d’incriminer, sans qu’ils puissent jamais

répondre, c’est une lâcheté.

Envelopper dans une qualification commune une classe entière d’individus, dont les uns ont été des

pervers, et les autres des citoyens estimables, c’est une injustice.

Déclamer sans cesse contre des hommes dont, par là même, on ulcère le cœur au lieu de les rattacher à

la république par l’égalité des droits et le bienfait des lois, c’est une erreur ou un crime politique.

Persécuter quelqu’un, uniquement parce qu’il est financier, ci-devant noble, avocat, procureur ou

prêtre, cette conduite est digne d’un roi.

Mais les opinions religieuses… Une opinion quelconque est le résultat des opérations de l’esprit ; ces

opérations ne peuvent être modifiées que par le raisonnement ; une opinion cède à l’éclat de la lumière,

jamais à la violence ; vouloir commander à la pensée, c’est une entreprise chimérique, car elle excède les

forces humaines ; c’est une entreprise tyrannique, car nul n’a droit d’assigner les bornes de ma raison.

Dès qu’il m’est permis d’avoir des pensées, je puis les émettre, je puis en faire la règle de ma

conduite ; le culte extérieur, qui en est une suite, est une faculté de droit naturel et parallèle à la liberté de

la presse ; lui porter atteinte, ce serait anéantir la base du contrat social. La manière de poser une question

suffit quelquefois pour la résoudre. Celle qui concerne la liberté du culte peut être posée en ces termes :

« Peut-on exiger d’un membre du corps social d’autres devoirs que ceux d’un bon citoyen? »

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

172

Le gouvernement ne doit adopter, encore moins salarier, aucun culte, quoiqu’il reconnaisse dans

chaque individu le droit d’avoir le sien. Le gouvernement ne peut donc, sans injustice, refuser protection,

ni accorder préférence à aucun. Dès lors il ne doit se permettre ni discours, ni acte qui, en outrageant ce

qu’une partie de la nation révère troublerait l’harmonie, ou romprait l’égalité politique. Il doit les tenir

tous dans sa juste balance et empêcher qu’on ne les trouble et qu’ils ne troublent.

Il faudrait pourtant proscrire une religion persécutrice, une religion qui n’admettrait pas la souveraineté

nationale, l’égalité, la liberté, la fraternité dans toute leur étendue ; mais dès qu’il constate qu’un culte ne

les blesse pas, et que tous ceux qui en sont sectateurs jurent fidélité aux dogmes politiques, qu’un individu

soit baptisé ou circoncis, qu’il crie Allah ou Jéhovah, tout cela est hors du domaine de la politique.

Si même il était un homme assez insensé pour vouloir, comme dans l’ancienne Égypte, adorer un

légume et lui ériger un autel, on n’a pas droit d’y mettre obstacle ; car ce qui n’est pas défendu par la loi

est permis. Et certes, je me garderais bien de troubler un Juif dans sa synagogue, un musulman dans sa

mosquée, un hindou dans sa pagode ; ce serait violer un des plus beaux de leurs droits, celui d’adorer Dieu

à leur manière. Si je me trompe, dirait alors le citoyen, tu dois me plaindre et m’aimer ; instruis-moi, mais

ne me persécute pas. Que t’importe d’ailleurs ma croyance, pourvu que confondant mon intérêt dans

l’intérêt national, par mes efforts réunis à ceux de mes frères, la liberté prospère et la république

triomphe !

Si ces principes, invoqués par tous les philosophes et proclamés par l’immortel Fénelon, avaient été

suivis par le tyran Louis XIV, on n’eût pas vu des milliers de protestants industrieux, contraints à

s’expatrier, porter ailleurs notre commerce et nos arts ; et les annales de la France ne seraient pas souillées

par les dragonnades et les massacres des Cévennes.

C’est par une conduite opposée que la Hollande s’éleva au plus haut degré de richesse. Baltimore et les

catholiques qui l’accompagnèrent dans le Maryland s’empressèrent de consacrer solennellement les

maximes de la tolérance. C’est sur leur adoption que l’Amérique libre a fondé sa puissance et son

bonheur ; car cette république s’est composée surtout de ceux qui fuyaient les persécutions religieuses de

l’Europe ; et c’est, dit Saint-John, avec les débris ensanglantés de l’Ancien Monde, qu’elle a élevé un

édifice nouveau.

Appelons l’expérience du passé à la direction du présent ; or, l’expérience de tous les siècles et de tous

les peuples prouve qu’en froissant les idées religieuses, on leur donne plus de ressort, et, suivant

l’expression du philosophe Forster, on accroît leur élasticité. La persuasion, l’amour-propre rendent plus

chère une croyance qui a coûté des tourments ; la persécution, en isolant les hommes et les opinions, les

entoure d’un vénération favorable au prosélytisme, et multiplie le nombre de ceux qui veulent se dévouer

au martyre.

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DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES

173

Alors le gouvernement est contraint d’avoir une action forcée, qui n’est jamais en équilibre avec la

vérité, la justice ni l’intérêt national ; et quelle tranquillité peut-on se promettre dans un pays où subsiste,

sans discontinuer, ce foyer de division? Tous les monuments historiques déposent sur ce sujet, et

prononcent sur le sort futur d’un État qui, accumulant victoire sur victoire au-dehors, serait déchiré au-

dedans par toutes les horreurs qu’entraîne après soi la haine de tous les cultes contre un gouvernement qui

les opprimerait tous. Et réfléchissez bien que les effets inévitables de la persécution sont : 1. De relâcher

ou même de rompre le lien social, en forçant d’opter entre l’attachement pour la patrie et l’attachement

pour des principes religieux. Attachement qui doit être identique. 2. D’abâtardir le caractère national ;

c’est le premier pas vers l’esclavage. Un peuple qui n’a pas liberté des cultes sera bientôt sans liberté. Le

droit d’exercer librement son culte est d’une évidence telle que, dès la plus haute Antiquité, on en fit un

axiome du droit des gens qui devait être respecté même au milieu des fléaux de la guerre ; Cambyse,

arrivé en conquérant sur les bords du Nil, tue le bœuf Apis ; toute l’Égypte en fut révoltée, et toute

l’histoire répéta d’après Hérodote que Cambyse était un furieux, puisqu’il avait violé le culte des dieux.

Voltaire avait raison ; la tolérance, dit-il, n’a jamais excité de guerres civiles, l’intolérance a couvert la

terre de carnage. Il pouvait ajouter que l’intolérance, en élevant des barrières entre les peuples, enfante des

haines nationales, et retarde la marche de l’esprit humain. Toutes les annales de la terre attestent cette

triste vérité.

La persécution est donc un calcul détestable en politique ; j’ajoute que c’est calculer bien mal pour la

gloire. L’inflexible burin de l’histoire se hâte de graver une flétrissure indélébile sur le front des

persécuteurs et d’associer leurs noms à ceux de Néron et de Charles IX.

Je crois avoir posé des principes incontestables pour quiconque a cultivé sa raison ; je viens à leur

application.

Les orages de la Révolution ont pu nécessiter quelques mesures de rigueur ; des représentants du

peuple en mission ont prétendu que le bien public commandait la suspension provisoire de certaines

assemblées religieuses dans plusieurs départements, où le souffle du royalisme empoisonnait encore

l’atmosphère ; mais ces mesures doivent cesser avec le besoin. En prolonger la durée lorsqu’elles ne

trouvent plus leur excuse dans le prétexte du bien public, ce serait jeter dans le découragement, dans le

désespoir, des hommes qui n’y verraient plus qu’une persécution réfléchie, pour le plaisir de les mettre à

la torture ; et le zèle aigri, devenant plus industrieux, plus actif, pour éluder une prohibition odieuse, ferait

refluer sa haine sur le gouvernement, et calomnierait la liberté républicaine.

Quel est l’état actuel des choses à cet égard? La liberté des cultes existe en Turquie, elle n’existe point

en France ; le peuple y est privé d’un droit dont on jouit dans les états despotiques ; même sous les

régences de Maroc et d’Alger. Ne parlez plus de l’Inquisition ; vous en avez perdu le droit, car la liberté

des cultes n’est que dans les décrets, et la persécution tiraille toute la France.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

174

La loi ne peut être que l’expression de la volonté générale ; or, non seulement les clameurs de quelques

forcenés qui ont jeté le peuple dans la stupeur ne sont pas le vœu national, mais il a sanctionné l’opposé

dans les lois existantes. Et certes, en choisissant ses mandataires, il était loin de prévoir les attentats

multipliés conte la liberté des cultes, attentats sont l’impunité est même un nouveau crime. Arracher au

peuple une portion quelconque de ses droits, c’est être en révolte contre lui.

Le citoyen le moins instruit sent que parler de liberté et lui ravir celle du culte, c’est en même temps

une contradiction dans les termes, un outrage à sa volonté et un attentat contre ses droits. Une demi-liberté

n’en est pas une ; je la veux tout entière, liberté de l’agriculture, du commerce, des arts, de la presse, des

cultes, etc.

Depuis trente ans, presque tous les gouvernements de l’Europe commençaient à devenir tolérants ; on

en faisait honneur aux Français chez qui la philosophie tonnait contre la rage persécutrice. Eût-on jamais

cru que les efforts des philosophes, surtout de celui que vous avez porté dernièrement au Panthéon,

aboutiraient à faire demander la tolérance aux fondateurs de la liberté française ?

Quelle insulte plus grave pouvait-on faire au peuple que de lui ravir l’exercice d’un droit fondé sur la

nature, et consacré par la sagesse de la Convention Nationale ?

Lorsque, par votre ordre, nous sommes allés dans le Mont Blanc et les Alpes-Maritimes, leur imprimer

les forces républicaines, en votre nom, au nom de la loi, nous avons juré aux citoyens de ces contrées la

liberté des cultes dont ils redoutaient la perte ; ils l’ont perdue, et le parjure, ce n’est pas moi. Quand dans

les pays où pénètrent nos armées victorieuses, on proclame cette liberté, comment voulez-vous que les

peuples ne regardent pas ces proclamations comme une dérision insultante, lorsqu’ils savent que chez

nous on a fermé tous les temples, et incarcéré ceux qui réclamaient l’autorité de la loi.

Par son heureuse position, la France peut devenir le centre commercial de l’Europe ; elle le deviendra,

si l’agriculture, les manufactures, les arts et métiers acquièrent tout le développement dont ils sont

susceptibles. Ils l’acquerront si nous donnons à l’industrie étrangère la facilité de s’identifier à la nôtre.

Mais jamais elle ne viendra se naturaliser chez nous, si l’intolérance la repousse ; je dis plus, l’industrie

nationale aurait bientôt le même sort que lorsqu’on révoqua l’édit de Nantes.

Cette compression intolérante aurait-elle été suggérée par le cabinet de Saint-James, et n’est-elle pas le

dernier anneau de cette haine que la faction, abattue le 9 thermidor, voulait imposer à la Convention

nationale et au peuple français ? Vous auriez promptement la mesure de cette intolérance et de ses effets

contre-révolutionnaires, si des millions d’hommes haletants d’effroi, et tenaillés par la persécution, étaient

sûrs de franchir la frontière sans rencontrer la guillotine ou les cachots. Et qu’est-ce donc qu’une liberté,

qu’une immensité de citoyens industrieux et patriotes s’apprêtent à fuir?

Mais, dit-on, il est permis à chaque citoyen de pratiquer son culte dans sa maison. Quoi ! La

Déclaration des droits, la Constitution et des lois publiées avec appareil, auraient uniquement pour but de

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DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES

175

statuer que dans ma chambre je puis faire ce que je veux ? S’il est permis de déraisonner, qu’au moins ce

ne soit pas d’une manière si grossière.

Je ne rappellerai pas d’ailleurs qu’un espionnage tyrannique a été exercé jusqu’au sein des familles, et

que la liberté des citoyens a été outragée dans l’asile même de leurs foyers.

Rien de plus trivial désormais que cette phrase banale : la superstition et le fanatisme relèvent une tête

audacieuse ; la superstition et le fanatisme… ce sont là deux fléaux redoutables, c’est la peste au moral ;

mais ne serait-il pas à propos de déterminer enfin l’acception de ces mots ; car, en ne les définissant pas,

on leur fait signifier tout ce qu’on veut, pour persécuter sans obstacle, et justifier des cruautés ? Parce que

Voltaire croyait en Dieu, un jour il fut traité de fanatique par un homme encore vivant ; et si je veux fixer

le sens de ce terme, consulterais-je les discours merveilleux, concernant le culte abstrait de la raison, et ce

ramassis de prostituées appelées déesses de la raison, ou les discours qui célèbrent le dieu de la liberté ;

choisirai-je dans le bulletin de la Convention nationale la harangue par laquelle Anacharsis Cloots prêche

l’athéisme, ou celle dans laquelle Robespierre fait à l’Être suprême l’honneur de le reconnaître. Comme

les idées fausses ont besoin d’exagération, une tactique ordinaire est de crier vite au fanatisme ; mais,

parce que des hommes paisibles se seront réunis pour prier à leur manière, ne semble-t-il pas que la

contre-révolution s’opère? Je le demande aux hommes que n’aveugle pas la passion ; vouloir présenter ces

réunions calmes comme un attroupement, une faction, n’est-ce pas abuser des termes?

Mais la guerre de la Vendée… La Vendée, c’est la plaie la plus hideuse que des monstres aient faite à

la Révolution, c’est la réunion de tous les maux et de tous les forfaits ; et l’on pourrait, sans inconvenance,

demander par qui ont été commis les plus atroces ; ou des prêtres scélérats qui au nom du ciel prêchaient

le carnage, ou de faux patriotes qui ont abreuvé de sang et couvert de deuil cette contrée malheureuse ?

Carrier et ses nombreux licteurs étaient-ils prêtres ? Mais si l’on s’obstine à confondre ces prêtres qu’on

ne peut appeler des hommes, avec ceux qui, soumis à la loi, ont concouru à fonder la République, ce serait

mettre sur la même ligne les brigands de la Vendée et les braves défenseurs de la patrie.

On ne peut se dissimuler que parmi les associations religieuses qui sont en France, il en est une contre

laquelle ont été plus particulièrement dirigées les mesures de rigueur. Je n’examine pas si, comme on l’a

prétendu, des hommes cachés derrière la toile conduisent ce mouvement dont ils rattacheraient le fil à

l’influence des puissances étrangères ; il m’est plus doux de penser que cette association étant la plus

nombreuse, présentait aux actes de sévérité une surface plus étendue ; d’ailleurs, il était à craindre que le

souvenir d’une antique opulence n’eût alimenté chez bien des prêtres des regrets inciviques. Et enfin il

fallait déraciner les germes de royalisme disséminés par des pontifes orgueilleux de l’Ancien Régime, qui

tenaient leurs richesses de la royauté dont ils étaient esclaves, les drogmans et les complices.

Mais vous êtes trop justes pour leur assimiler des prêtres qui avec vous se sont élancés sur la brèche

pour combattre le despotisme, et sans lesquels peut-être la République n’existerait pas. Ils vous présentent

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

176

une caution sûre dans leur intérêt propre ; car si la révolution pouvait échouer, ils seraient les premières

victimes. Des hommes que par l’attrait d’une pension on invitait inutilement au parjure, des hommes qui

sont restés patriotes, en perdant place et fortune, pourraient bien en valoir d’autres qui ont le mérite d’être

patriotes en obtenant place et fortune ; peut-être même que leur persévérance dans leurs principes vaut

bien ces abjurations et ces déclamations multipliées, il y a un an, à votre barre, et dont la traduction était à

peu près ceci : « Je vous déclare que pendant de longues années j’ai été un imposteur et un fripon ; en

conséquence, je demande que vous m’estimiez et que vous m’accordiez une place ». Il y a quatre ans

qu’on tourmentait les prêtres pour prêter le serment ; ensuite on les tourmenta pour l’abjurer. La faim, les

cachots, les injures, les calomnies ont été leur partage ; et l’on nous parle de Saint-Barthélemy, des

noyades de Carrier ! Mais je préférerais périr dans un court supplice, plutôt que d’être pendant des mois,

des années, abreuvé d’amertumes et rassasié de douleurs.

La persécution est toujours exécrable, soit qu’elle s’exerce au nom de la religion, ou au nom de la

philosophie ; et franchement, dans la supposition de fanatisme, s’il fallait opter entre deux extrêmes que

j’abhorre, je préférerais encore le fanatisme des persécutés à celui des persécuteurs, et je dirais, comme

Guise à Poltrot : si ta religion t’ordonne de m’assassiner, la mienne veut que je te pardonne.

N’appliquons donc qu’avec discernement les épithètes infamantes de fanatique, de superstitieux ; car

nous aussi nous méprisons les légendes fausses, les reliques controuvées, les fourberies monacales et les

pratiques puériles qui rétrécissent l’esprit et dégradent la religion.

Quelqu’un a cru faire preuve de génie en disant que la religion catholique est celle de Catherine de

Médicis et de son fils. Cet argument équivaut à celui-ci : la République française est celle de Robespierre.

Quelle injustice de rejeter sur elle des forfaits commis en son nom, mais qu’elle abhorre! Si l’abus

criminel d’une chose était un argument plausible, il faudrait anéantir le commerce, parce que des ruisseaux

de sang ont coulé pour en disputer les profits ; anéantir la justice, parce que la chicane nous a dévorés, et

maudire la philosophie, la liberté même, parce que des sophistes, de faux patriotes en ont abusé.

Puisque le culte catholique est celui d’une grande partie de la nation, et puisqu’on l’a présenté comme

incompatible avec le République, le devoir d’un législateur est de discuter cette objection, qui le sera

bientôt dans un ouvrage approfondi.

Dans cette discussion, les faits répondent à tout ; voyez les catholiques des États-Unis de l’Amérique et

des petits cantons suisses, et trouvez-moi des hommes plus attachés simultanément à leurs principes

religieux et républicains ? Avec quels transports, au sein de l’Helvétie, j’ai vu, dans les temples, associer

aux signes religieux les héros du calendrier politique! Là, Guillaume Tell, Winkellfied et Melchtal

respirent sur la toile et le marbre, et commandent encore à leurs enfants l’amour de la République et la

haine de la maison autrichienne.

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DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES

177

Je n’aime pas à parler de moi ; mais permettez que j’invoque le témoignage de mes co-députés et de

tout le département qui m’a procuré l’honneur de siéger parmi vous ; qu’ils disent si dans le temps que

vous aviez encore un roi, je n’avais pas moi, catholique de cœur et d’esprit, célébré chez eux les

funérailles de la royauté et proclamé l’existence anticipée de la République !

Tels hommes, dont le prétendu patriotisme fascine encore d’autres yeux que les miens, ont peut-être

donné dix mille hommes à la Vendée, par des discours qui serviront à l’histoire. Et moi, par mon obscure

correspondance, j’ose dire que j’ai empêché des Vendées. Lors de la subversion du culte, autour de moi se

pressaient des hommes qui voulaient en réclamer la liberté, je leur disais : vous êtes catholiques ; par vos

vertus, forcez l’estime de vos ennemis ! Il est un caractère auquel je veux qu’on vous reconnaisse, c’est en

redoublant d’amour pour la République, c’est en multipliant les sacrifices, en vous sacrifiant vous-mêmes,

s’il le faut, pour l’affermissement de la liberté. Et certes, elle a été sublime la conduite des partisans des

divers cultes ; ils pouvaient dire que quand un membre du corps social est opprimé, tous le sont. Plus

sages que leurs persécuteurs, ils ont souffert, ils souffrent en attendant le retour de la justice ; et si

l’imposture répétait que parmi ces associations religieuses, l’une est incompatible avec la liberté, de tous

les coins de la France, des millions de catholiques élèveraient une voix comprimée par la douleur, pour

réitérer le serment que tous les cultes répéteront, celui de vivre et de mourir républicains.

Actuellement j’adresse le dilemme suivant aux violateurs des droits de la nature et des sages décrets de

la Convention nationale : ou vous ne voulez pas détruire certaine association religieuse, alors, pourquoi la

persécutez-vous ? Ou votre projet est de la détruire, alors, pourquoi le taire ? Expliquez-vous, et qu’enfin

nous sachions si Charles IX et Louis XIV sont ressuscités ; et s’il faut, comme les protestants, après la

révocation de l’édit de Nantes, nous arracher à une patrie que nous chérissons, pour nous traîner sur des

rives étrangères en mendiant un asile et la liberté.

Si vous étiez de bonne foi, vous avoueriez que votre intention, manifestée jusqu’à l’évidence, est de

détruire le catholicisme. Vous êtes embarrassés sur le choix des moyens, et vous avez la cruauté lâche de

le cacher, pour n’être pas flétris du caractère infâme de persécuteurs, auquel vous n’échapperez pas ; car le

plus curieux dans l’histoire de la Révolution n’est pas ce qui est imprimé, mais c’est ce qui ne l’est pas, et

qui le sera.

Je fais ensuite un rapprochement de faits incontestables : 1. La liberté des cultes est proclamée par la

nature, et sanctionnée par la loi. 2. Cette liberté n’existe nulle part en France. 3. C’est en ravissant au

peuple ce droit inviolable que des contre-révolutionnaires voulaient faire haïr la démocratie et provoquer

des troubles.

On a rendu justice à Chaumette en l’envoyant à l’échafaud ; par quelle fatalité veut-on justifier ses

continuateurs ? Qu’ils jouissent de la liberté, de la paix ; mais qu’au moins nous partagions cet avantage !

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

178

Bayle s’efforce d’établir qu’un État peut exister sans religion ; quand même il pourrait étayer son

système par le fait de quelques hordes sauvages, il lui resterait à prouver que la même chose peut avoir

lieu chez un grand peuple civilisé. Si les premiers, vous prétendez résoudre ce problème, l’exemple de

tous les législateurs anciens et modernes, tous les événements de l’histoire, déposent unanimement contre

le succès, et bientôt avec Plutarque, vous serez contraints d’avouer qu’il serait plus facile de bâtir une ville

en l’air.

Le publiciste Bielfeld prétend qu’un peuple chez qui les principes religieux s’éteignent marche

rapidement vers sa décadence. Pour justifier son assertion, il suffit de jeter un regard sur les mœurs

actuelles comparées à leur état avant la révolution. L’époque de la destruction des cultes est celle de la

démoralisation la plus alarmante ; le frein étant rompu, tous les vices ont inondé la société ; on fera des

lois, mais nous demanderons avec un Ancien, que peuvent les lois sans les mœurs, et nous ajouterons, que

sont les mœurs sans les sentiments religieux ?

Il faut donc un principe actif qui, suivant l’homme dans la solitude et les ténèbres, entre dans son cœur

pour y créer des vertus ou des remords ; qui place les qualités sociales dans le cercle des devoirs ; et qui,

en les faisant chérir, en facilitant les moyens de les accomplir, mettra du prix, du plaisir aux sacrifices que

l’on fait pour la chose publique ; alors la conscience mêle sa voix à celle du législateur, et ses peines à

celle dont la loi punit les infracteurs. Qui peut nier que deux liens ne soient plus forts qu’un ? La religion,

en dirigeant la conduite des parents, les rend plus attentifs à l’éducation de leurs enfants, et par là s’établit

dans le sein des familles, une tradition de vertus, un héritage de bonnes mœurs qui sont les pierres

angulaires de la liberté. La loi est alors dans le cœur, et la conscience en est le magistrat le plus éclairé, le

plus intègre ; sur elle repose la fidélité des traités et des contrats. Quand un Turc a juré sur l’Alcoran, la

sécurité de ceux qui contractent avec lui résulte de la vénération qu’imprime dans son âme un livre qu’il

regarde comme sacré. Et quel peuple voudrait traiter avec un peuple dont les principes ne présenteraient

aucune garantie de cette nature à la bonne foi commerciale et diplomatique ? Ignorez-vous donc que le

fanatisme persécuteur est le texte sur lequel les ennemis de la Révolution ont établi le plus d’impostures et

l’un des moyens les plus puissants par lesquels ils ont accru leur parti et coloré leurs forfaits.

D’ailleurs, pour tous les individus de notre espèce, la carrière de la vie est semée de peines ; il serait

bien impolitique, le législateur qui tenterait d’atténuer les sentiments capables d’en tempérer l’amertume.

L’homme abandonné des hommes dirige sa pensée vers cet être invisible dont l’action est partout.

Barbare ! oserais-tu lui ravir les douces consolations de la vertu persécutée et du malheur ? si tu veux lui

arracher l’idée d’un Dieu, donne-lui un ami plus fidèle, un père plus tendre, un consolateur plus puissant !

Permets qu’il se réunisse à la société religieuse de ses frères, et que dans ce rapprochement d’individus

animés du même esprit, il trouve un adoucissement aux angoisses qui sans cela tourmenteraient son

existence. Eh ! Dans quelle circonstance l’idée consolante de la divinité fut-elle plus nécessaire au peuple

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DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES

179

français, qu’à l’époque où tant de cœurs déchirés, tant de familles mutilées ont des pleurs à essuyer et des

plaies à cicatriser?

Ne comptez donc pas sur l’existence d’une République sans religion ; et s’il vous plaisait d’en

organiser une, en supposant même que vous fussiez d’accord sur les principes, ce qui ne sera jamais,

chaque citoyen aurait droit de vous faire la question que tant de fois on a faite à d’autres : de quel droit

prétends-tu interposer ta volonté entre Dieu et moi?

Un sage politique doit calculer d’ailleurs le caractère d’une nation ; dans des circonstances données et

absolument parallèles, il est le même. Pendant un siècle les protestants furent l’objet d’une persécution

atroce ; on chassait, on emprisonnait, on pendait leurs ministres, on fermait leurs temples, leurs

assemblées étaient traitées de séditieuses. Après un siècle de tourments, lorsque à l’aurore de la liberté ils

purent respirer, parurent tout à coup trois millions de protestants en France ; et l’on prétendrait que

quelques années de déclamations et de violences ont changé la masse des citoyens ! Non, ne le croyez pas,

la persécution a heurté leurs opinions, mais elle n’a ni convaincu les esprits, ni persuadé les cœurs.

