Droit de la famille — 172244 2017 QCCA 1470 COUR D’APPEL CANADA PROVINCE DE QUÉBEC GREFFE DE MONTRÉAL N° : 500-09-026277-160 (500-12-323455-141) DATE : 29 SEPTEMBRE 2017 FORMATION : LES HONORABLES JACQUES DUFRESNE, J.C.A. NICHOLAS KASIRER, J.C.A. SUZANNE OUELLET, J.C.A. (AD HOC) P... R... APPELANT/INTIMÉ INCIDENT – Défendeur c. R... S... INTIMÉE/APPELANTE INCIDENTE – Demanderesse et PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC MISE EN CAUSE – Mise en cause ARRÊT [1] L’appelant se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal, rendu le 15 juillet 2016 (honorable Carole Hallée), lequel rejette sa requête en litispendance, déclare les tribunaux québécois compétents pour prononcer un jugement de divorce et mesures accessoires entre les parties et refuse de surseoir à l’instance 1 . 1 Droit de la famille — 161738, 2016 QCCS 3357 [jugement entrepris].
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Droit de la famille 172244 2017 QCCA 1470 COUR D’APPEL
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Droit de la famille — 172244 2017 QCCA 1470
COUR D’APPEL
CANADA PROVINCE DE QUÉBEC GREFFE DE
MONTRÉAL
N° : 500-09-026277-160 (500-12-323455-141)
DATE : 29 SEPTEMBRE 2017
FORMATION : LES HONORABLES JACQUES DUFRESNE, J.C.A.
NICHOLAS KASIRER, J.C.A. SUZANNE OUELLET, J.C.A. (AD HOC)
P... R...
APPELANT/INTIMÉ INCIDENT – Défendeur c. R... S...
INTIMÉE/APPELANTE INCIDENTE – Demanderesse et
PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC
MISE EN CAUSE – Mise en cause
ARRÊT
[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal, rendu le 15 juillet 2016 (honorable Carole Hallée), lequel rejette sa requête en litispendance, déclare les tribunaux québécois compétents pour prononcer un jugement de divorce et mesures accessoires entre les parties et refuse de surseoir à l’instance1.
1 Droit de la famille — 161738, 2016 QCCS 3357 [jugement entrepris].
500-09-026277-160 PAGE : 2 [2] Pour les motifs du juge Dufresne, auxquels souscrivent le juge Nicholas Kasirer et la juge Suzanne Ouellet (ad hoc), LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel, avec les frais de justice;
[4] INFIRME le jugement de première instance;
[5] MODIFIE et REMPLACE les paragraphes 229 à 231 du dispositif du jugement de première instance par les deux conclusions suivantes :
[229] ACCUEILLE partiellement, avec les frais de justice, la requête
réamendée du défendeur en irrecevabilité pour litispendance internationale;
[230] ORDONNE la suspension, à l’exception des procédures relatives à
l’usage de la résidence familiale, aux obligations alimentaires (pension
alimentaire pour l’intimée en appel et pension alimentaire pour les enfants des
parties et provision pour frais) et à la garde des enfants des parties, jusqu’à ce
que les tribunaux belges se soient prononcés sur les conclusions dont ils sont
présentement saisis dans l’instance mue entre les parties et qui sont pendantes
devant la Cour d’appel de Bruxelles;
[6] REJETTE l’appel incident, avec les frais de justice en faveur de la mise en cause seulement.
JACQUES DUFRESNE, J.C.A.
NICHOLAS KASIRER, J.C.A.
SUZANNE OUELLET, J.C.A. (AD HOC) Me Sylvain Lussier Me Jessica Harding OSLER, HOSKIN & HARCOURT et Me Benjamin Prud’homme Me Pascale Nolin ROBINSON SHEPPARD SHAPIRO Pour l’appelant/intimé incident
500-09-026277-160 PAGE : 3 Me Luc Giroux Me Martin Poulin Me Xavier Van Overmeire DENTONS CANADA Pour l’intimée/appelante incidente Me Luc-Vincent Gendron-Bouchard Direction générale des affaires juridiques et législatives BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC)
Pour la mise en cause/mise en cause Date d’audience : Le 14 mars 2017
500-09-026277-160 PAGE : 4
MOTIFS DU JUGE DUFRESNE
[7] Comme l’a déjà affirmé, à juste titre, un juge de la Cour, « [l]a résolution des conflits de droit international privé est souvent complexe, parsemée d’écueils factuels et juridiques »2. Le présent pourvoi en est une illustration bien concrète.
[8] Quelle autorité judiciaire, de la Belgique ou du Québec, a compétence pour
prononcer le divorce des parties, procéder au partage de leurs biens et statuer sur les mesures alimentaires? Jusqu’à présent, les tribunaux de première instance de ces deux juridictions ont répondu posséder la compétence pour en décider et ont refusé de surseoir aux procédures dont ils sont saisis.
[9] Ainsi, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, Tribunal de la famille (le « tribunal belge ») et la Cour supérieure du Québec (le « tribunal québécois ») ont tour à tour écarté l’argument de litispendance soulevé de part et d’autre par les parties, et ont refusé de surseoir à l’instance. Ces jugements font maintenant l’objet d’un appel, au Québec comme en Belgique. Par ailleurs, les parties ont convenu de saisir le tribunal québécois de la question de la garde des enfants et de l’usage de la résidence familiale.
[10] L’appel du jugement rendu par la Cour supérieure le 15 juillet 20163 repose sur la question de la litispendance internationale. L’appel incident débat plutôt de la constitutionnalité (invalidité ou caractère inopérant) du premier alinéa de l’article 3167 C.c.Q.4 qui traite de la compétence des autorités étrangères en matière de divorce. Cela établi, qu’en est-il dans un premier temps du pourvoi principal, d’autant que la discussion de l’appel incident ne s’imposera que si la Cour accueille l’appel?
4 Le premier alinéa de cet article est ainsi libellé :
3167. Dans les actions en matière de divorce, la compétence des autorités étrangères est reconnue soit que l’un des époux avait son domicile dans l’État où la décision a été rendue, ou y résidait depuis au moins un an, avant l’introduction de l’action, soit que les époux ont la nationalité de cet État, soit que la décision serait reconnue dans l’un de ces États. […]
3167. For actions in matters of divorce, the jurisdiction of foreign authorities is recognized if one of the spouses had his or her domicile in the State where the decision was rendered, or had his or her residence in that State for at least one year before the institution of the proceedings, if the spouses are nationals of that State, or if the decision would be recognized in any of those States. […]
[11] La juge de première instance rejette le moyen de litispendance présenté par l’appelant, déclare que les tribunaux québécois sont compétents pour prononcer le jugement de divorce des parties et déterminer les mesures accessoires en résultant et refuse, en conséquence, de surseoir à l’instance en Cour supérieure jusqu’au prononcé entre les mêmes parties du jugement à être rendu par la Cour d’appel de Bruxelles. D’avis qu’il n’est pas nécessaire, vu sa conclusion sur le moyen fondé sur la litispendance internationale, de trancher la question constitutionnelle soulevée, la juge s’en abstient.
