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 Rationalité et sciences sociales M. Jon ELSTER, professeur Le désintéressement Le désintéressement est-il possible ? Est-il connaissable ? D’un point de vue emp iri que , est -ce un phé nomène imp ort ant ? A-t-il des con dit ion s psy cholo- giqu es, socia les ou insti tutio nnelles identifiab les ? Telles sont les princ ipale s questions auxquelles a été consacré le cours de 2006-2007. L’herméneutique du soupçon L’ id ée de dési nt ére ssement suscite souven t des réactions scep ti qu es ou cyniques. Le sceptique soutient qu’on ne peut jamais  savoir  si un comportement app are mme nt dés int ére ssé par t bien d’u ne mot iva tio n dés int ére ssée. C’est ce qu’affirme Kant dans un passage célèbre du  Fondement de la métaphysique des mœurs. Le cynique soutient que les motivations désintéressées n’existent pas, et que l’apparence de désintéressement s’explique toujours par des mobiles inté- ressés. Bien que peu d’auteurs défendent cette idée de manière explicite, elle sous-tend certains textes de La Rochefoucauld ainsi que certaines analyses des économistes contemporains. A `  distance variée entre ces deux attitudes, on trouve l’attitude du  soupçon, pou r leq uel le cyn isme est un pri nci pe mét hod olo giq ue plu tôt qu’ un dog me positif. A `  la suite de Paul Ricoeur, de nombreux auteurs ont analysé cette « her- méneutique du soupçon », citant généralement les noms de Marx, de Nietzsche et de Freud. Les deux conférences sur le désintéressement données par Pierre Bourdieu au Collège de France en 1988 s’inscrivent dans le droit fil de cette tradition. De manière générale, ces interprétations mettent l’accent sur le désir qu’a l’individu de présenter une bonne image de lui-même, que ce soit à un public extérieur ou à lui-même. L’hypocrisie et la duperie de soi-même seraient ainsi les deux mécanismes générateurs de l’apparence de désintéressement. Marx exprime nettement cette distinction lorsqu’il cite « tromperie voulue chez les uns, 598 3$$ UN28 21 -01 -20 08 15:30:43Imprimeri CHIRAT
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Elster Desinteressement

Oct 06, 2015

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Elster philosophy
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  • Rationalit et sciences sociales

    M. Jon ELSTER, professeur

    Le dsintressement

    Le dsintressement est-il possible ? Est-il connaissable ? Dun point de vueempirique, est-ce un phnomne important ? A-t-il des conditions psycholo-giques, sociales ou institutionnelles identifiables ? Telles sont les principalesquestions auxquelles a t consacr le cours de 2006-2007.

    Lhermneutique du soupon

    Lide de dsintressement suscite souvent des ractions sceptiques oucyniques. Le sceptique soutient quon ne peut jamais savoir si un comportementapparemment dsintress part bien dune motivation dsintresse. Cest cequaffirme Kant dans un passage clbre du Fondement de la mtaphysique desmurs. Le cynique soutient que les motivations dsintresses nexistent pas, etque lapparence de dsintressement sexplique toujours par des mobiles int-resss. Bien que peu dauteurs dfendent cette ide de manire explicite, ellesous-tend certains textes de La Rochefoucauld ainsi que certaines analyses desconomistes contemporains.

    A` distance varie entre ces deux attitudes, on trouve lattitude du soupon,pour lequel le cynisme est un principe mthodologique plutt quun dogmepositif. A` la suite de Paul Ricoeur, de nombreux auteurs ont analys cette her-mneutique du soupon , citant gnralement les noms de Marx, de Nietzscheet de Freud. Les deux confrences sur le dsintressement donnes par PierreBourdieu au Collge de France en 1988 sinscrivent dans le droit fil de cettetradition. De manire gnrale, ces interprtations mettent laccent sur le dsirqua lindividu de prsenter une bonne image de lui-mme, que ce soit unpublic extrieur ou lui-mme. Lhypocrisie et la duperie de soi-mme seraientainsi les deux mcanismes gnrateurs de lapparence de dsintressement. Marxexprime nettement cette distinction lorsquil cite tromperie voulue chez les uns,

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    aveuglement volontaire [Selbsttuschung] chez les autres pour expliquer lesproclamations des diverses fractions du socialisme franais.Cest chez Nietzsche que lon rencontre leffort le plus soutenu pour dmasquer

    le dsintressement. Il adresse aux motivations prtendument dsintresses troisobjections distinctes : elles sont inefficaces, elles sont de mauvaise foi et ellessont contradictoires. Le dsintressement est inefficace puisquil est incompatibleavec lengagement personnel qui seul est capable de motiver les grands efforts.Il relve de la mauvaise foi puisque [c]elui qui a vritablement consenti unsacrifice sait bien quil voulait quelque chose en change, et quil a reu unepart de lui-mme, peut-tre, contre une autre part de lui-mme , peut-tre a-t-ildonn ici pour mieux recevoir l, peut-tre pour devenir plus quil ntait, ou dumoins pour en avoir le sentiment. On peroit ici un cho de La Rochefoucauld : Lorgueil se ddommage toujours et ne perd rien lors mme quil renonce la vanit. Il sagit enfin dun phnomne contradictoire, puisque lattitudedsintresse cause un desschement de lesprit qui rend impossible la jouissancedes biens que produit le dsintressement.On peut distinguer plusieurs sources de lhermneutique du soupon. David

    Hume offre une justification pragmatique : Cest une maxime politique juste,quon doit tenir tout homme pour un fripon et ne lui supposer dautre motif ses actions que son intrt priv [...], mme sil apparat trange quune maximeserait vraie en politique qui est fausse en fait. Selon La Rochefoucauld, lasource de la tendance croire le pire, comme la source de tous les autresmaux, cest lamour-propre. Dune part, observe-t-il, [s]i nous navions pointde dfauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir en remarquer dans les autres .Dautre part, [ce] qui nous fait croire si facilement que les autres ont desdfauts, cest la facilit que lon a de croire ce quon souhaite . Pour Bentham,le soupon sexplique par le fait qu [o]n veut entendre finesse tout : et commedans cette espce de tribunal, un pressentiment sympathique de la dispositiongnrale fait regarder le parti de la condamnation comme le plus sr, on prfrela supposition la plus force la honte davoir souponn quune dmarchedune personne constitue en dput a pu avoir eu un principe louable .

    Intrt, raison, passion

    Avant dessayer de cerner lide de dsintressement nous nous pencheronssur une question prliminaire : quest-ce que lintrt ? Cette question sera posedans le cadre dune analyse plus large des motivations humaines, tire des mora-listes classiques et surtout des moralistes franais.Selon La Bruyre, [r]ien ne cote moins la passion que de se mettre au-

    dessus de la raison : son grand triomphe est de lemporter sur lintrt . Cetteanalyse marque un pas en avant par rapport aux moralistes de lAntiquit, quiont souvent affirm que la passion tend soit subvertir la raison soit sesubvertir elle-mme, mais qui nont jamais cit le triomphe de la passion sur

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    lintrt comme un cas de figure spcifique. Le cours sera en grande partieorganis autour du triangle intrt-raison-passion, le dsintressement tant sus-ceptible de sexpliquer soit par la raison soit par la passion.

    On suivra les anciens en prenant lide de passion en un sens large, comprenantnon seulement les motions, mais aussi les tats de folie, dexcitation sexuelleet dintoxication. Ces motivations ont les trois caractristiques suivantes : ellesnaissent de manire largement involontaire ou passive ; elles perturbent leprocessus de raisonnement normal ; enfin elles substituent aux prfrences froid de lagent des dsirs souvent violents mais passagers. En anticipant surun cours ultrieur, on peut illustrer le rle des passions en politique par la nuitdu 4 aot 1789. Les constituants taient alors sous linfluence de toute unegamme dmotions : la peur, lenthousiasme, la vengeance, lenvie, la malveil-lance et la vanit. Des rapports contemporains faisant tat des circonstances decette fameuse nuit voquent aussi ltat dbrit dans lequel se trouvaient beau-coup de dputs la suite de dners offerts juste avant les vnements par leduc dAiguillon et le duc de Liancourt.

    Pour ce qui est de lide de raison, commenons par une remarque de LaBruyre : [n]e songer qu soi et au prsent, source derreur dans la politique. Pour corriger cette erreur, il faut considrer et les autres et lavenir. De manireplus prcise, aux perspectives partiales que constituent lgosme et la myopie,il faut substituer une attitude impartiale. Dans les thories rcentes, cela revient dire que le choix dune organisation juste de la socit doit se faire derrireun voile dignorance , ide qui peut sinterprter de plusieurs faons. Selonla perspective utilitariste, chacun doit compter pour un, aucun pour plus dun.Pour John Rawls, on doit choisir la forme de socit qui favorise les moinsavantags, quels quils soient. Une autre ide impartiale est celle des droitsuniversels, incarne dans les deux dclarations de 1776 et de 1789. Mme silest difficile dimaginer une thorie de la justice qui ne proposerait pas de traite-ment impartial des individus, ne serait-ce que dans la limite acceptable descomportements partiaux, lidal dimpartialit demeure toutefois trop indterminpour constituer par lui-mme une telle thorie. Cette indtermination sera unthme constant du cours.