Que faire donc dans l’impossibilité d’éteindre les principes religieux, ou de réunir tout à coup les

citoyens à la même croyance ? C’est de rattacher tous les cultes à la République, en garantissant l’entière

et indéfinie liberté de tous les cultes, sauf à rappeler dans une adresse au peuple les règles de sagesse que

commande cet ordre de choses, dont la direction sera confiée aux représentants du peuple, qui dans les

divers départements iront exercer leur mission.

Proposer un ajournement sur cet acte de justice après lequel la nation soupire, ce serait compromettre

la liberté en outrageant tous les principes. Il est temps enfin de leur faire amende honorable, et de se

rappeler que la philosophie dévoue les persécuteurs à l’exécration de l’univers, tandis qu’elle présente les

fondateurs, les défenseurs de la liberté à l’estime de tous les siècles.

Il ne suffit pas de passer à l’ordre du jour motivé sur l’existence de la loi, puisque malgré la loi, partout

on persécute. Il s’agit de garantir l’exercice de ce droit. S’il est encore des agitations intestines, ce moyen

est le plus efficace pour les calmer ; par là vous arracherez aux malveillants un prétexte pour calomnier la

Convention nationale et inquiéter le peuple ; d’ailleurs la publicité appelle les regards et rend l’inspection

du magistrat plus facile que sur ces réunions sourdes où les persécutés vont exhaler leur douleur et

contracter, par l’habitude de la clandestinité, une physionomie qui n’est pas celle de la franchise.

Et qu’on ne dise pas que les citoyens ayant été pendant un an privés de l’exercice public, cet état de

choses peut persévérer ; ce raisonnement serait celui d’un voleur qui voudrait retenir son larcin, ou du

tyran qui tenterait de perpétuer sa domination sur un peuple résolu à secouer le joug.

Traitez comme séditieux quiconque troublerait l’existence de cette liberté ; mais qu’aucune religion ne

prétende usurper la domination ni forcer la volonté de personne ; aux yeux du législateur, elles ont toutes

des droits égaux. Si des malveillants, des royalistes, qui veulent se rattacher à tout, s’insinuaient dans ces

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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assemblées, l’intérêt de toutes sera d’accord avec leurs devoirs ; elles s’empresseront de les dénoncer à

l’autorité civile.

S’il est une religion qui s’occupe sans cesse à consoler l’humanité, en défendant celui qu’on outrage,

en soulageant celui qui souffre ;

Si elle commande aux citoyens de s’aimer, de se respecter, quelle que soit la disparité de leurs

opinions ;

Si elle épure la morale privée et publique, en proscrivant tous les vices qui altèrent l’ordre social, en

prescrivant toutes les vertus qui l’affermissent ;

Si elle arme la raison contre les secousses des passions, les illusions de la prospérité et les angoisses du

malheur ;

Si elle agrandit l’âme, en rattachant toutes ses affections au principe intelligent duquel tout émane ;

Si elle augmente la propension à faire le bien, par des motifs qui, suivant l’expression d’un orateur,

retentissent dans l’éternité ;

Si, reportant sur la société ces motifs, qui émeuvent puissamment l’esprit et le cœur, elle fortifie

l’attachement du peuple pour ses lois, et sa confiance dans ses représentants ;

Si, donnant plus d’énergie à l’amour de la République, à la haine de la royauté, elle dispose le citoyen à

se sacrifier sans cesse pour celle-là et contre celle-ci ; certes, une telle morale consoliderait les institutions

sociales, elle serait une des plus fermes colonnes du gouvernement. Or, telles sont les sentiments de toutes

les sociétés religieuses qui sont dans la République.

Voulez-vous séréniser les cœurs, répandre la joie dans les familles, imprimer un nouvel élan vers la

liberté, et consolider la démocratie, qui n’aura presque plus de contradicteurs, assurez la liberté des cultes.

Les Français sont bons ; ils feront un effort d’indulgence pour se persuader que des raisons d’intérêt public

avaient décidé la clôture de leurs temples. Ils recevront comme une grâce l’exercice d’un droit que

personne ne peut leur ravir, et sans lequel un gouvernement, de quelque nom qu’on le décore, ne sera

jamais qu’une tyrannie. Qu’à la voix paternelle de la Convention tous les cœurs se raniment donc, et se

dilatent ! Disons aux citoyens :

« Sous l’ombre tutélaire des lois, il vous est libre d’accomplir les actes de votre culte ; mais écartez ces

dissensions qui ont si souvent consterné la raison, troublé les peuples et ensanglanté le monde ; point de

rivalité que celle du patriotisme et de la vertu !

Cultivez vos champs, perfectionnez les arts ; animez l’industrie, soignez l’éducation de vos enfants, qui

doivent transmettre aux hommes de l’avenir l’héritage de la liberté. Quelles que soient vos opinions

religieuses, aimez-vous puisque le père commun vous aime. La patrie est notre mère commune ; autour

d’elle doivent se rallier tous les cultes amis de l’ordre, du bonheur et de la gloire nationale. Appuyés sur

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DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES

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vos vertus et votre courage, vos représentants termineront une révolution glorieuse ; et le faisceau

républicain sera le lien indissoluble de tous les Français ».

Projet de décret La Convention nationale décrète :

Les autorités constituées sont chargées de garantir à tous les citoyens l’exercice libre de leurs cultes, en

prenant les mesures que commandent l’ordre et la tranquillité publique.

•••

Le 1er nivôse et les jours suivants, on me gratifia de beaucoup d’injures, pour avoir demandé la liberté

religieuse. Les mêmes hommes qui m’outragèrent ont concouru au décret du 3 ventôse ; cela prouve que si

les principes sont invariables, les hommes ne le sont pas. Voici le décret :

Décret sur l’exercice des cultes

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités de salut public, de sûreté

générale et de législation réunis, décrète :

I. Conformément à l’article VII de la Déclaration des droits de l’homme, et à l’article CXXII de la

Constitution, l’exercice d’aucun culte ne peut être troublé.

II. La République n’en salarie aucun.

III. Elle ne fournit aucun local ni pour l’exercice des cultes ni pour le logement des ministres.

IV. Les cérémonies de tout culte sont interdites hors de l’enceinte choisie pour leur exercice.

V. La loi ne reconnaît aucun ministre de culte. Nul ne peut paraître en public avec les habits,

ornements ou costumes affectés à des cérémonies religieuses.

VI. Tout rassemblement de citoyens pour l’exercice d’un culte quelconque est soumis à la surveillance

des autorités constituées. Cette surveillance se renferme dans des mesures de police et de sûreté publique.

VII. Aucun signe particulier à un culte ne peut être placé dans un lieu public ni extérieurement, de

quelque manière que ce soit. Aucune inscription ne peut désigner le lieu qui lui est affecté. Aucune

proclamation ni convocation publique ne peut être faite pour y inviter les citoyens.

VIII. Les communes ou sections de communes, en nom collectif, ne pourront acquérir ni louer de local

pour l’exercice des cultes.

IX. Il ne peut être formé aucune dotation perpétuelle ou viagère, ni établir aucune taxe pour en

acquitter les dépenses.

X. Quiconque troublerait par violence les cérémonies d’un culte quelconque, ou en outragerait les

objets, sera puni suivant la loi du 22 juillet 1791, sur la police correctionnelle.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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XI. Il n’est point dérogé à la loi du 2 Sans-Culottide, deuxième année, sur les pensions ecclésiastiques,

et les dispositions en seront exécutées suivant leur forme et teneur.

XII. Tout décret, dont les dispositions seraient contraires à la présente loi, est rapporté.

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LETTRE DU CITOYEN GRÉGOIRE, ÉVÊQUE DE BLOIS,

À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE, ARCHEVÊQUE DE BURGOS,

GRAND INQUISITEUR D’ESPAGNE. (Annales de la religion, 22 février 1798 – 4 ventôse an 6, Paris, Impr. Chrétienne)

••• El Monstruo derrocad que guerra impia à la santa verdad

mueve envidioso. (Melendez-Valdez)

Une lettre écrite par un évêque français à un évêque espagnol, grand inquisiteur, pour lui demander la

suppression de l’Inquisition, est une chose qui n’est pas exempte de singularité ; mais qui doit paraître

bien plus étrange aux yeux des hommes éclairés, c’est que, jusqu’à nos jours, l’Inquisition ait prolongé

son existence, et que plus de deux siècles après l’époque où le vertueux Carranza fut traîné dans les

cachots du Saint Office, un de ses successeurs à l’archevêché de Tolède ait présidé ce tribunal.

La franchise, ou plutôt l’aspérité de ce début, ne vous empêchera pas de continuer la lecture de ma

lettre ; je croirais vous faire injure en élevant des doutes sur votre empressement à rendre hommage aux

vérités que l’Europe a proclamées, et à l’égard desquelles on ne verra pas rétrograder l’esprit humain.

L’Inquisition est-elle un établissement religieux ? Je me rappellerai que l’épiscopat étant solidaire,

suivant l’expression des pères de l’Église, surtout de S. Cyprien1, les obligations qu’il impose le sont

également ; ainsi lorsque les passions humaines veulent introduire ou maintenir une institution contraire à

l’Évangile, tous les évêques, disséminés dans l’étendue de la catholicité, ont le droit d’élever la voix

contre l’abus, et l’idée d’un droit à exercer emporte nécessairement l’idée parallèle d’un devoir à remplir.

Si l’on prétend que l’Inquisition, réduite à n’être plus qu’un instrument passif entre les mains de la

politique, échappe à la censure d’un étranger, en avouant le principe consacré par la nature et enregistré

dans la Constitution française, qui défend de s’immiscer dans le gouvernement des autres peuples,

j’observerai que certains attentats contre l’humanité forment exception dans le code du droit des gens : la

postérité a couvert d’éloges le héros qui interdit aux Carthaginois les sacrifices de victimes humaines ;

mais la mutilation des hommes, la traite des nègres, l’esclavage, l’inquisition, pourraient bien entrer dans

la liste des exceptions ; et d’ailleurs, qui pourrait disputer à un individu quelconque la faculté de former

des vœux pour le bonheur de ses semblables ? de donner à ces vœux, étayés de toute la force du

raisonnement, cette publicité dont l’imprimerie a si fort agrandi le domaine, car le bonheur aussi est

solidaire entre les peuples : malheur à celui qui fonde sa prospérité sur l’oppression des autres, même à

1 Traité de l’unité de l’Église.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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celui qui fait profession d’indifférence à leur égard ! L’égoïsme national, comme l’égoïsme individuel, est

un crime ; quiconque le partage est coupable de lèse-humanité. Ce sentiment se concilie ave l’attachement

de prédilection pour l’agrégation politique, dont nous sommes membres, sous les lois tutélaires de laquelle

nous vivons et le moment n’est pas éloigné sans doute où, après avoir écrasé le tyran des mers, les peuples

sentiront que leur bonheur, comme celui des individus, ne peut être pur et durable qu’en le partageant avec

tous.

Ce sentiment acquiert plus d’énergie, et l’obligation de travailler au bonheur de ses semblables, devient

plus étroite entre deux nations dont les cœurs et les intérêts sont rapprochés par une heureuse alliance.

Actuellement nous pouvons dire, avec plus de raison, qu’un de nos anciens dominateurs : Il n’y a plus de

Pyrénées ; et quel moment plus opportun pour plaider la cause de la vérité de l’humanité que celui où chez

nos alliés, l’autorité gouvernante a consulté l’opinion publique pour appeler, dit-on, au timon de l’État, le

patriotisme et les talents.

L’Inquisition est un sujet sur lequel, dans ces derniers temps, se sont exercés une foule d’écrivains ; les

uns l’ont assaillie avec l’arme de la raison ; les autres, se sont bornés à lui décocher des épigrammes.

Quoique ce tribunal, considéré dans les siècles antérieurs, prête tant à la médisance, qu’il reste peu de

place à la calomnie, quelques auteurs ont encore trouvé moyen d’exagérer les faits et de rembrunir les

couleurs. Les uns manquant de justice, et tous de justesse, parlant de l’Inquisition actuelle comme si les

autodafés fumaient encore, et que Torquemada fût vivant. Ils reprochent à leurs contemporains les torts

des siècles passés, ce qui est aussi juste que si, par anticipation, on leur imputait les fautes des générations

futures. La France est-elle complice de la Saint-Barthélemy et des fureurs de nos proconsuls ?

Le divin fondateur du christianisme, qui fut un modèle de douceur et de patience, nous rappelle que

Dieu fait luire également son soleil sur les bons et sur les méchants2 Sa mansuétude à l’égard de ceux-ci

se manifeste dans cette parabole du Père de Famille, qui défend à ses serviteurs d’arracher l’ivraie

entremêlée au froment, et qui leur prescrit d’attendre la moisson, c’est-à-dire, l’époque où la justice

éternelle décernera à chacun la récompense ou la peine due à ses œuvres.

Lorsqu’il envoie ses disciples annoncer sa doctrine, leur dit-il d’user de violence ? Non. Il leur

recommande seulement de secouer la poussière de leurs chaussures en quittant les maisons qui n’auront

pas voulu accueillir sa parole, et d’aller la prêcher ailleurs. Il blâme des disciples, dont le zèle indiscret

voulait attirer le feu du ciel sur une ville de la Samarie qui avait refusé de le recevoir3. Tous les chrétiens,

dignes de ce nom, savent que ce fameux contrains-les d’entrer, dont le sens a été si souvent dénaturé par

l’ignorance ou par la mauvaise foi, ne signifie que les exhortations pressantes d’une tendre charité ; c’est

2 Math. cap. 5.45. 3 Luc, 9.

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LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE

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l’expression dont se sert l’écriture en parlant de Lot à l’égard des anges, de Lydie à l’égard de Saint Paul,

pour leur offrir l’hospitalité4.

Imbus des maximes de Jésus-Christ, jamais les premiers missionnaires de l’Évangile ne prétendirent

asservir les volontés, ni enchaîner la liberté ; ils savaient que violenter les consciences c’est inviter à

l’hypocrisie. Dieu repousse les hommages forcés : il veut des hommes qui l’adorent en esprit et en vérité5.

Citera-t-on comme une acquisition heureuse des catholiques qui, ne l’étant que de nom, l’honorent du

bout des lèvres mais dont le cœur est loin de lui6 ? Exhorter, édifier, souffrir et mourir, ce fut là toute la

science des Apôtres, et par-là cependant ils firent la conquête de l’univers.

Tels sont les principes dont nous avons hérité de nos pères dans la foi, principes si sagement

développés par trois célèbres historiens de l’Église que la France s’honore d’avoir produits, Tillemont,

Fleuri et Racine. « La religion, dit ce dernier, doit se conserver et s’étendre par les mêmes moyens qui

l’ont établie, la prédication, accompagnée de discrétion, de prudence, la pratique de toutes les vertus, et

surtout une patience sans bornes7 ».

L’intolérance ne fait qu’aigrir les cœurs ; elle donne à la religion des ennemis sans lui donner un ami,

parce que, suivant l’expression d’un autre écrivain, il est aussi impossible de soumettre les esprits avec des

coups, que de renverser une forteresse par des syllogismes. Du corps, on ne peut que tirer de la douleur ;

vouloir persuader les consciences par des rigueurs, c’est une entreprise qui excède les forces humaines. Si

l’on n’avait pas donné tant de martyrs à l’erreur, dit Filangieri, combien de prosélytes de plus on eût

procurés à la vérité8 ! L’amour-propre se cramponne avec d’autant plus de force sur une opinion, que pour

la conserver il en a coûté des tourments. En brûlant les Albigeois, on fit plus de sectateurs à Manès, que sa

doctrine ne lui en avait acquis. Ces observations de fait, applicables à l’erreur, le sont également à la

vérité. L’expérience vérifia l’assertion de Tertullien, que le sang des martyrs était une semence de

chrétiens. Et l’heureux effet de la persécution exercée depuis cinq ans, au nom de la philosophie, contre

les catholiques français, sera de leur rendre plus chère la religion pour laquelle ils souffrent.

Si j’appelle en témoignage les écrits des Pères, ils déposent unanimement que l’esprit de l’Église fut

toujours de fermer son sein à l’erreur, mais d’ouvrir ses bras à des frères errants, et de ne forcer personne

dans l’asile de sa conscience.

4 Genèse, 19, 3. Luc, 16, 15. 5 Jonn., 4, 23. 6 Isaïe, 23, 13. 7 Discours sur l’Histoire Ecclésiastique, tom. II, p. 401. 8 Filangieri, La scienza della legislatione, t. III, c. 42.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Le même Tertullien déclare que le droit naturel assure à chacun la faculté d’adorer ce qu’il veut, et que

forcer les cœurs est une action contraire à l’Évangile9.

Athénagore insiste sur la liberté de conscience établie par les lois impériales, en réclamant la même

faculté pour les chrétiens10.

Saint Hilaire, apostrophant Constance et parlant des persécutions qu’exerçaient les Ariens contre les

catholiques, leur démontre combien il est injuste d’employer la force au lieu de la raison11.

Saint Athanase pose en principe que la religion doit être établie par la persuasion, à l’imitation de

Notre Sauveur, qui ne contraignait personne à le suivre. Les violences employées par les hérétiques pour

forcer à l’adoption de leurs erreurs, ont par là même un caractère qui en atteste la fausseté12.

Saint Chrysostome annonce qu’il n’est pas permis aux chrétiens d’user de rigueur pour détruire

l’erreur ; les armes avec lesquelles on doit travailler au salut des hommes sont la douceur et la persuasion :

ces maximes se trouvent fréquemment répétées dans ses écrits13.

Saint Augustin apostrophe les Manichéens en ces termes : « Que ceux-là vous maltraitent qui ne savent

pas avec combien de peine on découvre la vérité... Pour moi, je ne puis vous maltraiter ; je dois avoir pour

vous la même condescendance dont on usait à mon égard, lorsque mon aveuglement me portait à soutenir

vos erreurs »14.

Lactance, tient le même langage en disant que la religion ne peut être forcée, et que les mauvais

traitements ne peuvent rien sur la volonté15.

Saint Grégoire Le Grand indique dans quel esprit de mansuétude on doit travailler à la réunion des

frères séparés de l’Église16.

Le vénérable Bède observe que les moines envoyés en Angleterre par ce saint pontife inculquaient au

roi Ethelbert des maximes de tolérance, et que ce prince s’étant converti, il ne contraignit aucun de ses

sujets à l’imiter, parce qu’il avait appris de ses docteurs que le service de Jésus-Christ est volontaire17.

Si je ne parlais à un prélat versé dans la connaissance des monuments ecclésiastiques, j’accumulerais

ici une immensité de témoignages qui, depuis l’origine du christianisme jusqu’à nos jours formant une

9 Tertul. , Ad Scapul. 10 Athénagore., Legatio pro christianis. 11 Voyez les discours de S. Hilaire à Constance. 12 Athanase, Historia Arianorum ad Monachos, etc. t. I, p. 38. 13 Chrysostom. De Santo Babil contra Julianum et gentes, t. II, p. 540, et t. VIII, p. 281, Homil. 47, in Joan. 14 August., t. XI, Contra Epistolam Manichæi, p. 151. et 152. 15 Lactan. Institut., l. 5. t. I, p. 413. 16 Gregorii. Epistol., l. 1, ep. 14, t. II, p. 500. 17 Bède, l. 1, c. 26.

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LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE

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chaîne non interrompue, attestent que tel fut toujours le véritable esprit de l’Église ; ce fut aussi celui du

clergé de France, qui, par la bouche de l’évêque de Rennes, disait à Louis XIII : « Nous ne prétendons pas

déraciner les erreurs des protestants par la force et la violence »18. C’était l’esprit des illustres évêques

Godeau, Fléchier, le cardinal Camus, Fénelon ; ce dernier écrivait à Louis XIV : « Accordez à tous la

tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant avec patience tout ce que

Dieu souffre, et en tâchant de ramener les hommes par une douce persuasion19.

Nous devons regarder les Turcs comme nos frères, disait Fitz-James, évêque de Soissons20.

Tel était aussi l’esprit de l’ancienne Église d’Espagne, qui, dans le quatrième concile de Tolède, en

633, recommandait au roi Sisenand d’être plus indulgent que sévère à l’égard des coupables21. Ce caractère

de sagesse, de douceur se retrouve dans Ozorius, évêque des Algarves, qui fait partager au lecteur

l’horreur dont il est pénétré à la vue des cruautés exercées envers les juifs espagnols22.

Nous autres Français aimions à citer S. Martin, évêque de Tours, qui, avec une foule de prélats, parmi

lesquels on compte S. Amboise, se sépara de la communion des évêques Itace et Idace, provocateurs des

actes de persécution exercés contre Priscillien .

Étrangère aux beaux siècles de l’Église, l’Inquisition ne pouvait naître que des ténèbres de l’ignorance

et de la fange du Moyen Âge. Sa conduite ne démentit pas son origine ; vicieuse dans son institution, l’est-

elle moins dans ses formes ? Certaines personnes prétendent qu’on s’aperçoit à peine de son existence

actuelle. Je ne contesterai pas à ce tribunal sa modération, que vient de préconiser un de nos écrivains,

quoique des lettres arrivées d’Espagne infirment son témoignage, en lui opposant des faits récents arrivés

entre autres à Valladolid ; quoique nous connaissions dans vos contrées des personnes vivantes dont

l’innocence a gémi sous les verrous des prisons du Saint-Office ; mais je dirai que le secret dans lequel il

enveloppe sa marche, l’obscurité dont il s’entoure, sont frappés d’improbation chez tous les peuples qui

ont des notions saines sur ce qui doit caractériser les formes judiciaires. Utile aux prévenus et aux juges, la

publicité est en même temps la sauvegarde de l’innocence et le titre justificatif de l’intégrité du magistrat.

Que servirait de reproduire ici des arguments irréfragables dirigés contre ce tribunal ? Je ne veux pas

me faire un mérite de copier ce que tout le monde peut lire dans une foule d’écrits imprimés qui, sans

doute, vous sont connus ; mais, permettez-moi de vous le dire, l’existence de l’Inquisition est une

calomnie habituelle contre l’Église catholique ; elle tend à présenter comme fautrice de la persécution, du

18 Mémoires du Clergé, t. II, édit. de Paris, in-8º. 19 Vie de Fénelon, par Ramsay, p. 175. 20 Mandement en 1753. 21 Concil. de Toled., t. IV, c. 75. 22 Ozorius, De rebus Emmanuelis, etc., à l’année 1497.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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despotisme et de l’ignorance, une religion essentiellement douce, tolérante, également amie des sciences

et de la liberté.

Il est une vérité de fait trop peu développée par les historiens de l’Église ; c’est qu’au nombre des

motifs qui stimulèrent les empereurs et leurs satellites à la persécuter, on doit compter la crainte de voir

ébranler le colosse de leur puissance. Ils redoutaient cet Évangile, qui est une véritable déclaration des

droits ; qui, parlant sans cesse aux hommes de leur égalité primitive et les consolant des forfaits de la

tyrannie, leur recommande expressément de ne pas prendre la qualité de maître, parce qu’il n’est qu’un

maître, qui est Jésus-Christ, et qu’ils sont tous frères23. Les persécuteurs ne pouvant noyer le christianisme

dans le sang des martyrs, tentèrent de le corrompre. Les riches s’introduisirent dans l’Église, et les filles,

dit Saint Bernard, faillirent étouffer la mère. Une coalition criminelle se forma entre les pontifes et les

despotes pour river le fer des nations. L’Écriture, qui rappelle souvent aux préposés leurs devoirs envers

leurs subordonnés, recommande également aux serviteurs d’obéir même à des préposés fâcheux. On eut la

mauvaise foi d’appliquer aux sociétés politiques une maxime de morale qui ne concerne que les

individus ; on voulut en conclure qu’un peuple n’avait pas le droit de secouer les chaînes forgées par le

despotisme. On conçoit que le célèbre discours de Samuel eut rarement les honneurs de la citation, et la

doctrine de l’obéissance passive fut presque mise au rang des vérités dogmatiques. Une génération

nombreuse de crimes et d’erreurs fut le résultat d’une erreur première, d’un premier crime. Dans quelques

contrées, l’autorité civile déclara dominante la religion chrétienne qui est faite, non pour dominer, mais

pour édifier les hommes, les consoler, les améliorer, et qui, semblable aux rayons du soleil, ne pouvant

être la propriété exclusive d’un peuple, appartient à l’univers.

Dans les pays d’Inquisition, on voulut la maintenir par des rigueurs qu’elle abhorre. Quand je vois des

chrétiens persécuteurs, je suis tenté de croire qu’ils n’ont pas lu l’Évangile. Le despotisme, qui est lui-

même une grande erreur, appela l’ignorance à son secours pour cacher sous le boisseau les vérités

fondamentales des droits des peuples ; il tenta d’associer à son crime cette religion qui nous a transmis

tous les monuments antiques du génie, dont les incrédules jouissent en outrageant la main qui les leur

présente ; cette religion qu’on injurie en l’accusant de commander une soumission aveugle, tandis qu’elle

appelle la discussion et la lumière, par ce texte de l’Écriture, que votre soumission soit raisonnable24 ; cette

religion qui, subordonnant sans cesse l’intérêt personnel à l’intérêt social, commande à l’homme de se

pénétrer de sa dignité, de cultiver sa raison, de perfectionner ses facultés, pour concourir au bonheur de

nos semblables, dans lequel elle veut que nous trouvions le nôtre, et qui par là même agrandit devant nous

la carrière de tout ce qui est beau, de tout ce qui est grand.

23 Math. 23, 8 et suiv. 24 Rom. XII, 1.

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LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE

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Assurément les hommes éclairés et impartiaux n’imputeront jamais à la religion des excès dont elle

gémit, mais, vous le savez, les esprits justes et les cœurs droits sont très peu nombreux ; le préjugé ou la

perversité prononce, la multitude répète ; ainsi se sont établies contre l’Église catholique des préventions

imméritées. Et quoi de plus propre à les accréditer qu’un tribunal qui est un scandale pour les vrais

chrétiens, un prétexte pour les mauvais, une pierre d’achoppement pour les faibles, un sujet d’aversion

pour des frères séparés de l’unité ? Dans diverses contrées, de l’Allemagne surtout, ils manifestent une

propension à se rapprocher ; pourquoi faut-il qu’elle soit combattue, comme ils s’en expliquent eux-

mêmes, par les abus de la cour de Rome, et par l’existence de l’Inquisition ? N’ont-ils pas raison de nous

dire que la persécution des sectaires en Espagne, justifierait la persécution contre les catholiques dans les

autres pays ?

