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29 DU BON USAGE DE DESCARTES : L’ART DE LIRE CHEZ JOHANN CLAUBERG D epuis quelques décennies les histoires de l’herméneutique nous signalent que l’ Idea boni interpretis de Johann Conrad Dannhauer et la Logica vetus et nova de Johann Clauberg marquent une étape fondamentale de cette discipline, puisqu’elles utilisent pour la première fois ce mot et font de l’herméneutique une partie de la logique 1 . Certains interprètes ont plus récemment mis en question cette primauté : le terme apparaît déjà en 1629, dans e Logician School-Master d’Alexander Richardson, alors que Bartholomeus Keckermann faisait en 1611 de la théorie de l’interprétation une partie de sa logique, tout comme le fera un an plus tard Clemens Timpler dans son Logicae systema methodicum 2 . Mais plus que ces questions de fait, ce qui nous intéresse est de remarquer que la critique la plus récente met en question le sens général de cette présence de l’herméneutique chez Dannhauer et chez Clauberg. Alors que H.-E. Hasso Jaeger avait en 1974 redécouvert ces auteurs sur un mode anti-dilthéien et anti- heideggerien, afin de démontrer que l’herméneutique générale est bien antérieure à Schleiermacher et qu’elle précède l’herméneutique de la Bible 3 , on signale à présent que les règles énoncées au XVII e siècle ont un évident fond exégétique et parfois théologique 4 . Notre but est de tester cette affirmation chez les deux 1. J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993, p. 54-59 ; J. Le Brun, Exégèse herméneutique et logique au XVII e siècle, XVII e siècle, 1997, CXCIV, p. 19-30. Puisque Lodewijk Meyer utilise la Logica de Clauberg, on peut esquisser une filiation Dannhauer-Clauberg-Meyer- Spinoza. 2. L. Danneberg, « Logique et herméneutique au XVII e siècle », in J.C- Gens, La logique herméneutique au XVII e siècle. J.-C. Dannhauer et J. Clauberg, Paris, Le Cercle Herméneutique, 2006, p. 15-65 ; S. Meier-Oser, Philosophische Werke, in J. K. Dannhauer, Idea boni Diutatoris et malitiosi Sophistae […], Hildesheim-Zürich-New York, Olms, 2010, p. XXV-XXVI. 3. H.-E. Hasso Jaeger, « Studien zur Frühgeschichte des Hermeneutik », Archiv für Begriffsgeschichte, 1974, XVIII, p. 35-84. 4. L. Danneberg, Logique et herméneutique au XVII e siècle, op. cit., et P. Büler, «L’herméneutique de Johann Conrad Dannhauer», in J.-C. Gens, La logique herméneutique au XVII e siècle, op. cit., p. 69-91. Pour une analyse et une discussion de la contribution de H. E Hasso Jaeger, voir J.-C. Gens, «La redécouverte contemporaine de la logique herméneutique», ibid., p. 5-15. Arts de lirev2r.indd 29 14-12-10 22:11
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Du bon usage de Descartes: l'art de lire de Johann Clauberg, in D. Antoine-Mahut, J. Boulad-Ayoub, A. Torero-Ibad, Les arts de lire des philosophes modernes, Laval, Presses de l'Université

Mar 21, 2023

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DU BON USAGE DE DESCARTES : L’ART DE LIRE CHEZ JOHANN CLAUBERG

Depuis quelques décennies les histoires de l’herméneutique nous signalent que l’Idea boni interpretis de Johann Conrad Dannhauer et la Logica vetus et nova de Johann Clauberg marquent une étape fondamentale

de cette discipline, puisqu’elles utilisent pour la première fois ce mot et font de l ’herméneutique une partie de la logique1. Certains interprètes ont plus récemment mis en question cette primauté : le terme apparaît déjà en 1629, dans The Logician School-Master d’Alexander Richardson, alors que Bartholomeus Keckermann faisait en 1611 de la théorie de l’interprétation une partie de sa logique, tout comme le fera un an plus tard Clemens Timpler dans son Logicae systema methodicum2.

Mais plus que ces questions de fait, ce qui nous intéresse est de remarquer que la critique la plus récente met en question le sens général de cette présence de l’herméneutique chez Dannhauer et chez Clauberg. Alors que H.-E. Hasso Jaeger avait en 1974 redécouvert ces auteurs sur un mode anti-dilthéien et anti-heideggerien, afin de démontrer que l’herméneutique générale est bien antérieure à Schleiermacher et qu’elle précède l’herméneutique de la Bible3, on signale à présent que les règles énoncées au XVIIe siècle ont un évident fond exégétique et parfois théologique4. Notre but est de tester cette affirmation chez les deux

1. J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993, p. 54-59 ; J. Le Brun, Exégèse herméneutique et logique au XVIIe siècle, XVIIe siècle, 1997, CXCIV, p. 19-30. Puisque Lodewijk Meyer utilise la Logica de Clauberg, on peut esquisser une filiation Dannhauer-Clauberg-Meyer-Spinoza.2. L. Danneberg, «  Logique et herméneutique au XVIIe siècle  », in J.C- Gens, La logique herméneutique au XVIIe siècle. J.-C. Dannhauer et J. Clauberg, Paris, Le Cercle Herméneutique, 2006, p. 15-65 ; S. Meier-Oser, Philosophische Werke, in J. K. Dannhauer, Idea boni Disputatoris et malitiosi Sophistae […], Hildesheim-Zürich-New York, Olms, 2010, p. XXV-XXVI.3. H.-E. Hasso Jaeger, «  Studien zur Frühgeschichte des Hermeneutik  », Archiv für Begriffsgeschichte, 1974, XVIII, p. 35-84.4. L. Danneberg, Logique et herméneutique au XVIIe siècle, op. cit., et P. Büler, «L’herméneutique de Johann Conrad Dannhauer», in J.-C. Gens, La logique herméneutique au XVIIe siècle, op. cit., p. 69-91. Pour une analyse et une discussion de la contribution de H. E Hasso Jaeger, voir J.-C. Gens, «La redécouverte contemporaine de la logique herméneutique», ibid., p. 5-15.

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auteurs, de repérer les écarts de Clauberg par rapport à Dannhauer, et de les expliquer en situant son texte dans le débat contemporain sur la diffusion de la pensée de Descartes.

On commencera par éprouver l’hypothèse suivante : ni Dannhauer ni Clauberg ne sauraient être classés comme des théoriciens d’une herméneutique qui, se voulant générale, a rompu tout rapport avec l’interprétation de la Bible  ; les positions de ces deux auteurs à cet égard ne peuvent cependant être considérées comme identiques. Commençons par Dannhauer. Son Idea boni interpretis s’ouvre en effet sur la démonstration de ce qu’une herméneutique générale nous est aussi indispensable que la grammaire :

Sicut enim non est alia grammatica Juridica, alia Theologica, alia Medica, sed una generalis omnibus scientiis communis. Ita Una generalis est hermeneutica, quamvis in objectis particularibus sit diversitas1.