[12] En appel, l’appelant demande de suspendre l’instance, à l’exception des procédures relatives à la résidence familiale, aux obligations alimentaires (pension alimentaire pour l’intimée et les enfants des parties, et provision pour frais), jusqu’à ce que les tribunaux belges se soient prononcés sur les conclusions dont ils sont présentement saisis dans l’instance mue entre les parties et pendante devant la Cour d’appel de Bruxelles.
[13] Le jugement entrepris décrit fort bien le contexte de l’affaire. Un bref rappel permettra de situer le débat qui oppose les parties.
LE CONTEXTE
[14] L’appelant, de nationalité française, et l’intimée, de nationalité marocaine, se rencontrent au mois de juin 1990. Les parties décident de faire vie commune vers 1996 et s’installent à Paris.
[15] Deux enfants sont issus de l’union des parties, l’une née le [...] 1997 et l’autre, le [...] 2002.
[16] En 2004, les parties déménagent à Bruxelles, en Belgique, et s’y marient, le 21 décembre 2004, non sans avoir fait précéder leur union d’un contrat de mariage signé devant notaire le 13 décembre 2004. Elles adoptent le régime de la séparation de biens.
[17] En 2012, les parties et leurs deux enfants obtiennent la nationalité belge. Pendant la même année, l’appelant reçoit confirmation de sa renonciation à la nationalité française.
[18] Le 8 février 2012, les époux modifient, devant notaire en Belgique, leur contrat de mariage. Le régime demeure celui de la séparation de biens, mais leur contrat de mariage est dorénavant assorti d’une clause de donation réciproque sous condition suspensive de prédécès.
500-09-026277-160 PAGE : 6 [19] En juillet 2013, les parties, qui caressaient déjà depuis 2008 l’idée d’immigrer au Québec, acquièrent un immeuble à Ville A et s’y établissent en permanence avec leurs enfants.
[20] Au cours de l’année 2014, les relations se dégradent. Puis, le 3 août 2014, alors qu’ils sont en vacances à leur résidence secondaire en Belgique, l’intimée annonce à l’appelant son intention de divorcer.
[21] À trois jours d’intervalle, deux demandes en divorce sont intentées, l’une en Belgique par l’appelant le 12 août 2014, l’autre au Québec par l’intimée le 15 août 2014.
Si ces demandes recherchent avant tout le prononcé du divorce, elles s’entrecoupent eu égard au partage des biens et aux mesures accessoires.
[22] Les conclusions de la demande de l’appelant en Belgique comportent, outre le prononcé du divorce, les conclusions suivantes :
En toute hypothèse :
Entendre désigner un notaire pour procéder à la liquidation du régime
matrimonial des parties, en appliquant le droit belge à la liquidation de ce
régime matrimonial, en ce compris pour ce qui concerne la résidence
principale des parties au Canada et les objets mobiliers s'y trouvant;
Quant à la compétence internationale et à la litispendance :
Se déclarer internationalement compétent pour connaître du divorce des
parties, de la liquidation de leur régime matrimonial (en ce compris les
conséquences de la révocation des donations) et de la demande de
prestation compensatoire qui serait articulée par [l’intimée];
Dire qu'il n'y a pas lieu de surseoir à statuer dans l'attente d'une décision
de la juridiction québécoise, saisie en second lieu;
Quant au droit applicable :
Droit applicable du divorce :
Dans la mesure où [l’intimée] ne marque pas son accord pour que le
divorce des parties soit régi par le droit belge, dire pour droit que le droit
québécois sera applicable à la rupture du lien conjugal.
Droit applicable à la liquidation du régime matrimonial des parties :
Dire pour droit que la liquidation du régime matrimonial des parties sera
régie par le droit belge, les parties étant mariées selon un contrat de
mariage de droit belge.
500-09-026277-160 PAGE : 7
Droit applicable à la révocation des donations :
Dire pour droit que le droit belge est applicable à la révocation des
donations de par l'expression de la volonté d'une partie, dans la mesure
où les parties résidaient en Belgique lorsque la donation a été effectuée.
Droit applicable à la demande de prestation compensatoire :
Dire pour droit que la demande de prestation compensatoire qui serait
articulée par la [l’intimée], sera soumise au droit belge.
[Substitution entre crochets du nom de la partie]
[23] Quant à l’intimée, sa demande en divorce déposée au Québec comporte, outre le prononcé du divorce, des conclusions portant sur le partage du patrimoine familial selon la loi québécoise, la liquidation du régime matrimonial de la séparation de biens de droit belge, selon le contrat de mariage passé le 13 décembre 2004 et l’acte de modification intervenu le 8 février 2012, l’octroi d’aliments et une réserve de ses droits de joindre, par voie de modification subséquente, une demande de prestation compensatoire. Les 13 septembre et 21 octobre 2014, l’intimée apporte des modifications à sa demande en divorce.
[24] Le 15 octobre 2014, l’appelant avise l’intimée qu’il révoque toutes les donations qu’il lui a consenties au cours de leur mariage, en invoquant l’article 1096 du Code civil belge. Sa réclamation serait de l’ordre de 33 M$ CAD.
[25] Le 21 octobre 2014, l’intimée modifie sa demande en divorce et réclame plus précisément une pension alimentaire mensuelle pour elle-même (200 000 $ CAD), une somme globale à lui être attribuée (20 M$ CAD), ainsi qu’une prestation compensatoire (50 M$ CAD).
[26] Puis, les 16 février et 26 mai 2015, l’appelant formule, par voie de conclusions, ses demandes pendantes devant le tribunal belge :
Se déclarer internationalement compétent pour connaître du divorce des parties,
de la liquidation du régime matrimonial, des conséquences de sa révocation des donations et de la demande de prestation compensatoire de l’intimée;
Ne pas surseoir à statuer dans l’attente d’une décision du tribunal québécois; et
Confirmer le droit applicable au divorce, au régime matrimonial, à la révocation des donations et à la demande de l’intimée d’une prestation compensatoire.
500-09-026277-160 PAGE : 8 [27] À son tour, les 15 mai, 9 et 10 juin 2015, l’intimée formule, également par voie de conclusions, ses demandes au tribunal belge :
Se déclarer internationalement incompétent pour connaître du divorce des parties et de la liquidation du régime matrimonial, et condamner l’appelant aux dépens;
À titre subsidiaire, surseoir à statuer dans l’attente de la décision du tribunal québécois; et
Dans l’hypothèse où le tribunal se déclare compétent internationalement et refuse de surseoir à statuer, donner acte au désaccord de l’intimée à l’application du droit belge pour régir la cause du divorce et dire pour droit que le droit belge régit le régime matrimonial secondaire des parties.