Peut-être êtes-vous agité par la crainte que ce tribunal étant supprimé, on ne voie à l’instant l’impiété

rompre toutes les digues, ébranler le corps politique, et vouloir, comme chez nous, arracher Dieu même de

son trône ; cette considération mérite d’être pesée. Voici ma réponse.

Un homme sensé et ami de son pays ne proposera jamais de renverser l’Inquisition par une secousse

violente, surtout lorsque, par des mesures douces, on peut arriver au même but ; ce serait l’histoire du

sauvage dont parle Montesquieu, qui coupe l’arbre par le pied pour avoir plus de facilité à cueillir les

fruits. Imitons la nature, non pas dans ces convulsions qui, déchirant les entrailles du globe, vomissent la

consternation et la mort, mais dans cette gradation féconde par laquelle éclosent les germes que la main de

l’Éternel plaça dans le sein de la terre. La révocation de l’édit de Nantes fut précédée d’une foule d’édits

préparatoires ; sanctifions, en les appliquant au bonheur des hommes, des combinaisons que la tyrannie

inventa pour leur malheur.

Mais est-il nécessaire de recourir à ces formes prolongées, lorsque déjà l’Inquisition est abolie dans

l’opinion publique ? et cette opinion n’a-t-elle pas accompli chez vous les préliminaires d’une opération

dont le dénouement est attendu avec impatience ? Des bords de la Néva jusqu’aux Pyrénées, il n’est pas

un écrivain, digne de ce nom, qui voulût prostituer son talent à se rendre l’apologiste du Saint-Office.

N’en est-il pas de même en Espagne, où sans doute, on trouverait difficilement un second Eymeric, un

second Macanas, où tant d’hommes qui sont connus sous les rapports les plus honorables, même parmi les

Inquisiteurs, appellent par leurs vœux la suppression d’un tribunal dont, à leur avis, on peut sans danger

sonner la dernière heure ?

L’expérience a confirmé l’observation du judicieux Fleuri que les pays d’Inquisition sont précisément

ceux où l’on trouve plus de superstitieux et d’incrédules. La liberté de presse accroîtra l’audace de ceux-

ci, mais elle guérira ceux-là. Vos incrédules, comme les nôtres, comme ceux de tous les pays, ressasseront

des objections pulvérisées tant de fois, et ils se garderont bien de réfuter les réfutations. D’ailleurs, ils ne

lisent pas nos apologies ; elles sont étrangères à leurs bibliothèques ; ce sont des juges bien décidés à

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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prononcer sur l’audition d’une seule partie. Sans cesse ils affecteront de confondre l’abus avec la chose ;

méthode facile avec laquelle la liberté, la vertu, la justice, tout devient attaquable. Souvent le persiflage

remplacera le raisonnement ; comme chez nous le mot fanatisme, jamais défini, sera toujours en réserve

pour lui faire signifier tout ce qu’on voudra. Les coryphées auront pour adhérents tous ceux qui, redoutant

la morale divine de l’Évangile, trouvent dans leur cœur des motifs pour ne pas l’aimer, et cette tourbe

d’êtres nuls qui, ne voulant pas être chrétiens par preuves, préfèrent d’être incrédules sur parole.

Mais voici le contrepoids. Dans un pays où les évêques eurent toujours les droits les plus étendus à la

vénération publique, ils verront accourir une foule d’athlètes pour descendre avec eux dans l’arène, et

venger la révélation des attaques de l’orgueilleuse raison ; la nécessité ranimera les études ; les bons livres

se multiplieront ; une foule d’idées utiles entreront dans la circulation ; la religion, mieux connue, sera

mieux pratiquée. Si l’incrédulité ou le vice écartent quelques brebis du troupeau, elles y seront rappelées

par la charité, la douceur, bien plus efficaces que des peines temporelles, qui n’atteignent que le corps, et

qui révoltent l’âme ; chaque pasteur pénétré de ses devoirs, se fera un mérite de répéter, d’après Saint

Pacien, évêque de Barcelone : ovicula suppositis reportanda cervicibus non est onerosa pastori25.

Certes, si une inquisition, quel qu’en soit l’objet, n’était pas repoussée avec horreur par le

christianisme, il serait au moins aussi nécessaire d’en créer une pour réprimer le zèle déplacé qui donne

tout aux rites, et rien ou presque rien à la vertu ; ce zèle qui enfanta une foule de dévotions qu’on prétend

concilier avec des mœurs dépravées ; ce zèle qui dénature la religion par l’alliage impur d’opinions

humaines ; qui, en préconisant les héros du christianisme, mêle aux vérités historiques cette multitude de

fables qui méritèrent une censure véhémente de la part de deux illustres Espagnols, Louis Vivès et

Melchior Cano26.

L’historien Racine et beaucoup d’autres avec lui ont montré, pour la religion, les dangers d’une paix

apparente souvent pire que la guerre, parce qu’alors la vigilance s’endort, la ferveur s’attiédit, et souvent

la porte s’ouvre à tous les abus ; les persécutions entrent dans le plan de son divin fondateur ; celle qui a

désolé la France, et qui est loin d’être terminée, a fait le triage des bons et des mauvais chrétiens ; elle a

ranimé le courage des vrais adorateurs, et justifié ce que disait le pape Hormisdas : jamais l’église ne fait

ses plus grandes conquêtes que lorsqu’on croit l’avoir réduite à la dernière extrémité. Mais il faudrait se

féliciter des actes de l’autorité souveraine qui, en maintenant la liberté du culte, se borneraient à déblayer

les abus. Le Portugal sera-t-il moins catholique lorsque le siège patriarcal de Lisbonne n’aura plus que

l’éclat nécessaire à la dignité de la religion, et qu’on refoulera dans les établissements agricoles et

manufacturiers les dix-neuf vingtièmes d’un revenu évalué à près de deux millions ?

25 Pacian., parocnesis ad pænitens. 26 Vivès, De tradendis disciplinis, l. 5 ; Melchior Cano, dans Jortin, Remarcks on Ecclesiastical History, t. II, p. 89.

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LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE

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Il a fallu une grande dégénération dans les idées pour arriver à celle que présentent ces mots prince-

évêque. L’Allemagne catholique le sera-t-elle moins lorsque ses prélats se borneront à chercher le

royaume de Jésus-Christ qui n’est pas de ce monde ? Le centre de l’unité sera-t-il moins connu ? L’Église

catholique sera-t-elle moins florissante ? Son chef sera-t-il moins révéré, lorsqu’enfin s’accomplira le vœu

que formait, il y a trois siècles, Laurent Vallec, et que réitérait dernièrement avec tous les bons catholiques

un illustre évêque d’Italie, en m’écrivant ces mots : comment pourra-t-on déraciner les abus, tant que le

successeur de Pierre pauvre sera le successeur de la grandeur temporelle des Césars ?

Fasse le ciel, que la Religion épurée de tout ce qui n’est pas elle, reparaisse belle comme elle sortit des

mains de son auteur ; il lui restera tout, c’est-à-dire, la certitude de ses dogmes, et la sublimité de sa

morale. La philosophie sera forcée de se réconcilier avec elle ; et si la vie des ministres de l’Évangile,

présente le miracle continuel des vertus unies aux talents, tenons pour certain que l’Église étendra ses

conquêtes, et verra cicatriser les plaies, que lui ont faites l’erreur, l’opulence et le vice.

Si l’on m’objectait que l’Inquisition n’est plus qu’un épouvantail politique, destiné à contenir une

multitude peu éclairée, après avoir observé que l’ignorance du peuple accuse ceux qui le dirigent ; après

avoir félicité l’Espagne sur les encouragements accordés à l’industrie et à l’agriculture ; sur cette foule de

sociétés patriotiques qui répandent des connaissances utiles ; je demanderais si le projet de conduire les

hommes par la stupidité n’est pas un attentat contre le genre humain, et un blasphème contre Dieu. Quelle

est donc cette étrange politique, qui, substituant sans cesse le glaive de la terreur, au flambeau de la raison,

enfanta cette multitude de codes, où à travers des milliers de lois pénales, on rencontre à peine une loi

rémunératrice ?

La vertu et la vérité sont dans les mêmes rapports que le vice et l’erreur. Il est dans l’ordre essentiel des

choses que la vérité soit utile, que l’erreur soit nuisible ; malheur aux gouvernements qui prétendent à la

stabilité, en trompant les hommes ; la marche de la raison semblable à celle de la mer, n’est dit-on sensible

qu’après des siècles ; mais soixante siècles ont mûri des connaissances qu’on n’étouffe pas en fermant

comme on l’a fait chez vous les chaires de droit public ; tel est le dogme politique, je dirais presque

religieux et désormais impérissable de la souveraineté du peuple ; d’où résulte l’inévitable conséquence

que la loi ne peut être que l’expression de la volonté générale. L’esprit humain s’est émancipé et ne peut

plus rétrograder ; toutes les superfétations désavouées par la religion et la saine politique, s’enseveliront

dans l’oubli ; le cri de la liberté retentit dans les deux mondes ; les révolutions commencent seulement en

Europe, leur marche doit s’accélérer en raison de l’aveuglement des despotes, qui, tous en arrière de leur

siècle précipitent leur chute par des mesures extravagantes, et les sociétés politiques, sortant de ces

décombres seront recomposées sur u plan nouveau ; l’Èbre et le Tage verront aussi leurs rives cultivées

par des mains libres ; le réveil d’une nation généreuse sera l’époque de son entrée solennelle dans

l’univers, pour s’élever à de hautes destinées ; elle viendra s’asseoir au rang des peuples qui auront

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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retrouvé la charte de leurs droits, à côté de la France qui s’est placée avec éclat à l’avant-garde des

nations.

Une mesure préliminaire à ce grand événement sera la suppression du Saint-Office ; ailleurs j’ai

annoncé27 qu’il succomberait sous les coups de la puissance la plus formidable qui soit sur la terre ; celle

de l’opinion publique. Les panégyristes de l’Inquisition nous ont souvent objecté qu’au seizième siècle

elle avait préservé l’Espagne, des désastres qui désolaient l’Allemagne et la France. On en saurait gré à ce

tribunal, s’il n’avait empêché ce malheur par un crime, en se rendant coupable lui-même de l’effusion du

sang humain ; si en organisant l’espionnage, en sanctionnant la délation, il n’avait favorisé la duplicité et

porté l’alarme au sein des familles ; si en alimentant les haines nationales, en élevant un mur de séparation

entre les peuples, il n’avait arrêté ou fait dévier les mouvements de l’esprit humain, tenu la vérité captive,

et fait des efforts pour étouffer le génie, dans un pays où le génie est indigène ; les progrès des sciences

sont la mesure des progrès de l’industrie, du commerce, de l’agriculture ; d’après ces données, les

publicistes pourraient calculer le résultat des obstacles qu’oppose l’Inquisition à la prospérité nationale et

à l’action du gouvernement qui s’améliorerait par une sage tolérance.

Au surplus en admettant qu’autrefois l’Inquisition ait préservé l’Espagne des troubles qui dévastaient

d’autres contrées, on peut présager que l’existence prolongée de ce tribunal produirait actuellement un

effet opposé. Ne croyez pas que votre péninsule assiégée pour ainsi dire par les lumières qui

resplendissent de toutes parts en Europe, puisse les empêcher d’y faire une irruption, et craignez qu’une

secousse n’opère avec fracas un changement, que vous pourriez opérer sans causer à votre pays des

convulsions politiques, qui enfanteraient des malheurs. L’impression de ces malheurs serait aggravée par

la certitude d’avoir pu les prévenir, et par le regret de ne l’avoir pas fait.

Montesquieu disait : « quand dans un royaume, il y a plus d’avantage à faire sa cour qu’à faire son

devoir, tout est perdu28 ». Puisse le ministère actuel s’immortaliser en démentant cette assertion. Point de

ces conceptions timides ; de ces vues étroites qui ne savent appliquer que des palliatifs. Dans toutes les

grandes entreprises, si l’on ne voulait adopter que des partis qui n’offriraient aucun inconvénient, qui ne

froisserait aucun intérêt, aucun préjugé, on ne se déciderait jamais. L’homme d’État balance les

inconvénients et les avantages, il plonge dans l’avenir, et s’élance en avant des générations

contemporaines. Les siècles futurs deviennent pour ainsi dire son domaine, et par la justice, la fermeté, la

douceur préparant la félicité des générations suivantes, il se place au rang des bienfaiteurs du genre

humain.

27 V. Notice raisonnée, etc. 28 Œuvres posthumes de Montesquieu, Pensées diverses.

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LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE

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Si une misérable vanité pouvait intervenir dans une cause si respectable, je dirais au ministre espagnol,

je vous dirais : « en supprimant l’Inquisition vous vous couvrirez de gloire ; sa conservation ferait votre

honte. Mais qu’importe ce phosphore qu’on nomme la gloire, quand il s’agit des droits de l’humanité et de

son bonheur ? »

Il n’est pas rare de rencontrer, surtout dans les postes éminents, des hommes disposés à faire le bien,

mais inaccessibles aux projets les plus utiles, lorsque d’autres les ont suggérés ; d’après ce que la

renommée nous raconte, j’outragerais votre caractère si je pouvais concevoir une telle crainte ; pontife

d’une religion qui épure tous les sentiments, vous êtes mû par des considérations supérieures aux motifs

abjects qui dirigent les courtisans de la célébrité. Depuis longtemps d’autres ont pris l’initiative contre

l’Inquisition. Citoyen d’un pays où elle prit naissance, et d’où elle fut expulsée à jamais, je ne suis que

l’écho de tout ce qu’il y a d’hommes éclairés ; je ne fais que mêler ma faible voix à ce cri général qui s’est

élevé pour prononcer l’anathème, bien sûr d’avoir pour moi la religion, l’Europe et la postérité.

Des hommes intéressés au maintien des abus dont ils vivent, jetteront sans doute de l’odieux sur ma

demande. L’imposture qui, suivant l’expression d’un de nos écrivains, assure toujours et ne prouve jamais,

s’empressera de me classer parmi ceux qu’on accuse de vouloir bouleverser l’Église et l’État ; faire du

bien à ces détracteurs, c’est la seule vengeance que la religion permette, la seule que je désire exercer ; et,

certes, si des calomnies à supporter pouvaient hâter la destruction d’un établissement qui heurte tous les

principes, quel est l’ami de l’humanité qui ne s’applaudirait d’avoir à ce prix obtenu ce résultat ? Que de

fois, de vive voix et par écrit, nous avons censuré certains législateurs, dont la criminelle imbécillité

prétendait abstraire l’état social de toute idée religieuse, et rompre cette chaîne indestructible qui lie le ciel

et la terre : il serait plus facile de bâtir une ville en l’air, disait un ancien philosophe, qui valait un peu

mieux que la plupart de nos modernes. Je m’honore d’être associé à ces évêques français, d’autant plus

attachés à la religion et à la république qu’ils ont souffert pour les défendre. Tandis que des hommes

connus pour avoir lâchement déserté l’une et l’autre, semaient contre nous l’imposture dans les contrées

étrangères, en Espagne surtout ; ici, avec nos dignes collaborateurs, au milieu des outrages et de la misère,

en face des échafauds, où plusieurs de nos frères ont monté, en retraçant la conduite des célèbres martyrs

dont Euloge de Cordoue nous a laissé une peinture si touchante29 ; nous étions sur la brèche pour défendre

cette auguste religion, assaillie par la tempête la plus furieuse, dont les fastes de l’Église gallicane aient

conservé la mémoire. Je ne suis ici que l’organe du clergé français, qui, dans un écrit revêtu de ses

suffrages, a déclaré qu’il abhorrait l’Inquisition30. Dernièrement, réuni en concile national, il a

solennellement renouvelé ses protestations contre tout acte de violence exercé sous prétexte de la religion.

29 Eulogii Cordubensis opera ; surtout le Memoriale martyrum. 30 V. la seconde Lettre Encyclique, chap. 2, sect. 1.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Lorsque nous nous rappelons les relations touchantes qui existaient jadis entre les évêques des deux pays,

ainsi que l’attestent les monuments ecclésiastiques, relations qu’il nous serait si doux de renouer, nous

apprenons avec peine, ou plutôt avec indignation, que le Saint-Office cherche à rompre les liens qui

doivent unir deux nations, faites pour s’estimer et s’aimer. J’en trouve la preuve dans le Diario de Madrid,

du 9 décembre dernier, où se trouve insérée une liste d’ouvrages condamnés ; à la vérité, la plupart de ces

écrits sont souillés par le blasphème ou la lubricité ; mais dans l’article des livres prohibidos in totum,

l’ouvrage intitulé : État moral, physique et politique de la maison de Savoie, est frappé de censures

comme présentant une série de propositions contraires à la souveraineté, la noblesse et le clergé de

Savoie, etc. Certainement l’Inquisition n’ignore pas que le mot de Savoie, n’appartient plus désormais

qu’à l’histoire ; que depuis plus de cinq ans, d’après le vœu librement émis du peuple souverain de cette

contrée, elle a été réunie à la République Française, dont elle est partie intégrante ; et quand on pense que

les censures de l’Inquisition sont proclamées dans les églises, on ne peut regarder cet article que comme

un moyen indirect de jeter de l’odieux sur une nation loyale et alliée de la vôtre. C’est véritablement un

attentat contre la majesté du peuple français.

Qu’il s’anéantisse donc enfin ce tribunal, dont le nom seul rappelle tant d’idées affligeantes ; qu’il soit

enfin arraché cet arbre, dont le tronc est à Madrid, qui étend ses rameaux à Lima, à Mexico, et dont les

surgeons implantés à Lisbonne, à Goa, y ont produit des fruits non moins amers. Que sur la table des abus

détruits, suspendue au frontispice du siècle nouveau qui va commencer, l’Inquisition soit inscrite au

premier rang. La religion et l’humanité n’auront-elles pas encore de quoi s’affliger d’être condamnées à

conserver de tels souvenirs ?

J’aime à croire que le grand Inquisiteur a l’âme assez héroïque, c’est-à-dire, assez chrétienne pour

provoquer lui-même la suppression du tribunal dont il est le chef ; il ne fera que devancer glorieusement

ce que la force irrésistible des choses produirait bientôt, en couvrant d’ignominie ceux qui tenteraient de

s’y opposer ; et Dieu sait quel déluge d’écrits, inondant alors l’Espagne, reprocherait méchamment au

christianisme un esprit de domination, auquel il répugne, et qui n’est que le partage des hommes qui

abusent de son nom pour opprimer. Laissez à Genève la honte d’avoir, à la fin du dix-huitième siècle,

consacré la plus aigre intolérance dans la constitution qu’elle vient d’adopter.

Ministres d’un Dieu de paix, rappelons sans cesse aux membres de la famille humaine qu’ils sont tous

frères ; que dans ce bas monde, appelé, avec assez de justesse par un écrivain, une vaste infirmerie, chacun

doit, à la vérité déployer son courage contre l’erreur et le vice, mais supporter les errants, les vicieux, en

faisant luire à leurs regards le flambeau de la vérité ; répétons-leur sans cesse que notre existence fugitive

sur la terre, n’étant que le berceau de la vie, elle est toujours trop longue pour faire le mal, trop courte pour

faire le bien ; que chacun doit se hâter d’aimer, de servir ses semblables et les conquérir à la vertu par la

patience, le bon exemple, les exhortations charitables et les bienfaits.

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CORPS LÉGISLATIF

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CONSEIL DES CINQ-CENTS

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RAPPORT FAIT PAR LE CITOYEN GRÉGOIRE

AU NOM D’UNE COMMISSION SPÉCIALE1

SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS

------------------

SÉANCE DU 17 FLORÉAL AN 6

------------------ Citoyens Représentants,

Le 19 vendémiaire an 3, la Convention nationale créa le Conservatoire des arts et métiers. L’objet de

cet établissement est de recueillir les machines, outils, desseins, descriptions, relatifs au perfectionnement

de l’industrie, et d’en répandre la connaissance dans toute l’étendue de la République. Une inconcevable

fatalité suspend depuis près de trois ans l’exécution de la loi qui forma cet établissement. Des bâtiments

nationaux furent plusieurs fois accordés par la faveur à l’inutilité, et jamais le Conservatoire des arts et

métiers ne put obtenir un local pour y déployer ses richesses et ses moyens d’instruction ; une foule

d’artisans estimables, imaginant que l’auteur du premier rapport pouvait accélérer une détermination

ultérieure, sont venus souvent se plaindre à moi qu’on faisait tout pour les arts d’agrément, rien pour ceux

de nécessité.

Le degré d’utilité doit être partout la mesure de notre estime, et quoique ami passionné des beaux-arts,

je dirai : celui qui le premier réunit les douves d’un tonneau, ou qui forma la première voûte, celui qui

trouva le van, ou qui rendit le pain plus digestif par le moyen du levain (si toutefois cette découverte n’est

pas due au hasard, comme le prétend Goguet) ; ceux-là, dis-je, méritèrent mieux de l’humanité que

l’artiste qui, dans ces derniers temps, peignit la bataille d’Arbelles.

Le 29 fructidor an 4, le Directoire exécutif adressa au Conseil des Cinq-Cents un message pour

demander qu’une partie de la ci-devant abbaye Saint-Martin-des-Champs fût affectée au placement du

Conservatoire des arts et métiers.

1 La commission est composée des citoyens Fabre (de l’Hérault), Luminais, Bonaparte, Mortier-Duparc et Grégoire.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Le 14 vendémiaire an 5, le Conseil des Cinq-Cents prit une résolution portant qu’il ne serait fait,

« Quant à présent, d’autres dépenses pour le conservatoire que celles qui étaient nécessaires pour prévenir

le dépérissement des instruments ».

Une sévère économie avait cité cette disposition ; mais le but, était manqué, 1. parce que, faute d’un

local suffisant, on n’a pu mettre à l’abri de toute détérioration l’immense et inappréciable quantité d’objets

accumulés ; 2. parce que les fonds nécessaires à la mise en activité de cet établissement eussent été un

argent placé au plus haut intérêt, par l’influence qu’ils auraient eue sur l’industrie nationale.

Aussi, le 7 nivôse dernier, le Conseil des Anciens, en rejetant la résolution, ordonna l’impression du

rapport du citoyen Alquier ; rapport qui exprimait le regret le plus vif de ce qu’on éloignait l’organisation

définitive de cet établissement ; mais ce Conseil, n’ayant pas l’initiative, ne pouvait franchir l’obstacle.

Vous avez nommé une commission nouvelle pour vous présenter un autre rapport à cet égard. Les

membres qui la composent ont recueilli tous les renseignements propres à éclairer votre décision. La

bienveillance avec laquelle vous les entendrez sera, pour la nation, un nouveau garant du zèle qui vous

anime dans ce qui peut intéresser son bonheur.

Le Conservatoire des arts et métiers n’est pas une accumulation de machines inutiles. À quoi servirait,

par exemple, de posséder en nature toutes les espèces de charrues ou de tours ? Les machines qui ne sont

pas nécessaires n’ y existent qu’en dessins et en descriptions, pour servir à l’histoire de l’art ; mais on y

rassemble toutes celles qui exécutent bien, qui exécutent promptement, et qui présentent la perfection ou

le mieux, appuyé non sur des systèmes, mais sur des essais répétés qui en garantissent l’utilité.

D’après la loi de son institution, le Conservatoire réunit les instruments de tous les arts à l’aide

desquels l’homme peut,

Se nourrir,

Se vêtir,

Se loger,

Se défendre,

Établir des communications dans toutes les parties du globe.

Par le défaut de local, cette collection est disséminée dans trois dépôts.

Le premier est celui du Louvre ; il renferme les machines que Pajot d’Ozembray avait données à la ci-

devant Académie des Sciences, et celles qu’y avait ajoutées cette compagnie savante ; on y a réunit la

plupart des beaux modèles qui composaient la galerie des arts mécaniques du ci-devant duc d’Orléans.

Le second dépôt est celui de la rue Charonne, composé de plus de cinq cents machines, léguées en

1783 au gouvernement par le célèbre Vaucanson, à qui la reconnaissance nationale doit une statue, ainsi

qu’à Olivier de Serres, à Bernard Palissy, c’est-à-dire, à ceux qui furent en France les pères de

l’agriculture, de l’industrie et de la chimie.

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RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS

197

La collection de Vaucanson renferme des machines extrêmement ingénieuses pour la préparation des

matières filamenteuses, le cardage et la filature du coton, le moulinage des soies, les tissus de tout genre ;

des métiers à navette volante, à navette changeante, pour la fabrication des cordonnets et des rubans ; des

métiers à tricot sur chaîne, à tricot sans envers ; des métiers pour les étoffes de diverses couleurs ; des

métiers pour fabriquer simultanément plusieurs pièces dans le même peigne. D’après ces modèles,

quoique trop peu connus, les filatures de coton se sont déjà multipliées.

Un de ces métiers, inventé par Vaucanson dans un moment d’humeur contre des ouvriers de Lyon,

esclaves de la routine, mérite d’être cité pour sa singularité. Il est tel qu’un âne, en tournant un cabestan,

faisait mouvoir les lisses, à jouer les navettes, agir le battant, et fabriquait un droguet à fleurs dont on a

conservé des pans.

Vaucanson a laissé de plus, et ceci est important, les outils propres à construire ses métiers. Rien de

plus admirable par sa simplicité que la machine à faire des chaînes de fer ; elle est telle qu’un ouvrier peut,

après un quart d’heure d’apprentissage, exécuter.

Représentants du peuple, allez visiter ce dépôt, et je vous prédis que vous en reviendrez pénétrés

d’admiration pour l’inventeur qui centupla les forces de l’homme en leur associant celles de l’industrie-,

pénétrés de regrets, en voyant que le public n’est pas encore à portée d’en jouir.