Il convient cependant de lire ce texte comme le deuxième volet d’un diptyque comprenant aussi l’Idea boni disputatoris et malitiosi sophistae, publiée en 1629 : Dannhauer y défend l’utilité pour le théologien de la logique en général, et de l’usage de la dispute en particulier. On repère facilement dans cet ouvrage les adversaires confessionnels de Dannhauer  : il vise les catholiques (il y est souvent question de Robert Bellarmin) et les calvinistes. La logique et son couronnement, la dispute, trouvent donc leur utilisation dans le contexte des controverses religieuses de l’époque : le bon luthérien doit en maîtriser les secrets afin de réfuter un adversaire usant des ruses d’une argumentation sophistique, mais aussi afin de mieux le mettre en difficulté grâce à son adresse dialectique. Et un protestant est parfaitement autorisé à s’emparer de ces instruments philosophiques : contrairement à ce que prétendaient les adversaires catholiques, le renvoi à une interprétation littérale des Écritures et le refus de la médiation de la tradition et de la hiérarchie n’impliquent pas le renoncement à l’utilisation des arts libéraux. Il y a cependant aussi un adversaire intra-confessionnel  : Dannhauer veut démontrer l’utilité de la logique (et ensuite de l’herméneutique) à des interlocuteurs protestants qui ne la considèrent pas comme une partie du bagage culturel des théologiens :

1. J. C. Dannhauer, Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris […], Argentorati, typis J. Staedelii, 1652, réimpression anastatique par W. Sparn, Hildesheim-Zürich-New York, Olms-Weidmann, 2004, p. 10. Nous signalons une récente et importante étude de cet ouvrage : S. Meier-Oser, « Hermeneutik und Logik im frühen 17.Jahrhundert », in G. Frank et S. Meier-Oser (dir.), Hermeneutik, Methodenlehre, Exegese. Zur Theorie der Interpretation in der Frühen Neuzeit, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2011, p. 337-353.

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Magna ig itur superstitio est terminos philosophicos in Theologia aut superioribus facultatibus repudiare, cur enim habeantur pro rejiculis  ? An quia 1. sunt te rmini phi losophic i ne sacra i l la profanentur si in patellis e luto factis proferantur  ? An quia 2. impediunt veritatem et intricant controversias  ? An quia 3. solum verbis scripturae loquendum est, neglectis omnibus aliis, an quia 4. haeresibus patrocinatur  ? Nihil horum concludit; omnia in caducum inclinant parietem […]1.

Comme le manifeste cette citation, Dannhauer joue le bon élève de Philippus Melanchthon : il poursuit son intégration dans les universités luthériennes de l’étude d’une culture païenne considérée comme un patrimoine qu’il ne faut pas surestimer, mais qui possède sa dignité et son utilité si elle est subordonnée aux vérités de la foi2. Cette conclusion s’impose si l’on revient aux pages de l’Idea boni interpretis déjà évoquées et qu’on situe notre citation dans son contexte. Le problème que Dannhauer cherche à résoudre est en effet le suivant : comment établir un rapport équilibré entre les différentes disciplines (et donc entre les différents enseignements universitaires) ? S’il est vrai qu’elles doivent se respecter mutuellement et qu’elles ne doivent dépasser leurs bornes, il est vrai aussi que la logique joue un rôle d’instrument utile et indispensable pour les disciplines supérieures (la théologie, le droit et la médecine3) et que tout en n’étant pas indispensable aux laici pour recevoir la foi salutaire et comprendre l’essentiel de la Bible, elle est efficace pour les théologiens qui doivent réfuter de redoutables adversaires :

Ergo, inquies, imposterum Scripturae S. aut Juris civilis interpres erit, non Theologus aut JCTUS, sed Philosophus aut Logicus […]. Etsi enim Logici non est Theologica tractare, Theologi tamen est theologica logice tractare. Et est profecto admirabile, quod grammaticas leges non respuant sapientum commentarii, damnent vero logicas, quas tamen negligere etiamsi velint, non omnino possunt. […] Dices […] 2 Laicos,

1. J. C. Dannhauer, Idea boni disputatoris et malitiosi sophistae […], Argentorati, Typis Wilhelmi Christiani Glaseri, 1629, p. 365.2. Sur le rôle de Melanchthon dans la naissance des universités luthériennes et dans la revalorisation de l ’étude de la philosophie naturelle (aristotélicienne) dans l ’université de Wittenberg, voir S. Kusukawa, The Transformation of Natural Philosophy. The Case of Philip Melanchton, Cambridge-London-New York-Melbourne, Cambridge University Press, 1995 et R. S. Westfall, « The Melanchton Circle, Rheticus, and the Wittenberg Interpretation of the Copernican Theory », Isis, LXVI, 1975, p. 165-193. L’importance de Melanchthon pour le passage de la rhétorique à l’herméneutique est signalée par S. Meier-Oser, Philosophische Werke, op. cit., p. XXIV (qui donne aussi une bibliographie rapide : p. XLV).3. La présence de la médecine parmi les disciplines qui utilisent la grammaire et l ’herméneutique générale témoigne de ce que le but de Dannhauer n’est pas d’indiquer le propre des sciences de l’esprit ou d’opposer l’explication à la compréhension, comme le voudraient Dilthey et Gadamer.

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logica minime instructos homines, verbum Dei intelligere potuisse ante natam aut animo conceptam hanc hermeneuticam, partem scilicet logicae superfluam. […] ad 2 hoc est quod multos facere calumniam philosophiae cogit, quod nesciunt distinguere inter fidem salvificam et habitualem adeoque studio et labore acquisitam, quae proprie est habitus Theologicus, ejusmodi ut in homine etiam perditissimo inveniri possit. De priori certum est, quod in Laicis illa beneficio Sp. S. per verbum agitantis accendatur, non adhibito ministerio artium philosophicarum: posterior autem Theologi est militiam sacram militantis, cujus est pluribus praesidiis instructum esse, quam aliorum1.

Si dans cette revendication de l’importance de la philosophie et de la logique, Dannhauer n’est pas seul parmi les protestants, ce qui rend son texte spécifique est sa manière d’articuler ce plaidoyer au développement de ce qu’il appelle l’hermeneutica generalis. Même s’il n’est le premier, ni à utiliser ce mot, ni à agencer une doctrine de l’interprétation à la logique, il reste qu’au XVIIe siècle les exemples de philosophes ou de théologiens situant l’herméneutique au cœur de la logique demeurent rares. Ils semblent même se réduire à quatre cas, à savoir Bartholomeus Keckermann, Clemens Timpler, Dannhauer et Clauberg, ce dernier étant débiteur de ces prédécesseurs2.

Si donc la nouveauté de cette démarche n’est pas remise en cause par la critique la plus récente, il faut cependant remarquer que l’Idea bonis interpretis est manifestement écrite à l’intention des théologiens, comme le prouvent non seulement les passages que l’on vient de citer, mais aussi le fait que la plupart des exemples présentés par le texte sont tirés de l’interprétation des Écritures. Il ne faut pas non plus oublier que Dannahuer est aussi l’auteur d’une Hermeneutica sacra, parue en 1654. Comme le remarque P. Büler, la structure de ces ouvrages est très semblable : si l’on fait l’économie de nombreuses citations des autorités théologiques et des discussions exégétiques, on constate aisément que Dannhauer énumère en 1654 les mêmes instruments de l’interprétation qu’en 16303. On peut cependant signaler une différence de taille entre ces deux ouvrages : au début de l’Hermeneutica sacra on trouve les considérations protestantes habituelles sur la nécessité de l’aide du Saint Esprit pour bien comprendre la Bible, puisque le texte sacré n’est pas salutaire pour ceux qui ne sont pas touchés par la grâce divine4.