    On a moins insist sur lide, pourtant tout aussi importante, que la raisonrequiert un traitement impartial des instants temporels. En elle-mme, aucunedate ne saurait commander un privilge. Au niveau de lindividu, une exceptionimportante cette proposition dcoule pourtant du fait que nous sommes mortels,ce qui exclut de donner autant de poids lavenir trs lointain qu lavenirproche. Au niveau collectif, lextinction possible de lhumanit la suite deguerres nuclaires ou de changements climatiques radicaux pourrait galementjustifier daccorder un certain privilge la gnration prsente. Dans chacun deces cas, lide de traitement impartial se prte, l encore, plusieurs interpr-tations.

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    Lintrt dun individu consiste en lacquisition de biens matriels, ces dernierspris au sens le plus large, lacquisition de connaissances et lobtention du salut,ainsi quen lacquisition de tous les moyens susceptibles de raliser ces fins. A`lexception du salut, ces fins sont aussi susceptibles de servir de moyens. Onninclura pas parmi les intrts lacquisition de rputation comme une fin enelle-mme, tout en admettant quelle est susceptible de servir de moyen auxautres fins cites. La mme distinction sapplique la recherche du pouvoir. Onpeut rechercher le pouvoir soit pour raliser un intrt matriel soit par simplelibido dominandi et le plaisir de faire le mal impunment.Puisquil est question de motivation, il faut comprendre lide dintrt dans

    un sens subjectif. Trs souvent, pourtant, le mot est utilis dans le sens objectifde lintrt bien entendu. Nous disons volontiers quil nest pas dans lintrtdune personne de fumer ou dpouser telle autre personne, parce que nouspensons que ces activits ou ces actions auront de mauvaises consquences pourelle, du point de vue de ses propres prfrences, en courtant son esprance devie ou en la rendant malheureuse. En mme temps, cette mme personne conoitla poursuite de ses activits ou actions comme tant dans son intrt tel quellele peroit. On peut attribuer deux sources ces divergences dopinion : un tauxdescompte lev ou bien des croyances fausses. Si lhorizon temporel de lapersonne est trs court, les effets srieux du tabagisme long terme auront peude poids subjectif. Si une personne entretient des illusions, peut-tre des illusionsmotives, sur une autre personne, le mariage lui apparatra comme tant dans sonintrt.

    Une opinion fausse, cependant, nest pas forcment une illusion, si lon entendpar ce mot une croyance irrationnelle. Une opinion fausse peut tre parfaitementbien fonde relativement linformation que possde lagent, y compris cellequil aurait intrt recueillir. De mme, avoir un horizon temporel court nestpas ncessairement une forme dirrationalit. Il faut donc distinguer trois chosesplutt que deux seulement : dabord, lintrt brut de lagent tel quil le peroit,ensuite lintrt largi par les lments dinformations que lagent possde maisdont il na pas tenu compte, et enfin lintrt bien entendu tel que le dfinitun observateur extrieur en termes de croyances vraies et pas simplementrationnelles et dun horizon temporel tendu.

    Les trois formes du dsintressement

    Quand nous ferons mention du dsintressement, ce sera le plus souvent entant que motivation dsintresse. Lorsque de temps en temps il sera questionde comportements dsintresss, il sagira l dune manire abrge de dnoterles comportements qui auraient pu tre produits par une motivation dsintresse.Quand nous observons une personne donner de largent un indigent qui lui estentirement inconnu, il sagit dun comportement dsintress au sens que jeviens de dcrire. En ralit, la motivation effective de cette personne peut tre

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    tout autre, par exemple celle de recevoir lapprobation ou ladmiration dunpublic extrieur ou intrieur.

    Il sera question dans ce cours de trois formes principales du dsintressement :le dsintressement de fait, le dsintressement par choix et le dsintressementpar ngligence. Pour indiquer brivement les intuitions derrire ces expressions,le premier est le dsintressement du juge, le deuxime celui de laltruiste, et letroisime celui dune personne qui se venge. Aucune de ces notions ne se rap-porte au dsintressement au sens de lindiffrence. Selon un adage anglais, unjuge dsintress [disinterested] est quelquun qui a lesprit ouvert, tandis quunjuge indiffrent [uninterested] est quelquun qui dort sur le banc .Le dsintressement de fait existe lorsque lintrt de lagent na pas de prise

    sur la situation. Cest le cas du juge qui doit choisir entre un jugement dinno-cence ou de culpabilit, ou entre donner raison au plaignant ou au dfendeur.Ou cest le cas dun membre dune assemble constituante qui doit choisir entrele bicamralisme et le monocamralisme. Du point de vue de son intrt, lagentest indiffrent, ce qui ne veut pas dire quil soit indiffrent au sens absolu, carla raison ou la passion pourra le faire pencher dun ct ou de lautre. Quand,le 16 mai 1791, les constituants franais votrent la mesure par laquelle ils serendaient inligibles la premire assemble lgislative, ils simposrent eux-mmes un dsintressement de fait par un acte dont la motivation fut (au moinschez quelques-uns) celle du dsintressement par choix. Ils tendirent aussi ledsintressement de fait leurs successeurs, la constitution de 1791 dfendantaux membres de lAssemble nationale actuelle et des lgislatures suivantes dtre ministres pendant la dure de leurs fonctions [et] pendant deux ans aprslavoir exerce .

    A` la diffrence du dsintressement de fait, le dsintressement par choix estcaractris par ce que lintrt de lagent a prise sur la situation. Du point devue de son intrt, certaines options sont suprieures aux autres, et nanmoinsson choix nest pas dict, ou nest pas dict uniquement, par cet intrt. Orcomme cela est vrai galement pour le dsintressement par ngligence, il serautile de prciser dabord comment le dsintressement par choix se distingue dece dernier. Il ne suffit pas de dire que le dsintressement par choix est uneattitude froide ou dtache, puisque le dsintressement doit souvent sonefficacit lalliance avec la passion. En revanche, on peut faire entrer dans ladfinition lide que le choix favoris par lattitude dsintresse ne doit rien la passion. Prenons lexemple des suffragettes anglaises. On pourrait simaginer,bien sr, que celles-ci se battirent animes par leur intrt ou par rage enversloppression masculine, mais ce sont l des hypothses absurdes. En demandantle droit de vote pour les femmes, les suffragettes taient manifestement animespar un souci dsintress de traitement impartial. Que ce souci ait t alimentet renforc par la passion devant linjustice ne change rien laffaire. Enrevanche, on aurait pu souponner une motivation passionnelle une demande

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    du droit de vote pour les femmes qui se serait accompagne dune demande deretrait du droit de vote aux hommes. A` nous maintenant dimposer la loi !

    On peut classer les formes du dsintressement par choix selon leur degrde dsintressement :

    Vient dabord le dsintressement tronqu, dans lequel le poids accord au bien-tre delagent est zro et le poids assign celui de chaque autre personne gale lunit.Puisquil doit quand mme survivre afin de pouvoir agir pour le bien dautrui, il doittenir compte aussi de son intrt propre, mais uniquement en tant que contrainte et nonpas comme partie du maximande.

    Vient ensuite lutilitarisme pur, dfini par le fait quil assigne un poids gal lunit aubien-tre de chaque individu.

    Vient en troisime lieu laltruisme, qui comporte aussi des variations internes du degrde dsintressement. La forme la plus faible en est celle quon pourrait appeler laltruismelexicographique. Entre deux options, je choisis toujours celle qui favorise mon intrtpersonnel, sauf si mon intrt me laisse indiffrent, auquel cas je choisis celle quifavorise lintrt public.

    Vient ensuite lgosme, qui est en quelque sorte le degr zro du dsintressement.

    Comme sur une chelle de tempratures, il existe aussi des degrs ngatifs du dsintres-sement, comme lenvie et la malice. Celles-ci peuvent assumer des formes plus ou moinsvirulentes. Dans lenvie blanche quon pourrait aussi appeler lenvie lexicogra-phique , je maximise dabord mon intrt et, en cas dindiffrence, je minimise celuidautrui. Dans lenvie noire je suis prt me nuire moi-mme pour imposer autrui une perte encore plus grande.

    A` ces formes consquentialistes du dsintressement par choix sajoute uneforme non-consquentialiste, quon appellera le kantisme de tous les jours. Il sersume peu prs par la question rhtorique suivante : Et si tout le monde enfaisait autant, quarriverait-il ? Bien sr, mon utilisation dun carburant moinscher que les autres marques mais plus polluant na quun impact infime sur laqualit de lair, mais si tous les autres conducteurs se font la mme rflexion lersultat sera pire pour tous que si nous choisissons tous une marque moins pol-luante.