Le troisième dépôt est dans la rue de l’Université ; il contient une foule de machines relatives aux

travaux agricoles, tels que les épuisements, l’irrigation, la taille des vis de pressoir, la préparation des

huiles d’après les procédés hollandais, etc.

On y a déposé les machines ingénieuses qui ont servi à la fabrication du papier monnaie, parmi

lesquelles on admire le numéroteur mécanique de Richer, qui, par le seul mouvement d’un train de presse

d’imprimerie, opère tous les changements de numéros suivant l’ordre naturel des chiffres, depuis un

jusqu’à neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf.

On y voit des machines à friser le tabac, qui ont été enlevées par nos marins sur des bâtiments anglais.

D’autres marins avaient capturé des exemplaires déposés à la marine d’un Atlas très important des côtes

de l’Amérique septentrionale, exécuté par ordre du gouvernement anglais, qui n’en a pas permis la

diffusion dans le public, et qui a cru devoir s’en réserver la propriété exclusive.

Ce trésor s’enrichit des découvertes faites par des savants français, à la suite de nos armées

victorieuses, en Hollande et en Italie. On attend de ce dernier pays une collection d’instruments aratoires,

propres à perfectionner les nôtres, et des jougs dont la construction est telle, que le bœuf exerce toutes ses

forces sans accroître sa fatigue. Ainsi la France va profiter des richesses industrielles et littéraires

recueillies par les citoyens Thouin, Faujas, Leblond, Berthollet, Berthélemy, Monge, Moitte et Dewailly.

D’autres savants, les uns de retour, les autres qui se disposent à revenir dans leur patrie, tels que

Desfontaines, Richard, Olivier, Bruguière, Casas, Chevalier, Labillardière, Lasteyrie, Fauvel, Grasset-

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

198

Saint-Sauveur, Volney, Petit-Ridel, etc., promettent à la France de nouvelles conquêtes scientifiques ; et le

quaker Marsillac, médecin français, m’écrit de Philadelphie qu’ayant fait une riche moisson dans ce qui

tient aux manufactures et aux arts mécaniques, il se réjouit d’en faire hommage à sa patrie.

C’est avec surprise qu’on voit encore des gens prétendre que le perfectionnement de l’industrie et la

simplification de la main-d’œuvre entraînent des dangers, parce que, dit-on, il ôte les moyens d’existence

à beaucoup d’ouvriers. Ainsi raisonnaient les copistes lorsque l’imprimerie fut inventée ; ainsi

raisonnaient les bateliers de Londres, qui voulaient s’insurger lorsqu’on bâtit le pont de Westminster ; et il

n’y a que sept ans encore, qu’au Havre et à Rouen on était obligé de cacher les machines à filer le coton.

La conséquence de cette objection puérile serait de briser les métiers à bas, les machines à mouliner la

soie, et tous les chefs-d’œuvre, qu’enfanta l’industrie pour le bonheur de la société. Faut-il donc un grand

effort de génie pour sentir que nous avons plus d’ouvrage que de bras, qu’en simplifiant la main-d’œuvre

on en diminue le prix et que c’est un infaillible moyen d’établir un commerce lucratif qui écrase

l’industrie étrangère, en repoussant la concurrence de ses produits ?

L’emploi des machines, considéré sous les divers points de vue agricoles, industriels et manufacturiers,

a pour objet, 1. d’obtenir plus d’ouvrage en économisant les forces de l’homme et le nombre des

individus ; 2. de donner aux ouvrages plus de perfection sans supposer aux ouvriers plus d’habileté. C’est

là ce qui établit une énorme différence entre ces habitants du Paraguay qui coupaient leurs blés avec des

côtes de vaches au lieu de faucilles, et l’Européen parvenu à filer, à tisser même les métaux..

Celui-là, disait Jean-Jacques, est vraiment libre, qui, pour subsister, n’est pas obligé de mettre les bras

d’un autre au bout des siens. Ce qu’il disait des individus s’applique parfaitement aux nations ; le

perfectionnement des arts est un principe conservateur de la liberté ; secouer le joug de l’industrie

étrangère, c’est assurer sa propre indépendance.

Cette vérité se fortifie, en considérant que l’industrie est un moyens les plus efficaces pour tuer le

libertinage et tous les vices, enfants de la paresse. La liberté ne peut avoir que deux points d’appui, les

lumières et la vertu ; et l’on trahirait la cause du peuple, si on ne lui répétait sans cesse que l’ignorance et

l’immoralité sont les ulcères qui corrodent les États.

Il est des objets de fabrication sur lesquels nous avons vaincu l’étranger, Tels sont le blanchiment des

toiles par l’acide muriatique oxygéné de Berthollet, la fabrique de minium par Olivier, la méthode de

Seguin pour préparer, en quelques jours, des cuirs qui subissaient une préparation de deux années, etc.

Il est d’autres articles sur lesquels, arriérés jusqu’à présent, nous allons rivaliser avec nos voisins ;

telles sont les manufactures de faux, d’aiguilles, de cristaux, de porcelaine, la soudure des feuilles de

corne pour faire des lanternes à l’usage des vaisseaux, la confection des limes, etc. Il est des branches sur

lesquelles il nous reste à faire des conquêtes et des découvertes ; telle est la métallurgie, et l’on peut se

reposer, à cet égard, sur la savante activité du conseil des mines.

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RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS

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Mais une nation eût-elle acquis la supériorité capable de se délivrer du joug de l’étranger, cet avantage

lui échappe rapidement, si l’on ne prend des mesures efficaces pour faire marcher les arts vers la

perfection, et pour opérer la propagation des procédés et des instruments nouveaux.

Le Conservatoire des arts et métiers est un établissement qui remplira vos désirs à cet égard.

Les arts et métiers s’apprennent dans les ateliers, ce n’est pas dans le Conservatoire qu’on enseignera

la partie dynamique ; mais on y apprendra, sous des maîtres habiles2, la partie mécanique, la construction

des machines et des outils les plus accomplis, leur jeu, la distribution, la combinaison des mouvements,

l’emploi des forces. Cette partie des sciences est également neuve et utile. Cet enseignement, placé à côté

des modèles, n’aura rien de systématique ; l’expérience seule, en parlant aux yeux, y aura droit d’obtenir

l’assentiment. Aux machines seront joints : 1. Des échantillons du produit des manufactures nationales et

étrangères, pour avoir toujours des pièces de comparaison. 2. Le dessin de chaque machine. 3. La des-

cription qui conserve, pour ainsi dire, la pensée de l’inventeur. On l’accompagnera d’un vocabulaire et

d’un renvoi aux ouvrages qui en traitent. Ces précautions sont utiles pour l’histoire de l’art ; car à mesure

que l’industrie se perfectionne les modèles peuvent disparaître. Le dessin et la description rappellent ce

qui s’est fait, et peuvent mettre sur la route de nouvelles découvertes. Si les Anciens avaient pris de telles

précautions, s’ils eussent consigné dans leurs écrits les procédés des arts, ils eussent épargné aux

Modernes des essais souvent infructueux, en nous transmettant l’expérience des siècles antérieurs ; on

n’aurait pas tant discuté sur l’airain de Corinthe, le feu grégeois, la pierre obsidienne et les vases mur-

rhins ; peut-être n’aurait-on pas perdu la peinture à l’encaustique, l’art de teindre en pourpre, et la com-

position du mastic employé par les Romains dans leurs bâtisses. L’ami des arts ne peut ouvrir le traité de

Pancirole, sans éprouver les regrets les plus amers sur une foule de découvertes ensevelies dans le passé.

L’invention n’est souvent que la combinaison nouvelle d’objets connus. Des hommes nés avec du

génie ont quelquefois consumé un temps précieux pour inventer péniblement ce qui était inventé ; s’ils

avaient vu les modèles préexistants, en partant de ce point, au lieu de tâtonner pour arriver à ce qui était

connu, ils auraient fait faire un pas de plus à la science. Le Conservatoire offre encore cet avantage ; là les

modèles rapprochés éveilleront le talent par la comparaison, comme celui de Vaucanson s’éveilla à

l’aspect d’une horloge, et le génie fécond en applications nouvelles donnera un nouvel essor à l’industrie.

Souvent on vient fatiguer le gouvernement de prétendus secrets, de prétendues découvertes ; je ne parle

pas de ces hommes qui, n’ayant pas la moindre idée de la théorie des frottements, nous harcèlent, depuis

quelques années, de leur mouvement perpétuel. D’autres au lieu de chimères, proposent, à la vérité, des

vues saines mais déjà réalisées ; il suffira de les envoyer au Conservatoire ; on leur dira : l’art est venu

jusqu’ici, voyons ce que vous ajoutez à ses progrès. Ainsi la nation n’achètera pas plusieurs fois le même

2 Les citoyens Leroi, Molard et Conté, sont les conservateurs ; le citoyen Beuvelot, dessinateur.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

200

procédé ; le charlatan et le copiste déconcerté n’envahiront pas les récompenses auxquelles le seul

inventeur a droit.

La langue des arts est dans l’enfance ; les uns manquent de mots propres ; les autres abondent en

synonymies. D’ailleurs, d’une manufacture à l’autre, les dénominations varient, et l’on ne s’entend plus.

Le Conservatoire en fixera la technologie, tandis que, d’un autre côté, l’Institut national achèvera la

description des arts et métiers commencée par l’Académie des Sciences.

L’objet du Conservatoire n’est pas seulement d’assurer au public la connaissance des inventions

auxquelles le gouvernement décerne des récompenses ou accorde des brevets d’invention, mais encore de

conserver les pièces nécessaires pour juger les contestations quelquefois inévitables à l’occasion des

nouvelles découvertes ; et pour que le Conservatoire devienne le dépôt commun de toutes les inventions

dans les arts et métiers, il est indispensable que jamais une récompense ne soit accordée que sur la

présentation du certificat qui atteste le dépôt au Conservatoire des modèles, dessins et descriptions. Cette

précaution, exigée par la loi, commandée par l’intérêt public, est nécessaire, à raison du penchant de

quelques inventeurs à receler la partie essentielle de leurs découvertes lorsqu’ils n’ont plus d’intérêt à la

montrer.

L’imprévoyance de l’ancien gouvernement a privé la nation de plusieurs inventions précieuses pour

lesquelles cependant leurs auteurs ont obtenu des récompenses nationales. Nous en citerons quelques

exemples :

1. Les modèles de machines à filer le coton, promis par les citoyens Lami, Flessele et Martin, établis

près Arpajon, qui ont reçu une gratification de trente mille francs en 1785.

2. Les modèles de toutes les machines nécessaires au travail de la soie, promis par le citoyen Villard, en

acceptant une pension de trois mille francs.

3. Un modèle de métier à tricot sur chaînes, promis par les citoyens Jolivet et Sarrasin, bonnetiers à

Lyon, et pour lequel il leur fut accordé une gratification de six mille francs, et une pension de trois cents

francs.

4. Un modèle de four de cémentation que le citoyen Sauche, d’Amboise, avait promis de déposer au

cabinet des machines dans le temps où il reçut du gouvernement une gratification de, trois cent mille

francs. Indépendamment des machines et des instruments de tous les arts, on trouvera au Conservatoire,

avec. les échantillons des produits de l’industrie française, les noms des artistes ou manufacturiers, et

l’indication du lieu qu’ils habitent. Par ces moyens s’établiront des rapports plus fréquents entre la classe

productive et celle qui consomme ; il en résultera infailliblement une plus grande émulation parmi les

artistes, et une plus grande activité dans le commerce. Déjà l’on peut annoncer à ce sujet que parmi les

citoyens qui vont dans les dépôts étudier les machines, et qui soupirent après l’organisation définitive du

Conservatoire, il en est peu qui n’examinent avec attention :

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RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS

201

1. Le tableau des limes du citoyen Raoul, dont l’industrie en ce genre ne laisse plus rien à désirer.

2. Les étoffes, façon de dentelles, fabriquées sur des métiers à aiguilles par le citoyen Aubert, fabricant

de bas à Lyon, et dont la beauté surpasse tout ce qui a été fait jusqu’à ce jour sur les métiers à bas.

3. Les boîtes en filigrane du citoyen Bouvier, orfèvre de Paris, où la perfection est à son terme. Cet art

ingénieux, qui naquit dans l’Inde, ne passa en Europe que dans le moyen âge. Depuis quelques années

seulement, les difficultés extrêmes que présente ce genre de travail ont été vaincues par l’industrie

française, et le citoyen Bouvier est incontestablement un des artistes qui ont le mieux réussi à multiplier, à

reproduire par la fonte tous les ouvrages en filigrane. Parmi les découvertes nouvelles qui promettent des

résultats intéressants, et dont les membres du Conservatoire ont enrichi les dépôts confiés à leurs soins,

nous croyons devoir citer: une composition de meule de fer oxydée à la surface, imaginée par le citoyen

Molard, et qui remplace avantageusement les meules de grès dans les manufactures d’aiguilles à coudre ;

un baromètre de l’invention du citoyen Conté, où le poids seul du mercure sert à évaluer, avec beaucoup

de précision celui de l’atmosphère, quel qu’il soit.

Les membres de votre commission, en visitant les dépôts, ont été témoins des expériences que le

citoyen Clouet vient de répéter sur le fer, et dont l’objet est de convertir ce métal en acier fondu, par une

seule opération qui consiste à cémenter le fer pendant sa fusion. Cette découverte importante a été faite

par les artistes avec un empressement tel, que bientôt la République ne sera plus tributaire de l’étranger

pour les aciers fondus, si nécessaires dans la plupart des arts mécaniques, et dont l’importation annuelle

pour Paris seulement était de soixante milliers par an.

Toutes. les inventions nouvelles devant aboutir au Conservatoire, il aura dans son local une salle

d’exposition. Ce moyen, absolument semblable à ce qui se pratique au Louvre pour la peinture et la

sculpture, est très propre à seconder le génie.

Ce foyer d’instruction étant organisé, tous les moyens de perfectionnement de l’industrie étant

recueillis et classés, il s’agira de faire participer les départements au bienfait de cet établissement ; car le

Corps législatif et le Directoire exécutif n’ont pas de prédilection. Nous taxerons d’injuste et d’impolitique

l’avidité de certaines gens pour entasser tous les produits de génie à Paris. Ils demanderaient volontiers

qu’on y fît venir, s’il était possible, l’arc triomphal d’Orange, le pont du Gard, et les arènes de Nîmes. Les

moyens d’instruction doivent être disséminés sur la surface de la République, comme les réverbères sont

répartis dans une cité.

Ce défaut de communication, sous l’ancien régime, a produit de grands inconvénients. Il a accrédité le

préjugé que le Français perfectionne et n’invente pas, tandis que le métier à bas, le balancier à frapper les

médailles, les métiers à gaze, l’art de teindre le coton en rouge, et une foule d’autres inventions, furent

portés de chez nous à l’étranger, par l’effet de l’atroce révocation de l’édit de Nantes ; et sans remonter si

haut, par combien de découvertes s’est signalé le génie français dans le cours de la Révolution ! Tels sont

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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le télégraphe, auquel Amontons avait préludé ; l’application des aérostats aux opérations militaires,

l’extraction du salpêtre, la confection de la poudre, simplifiées ; la décomposition de l’eau, et tant d’autres

prodiges de la nouvelle chimie.

Sous l’Ancien Régime, le défaut de communication entre les parties de la France les rendait en quelque

sorte étrangères les unes aux autres, et empêchait la diffusion des procédés utiles. Par là s’explique l’usage

perpétué jusqu’à présent d’avoir dans divers départements pour travailler le même grain de terre, là des

hoyaux commodes, à fer mince et à manche long, tandis qu’ailleurs ils ont le manche court, la lame lourde

; l’ouvrier, extrêmement courbé, double ses fatigues en exerçant constamment une compression funeste

sur ses intestins, tandis qu’il pourrait dépenser ses forces avec plus d’économie, et d’une manière plus

favorable à sa santé.

Il est telle découverte qui, par ce défaut de communication resterait peut-être pendant cinquante ans

concentrée dans un coin de la France ; tel est, par exemple, l’emploi de fumeux de verre dans les roues à

lanternes pour les moulins, les verreries et autres usines. Cette invention, qui emploie les cylindres de

verre, plus durables que le fer, dans une mécanique dont les mouvements sont très violents, est due à l’un

des hommes les plus estimables et les plus modestes, le citoyen Renaud, propriétaire de la verrerie de

Baccarat, dans le département de la Meurthe ; cette application m’aurait paru impossible, si je ne m’étais

assuré par mes propres yeux, de sa réalité et de ses avantages.

Citoyens législateurs, votre amour pour la gloire et la prospérité nationale vous impose l’obligation de

faire jouir au plus tôt les artisans des moyens d’instruction et de richesses que présentera le Conservatoire

des arts et métiers ; vous sortirez tant de chefs-d’œuvre de ces dépôts où par l’entassement ils dépérissent.

Un retard de trois ans sur cet objet devient progressivement plus funeste.

J’ajoute que l’organisation de cet établissement, dont l’influence doit s’étendre à toute la République,

est un moyen puissant pour concourir aux vues de la Constitution, dont l’article seize exige qu’à dater de

l’an 12, personne ne puisse être inscrit sur le registre civique s’il n’est en état d’exercer une profession

mécanique.

Le Directoire, dans son message, ne demande pas la totalité de la ci-devant abbaye Saint-Martin-des-

Champs. Il observe au contraire que cet établissement peut être formé sans déplacer l’administration

municipale du cinquième arrondissement. Le rapport fait au ministre de l’Intérieur et le plan ci-joint ont

tracé la circonscription du local demandé. Une partie du jardin est destinée pour la formation d’une rue

nouvelle, dans le plan tracé pour l’embellissement de Paris ; elle aura dix mètres de large. Cet espace

prélevé, il reste une superficie de dix mille quatre cent cinquante-deux mètres ou deux mille six cents

toises de terrain, dont on peut tirer grand avantage. En vendant les bâtiments adjacents à la ci-devant

abbaye, le bureau du domaine avait oublié de réserver une communication par la rue Saint-Martin ,avec la

principale cour de ce bâtiment. Il est essentiel d’autoriser le Directoire à faire l’acquisition d’un passage et

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RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS

203

à indemniser le citoyen Sérame, sous-locataire de la maison, qui d’ailleurs a fait en volige des réparations

pour la clôture des portes et des fenêtres. Les dépenses préalables pour l’appropriation du bâtiment sont

évaluées par l’architecte à une somme de cinquante six mille neuf cents francs, qu’il est essentiel de

mettre à la disposition du Directoire : c’est semer pour recueillir.

Le Conservatoire n’occuperait donc qu’une portion limitée du ci-devant monastère. La répartition des

objets se ferait d’après l’indication détaillée dans le rapport fait au ministre. Tout y a son emploi, et même

le petit jardin restant entre les deux ailes. À côté des bassins d’eau, qui sont utiles à la sûreté de

l’établissement, on placerait la série des cadrans solaires, des cadrans à coup de canon, et les diverses

machines dont le jeu ne peut s’exercer en plein air.

Cet emplacement présente toutes les convenances pour l’établissement proposé. Mais quelqu’un avait

prétendu qu’il n’était point central. Nous avons répondu: 1. que le quartier où il est situé est un de ceux

qui renferment le plus d’artisans ; 2. en tirant deux lignes, l’une de la barrière Saint-Martin à celle de

Saint-Jacques, l’autre de la barrière des Champs-Élysées à celle de la Roquette, le point d’intersection de

ces lignes perpendiculaires l’une à l’autre est précisément le local dont il s’agit.

Il n’est pas un citoyen qui ne soit intéressé au progrès des arts et métiers ; il n’est pas un jour, pas un

instant qu’il ne soit obligé à réclamer leur appui. Autrefois l’orgueil des rois élevait des palais, cimentés

par les larmes de ceux qu’ils nommaient leurs sujets ; mais un gouvernement républicain s’occupe

d’établissements propres à faire éclore le bonheur jusque dans les chaumières.

Citoyens législateurs, en finissant ce rapport, si vous permettiez à un homme qui arrive au terme de sa

carrière politique de vous parler un instant de lui-même, à un homme qui a, sans relâche, combattu les

oppresseurs et défendu les opprimés, à un homme qui, invariable dans ses principes et sa conduite, n’éleva

jamais la voix qu’en faveur de la vertu, de la liberté, de la tolérance et des arts, je vous dirais qu’après

avoir, dans l’espace de neuf ans, occupé huit ans le siège législatif, en le quittant je conserverai un tendre

attachement pour des collègues avec lesquels j’ai concouru à fonder la république. L’harmonie entre les

deux Conseils et le Directoire exécutif, l’union entre tous les citoyens, l’attachement à la constitution de

l’an 3, la soumission aux lois, l’amour de la patrie, le désir de coopérer à son bonheur, tels sont les

sentiments qui m’animeront toujours, et si j’osais interpréter ceux de nos autres collègues qui, comme

moi, rentrent dans la classe de simples citoyens, je n’exprimerais que faiblement ce que tous sentent avec

énergie.

Voici le projet de résolution :

PROJET DE RÉSOLUTION

Le Conseil des Cinq-Cents, considérant que le Conservatoire des arts et métiers, établi par la loi du 19

vendémiaire an 3, n’est point encore en activité, faute d’un local pour cet établissement ;

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

204

Que les riches et vastes collections de machines, d’instruments et de dessins relatifs aux arts et métiers,

accumulés dans trois dépôts différents, s’y détériorent par leur entassement, et que d’ailleurs les artistes et

les artisans sont, par là même, privés des moyens qui leur faciliteraient l’étude de modèles ;

Considérant qu’il est instant d’accorder un local assez spacieux pour y développer les moyens

d’instruction qui intéressent essentiellement le progrès des arts et de l’industrie nationale ;

Déclare qu’il y a urgence.

Le Conseil, après avoir déclaré l’urgence, prend la résolution suivante :

ARTICLE PREMIER

Les parties des bâtiments de la ci-devant abbaye Saint-Martin-des-Champs et de terrain, indiquées par

une teinte rouge pâle dans le plan annexé à la présente résolution, sont mises à la disposition du directoire

exécutif, pour placer le Conservatoire des arts et métiers.

II

Une somme de cinquante-six mille neuf cents francs, à prendre sur les fonds destinés aux dépenses

extraordinaires de l’an 6, est mise à la disposition du Directoire exécutif pour les réparations à faire au

bâtiment, l’appropriation du local, et les indemnités à accorder, s’il échoit, au sous-locataire de cette

maison.

III

Le Directoire est autorisé à disposer, par voie d’échange ou d’achat, d’une partie du terrain à vendre,

marqué A B sur le plan, pour ouvrir un passage d’entrée directe par la rue Saint-Martin, en face du

principal avant-corps renfermant le grand escalier.

IV

La présente résolution sera imprimée, et portée au Conseil des Anciens par un messager d’État

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PROJET DE DÉCHÉANCE DE NAPOLÉON (1814)

(in Hyppolite Carnot, Notice historique sur Grégoire, Paris, A. Dupont, 1837) •••

La nation française est arrivée au dernier terme de l’esclavage et du malheur : la cause n’en est pas

problématique : c’est l’ouvrage du chef de l’état et des nombreux agents du pouvoir qui lui doivent leurs

places, dont il a soudoyé la perfidie par des récompenses pécuniaires et caressé la vanité par des

décorations et des titres.

Un étranger, qui a su s’approprier les lauriers de ses compagnons d’armes, est venu recueillir

l’immense héritage des efforts qu’une nation généreuse avait déployés pendant douze ans pour assurer sa

liberté ; le peuple, qu’une funeste expérience aurait dû guérir à jamais de l’idolâtrie ; le peuple, ébloui des

idées de gloire, si différentes de celles de bonheur, a secondé par son apathie et par ses erreurs l’ambition

la plus effrénée qui ait désolé le monde.

Créé par la constitution, un corps était chargé de l’honorable mission d’en maintenir l’intégrité, mais à

peine elle était en activité, que Napoléon projeta de réduire le Sénat à une nullité telle qu’il ne fût que

l’instrument de ses caprices. Par son intermédiaire, il démolit graduellement tout l’édifice social : aux

nominations constitutionnelles dans le premier corps de l’État, il opposa un nombre à peu près égal de

membres, parmi lesquels cependant il en est quelques-uns dont la conduite honorable a trompé ses

intentions perverses : par là s’explique la conduite du Sénat, dont une grande majorité perfide et lâche a

constamment opprimé une minorité peu nombreuse. Cette minorité, étrangère aux faveurs du maître, et

bravant ses fureurs, a conservé le courage civil et la probité politique deux choses si rares en France et si

nécessaires aux hommes revêtus d’éminentes dignités.

Dans tous les corps constitués, Tribunat, Corps législatif, administrations, tribunaux, il trouva des âmes

vénales qui consentirent à devenir ses complices ; à l’usurpation du sceptre, il avait préludé par

l’assassinat d’un rejeton de l’ancienne dynastie, et par l’ostracisme d’un général dont la gloire était alors

pure et sans nuage.

L’élévation de Napoléon au trône impérial, proposée par l’adulation, proclamée par la bassesse, fut

écoutée avec froideur au milieu de la consternation générale ; le temps dévoilera les trames ourdies pour

grossir la prétendue majorité des votes : il dira qu’aux signatures offertes par la flatterie, ou arrachées par

la terreur, on ajouta numériquement, comme adhésions formelles, les noms de tous ceux qui avaient gardé

le silence. Le jour des révélations approche et l’histoire, contrainte de descendre de sa dignité, attachera au

poteau de l’infamie cette multitude de députations à qui on prescrivait de venir volontairement déposer

leurs hommages aux pieds du trône ; cette multitude d’adresses de félicitations, mendiées, commandées et

rédigées dans les bureaux ministériels, d’où elles partaient pour aller dans tous les recoins de l’empire

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

206

recueillir des signatures. Le fer rouge de la vérité imprimera en caractères ineffaçables la honte sur le front

de ces écrivains soudoyés, qui, en vers, en prose, et par la rédaction de feuilles périodiques, pouvant

exercer une sorte de magistrature honorable, n’ont cessé de prostituer leurs plumes ; ils ont sans relâche

prodigué les louanges les plus viles au despote, les injures les plus grossières à tous les gouvernements, et

récemment encore à un illustre français, dont la nation scandinave s’applaudit d’avoir fait la conquête.