[28] En outre, dans l’éventualité où le tribunal belge se déclare internationalement compétent et ne sursoit pas à statuer, l’intimée formule les demandes reconventionnelles suivantes :
Déclarer que le droit québécois régit la révocabilité des donations que les parties se sont faites durant le mariage et si le tribunal désigne le droit belge, saisir la Cour constitutionnelle de questions préjudicielles relatives à la constitutionnalité de l’article 1096 du Code civil belge; et
Déclarer que le tribunal belge est internationalement compétent pour connaître des demandes d’application des dispositions québécoises portant sur le patrimoine familial et la prestation compensatoire, que ces institutions sont régies par le droit québécois et inclure ces demandes dans les opérations de liquidation du régime matrimonial des parties.
[29] Après audience tenue le 17 septembre 2015, où le débat fut circonscrit aux questions relatives à la litispendance internationale, le tribunal belge se prononce en ces termes :
Vu la loi du 15 juin 1935 sur l’emploi des langues en matière judiciaire;
Statuant contradictoirement;
Écartant toutes conclusions contraires;
Dit ne pas avoir lieu à surseoir à statuer jusqu’à ce que la juridiction québécoise
se soit prononcée au sujet de l’exception de litispendance soulevée par Monsieur
R...;
Se déclare internationalement compétent quant aux demandes formulées à titre
principal et reconventionnel par les parties;
500-09-026277-160 PAGE : 9
Dit que le divorce des parties et la demande de prestation compensatoire seront
régis par le droit québécois et, pour autant que de besoin, dit que ces chefs de
demande seront examinés par la 154ème chambre FAM du Tribunal de Céans;
Dit que la liquidation du régime matrimonial, la question de la révocation des
donations et celle relative au patrimoine familial seront régies par le droit belge et
seront renvoyées à la 3ème chambre FAM du Tribunal de Céans qui connaîtra
également de la demande de questions préjudicielles formulées par Madame
SOUBAI;
Sursoit à statuer pour le surplus;
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique de la 154ème chambre FAM du
tribunal de la famille du tribunal de première instance francophone de
Bruxelles, le 16 décembre 2015, à laquelle siègent […].
[30] Le 22 janvier 2016, l’intimée porte cette décision en appel devant la Cour d’appel de Bruxelles.
[31] Puis, le 15 juillet 2016, le jugement entrepris est rendu.
LE JUGEMENT ENTREPRIS
[32] La juge de première instance se demande si le tribunal québécois peut surseoir à l’instance en divorce, en se fondant sur l’article 3137 C.c.Q., et conclut, de son analyse des conditions d’exercice de cette disposition, qu’il n’y a pas lieu de surseoir à l’instance.
[33] La juge est bien informée de l’action en divorce intentée par l’appelant en Belgique trois jours avant celle intentée par l’intimée au Québec. Cette dernière a d’ailleurs plaidé en première instance, comme elle le soulève maintenant en appel, que l’appelant s’est précipité pour prendre des procédures en Belgique pour pouvoir invoquer l’article 1096 du Code civil belge, prévoyant la révocabilité unilatérale par le donateur des donations faites par l’un des conjoints à l’autre en considération du
mariage. La juge a d’ailleurs entendu une preuve contradictoire d’experts belges sur la portée de cette disposition.
[34] Il est noté au jugement entrepris que l’intimée a soulevé le moyen de litispendance in limine litis devant le tribunal belge et a demandé, sans succès, à ce tribunal de surseoir. La juge conclut néanmoins que l’ensemble des circonstances « […] démontr[e] que le tribunal du Québec est plus approprié et mieux placé pour se prononcer »5.
5 Jugement entrepris, supra, note 1, paragr. 96.
500-09-026277-160 PAGE : 10 [35] Présentant les trois points sur lesquels les experts des parties sont, à son avis, d’accord, la juge conclut qu’il n’y a pas lieu pour le tribunal québécois de se dessaisir des questions relatives à la garde et à la pension alimentaire pour enfants et entre époux, le tribunal belge n’en ayant pas été saisi. Cette conclusion de la juge n’est d’ailleurs pas contestée en appel. Puis, bien que le tribunal belge ait été saisi en premier de la demande en divorce de l’appelant, la juge fait observer que le tribunal québécois a néanmoins été le premier saisi des questions portant sur le partage du patrimoine familial, la pension alimentaire entre époux, l’attribution d’une prestation compensatoire et la révocation des donations.
[36] Les experts de l’appelant s’accordent avec ceux de l’intimée sur le fait que la date de saisine du tribunal belge doit être déterminée en fonction des chefs de demandes, mais ils soutiennent que la demande reconventionnelle de l’intimée a été présentée au tribunal belge avant qu’elle ne soulève la litispendance sur les chefs qui y sont contenus, alors qu’elle devait le faire dès le commencement du procès. La juge rejette ce reproche des experts de l’appelant, considérant que la demande de sursis à statuer de l’intimée a été présentée dans le premier acte de procédure qu’elle a déposé devant le tribunal belge et qu’elle vise l’ensemble des demandes des parties. D’ailleurs, fait observer la juge, l’article 14 du Code de droit international privé du droit interne belge (CoDIP) n’exige pas que la litispendance soit soulevée dès le commencement du procès, ce qui fut confirmé par la Cour d’appel de Bruxelles6.
[37] La juge est d’avis que la Cour d’appel de Bruxelles a le pouvoir de surseoir à statuer et considère qu’elle devrait exercer sa discrétion en faveur d’un sursis, puisque le tribunal québécois « est plus approprié et mieux placé pour se prononcer ». De plus, si la Cour supérieure du Québec confirme sa compétence, la Cour d’appel de Bruxelles pourra se dessaisir purement et simplement des demandes portées en second lieu devant les tribunaux belges, et surseoir aux demandes qui ont été portées en premier devant ces derniers. Il n’y aura alors, selon la juge, aucun déni de justice.
[38] Puis, elle considère le deuxième critère de l’article 3137 C.c.Q., c’est-à-dire celui par lequel la décision étrangère doit être susceptible de reconnaissance au Québec. Il est ici principalement question de la révocabilité ad nutum des donations entre époux prévue par le droit belge que l’intimée considère discriminatoire et contraire à l’ordre
public canadien, tel qu’il est entendu par les relations internationales.