    Il existe plusieurs voies causales par lesquelles les passions sont capablesdinduire le dsintressement par ngligence, en faisant diverger lintrt brutde lagent de son intrt largi. Dune part, les passions induisent facilementla tendance prendre ses dsirs pour des ralits. Cest l un dficit dans letraitement des lments dinformation dont on dispose. Dautre part, les passionsont souvent pour effet dempcher la collecte dinformations supplmentaires.Comme lont observ les moralistes, lagent passionn dsire agir aussi rapide-ment que possible. Ce nest pas tant quil veuille obtenir les fruits de lactionsur le champ mais cest que linaction lui est intolrable. Dans les cours ultrieursnous verrons que les hommes sont aussi capables dagir contre leur intrt brut,du moins en partie.

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    Dans un cas de figure plus complexe, le dsintressement lui-mme peut fairelobjet de passions. Tel individu fait preuve dun souci de dsintressement quina pourtant rien avoir avec un souci dsintress. Ce fut sans doute le caspour Necker ministre de Louis XIV quand il renona recevoir un traitement.Selon sa fille, son abngation, une forme de volontariat avant la lettre, fut motivepar lamour de la considration . Et-il cach au public le fait de travaillergratuitement quil aurait encore pu tre motiv par la vanit intime.

    Les expriences psychologiques : lquit

    Lavantage de lapproche exprimentale est de permettre disoler les facteurscausaux de nature expliquer un comportement donn. Elle permet, en parti-culier, dvaluer limportance des motivations conomiques, savoir celles quisont la fois rationnelles et intresses. On a pu dmontrer que lhypothsede motivation conomique est parfois incapable dexpliquer les comportementsobservs. En allant plus loin, on peut galement faire le tri dans les motivationsnon-conomiques, en se demandant si les carts entre le comportement observet la prdiction conomique sont dus lirrationalit des agents ou leur dsint-ressement. Dans la mesure o cest la deuxime rponse qui simpose, on peutenfin essayer de dterminer sil sagit de dsintressement par choix ou par ngli-gence.

    Les expriences dont il est question se font selon des protocoles trs divers.Les plus fiables dentre elles sont celles o lon demande aux sujets de faire deschoix susceptibles dinfluer, positivement ou ngativement, sur leur bien-trematriel. Dans dautres expriences, on cherche simplement liciter une rponseverbale. On demande aux sujets ce quils auraient fait, ou ce quune autre per-sonne aurait d faire, dans telle ou telle situation hypothtique. Sans ngliger lesrponses verbales, porteuses parfois dintuitions morales importantes, on mettralaccent sur les rponses non-verbales susceptibles de dterminer si les sujets mettent leur argent l o est leur bouche .

    Dans les expriences, on trouve la fois un prjug opportuniste ou intresset un dsir de prsenter les choix ou les opinions sous une lumire dsintresse.Quand, comme cest souvent le cas, la notion de dsintressement ou dimpartia-lit se prte de multiples interprtations, les sujets ont loption de choisir cellequi correspond le mieux leur intrt. Dans une premire exprience, ungroupe A de sujets travaillent sept heures durant laccomplissement dune tchedonne, tandis quun autre groupe B travaille la mme tche pendant dixheures. On informe les sujets du groupe B que les sujets du groupe A ont reuune rcompense de 25 dollars et leur demande quelle est leurs yeux la rcom-pense quitable pour eux-mmes. La rponse moyenne tait de 35,24 $. Ce mon-tant quivaut peu prs au mme salaire horaire. Ensuite on paie 25 dollars auxsujets du groupe A, et leur demande quelle est leurs yeux la rcompensequitable pour les autres. La rponse moyenne tait de 30,29 $. Lexplication de

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  • JON ELSTER518

    ce prjug opportuniste serait chercher dans la tendance des sujets du groupe A interprter lquit au sens de lgalit des rsultats, tandis que les sujets dugroupe B linterprtent au sens de proportionnalit entre leffort et le rsultat.Une deuxime srie dexpriences vise aussi dterminer linfluence de lint-

    rt sur les jugements dquit. Les auteurs de cette exprience organisent unprocs artificiel o deux sujets ont soit le rle du plaignant soit celui du dfendeurdans un dlit civil. Aprs lecture dun expos des faits, on demande ces sujetsde prdire le montant des dommages et intrts qui seront accord par le juge,et aussi destimer ce qui, leur avis, serait une dcision quitable. On leurdemande enfin dessayer de ngocier un accord. Leurs rponses montrent un netprjug opportuniste, en ce sens que les sujets assigns au rle de plaignantsproposent en moyenne des prdictions et des estimations plus leves. Lorsqueles deux sujets proposent des estimations du mme ordre de grandeur, ils ont unemeilleure chance de ngocier un accord que lorsquil y a des carts destimationimportants. Dans une variante de lexprience les sujets ont proposer uneestimation du montant quitable avant de savoir lequel des deux rles ils auront,celui du plaignant ou du dfendeur. Puisque, dans cette condition, le prjugopportuniste na pas de prise, les chances darriver un accord sont quatre foisplus grandes que dans le premier cas de figure, o les sujets connaissent leurrle lavance.Une troisime srie dexpriences portent sur limportance du contexte dans

    les jugements dquit. On pose les deux questions suivantes aux sujets :Question 1. Un petit magasin de photocopies emploie depuis six mois une personne 9 dollars de lheure. Bien que les profits du magasin restent satisfaisants, le chmagede la rgion est la hausse et dautres magasins ont embauch des salaris 7 dollarsde lheure pour des tches similaires. Le propritaire du magasin de photocopies rduitle salaire de lemploy 7 dollars.(N = 98) Acceptable : 17 %. Inquitable : 83 %.Question 2. Un petit magasin de photocopies emploie depuis six mois une personne 9 dollars de lheure [etc., les circonstances tant les mmes que dans la question 1A].La personne quitte son emploi, et le propritaire embauche une autre personne 7 dol-lars lheure.(N = 125) Acceptable : 73 %. Inquitable : 27 %.Ces rponses rvlent limportance de lquit comme un droit acquis. Ce qui

    existe tend facilement acqurir une force normative, et ce par le simple faitdexister.

    Les expriences psychologiques : La rciprocit

    Le principe de la rciprocit est simple : on doit rendre le bien pour le bienet le mal pour le mal, quelles que soient les consquences de ces rponses. Parmiles nombreuses expriences conues pour dterminer la force motivationnelle duprincipe on peut citer notamment le Jeu de lUltimatum et le Jeu de Confiance,

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  • RATIONALIT ET SCIENCES SOCIALES 519

    chacun reposant sur une interaction entre deux personnes, lenvoyeur (ou linvestisseur ) et le receveur .Dans le Jeu de lUltimatum, on demande au sujet choisi pour le rle de

    lenvoyeur de proposer une division de la somme de dix euros entre lui-mmeet un autre sujet, le receveur, x euros pour lui-mme et 10-x pour le receveur,x tant un nombre entier entre 0 et 9. Dans un deuxime temps, deux alternativessont proposes au sujet choisi pour le rle du receveur, qui peut soit accepter laproposition faite par lenvoyeur et donc recevoir la somme propose, soit larejeter, auquel cas la somme est retire et ne profite ni lenvoyeur ni aureceveur. Dans lhypothse de sujets mus uniquement par leur intrt, on satten-drait ce que lenvoyeur propose la division (9,1) et que le receveur laccepte.Dans les trs nombreux essais de vrification de cette hypothse, ce comporte-ment nest quasiment jamais observ. Les offres modales et mdianes tombentle plus souvent autour de 40-50 % de la somme diviser et les offres moyennesautour de 30-40 %. Il ny a pratiquement aucune offre dans la catgorie extrmede 1-10 %, ni doffres hyper-quitables de 51-100 %. Les offres de 40-50 %sont rarement rejetes. Les offres infrieures 20 % sont rejetes dans la moitides cas.Pour expliquer le comportement des sujets en position denvoyeur, lhypothse

    dune motivation dsintresse ne suffit pas car lorsque, dans un Jeu du Dicta-teur , les envoyeurs sont en position de pouvoir imposer une distribution sansque les receveurs aient le moyen de ragir, les premiers se montrent nettementmoins gnreux quils ne le sont dans le Jeu de lUltimatum. Leur dsintresse-ment dans ce dernier jeu sexplique donc, au moins en partie, par la craintequune offre peu gnreuse ne soit rejete. Pour expliquer le comportement desreceveurs, on pourrait faire appel soit lenvie soit au ressentiment. Les exp-riences permettent daffirmer que cest la dernire hypothse qui est la bonne.Il sagit donc dun dsintressement par ngligence qui induit les envoyeurs se comporter comme si leur motivation tait celle du dsintressement par choix.Dans le Jeu de Confiance, un sujet, linvestisseur, reoit 10 units montaires.