Jamais peut-être le chef d’un État ne fut autant que Napoléon entouré de tous les moyens propres à

opérer le bonheur d’un grand peuple ; et l’on peut douter s’il n’est pas plus coupable encore à raison du

bien qu’il n’a pas voulu faire que par le mal qu’il a fait, quoique la série de ses crimes soit telle qu’il est

difficile de le calomnier.

Irrité par la seule idée que sur le globe un individu quelconque pût entrer avec lui en parallèle ; dévoré

par la rage des conquêtes, et dévorant à l’avance toutes les régions du monde pour réaliser le projet

insensé d’une monarchie universelle, dans toute l’étendue que comporte l’emploi de ces termes ; comptant

pour rien la vie des hommes ; résolu, s’il le pouvait, de régner sur des déserts et des cadavres plutôt que de

ne pas assouvir son ambition ; sans cesse parlant de paix et toujours faisant la guerre, il a surpassé de

beaucoup tous les Attila par l’effusion du sang humain. Du fond des tombeaux, douze millions d’hommes

égorgés élèvent la voix contre lui. Il semble qu’en Europe, en France surtout, les mères, les malheureuses

mères n’enfantent plus que pour fournir des victimes à sa férocité. Actuellement des femmes désolées et

des vieillards sans forces remplacent les animaux pour traîner la charrue et tracer les sillons de leurs

champs arrosés de larmes. Une proscription générale, sous le nom de conscription, est devenu l’effroi de

toutes les familles : elle arrache du sein paternel et traîne dans les camps des milliers de Français à peine

sortis de l’enfance. Ils vont courir tous les dangers à la voix d’un chef qui sait fuir tous les dangers ; ils

vont périr en combattant pour river leurs fers, ceux de leurs parents, de leurs concitoyens, et consommer la

désolation du pays qui leur donna le jour.

Le sentiment de nos calamités devient plus douloureux en pensant que Napoléon a rendu la nation

française odieuse à tous les peuples chez lesquels il a porté la dévastation, l’incendie et le carnage. Est-il

en Europe une seule province qui n’ait ressenti le contre-coup de ses attentats ? Est-il une famille qu’il

n’ait pas tourmentée, en portant le fer homicide dans les camps de l’Allemagne, de la Prusse, de la Russie,

et de cette Espagne qui, désolée par une guerre sacrilège, a retrouvé son antique énergie ?

En égorgeant les peuples, quelle fut sa conduite envers leurs chefs ? En eux, il voulait ne voir que les

esclaves ; il eut même l’insolente prétention de l’apprendre à la postérité. Des artistes, profanant le marbre

et l’airain, ont multiplié les monuments de son orgueil, monuments que la vengeance étrangère et

nationale doit réduire en poudre. Est-il un gouvernement dont il n’ait trompé la loyauté et trahi la

confiance ? Quels outrages n’a-t-il pas prodigués à tous, et surtout au chef vénérable de l’Église

catholique ! Après l’avoir dépouillé de ses États de la manière la plus inique, il l’a traîné en captivité de la

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PROJET DE DÉCHÉANCE DE NAPOLÉON

207

manière la plus barbare ; et cependant que de sacrifices avaient été faits par Pie VII en faveur d’un homme

qui, après avoir fait le prophète en Égypte, où il simulait l’attachement à l’islamisme, voulut se faire

passer pour le restaurateur des autels en France, où, avant même qu’il fût élevé au Consulat, plus de trente

mille églises étaient ouvertes au culte ! Pour la première fois, depuis l’établissement du christianisme, on a

rédigé un catéchisme tout exprès en faveur d’un individu, et pour consolider l’usurpation la plus

révoltante. La religion et le clergé, avilis par lui, sont devenus des ressorts de sa puissance ; il en est de

même de l’instruction publique, organisée de manière à jeter toutes les têtes dans le moule pétri par le

despotisme pour étouffer toutes les idées libérales. Il a asservi le pouvoir judiciaire, que l’indépendance

seule peut investir de la confiance et du respect qui lui sont dus.

Tandis que, dans le sein du premier corps de l’État, il créait deux commissions dérisoires pour la

liberté de la presse et la liberté individuelle, il foulait aux pieds l’une et l’autre ; le pouvoir d’émettre sa

pensée par la voie de l’impression était restreint, ou plutôt anéanti, par une inquisition qui serait ridicule si

elle n’était tortionnaire. À la liberté individuelle ont succédé les arrestations arbitraires, et une bastille

détruite a été remplacée par vingt autres, où gémissent encore une foule d’innocentes victimes.

La Constitution depuis longtemps n’était plus qu’une charte destinée à pallier les infractions les plus

étranges. Il en a déchiré les derniers lambeaux en ne convoquant pas depuis plusieurs années les corps

électoraux, destinés à présenter des candidats pour le Corps législatif. Ce retard était une hostilité évidente

contre la représentation nationale, et l’œuvre d’iniquité vient d’être consommée contre ce corps auguste,

par une suppression déguisée sous le nom de prorogation.

Le serment du chef de l’État lui défend d’imposer aucune taxe directe ou indirecte, autrement que par

la voie légale ; et néanmoins il a exigé arbitrairement des suppléments d’impôts, et récemment publié le

budget de 1814. Ce dernier attentat a le double caractère du parjure et de la révolte contre le peuple

français. La constitution qui impose des droits respectifs aux gouvernants et aux gouvernés est un contrat

synallagmatique qu’il a foulé aux pieds. Dès lors les parties contractantes sont respectivement libres ; dès

que le pacte social n’existe plus, l’obéissance forcée peut encore dans certains cas être une mesure de

prudence, mais non un devoir de conscience ; et l’auteur de tant de crimes qu’il serait trop long de

dérouler, se plaçant au-dessus des lois, s’est mis lui-même hors la loi.

Des hommes dont l’autorité est imposante prétendent sérieusement qu’il est en démence ; les

soubresauts de sa conduite incohérente, les explosions de sa fureur et l’accumulation même de ses forfaits

n’offrent à cet égard que de faibles conjectures ; la conduite la plus désordonnée, la plus immorale,

subsiste quelquefois avec les talents les plus distingués. Dans l’individu dont nous parlons, les

contradictions mêmes se rattachent à un plan fortement conçu, qui atteste la dépravation la plus horrible et

la profanation des dons de l’intelligence : on y voit sagacité dans le choix des moyens et persévérance

dans leur emploi, invariablement dirigé vers le même but : celui de museler, d’écraser la France et les

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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deux mondes. L’acception reçue des mots machiavélisme, despotisme, tyrannie, ne présente que les

éléments informes de la science infernale dont il a perfectionné la théorie et la pratique, à tel point que

jamais aucun individu n’a versé tant de fléaux sur l’espèce humaine.

Cet état de choses ramène nécessairement l’attention sur les droits et les devoirs de la nation française

dans la circonstance actuelle, sur ce qu’elle peut et doit faire pour sa sûreté et son intérêt, devant lequel

s’effacent tous les intérêts individuels. Ses droits, ils sont imprescriptibles, inaliénables, et n’ont pour

limite que ceux des autres nations, qu’elle ne doit jamais blesser ; car malheur à celle qui fonderait sa

prospérité sur le désordre des autres !

Opposerait-on à ces droits un pacte social que le silence forcé et la patience du peuple couvraient du

voile de l’assentiment ? Ce titre est lacéré par celui qui était le plus intéressé à le maintenir. Le

gouvernement agonisant de Napoléon n’était plus qu’une anarchie organisée, ou plutôt ce gouvernement

n’existe plus ; l’intérêt de la France est que ce sceptre de fer soit arraché des mains de celui qui ne s’en

sert que pour victimer le peuple. Cette mesure, commandée par la nécessité, ne permet plus aucun délai ;

si quelqu’un était encore intimidé par des menaces, subjugué par des promesses, ébranlé par des

espérances, on n’y pourrait voir que lâcheté, hypocrisie ou ineptie : quinze ans d’expérience ont dû

détromper les yeux les plus fascinés : et d’ailleurs l’opposition active ou passive de quelques hommes

peut-elle contrebalancer le vœu général, qui, dans les départements, demande un ordre des choses avoué

par la justice ?

L’intérêt des autres peuples coïncide parfaitement avec le nôtre ; car quel gouvernement pourrait

traiter avec un homme pour lequel rien n’est sacré, dont la politique épuise tout ce que peuvent inventer la

fourberie et la perfidie ! S’il restait un cabinet qui pût encore se confier à ses promesses, à ses serments, ce

cabinet (disons-le sans détour et sans réserve), ce cabinet serait le type de la stupidité la plus incurable : la

paix avec un homme dévoré du besoin de nuire et d’opprimer ne serait jamais qu’un armistice, pendant

lequel son orgueil, aigri par les revers, aiguiserait de nouvelles armes pour recommencer le carnage, dès

qu’il croirait entrevoir la probabilité d’un succès ; son existence seule menace celle de tous les

gouvernements.

Dans l’impossibilité d’émettre collectivement son vœu, la nation aurait pour organe le Sénat, si ce

corps n’était réduit à la nullité. Après avoir accepté les fers dont il est chargé, on lui a ôté même de droit

de s’assembler sans l’intervention du gouvernement, sauf les 14 et 28 de chaque mois. L’étiquette de

convocation porte que c’est pour s’occuper d’affaires intérieures, ce qui exclut toute discussion

constitutionnelle, et ces prétendues affaires intérieures sont tellement circonscrites qu’il n’a pas même le

droit de s’enquérir de l’application de ses fonds. On aurait pu donner l’impulsion à l’agriculture, à

l’industrie, ou doter des écoles, des hôpitaux, avec les dépenses faites pour embellir le jardin du

Luxembourg et le peupler de statues immondes. Les droits primitifs du Sénat, ensevelis comme ceux de la

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PROJET DE DÉCHÉANCE DE NAPOLÉON

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nation dans un fatras de sénatus-consultes soi-disant organiques, ne lui laissent que le titre illusoire de

conservateur ; et d’ailleurs on a vu précédemment que sa composition actuelle repousse toute espérance.

Mais si quelques membres, que l’opinion publique a toujours discernés et qu’elle environne d’estime

parce qu’ils n’ont jamais prévariqué, prenaient une initiative que provoque la circonstance la plus

impérieuse, en se déclarant les interprètes de la volonté nationale, n’aura-t-on pas raison de dire qu’ils

empruntent leurs pouvoirs de la nécessité qui n’a pas de loi ? Un si noble motif justifie et absout ceux qui

se dévouent courageusement.

On outragerait la nation en la supposant capable de désavouer ou d’abandonner à la vengeance du tyran

des hommes qui, ne se dissimulant pas le danger auquel ils s’exposent, hasardent leur vie pour sauver la

chose publique : espérons que son bras s’armera sur-le-champ pour entourer ses défenseurs, et que la force

volera au secours de la justice. Nous n’avons plus qu’un pays ; il s’agit de recomposer une patrie. Le cri

des citoyens de Paris retentira dans tous les départements. Le concours simultané et surtout persévérant

des diverses sections de la grande famille assurera le triomphe des mesures qui doivent opérer la

résurrection de la liberté : l’acclamation générale entraînera les hommes méticuleux, et jusque dans le

Sénat, d’autres membres probes, mais indécis ou égarés, s’empresseront d’associer leurs signatures aux

nôtres.

Les alliés, arrivés aux portes de la capitale et maîtres d’une partie du territoire français, ont résolu de

mettre l’Europe à l’abri des attentats de Napoléon, de la rasseoir sur des bases qui en garantissent le repos

et le bonheur ; ils voudraient peut-être exercer l’influence de la victoire sur notre organisation politique ;

mais les principes de modération qu’ils ont manifestés dans leurs proclamations, et notamment dans celle

du 1er décembre 1813 à Francfort, nous assurent que, généreux et magnanimes, ils laisseront aux Français

le droit et le moyen de manifester librement le vœu national, sans lequel un gouvernement serait dès sa

naissance frappé du vice d’illégitimité. Les alliés sentiront que c’est le seul moyen de consolider leur

ouvrage ; car l’adoption commandée d’un nouveau chef ne promettrait à cet État forcé qu’une existence

précaire : cette oppression nouvelle révolterait avec raison la fierté nationale qui, tôt ou tard, se

réveillerait, et ce réveil serait celui du lion.

Or, quel plan adoptera la nation ? Ce n’est point à nous de le pressentir ni de le diriger ; et quel que soit

le vœu de chacun de nous pour une constitution fédérative et républicaine, assise sur la liberté la plus

étendue, nous nous rappellerons, quoiqu’avec regret, que Solon donna aux Athéniens les lois, non les

meilleures, mais les plus appropriées à leur caractère et aux circonstances du temps où il fut leur

législateur.

D’après ces considérations, le nom de Dieu invoqué et sous ses auspices, nous soussignés, vu l’urgence

des circonstances impérieuses qui exige des mesures promptes pour le salut de la patrie, interprètes du

vœu national manifesté de toutes parts, déclarons ce qui suit :

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

210

1. Les sénateurs soussignés forment l’assemblée constitutionnelle du Sénat, nonobstant l’absence de

ceux des membres qui n’auraient pu, ou n’auraient pas voulu, participer à nos délibérations.

2. Napoléon est déchu de trône et de toute prétention au gouvernement de la nation française.

3. Les pouvoirs du gouvernement sont dévolus provisoirement au Sénat. Jusqu’à la cessation de

l’interrègne.

4. Le Sénat nomme provisoirement pour ministres...

5. Toutes les autorités administratives, judiciaires, militaires et autres sont maintenues provisoirement ;

elles continueront l’exercice de leurs fonctions respectives au nom de la nation française.

6. La conscription militaire est abolie.

7. Les droits réunis sont abolis.

8. Les autres impôts sont maintenus provisoirement.

9. Le Sénat, au nom de la nation, vote des remerciements solennels aux puissances alliées, dont le

courage victorieux l’a soustraite au joug de la tyrannie.

10. Le Sénat va s’occuper sans délai d’un plan de Constitution qui garantisse la propriété et la liberté

de tous les individus, et qui sera soumis à l’acceptation libre de la nation française.

11. Le Sénat invite tous les citoyens au maintien de l’ordre au respect pour la religion et les bonnes

mœurs, afin que le concours unanime des volontés, cicatrisant les plaies d’une nation instruite par de longs

malheurs, ramène parmi nous l’industrie, le commerce, les arts, la paix et une prospérité durable.

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DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE

DE L’AN 1814 (Paris, Le Normant, 1814)

••••

La Constitution qu’on vient d’improviser n’étant pas encore acceptée, ni même présentée au peuple,

elle n’est pas encore l’arche sainte à laquelle il soit défendu de toucher. Il est donc permis de dire ce que

l’on en pense, de le dire même au public. La qualité de sénateur n’ôte pas, à celui qui en est revêtu, le droit

de publier, comme citoyen, ses observations sur ce sujet.

Quelques hommes ignorants, ou assouplis par le despotisme, décident gravement qu’une charte

fondamentale est inutile ; elle est, disent-ils, dans le cœur paternel du monarque, plus que dans la forme du

gouvernement ; puis ils débitent avec emphase deux vers de Pope, excellent poète, mais mauvais

publiciste. Des fonctionnaires publics, anticipant sur le vœu national, avaient déjà proclamé le retour d’un

maître légitime ; d’un maître ! propos d’esclaves, ou d’hommes qui méritent de l’être. Maître légitime !

comme si, en fait de gouvernement, quelque chose pouvait être légitime, s’il n’est émané de la volonté

nationale ; comme si les peuples étaient des troupeaux créés pour le bon plaisir de leurs chefs, et par-là

même exposés à devenir la curée du despotisme. Actuellement dans les chaires chrétiennes de nouveaux

Sacheverell, outrageant la religion, prêchent l’obéissance passive. On tenait le même langage, quand, par

des sénatus-consultes, on démolissait la Constitution de l’an 8.

Il est très vrai que le caractère personnel du chef d’un État altère ou modifie la nature d’un

gouvernement qui n’est pas fixé par une charte constitutionnelle ; il en est très peu qui soient appuyés sur

cette base : voilà pourquoi l’ineptie et le crime ont presque toujours gouverné le monde. Dire comme

certaines gens que les bons princes sont comme les revenants dont tout le monde parle sans en avoir vu,

serait une exagération démentie par l’histoire. Le plus grand sans doute fut cet Alfred qui institua le jury,

fonda l’université d’Oxford, fut le modèle des Chrétiens par ses vertus ; des savants, par son amour pour

les lettres ; des gouvernants, par sa politique sage et son respect pour la majesté du peuple ; et qui voulait

que les Anglais fussent aussi libres que leurs pensées.

Je n’examine pas si, comme le prétendent quelques publicistes, la démocratie est fille de la vertu, et la

monarchie fille de la corruption. Quelle que soit la forme du gouvernement, il importe d’assujettir le

pouvoir suprême à un ou plusieurs corps indépendants qui en surveillent l’exercice, qui puissent interposer

des barrières entre lui et l’abus, et garantir la nation des attentats du despotisme. Cette considération

conduit à la séparation et à l’équilibre des pouvoirs.

La liberté civile obéit aux lois, la liberté politique contribue à les faire. Quand il s’agit d’un pacte social

qui opérera le bonheur ou le malheur des générations contemporaines et futures, quand on a devant soi la

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

212

nation et la postérité, on doit se pénétrer de l’importance d’une mission dont les conséquences sont si

étendues ; on doit donc procéder avec la plus grande maturité, pour créer des institutions fortes et

libérales, comme l’a dit sagement l’empereur Alexandre. L’a-t-on fait ?

La France est sans doute le seul pays civilisé où, dans trois jours, on rédige, on discute, on adopte une

charte constitutionnelle. Je crains que cette précipitation ne rappelle ce que disait Gacon de ses vers : Ils

ne me coûtent rien. Vous connaissez la réponse. Nos Démosthène criaient à l’urgence, comme si Philippe

eût été à nos portes. Quelques hommes bruyants avaient formé, à Paris, une petite atmosphère d’opinion

prétendue publique ; ... à Paris, où l’on a l’habitude de voir la France entière concentrée dans la capitale, et

de regarder seulement comme accessoire l’opinion de cent départements.

Il est permis à un républicain d’esprit et de cœur de croire que le système fédératif établi dans

l’Helvétie et les États-Unis peut s’adapter à d’autres contrées, et que la monarchie n’est pas le plus parfait

des gouvernements ; mais un bon citoyen doit se rappeler que Solon donna aux Athéniens, non les

meilleures lois, mais celles qui étaient les plus appropriées à leur caractère. Pour empêcher l’adoption

précipitée d’une charte sociale, j’avais, dans des réunions préliminaires, proposé une mesure qui obviait

aux inconvénients redoutés d’un ajournement : c’était de déclarer que la France, maintenue dans l’état

monarchique, élirait dans l’ancienne dynastie un chef auquel on présenterait la constitution, quand elle

serait rédigée. Est-il surprenant qu’on n’ait pu obtenir ce délai, quand on s’est refusé même à ce que le

Projet de Constitution fût imprimé et distribué avant la discussion, pour laisser à chacun le temps de le

méditer ? Le moindre retard serait, disait-on, le signal de la guerre civile… De la guerre civile ! À ces

mots, dont frémit toute âme honnête, on se hâte de décréter, malgré des observations de tel membre dont

on ne suspecte pas la droiture, mais qu’on croit dans l’erreur, et dont la voix se perd au milieu des

acclamations générales ; quand ensuite il est prescrit à tous de signer l’acte, il signe, parce que, lorsqu’un

corps dont on fait partie a pris une détermination, tous doivent se soumettre loyalement. Si j’étais à

Constantinople ou à Téhéran, je me soumettrais de même ; mais obéir n’est pas approuver ; et lorsqu’il

était notoire à tout le Sénat qu'au moins un membre avait voté contre divers articles, surtout contre le

sixième qui a pour objet la composition de ce corps, fallait-il imprimer, dans le Moniteur du 7, que la

charte avait été adoptée à l’unanimité ?

Le mot souverain, mal défini dans nos dictionnaires, ne peut s’appliquer qu’à la nation ; car une nation

n’appartient qu’à elle-même. La souveraineté est pour elle une propriété essentielle, inaliénable, et qui ne

peut jamais devenir celle d’un individu, ni d’une famille. Du même principe découle cette vérité, que

toutes les fonctions publiques, depuis la dernière jusqu’à la plus éminente, étant instituées pour l’utilité

commune, ne peuvent jamais être la propriété de ceux qui en sont revêtus. Ainsi, rois, princes, sénateurs,

juges, etc., tous délégués du peuple, sont responsables, et en cas de besoin destituables. Si, pour le bien de

l’État, une Constitution déclare le monarque inviolable, elle reporte le poids de la responsabilité sur ses

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DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814

213

ministres, parce que la nation, non moins inviolable, doit trouver quelque part sa garantie. Elle l’a bien

senti cette Angleterre, qui, sous tant de rapports, a perfectionné l’art social, quand elle a légalisé le droit de

résistance, afin d’obvier, sans commotion, aux abus du pouvoir1. Elle l’a senti cette Espagne, qui, dévastée

par une guerre sacrilège, a retrouvé son antique énergie : à la tête de sa charte, elle énonce le principe de la

souveraineté, comme l’avaient fait nos premières Constitutions. Pourquoi donc s’obstiner à l’exclure de

celle qui vient de naître ?

L’on me répond que ce principe est une abstraction. On s’exprimait de même sous le gouvernement

qui vient de finir. Les amis de la liberté étaient des idéologues. La nation exerce, à la vérité, son droit, en

appelant librement un monarque ; mais toujours est-il bon d’inculquer au peuple un principe auquel

malheureusement il ne pense guère, vu surtout que certaines gens sont très intéressés à ce qu’il n’y pense

jamais.

L’établissement de la monarchie conduisait naturellement à statuer sur les régences, les minorités,

l’éducation de l’héritier présomptif, etc. etc. etc. Le nouveau monarque doit prêter le serment, en acceptant

la Constitution : ses successeurs y seront-ils astreints ? Mais sans doute, me répond-on, cela est sous-

entendu. Je n’aime pas les sous-entendus dans un pacte social, lorsqu’il est si facile de les faire disparaître.

Pourquoi ne pas tracer entièrement la limite entre ce que le roi peut et ce qu’il ne peut pas ? Pourrait-il, par

exemple, aliéner une portion du territoire national, changer la division départementale, se marier,

s’absenter du royaume, sans l’aveu de la nation, exprimé par ses représentants ?

Il aura le droit d’ouvrir, de conduire des négociations, de conclure des traités de guerre défensive (la

justice repousse l’idée de guerre offensive), des traités de paix, de neutralité, de commerce. Sera-ce sans la

ratification du Sénat et du Corps Législatif, et sans être astreint, sous peine de nullité, à n’admettre jamais

dans les traités aucun article secret qui serait contraire aux articles patents, contraire à la constitution et

aux droits du peuple ?

Le roi pourra-t-il statuer seul sur les forces de terre et de mer, faire des levées d’hommes, solder et

appeler des troupes étrangères, commencer des hostilités, sous prétexte de les repousser ?

L’historien grec Agathias raconte que chez les Francs, nos ancêtres, quand il y avait division entre les

princes, de part et d’autre on armait, on se rangeait en bataille, non pour se battre, mais pour contraindre

ces princes de vider leurs querelles à l’amiable : sinon on les forçait de descendre dans l’arène2. Ce moyen,

applicable à tous les temps, à tous les lieux, préviendrait ou terminerait toutes les guerres sans effusion de

sang ; mais où trouver présentement des peuples assez sages pour l’employer ? Quidquid delirant reges

plectuntur Achivi. A-t-on oublié qu’une paire de gants tombée, une fenêtre de travers, ont occasionné des

1 Le ciel, en séparant la France et l’Angleterre, // Sauva la liberté du reste de la terre (Du Bellay) 2 Agathias, in-fol., Paris, 1670, p. 13.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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guerres qu’on ne manquait pas de couvrir du voile de l’intérêt public ? Que de fois des caprices de

ministres ou de prostituées en crédit ont ensanglanté la terre ! Depuis huit siècles, cinq ou six guerres

seulement ont été entreprises pour l’avantage des peuples : voyez d’après cela s’il ne convient pas de

restreindre constitutionnellement le droit de faire la guerre, et de prévenir des abus de pouvoir d’autant

plus désastreux qu’ils sont irrémédiables ; car elle est vraie cette réflexion de Jean-Jacques Rousseau :

« La maxime la plus fondamentale de tout gouvernement est de ne jamais revenir de ses sottises. »

Je vous entends, nous tenons les cordons de la bourse ; aucun impôt n’aura lieu s’il n’est consenti par

le Corps Législatif et le Sénat. Mais en appelant l’expérience du passé au conseil du présent, elle vous

dirait que, si une puissance étrangère est intéressée à vous lier les mains, elle fournira des subsides au

moyen desquels on fera la guerre et l’on achètera des complices : car partout il y a des êtres disposés à se

vendre ; et, suivant l’expression d’un ministre, on aura le tarif de leurs consciences.

Quoi ! Pas un mot sur la liste civile, qui devrait être fixée invariablement au commencement de chaque

règne, pour prévenir les intrigues dont le but serait de la faire grossir durant la vie du monarque. En évitant

la mesquinerie, évitera-t-on l’excès opposé, qui mettrait en contraste la splendeur du trône avec la misère

du peuple, lorsque nous avons tant de plaies à cicatriser et de désastres à réparer ? Notre population est

d’ailleurs très diminuée. Du fond des tombeaux douze millions d’hommes égorgés depuis quinze ans

élèvent la voix pour crier qu’en Europe, en France surtout, les malheureuses mères n’enfantaient plus que

pour fournir des victimes. Actuellement des femmes désolées et des vieillards impotents remplacent les

animaux pour traîner la charrue et tracer les sillons de leurs champs arrosés de larmes. La désolation

couvre la France. Je doute qu’aucun monarque pût goûter le moindre plaisir au milieu des fêtes, s’il

pensait que, pour y fournir, l’infortuné père de famille a épuisé ses forces, que la pauvre veuve a

économisé sur le vêtement et la nourriture de ses enfants, pour verser au trésor public quelques écus, que

l’on prodigue si facilement3.