[39] Ainsi, la juge considère qu’il y a lieu d’analyser les circonstances particulières du dossier afin de déterminer si la situation serait contraire à l’ordre public. Elle observe que l’article 1096 du Code civil belge donne lieu à de la discrimination contraire à l’article 15.1 de la Charte canadienne des droits et libertés7 (ci-après « Charte canadienne ») et ne peut être sauvegardé au terme de son article premier,
6 C.A. Bruxelles (43
e ch. Civile), 4 octobre 2014 (MYLE Birgit/KLEIS Freddy), p. 12.
7 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada
(R.-U.), 1982, c. 11.
500-09-026277-160 PAGE : 11 puisqu’aucune justification raisonnable de cette disposition du droit belge ne peut être reliée à des objectifs sociaux valables et compréhensibles. Conséquemment, elle estime que le risque que la décision du tribunal belge ne soit pas reconnue au Québec est élevé.
[40] La juge conclut, en se fondant sur les opinions exprimées par les juristes belges, que la décision du tribunal belge, qui devra reconnaître, en vertu de sa loi, le caractère révocable des donations faites par l’appelant en considération du mariage, est contraire à l’ordre public international, ce qui emporte que ce jugement ne pourra être reconnu au Québec, d’autant que l’approche du Code civil du Québec sur cette question est, note la juge, à l’opposé de celle du Code civil belge.
[41] Il ne s’agit par ailleurs pas d’un cas où la demande en est une d’exemplification d’un jugement étranger déjà prononcé alors que les parties vivaient dans cette juridiction sans aucune attache avec le Québec, situation qui favoriserait la reconnaissance de la décision en vertu des règles de la courtoisie internationale.
[42] Procédant à la dernière étape de l’analyse, la juge use du pouvoir discrétionnaire que lui reconnaît la jurisprudence pour refuser de surseoir8. Ce pouvoir, écrit la juge, est fondé entre autres sur l’idée que le tribunal étranger peut se révéler ne pas être celui qui présente les liens les plus étroits avec le litige et que sa saisine pourrait résulter plutôt d’un forum shopping par l’une des parties.
[43] Elle procède donc à l’examen, prévu par l’article 3137 C.c.Q., des circonstances particulières de l’espèce, en empruntant à la liste des critères non exhaustifs développée par la Cour9 sous l’égide de l’article 3135 C.c.Q. (forum non conveniens). Elle effectue un certain nombre de constats tirés de la preuve qui l’amènent à conclure qu’elle ne doit pas surseoir à l’instance.
[44] Compte tenu de sa conclusion, la juge estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur l’application de la théorie du forum non conveniens (art. 3135 C.c.Q.).
[45] Enfin, elle s’abstient de trancher l’argument constitutionnel soulevé par l’intimée portant sur la validité de l’article 3167 al. 1 C.c.Q., étant donné qu’il n’est pas
nécessaire de décider de cette question pour résoudre le litige dont elle est saisie10.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[46] L’appelant oppose trois moyens au jugement entrepris, intimement liés à l’application de l’article 3137 C.c.Q.11, mettant en jeu l’article 3155 C.c.Q.
8 Société canadienne des postes c. Lépine, [2009] 1 R.C.S. 549, 2009 CSC 16, paragr. 50, citant l’arrêt
de cette Cour dans Birdsall inc. c. In Any Events Inc., [1999] R.J.Q. 1344 (C.A.). 9 Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc., JE 98-1592 (C.A.), [1998] A.Q. No 2059, p. 7-8.
10 Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2
R.C.S. 97, paragr. 6-9.
500-09-026277-160 PAGE : 12 [47] L’appelant concède que le litige est mû entre les mêmes parties et fondé sur les mêmes faits, mais il n’est pas d’accord avec la juge de première instance qu’il y a absence d’identité d’objet entre les deux demandes, précisément en ce qui concerne les demandes portant sur le patrimoine familial, la prestation compensatoire et la révocation des donations. Il soutient, par ailleurs, que la juge de première instance s’est, somme toute, prononcée sur le fond du litige lorsqu’elle traite du caractère révocable des donations et conclut que la décision à rendre par l’autorité étrangère ne pourra pas être reconnue au Québec. Enfin, il avance que la juge n’a pas exercé judiciairement le pouvoir discrétionnaire qui lui est dévolu par la loi.
[48] À l’inverse, l’intimée fait siennes les conclusions de la juge, soutenant qu’il n’y a pas identité d’objet entre les deux demandes, puisqu’elle a été la première à incorporer les questions du partage du patrimoine familial et de l’octroi d’une prestation compensatoire dans sa demande au Québec. Quant à la révocation des donations, elle soutient que le sujet est suffisamment abordé par les amendements apportés à sa demande de divorce le 21 octobre 2014. En outre, elle argue que l’éventuel jugement belge révoquera les donations faites par l’appelant en considération du mariage et sera en conséquence contraire à l’ordre public, tel qu’entendu dans les relations internationales. Enfin, elle considère que l’ensemble des facteurs pertinents démontre que le tribunal québécois est mieux placé pour décider du litige opposant les parties, de sorte que la décision de la juge de refuser de surseoir à l’instance lui paraît bien fondée.
[49] Qu’en est-il?
L’ANALYSE
[50] Qu’on se le dise, si ce n’était du caractère révocable des donations faites pendant le mariage, source de vives inquiétudes chez l’intimée, celle-ci aurait pu, avec l’assistance ou non d’une provision pour frais, s’accommoder du for belge, comme l’appelant du for québécois. À l’évidence, l’enjeu du choix de for tient, pour l’un comme pour l’autre, à la révocation des donations par l’appelant de l’ordre de 33 M$ CAD, selon ce dernier.
11
Cet article est libellé ainsi : 3137. L’autorité québécoise, à la demande d’une partie, peut, quand une action est introduite devant elle, surseoir à statuer si une autre action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, est déjà pendante devant une autorité étrangère, pourvu qu’elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, ou si une telle décision a déjà été rendue par une autorité étrangère.
3137. On the application of a party, a Québec authority may stay its ruling on an action brought before it if another action, between the same parties, based on the same facts and having the same subject is pending before a foreign authority, provided that the latter action can result in a decision which may be recognized in Québec, or if such a decision has already been rendered by a foreign authority.
500-09-026277-160 PAGE : 13 [51] D’entrée de jeu, il peut être utile, pour assurer une meilleure compréhension du débat, de citer les dispositions pertinentes du Code civil du Québec et de la Loi sur le divorce12 (ci-après, la L.d.) et de mentionner en cours d’analyse leurs équivalents en droit belge, tels qu’identifiés par les témoins experts en première instance :
[52] Il importe aussi de noter que les parties ont présenté une preuve contradictoire, à maints égards, de la loi belge par des juristes belges témoignant à l’appui de leurs rapports d’expertise. Comme le droit étranger est assimilé à un fait, il doit être allégué. Le tribunal n’est cependant pas lié par l’opinion de l’expert du droit externe13.