    Il peut soit garder cette somme pour lui-mme, soit en transfrer x units unautre sujet, le receveur, par lintermdiaire de lexprimentateur qui quadrupleou parfois triple la somme transfre. Ensuite le receveur peut soit garder cettesomme pour lui-mme soit en transfrer un certain montant y linvestisseur.Dans certains cas, linvestisseur a galement loption de punir le receveur sicelui-ci juge le transfert de retour trop faible. Dans lhypothse de motivationsintresses, linvestisseur garderait videmment tout pour lui-mme. Dans lesexpriences psychologiques, ce comportement nest jamais observ. La moyennedes sommes investies est autour de 50 % de la dotation initiale, ce qui prsupposechez les investisseurs la confiance que le receveur ne va pas tout garder pourlui-mme. La moyenne des transferts en retour est, avec des variations consid-rables, plus ou moins gale linvestissement. Ainsi la confiance nest paspayante, mais elle nest pas une affaire perdante non plus. Bien que les motiva-

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  • JON ELSTER520

    tions des agents soient difficiles percer, il est vident quelles dpassent le seulintrt.

    Certaines expriences illuminent les bases neurobiologiques de la rciprocit,en permettant lobservation des centres de plaisir et de dcision dans le cerveaulorsque les sujets ont loccasion de punir un autre sujet. Linvestisseur peut soitne rien transfrer soit transfrer la totalit de sa dotation. Le receveur peut soitne rien rendre soit rendre la moiti de ses avoirs. Sil ne rend rien, il sagit lvidemment dun comportement extrmement injuste susceptible de dclencherla colre de linvestisseur. On offre ensuite aux investisseurs loption de punirles receveurs gostes.

    Aprs avoir interagi avec un receveur goste et avant de se dcider pour lapunition, les investisseurs sont pris de rflchir intensment la dcision quilsvont prendre. Pendant cette priode, ils sont connects un scanneur de cerveauqui permet didentifier les centres qui sont activs. Il y a une corrlation trssignificative entre la svrit de la perte impose et lactivation du noyau caud(nucleus caudatus) et du thalamus. On sait par ailleurs que ces deux parties ducerveau sont actives lors dune exprience satisfaisante ou gratifiante. Ainsi, seconfirmerait lobservation dHomre : La vengeance est plus douce que lemiel. Cela dit, corrlation ngale pas causalit. Deux hypothses se confron-tent. Ou bien la vengeance, une fois obtenue, cause une activation des centresde plaisir. Ou bien lanticipation du plaisir entre dans la motivation mme de lavengeance, comme lanticipation de la douceur du miel entre dans la dcisionden manger. Selon les auteurs des expriences prsentes ci-dessus, cest ladeuxime hypothse qui simpose.

    Transferts intergnrationnels et donations charitables

    On a considr ensuite ltude des transferts entre personnes dans des situations relles , cest--dire hors du laboratoire, notamment dans les cas suivants :

    Les versements des migrants aux pays dorigine.Les transferts familiaux entre gnrations.Le don de sang et dorganes pour la transfusion ou la transplantation.La philanthropie envers les causes sociales, politiques, religieuses, humanitaires et autre.La philanthropie envers les personnes.

    Les versements des migrants vers leur pays et leur famille dorigine constituentune instanciation du Jeu de Confiance, lorsque par exemple cest la famille quifinance le voyage et que le migrant doit rembourser les frais. La question princi-pale concerne la motivation du migrant de tenir sa promesse de remboursement.En effet si celle-ci nest pas crdible la famille pourrait ne pas avancer les fraisde voyage. A` la diffrence de ce qui se passe dans un Jeu de Confiance, linvestis-seur est souvent en position de choisir le receveur. Parmi les candidats lmigra-tion dans la famille, le chef de cette dernire peut choisir celui ou celle qui

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  • RATIONALIT ET SCIENCES SOCIALES 521

    combine un potentiel de revenu lev avec un degr daltruisme lev. AuxPhilippines, cest ce dernier facteur qui expliquerait que la propension lamigration des filles de la famille soit plus grande que celle des fils. On observegalement des exemples de punitions. Si le migrant ne rembourse pas les fraisde voyage, sa famille peut lui refuser sa part de lhritage familial ou loptionde prendre sa retraite au village natal, ce quoi tiennent souvent les migrants.

    Les versements par les migrants leur famille reste dans le pays dorigineest un cas particulier des transferts familiaux. Ces derniers peuvent tre classsen fonction de la direction gnrationnelle dans laquelle sopre le transfert, enfonction de la nature du bien transfr et en fonction du moment o se fait letransfert. En ce qui concerne la direction, il peut y avoir un transfert des parentsvers les enfants ou des enfants vers les parents. En ce qui concerne la nature dubien, il peut sagir ou bien dun transfert montaire ou bien du temps que passentles enfants adultes avec leurs parents gs ou les grands-parents avec leurs petits-enfants. Dans ce dernier cas, il ne sagit pas forcment dun transfert sensunique, puisque le temps pass ensemble peut profiter aux deux parties. En cequi concerne finalement le moment o se fait le transfert, il peut se faire soitaprs la mort des parents soit pendant leur vivant.

    De manire gnrale, les legs sont plus importants que les transferts entrevivants. Ce fait semblerait compter contre lhypothse de motivation altruiste carle plus souvent les enfants ont un besoin daide plus grand quand leurs parentssont encore vivants. Il se peut que des parents gostes ne laissent un hritageque par dfaut, si lon peut dire, parce quils ont mal calcul le temps quil leurrestait vivre. On peut cependant aussi expliquer ce comportement dune manireplus compatible avec laltruisme, en introduisant le problme du risque moral,moral hazard. Un don entre vivants peut se transformer en cadeau empoisonnsi le rcipient sen sert comme un prtexte pour travailler moins.

    Concernant les dons de sang pour la transfusion et les dons dorganes pour latransplantation, on peut distinguer transferts entre vivants, transferts posthumeset transferts par procuration. Selon une autre dimension, il convient de distinguerles transferts o le donneur connat lidentit du rcipient des transferts ano-nymes. Les donations de reins inter-vivos sont assez rarement anonymes, mmesi lanonymat est en train de devenir plus commun. La donation de sang estpresque toujours anonyme. Cette diffrence sexplique surtout par le risque pourle donneur. La forme de loin la plus importante de la donation dorganes entrevivants concerne la transplantation de reins. Mme si nous en avons deux etnen avons besoin que dun seul, lextraction dun rein comporte une chance sur3 000 de mort pour le donneur. Laltruisme envers un individu connu, surtoutvers un proche, semble plus mme de surmonter ce risque que laltruismeenvers un individu inconnu. Dans le cas de la transfusion de sang, le risque pourle donneur est non existant.

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    De manire gnrale, lanonymat et la gratuit sont les meilleurs garants dunemotivation dsintresse. Inversement, la publicit ouvre la possibilit dunepression sociale sur les donneurs potentiels, de la part des mdecins, de la familledu rcipient ou du rcipient lui-mme. Pour contrecarrer la pression familiale,les mdecins amricains offrent souvent, au dbut de lexamen mdical, la possi-bilit de fournir une excuse mdicale pour le refus de don. En Norvge, parcontre, ce sont les mdecins eux-mmes qui exercent la pression la plus forte,pression douce mais insistante et gnralement efficace.Lanalyse de la philanthropie embrasse la fois la philanthropie envers les

    causes (sociales, politiques, religieuses, etc.) et la philanthropie envers les per-sonnes. Parmi les motivations on peut notamment citer les suivantes :

    1. Laltruisme.2. Lintrt.3. Le dsintressement intress (donner plus celui quon aime le plus).4. Les motivations sociales :

    a) Le dsir de louanges et de prestige.b) La crainte de lostracisme.c) Le dsir dtre envi.d) La honte de refuser.

    5. Les normes quasi-morales : donner si (et seulement si) les autres donnent.6. Le chaud au cur , altruisme impur , warm glow , ou effet Valmont .Pour expliquer limportance de telle ou telle motivation, lanonymat du don-

    neur vis--vis du public, dautres donneurs et des rcipients savre particulire-ment important.

    Les suicides fins politico-religieuse

    Ces actes comprennent les actions kamikaze des pilotes japonais, les missionssuicides que lon observe au Moyen-Orient et ailleurs, ainsi que les suicides fin politique tels que les actes dimmolation par le feu des moines vietnamiens.A priori, ces actions semblent dsintresses au plus haut degr. Elles requirentun sacrifice suprme, le don de sa vie, au bnfice dune cause nationale oureligieuse. Dans un grand nombre de cas, cette premire intuition est sans doutecorrecte. Dans les autres cas, il faut chercher ailleurs la motivation qui se trouvederrire ces actes.Sans ngliger le fait quil y a eu des attaques kamikazes ou des missions

    suicides diverses poques et dans divers pays, les cas les plus importants lpoque contemporaine sont les suivants :

    Les kamikazes japonais en 1945. Les milliers dadolescents iraniens utiliss comme dtonateurs humains dans lenettoyage des champs de mines dans la guerre contre lIraq dans les annes 1980.