1. J. C. Dannhauer, Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris, op. cit., p. 9-11.2. L. Danneberg, Logique et herméneutique au XVIIe siècle, op. cit., p. 41-42.3. P. Büler, L’herméneutique de Johann Conrad Dannhauer, op. cit., p. 83-86.4. J. C. Dannhauer, Hermeneutica sacra […], Argentorati, Typis et Sumptibus Josiae Staedelii, 1654, p. 6-12. Voir M. Flacius Illyricus, Clavis Scripturae S. Altera Pars, Basileae, Per Sebastianum Henricpetri, 1609, coll. 1-7, 21  ; A. Rivet, Isagoge ad Scripturam Sacram, in Opera theologica, t. II, Roterodami, Ex officina Typographica Arnoldi Leers, 1652, p. 945b-946a, 951a, 980a, 983a.

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Alors que Dannhauer indique la place de l’hermeneutica generalis dans la logique, mais ne nous livre pas de manuel complet de cette discipline, cette tâche sera menée à terme par Clauberg1. Annoncée déjà dans son premier ouvrage et bien avant son rattachement au groupe cartésien, sa Logica vetus et nova est un texte singulier et qui n’a pas d’équivalent parmi les autres tentatives, parfois plus célèbres, de doter la philosophie cartésienne d’une véritable logique, développant les maigres indications fournies par le Discours de la méthode. Elle comprend deux sections, divisées en deux parties : la logique peut être génétique, et elle s’occupera donc de la formation de ses propres pensées, ou analytique, et elle s’occupera de l’analyse ou résolution des pensées des autres. La logique génétique peut nous enseigner à former correctement nos pensées, ou bien nous indiquer comment les exposer et les enseigner convenablement aux autres. La logique analytique nous apprend à résoudre les difficultés des écrits d’autrui, ou à distinguer le vrai et le faux dans notre pensée aussi bien que dans celle des autres. En tant que destinées soit à la communication de sa propre pensée à un public, soit à l’interprétation des écrits des autres, la deuxième et la troisième partie de la logique sont également des parties de l’herméneutique.

De ce résumé sommaire il est déjà évident que l’hermeneutica generalis de Clauberg ne recoupe pas tout à fait celle de Dannhauer. Tout d’abord, parce que Clauberg en fait véritablement une partie de sa logique, élaborant une architecture complexe et sans précédents, alors que Dannhauer ne semble parfois utiliser les règles de l’interprétation qu’afin d’éliminer les contradictions des textes et de leur donner une forme logique2. Le programme de Dannhauer semblerait donc proche de celui de nos philosophes analytiques contemporains : ramener des textes à une structure logique, les soumettant ainsi à une thérapie médicale. Le rapport étroit mais extrinsèque entre la logique proprement dite et l’herméneutique est d’ailleurs exposé par Dannhauer lui-même : les deux disciplines ont le vrai comme objet, mais la première enseigne à déduire des conclusions vraies à partir de prémisses certaines et la deuxième à trouver le véritable sens d’un passage3. L’herméneutique de Clauberg, enfin, ne vise pas seulement à interpréter des textes, comme celle de

1. La meilleure présentation bio-bibliographique de Clauberg reste celle de T. Verbeek, «Johannes Clauberg  : a Bio-bibliographical Sketch», in T. Verbeek (dir.), Johannes Clauberg (1622-1665) and Cartesian Philosophy in the Seventeenth Century, Dordrecht-Boston-Londres, Kluwer, 1999, p. 181-199.2. J. C. Dannhauer, Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris, op. cit., p. 81-127. Le rapport de Dannhauer avec la tradition logique du Moyen Âge tardif, ainsi bien qu’avec Melanchthon, Keckermann et Timpler est analysé par S. Meier Oser dans son introduction à la réimpression anastatique de l’Idea boni Disputatoris et malitiosi Sophistae, op. cit., p. X-XXVII.3. J. C. Dannhauer, Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris, op. cit., p. 12.

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l’Idea bonis interpretis, mais aussi à nous indiquer comment exprimer et enseigner de manière efficace, manifestant une attention particulière à la rhétorique et à la pédagogie.

Dannhauer n’est d’ailleurs pas le seul point de repère de la Logica. Clauberg situe en effet son œuvre par rapport à deux autres auteurs, bien plus célèbres. En dotant la philosophie cartésienne de cette logique qu’elle n’avait pas, il se rattache à une tradition antique remontant à Aristote, mais, avec une démarche cartésienne, il choisit de partir des connaissances du sujet et de lui enseigner une méthode pour bien conduire son esprit1. L’attention à l’interprétation des textes, cependant, nous signale que les livres sont une source importante pour nos connaissances, ce qui est peu cartésien, mais qui distingue aussi la Logica de Clauberg des logiques anciennes : disposant de très peu de textes, Aristote pouvait se limiter aux rapides préceptes du De interpretatione, ce qui n’est plus le cas pour les philosophes du XVIIe siècle2.

Puisque notre but est d’étudier les règles de l’art de lire établies par Clauberg et leur mise en œuvre, il est temps de venir à la troisième partie de sa Logica, consacrée à l’analytique herméneutique3. Il convient de l’examiner en la rapprochant du texte de Dannhauer, parce que l’impression de similarité qu’accompagne la première lecture s’estompe une fois qu’on procède à une comparaison plus détaillée. Certes, Clauberg évoque à plusieurs reprises l’opposition entre l’interprète et le calomniateur que l’on peut lire dans l’Idea boni interpretis. Dannhauer avait souligné la volonté malicieuse de fausser le sens du texte, propre au calomniateur :

nomen interpretationi oppositum est, CALUMNIA : quae quidem vox in genere quamvis fallaciam et fraudationem in judicio factam notat […]. Est igitur calumnia mendax et contradictoria interpretatio textus. […] Interpres enim est analyticus orationum omnium quatenus sunt obscurae, sed exponibiles, ad discernendum verum sensum a falso. Calumniator est Sophista textum interpretandum evertens4.

1. M. Savini, «  L’insertion du cartésianisme en logique  : la Logica vetus et nova de Johannes Clauberg», Revue de métaphysique et de morale, 2006, p. 73-88; J. Lagrée, « Qu’est-ce être un logicien cartésien ? », in D. Antoine-Mahut (dir.), Qu’est ce qu’être cartésien ?, Lyon, Presses de l’École Normale Supérieure de Lyon, 2013.2. J. Clauberg, Logica vetus et nova, in Opera omnia philosophica, Hildesheim, Olms 1968, t. II, p. 782 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, présentation, traduction et notes par J. Lagrée et G. Coqui, Paris, Vrin, 2007, p. 57.3. L. Danneberg a étudié le passage du logicien à l’interprète : « Vom ‘grammaticus’ und ‘logicus’ über den ‘analyticus’ zum ‘hermeneuticus’ », in J. Schönert et F. Vollhardt (dir.), Geschichte des hermeneutik und die Methodik der textinterpretierenden Disziplinen, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2005, p. 281-363.4. J. C. Dannhauer, Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris, op. cit., p. 26-29.