[53] Bien que la juge émette l’opinion que le tribunal québécois lui paraît plus approprié que le tribunal belge pour statuer sur le divorce des parties ou, du moins, sur les mesures accessoires qui en découlent, la juge ne fonde pas sa décision sur la théorie du forum non conveniens (art. 3135 C.c.Q.). Autrement dit, elle n’a pas refusé de décliner compétence au motif que le tribunal québécois serait mieux placé pour trancher le litige. Il est donc inutile de débattre de cette question, sinon pour préciser que le moyen de litispendance internationale ne peut être résolu, en l’espèce, par l’application de l’article 3135 C.c.Q., sans compter que cette disposition est une mesure supplétive14.
[54] La compétence internationale des tribunaux belges et québécois trouve assise dans leurs lois respectives. Comme le souligne le juge LeBel dans Spar Aerospace
13
Jean-Claude Royer et Catherine Piché, La preuve civile, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016,
p. 65 et 70, no 113 et 119; Denis Ferland et Benoît Emery, Précis de procédure civile du Québec,
5e éd., vol. 1, p. 802, paragr. 1-2045; Gérald Goldstein et Ethel Groffier, Droit international privé, t. 1,
coll. « Traité de droit civil », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 238, no 101.
14 Droit de la famille — 131294, 2013 QCCA 883 (j. Bich).
500-09-026277-160 PAGE : 16 Ltée, « [l]’un des principes essentiels servant d’assise aux différentes règles de droit international privé est celui de la courtoisie internationale »15. Puis, il précise et ajoute :
23. Au Québec, en raison de la codification des règles du droit international
privé, les tribunaux doivent interpréter ces règles en examinant d’abord le libellé
particulier des dispositions du C.c.Q. et ensuite en cherchant à savoir si leur
interprétation est compatible avec les principes qui sous-tendent les
règles. Comme les dispositions du C.c.Q. et du C.p.c. ne renvoient pas
directement aux principes de courtoisie, d’ordre et d’équité, et qu’au mieux ces
principes y sont vaguement définis, il est important de souligner que ces derniers
ne constituent pas des règles contraignantes en soi. […]
[…]
55. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le Livre dixième
du C.c.Q. énonce les règles de droit international privé applicables dans la
province de Québec. Les dispositions de ce livre doivent s’interpréter comme un
tout cohérent et en fonction des principes de courtoisie, d’ordre et d’équité.
Selon moi, il ressort des termes explicites de l’art. 3148 et des autres
dispositions du Livre dixième que ce système de droit international privé vise à
assurer la présence d’un « lien réel et substantiel » entre l’action et la province
de Québec, et à empêcher l’exercice inapproprié de la compétence du for
québécois.16
[55] Les parties et leurs enfants ayant leur résidence habituelle, voire leur domicile, au Québec, au moment où les procédures sont intentées, le tribunal québécois a compétence pour prononcer le divorce et statuer sur les autres demandes qui y sont jointes (art. 3 L.d. et les art. 3142, 3143, 3145 et 3154 C.c.Q.). D’autre part, comme les époux ont la nationalité belge, le tribunal belge est aussi compétent pour décider du divorce des parties et de ses conséquences17.
15
Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205, 2002 CSC 78, paragr. 15.
16 Id., paragr. 23 et 55. Voir aussi notamment : Yousuf c. Jannesar, 2014 QCCA 2096, paragr. 17,
demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 29 octobre 2015, no 36271; Hocking c.
17 L’appelant et l’intimée étant des ressortissants d’un État membre de l’Union européenne, le juge
belge détermine sa compétence sur la base de l’article 3 du Règlement no 2201/2003 du Conseil du
27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le Règlement (CE) no 1347/2000 (communément désigné comme « Règlement Bruxelles IIbis ») : « 1. Sont compétentes pour statuer sur les questions relatives au divorce, à la séparation de corps et à l’annulation du mariage des époux, les juridictions de l’État membre :
a) sur le territoire duquel se trouve : - la résidence habituelle des époux, ou
500-09-026277-160 PAGE : 17 [56] Au Québec, la résolution du présent conflit de fors passe par l’application de l’article 3137 C.c.Q.18. Cette Cour a déjà établi que « [l]'article 3137 C.c.Q. se concilie avec les articles 3 et 5 de la L.d. »19, et, ajouterais-je, avec l’article 4 de cette même loi lorsqu’il s’agit d’une demande en mesures accessoires.
[57] Le moyen de litispendance internationale n’emporte que le sursis à statuer et non le rejet de la demande en justice :
[44] En application de l’article 3137 C.c.Q. et contrairement au cas de la
litispendance interne prévu au paragraphe 1 de l'article 165 C.p.c., l'application
de la litispendance internationale n'est susceptible d'entraîner que le sursis d’une
procédure intentée au Québec et non son rejet. De plus, pour qu’il y ait matière à
sursis, il faut que la procédure pendante hors Québec « puisse donner lieu » à
première vue « à une décision pouvant être reconnue au Québec ».
[45] J'ajouterai qu’il en va de même du jugement rendu hors Québec qui n’a
pas encore été reconnu, comme d’ailleurs le spécifie expressément le texte de
l’article 3137 C.c.Q. Selon moi, il faut voir dans cette règle une question de
cohérence, puisque, à ce stade, la partie perdante à l’étranger possède toujours
la faculté de s'opposer à la reconnaissance au Québec en invoquant l'un ou
l'autre des moyens de défense permis par l'article 3155 C.c.Q. Il serait incongru
qu’un jugement étranger non encore reconnu justifie le rejet d’une procédure
instituée au Québec au motif de chose jugée pour ensuite se voir refuser la
reconnaissance par jugement final.
[46] Ainsi le jugement étranger non encore reconnu ne possède qu’en
puissance tous les attributs de la chose jugée. Voilà pourquoi, à l’instar de la
- la dernière résidence habituelle des époux dans la mesure où l’un d’eux y réside encore ou - la résidence habituelle du défendeur, ou - en cas de demande conjointe, la résidence habituelle de l’un ou l’autre époux, ou - la résidence habituelle du demandeur s’il y a résidé depuis au moins une année immédiatement avant l’introduction de la demande, ou - la résidence habituelle du demandeur s’il y a résidé depuis au moins six mois immédiatement avant l’introduction de la demande et s’il est soit ressortissant de l’État membre en question, […]
b) de la nationalité des deux époux […]. » [Je souligne.]