    Le Liban dans les annes 1980.

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  • RATIONALIT ET SCIENCES SOCIALES 523

    Les Tigres Tamouls au Sri Lanka. Le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) en Turquie. La Palestine. Les attaques organises par Al-Qaida (Afrique, 11.9.2001, Bali). Le Cachemire. La Tchtchnie. LIraq. LAfghanistan.

    Le nombre des pilotes kamikazes japonais sest lev prs de quatre mille.Daprs le recensement le plus complet et le plus rcent, il y a eu, entre 1981et 2005, 1 108 attaques suicides, dont presque la moiti en Iraq, pendant loccupa-tion amricaine. Selon une autre liste, moins complte, il y aurait eu 315 attaquesentre 1980 et 2003 (donc sans compter lIrak). Cette dernire liste indique aussi,pour chaque attaque, les mthodes utilises, la cible, et le nombre des victimes.En excluant lattaque du 11 septembre 2001, ce nombre serait de lordre de troismille, ce qui quivaut peut-tre la moiti du nombre total des victimes duterrorisme dans la mme priode. Il sagit dune mthode trs efficace, puisqueles missions suicide ne constituent que 1,6 % de la totalit des actions terroristes.

    La finalit des missions kamikaze japonaises tait uniquement militaire, commele sont en gnral aussi les missions suicides au Sri Lanka. Au Moyen-Orientla finalit des missions suicides tait dabord militaire, comme au Liban dansles annes 1980, pour devenir ensuite de plus en plus politique et religieuse. Lamotivation dAl-Qaida, comme tout ce qui concerne cette organisation, est entou-re de mystres. On ignore si le but ultime des dirigeants est la propagation dela foi ou lexpulsion des Amricains de lArabie Saoudite.

    Lorsquon parle de la motivation dune attaque suicide, il convient de prcisersil sagit de la motivation des dirigeants qui tablissent le plan de lattaque oude celle des militants qui lexcutent. Les deux questions sont videmment lies,puisque lintrt des dirigeants disposer dexcutants fiables permet dexclurelhypothse selon laquelle les attaquants seraient des personnes mentalementinstables ou mme psychotiques.

    Comme dans lanalyse de la philanthropie, il convient dabord dexaminer leshypothses qui ont t avances pour rendre compte de ces comportements. Onpeut considrer notamment les causes-candidates suivantes :

    1. Le dsintressement au service dune cause politique ou religieuse.2. Le fait de ne rien avoir perdre.3. Une disposition suicidaire prexistante.4. Lintrt port au salut.5. Laltruisme familial.6. Les motivations sociales.

    a) Le dsir de vengeance.b) La pression des pairs.

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  • JON ELSTER524

    c) La pression des suprieurs.d) Le dsir de gloire ou de rdemption posthume.

    7. Le dsir daction.

    La question la plus difficile et la plus controverse dans lanalyse de ces actesconcerne le rle de la religion. Dune part, on peut sinterroger sur limportancedu dsintressement au profit des objectifs religieux de la communaut. Quelleest, par exemple, limportance de la terre sainte et des lieux saints dansla motivation des attaquants et de leurs organisations ? Dautre part, il fautexaminer lintrt quun individu porte au salut comme mobile de sa mission.

    Selon une ide trs rpandue, lattaquant islamiste choisirait le martyre commeun moyen dobtenir une place immdiate et privilgie au paradis. Lide dumartyre instrumental pose pourtant un problme psychologique ainsi que deuxproblmes thologiques.

    Au niveau psychologique, on peut se demander si la croyance en lau-del estaussi ferme et absolue que la conviction que le soleil se lvera demain. Unetelle croyance est-elle constante ou intermittente, calme ou extatique ? Sert-ellede prmisse laction ou a-t-elle surtout une valeur de consommation ou deconsolation (lopium du peuple) ? Sans prtendre apporter des rponses cesquestions, on peut avancer les propositions suivantes. La motivation principaledes attaquants, celle qui les fait se porter volontaires, est de nature patriotiqueet politique. La religion y entre peut-tre comme une composante, dans la mesureo la terre sainte et les lieux saints constituent un enjeu politique. Les portraitset analyses qui ont t faits des attaquants et de leurs motivations laissent uneforte impression de srieux qui est incompatible avec lattitude nombriliste deceux qui ne songent qu leur salut personnel. Or une fois prise la dcision dese porter volontaire, la religion est susceptible de la soutenir et de protgerlindividu des doutes et hsitations qui pourraient se prsenter lorsque le momentde laction se rapproche. Selon certains observateurs, les attaquants palestiniensentrent parfois dans une sorte de transe dans les instants prcdant immdiate-ment le moment o ils se font exploser, tat desprit dans lequel pourrait entrerune conviction religieuse extatique et phmre. Dans cette perspective, lacroyance serait un effet plutt quune cause de la dcision de se donner la mort.La religion constitue une ressource plus quelle ne fournit une motivation.

    Au niveau thologique, un premier problme se pose propos de la tensionentre le suicide et les doctrines de lIslam. Lunique texte du Coran que lonpeut comprendre comme interdisant le suicide peut aussi sinterprter commeune interdiction faite aux croyants de sentretuer. En revanche, le canon proph-tique contient de nombreuses interdictions du suicide, qui sont claires et absolues.Une seconde difficult tient au fait que dans lIslam, ainsi que dans la religionchrtienne, il nest pas permis de forcer la main de Dieu. Le martyre instrumental

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    peut mener au Paradis condition que la fin du martyre ne soit pas de gagnerle Paradis. Autrement dit, le salut est essentiellement un sous-produit dactionsentreprises dautres fins que le salut.

    Le vote

    En se penchant sur le rapport entre le vote et le dsintressement, on peutdistinguer deux questions. Premirement, lacte de voter est-il dsintress ?Deuximement, la dcision daccorder son vote tel ou tel parti ou candidat est-elle dsintresse ? Dans les deux cas, il sagit de dcisions de faible cot et defaible profit. Or mme si le cot du vote est faible, il est typiquement suprieurau bnfice personnel que le votant peut retirer de son acte de voter. En simpli-fiant, un votant a moins de chances davoir une influence dcisive sur le rsultatdes lections quil nen a de trouver la mort dans un accident de circulation ense rendant aux urnes. Ainsi un agent rationnel et intress ne devrait jamaisvoter. On observe pourtant dans les dmocraties modernes que les citoyens votentmassivement, dans des proportions atteignant jusqu 80 % ou plus des lecteurs.Mme dans le pire des cas, le pourcentage descend rarement au-dessous de 25 %.Cest le paradoxe du vote . Faut-t-il conclure que les votants sont irrationnels,dsintresss, ou mme les deux ?

    Les travaux sur le sujet citent une grande partie des motivations relatives auxdons et transferts voques dans le cours. Dans certains cas, on peut en effetconcevoir le vote comme un don la socit. On constate pourtant aussi desmotivations qui semblent plus propres la question du vote.

    Les cots du vote comprennent les cots dinscription au registre des lecteurset les cots de dplacement. Le plus souvent ces cots sont faibles, lexceptiondu systme lectoral des tats sudistes aux tats-Unis, o, jusquen 1964, lescitoyens devaient payer un impt particulier, le poll tax (capitation), afin depouvoir voter. Le mobile en tait de dcourager les pauvres, blancs comme noirs,de voter. Ce but fut atteint, sans doute avec un effet durable, puisque lliminationde la capitation neut pas leffet daccrotre les taux de participation. Les cotsde dplacement, bien qugalement faibles, ont parfois un effet surprenant. Pourune famille sans voiture domicilie Atlanta, le taux de participation est de66 % lorsque le local de vote est cent soixante mtres du domicile, mais tombe 42 % lorsque la distance passe onze cents mtres. Il faut tenir compte aussides cots de labstention imposs dans la trentaine de pays o le vote est obli-gatoire. Le plus souvent les lois sont pourtant mollement appliques, et quandlabstention est punie dune amende, celle-ci est en gnral assez modeste. LaBelgique prsente une exception importante car, dans ce pays, les non votants,notamment rcidivistes, souffrent non seulement damendes substantielles maisrisquent aussi linligibilit certaines fonctions. Aussi le taux de participationy est-il suprieur 90 %.