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La description que nous livre Clauberg ne recoupe que partiellement le portrait du calomniateur de Dannhauer : le calomniateur ne vise que la réfutation d’un texte et attribue à un auteur des intentions qu’il n’a pas, pour ensuite s’amuser à réfuter ces intentions prétendues, sans laisser comprendre à son lecteur qu’il ne réfute que des fantômes :

hic vero talis [scil. Analyticus] vocatur qui alterius dicta vel scripta cognoscendi veri studio rimatur ac resolvit. Nam carpendi quidem, ac refutandi tantum animo libros legere, quae prava vulgo obtinet consuetudo, Calumniatoris potius est quam Analytici. […] Cum nefas sit judicare de eo, quod non perceperis, ante omnia id agendum, nisi velis ab ipsa janua aberrare, ut percipiatur, quaenam sint cogitationes illius, qui nobis loquitur, sive quae dictorum scriptorumve germana menti dicentis congrua significatio sit, quis sensus verborum genuinus. Proinde etiam atque etiam notandum est, ut absque omni praejudicio ad cujusque scriptoris analysin accedentes non detrectemus prius esse discipuli quam censores, nempe ut prius intelligamus ea quae proponuntur, quam probemus aut improbemus. […] Hoc enim commune est calumniatorum vitium, primo quidem aliis affingere quod non sentiunt, ac deinde, quasi sentirent, eos insectari1.

L’erreur du calomniateur ne consisterait pas dans la simple volonté de tromper le lecteur, mais dans la présence d’un préjugé, à savoir dans la volonté préalable de réfuter un texte avant même de l’avoir correctement compris, à cause d’un esprit partisan qui le fait être censeur avant même d’avoir compris ce qu’il est en train de lire. Pour comprendre un texte, il faudrait au contraire être bien disposé envers l’auteur qu’on est en train de lire, tout comme le sont les disciples. L’attitude de l’interprète est donc spéculaire par rapport à celle de l’analyticus de la quatrième partie de la Logica : seul ce dernier est autorisé à s’ériger en censeur, lorsqu’il essaye de déterminer si une certaine proposition est vraie. Cette recherche de la vérité ne serait cependant pas possible si l’on n’avait pas préalablement trouvé le sens vrai de la proposition à examiner : cette entreprise présuppose au contraire un esprit favorablement disposé envers l’auteur à interpréter, selon les lois de l’humanité, de la prudence et de la charité chrétienne2.

Malgré la présence souterraine ou explicite de Dannhauer, l ’analytique herméneutique de Clauberg fait l ’économie d ’une partie importante voire essentielle de l ’Idea boni interpretis  : dans la Logica, l ’articulation de l’herméneutique à la logique et la recherche du sens véritable ne comportent nullement de tentative systématique de ramener les discours non énonciatifs à

1. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 843-844 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 182-183.2. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 862 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 224.

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des discours énonciatifs. Alors qu’une partie importante du travail de l’interprète était, de l’avis de Dannhauer, l’élimination des contradictions apparentes d’un texte, grâce au savant emploi des media interpretandi et des règles de la logique, l’obsession de la cohérence semble avoir disparu dans l’ouvrage de Clauberg. La liste des moyens de l’interprétation nous en donne une confirmation indirecte : l’établissement d’une liste de passages concernant le même argument du texte à interpréter occupe seulement le dernier rang parmi les outils de l’interprète, ce qui au passage marque également une différence importante par rapport aux préceptes des exégètes bibliques les plus renommés à l’époque, tels que Mathias Flacius Illyricus, Salomon Glassius et André Rivet1. Ce qui constitue la plus grande part du travail de Dannhauer ne s’étend que sur peu de pages dans le livre de Clauberg qui, en outre, nous livre un véritable Galathée à suivre face aux erreurs et aux contradictions des auteurs. Celles-ci peuvent donc bien exister, mais l’interprète doit les signaler sans pour autant prononcer un verdict de culpabilité contre l’auteur qu’il est en train d’expliquer2.

Nous sommes donc en mesure de proposer une explication de l’articulation de l’herméneutique à la logique opérée par Dannhauer et par Clauberg. L’Idea boni interpretis nous montre comment appliquer la logique traditionnelle à l’interprétation des textes : l’articulation vise donc à insérer des procédés logiques dans le travail de l ’interprète, à côté des règles traditionnelles de l ’exégèse biblique. La Logica au contraire ne mélange pas les deux disciplines dans une seule opération, mais construit une articulation complexe où elles jouent leur rôle tout en gardant leur autonomie. La logique traditionnelle trouve donc sa place principalement dans les autres sections de l’ouvrage, alors que ce sont les media interpretandi proprement dits qui occupent presque totalement la troisième partie de la Logica.

On vient de signaler une première différence entre la liste des media interpretandi illustrée par Clauberg, et celle qu’on peut repérer dans certains manuels d’exégèse biblique très appréciés à son époque. Il est possible d’en repérer d’autres, ayant toutes trait au statut différent du texte à interpréter. Même s’il ne se prive pas d’exemples bibliques, le but de Clauberg est en effet d’établir les règles

1. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 851 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 198-199. La liste des media interpretandi donnée par Clauberg est à rapprocher à celles données par M. Flacius Illyricus, Clavis Scripturae S., op. cit., coll. 21-23, 31-37, S. Glassius, Philologia Sacra, Amstelodami, Apud Johannem Wolters, 1694, p. 228-232, A. Rivet, Isagoge ad Scripturam Sacram, op. cit., p. 947a-949a.2. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 862-863 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 224-227.

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de l’interprétation que le lecteur doit suivre s’il veut atteindre le sens véritable de livres qui ne sont pas l’ouvrage d’un Dieu summe potens, sapiens et bonus. Il en résulte en premier lieu que la coïncidence entre le sens véritable d’un passage et la vérité n’est pas présupposée à cause de la nature sacrée du texte et de l’infaillibilité de son auteur ultime (les prophètes et les évangélistes n’étant que de simples scribes du Saint-Esprit), mais est à rechercher sans qu’elle soit préalablement assurée, puisque l’auteur peut se tromper ou se contredire, étant fini et imparfait. Du coup, comme nous venons de le voir, l’interprète d’un ouvrage profane peut en dernier ressort arriver à la conclusion qu’un auteur n’est pas tout à fait cohérent dans ses propos, ou qu’il commet des erreurs de fait.

Le statut différent des textes visés par l’art de lire de Clauberg, par rapport aux exégèses réformées de la Bible, explique également que dans la Logica ne jouent aucun rôle ni la nécessité que la grâce divine aide l’interprète à préparer et à épurer son âme et à recevoir le sens salutaire des Écritures, ni l’opportunité d’avoir une connaissance approfondie des langues, des histoires et des usages de peuples exotiques, tels que les juifs de l’âge de Moïse, ni le besoin de concilier les passages obscurs aux doctrines établies par l’Église (analogia fidei). Ces écarts entre l ’herméneutique de Clauberg et l ’exégèse des Écritures sont partagés par Dannhauer. Il suffit de comparer l’Idea boni interpretis et la plus tardive Hermeneutica sacra pour constater que l’interprète du texte sacré doit avoir des dons spécifiques et qu’il suit des normes qui ne sont pas partagées par l’interprète des textes profanes1. Il n’en est pas ainsi pour ce qui concerne la réglementation très stricte et détaillée des conditions nous autorisant à passer du sens propre d’un passage au sens figuré. Cette question, traditionnelle chez les interprètes de la Bible, retient l’attention de Dannhauer, alors qu’elle n’est que très rapidement abordée par Clauberg. Le passage du sens littéral ou grammatical d’un texte au sens figuré revêt une grande importance dans l’exégèse protestante et réformée des Écritures, car il joue un rôle fondamental dans la controverse confessionnelle sur l’Eucharistie : le célèbre verset hoc est corpus meum peut changer de sens si on lui donne une interprétation figurée, comme le voulaient les réformés, ou propre et littérale, comme le voulaient les catholiques2.