18 L’équivalent en droit belge de l’article 3137 C.c.Q. est l’article 14 du Code de droit international privé
(CoDIP), lequel est ainsi libellé : « Lorsqu’une demande est pendante devant une juridiction étrangère et qu’il est prévisible que la décision étrangère sera susceptible de reconnaissance ou d’exécution en Belgique, le juge belge saisi en second lieu d’une demande entre les mêmes parties ayant le même objet et la même cause, peut surseoir à statuer jusqu’au prononcé de la décision étrangère. Il tient compte des exigences d’une bonne administration de la justice. Il se dessaisit lorsque la décision étrangère est susceptible d’être reconnue en vertu de la présente loi. »
19 M.I.B. c. M.-P.L., 2005 QCCA 1023, paragr. 49.
500-09-026277-160 PAGE : 18
litispendance internationale, il ne peut donner ouverture qu’à un sursis par
opposition à un rejet.20
[58] Avant d’aborder un à un les moyens d’appel, il y a lieu de préciser la norme d’intervention d’une cour d’appel confrontée aux trois questions débattues en l’espèce. Le pourvoi soulève principalement des questions de fait, à la limite, des questions mixtes de fait et de droit, toutes assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante21. Il faut se demander si la juge a exercé la discrétion que lui reconnaît l'article 3137 C.c.Q. d'une manière raisonnable22.
[59] Cela établi, un constat s’impose, et les parties en conviennent d’ailleurs : les parties sont les mêmes dans les deux juridictions et les faits qui fondent les deux recours sont pour l’essentiel les mêmes. Mais l’objet de ces recours est-il pour autant identique? La question a son importance puisqu’il n’y aura litispendance que si l’objet de l’action intentée devant le tribunal québécois est substantiellement le même que celui du recours intenté devant le tribunal belge.
Le critère des trois identités – l’objet du litige
[60] Il est acquis que la demande en divorce a d’abord été déposée en Belgique, mais de peu, puisqu’à peine trois jours plus tard, l’intimée a déposé une demande en divorce, mais cette fois au Québec.
[61] La juge de première instance distingue les demandes qui auraient été déposées dans le for belge de celles déposées au Québec et en tire des conclusions déterminantes à sa décision :
[101] Il découle de ce qui précède que tous les experts sont d’accord sur ce qui
suit :
i. La date de saisine du tribunal belge doit s’évaluer en fonction de
chacun des chefs de demandes;
ii. Le tribunal québécois est l’unique tribunal saisi de la question de la
garde des enfants et de la pension alimentaire des enfants ainsi que
de la pension alimentaire entre époux; et
20
Royal Trust Company c. Webster-Tweel, 2008 QCCA 1643 (j. Pelletier), paragr. 44-46. Voir également Samson c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, 2010 QCCA 604, paragr. 22.
21 Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33; H.L. c. Canada (Procureur général), [2005]
22 Cormier, Cohen, Davies, Architectes, s.e.n.c. c. Bizzotto, 2009 QCCA 513, paragr. 29 et 32.
500-09-026277-160 PAGE : 19
iii. Le tribunal québécois a été saisi en premier de la demande de
partage du patrimoine familial, de la prestation compensatoire et de
la question de la révocation des donations.
[102] Ainsi, la Cour supérieure du Québec ne doit pas se dessaisir de la
question de la garde et de la pension alimentaire des enfants ainsi que de la
pension alimentaire entre époux, le tribunal belge n’en ayant pas été saisi.
[103] De plus, la Cour supérieure du Québec ayant été saisie en premier de la
demande du partage du patrimoine familial, de la prestation compensatoire et de
la révocation des donations et de la pension alimentaire entre époux n’a pas à
surseoir puisque les dispositions de l’article 3137 C.c.Q. ne s’appliquent pas.
[62] La question qui vient d’emblée à l’esprit peut être ainsi formulée : l’exercice consiste-t-il, en matière de procédures de divorce, à examiner les demandes des parties une à une pour décider du for qui, le premier, en a été saisi? La juge a conclu qu’il lui fallait examiner « demande par demande », c’est-à-dire en fonction de chacune des demandes accessoires au prononcé du divorce. Avec égards, cette démarche porte à faux en matière de divorce. Je m’explique.
[63] Il importe, dans un premier temps, d’identifier la nature de l’action, c’est-à-dire de la demande en justice. S’agit-il d’une action en divorce (art. 3 L.d.), d’une demande en mesures accessoires à un divorce déjà prononcé (art. 4 L.d.) ou de la modification de mesures accessoires décidées précédemment (art. 5 L.d.)?
[64] Puis, une fois la nature du litige établie, la démarche d’analyse consiste à vérifier si le tribunal étranger a été saisi du litige en premier23, ce qui emporte de « rechercher à la lueur du droit procédural étranger à quel moment [a été] déposé l’équivalent fonctionnel d’une « requête introductive d’instance »24, « parce qu’il est possible qu’une conclusion devant un tribunal comprenne implicitement celle recherchée devant un autre »25.
[65] L’auteur Gérald Goldstein, s’appuyant sur certains cas jurisprudentiels, ajoute :
De plus, certaines parties ajoutent des recours accessoires (dommages punitifs,
injonction, etc.) pour éviter la litispendance, mais les cours ne se laissent pas
tromper par ce stratagème. Elles affirment que cette identité doit être
« substantielle ». Il faut donc se pencher sur les aspects essentiels des
demandes et non sur leurs aspects secondaires ou accessoires.
Gérald Goldstein, Droit international privé: extraits de La Référence Droit civil, vol. 2, coll. « Commentaires sur le Code civil du Québec (DCQ) », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, p. 73, 3137 560.
25 G. Goldstein et E. Groffier, supra, note 13, p. 326.
500-09-026277-160 PAGE : 20
Dans la même optique visant la substance plutôt que l’apparence, les tribunaux
québécois ont admis que l’identité d’objet n’a pas à être formellement identique :
il suffit que l’objet d’une action soit implicitement compris dans la seconde. […]26
[Références omises]
[66] En l’espèce, l’objet principal des deux demandes en justice, au Québec comme en Belgique, est, a priori, identique dans la mesure où elles recherchent toutes deux le prononcé du divorce entre les parties.
[67] Cela dit, l’action en divorce peut ou non comprendre des mesures accessoires, dont, entre autres, une ordonnance alimentaire au profit d’un enfant ou d’un époux, ou une ordonnance de garde27. La prestation compensatoire est aussi directement associée au prononcé du divorce28, comme l’est tout autant le partage du patrimoine familial, lequel est lié à la dissolution du mariage29. Ce sont des effets du mariage et de la rupture économique de celui-ci.