Ces omissions nombreuses qu’on remarque dans la Constitution, doivent être, dit-on, suppléées par des

lois ou des sénatus-consultes organiques. Ces derniers mots effraient, quand on se rappelle que le premier

acte revêtu de ce nom fut un attentat contre des hommes qui pouvaient être coupables, mais qu’il fallait

juger légalement. Il est à parier qu’aucun des coopérateurs de ce décret n’aurait voulu être en proie à une

autorité arbitraire ; et quand il fut prouvé que l'accusation dirigée contre des exagérés d’un parti, retombait

sur les exagérés du parti accusateur, combien durent être poignants les regrets des sénateurs qui avaient

prononcé cet ostracisme ! Les droits primitifs de la nation étaient depuis longtemps ensevelis comme ceux

3 On lira avec plaisir cet extrait du discours de Platon, métropolite de Moscou, au couronnement d’Alexandre 1er, en septembre 1801 : « Tu verras

aussi l’humanité dans sa simplicité primitive, dépouillée de tous les ornements de la naissance et d’une fastueuse origine. Elle te rappellera

continuellement quels sont les droits de l’homme… et qu’à tes yeux il n’est d’être vil dans la nature que l’oppresseur de l’humanité, ou celui qui

ose s’élever au-dessus des bornes qu’elle prescrit. »

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DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814

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du Sénat, sous un fatras de sénatus-consultes prétendus organiques. Une décision récente de ce corps

écarte pour l’avenir cette dénomination. Dire que les lacunes de la charte seront remplies par des lois, que

déjà plusieurs le sont par les dispositions de la Constitution de l’an 8, qui alors sont maintenues seulement

comme lois, c’est manquer de notions saines sur la différence essentielle entre les lois et une Constitution.

La vraie noblesse ne peut être que celle du mérite personnel : chacun, suivant l’expression d’un de nos

poètes, est fils de ses œuvres. Le mérite des parchemins, comme celui de la couleur, est jugé depuis

longtemps au tribunal de la religion et de la philosophie, qui d’avance apprécient l’établissement au dix-

neuvième siècle, d’une noblesse héréditaire, d’une pairie héréditaire. Hâtons-nous d’arriver à cet article,

proposé et appuyé par le Gouvernement provisoire.

L’équilibre des pouvoirs serait-il dérangé, si la nomination des sénateurs n’était pas exclusivement

réservée au roi, et qu’on y fît concourir les trois autorités qui forment le pouvoir législatif ? L’élu serait

l’homme de la nation ; désormais un sénateur ne sera plus que l’homme du monarque, et au lieu de

représenter la nation, il ne représentera plus, suivant l’expression d’un savant publiciste anglais4, que lui-

même et sa famille. L’hérédité ferme d’ailleurs une porte au mérite éminent, en l’ouvrant à un individu

revêtu d’un titre qui ne donne pas et ne suppose pas même le mérite ; à un adolescent qui sera un homme

sensé ou un sot, un home probe ou dépravé, tant qu’on n’aura pas trouvé le secret d’établir l’hérédité des

talents et des vertus. Une fausse mesure en amène une autre. La sagesse avait fixé l’âge de quarante ans

pour être membre du Corps Législatif et du Sénat, désormais il suffira d’avoir atteint la majorité. Quand le

Sénat procédait à l’élection de députés à la législature, et que sur la liste étaient inscrits des candidats

sortant de ce corps, vingt fois j’ai ouï pérorer sur la crainte illusoire de perpétuer les hommes dans les

places, et aujourd’hui on établit deux cents pairies héréditaires.

La dotation du sénat qui, dans le principe, n’était que pour quatre-vingt sénateurs, avait été

successivement augmentée avec l’augmentation du nombre des membres dont ce corps est composé. Une

partie de cette dotation située en pays, désormais étranger, est perdue ainsi qu’une partie des sénatoreries ;

j’ignore si le produit de celles qui restent étant reversé dans la masse commune, couvrira ce déficit ; mais

ne convenait-il pas de répartir entre tous les membres anciens et nouveaux, le revenu commun,

quoiqu’alors les portions dussent être plus modiques, ou de statuer que la dotation restant aux membres

actuels, à mesure qu’ils mourraient, la part des décédés passerait à chacun des nouveaux sénateurs par

ordre d’ancienneté de nomination ? Au reste, la portion de sénateur mourant sans postérité masculine,

étant réversible au trésor public, elle pourrait former la dotation de leurs successeurs, si le pouvoir

législatif le croit utile.

4 V. The constitution of the United-Kingdom, etc, by Francis Plowden, 8º, London, 1802, p. 85.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Un axiome ancien défend d’être juge dans sa propre cause. À Dieu ne plaise que j’inculpe l’intention

des pères de famille qui ont concouru à faire décréter l’hérédité. Il est prouvé, d’ailleurs, que plus de

cinquante sénateurs n’ont pas de postérité masculine. J’avouerai encore que sur cet article le

désintéressement d’un évêque n’est pas un effort de générosité : mais je l’envisage indépendamment de

toute considération personnelle ; j’aurais même désiré pour le sénat, la législature et d’autres corps, une

recomposition qu’on appellera, si l’on veut, épuration ; mais en politique, il faut autant qu’il est possible,

éviter des secousses, et c’est le cas de dire que le mieux est ennemi du bien.

Le corps législatif, dont on aurait dû changer le nom, puisqu’il est seulement une partie intégrante du

pouvoir qui fera les lois, a exclusivement l’initiative de celles qui concernent les contributions ; cette

mesure est extrêmement sage ; mais en accordant au roi, comme en Angleterre, le droit de le dissoudre,

tandis que le peuple n’a pas le droit de révoquer ses délégués, on laisse au pouvoir exécutif une arme

puissante contre la liberté populaire. La convocation d’une nouvelle législature lui présentera des chances

favorables à ses vues, quand la crainte d’être dissous, jointe aux caresses de la cour et à l’amorce des

distinctions, n’aura pu subjuguer l’opinion des mandataires incapables de composer sur les intérêts du

peuple.

Cette réflexion conduit à faire sentir l’importance d’interdire aux députés du corps législatif, pendant la

durée de leurs fonctions, et aux sénateurs dans tous les temps, de solliciter, pour qui que ce soit, aucun

emploi. Quant aux sénateurs, il importe (sauf l’exception décrétée pour les ministres) qu’ils ne puissent

être autre chose que sénateurs, et qu’ils soient absorbés.

La Constitution garde le silence sur la manière de promulguer les lois. Après ces mots : par la grâce de

Dieu, on doit ajouter et par la Constitution. L’omission de cette formule serait un outrage à la nation.

Pour le complément de la loi, la sanction du roi est nécessaire, mais s’il la refuse, son veto sera-t-il

absolu ou suspensif ? Et s’il est seulement suspensif, pourra-t-il s’appliquer plusieurs fois au même objet ?

Je cherche en vain dans la Constitution tout ce qui établit le droit de cité ; on n’y voit pas comment on

acquiert la qualité de citoyen, quelles causes peuvent la suspendre ou la faire perdre.

En coûtait-il beaucoup de déclarer que la maison de tout citoyen est un asile inviolable ; que nul ne

peut être arrêté, incarcéré, traduit en jugement qu’en vertu de la loi ; que, dans les vingt-quatre heures qui

suivront l’arrestation légale, le détenu doit être interrogé ; et croit-on avoir pourvu suffisamment à la

liberté individuelle, en disant que nul ne peut être distrait de ses juges naturels, vu, surtout, que la

responsabilité des ministres est énoncée d’une manière trop vague ? Un agent du pouvoir qui aura fait des

arrestations arbitraires, et gardé des citoyens sous les verrous, échappera aux poursuites, en disant qu’il ne

les a pas distraits de leurs juges naturels, attendu qu’il ne les pas traduits en jugement. Vous qui nous

parlez tant de la Constitution anglaise, et qui en avez même emprunté l’idée de constituer le Sénat français

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DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814

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en haute cour de judicature pour juger ses membres et ceux du corps législatif, que n’empruntiez-vous

l’habeas corpus ?

Unité monétaire, uniformité de poids et mesures, établissements scientifiques, instruction publique,

agriculture, industrie, commerce, etc., etc. : quelques dispositions sur ces objets, dont on ne fait aucune

mention, méritaient de trouver place dans votre charte, à laquelle ils auraient donné, d’ailleurs, un

caractère plus populaire. Espérons qu’au moins on révisera le plus tôt possible les lois existantes à cet

égard, et qu’en élaguant ce qu’elles ont de mauvais, en perfectionnant ce qu’elles contiennent de bon, on

ouvrira toutes les sources de la prospérité publique, dont la France a dans son sein tous les éléments.

Parmi de fort bons articles, celui qui concerne la liberté de la presse, suggère quelques remarques.

Quand on eut fait la Constitution de l’an 3, on se hâta de la mettre sous le scellé, sous prétexte que l’état

de la France ne comportait pas encore l’application de ce régime. Quand on eut fait la Constitution de l’an

8, la liberté de la presse, qui était presque entière, fut restreinte successivement par des règlements qui

seraient ridicules, s’ils n’étaient tortionnaires. Dans ces derniers temps, des billets de visite étaient à peu

près la seule chose qu’on pût imprimer sans passer sous le ciseau de la censure, qui, trouvant partout des

allusions contre la tyrannie, aurait fini, je crois, par la proscription de l’Évangile. Le recueil des anecdotes

relatives à cet objet fournirait un tableau piquant. La liberté de la presse n’existait plus que pour le

Gouvernement, qui, dans ses gazettes dégoûtantes d’adulation envers le chef de l’État, insultait

périodiquement les puissances étrangères, et diffamait les particuliers qui lui déplaisaient.

Sénateurs, vous venez de proclamer la liberté de la presse, et le lendemain la censure est rétablie. Se

joue-t-on des principes et du public ? Je sais de quels prétextes on colore cette mesure. En ce moment où

commence une réaction nouvelle, de vils et lâches pamphlétaires vont de toutes parts répandre leur venin,

les outrages et impostures. Si c’est une capitation imposée par les méchants, je pourrais, certes, me

plaindre d’avoir été autrefois surtaxé ; mais je n'en soutiendrai pas moins que la liberté de la presse doit

être non seulement respectée, mais garantie ; qu’une loi répressive de délits résultant de cette liberté ne

peut frapper que ceux qu’on a commis, et non ceux que l’on commettra. Quand un homme injurie ou

calomnie, la loi vient au secours de la morale pour venger l’honneur du citoyen qui invoque son appui ;

mais il serait absurde qu’elle défendît de parler, de peur qu’on ne parlât mal. Il en est de même des lois sur

la presse ; elles ne peuvent atteindre que ce qui est publié, et non ce que l’on publiera. Vouloir établir une

censure sur des écrits qui n’ont point vu le jour, c’est cadenasser la bouche, de peur qu’on n’abuse de la

parole.

L’article dernier de la Constitution statue qu’elle sera soumise à l’acceptation du Peuple français, et

néanmoins le membre de l’ancienne dynastie appelé au trône, sera proclamé roi des Français, dès qu’il

aura signé et juré de l’observer et de la faire observer. N’est-ce donc que pour la forme et seulement par

courtoisie qu’on fait intervenir le peuple ? Et s’il lui plaisait de rejeter votre ouvrage, comme il en a le

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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droit, dans quels embarras seriez-vous froissés ? Je n’élève aucun doute sur le vœu qu’il manifestera, mais

il faut se cramponner sur les principes ; et peut-on nier que pour valider un acte de cette nature, les

ratifications respectives des parties contractantes auraient dû précéder la prise de possession ?

Avant de passer à quelques observations relatives aux circonstances actuelles, je termine ces remarques

sur la Constitution en faisant observer qu’elle ne dit pas un mot de la manière de la réviser, de l’améliorer.

L’autorité dont elle émane étant aujourd’hui ce qu’elle était il y a quelques jours, ne pourrait-elle pas

préparer à trente millions d’hommes une charte qui ne fût point un squelette décharné ? Les lumières du

siècle et l’expérience acquise pendant vingt-cinq ans de révolution et de calamités, fournissent des

matériaux abondants pour faire un bon ouvrage, un ouvrage capable de fixer enfin la mobilité du caractère

français5, en l’attachant à des institutions stables et fondamentales. L’occasion est favorable : si on la

laisse échapper, en retrouvera-t-on jamais une pareille ?

Si cependant on trouve dans le parti proposé une impossibilité ou une difficulté extrême, ne pourrait-on

pas s’occuper, sans délai, d’une charte supplémentaire qui serait le complément de la première, qui en

développerait l’esprit, en rectifierait les dispositions, et qui, l’une et l’autre, seraient soumises à

l’acceptation du peuple, dont chaque sénateur a juré de défendre les droits.

On ne peut se dissimuler que depuis longtemps la défaveur populaire plane sur le premier corps de

l’État. Est-ce un crime de répéter ce que tout le monde sait ? C’est sur quoi je vais parler à charge et à

décharge, en portant mes regards sur tous les corps constitués ; car tous, en France comme ailleurs, offrent

à peu près le mélange qu’on voit, en général, dans l’espèce humaine.

Le gouvernement défunt, en perfectionnant au plus haut point l’art de machiavélisme, avait réuni tous

ses efforts pour réduire ces corps à la nullité quand ils n’étaient pas les instruments aveugles de ses

caprices. Un moyen efficace pour atteindre ce but était d’influencer toutes les nominations, ou de s’en

emparer, d’y placer des individus qui lui fussent dévoués, parmi lesquels cependant il en est dont la

conduite honorable a trompé ses intentions.

Elle est très rare, parmi nous, cette trempe d’âmes énergiques, qu’on appelle du caractère. Les

hommes, pour la plupart, sont des pièces de monnaie dont l’empreinte est effacée. Dans le nombre de ceux

dont on prônait autrefois le patriotisme, combien de déserteurs ! Et quelles causes ont opéré cet ignoble

changement ? Presque toujours des intérêts de famille ou d’amour-propre à ménager. Un regard affectueux

et protecteur que le prince laissait tomber sur eux, a suffi quelquefois pour les enivrer de joie, les gonfler

d’une vanité puérile, altérer leur doctrine politique et modifier leur discours. Voilà ce qu’on a vu et ce

qu’on verra. Voilà pourquoi le courage civil, toujours calme, est si rare chez une nation bouillante, et dans

5 En lisant César, De Bello Gallico, liv. 4, ch. 4, nº 5, on voit que les Français d’aujourd’hui sont, à cet égard, ce qu’étaient les

Gaulois il y a dix-huit siècles.

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DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814

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un pays où le courage militaire paraît inné. Les méticuleux et doux, plus nombreux que les méchants, ont

donné lieu au proverbe : Il y a des gens si bons, qu’ils ne valent rien. La même raison explique pourquoi la

probité politique est moins commune que la probité civile, qui, cependant ne l’est pas trop. Plusieurs fois

on a entendu des hommes constitués en dignité, qui disaient : Je ne mets pas ma conscience dans les

affaires politiques. Malheureux, où la placez-vous donc ? La vraie politique n’est-elle pas une branche de

la morale ? Et quand un individu, incapable de voler son voisin, est capable de donner son assentiment à

des mesures qui compromettent le repos, la fortune et la vie de ses semblables, peut-il dormir tranquille ?

Les détails qu’on vient de lire, vous donnent le dénouement de la conduite de plusieurs corps où une

minorité étrangère aux faveurs de la tyrannie, et bravant ses fureurs, a été abandonnée ou subjuguée par

une majorité dans laquelle figurent quelques pervers au milieu de beaucoup d’hommes faibles… Faibles

n’est pas le mot propre ; mais peut-être me saura-t-on gré de la réticence.

Ce Sénat romain qui, du temps de la république, parut à Cynéas, envoyé de Pyrrhus, une assemblée de

rois : qu’était-il sous les empereurs ? Demandez-le à Procope6, et en remontant plus haut à Juvénal7.

L’anecdote du turbot de Domitien est l’abrégé de l’histoire de cette assemblée qui perdrait au parallèle

avec le Sénat français. Le grand tort de celui-ci est d’avoir (non en totalité, mais en majorité), concouru à

des entreprises fatales à la France et à l’Europe, entreprises qu’un corps votant au scrutin secret pouvait

prévenir ou réprimer par la seule force d’inertie : car La Boétie avait raison : il suffit de ne pas soutenir le

despote pour qu’il tombe8.

En général, on aime à concentrer sur un objet unique l’affection ou la haine. L’éminence des fonctions

du premier corps de l’État lui commandait de montrer l’exemple ; mais n’est-il pas entre toutes les

autorités constituées une responsabilité solidaire ? A-t-il été soutenu par elles ? Avait-il l’initiative des

décrets ? D’où lui venaient tant de propositions désastreuses ? N’est-ce pas du Conseil d’État, par l’organe

d’orateurs presque toujours les mêmes ? Tel d’entr’eux peignait l’homme du siècle par ces mots : « Ce que

l’univers a de plus grand, ce que la France a de plus cher. » C’est l’épilogue textuel d’une harangue

adulatrice. On s’efforçait d’éblouir par les prestiges de la gloire et des conquêtes si opposées aux idées du

bonheur : car on peut appliquer aux nations la maxime de Thucydide, concernant les femmes, « la plus

vertueuse, disait-il, est celle dont on parle le moins. » La nation dont on parle le moins, est communément

la plus heureuse.

Quand du consulat, le plus ambitieux des mortels, voulut monter à la dignité impériale, d’où parvint au

Sénat cette demande ? Du Tribunat, où un seul membre déployait le courage que déployaient au Sénat

6 V. Procopi Cæsariensis Anecdota Arcana historia, in-4º, Lugduni, 1623, p. 64 et 68. 7 V. Juvénal, Satire 4. 8 V. De la Servitude, par Étienne de La Boétie.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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quelques hommes qui lui envièrent l’avantage de pouvoir faire confidence au public de ses opinions. Pour

prix de sa complaisance, le Tribunat fut supprimé ; on brisa un ressort politique dont on n’avait plus

besoin.

Parlerai-je de cette multitude de sermons, de mandements épiscopaux où sont ressassées jusqu’à

satiété, les comparaisons avec Cyrus, pour faire croire que le nouveau Cyrus était le restaurateur des

autels, tandis que, déjà en France, sous le Directoire, plus de trente mille églises étaient ouvertes ? Pour la

première fois, depuis l’établissement du christianisme, a paru le scandale d’un catéchisme rédigé tout

exprès en faveur d’un individu9.

Quand des ministres de l’autel profanaient la louange, est-il surprenant qu’ils aient eu pour imitateurs

les préfets, les maires, les conseils de départements, les collèges électoraux, etc., etc. ? De là cette

intarissable fécondité d’éloges, dont le nec plus ultra est ce blasphème : Dieu créa Bonaparte et se reposa.

Le temps des révélations est arrivé ; l’histoire, contrainte de descendre de sa dignité, attachera au poteau

de l’ignominie cette multitude d’adresses de félicitations dictées par la flatterie ; souvent mendiées,

ordonnées, rédigées dans les bureaux ministériels d’où elles partaient, pour aller dans tous les recoins de la

France recueillir des signatures, souvent apportées ici par des députations auxquelles on prescrivait de

venir, volontairement, déposer leurs hommages aux pieds du trône. Il est des hommes que des talents

distingués ne sauveront pas des mépris de la postérité. Le fer rouge de la vérité imprimera, en caractères

ineffaçables, la honte sur le front de ces écrivains soudoyés qui, en vers comme en prose, n’ont cessé de

prostituer leurs plumes ; qui, par la rédaction de feuilles périodiques, pouvant exercer une sorte de

magistrature sur l’opinion publique, ont travaillé sans relâche à la corrompre, à éteindre toutes les idées

généreuses. Ils voulaient que le peuple fût toujours en extase devant la puissance, au lieu de le guérir de

l’idolâtrie politique, et de lui inculquer qu’un peuple admirateur ne sera jamais un peuple libre. Daniel

Heinsius, dans un ouvrage plus sérieux que le titre ne l’annonce, dit que les Romains ayant changé César

en Dieu, furent par là même changés en bêtes de somme10.

Il semble qu’un plan ait été concerté pour opérer en France cette métamorphose. Le despotisme sait

trop bien que l’ignorance des hommes facilite le moyen de les museler. Ne serait-ce pas la raison pour

9 V. Catéchisme à l’usage de toutes les églises de l’Empire Français, la 7e leçon, sur le quatrième commandement, où il est dit

que « nous devons à Napoléon l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs, et que Dieu l’a établi

notre souverain ; il est son image sur la terre ; il est celui que Dieu a suscité dans les circonstances difficiles, pour rétablir le culte

public de la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l’ordre public par sa sagesse

profonde et active. Il défend l’État par son bras puissant ; il est devenu l’oint du Seigneur, et lui résister, c’est se rendre digne de

la damnation éternelle, etc., etc. » 10 V. Laus asini, in-4º, Lugdun. - Batavorum, 1623, p. 57.

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DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814

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laquelle, en général, on a rendu l’instruction si dispendieuse, et mis le génie aux prises avec la fortune, en

sorte que pour devenir savant il faut commencer par être riche ?

Mais où m’entraîne l’abondance des idées et des faits qui affluent sous la plume ? Dans cet

avilissement général des corps constitués, y compris le premier dans l’ordre hiérarchique des pouvoirs,

que pouvait faire une minorité qui depuis longtemps prévoyait, calculait, méditait les moyens de briser le

joug exécrable qui pesait sur le genre humain ? Que pouvait contre un million de baïonnettes cette

minorité, que le désespoir national n’enveloppa jamais dans ses accusations ? Plusieurs fois elle faillit

céder aux instances de certaines gens qui la pressaient de donner une démission, du ton dont on

commande. Jamais le courage ne l’abandonna, mais elle savait qu’il faut le dépenser à propos, et saisir le

moment opportun. Ce moment est arrivé, grâce à la générosité de ceux qu’on appelait nos ennemis, et qui,

jusqu’à présent, se montrent en amis. Alors on a vu ce qu’on voit toujours dans les révolutions : les braves

montent à l’assaut. Ils sont suivis d’hommes probes, quoique timides ; puis la colonne entière s’ébranle, et

sa marche devient uniforme et régulière. Dites-nous quelle autre autorité que le Sénat aurait pu servir de

ralliement à la nation, et prononcer d’une manière légale la déchéance ? De l’aveu de nos généraux, dès

que ce décret a été connu de l’armée, le glaive s’est incliné devant la loi, et le fleuve de sang a tari. Sans le

Sénat, la guerre civile, peut-être, eût mis le comble à nos malheurs, et la mère commune, la patrie

(puisqu’enfin nous la retrouvons), verrait ses entrailles déchirées par ses propres enfants.

Mais touchons-nous au terme de nos angoisses ? L’étendue des désirs à cet égard est-elle la mesure de

nos espérances ; et que peut-on augurer des symptômes que nous offrent les événements qui se pressent,

qui s’accumulent sous nos yeux ? Aux inquiétudes que présente l’instabilité des choses humaines, ajoutez

celles que fait naître la versatilité d’une nation qui parcourt tous les extrêmes, et qui passe rapidement de

l’enthousiasme à l’indifférence. Cette observation et les suivantes, s’appliquent particulièrement à la

population des villes, qui est à celle des campagnes comme un est à trois.

À certaine époque, on disait des Romains, qu’il leur fallait panem et circenses, du pain et des

spectacles. La plupart de nos citadins ont un troisième besoin, celui de ramper. À toutes les époques de la

révolution, on les vit prosternés devant quelque idole : point de dignité dans leur caractère. Et comment en

auraient des hommes que vingt-cinq ans passés à l’école du malheur, n’ont pas ramenés à la vertu ? Des

hommes qui, les uns sous des formes agrestes, les autres sous un masque agréable et même séduisant,

cachent une immoralité profonde ? Un peuple n’aura jamais de morale, s’il ne la reçoit des mains de la

religion, qui épure tous les sentiments, qui élève l’âme à tout ce qu’il y a de grand, de sublime. Mais la

religion, si nécessaire aux gouvernés, l’est plus encore aux gouvernants, et à tous les individus chargés de

fonctions publiques. Cette tirade va irriter la bile de beaucoup de gens, et déjà sur leurs lèvres je vois

arriver les qualifications de superstitieux, de fanatique, contre l’auteur qui n’est ni l’un ni l’autre, et qui

voudrait pouvoir se venger des injures par des bienfaits.

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Reportons avec intérêt nos regards sur un petit nombre d’individus, dont la conduite retrace tout ce

qu’a dit et pratiqué sur la grandeur d’âme un illustre chancelier de France, dont le petit-fils siége au

Sénat11. Ils justifient cette maxime que l’univers n’est pas assez riche pour acheter le suffrage d’un homme

de bien, ni assez puissant pour le faire dévier de ses principes. À leur suite viennent quelques êtres d’un

caractère moins robuste, et que le bon exemple entraîne, faites un effort de charité pour ne les juger que

sur l’avenir ; mais l’âme est profondément contristée è l’aspect de fourbes couverts d’or et couverts de

crimes, qui par leur fortune, leur audace et leurs places, exercent sur la société un ascendant funeste. Louis

XIV disait tout haut : l’État, c’est moi ; eux disent tout bas : la patrie, c’est moi. C’est le moi qui est le

thermomètre secret de leurs actions.

Plusieurs d’entre eux, après avoir encensé Marat et Robespierre, entassèrent toutes les malédictions sur

la tombe de ceux dont ils avaient été les complices. Après avoir été les panégyristes de l’homme qui vient

de tomber, gorgés par lui de biens aux dépens de la nation, il déroulent actuellement le tableau des forfaits

de celui qu’ils encensaient. Ayant arboré toutes les livrées, on ne peut les comparer à Janus, car la

mythologie ne lui donne que deux faces : ils en ont trente. De toutes parts, ils s’agitent, ils intriguent, et se

glissent dans tous les rangs, pour reconquérir l’influence qui leur est échappée. Tenez pour certain que les

Séjan, les Séide, les sicaires d’un despotisme sont toujours prêts à s’enrôler sous de nouvelles bannières.