Nous avons affirmé que l’Idea boni interpretis, tout en se présentant comme une herméneutique générale, est parsemée de traces évidentes et assez nombreuses

1. J. C. Dannhauer, Hermeneutica sacra, […] Argentorati, Typis et Sumptibus Josiae Staedelii, 1654, p. 6-12, 67.2. Sur le problème de l’interprétation figurée chez Dannhauer et Clauberg voir R. B. Sdzuj, « Improprie dicta varie exponi possunt – Zur frühneuzeitlichen Hermeneutik der Tropen », in G. Frank et S. Meier-Oser (dir.), Hermeneutik, Methodenlehre, Exegese, op. cit., p. 355-378.

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de son rapport avec l’exégèse biblique. L’une des preuves de cette thèse est le fait qu’elle consacre une grande attention à l’usage du sens figuré et le réglemente de manière très stricte, en renvoyant explicitement à la controverse eucharistique1. Puisque l’une des conditions qui permettent l’utilisation d’un sens figuré est la contradiction manifeste (soit avec un autre passage, clair, des Écritures, soit avec les données de fait que nous offrent l’histoire et les sciences, soit avec les doctrines des confessions de la foi), cette question est incontournable dans d’autres controverses, celles qui opposent toutes sortes d’orthodoxie aux sociniens, ou bien les gomaristes aux arminiens, aux Pays-Bas. La centralité attribuée au critère de la contradiction impose en effet d’établir de manière claire les équilibres entre la règle herméneutique de la sola scriptura et le recours à la raison : chaque secte ou courant théologique aura ses propositions à ce sujet, propositions qui souvent varient de manière imperceptible suivant les besoins imposés par la controverse. C’est pour cette raison que les ouvrages de Dannhauer nous donnent un exemple qui reviendra sous la plume de Clauberg et qui deviendra célèbre par le retournement qu’en fera Lodewijk Meyer dans sa Philosophia Sacrae Scripturae interpres. Contre les sociniens, Dannhauer affirme en effet que nous devons interpréter de manière figurée les passages de la Bible parlant de Dieu comme s’il était doté de corps. Le critère de la sola Scriptura n’est pas dans ce cas suffisant pour trancher, car la plupart des passages du texte sacré parlent de Dieu comme d’un être corporel.

Si nous devons préférer l ’interprétation figurée, nous appuyant sur les passages qui au contraire en parlent comme d’un être spirituel, c’est «  cum manifestum absurdum sit Deum esse corporeum » : la raison nous indique dans ce cas l’interprétation à choisir2. Il faudra attendre Meyer pour voir apparaître l’argument suivant : puisque la majorité des passages attribuent un corps à Dieu, alors les écrivains sacrés croyaient à un Dieu corporel. Or la Logica suit de près l’Idea boni interpretis de Dannhauer : il faut une véritable nécessité pour quitter le sens propre et littéral pour le sens figuré. Comme le voulait Augustin, nous sommes autorisés à chercher un sens figuré si un passage en contredit un autre, ou lorsque cela nous est indiqué par l’histoire et les événements racontés (c’est le cas des prophéties) ; la simple collation des passages parallèles et leur quantité ne nous indiquent cependant pas l’interprétation à privilégier, comme c’est évident dans le cas des passages attribuant un corps à Dieu3.

1. J. C. Dannhauer, Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris, op. cit., p. 85-98.2. J. C. Dannhauer, Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris, op. cit., p. 96-97 ; Id., Idea boni disputatoris et malitiosi sophistae, op. cit., p. 124.3. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 850  ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 196-197.

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Ce qui était un argument central chez Dannahuer n’occupe toutefois que peu de lignes chez Clauberg et se trouve relégué à la fin du traitement des media interpretandi. La raison de ce changement est évidente  : l ’herméneutique de Clauberg s’émancipe davantage de ses origines scripturaires. La nécessité de régler l’interprétation figurée de manière précise et stricte étant spécifique au texte sacré, Clauberg peut suivre sa source même dans les exemples, tous tirés des Écritures, mais il peut changer le rang de ce problème, puisque l’objet principal de son herméneutique est l’ensemble des livres profanes. Cette conclusion est confirmée a fortiori par le rapprochement de la Logica de Clauberg et des Dissertationes duae de Christophorus Wittich, son ami et son collègue à Herborn et à Duigsburg. Dans ce texte, paru un an avant la Logica, Wittich argumente longuement en faveur d’une interprétation figurée des passages de la Bible qui s’opposent au système héliocentrique. Mais, encore une fois, il s’agit là des Écritures Saintes, non pas des livres profanes1. Tout en visant le même but général, à savoir la défense des doctrines cartésiennes, les deux amis se partagent ainsi les objectifs particuliers, en élaborant à l’occasion des tactiques qui, sans être opposées, sont cependant différentes.

La même raison, à savoir l ’émancipation de l ’herméneutique sacrée et l’adaptation aux textes profanes de l’ars interpretandi élaboré pour la Bible, explique les différences qui séparent la Logica de Clauberg non seulement de Dannhauer, mais aussi d’autres théologiens importants, tels que Flacius Illyricus, Glassius et Rivet. Leurs conseils commencent d’habitude par la nécessité de connaître tous les arts instrumentaux : la grammaire et la syntaxe de l’hébreu et du grec, mais aussi des autres langues anciennes qui nous ont assuré des témoignages sur le texte sacré, l’histoire ancienne, les mœurs des peuples bibliques et même la géographie des Etats anciens. Au contraire, Clauberg affirme que le premier souci de l’interprète est de déterminer qui est l’auteur du texte, quel est le public auquel il s’adresse, quel est son sujet et quel est son but : des questions qui ne se posent même pas ou qui n’ont pas la même importance dans le cas des écrivains sacrés.

Il convient de souligner encore une fois la cohérence de la démarche de Clauberg avec celle suivie par Wittich. Un des arguments les plus importants des

1. Pour une analyse de ce texte nous nous permettons de renvoyer à nos études « Ermeneutica cartesiana : il contributo di Christoph Wittich », in M. T. Marcialis et F. M. Crasta (dir.), Descartes e l’eredità cartesiana nell’Europa Sei-Settecentesca. Atti del convegno “Cartesiana 2000” Cagliari, 30 novembre-2 décembre 2000, Lecce, Conte Editore, 2002, p. 127-145, et « Tra Galileo e Descartes : l ’esegesi biblica filocopernicana di Christoph Wittich », in J. Montesinos et C. Solis (dir.), Largo campo del filosofare. Eurosymposium Galileo 2001, La Orotava, Fundacion Canaria Orotava de Historia de la Ciencia, 2001, p. 719-729.

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Dissertationes, en effet, consiste à rappeler le statut particulier des Écritures, texte sacré inspiré par Dieu, visant à sauver notre âme et à articuler à ces prémisses une utilisation de la théorie traditionnellement acceptée de l’accommodation. C’est donc la détermination de l’auteur et de son but qui fixe chez Wittich le choix de privilégier certaines règles herméneutiques.