[68] L’article 427 C.c.Q., première règle de la Section IV intitulée De la prestation
compensatoire, du Chapitre IV Des effets du mariage, du Titre 1- Du Mariage, du Livre 2 De la famille, est ainsi libellé :
427. Au moment où il prononce la
séparation de corps, le divorce ou la
nullité du mariage, le tribunal peut
ordonner à l’un des époux de verser
à l’autre, en compensation de l’apport
de ce dernier, en biens ou en
services, à l’enrichissement du
patrimoine de son conjoint, une
427. The court, in declaring
separation from bed and board,
divorce or nullity of marriage, may
order either spouse to pay to the
other, as compensation for the
latter’s contribution, in property or
services, to the enrichment of the
patrimony of the former, an
26
G. Goldstein, supra, note 24, p. 78, 3137 570. 27
Art. 2 de la L.d., définitions des expressions « Action en divorce » et « Action en mesures accessoires ». Voir aussi l’art. 453 C.p.c., ainsi libellé : 453. Au moment où le tribunal prononce la nullité du mariage ou de l’union civile, la séparation de corps, le divorce ou la dissolution de l’union civile, il statue sur les demandes accessoires, notamment celles qui concernent la garde, l’entretien et l’éducation des enfants, ainsi que sur les aliments dus au conjoint ou aux enfants. Il statue, au même moment ou ultérieurement, si les circonstances le justifient, sur les questions relatives au patrimoine familial et aux autres droits patrimoniaux résultant du mariage ou de l’union civile.
453. When granting the annulment of a marriage or a civil union, separation from bed and board, a divorce or the dissolution of a civil union, the court rules on ancillary applications, such as applications relating to the custody, maintenance or education of the children or to child or spousal support. At the same time or at a later date, if warranted by the circumstances, the court rules on issues relating to family patrimony and other patrimonial rights arising from the marriage or civil union.
[69] La prestation compensatoire est une application particulière en matière matrimoniale du recours en enrichissement injustifié. Règle générale, c’est au moment de la rupture du mariage qu’il faut se placer pour apprécier l’apport ou l’appauvrissement et l’enrichissement correspondant30. Elle prend la forme d’un accessoire lorsqu’il y est fait droit dans le jugement de divorce31.
[70] Le même raisonnement vaut en ce qui a trait au partage du patrimoine familial, institution propre au Québec et inconnue en droit belge. Les règles du patrimoine familial32 sont comprises dans la Section III intitulée Du patrimoine familial, du Chapitre IV Des effets du mariage, du Titre 1- Du Mariage, du Livre 2 De la famille. Les articles 414 C.c.Q. (constitution du patrimoine) et 416 C.c.Q. (partage du patrimoine) sont ainsi libellés :
414. Le mariage emporte constitution
d’un patrimoine familial formé de
414. Marriage entails the establishment
of a family patrimony consisting of
30
M. (M.E.) c. L. (P.), [1992] 1 R.C.S. 183; B.M. c. A.D., 2006 QCCA 607, paragr. 2; Droit de la famille – 2095, [1995] R.D.F. 1 (C.A.), p. 11. Les éléments requis à examiner dans le cadre de l’octroi d’une prestation compensatoire sont (1) l’apport, (2) l’enrichissement, (3) le lien causal, (4) la proportion dans laquelle l’apport a permis l’enrichissement, (5) l’appauvrissement concomitant de celui/celle qui a fourni l’apport et (6) l’absence de justification à l’enrichissement : P. (S.) c. R. (M.), [1996] 2 R.C.S. 842, paragr. 21, reprenant les critères élaborés précédemment dans M. (M.E.) c. L. (P.), supra, p. 199-200 et Lacroix c. Valois, [1990] 2 R.C.S. 1259, p. 1277.
31 Droit de la famille — 203, J.E. 85-505 (C.A.), [1985] C.A. 339, p. 7 (j. LeBel).
[71] Il faut retenir de ces premières observations que l’accent doit être mis, en matière de procédures en dissolution du mariage, sur l’objet principal de la demande en justice.
[72] Les mesures accessoires recherchées constituent-elles autant d’objets distincts de la demande en divorce permettant d’établir la priorité du tribunal saisi de l’une ou l’autre de ces conclusions particulières?
[73] Les experts des parties ont exprimé l’opinion selon laquelle en Belgique, la démarche analytique privilégiée en matière de droit international privé consiste à examiner « demande par demande ». La juge intègre cette approche propre au droit belge à son analyse. Cette question s’apprécie dans la perspective du droit québécois.
[74] Avec égards pour l’opinion contraire, en matière de litispendance internationale, les mesures accessoires au divorce recherchées dans l’action en divorce ou dans la
500-09-026277-160 PAGE : 23 demande reconventionnelle correspondante ne doivent pas être considérées, aux fins d’établir la priorité du tribunal saisi, comme autant d’objets distincts33.
[75] Il participe d’une saine administration de la justice qu’en matière matrimoniale, on ne puisse, de part et d’autre, choisir le for qui convienne le mieux à l’une ou l’autre des parties en décomposant les demandes accessoires. Le sort des mesures accessoires est souvent interrelié. Une vision globale de toutes les dimensions des mesures accessoires doit être privilégiée34. Le for sera généralement dicté par l’objet principal de la demande.
[76] Évidemment, si le divorce a déjà été prononcé par une autorité étrangère compétente, une partie peut demander que le tribunal québécois, si celui-ci a compétence en vertu de sa loi, statue sur les mesures accessoires si elles n’ont pas été tranchées au moment du divorce, ou demander la modification des mesures accessoires déjà prononcées35. Au Québec, le tribunal du lieu de résidence habituelle de la partie requérante ou de l’enfant pourra justifier le for choisi (art. 4 et 5 L.d.).
[77] Le corollaire qui découle de ce raisonnement est que si l’objet de la demande vise le prononcé du divorce, les mesures accessoires qu’une partie rattache à sa demande en justice ou à sa demande reconventionnelle forment un tout et constituent un seul objet aux fins d’établir la priorité du tribunal saisi. Sous réserve de l’argument de compétence du tribunal saisi le premier, la partie intimée à une action en divorce, qui n’a pas encore entrepris de procédures, ne peut tout simplement choisir un autre for, tout aussi compétent en théorie, pour décider en sa faveur des mesures accessoires au divorce. Ce rattachement naturel des mesures accessoires au prononcé du divorce est si évident que la première conclusion recherchée, tant par l’appelant en Belgique le 12 août 2014, que par l’intimée au Québec le 15 août 2014, est justement le prononcé du divorce. Conclure autrement donnerait emprise à un forum shopping non désirable.
[78] Autrement dit, une fois intentée la demande de divorce par l’un des époux dans un for légitime et compétent, les mesures accessoires recherchées par l’une ou l’autre des parties, dans la demande initiale ou dans la demande reconventionnelle subséquente de la partie intimée, forment une seule instance.