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  • JON ELSTER526

    Les bnfices du vote sont, dans les lections lchelle nationale et bulletinsecret, essentiellement nuls. Le secret rend impossible la vente et lachat desvotes, et lchelle nationale rend quasiment nulle la probabilit quun seul votantpuisse, par son vote, faire basculer le rsultat dun ct ou de lautre. Bien quelon ne puisse exclure a priori que limportance de lenjeu, mme multiplie parune trs faible probabilit, pse plus lourd que les cots du vote, il est trs peuplausible que llecteur moyen dcide de voter sur la base dun tel calcul. Ceserait aussi absurde que si lindividu moyen gardait constamment prsent les-prit la possibilit quun mtore surgisse et lanantisse. Par ailleurs, mme silide effleurait son esprit, llecteur serait incapable deffectuer les calculs nces-saires quelle implique.

    Il vaut mieux chercher lexplication du vote dans un raisonnement non-consquentialiste, comme par exemple le kantisme de tous les jours. Pourtantcette solution ne fait que dplacer le paradoxe. Les lecteurs sont la foissensibles et insensibles aux consquences de leurs dcisions. Sensibles, puisqueplus llection savre serre ou plus lenjeu est important, plus ils votent. Insen-sibles car sinon ils ne voteraient pas. La rsolution de ce paradoxe est peut-tre chercher dans lhypothse que llectorat est sujet la pense magique.La rponse la seconde question la dcision de donner son vote tel ou

    tel parti ou candidat ou proposition est-elle dsintresse ? dpend du casprcis que nous considrons. Il est difficile dimaginer que la motivation de ceuxqui, dans un rfrendum, votent pour labolition de la peine de mort soit autreque dsintresse. Inversement, lorsque les tudiants qui ont entre 18 et 21 ansvotent massivement contre la proposition de porter lge lgal de la consomma-tion de boissons alcoolises 21 ans tandis que les tudiants gs de plus de21 ans votent en faveur de cette proposition, il est difficile dexpliquer le compor-tement des premiers autrement que par une motivation intresse. En ce quiconcerne la motivation des derniers, chacun est libre de spculer.

    Les politologues sont maintenant plus ou moins daccord sur le fait que levote est le plus souvent sociotropique, cest--dire dsintress, plutt qugotro-pique ou intress Or mme si le comportement est dsintress, les motivationsne le sont pas forcment. Selon certains auteurs, le vote dsintress permetd acheter de la satisfaction morale bas prix. Mme sociotropique, le voteserait gocentrique. Cest le mme effet Valmont auquel nous avons dj faitappel pour expliquer les contributions aux biens publics ou les donations phi-lanthropiques.

    Les institutions politiques et le dsintressement

    Existe-t-il des mcanismes par lesquels canaliser le vote intress dans le sensdu dsintressement ? Un exemple important est le vote crois, dans lequelchaque lecteur est appel voter plusieurs fois dans la mme lection, dabord

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  • RATIONALIT ET SCIENCES SOCIALES 527

    pour un candidat qui appartient sa propre circonscription, et ensuite pour uncandidat ou des candidats qui appartiennent dautres circonscriptions.

    LArticle II.1 de la Constitution amricaine stipule que pour les lectionsprsidentielles, les lecteurs se runiront dans leurs tats respectifs et voterontpar bulletin pour deux personnes, dont lune au moins nhabitera pas le mmetat queux . Lors de la Convention Fdrale Philadelphie, Madison dfenditcette ide au moyen du raisonnement suivant : Quelque chose de valable peuttre tir de cette suggestion. Le candidat qui dans le jugement partial de chaquecitoyen envers ces concitoyens immdiats apparat comme le deuxime seraprobablement, en fait, le premier. Le candidat lu le sera souvent en vertu dufait quil aura t le deuxime choix dune majorit des lecteurs. Il sera doncun candidat de compromis. Dans la pratique des lections amricaines, le votecrois na jamais eu beaucoup dimportance, notamment aprs que le 12e amende-ment la constitution ait institu le principe selon lequel les lecteurs ont donner un des deux votes au futur Prsident et lautre au futur Vice-Prsident.Puisque ceux-ci font normalement partie du mme ticket lectoral, le vote croisperd de sa pertinence.

    Dans un autre cas, la thorie est passe dans la pratique. Il sagit des lectionsaux tats Gnraux en 1789, lors desquelles la procdure normale fut la suivante :dans chaque district lectoral les dputs dun ordre donn furent choisis (i) danscet ordre et (ii) par les membres de cet ordre. Il existe des exceptions bienconnues au premier principe de cette procdure. Mirabeau et Sieys, refuss parleurs tats respectifs, furent lus par le Tiers tat. Les exceptions au secondsont moins connues, bien que tout aussi intressantes.

    Selon la convocation aux tats Gnraux, [la] rdaction du cahier et lanomination des dputs seront faites en commun, si chacun des trois ordres laainsi dlibr [vot] ; audit cas, il sera [...] procd llection, par voie descrutin, des dputs desdits trois ordres au nombre et dans la proportion dter-mins par la lettre de sa Majest . A priori, le fait que chaque ordre ait un droitde veto pour ladoption de llection en commun semble un obstacle difficile franchir. Et en effet, une douzaine de circonscriptions seulement ont choisi llec-tion en commun. Il est nanmoins hautement significatif que lune de ces circons-criptions ait t le Dauphin, qui se trouvait la tte de la pr-rvolution. Mmesil ny a pas de preuve directe, il semble pour le moins possible que ce prcdentdu Dauphin ait compt dans la transformation des tats Gnraux en AssembleNationale le 17 juin 1789.Selon les procs-verbaux de lAssemble lectorale du Dauphin, Mounier

    dfendit ce systme dans les termes suivants :Cette forme offre un prcieux avantage : celui de faire concourir tous les Ordres auchoix de leurs dputs respectifs. Ils deviennent les mandataires du peuple en corps, etcette runion des diverses classes des lecteurs doit tre un nouveau motif pour que lesreprsentants ne consultent que lintrt qui leur est commun.

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  • JON ELSTER528

    Le modle fut appliqu dans les lections de janvier 1789, lors desquelles45 lecteurs du clerg, 89 de la noblesse et 119 du Tiers tat dsignrent commedputs 4 membres du clerg, huit nobles et douze roturiers.

    Considrons la situation du point de vue dun membre du Tiers tat. En votantpour les dlgus de la noblesse, il na pas intrt choisir des candidats ultra qui ne reprsentent que les intrts de cet ordre. Sans doute ne pouvait-il passattendre trouver des nobles cherchant promouvoir les intrts du Tiers tat,mais il pouvait y avoir des nobles clairs prts accepter labolition des immu-nits fiscales ainsi que lgalit daccs aux offices civils et militaires. Inverse-ment, un membre des ordres privilgis aurait eu intrt voter pour des roturiersacceptant le caractre inviolable de la proprit ainsi que lutilit sociale desdistinctions. Le vote crois aurait eu ainsi pour effet probable ou tendanciel derduire le nombre dextrmistes des deux cts et de rendre possible un rglementnon-violent des conflits sociaux.

    Ctait dailleurs lavis de Tocqueville :Dans le Dauphin, ce fut lassemble des tats qui choisit par un vote commun lesdputs des trois ordres. Cette assemble tait compose des trois ordres, chaque ordreavait t lu part et ne reprsentait que lui-mme. Mais les dputs aux tats Gnrauxfurent lus par lassemble : de cette manire chaque gentilhomme eut donc pour lecteurdes bourgeois, et chaque bourgeois des nobles ; et les trois dputations tout en restantdistinctes, devinrent ainsi en quelque faon homognes. Peut-tre que les ordres ainsireprsents eussent pu, sinon se confondre dans une seule assemble, au moins symouvoir sans [se] heurter trop violemment.

    Le dsintressement et les dcisions collectives

    Quelques votes clbres illustrent le dsintressement des assembles poli-tiques. Dans le Parlement anglais, on peut citer lordonnance du renoncement soi-mme (self-denying ordinance) vote en 1645. Dans la premire Consti-tuante franaise, les exemples comprennent la nuit du 4 aot 1789, le vote du7 novembre 1789 interdisant aux constituants le passage au ministre durant lasession, le vote du 7 avril 1791 interdisant aux constituants et aux membres deslgislatures venir le passage au ministre durant les quatre annes suivant lafin de la session, et enfin le vote du 16 mai 1791 tablissant linligibilit desconstituants la premire assemble lgislative. Considrons, titre dexemple,les deux premiers votes.

    Lors de la guerre civile dAngleterre, lopposition parlementaire au Roi futentrave par des divisions internes, notamment entre les diffrents nobles qui sedisputaient le commandement militaire. Dans un discours important, Cromwelllana le dfi suivant :

    Si nous ne menons pas cette guerre de quelque faon plus nergique, plus rapide, plusefficace ; si nous nous conduisons comme des soldats de fortune sans cesse appliqus faire filer la guerre, le royaume se lassera de nous, et prendra en haine le nom du

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  • RATIONALIT ET SCIENCES SOCIALES 529

    Parlement. Que disent nos ennemis ? Bien plus, que disent beaucoup de gens qui taientnos amis louverture de ce Parlement ? Que les membres des deux Chambres ontgagn de grands emplois et des commandements, et que, par leur influence dans leParlement et leur autorit dans larme, ils veulent se perptuer dans leur grandeur, etquils ne permettront pas que la guerre finisse, de peur que leur pouvoir ne finisse avecelle. [...] Nous avons tous, je lespre, le cur assez anglais pour quaucun de nousnhsite sacrifier au bien public son intrt personnel.