Cette hypothèse est confirmée par l’examen des renvois à la Bible présents dans le livre III de la Logica : on pourrait aisément les situer dans le texte de Wittich. Clauberg parle de la distinction entre les passages scripturaires où Dieu s’exprime en s’adaptant à nos faibles capacités, et ceux où au contraire il exprime de manière plus directe la vérité. Il affirme qu’il est nécessaire d’entendre de manière conforme à la spiritualité de Dieu ce qu’il est dit de lui de manière anthropomorphique. Il faut à son avis considérer que le but des Écritures est de nous indiquer la voie du salut, et non pas de nous instruire dans les sciences, et que donc certains passages ne contiennent pas des vérités énoncées ex professo. Il convient de choisir les sens figuré afin d’éviter des contradictions grossières ou des absurdités. Clauberg nous rappelle enfin que Dieu est un auteur sage et bon : tout mensonge et ambiguïté sont donc exclus de ses propos, le sens des passages bibliques étant unique, mais nous sommes autorisés à attribuer à Dieu toute bonne conséquence que l’on saurait tirer des Écritures1.

Le rapprochement de la Logica et des Dissertations duae de Wittich nous permet d’arriver au dernier volet de notre étude. Il nous semble, en effet, que certains traits caractéristiques de l’ouvrage de Clauberg, qui n’ont pas d’équivalent dans l’Idea boni interpretis de Dannhauer, sont à expliquer en les situant dans le cadre de la polémique anti-cartésienne déclenchée par ce que Theo Verbeek a appelé la querelle de Leyde. Plusieurs critiques ont déjà signalé que si la Logica ne nomme pas souvent Descartes, il y est très présent de manière implicite et souterraine2. Nous avons déjà remarqué que Clauberg se propose d’établir les règles de l’interprétation de textes profanes. Or, si des exemples bibliques reviennent sous sa plume, les textes profanes auxquels il fait référence sont les ouvrages de Descartes. C’est à propos des écrits du philosophe français qu’il faut éviter de se conduire en calomniateur, comme l’ont souvent fait ses adversaires.

1. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 847-848, 850, 853, 858 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 188-189, 190, 196-197, 205, 216.2. T. Verbeek, «  Probleme der Bibelinterpretation  : Voetius, Clauberg, Meyer, Spinoza», in J.Schönert et F. Vollhardt (dir.), Geschichte der Hermeneutik und die Methodik der textinterpretierenden Disziplinen, op. cit., p. 187-201 (notamment à la page 193) ; voir aussi la préface et le commentaire de J. Lagrée et G. Coqui à J. Clauberg, Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 10, 14, 186, 191, 210, 211, 215, 216, 219, 220-221.

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Nous allons détailler les pièces à conviction de cette hypothèse. En expliquant qu’il faut considérer quel est le but d’un auteur afin de bien interpréter son texte, Clauberg ne se limite pas à renvoyer aux Écritures, mais ajoute aussi qu’il suffit parfois de lire le titre d’un ouvrage pour trouver correctement le but de l’auteur :

Ita qui in titulo et exordio libri demonstrationes de Dei existentia promittit, non est cur cum Atheis sentire putetur, etiamsi, eorum argumenta recenseat. Imo si horum opiniones eo tantum fine referat, ut refutet, iniquus calumniator sit, qui propterea ipsas ejusmodi scriptori ut suas tribuerit1.

Les contemporains, et notamment les philosophes et les théologiens néerlandais, devaient comprendre aisément que le titre en question était celui des Meditationes de Descartes et que l’accusation d’athéisme était celle lancée par Gijsbert Voetius et Martin Schoock au début de la querelle d’Utrecht2. Le titre des Meditationes avait cependant changé entre la première et la deuxième édition. Il y était question d’abord de l’immortalité de l’âme, puis de la distinction de l’âme et du corps, Descartes ayant reconnu qu’il n’avait réellement démontré que cette dernière3. Ce changement avait permis à ses adversaires de le critiquer et de l’accuser d’inconstance ou pire4. Une conséquence que Clauberg n’accepte pas, parce qu’à son avis le titre d’une œuvre nous indique son contenu, mais n’est pas forcément exhaustif :

Ita qui de anima humanae a corpore distinctione sic tractat, ut illius quoque immortalitas inde cognoscatur, modo hunc, modo illum scripto suo titulum indere potest, prout vel hic vel ille lectores magis videtur ad legendum invitare5.

On peut donc parfaitement concevoir qu’un auteur traite uniquement des principes d’un certain sujet, sans s’occuper d’en détailler toutes les conséquences, et donc, comme le fait Descartes, qu’il puisse avec ses correspondants et amis affirmer à la fois qu’il a démontré l’immortalité de l’âme et qu’il n’a rien écrit à ce propos6.

1. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 847 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 190.2. M. Schoock, La Querelle d’Utrecht, éd. T. Verbeek, préface de J.-L. Marion, Paris, Les impressions nouvelles, 1988, p. 160-161, 170-171, 274-276, 315-317.3. La dyscrasie entre le titre de la première édition des Meditationes et leur contenu avait été signalée d’abord par les deuxièmes objecteurs et ensuite par Arnauld (Secundae et Quartae Obiectiones, AT VII-1 127-128 et 204).4. R. Descartes et M. Schoock, La Querelle d’Utrecht, op. cit., p. 278-279  ; J. Revius, Statera Philosophiae Cartesianae [...], Lugduni Batavorum, Ex Officina Petri Leffen s. d. [1650], p. 32-35, qui suggère aussi un rapprochement avec les thèses de Henricus Regius (nous ne pouvons pas démontrer l’immortalité de l’âme, qui ne nous est connue que par les Écritures).5. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 847  ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 190-191.6. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 858-859  ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op.

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Mais la partie de la Logica où l’on trouve le plus de références implicites aux polémiques anti-cartésiennes est celle où Clauberg expose les règles à suivre pour trouver le sens non des mots, mais de l’ouvrage tout entier. Or cette partie n’a pas de correspondant dans l’Idea boni interpretis de Dannhauer. Le principe général proposé par Clauberg s’oppose nettement à une célèbre indication de Malebranche, reprise par Bayle : il faut croire que ce qui est dit le plus souvent et le plus ouvertement est la véritable pensée de l’auteur (alors que l’Oratorien affirmait qu’il faut donner plus d’importance aux rares passages où un auteur contredit les opinions courantes qu’aux nombreux passages où il les suit) :

Quid prodest locorum de materia omnino eadem eodem modo agentium collatio? Resp. Ut animadvertentes, quid author manifeste, quid frequenter, quid perseveranter dicat, eo magis confirmetur, sententiam ejus hanc esse, et non aliam, cum toties eam repetat nulla parte mutatam. Et hinc differentia inter id, quod semel fortassis scriptor quis profert, et quod saepius inculcat, aut semper ingeminat, e quibus posterius ceu authoris sensum bonus interpres potius amplectitur, prius vero calumniator arripit1.