Peut-être le sont-ils déjà, car déjà l’on se demande si l’on n’a pas tendu quelque piège ; si des hommes

cachés sous le rideau n’ont pas un arrière-pensée, qui bientôt se dévoilant, serait pour eux le comble de

l’opprobre, pour nous celui du malheur ; si l’on n’a pas le projet de réduire le souverain, c’est-à-dire, la

nation à capituler sur ses droits, parce qu’on veut recevoir un don, comme s’il était le paiement d’une

dette. Ne seraient-ce pas là les signes précurseurs de quelque catastrophe, à travers laquelle on voudrait

nous traîner aux funérailles de la liberté ? Il est bien permis d’être soupçonneux à la suite d’un long cours

d’expériences sur le cœur humain.

Quand un peuple est bien gouverné, il serait aussi difficile (dit un auteur) de le porter à la révolte, que

d’enseigner l’algèbre aux quadrupèdes. Combien seraient heureux et feraient d’heureux les conducteurs

des États, si la justice, associé à la bonté, présidant toujours à leur conseil, appelait sur eux les

bénédictions et l’amour ! Puisse un gouvernement nouveau se pénétrer de l’idée qu’il importe à son

existence de ne pas concentrer ses affections dans un cercle tracé par l’esprit de parti qui n’est pas l’esprit

public, mais d’identifier sont intérêt avec celui de la grande famille, d’abjurer franchement des prétentions

qui, désavouées par les lumières du siècle, loin d’affermir un trône, le laisseraient ou le feraient écrouler

peut-être au milieu des déchirements. Les notions immuables du droit des peuples sont enracinées en

11 V. dans le premier tome des Œuvres de d’Aguesseau, son excellent discours sur la grandeur d’âme.

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DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814

223

France, malgré les efforts multipliés par lesquels on a tenté de nous faire rétrograder. Les progrès de l’art

social ont une marche accélérée dans plusieurs contrées des deux mondes, et l’esprit humain est émancipé.

Dans cet écrit rédigé à la hâte, et qui servira de pâture à la calomnie, l’auteur ayant consigné sur l’état

actuel de la France, la vingtième partie de ce qu’il sait, et la centième de qu’il pense, lui pardonnera-t-on

de parler un instant de lui même ? On ne manquera pas de dire qu’il a composé une diatribe, et d’avance,

on connaît les épithètes dont il sera gratifié, ce qui est toujours plus commode que de réfuter. Quand on a

étudié et palpé le cœur humain, on sait que l’estime est une des choses dont il faut dépenser le moins. En

désignant au mépris les hommes vils, n’a-t-il pas admis, pour tous les corps, des exceptions dans

lesquelles chacun peut se placer ? Avec Érasme, il dira : qui se lœsum clamabit is conscientiam suam

prodet. Un homme qui a voté contre la création d’une noblesse, contre l’impérialité, l’usurpation des États

romains, le divorce, les proscriptions sous le nom de conscriptions, etc., a-t-il excédé ses droits en

présentant ses réflexions sur divers articles de la Constitution nouvelle, en demandant si des décorations,

des parchemins et des titres importent au bonheur du peuple ? L’auteur de cet opuscule n’a pas la

prétention de ne s’être jamais trompé ; il l’abandonne à la sagesse des homme impartiaux, et se repose

avec confiance sur la droiture de ses intentions.

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INDEX DES PERSONNES On a fait suivre, en cas d’ambiguïté possible, les noms cités par Grégoire, de leur prénom ou bien de

leur statut social tel qu’indiqué par Grégoire. Par ailleurs, Napoléon Bonaparte comprend deux entrées : il

figure sous Napoléon, quand il est cité sous son prénom, et sous Bonaparte, quand il est cité sous son nom.

Grégoire, bien entendu, ne figure pas dans cet index, son nom revenant à chaque page.

A

Abel ................................................................................ 153 Abraham......................................................................... 131 Abrahamson (médailler) ................................................. 140 Agathias.......................................................................... 213 Aguesseau, Henri François d' ................................. 103, 222 Albe, duc d'..................................................................... 138 Albert d’Autriche............................................................ 128 Albigeois, les .................................................................. 185 Alembert, Jean Le Rond d' ............................................... 47 Alexandre, empereur ...................................................... 212 Alexandre 1er, tzar........................................................... 214 Alexandre II, pape ..................................................... 66,133 Alexandre III, pape......................................................... 142 Alfred, roi ....................................................................... 211 Allah............................................................................... 172 Alquier, Charles......................................................... 96,196 Amboise, Saint ............................................................... 187 Amontons, Guillaume..................................................... 202 Antraigues, Alexandre de Launay, comte d' ................... 127 Arce, Don Ramon-Joseph d' .................................................

..........................................14,26,35,60,68,78,79,120,183 Ariens, les....................................................................... 186 Arimane.......................................................................... 109 Assuérus ......................................................................... 134 Athanase, Saint............................................................... 186 Athénagore ................................................................ 80,186 Aubert, citoyen (fabricant de bas)................................... 201 Auberteuil, Hilliard d' .........................147, 150,152,154,160 Augustin, Saint ......................................................50,80,186 Azevedo (représentant)................................................... 123

B

Badinter, Robert ............................................................. 119

Baltimore, George Calvert.............................................. 172 Barbier, Antoine Alexandre.............................................. 45 Barère, Bertrand ............................................................... 33 Barnave, Antoine Pierre ................................................... 20 Basnage .......................................................................... 123 Baugrand, père Barthelémy .......44,45,48,49,50,51,52,53,54 Bayle, Pierre ...........................................43,44,53,64,92,178 Bède, Saint, dit le Vénérable .......................................... 186 Bellecombe, Guillaume de ............................................. 153 Bénézetz ......................................................................... 160 Bergasse, Nicolas (député) ............................................. 127 Bergier, Père Nicolas-Sylvestre................48,56,73,80,83,90 Bernard, Saint.......................................................... 130,188 Berr, Isaac-Berr ....................................................... 124,127 Berthélemy, Jean Simon................................................. 197 Berthollet, Claude-Louis ......................................... 197,198 Bertrand, Régis................................................................. 11 Beuvelot, François.......................................................... 199 Bielfeld, Jacob Friedrich von.......................................... 178 Bing (écrivain)......................................................... 125,141 Bloch (écrivain).............................................................. 141 Boissy, de (historien)..................................................... 123 Boissy d’Anglas, François-Antoine............................ 29, 87 Bon Saint-André, Jean.................................................... 110 Bonaparte ....................................29,50,93,102,120,195,220 Bossuet, Jacques.................................................29,50,55,59 Boucher, abbé................................................................... 20 Bouvier, citoyen (orfèvre) .............................................. 201 Brancas, la maison ducale de.............................124,129,145 Brevet de Baujour, député .............................................. 127 Bruguière (Arts et Métiers)............................................. 197 Buffon, Georges Louis Leclerc, comte de ...................... 133

C

Calmer ............................................................................ 142 Cambyse ......................................................................... 173

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

226

Camus, cardinal .............................................................. 187 Cano, Melchior............................................................... 190 Carnot, Hyppolite ........................14,28,57,102,103,120,205 Carranza ......................................................................... 183 Carrier, Jean-Baptiste .............................................. 175,176 Casas (Arts et Métiers) ................................................... 197 Catherine de Médicis, reine ............................................ 176 Cazalès, Jacques ............................................................... 20 Cerf-Berr, Hirtz de Mecklsheim, dit................................. 61 Certeau, Michel de............................................................ 41 Cervantès, Miguel de...................................................... 155 César, Jules............................................................. 218, 220 Césars, les....................................................................... 191 Chamfort, Nicolas de........................................................ 18 Charette, François Athanase de ........................................ 90 Charles IX ............................................................... 173,177 Charles X.......................................................................... 28 Charlevois (Arts et Métiers) ........................................... 156 Chaumette, Pierre Gaspard ............................................. 177 Chénier, Marie-Joseph............................................ 29,31,86 Chevalier (Arts et Métiers) ............................................. 197 Chilleau, marquis du....................................................... 163 Chrysostome, Saint Jean............................................ 83,186 Churchill, Charles........................................................... 102 Cincinnatus..................................................................... 156 Clarkson, Thomas................................................28,159,160 Clément VI ................................................................ 64,133 Clermont-Tonnerre, duc de............................................. 127 Cloots, Anacharsis.......................................................... 175 Clouet (Arts et Métiers).................................................. 201 Condillac, Étienne Bonnot, abbé de................................ 100 Condorcet, Nicolas de Caritat, marquis de ............. 31,32,56 Constance, empereur ...................................................... 186 Conté, Jacques ......................................................... 199,201 Cournand, abbé de.................................................. 127,155 Creuzé-Latouche, Jacques-Antoine ............................. 34,39 Cynéas ............................................................................ 219 Cyprien, Saint............................................................ 80,183 Cyrus .............................................................................. 220

D

Daunou, Pierre Claude François ....................24,31,33,57,66 David, Jacques....................................................20,21,28,29 Deleyre, Alexandre........................................................... 45 Démosthène.................................................................... 212

Desfontaines (Arts et Métiers)........................................ 197 Dewailly, Noël-François................................................. 197 Diderot, Denis ...............................................43,44,45,55,62 Dohm, C.W .................................................................... 123 Domat, Jean ...................................................................... 54 Domitien......................................................................... 219 Du Bellay, Joachim ........................................................ 213 du Tertre, père Rodolphe................................................ 156 Duhot, Albert-Auguste-Antoine ..................................... 120 Dumarsais, César Chesneau, sieur.................................... 29 Dupuis, Charles-François ................................................. 35

E

Enghien, duc d' ............................................................... 105 Ennety, d', gouverneur.................................................... 153 Épictète........................................................................... 155 Érasme............................................................................ 223 Esther.............................................................................. 135 Ethelbert, roi................................................................... 186 Euloge de Cordoue ......................................................... 193 Eymeric .......................................................................... 189

F

Fabre (de l'Hérault), député ..................................... 120,195 Fauchet, père ............................................................... 12,21 Faujas (Arts et Métiers) .................................................. 197 Fauvel (Arts et Métiers).................................................. 197 Fénelon, François de Salignac ....................132,170,172,187 Filangieri, Gaetano .................................................... 81,185 Fitz-James, évêque de Soissons...................................... 187 Fléchier, évêque.............................................................. 187 Flessele, citoyen (machine à filer) .................................. 200 Fleuri (Fleury), abbé Claude..............................141,185,189 Fontaine, comtesse de..................................................... 129 Forster, Frobenius (philosophe)...................................... 172 Fouché, Joseph ............................................................ 36,60 François d’Assise, Saint ................................................... 15 Fréteau, de (député) ........................................................ 126 Frossard (publiciste) ....................................................... 127 Furtado, l'aîné (représentant) .......................................... 123

G

Gacon, François....................................................... 106,212 Garat, Dominique Joseph ........................................ 106,121

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INDEX DES PERSONNES

227

Gauchet, Marcel ............................................................... 15 Gersant, Dom............................................................... 19,21 Ginguené, Pierre-Louis.....................................18,26,74,112 Gobel, Jean-Baptiste Joseph, archevêque de Paris............ 22 Godeau, évêque .............................................................. 187 Goethe, Johann Wolfgang von ......................................... 26 Goguet, A. Y, ................................................................. 195 Gonzales, père Raymond........................................... 26,120 Gorcas, journaliste (Courrier de Versailles)................... 127 Gradidxi, David (électeur) .............................................. 123 Grasset-Saint-Sauveur (Arts et Métiers) ......................... 197 Grégoire IX................................................................ 64,133 Grégoire le Grand, Saint............................................ 81,186 Grenon, Michel................................................................. 18 Grotius, Hugo ................................................................... 35 Guérin (marguillier aux Cayes de Jacmel)...................... 150 Guillaime, James .............................................................. 18

Guillaume 1er ................................................................. 110 Guise, duc de .................................................................. 176

H

Habermas, Jürgen ........................................................... 112 Heinsius, Daniel ............................................................. 220 Helvétius, Claude-Adrien ................................................. 62 Helvétius, Madame...................................................... 29,44 Henri II .................................................................... 123,129 Hermont-Belot, Rita .................................................. 11,119 Hérodote ......................................................................... 173 Hertz (écrivain)............................................................... 141 Hilaire, Saint.............................................................. 80,186 Hiram.............................................................................. 134 Holbach, Paul-Henri, baron d' .......................44,62,69,73,90 Holberg, L. (historien).................................................... 123 Hopwood (graveur) ............................................................ 9 Horace ............................................................................ 155 Hormisdas, pape ............................................................. 190 Hourvits, Zalkind............................................................ 123 Hume, David .................................................................... 73

I

Idace, évêque.................................................................. 187 Idéologues, les ......................................................................

.......... 11,14,17, 18, 21,24,29,32,33,44,93,94,96,100,110 Innocent IV, pape ...................................................... 64,133

Isaïe (personnage biblique)............................................. 185 Itace, évêque................................................................... 187

J

Jacob (personnage biblique) ........................................... 134 Jean le Roux, duc de Bretagne........................................ 130 Jefferson, Thomas............................................................. 73 Jehiel, rabbin .................................................................. 142 Jéhovah........................................................................... 172 Jésus-Christ ......................................54,90,185,186,188,191 Joli (député).................................................................... 154 Jolivet (bonnetier)........................................................... 200 Jortin (auteur) ................................................................. 190 Joseph, Saint..................................................................... 94 Joseph II ......................................................................... 142 Juvénal..................................................................... 133,219

K

Kant, Emmanuel .......................................................... 15,30

L

La Boétie, Étienne de ..................................................... 219 la Tour-Dupin-Paulin, M. de .......................................... 126 Labat (historien) ............................................................. 156 Labillardière (Arts et Métiers) ........................................ 197 Laborie (auteur) .............................................................. 159 Lactance .................................................................... 81,186 Ladebat (publiciste) ........................................................ 127 Laharpe, Jean-François..................................................... 34 Lakanal, Joseph ................................................................ 29 Lami, citoyen (machine à filer) ...................................... 200 Lamourette, père Adrien................................................... 12 Landes, chevalier des............................................... 150,153 Languet, Pierre ................................................................. 20 Lanjuinais, Jean-Denis.........................................20,106,121 Lapied, Martine ................................................................ 12 Larnage, M. de. gouverneur de St.-Domingue................ 156 Las Casas, Barthelémy de.......................27,28,60,62,70,160 Lasteyrie (Arts et Métiers).............................................. 197 Lavater, Johann Kaspar .................................................. 117 Lavoisier, Antoine Laurent de ........................................ 100 Le Breton, Joachim........................................................... 97 Leblond (Arts et Métiers) ............................................... 197 Lepelletier, de Saint-Fargeau, Louis................................. 31

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

228

Leroi ( Conservateur Arts et Métiers)............................. 199 Linguet, Simon Nicolas .................................................. 142 Locke, John ...................................................43,44,45,53,64 Lopès du Bec, député ..................................................... 123 Lot (personnage biblique)............................................... 185 Louis, Saint..................................................................... 133 Louis XIII ....................................................................... 187 Louis XIV...................... 35,50,91,106,128,172,177,187,222 Louis XVI.....................................12,20,22,23,40,43,47,107 Louis XVIII ............................................................... 22,106 Luminais, député ..................................................... 120,195 Luzerne, de la .......................................................... 164,165 Lydie, Sainte................................................................... 185

M

Mably, Gabriel Bonnot de ........................................... 12,13 Macanas.......................................................................... 189 Macanda (chef des nègres marrons) ............................... 154 Mahomet........................................................................... 52 Maimonide, Moïse.......................................................... 140 Malesherbes, Guillaume Chrétien de Lamoignon de........ 41 Manès ............................................................................. 185 Manichéens, les .............................................................. 186 Manlius........................................................................... 156 Marat, Jean-Paul ....................................................... 34, 222 Marbois, M. de ............................................................... 163 Marie-Louise d'Autriche, archiduchesse........................... 23 Marsillac, quaker ............................................................ 198 Martin, citoyen (machine à filer) .................................... 200 Martin, Saint................................................................... 187 Mayer-Cahnt, Gaudchaux, député .................................. 124 Mayer-Mars, député, ...................................................... 124 Melchtal.......................................................................... 176 Melon, Jean-François ....................................................... 96 Melendez-Valdez (auteur) .............................................. 183 Mendelssohn, Moses ...................................................... 141 Michaëlis, J.D................................................................. 135 Michelet, Jules........................................................ 11,17,24 Mirabeau, Honoré Gabriel Riqueti, comte de ......13,128,155 Mithridate ....................................................................... 141 Moïse.................................................................104,134,135 Moitte (Arts et Métiers).................................................. 197 Molard (conservateur Arts et Métiers)..................... 199,201 Monge, Gaspard ............................................................. 197 Montesquieu ...............................12,44,46,47,81,92,189,192

Mortier-Duparc, député ........................................... 120,195 Moucherel (publiciste).................................................... 126 Mounier (président Ass. Nationale)................................ 126 Münter, professeur théologie ............................................ 20

N

Nadan. .............................................................................. 27 Napoléon

.. 14,20,23,24,27,35,36,67,69,71,76,87,102,103,104,105, 107,108,120,121,205,206,208,209,210,220 Nardy (agent d'Avignon) ................................................ 126 Néron.............................................................................. 173 Newton, Isaac ................................................................... 73 Nonotte, Claude-Adrien................................................... 34

O

Oberlin, pasteur .............................................................. 117 Oexmelin (historien)....................................................... 156 Olivier (fabricant minium)....................................... 197,198 Orléans. duc d' ................................................................ 196 Oromase ......................................................................... 109 Othello............................................................................ 161 Ozorius, évêque des Algarves......................................... 187

P

Pacheco........................................................................... 141 Pacien, Saint, év^que de Barcelone ................................ 190 Padrejan.......................................................................... 161 Paine, Thomas .................................................................. 23 Pajot d’Ozembray........................................................... 196 Palissy, Berrnard ....................................................... 96,196 Pas, de, famille ............................................................... 150 Pascal, Blaise.................................................................. 170 Paul, Saint.......................................................52,82,112,185 Peter, R. .......................................................................... 117 Petit-Ridel (Arts et Métiers) ........................................... 198 Peuchet, Jacques............................................................... 93 Pey, abbé .......................................................37,45,48,49,69 Peyrard, Christine ............................................................. 12 Philippe........................................................................... 212 Philippe le Bel ................................................................ 130 Philippe le Long ............................................................. 130 Philippe-Auguste ............................................................ 130 Pie VII ............................................................................ 207

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INDEX DES PERSONNES

229

Pierre, Saint .................................................................... 133 Platon, métropolite de Moscou ....................................... 214 Plongeron, Bernard.........................................11,78,109,112 Poltrot ............................................................................. 176 Pompée........................................................................... 140 Pope, Alexandre ............................................................. 211 Priestley, Joseph ............................................................... 34 Priscillien........................................................................ 187 Procope........................................................................... 219 Prodejac, sieur ................................................................ 149 Pyrrhus ........................................................................... 219

R

Rabaut Saint-Étienne .............................................. 12,19,20 Racine, abbé ............................................................ 185,190 Raffet, Auguste................................................................... 9 Raimond ........................................................................ 154 Rammohun Roy, brahmane .............................................. 28 Ramsay, James ............................................................... 161 Ranxin (publiciste) ......................................................... 126 Raoul, citoyen (limes) .................................................... 201 Raymond (député) .......................................................... 154 Renaud, citoyen (verrerie) .............................................. 202 Richard (Arts et Métiers)................................................ 197 Richelieu, cardinal de ....................................................... 43 Richelieu, duc de .............................................................. 17 Richer, citoyen (numéroteur mécanique)........................ 197 Robespierre, Maximilien 11,15,23,31,34,56,60,175,176,222 Rochambeau, M. de, commandaant................................ 126 Rœderer, Pierre-Louis ...................................................... 74 Romilli, Jean-Edmée ................................................... 37,43 Romilli, Jean..................................................................... 43 Romme, Gilbert ................................................................ 30 Rousseau, Jean-JacquesJ

................ 12,46,56,73,83,92,94,98,106,112,113,170,214

S

Saba, reine de ................................................................. 134 Sacheverell ..................................................................... 211 Saint-John, Michel Guillaume........................................ 172 Saint-Méry, Moreau L. E......................................... 149,163 Salomon................................................................... 134,138 Samuel............................................................................ 188 Sarrasin (bonnetier) ........................................................ 200

Sauche, citoyen (d'Amboise) .......................................... 200 Say, Jean-Baptiste............... 32,34,39,93,94,95,96,97,98,112 Schudt (historien) ........................................................... 123 Seguin (Arts et Métiers) ................................................. 198 Séide............................................................................... 222 Séjan............................................................................... 222 Seligman-Wittersheim, S................................................ 124 Sérame, citoyen .............................................................. 203 Serres, Olivier de....................................................... 96,196 Sharp, Granvill ............................................................... 161 Sieyès, Emmanuel Joseph, abbé ....................................... 29 Simonneau, Jacques Guillaume........................................ 22 Sinclair, Sir John ............................................................ 111 Sintzheim, D. (député).................................................... 124 Sisenand, roi ................................................................... 187 Sisyphe ........................................................................... 109 Smith, Adam..................................................................... 94 Soboul, Albert .................................................................. 18 Solon .............................................................................. 212 Spartacus ........................................................................ 141 Spinoza, Baruch................................................................ 44 Staël, Madame de ........................................................... 104 Staël-Holstein, baron ........................................................ 30 Stendhal............................................................................ 24

T

Tell, Guillaume............................................................... 176 Tertullien ................................................................. 185,186 Thébaudières, de, procureur général au Cap................... 163 Thibaudeau, Antoine Clair ............................................... 28 Thiéry, avocat à Nancy................................................... 123 Thouin (Arts et Métiers) ................................................. 197 Thucydide....................................................................... 219 Tillemont, Louis-Sébastien Lenain................................. 185 Torquemada.................................................................... 184 Transtamar, Henri de ...................................................... 141

V

Vallec, Laurent ............................................................... 191 Valois (publiciste) .......................................................... 126 Van Kley, Dale ............................................................ 11,89 Vaucanson, Jacques de .................................96,196,197,199 Vespasien .................................................................. 62,129 Villard, citoyen............................................................... 200

Page 229: Josiane Boulad-Ayoub L'ABBÉ GRÉGOIRE APOLOGÈTE DE LA ...

L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

230

Vivès, Louis.................................................................... 190 Voidel, député de Sarguemines ...................................... 167 Volney, Constantin François de...................................... 198 Voltaire..........................................37,44,47,89,169,173,175

W

Warville, Jacques Pierre Brissot de ................................ 160

Winkellfied..................................................................... 176 Wolf, Louis..................................................................... 124

Y

Yvon, abbé .................................................................. 45,64

Page 230: Josiane Boulad-Ayoub L'ABBÉ GRÉGOIRE APOLOGÈTE DE LA ...

LISTE DES OUVRAGES CITÉS

On trouvera une excellente bibliographie très complète comprenant les sources manuscrites et imprimées des

œuvres de Grégoire, les correspondances, les journaux et périodiques, ainsi que les études consacrées à Grégoire

dans le livre de Rita Hermon-Belot, L’abbé Grégoire, la politique et la vérité, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 475-

495. Aussi je ne signale ci-dessous que les ouvrages utilisés et cités dans mon livre.

HENRI GRÉGOIRE

Œuvres de l’Abbé Grégoire, Liechtenstein, Kto-Press, 1977, 14 volumes. Réimpression anastatique des

éd. de 1788 à 1832.

L’abbé Grégoire, évêque des Lumières, textes réunis et présentés par Frank Paul Bowman, collection

« Lire la Révolution », Paris, France-Empire, 1998, 212 p.

Histoire des sectes religieuses, nouvelle édition considérablement augmentée, Paris, Beaudoin Frères,

1828, 5 tomes ; un 6e tome est publié en 1845 chez J. Labitte, sur les manuscrits de l’auteur et

précédé d’une notice manuscrite par M. Carnot.

Lettres à Grégoire sur les patois de France, 1790-1794 : documents inédits sur la langue, les mœurs et

l’état des esprits dans les diverses régions de la France au début de la Révolution ; Rapport de

Grégoire à la Convention, Augustin Louis Gazier, éd., « Bibliothèque des dictionnaires patois de la

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Réimpression de l’édition de Levacher, 1809.

Mémoires de Grégoire, suivies de la notice historique sur Grégoire d’Hyppolite Carnot, Introduction et

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De la littérature des nègres, introduction et notes de Jean Lessay, Paris, Librairie académique Perrin,

c1991. Réimpression en fac-similé de l’édition de Paris, Maradan, 1808, 312 p.

OUVRAGES DE RÉFÉRENCE ET DICTIONNAIRES

Barbier, Antoine-Alexandre, Dictionnaire des ouvrages anonymes, t. IV, Paris, Paul Daffis, 1879.

Bertrand, Régis De l’histoire de l’Église à l’histoire religieuse de la Révolution dans La Révolution

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

232

Boulad-Ayoub, Josiane, éd. gén., La Décade philosophique comme système (1793-1807), Rennes, Presses

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Carnot, Hyppolite « Notice historique sur Grégoire » dans Mémoires de Grégoire, Paris, Éditions de

Santé, 1989, 199-330.

Dictionnaire de l’Académie française, éditions de 1762, de 1798.

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Gazier, Augustin-Louis, Études sur l’histoire religieuse de la Révolution, Paris, A. Colin, 1887.

Lapied, Martine et Peyrard, Christine, La Révolution française au carrefour des recherches, Aix-en-

Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003.

Michelet, Jules, Histoire de la Révolution, cParis, Lemerre, 1888, 9 tomes ; éd. établie par G. Walter,

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Yolton, John W., ed., The Blackwell companion to the Enlightenment, Art. « Abbé Henri Grégoire »,

p. 207, Oxford, Blackwell, 1991.

APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE DU XVIIIe SIÈCLE

Baugrand, père Barthélemy, Du tolérantisme et des peines auxquelles il peut donner lieu, suivant les lois

de l’Église et de l’État, Bruxelles, et Paris, Crapart, Gastellier, Visse, 1789.

Bergier, père Nicolas-Sylvestre, Réfutation du Système social, 1773.