    Bien que Cromwell lui-mme ne propost pas de remde spcifique, il taitde connivence avec un autre membre des Communes, Zouch Tate, selon qui :

    Il ny a quun moyen de finir tant de maux, cest que chacun de nous renonce franche-ment soi-mme. Je propose quaucun membre de lune ou de lautre Chambre ne puisse,durant cette guerre, possder ni exercer aucune charge ou commandement militaire oucivil, et quune ordonnance soit rendue cet effet.

    Lunique but de lordonnance tait de faire rvoquer de leurs charges militairesles chefs nobles, dont notamment Essex et Manchester, que lon accusait dtreresponsables de la mauvaise organisation de larme et des dfaites militaires.Or lordonnance devait tre vote non seulement par les Communes mais ga-lement par la Chambre des lords, dont on ne pouvait sattendre ce quelleacceptt jamais la rvocation des seuls nobles. Il fallait ainsi que les membresdes Communes acceptassent galement de se dclarer inligibles. Du point devue de ceux-ci, lordonnance comportait donc le cot dexclure de leur office deschefs militaires comptents se trouvant dans leurs propres rangs, dont notammentCromwell lui-mme. Ce renoncement tait pourtant le prix quil fallait payerafin de pouvoir mnager lamour-propre des nobles. Nous retrouvons donc uncas de figure frquent, celui dun renoncement apparent qui est en ralit motivpar limposition quil rend possible.

    Les pripties de la nuit du 4 aot 1789 restent ensevelies dans lobscurit, etil semble peu probable que les historiens tombent jamais daccord sur limpor-tance relative des diverses motivations des constituants. Daprs certains cher-cheurs, laltruisme et le dsintressement furent les mobiles les plus importants.Selon dautres, il faut aussi inclure, titre gal ou mme suprieur, la peur,lintrt, la malice, la vengeance, et le dsir de destruction.

    Pour dfendre la thse du dsintressement, plusieurs chercheurs citent le Jour-nal dAdrien Duquesnoy la date du 5 aot 1789 :

    Jamais, sans doute, aucun peuple na offert un tel spectacle ; ctait qui offrirait,donnerait, remettrait aux pieds de la nation : moi, je suis baron de Languedoc, jaban-donne mes privilges ; moi, je suis membre des tats dArtois, joffre aussi monhommage ; moi, je suis magistrat, je vote pour la justice gratuite ; moi, jai deuxbnfices, je vote contre la pluralit des bnfices. Plus de privilges de villes ; Paris,Bordeaux, Marseille y renoncent. Grande et mmorable nuit ! On pleurait, on sembras-sait. Quelle nation ! quelle gloire, quel honneur dtre Franais !

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  • JON ELSTER530

    Or on peut se demander ce que ce texte doit lenthousiasme du moment.Dans le Journal de Duquesnoy dat le 10 aot, le recul semble avoir produit uneapprciation plus dsenchante :

    Le plus grand mal, sans doute, est quil ny ait pas desprit public ; on se tromperaittrangement si lon croyait que cest lamour de la patrie qui a dtermin la plupart deceux qui ont renonc ce quils possdaient, et si jamais lAssemble nationale rigedes autels deux divinits, ce doit tre la peur et la vengeance. [...] Cest la peurqui [...] a forc la noblesse renoncer aux droits seigneuriaux. Cest la vengeance quila porte poursuivre la vnalit des charges. Ainsi si ces oprations sont bonnes, sielles sont durables, il est vident que la peur et la vengeance ont fait le salut public.

    On trouve le mme contraste, plus aigu encore, entre une lettre du constituantFerrires du 7 aot 1789, qui parle du noble enthousiasme des constituants,et ses Mmoires rdiges dix ans plus tard dans lesquelles il nest plus questionque dun feint enthousiasme . Il semble en effet que chez beaucoup de consti-tuants le souci du dsintressement ait t une motivation plus forte que le soucidsintress du bien public.

    Masques et voiles du dsintressement

    En reprenant de manire plus systmatique certains thmes dj soulevs, onpeut oprer trois distinctions. Dabord, il y a la distinction entre lintrt et ledsintressement. Ensuite, il y a la distinction entre le souci dsintress et lesouci du dsintressement. Enfin, il y a la distinction entre le souci externedu dsintressement et le souci interne. Cette typologie nous donne les quatremotivations suivantes :

    Lintrt (lgosme). Le souci dsintress (laltruisme, lutilitarisme, lquit, lgalit, le kantismede tous les jours, et bien dautres encore). Le souci externe du dsintressement (le souci dapparatre aux yeux dautruicomme tant m par un souci dsintress). Le souci interne du dsintressement (le souci dapparatre ses propres yeuxcomme tant m par un souci dsintress).Supposons pour linstant un sujet qui est m par toutes ces motivations, sauf

    par la deuxime. Ce fut, je le pense, lhypothse principale des moralistes duXVIIe sicle. On peut appeler gocentrique ce faisceau de motivations, en ledistinguant de lgosme. Le sujet gocentrique rapporte tout lui-mme. Autruine compte pour lui quen tant de source ou de condition dapprobation. Dunepart, le souci externe du dsintressement requiert la prsence dautrui commesource dapprobation. Dautre part, le souci interne requiert la prsence dautruicomme objets de la bienveillance de lagent. Dans aucun des deux cas le bien-tre dautrui ne constitue lobjet dun vrai souci dsintress.

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  • RATIONALIT ET SCIENCES SOCIALES 531

    Certains conomistes tendent postuler que les agents sociaux sont mus parleur seul intrt. Dans la mesure o les faits semblent contredire cette hypothse,ils ont recours aux trois stratagmes suivants.

    Premirement, ils font appel aux normes sociales qui, dans certaines situations,dictent un comportement dsintress. Cette hypothse est cense respecter lhy-pothse dune motivation intresse, puisque les agents ont intrt viter lesviolations de la norme tant donn que celles-ci pourraient dclencher la sanctiondautrui. Cette solution du problme ne fait pourtant que le dplacer, caron ne voit pas en quoi autrui aurait un intrt sanctionner.

    Deuximement, les conomistes ont souvent recours lintrt instrumentalquont les agents sociaux avoir une rputation de personne dsintresse. Cetargument remonte Descartes ; on en trouve aussi des traces chez La Roche-foucauld. Sans entrer dans le dtail des modles conomiques, constatons simple-ment que, tout comme le prcdent, cet argument prsuppose lexistence, dansle systme social, dagents vraiment dsintresss. Il ne saurait donc non plusservir liminer lintrt comme mobile.

    Les deux premiers arguments reposent sur lhypothse selon laquelle les agentssont intresss tout en ayant un intrt prtendre quils ne le sont pas. Untroisime argument remplace lhypothse goste par lhypothse gocentrique,qui tient compte non seulement de la ralisation de lintrt de lagent maisgalement de la satisfaction de son amour-propre, que ce soit par le souci externeou bien par le souci interne du dsintressement. Dans ce cas de figure, il nya pas de dsintressement par choix, mais dsintressement par ngligence. Lespassions en questions sont lorgueil et la vanit, lis tous les deux lamour-propre.

    Comme lobserve Kant, la difficult principale que lon rencontre en essayantde dmler ces motivations vient de ce que le souci interne de dsintressementest insaisissable. En fait, jai de bonnes raisons gocentriques pour en minimiserlimportance, car plus ce souci est faible plus mon comportement dsintressfait preuve dun souci dsintress. Comme lobserve Nicole, on peut dsirerpar amour-propre dtre dlivr damour-propre, comme lon peut souhaiter lhu-milit par orgueil . On risque ainsi de tomber dans le soupon permanent lgard de soi-mme. Dans la tradition de Paul Ricoeur, lhermneutique dusoupon sapplique surtout aux motivations dautrui. Quand le sujet du souponen est aussi lobjet, il est pris dans un tourbillon vertigineux. Comme le ditencore Nicole, [i]l se fait un cercle infini de retour sur retours . Le fait de sesouponner soi-mme, ne montre-t-il pas que le soupon est sans fondement ?Mais si tel est le cas, na-t-on pas une raison gocentrique de se souponner ?