Il faut en outre considérer qu’un auteur peut avoir traité un même sujet dans des écrits qui ont des buts et donc des styles différents. Certains ouvrages sont en effet destinés à la didactique, d’autres à la controverse ; certains sont acroamatiques, d’autres exotériques ; certains sont entièrement consacrés à l’étude d’un sujet, d’autres en traitent de manière superficielle et en passant. L’interprète se doit de choisir le premier type d’ouvrages pour en tirer la véritable pensée de l’auteur ; le calomniateur, au contraire, ne distingue pas les contextes, les buts visés et les méthodologies utilisées et fait flèche de tout bois à fin de ridiculiser et réfuter son adversaire2. Comme Clauberg le disait au début de la troisième partie de la Logica, le calomniateur se distingue par son préjugé a priori défavorable. Si un auteur utilise une maxime équivoque dans un sens couramment reçu à son époque, il choisit au contraire de lui attribuer le sens moins courant mais plus hétérodoxe, comme il arrive lorsqu’on pense qu’un chrétien puisse entendre la maxime a nihilo

cit., p. 216. En écrivant à Mersenne, Descartes admet qu’il n’a « pas mis mot de l’Immortalité de l ’Ame  »  : Descartes à Mersenne, 24 décembre 1640, AT III 266. Dans la même lettre il annonce l ’envoi d ’un abrégé, à imprimer en tête des Meditationes  : il y explique que la distinction de l ’âme et du corps est préalable à la démonstration de son immortalité (AT VII-1 13-14). Aux deuxièmes objecteurs il répondra en utilisant les mêmes arguments, mais en ajoutant qu’ils valent pour la philosophie naturelle et ne sauraient être concluants pour ce qui concerne la toute puissance divine (AT VII-2 153-154). À Bourdin, en revanche, Descartes déclarera avoir prouvé l’immortalité de l’âme (AT VII-2 549). C’est encore une fois Revius, dans sa Statera, op. cit., p. 32-33, qui signale les affirmations divergentes de Descartes.1. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 856 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 210.2. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 857-859 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 210-215.

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nihil comme une négation de la création, alors que tous concordent à ne l’utiliser que pour décrire les processus physiques de génération et corruption1. Il suffit de parcourir la Statera philosophiae cartesianae de Jacobus Revius pour retrouver cette accusation, adressée à Descartes2.

Il faut surtout ne pas mettre en doute la bonne foi de l’auteur. Ainsi, lorsque ce dernier rejette une certaine interprétation ou une certaine conséquence que l’on prétend tirer de ses opinions, il ne faut pas les lui attribuer, sauf s’il y a des indices très graves de culpabilité. Parmi ces indices on peut dénombrer la contradiction entre les opinions affichées et la conduite, ou bien entre les déclarations et les arguments effectivement apportés en faveur de ces déclarations. Bref, si un écrivain affirme qu’il veut réfuter les Sociniens, mais que les arguments qu’il étale contre eux ne nous semblent pas assez forts, il faut supposer une simple incapacité de trouver le bon argument, en raison de la difficulté du sujet à traiter. Si un autre affirme que l’âme est une substance réellement distincte du corps, et que tous les arguments apportés visent à nous persuader que l’âme est un accident du corps, il faut au contraire croire que l’auteur agit de mauvaise foi3. Le lecteur au courant des querelles cartésiennes n’aura aucune difficulté à reconnaître dans le dernier exemple les thèses de Henricus Regius : Clauberg est donc en train d’emboîter le pas à Descartes et de souligner la distance existant entre les opinions de son maître et celles de son célèbre mais hétérodoxe disciple4. L’autre exemple semble dériver des controverses religieuses. Il faut cependant remarquer que le même argument se trouvait sous la plume de Descartes, dans son Epistola ad G. Voetium :

CLAUBERG

Quid igitur, si quis putas se refutare v. g. Socinianos, rationes adferat, quae ad hoc negotium non sufficiunt, estne ideo cum Socinianis sentire existimandus ? Resp. Minime propterea Socinianismi statim, nisi alia rerum argumenta accedant, sed imperitiae potius arguendus. Imo, si quidem refutatio ejusmodi sit difficilis, non illico ut favens haeresi traducendus est, sed potius recte instituendus, atque insuper serio monendus, ne cruda studia adhibere pergat festinatae scriptitandi ambitioni explendae.

1. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 860 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 221.2. J. Revius, Statera, op. cit., p. 61-62, 130.3. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 858 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 215.4. Que les adversaires de Descartes aient continué de lui attribuer les ‘erreurs’ de Regius, même longtemps après leur rupture, est attesté par la Statera philosophiae cartesianae de Revius, qui propose ce rapprochement à plusieurs reprises. Il s’agit d’ailleurs du même argument polémique qui permettra par la suite de comparer Descartes avec Meyer puis avec Spinoza.

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DESCARTESQuamvis enim quis, putans refutare Atheismum, rationes afferat quae ad hoc non

suffciant, imperitiae tantum, non ideo statim Atheismi, est accusandus. Quin etiam profecto, cum Atheorum refutatio sit difficillima, ut ipse testaris in ultimo tuo libro de Atheismo, non omnes qui contra Atheos infeliciter certarunt habendi sunt imperiti1.

Sous l’apparence de l’accusation de socinianisme, donc, Clauberg reprend un texte de son maître où il se défendait de l’imputation d’athéisme formulée par Voetius et reprise par Schoock. Mais pourquoi s’éloigner de sa source, brouillant ainsi les pistes ? On peut, nous semble-t-il, supposer que de cette manière Clauberg suit une stratégie identique à celle de toute sa Logica : en gardant le plus possible ses sources anonymes (comme on l’a rappelé, les commentateurs ont remarqué que la référence à Descartes était souvent implicite), il ramène les querelles à un niveau plus général et donc plus impartial. Il défend donc son maître sans en donner l’impression. Ainsi, tout ce qu’un lecteur non averti percevrait en lisant cette partie de la Logica est l’énonciation de règles universellement valides, soit appuyées sur des exemples provenant le plus souvent de la Bible soit, plus rarement, dépourvus de l’apparence de références précises.

D’autres remarques de Clauberg seraient incompréhensibles si l ’on ne les rapportait pas à son écrit précédent, la Defensio cartesiana, publiée en 1652 pour réfuter les accusations de Jacobus Revius et Cyriacus Lentulus. Dans sa Logica, Clauberg affirme qu’il faut faire un usage très limité des commentateurs et qu’il faut toujours préférer les textes originaux aux traductions. Et lorsqu’il est indispensable de se servir de ces dernières, il faut choisir les meilleures. Clauberg nous livre d’ailleurs un véritable petit traité sur la manière de considérer les traductions autorisées par l ’auteur comme des variantes d’auteur. L’auteur a tout le droit de permettre au traducteur de s’éloigner du texte original si cela lui semble bon, afin de mieux exprimer sa pensée, et cet éloignement peut arriver jusqu’à transformer la traduction en une véritable paraphrase. Il observe même qu’un néerlandais serait ridicule s’il voulait enseigner à un français à interpréter sa propre langue2. Cette remarque anodine ne trouve son explication que si on la rapporte à la Defensio cartesiana  : Clauberg y traite à plusieurs reprises des traductions des œuvres cartésiennes, et notamment de la traduction latine du Discours par Étienne de Courcelles et française des Meditationes par Claude Clerselier et Louis-Charles d’Albert, duc De Luynes. Revius les avait longuement

1. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 858  ; R. Descartes, Epistola ad G. Voetium, AT VIII-2 175.2. J. Clauberg, Logica vetus et nova, op. cit., p. 859-860 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 219-221.

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critiqués comme non pertinents. Il avait même parfois commenté tout écart entre le texte original et sa traduction, en insinuant que ces changements étaient des tentatives de dissimuler les conséquences hétérodoxes des doctrines de Descartes ou de répondre aux critiques des adversaires, en éliminant le sujet de la querelle.

Clauberg refuse nettement cette explication, défend les traducteurs et, en général, considère les changements comme des variantes d’auteur, puisque Descartes avait relu et approuvé ces traductions1. Même l’opportunité de préférer les ouvrages de l’auteur à ceux de ses disciples ou, encore pire, de ses détracteurs, pour éclairer le sens d’un passage, ou encore la nécessité de distinguer les différents types de textes et de ne pas isoler une phrase de son contexte, si l’on veut la comprendre correctement, trouvent des précédents soit dans les écrits polémiques de Descartes, soit dans la Defensio cartesiana2.