Pey, abbé, La Tolérance chrétienne opposée au tolérantisme philosophique, ou Lettres d’un patriote au

soi-disant curé sur son dialogue au sujet des Protestants. Nouvelle édition, corrigée et augmentée.

À Fribourg, et se trouve à Malines, chez P. J. Hanicq, 1785.

ÉTUDES

Bénot, Yves et Dorigny, Marcel, sous la dir. de, Grégoire et la cause des Noirs (1789-1831) combats et

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OUVRAGES CITÉS

233

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Française et les patois. L’enquête de Grégoire, « Bibliothèque des histoires », Paris, Gallimard,

1975, 317 p.

Ezran, Maurice, L’abbé Grégoire, défenseur des Juifs et des Noirs : révolution et tolérance, Collection

« Chemins de la mémoire », Paris, L’Harmattan, 1992, 204 p.

Fauchon, Pierre, L’abbé Grégoire : le prêtre-citoyen, Tours, Nouvelle-République, 1989, 141 p., [8] p. de

planches.

Gauchet, Marcel, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Éditions Gallimard, 1998,

rééd. Folio Essais, 2001, 180 p.

Hermon-Belot, Rita, L’abbé Grégoire, la politique et la vérité, Collection « L’Univers historique », Paris,

Éditions du Seuil, 2000, 506 p.

Hourdin, Georges L’abbé Grégoire : évêque et démocrate, Collection « Prophètes pour demain », Paris,

Desclée de Brouwer, 1989, 158 p.

Popkin, Jeremy D. and Popkin, Richard H., ed., The Abbé Grégoire and his world, Collection « Archives

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Plongeron, Bernard, L’abbé Grégoire (1750-1831) ou L’arche de la fraternité, Paris, Letouzey & Ané,

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Plongeron, Bernard, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), Collection « Travaux

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Plongeron, Bernard, L’abbé Grégoire et la République des savants, suivi du Plan d’association générale

entre les savants, gens de lettres et artistes, pour accélérer les progrès des bonnes mœurs et des

lumières (1817) et de l’Essai sur la solidarité littéraire entre les savants de tous pays (1824) de

l’Abbé Grégoire, Paris, CTHS, 2001, 302 p.

Van Kley, Dale, « Grégoire’s Quest for a Catholic Republic », dans The Abbé Grégoire and his World, J.

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TABLE DES MATIÈRES

I L’AMI DE L’HUMANITÉ ...................................................................................... 9

INTRODUCTION........................................................................................................11

1 L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT .......................................................................17

1.1 PREMIER TABLEAU............................................................................................................. 19

1.2 DEUXIÈME TABLEAU ......................................................................................................... 25

1.3 TROISIÈME TABLEAU......................................................................................................... 29

2 UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE DES APOLOGÈTES CATHOLIQUES À L’ABBÉ GRÉGOIRE ......................................37 2.1 LE TRÔNE ET L’AUTEL....................................................................................................... 41

2.2 LA TOLÉRANCE DANS LE DISCOURS SOCIAL.............................................................. 42

2.3 LE DROIT D’INTOLÉRANCE .............................................................................................. 48 3.3.1 Des Lumières qui éblouissent plutôt qu’elles n’éclairent .............................................................. 49

3.3.2 Une révolution extravagante, une révolution funeste .................................................................... 50

3.3.3 Tolérantisme, tolérance civile, tolérance ecclésiastique ou religieuse........................................... 52

3.3.4 La vraie tolérance .......................................................................................................................... 53

2.4 LA RÉVOLUTION DE LA TOLÉRANCE ............................................................................ 54

3 LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS.......................................57

3.1 ACCORDER À TOUS LES JUIFS L’ÉGALITÉ DES DROITS............................................ 61

3.2 DE LA NOBLESSE DE LA PEAU......................................................................................... 68

3.3 UNE RELIGION, ESSENTIELLEMENT DOUCE, TOLÉRANTE, ÉGALEMENT AMIE DES SCIENCES ET DE LA LIBERTÉ....................................................... 78

4 LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT ...........................................................85

4.1 LA PLAIE LA PLUS PROFONDE ......................................................................................... 85

4.2 UN MUSÉUM D’HISTOIRE ARTIFICIELLE ...................................................................... 93

4.3 LES FUNÉRAILLES DE LA LIBERTÉ............................................................................... 102

5 LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ CONCLUSION ..........................................................................................................109

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

236

II FORMER LE FAISCEAU DE LA RÉPUBLIQUE................................. 117

1 PRÉSENTATION ......................................................................................................119

1.1 MOTION EN FAVEUR DES JUIFS,.................................................................................... 123

1.2 MÉMOIRE EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR ....................................................... 147

1.3 DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES................................................................... 169

1.4 LETTRE DU CITOYEN GRÉGOIRE, ÉVÊQUE DE BLOIS À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE, ARCHEVÊQUE DE BURGOS, ............................ 183

1.5 RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS ................................. 195

1.6 PROJET DE DÉCHÉANCE DE NAPOLÉON (1814).......................................................... 205

1.7 DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814..................................................... 211

III INDEX.................................................................................................... 225

IV LISTE DES OUVRAGES CITÉS ......................................................... 231

V TABLE DES MATIÈRES .................................................................................235

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INDEX DES PERSONNES On a fait suivre, en cas d’ambiguïté possible, les noms cités par Grégoire, de leur prénom ou bien de

leur statut social tel qu’indiqué par Grégoire. Par ailleurs, Napoléon Bonaparte comprend deux entrées : il

figure sous Napoléon, quand il est cité sous son prénom, et sous Bonaparte, quand il est cité sous son nom.

Grégoire, bien entendu, ne figure pas dans cet index, son nom revenant à chaque page.

A

Abel ................................................................................ 153 Abraham......................................................................... 131 Abrahamson (médailler) ................................................. 140 Agathias.......................................................................... 213 Aguesseau, Henri François d' ................................. 103, 222 Albe, duc d'..................................................................... 138 Albert d’Autriche............................................................ 128 Albigeois, les .................................................................. 185 Alembert, Jean Le Rond d' ............................................... 47 Alexandre, empereur ...................................................... 212 Alexandre 1er, tzar........................................................... 214 Alexandre II, pape ..................................................... 66,133 Alexandre III, pape......................................................... 142 Alfred, roi ....................................................................... 211 Allah............................................................................... 172 Alquier, Charles......................................................... 96,196 Amboise, Saint ............................................................... 187 Amontons, Guillaume..................................................... 202 Antraigues, Alexandre de Launay, comte d' ................... 127 Arce, Don Ramon-Joseph d' .................................................

..........................................14,26,35,60,68,78,79,120,183 Ariens, les....................................................................... 186 Arimane.......................................................................... 109 Assuérus ......................................................................... 134 Athanase, Saint............................................................... 186 Athénagore ................................................................ 80,186 Aubert, citoyen (fabricant de bas)................................... 201 Auberteuil, Hilliard d' .........................147, 150,152,154,160 Augustin, Saint ......................................................50,80,186 Azevedo (représentant)................................................... 123

B

Badinter, Robert ............................................................. 119

Baltimore, George Calvert.............................................. 172 Barbier, Antoine Alexandre.............................................. 45 Barère, Bertrand ............................................................... 33 Barnave, Antoine Pierre ................................................... 20 Basnage .......................................................................... 123 Baugrand, père Barthelémy .......44,45,48,49,50,51,52,53,54 Bayle, Pierre ...........................................43,44,53,64,92,178 Bède, Saint, dit le Vénérable .......................................... 186 Bellecombe, Guillaume de ............................................. 153 Bénézetz ......................................................................... 160 Bergasse, Nicolas (député) ............................................. 127 Bergier, Père Nicolas-Sylvestre................48,56,73,80,83,90 Bernard, Saint.......................................................... 130,188 Berr, Isaac-Berr ....................................................... 124,127 Berthélemy, Jean Simon................................................. 197 Berthollet, Claude-Louis ......................................... 197,198 Bertrand, Régis................................................................. 11 Beuvelot, François.......................................................... 199 Bielfeld, Jacob Friedrich von.......................................... 178 Bing (écrivain)......................................................... 125,141 Bloch (écrivain).............................................................. 141 Boissy, de (historien)..................................................... 123 Boissy d’Anglas, François-Antoine............................ 29, 87 Bon Saint-André, Jean.................................................... 110 Bonaparte ....................................29,50,93,102,120,195,220 Bossuet, Jacques.................................................29,50,55,59 Boucher, abbé................................................................... 20 Bouvier, citoyen (orfèvre) .............................................. 201 Brancas, la maison ducale de.............................124,129,145 Brevet de Baujour, député .............................................. 127 Bruguière (Arts et Métiers)............................................. 197 Buffon, Georges Louis Leclerc, comte de ...................... 133

C

Calmer ............................................................................ 142

Page 237: Josiane Boulad-Ayoub L'ABBÉ GRÉGOIRE APOLOGÈTE DE LA ...

INDEX

Cambyse ......................................................................... 173 Camus, cardinal .............................................................. 187 Cano, Melchior............................................................... 190 Carnot, Hyppolite ........................14,28,57,102,103,120,205 Carranza ......................................................................... 183 Carrier, Jean-Baptiste .............................................. 175,176 Casas (Arts et Métiers) ................................................... 197 Catherine de Médicis, reine ............................................ 176 Cazalès, Jacques ............................................................... 20 Cerf-Berr, Hirtz de Mecklsheim, dit................................. 61 Certeau, Michel de............................................................ 41 Cervantès, Miguel de...................................................... 155 César, Jules............................................................. 218, 220 Césars, les....................................................................... 191 Chamfort, Nicolas de........................................................ 18 Charette, François Athanase de ........................................ 90 Charles IX ............................................................... 173,177 Charles X.......................................................................... 28 Charlevois (Arts et Métiers) ........................................... 156 Chaumette, Pierre Gaspard ............................................. 177 Chénier, Marie-Joseph............................................ 29,31,86 Chevalier (Arts et Métiers) ............................................. 197 Chilleau, marquis du....................................................... 163 Chrysostome, Saint Jean............................................ 83,186 Churchill, Charles........................................................... 102 Cincinnatus..................................................................... 156 Clarkson, Thomas................................................28,159,160 Clément VI ................................................................ 64,133 Clermont-Tonnerre, duc de............................................. 127 Cloots, Anacharsis.......................................................... 175 Clouet (Arts et Métiers).................................................. 201 Condillac, Étienne Bonnot, abbé de................................ 100 Condorcet, Nicolas de Caritat, marquis de ............. 31,32,56 Constance, empereur ...................................................... 186 Conté, Jacques ......................................................... 199,201 Cournand, abbé de.................................................. 127,155 Creuzé-Latouche, Jacques-Antoine ............................. 34,39 Cynéas ............................................................................ 219 Cyprien, Saint............................................................ 80,183 Cyrus .............................................................................. 220

D

Daunou, Pierre Claude François ....................24,31,33,57,66 David, Jacques....................................................20,21,28,29 Deleyre, Alexandre........................................................... 45

Démosthène.................................................................... 212 Desfontaines (Arts et Métiers)........................................ 197 Dewailly, Noël-François................................................. 197 Diderot, Denis ...............................................43,44,45,55,62 Dohm, C.W .................................................................... 123 Domat, Jean ...................................................................... 54 Domitien......................................................................... 219 Du Bellay, Joachim ........................................................ 213 du Tertre, père Rodolphe................................................ 156 Duhot, Albert-Auguste-Antoine ..................................... 120 Dumarsais, César Chesneau, sieur.................................... 29 Dupuis, Charles-François ................................................. 35

E

Enghien, duc d' ............................................................... 105 Ennety, d', gouverneur.................................................... 153 Épictète........................................................................... 155 Érasme............................................................................ 223 Esther.............................................................................. 135 Ethelbert, roi................................................................... 186 Euloge de Cordoue ......................................................... 193 Eymeric .......................................................................... 189

F

Fabre (de l'Hérault), député ..................................... 120,195 Fauchet, père ............................................................... 12,21 Faujas (Arts et Métiers) .................................................. 197 Fauvel (Arts et Métiers).................................................. 197 Fénelon, François de Salignac ....................132,170,172,187 Filangieri, Gaetano .................................................... 81,185 Fitz-James, évêque de Soissons...................................... 187 Fléchier, évêque.............................................................. 187 Flessele, citoyen (machine à filer) .................................. 200 Fleuri (Fleury), abbé Claude..............................141,185,189 Fontaine, comtesse de..................................................... 129 Forster, Frobenius (philosophe)...................................... 172 Fouché, Joseph ............................................................ 36,60 François d’Assise, Saint ................................................... 15 Fréteau, de (député) ........................................................ 126 Frossard (publiciste) ....................................................... 127 Furtado, l'aîné (représentant) .......................................... 123

G

Gacon, François....................................................... 106,212

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INDEX

Garat, Dominique Joseph ........................................ 106,121 Gauchet, Marcel ............................................................... 15 Gersant, Dom............................................................... 19,21 Ginguené, Pierre-Louis.....................................18,26,74,112 Gobel, Jean-Baptiste Joseph, archevêque de Paris............ 22 Godeau, évêque .............................................................. 187 Goethe, Johann Wolfgang von ......................................... 26 Goguet, A. Y, ................................................................. 195 Gonzales, père Raymond........................................... 26,120 Gorcas, journaliste (Courrier de Versailles)................... 127 Gradidxi, David (électeur) .............................................. 123 Grasset-Saint-Sauveur (Arts et Métiers) ......................... 197 Grégoire IX................................................................ 64,133 Grégoire le Grand, Saint............................................ 81,186 Grenon, Michel................................................................. 18 Grotius, Hugo ................................................................... 35 Guérin (marguillier aux Cayes de Jacmel)...................... 150 Guillaime, James .............................................................. 18

Guillaume 1er ................................................................. 110 Guise, duc de .................................................................. 176

H

Habermas, Jürgen ........................................................... 112 Heinsius, Daniel ............................................................. 220 Helvétius, Claude-Adrien ................................................. 62 Helvétius, Madame...................................................... 29,44 Henri II .................................................................... 123,129 Hermont-Belot, Rita .................................................. 11,119 Hérodote ......................................................................... 173 Hertz (écrivain)............................................................... 141 Hilaire, Saint.............................................................. 80,186 Hiram.............................................................................. 134 Holbach, Paul-Henri, baron d' .......................44,62,69,73,90 Holberg, L. (historien).................................................... 123 Hopwood (graveur) ............................................................ 9 Horace ............................................................................ 155 Hormisdas, pape ............................................................. 190 Hourvits, Zalkind............................................................ 123 Hume, David .................................................................... 73

I

Idace, évêque.................................................................. 187 Idéologues, les ......................................................................

.......... 11,14,17, 18, 21,24,29,32,33,44,93,94,96,100,110

Innocent IV, pape ...................................................... 64,133 Isaïe (personnage biblique)............................................. 185 Itace, évêque................................................................... 187

J

Jacob (personnage biblique) ........................................... 134 Jean le Roux, duc de Bretagne........................................ 130 Jefferson, Thomas............................................................. 73 Jehiel, rabbin .................................................................. 142 Jéhovah........................................................................... 172 Jésus-Christ ......................................54,90,185,186,188,191 Joli (député).................................................................... 154 Jolivet (bonnetier)........................................................... 200 Jortin (auteur) ................................................................. 190 Joseph, Saint..................................................................... 94 Joseph II ......................................................................... 142 Juvénal..................................................................... 133,219

K

Kant, Emmanuel .......................................................... 15,30

L

La Boétie, Étienne de ..................................................... 219 la Tour-Dupin-Paulin, M. de .......................................... 126 Labat (historien) ............................................................. 156 Labillardière (Arts et Métiers) ........................................ 197 Laborie (auteur) .............................................................. 159 Lactance .................................................................... 81,186 Ladebat (publiciste) ........................................................ 127 Laharpe, Jean-François..................................................... 34 Lakanal, Joseph ................................................................ 29 Lami, citoyen (machine à filer) ...................................... 200 Lamourette, père Adrien................................................... 12 Landes, chevalier des............................................... 150,153 Languet, Pierre ................................................................. 20 Lanjuinais, Jean-Denis.........................................20,106,121 Lapied, Martine ................................................................ 12 Larnage, M. de. gouverneur de St.-Domingue................ 156 Las Casas, Barthelémy de.......................27,28,60,62,70,160 Lasteyrie (Arts et Métiers).............................................. 197 Lavater, Johann Kaspar .................................................. 117 Lavoisier, Antoine Laurent de ........................................ 100 Le Breton, Joachim........................................................... 97 Leblond (Arts et Métiers) ............................................... 197

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INDEX

Lepelletier, de Saint-Fargeau, Louis................................. 31 Leroi ( Conservateur Arts et Métiers)............................. 199 Linguet, Simon Nicolas .................................................. 142 Locke, John ...................................................43,44,45,53,64 Lopès du Bec, député ..................................................... 123 Lot (personnage biblique)............................................... 185 Louis, Saint..................................................................... 133 Louis XIII ....................................................................... 187 Louis XIV...................... 35,50,91,106,128,172,177,187,222 Louis XVI.....................................12,20,22,23,40,43,47,107 Louis XVIII ............................................................... 22,106 Luminais, député ..................................................... 120,195 Luzerne, de la .......................................................... 164,165 Lydie, Sainte................................................................... 185

M

Mably, Gabriel Bonnot de ........................................... 12,13 Macanas.......................................................................... 189 Macanda (chef des nègres marrons) ............................... 154 Mahomet........................................................................... 52 Maimonide, Moïse.......................................................... 140 Malesherbes, Guillaume Chrétien de Lamoignon de........ 41 Manès ............................................................................. 185 Manichéens, les .............................................................. 186 Manlius........................................................................... 156 Marat, Jean-Paul ....................................................... 34, 222 Marbois, M. de ............................................................... 163 Marie-Louise d'Autriche, archiduchesse........................... 23 Marsillac, quaker ............................................................ 198 Martin, citoyen (machine à filer) .................................... 200 Martin, Saint................................................................... 187 Mayer-Cahnt, Gaudchaux, député .................................. 124 Mayer-Mars, député, ...................................................... 124 Melchtal.......................................................................... 176 Melon, Jean-François ....................................................... 96 Melendez-Valdez (auteur) .............................................. 183 Mendelssohn, Moses ...................................................... 141 Michaëlis, J.D................................................................. 135 Michelet, Jules........................................................ 11,17,24 Mirabeau, Honoré Gabriel Riqueti, comte de ......13,128,155 Mithridate ....................................................................... 141 Moïse.................................................................104,134,135 Moitte (Arts et Métiers).................................................. 197 Molard (conservateur Arts et Métiers)..................... 199,201 Monge, Gaspard ............................................................. 197

Montesquieu ...............................12,44,46,47,81,92,189,192 Mortier-Duparc, député ........................................... 120,195 Moucherel (publiciste).................................................... 126 Mounier (président Ass. Nationale)................................ 126 Münter, professeur théologie ............................................ 20

N

Nadan. .............................................................................. 27 Napoléon

.. 14,20,23,24,27,35,36,67,69,71,76,87,102,103,104,105, 107,108,120,121,205,206,208,209,210,220 Nardy (agent d'Avignon) ................................................ 126 Néron.............................................................................. 173 Newton, Isaac ................................................................... 73 Nonotte, Claude-Adrien................................................... 34

O

Oberlin, pasteur .............................................................. 117 Oexmelin (historien)....................................................... 156 Olivier (fabricant minium)....................................... 197,198 Orléans. duc d' ................................................................ 196 Oromase ......................................................................... 109 Othello............................................................................ 161 Ozorius, évêque des Algarves......................................... 187

P

Pacheco........................................................................... 141 Pacien, Saint, év^que de Barcelone ................................ 190 Padrejan.......................................................................... 161 Paine, Thomas .................................................................. 23 Pajot d’Ozembray........................................................... 196 Palissy, Berrnard ....................................................... 96,196 Pas, de, famille ............................................................... 150 Pascal, Blaise.................................................................. 170 Paul, Saint.......................................................52,82,112,185 Peter, R. .......................................................................... 117 Petit-Ridel (Arts et Métiers) ........................................... 198 Peuchet, Jacques............................................................... 93 Pey, abbé .......................................................37,45,48,49,69 Peyrard, Christine ............................................................. 12 Philippe........................................................................... 212 Philippe le Bel ................................................................ 130 Philippe le Long ............................................................. 130 Philippe-Auguste ............................................................ 130

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INDEX

Pie VII ............................................................................ 207 Pierre, Saint .................................................................... 133 Platon, métropolite de Moscou ....................................... 214 Plongeron, Bernard.........................................11,78,109,112 Poltrot ............................................................................. 176 Pompée........................................................................... 140 Pope, Alexandre ............................................................. 211 Priestley, Joseph ............................................................... 34 Priscillien........................................................................ 187 Procope........................................................................... 219 Prodejac, sieur ................................................................ 149 Pyrrhus ........................................................................... 219

R

Rabaut Saint-Étienne .............................................. 12,19,20 Racine, abbé ............................................................ 185,190 Raffet, Auguste................................................................... 9 Raimond ........................................................................ 154 Rammohun Roy, brahmane .............................................. 28 Ramsay, James ............................................................... 161 Ranxin (publiciste) ......................................................... 126 Raoul, citoyen (limes) .................................................... 201 Raymond (député) .......................................................... 154 Renaud, citoyen (verrerie) .............................................. 202 Richard (Arts et Métiers)................................................ 197 Richelieu, cardinal de ....................................................... 43 Richelieu, duc de .............................................................. 17 Richer, citoyen (numéroteur mécanique)........................ 197 Robespierre, Maximilien 11,15,23,31,34,56,60,175,176,222 Rochambeau, M. de, commandaant................................ 126 Rœderer, Pierre-Louis ...................................................... 74 Romilli, Jean-Edmée ................................................... 37,43 Romilli, Jean..................................................................... 43 Romme, Gilbert ................................................................ 30 Rousseau, Jean-JacquesJ

................ 12,46,56,73,83,92,94,98,106,112,113,170,214

S

Saba, reine de ................................................................. 134 Sacheverell ..................................................................... 211 Saint-John, Michel Guillaume........................................ 172 Saint-Méry, Moreau L. E......................................... 149,163 Salomon................................................................... 134,138 Samuel............................................................................ 188

Sarrasin (bonnetier) ........................................................ 200 Sauche, citoyen (d'Amboise) .......................................... 200 Say, Jean-Baptiste............... 32,34,39,93,94,95,96,97,98,112 Schudt (historien) ........................................................... 123 Seguin (Arts et Métiers) ................................................. 198 Séide............................................................................... 222 Séjan............................................................................... 222 Seligman-Wittersheim, S................................................ 124 Sérame, citoyen .............................................................. 203 Serres, Olivier de....................................................... 96,196 Sharp, Granvill ............................................................... 161 Sieyès, Emmanuel Joseph, abbé ....................................... 29 Simonneau, Jacques Guillaume........................................ 22 Sinclair, Sir John ............................................................ 111 Sintzheim, D. (député).................................................... 124 Sisenand, roi ................................................................... 187 Sisyphe ........................................................................... 109 Smith, Adam..................................................................... 94 Soboul, Albert .................................................................. 18 Solon .............................................................................. 212 Spartacus ........................................................................ 141 Spinoza, Baruch................................................................ 44 Staël, Madame de ........................................................... 104 Staël-Holstein, baron ........................................................ 30 Stendhal............................................................................ 24

T

Tell, Guillaume............................................................... 176 Tertullien ................................................................. 185,186 Thébaudières, de, procureur général au Cap................... 163 Thibaudeau, Antoine Clair ............................................... 28 Thiéry, avocat à Nancy................................................... 123 Thouin (Arts et Métiers) ................................................. 197 Thucydide....................................................................... 219 Tillemont, Louis-Sébastien Lenain................................. 185 Torquemada.................................................................... 184 Transtamar, Henri de ...................................................... 141

V

Vallec, Laurent ............................................................... 191 Valois (publiciste) .......................................................... 126 Van Kley, Dale ............................................................ 11,89 Vaucanson, Jacques de .................................96,196,197,199 Vespasien .................................................................. 62,129

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Villard, citoyen............................................................... 200 Vivès, Louis.................................................................... 190 Voidel, député de Sarguemines ...................................... 167 Volney, Constantin François de...................................... 198 Voltaire..........................................37,44,47,89,169,173,175

W

Warville, Jacques Pierre Brissot de ................................ 160 Winkellfied..................................................................... 176 Wolf, Louis..................................................................... 124

Y

Yvon, abbé .................................................................. 45,64

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L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE

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Ce petit livre suit un fil argumentatif insolite pour relire à nouveaux fraisl’immense travail de cet homme, prêtre, patriote, député, sénateur, et endégager les enjeux politiques et polémiques. On suggère que l’abbé Grégoirea agi comme le dernier des apologètes chrétiens, ces adversaires pré-révolutionnaires de la « nouvelle philosophie », et, à la fois, comme le maîtred’œuvre intrépide des grandes réalisations révolutionnaires culturelles, dontla fortune pour la plupart sera si féconde. On se demandera pourquoiGrégoire, chrétien sincère et républicain convaincu, n’a jamais vécu ni penséce mixte comme incompatible, bien au contraire.

Faisant circuler parmi les premiers ce mot-clé de « régénération », cetteidée-force de la Révolution, « l’ami des gens de toutes les couleurs » cherche,en philosophe chrétien, à mettre en action, sous l’horizon de la toléranceuniverselle, cet esprit de solidarité, principe d’union et d’oubli, seul capabled’harmoniser les liens entre vérités politiques et vérités religieuses, entresensibilités, représentations et pratiques intellectuelles, morales et socialesdiverses.

JOSIANE BOULAD-AYOUB, de la Société Royale du Canada, est titulaire dela Chaire Unesco de philosophie politique et de philosophie du droit àl’Université du Québec à Montréal où elle est professeur de philosophiemoderne. Spécialisée dans la philosophie des Lumières et de sesprolongements chez les Idéologues et dans la Révolution française, elle vientde publier aux Presses de l’Université de Rennes une édition critique dujournal La Décade philosophique, littéraire et politique (1794-1807).