    Pour terminer, prenons le cas imaginaire dun attaquant suicide patriote, athe,de temprament non suicidaire, disposant de conditions de vie satisfaisantes, nonentour dune organisation, et qui se fait exploser dans lanonymat. Bien quilsagisse dune illustration hypothtique, il existe des exemples rels qui sen

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  • JON ELSTER532

    approchent. Par hypothse, on peut exclure que cet attaquant soit motiv parlintrt ou le souci externe du dsintressement, puisquil ne cherche ni le salutni la gloire posthume. Il semble galement difficile de croire quil se donne lamort dans le but de satisfaire momentanment son amour-propre. Admettons quelon ne puisse jamais rigoureusement exclure lexplication par lamour-propre.Il est concevable que dans larbitrage mental de lattaquant suicide, un instantde satisfaction intime contrebalance la perte de toute une vie. Or en comparaisonavec cette interprtation force, lhypothse du dsintressement prte une intelli-gibilit immdiate au sacrifice de soi. Si La Rochefoucauld nen parle pas, cestque, tout en dpassant lhypothse simpliste de lgosme, il sarrte celle delgocentricit.

    Sminaire : Gense et fonctionnement des constitutions

    Introduction (Jon Elster)

    Lobjet du sminaire est dilluminer les origines et les effets des constitutionstant crites que non crites. Bien que centr pour lessentiel sur lhistoire constitu-tionnelle franaise, le sminaire tudiera galement les constitutions des vaincusaprs 1945 et les constitutions post-communistes en Europe centrale et orientale.Il sagit en partie de jeter les bases de lanalyse compare de lcriture desconstitutions, discipline encore dans son enfance, et en partie de comprendre lephnomne presque insaisissable des normes constitutionnelles non crites.

    Lcriture de la constitution de 1795 (Michel Troper)On reprsente habituellement lcriture dune constitution dans une assemble

    comme le rsultat dun double processus. En premier lieu, des groupes professantdes idologies diffrentes dbattraient et ngocieraient des compromis qui setraduiraient par des principes juridiques. Puis, partir de ces principes, on ddui-rait certaines rgles prcises. A` partir dune tude de lcriture de la constitutionde 1795 on peut montrer au contraire quil ny a pas de relation logique entreles rgles constitutionnelles et les principes. Ceux-ci ne sont pas poss a prioriet ne servent pas de prmisses pour une dduction, mais sont le produit debricolages destins justifier a posteriori des rgles prcises, adoptes pour desraisons pratiques. Ils sont donc constamment modifis au fur et mesure de ladiscussion constituante et de lapplication de la constitution. Ils apparaissent ainsinon comme les fondements, mais comme les produits de la constitution.

    La thorie des conventions de la constitution dans le contexte franais(Pierre Avril)Le terme de convention de la Constitution dsigne un type de rgles non

    crites caractristiques du droit constitutionnel britannique, mais il peut tre

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  • RATIONALIT ET SCIENCES SOCIALES 533

    transpos en dpit de la contradiction thorique sa rception par les systmesde constitutions crites et rigides. Lexemple topique en est fourni par la respon-sabilit non crite du Premier ministre franais devant le Prsident de la Rpu-blique ; lanalyse montre que la rgle en question se situe sur le terrain delapplication du droit crit dont elle retient une interprtation qui nest pas formel-lement incompatible avec la lettre du texte. Sous ce rapport, il sagit de lquiva-lent dune jurisprudence tablie par les acteurs politiques pour lapplication desdispositions constitutionnelles qui les concernent.

    De lorganisation transitoire lorganisation dfinitive des pouvoirspublics : le cas des assembles constituantes franaises(Arnaud Le Pillouer)Lorsque lon veut expliquer le contenu dun texte constitutionnel, il est dusage

    de se rfrer lidologie de ses auteurs. Ainsi, une constitution rdige par uneassemble constituante est-elle comprise comme le rsultat dun compromis entreles diffrentes forces politiques en prsence. Cette approche, pour pertinentequelle soit, nen demeure pas moins incomplte. En effet, avant dcrire laconstitution elle-mme, les assembles constituantes ont en gnral d assumerle gouvernement titre transitoire : souvent formes en temps de crise, seulesau milieu des ruines des institutions prcdentes, elles ont notamment d crerun organe excutif pour la mise en uvre de leurs propres lois, et ont organisleurs relations avec cet organe. Bref, elles ont organis transitoirement les pou-voirs publics avant davoir les organiser dfinitivement travers le texteconstitutionnel. Aussi la rdaction de ce dernier a-t-elle ncessairement subi lesinfluences de cette premire opration : la sance du sminaire a consist prsenter et discuter quelques exemples, tirs surtout des premires assemblesfranaises, de ces influences.

    Les pouvoirs dexception dans la tradition juridico-politiqueanglo-amricaine (Bernard Manin)De 1689 la Premire Guerre Mondiale, le parlement anglais a adopt, dans

    des situations de crise, des Actes autorisant lexcutif dtenir sans jugementdes personnes souponnes de menacer la scurit de ltat. Ces Actes, de teneuret de forme peu prs similaires, sont connus sous le nom de suspension delHabeas Corpus . Malgr sa rcurrence, et quoiquelle ait t reconnue dansla doctrine (Blackstone, Dicey), cette pratique est aujourdhui mal connue. On aprsent les diffrents caractres de cette institution coutumire, soulignant enparticulier son caractre limit, la fois dans le temps et le champ dapplication(toutes les ordonnances dHabeas Corpus ne sont pas suspendues). On sestdemand aussi pourquoi la premire occurrence dune telle autorisation du parle-ment, au printemps 1689, sest rapidement transforme en prcdent, accept parles principaux protagonistes de la politique anglaise.

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    Les constitutions des vaincus de 1945 : Allemagne, Italie, Japon(Pasquale Pasquino)Lexpos sur Les constitutions des vaincus a prsent des recherches en cours

    sur les processus constituants dans les socits post-autoritaires. Lobjet spci-fique t la comparaison des travaux qui ont abouti, aprs la deuxime guerremondiale, la mise en place des constituions dans les trois pays les plus impor-tants qui ont t vaincus lissue de la guerre : le Japon (1946), lItalie (1947)et lAllemagne (fdrale) (1949). Plus prcisment, deux questions ont fait lobjetde la prsentation : dun ct, une typologie gnrale du pouvoir constituant basesur lanalyse des acteurs qui peuvent uvrer la rdaction dune constitution ; delautre, une tentative de jauger le rle des vainqueurs (et notamment des tats-Unis) dans le travail constituant des trois pays en question. La prise en comptedes diverses conditions historiques et gopolitiques qui ont caractris le proces-sus dans les trois pays a permis davancer lhypothse que le rle constituantdes puissances gagnantes a t beaucoup plus important au Japon et minime, parcontre, en Allemagne et en Italie, o, par ailleurs, la prsence militaire et lin-fluence sur les gouvernements au pouvoir aprs la guerre ont t de toute pre-mire importance.

    Le pouvoir constituant (Ulrich Preuss)Lexpos sest pench sur la nature des rvolutions de 1989 dans la pers-

    pective de la thorie constitutionnelle. Dans une premire partie, on a dveloppquelques aspects gnraux de lide du pouvoir constituant, en mettant laccentsur le rle du people dans lexercice de son pouvoir constituant et en essayantde trouver une explication certains lments paradoxaux qui y sont constats.Dans une deuxime partie, on a analys la nature spcifique des rvolutions enEurope centrale et orientale quant lexercice du pouvoir constituant. Dans unetroisime partie on a propos des vues plus gnrales sur le rapport entre pouvoirconstituant et rvolution. Lhistoire nous enseigne que les constitutions sont, demanire intrinsque, des dispositifs politiques qui rpondent la recherche desindividus de protection contre la tyrannie. Or les transformations dans beaucoupde pays de lEurope centrale et orientale ont ouvert le chemin une conceptiondiffrente de la politique. On peut alors se demander si ces rvolutions ontvraiment mobilis le pouvoir constituant du peuple ou si elles ont simplementtabli des constitutions sans pouvoir constituant.

    Publications en 2006-2007

    Livres

    Explaining social behavior, Cambridge University Press 1007.Agir contre soi, ditions Odile Jacob 2007.

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  • RATIONALIT ET SCIENCES SOCIALES 535

    Articles

    Tocqueville on 1789 : preconditions, precipitants, and triggers , in The Cam-bridge Companion to Tocqueville, Cambridge University Press 2006. Constituent legislatures , in R. Bauman et T. Kahana (eds.), Constitution

    and the Legislature, Cambridge University Press 2006. Fehr on emotions and social norms , Analyse und Kritik 2006. Altruistic behavior and altruistic motivations , in S.-C. Kolm and J. Mercier-

    Ythier (eds.), Handbook on the Economics of Giving, Reciprocity and Altruism,Elsevier 2006. Beyond rational self-interest , in I. Shapiro (ed.), The Art of the State, New

    York University Press 2006. Redemption for wrongdoing : The fate of collaborators after 1945 , Journal

    of Conflict Resolution 2006. Fairness and norms , Social Research 2006. Weakness of will and preference reversal , in J. Elster et al. (eds.), Under-

    standing Choice, Explaining Behavior : Essays in Honour of Ole-Jrgen Skog,Oslo Academic Press 2006.

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