Le rapprochement de la Logica et de la Defensio permet d’ailleurs de mieux comprendre comment s’articulent et se soutiennent mutuellement la discussion sur les règles herméneutiques et l’engagement polémique dans les querelles opposant les partisans et les détracteurs de Descartes. Une partie consistante de la Defensio vise à démontrer que les adversaires se conduisent de manière malhonnête et comme des calomniateurs : il s’agit donc non seulement de confirmer la vérité des thèses de la nouvelle philosophie contre l’ancienne, mais aussi de démontrer que certaines accusations reposent sur le renversement conscient du véritable sens des textes cartésiens. C’est à ce propos que les préceptes qui seront plus tard énoncés de manière systématique dans la Logica trouvent une première application dans la Defensio. Revius et Lentulus commettent donc les erreurs propres aux calomniateurs : ils ne tiennent pas compte de la distinction entre différents types de texte, visant un public varié et utilisant donc un style approprié aux diverses occasions ; ils ignorent la distance temporelle existant entre l’un et l’autre ouvrage ; ils essayent d’opposer de manière factice le texte originel et ses traductions ; ils extrapolent les bribes d’un écrit sans respecter ni le contexte ni le sens général de l’ouvrage et sans se soucier de comprendre s’il s’agit d’un propos occasionnel ou d’une thèse soutenue ex professo3.

1. J. Clauberg, Defensio cartesiana, in Opera omnia philosophica, op. cit., p. 944, 956, 994, 1003. Pour les accusations de Revius, voir la traduction de sa Methodi cartesiani consideratio theologica (1647) par A. Goudriaan : A Theological Examination of Cartesian Philosophy. Early Criticism (1647), Leyde-Boston, Brill, 2002, p. 120-121, 123, 125-127, 129, 135, 137, 144-146, 148.2. Pour la distinction entre le philosophe et ses disciples, voir R. Descartes, Epistola ad G. Voetium, AT VIII-2 36 et 163 ; pour la manière de citer, AT VIII-2 37 et J. Clauberg, Defensio cartesiana, op. cit., p. 943, 995, 1001, 1003, 1004.3. J. Clauberg, Defensio cartesiana, op. cit., p. 943, 944, 945, 953, 960, 968, 994, 995, 1001, 1003, 1004, 1027-1028.

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Mais démontrer que ses adversaires sont des mauvais interprètes n’est que la pars destruens de la Defensio, la pars construens étant une tentative de rétablir le sens véritable des ouvrages cartésiens. Or cette dernière entreprise fait souvent appel à un trait originel de la manière de Descartes d’écrire la philosophie, à savoir sa capacité à mobiliser différents genres littéraires, changeant à l’occasion son style et même la langue utilisée. Il ne faut donc pas lire le Discours de la même manière qu’on lit les Meditationes ou les Principia. Clauberg se ne prive pas du plaisir d’utiliser un argument ad hominem, en rappelant à ses adversaires que ce principe herméneutique était courant même parmi les péripatéticiens : tout le monde connaissait la différence entre les ouvrages acroamatiques et exotériques d’Aristote1. Il faut franchir un autre pas.

Les commentaires de Clauberg visent à démontrer que le Discours n’est pas la véritable exposition de sa philosophie, mais un écrit de jeunesse, un traité exotérique, un simple récit de la manière suivie par Descartes pour trouver la véritable philosophie, dépourvu de toute valeur exemplaire2. Il en résulte que les critiques des adversaires visant cet ouvrage auraient peu de poids même si elles étaient fondées. Il en résulte également, ce qui est encore plus important, une lecture du parcours philosophique cartésien qui privilégie les Meditationes et les Principia. Il en résulte, enfin, que le projet de Clauberg est légitime : Descartes a montré la vanité de l’ancienne philosophie et a établi les principes de la vraie. Il s’agit à présent de progresser dans cette direction et d’écrire une logique qui, se fondant sur les préceptes cartésiens, les articule et les complète par un traité consacré non seulement à la naissance d’idées claires et distinctes, mais aussi à l’enseignement, à l’interprétation des écrits d’autrui et à l’analyse des pensées, afin de distinguer le vrai sens du faux. Le projet de Clauberg est une étape importante dans ce processus qui marque un abandon de la centralité des mathématiques dans la méthode cartésienne en faveur de l’élaboration d’une logique « cartésienne »3. Ce n’est certainement pas un hasard si, parallèlement à l’interprétation du Discours comme un écrit exotérique et de jeunesse, ne pouvant exprimer la véritable pensée de Descartes, aucune référence n’est faite aux Essais, qui pourtant avaient été la

1. M. Savini, Johannes Clauberg. Methodus cartesiana et ontologie, Paris, Vrin, 2011, p. 118.2. J. Clauberg, Defensio cartesiana, op. cit., p. 943, 953, 968 ; Id., Logica vetus et nova, op. cit., p. 856-858 ; Id., Logique ancienne et nouvelle, op. cit., p. 210-211, 214.3. C. Borghero, « Méthode e Géométrie: interpretazioni seicentesche della logica cartesiana », Rivista di filosofia, LXXIX, 1988, p. 25-58; Id., «  La Méthode senza la Géométrie: Poisson e la diffusione del metodo cartesiano  », in G. Belgiososo, G. Cimino, P. Costabel et G. Papuli (dir.), Descartes  : in metodo e i Saggi, Rome, Istituto dell ’Enciclopedia Italiana, 1990, t. II, p. 587-595.

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cause principale de la rapide renommée de Descartes aux Pays-Bas1.

Les particularités de la Logica de Clauberg par rapport à la tradition logique et exégétique dérivent donc à la fois de son projet général et du contexte polémique de son temps. Le projet général dépasse à notre avis la simple conciliation de la logique péripatéticienne et de la nouvelle philosophie cartésienne, pour faire de la logique une discipline capable de diriger et étudier la pensée à partir sa formation, pour arriver à son expression, à la compréhension des écrits des autres et à l’évaluation du contenu de vérité de la pensée propre et de celle d’autrui. Le contexte polémique, qui n’apparaît au grand jour que si l’on compare les exemples parsemés dans la Logica avec les querelles contemporaines, nous aide notamment à expliquer les différences entre l’herméneutique de Clauberg et celle de Dannhauer. La nécessité de défendre Descartes s’articule de manière tout à fait cohérente avec le projet plus général de mettre au jour un art de lire approprié aux textes profanes (car il s’agit de réfuter les fausses interprétations des ouvrages de Descartes et de rétablir les vraies). Elle détermine en outre le choix d’insister sur l’attitude charitable du bon interprète et d’ajouter aux indications de Dannhauer des sections sur l’interprétation d’un texte par les indications présentes ailleurs, dans les écrits de l’auteur ou des contemporains. La Logica érige donc les œuvres de Descartes au même rang que la Bible : elles sont le banc d’essai du bon interprète.

ANTONELLA DEL PRETEUniversità della Tuscia

1. P. Dibon, «  La réception du Discours de la Méthode dans les Provinces Unies  », in G. Belgioioso, G. Cimino, P. Costabel, G. Papuli (dir.), Descartes: il metodo e i saggi, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 1990, t. II, p. 635-650; P. Costabel, « La réception de la Géometrie et les disciples d’Utrecht », in H. Méchoulan (dir.), Problématique du Discours de la Méthode et des Essais, Paris, Vrin, 1988, p. 59-63.

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