[79] Dans le contexte singulier d’une demande en divorce, on peut s’interroger, en présence d’un conflit de fors, sur la pertinence de distinguer l’objet de chacune des demandes accessoires au divorce intentées par la partie intimée dans un for différent de celui saisi en premier de la demande en divorce. La question est encore plus
33
G. Goldstein, supra, note 24, p. 78, 3137 570. 34
P. (S.) c. R. (M.), supra, note 30. 35
M.(G.) c. F.(A.M.), supra, note 2, paragr. 48-49 (j. Morin). Par analogie, en droit interne, il est bien établi que les mesures accessoires peuvent être décidées au moment du prononcé du divorce ou subséquemment. Voir à ce sujet : art. 453 C.p.c.; Droit de la famille - 1713, [1993] R.D.F. 41 (C.A.); D.N. c. J.B., [2003] R.J.Q. 1445 (C.A.), paragr. 34; Julien D. Payne et Marilyn A. Payne, Canadian Family Law, 3
e éd, Toronto, Irwin Law, 2008, p. 184.
500-09-026277-160 PAGE : 24 percutante lorsque la partie intimée fait l’un et l’autre, ce qui s’explique, en partie, par la volonté d’assurer la protection de ses droits. Scinder, en matière de divorce, l’exercice de la compétence, comme la preuve d’experts nous invite à le faire, en reconnaissant au for saisi en premier de certaines mesures accessoires la priorité de saisine, donne ouverture à la multiplication de fors, ce qui n’est certes pas dans l’intérêt de la justice, en plus d’être incompatible avec la nature même de la procédure de divorce.
[80] En somme, une fois un tribunal saisi d’une demande en divorce, le traitement des demandes accessoires de l’une et l’autre partie lui revient, sauf absence de compétence ou d’assise juridique, ou impossibilité évidente de reconnaissance de l’éventuel jugement pour des raisons d’ordre public international. Je reviendrai plus loin sur ce dernier point.
[81] Ainsi, le jugement que rendra le tribunal saisi en premier de la demande en divorce aura, prima facie du moins, force de chose jugée. Ce jugement étranger sera susceptible de reconnaissance, partielle ou totale, de même que d’exécution forcée. Comme la litispendance et la chose jugée ne présentent en droit international privé aucune distinction fondamentale36, le jugement qui, potentiellement, peut acquérir l’autorité de la chose jugée ne donne ouverture qu’à un sursis à statuer et non au rejet de la demande en justice37.
[82] Si cela vaut pour les demandes accessoires au divorce, tels le partage du patrimoine familial et l’octroi d’une prestation compensatoire, en va-t-il de même des conclusions recherchées par l’intimée en ce qui a trait à la révocation par l’appelant des donations faites en considération du mariage?
[83] Je rappelle que le 17 octobre 2014 l’appelant a avisé l’intimée par lettre de son avocat, portant la date du 15 octobre 2014, qu’il révoquait toutes les donations qu’il a pu lui faire pendant la durée de leur mariage. Et la liste est longue des biens réclamés. Leur valeur totale serait de l’ordre de 33 M$ CAD, selon cette lettre.
[84] Dans sa demande en divorce amendée le 21 octobre 2014, l’intimée demande au tribunal québécois l’octroi d’une prestation compensatoire en considération, notamment, de la révocation par l’appelant des donations qu’il lui a faites pendant le
mariage. Elle réclame dans cette même demande qu’une partie de cette prestation lui soit payée au moyen du transfert de la moitié indivise de l’appelant dans la résidence familiale.
[85] Puis, les 15 mai, 9 et 10 juin 2015, l’intimée demande au tribunal belge, par la voie de sa demande reconventionnelle, dans l’éventualité où celui-ci se considère internationalement compétent et refuse de surseoir à statuer, de dire que le droit québécois régit la question liée à la révocabilité des donations, à défaut de quoi, elle lui
36
Droit de la famille – 2561, [1997] R.D.F. 3 (C.A.), p. 7. 37
Royal Trust Company c. Webster-Tweel, supra, note 20, paragr. 46 (j. Pelletier).
500-09-026277-160 PAGE : 25 demande de saisir la Cour constitutionnelle de questions préjudicielles portant sur la constitutionnalité de l’article 1096 du Code civil belge38.
[86] La preuve d’expert établit que c’est par le seul effet de la loi belge (art. 1096 du Code civil belge), et non par la voie d’une déclaration judiciaire, que s’opère la révocation des donations. Les demandes des parties en Belgique au sujet de la révocation des donations ont pour objet la détermination du tribunal compétent pour trancher le débat engagé sur cette question et de la loi applicable pour connaître des conséquences de cette révocation.
[87] Au Québec, la demande en divorce de l’intimée ne porte ni sur le tribunal compétent ni sur la loi applicable à la révocation des donations, pas plus qu’elle ne vise la validité de la disposition de la loi belge. L’intimée fait allusion, il est vrai, à la révocation des donations dans les allégations de sa demande en divorce, mais elle ne réclame, dans les conclusions de sa procédure, qu’une compensation pour toute perte que générerait la révocation, le cas échéant.
[88] La faculté de révocation des donations est un effet du mariage. Quant à la révocation unilatérale des donations par l’appelant, elle est directement liée à la rupture du mariage. Le débat de fond sur cette question n’est engagé entre les parties qu’en Belgique, puisqu’au Québec, il n’y a de demande que pour l’octroi d’une prestation compensatoire liée, en partie, au sort réservé à la révocation des donations. Une semblable demande est aussi faite dans la demande reconventionnelle de l’intimée en Belgique pour pallier les effets de la révocation. Ainsi, la révocation des donations est une question accessoire au divorce des parties, qui y est étroitement liée. Ce débat engagé principalement en Belgique, mais aussi au Québec, se confond avec les autres mesures accessoires au divorce pour former un tout.
[89] En résumé, la demande en divorce de l’appelant en Belgique et celle de l’intimée au Québec ont substantiellement le même objet, le prononcé du divorce et le règlement des mesures qui y sont accessoires (incluant le sort des donations). Ainsi, d’une part, la juridiction belge a été première saisie du litige opposant les parties, et, d’autre part, le critère des trois identités, soit celles des mêmes parties, des mêmes faits à la base des deux actions et du même objet, est satisfait dans les circonstances.
[90] Ces deux premières conclusions étant acquises, l’analyse n’est pas pour autant complétée. Encore faut-il, en vertu de l’article 3137 C.c.Q., que l’action intentée à l’étranger puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec.
[91] Alors, qu’en est-il, dans un premier temps, de l’argument de l’appelant voulant que la juge ait erré en concluant que « […] le risque est grand que le jugement ne soit
38
L’article 1096 du Code civil belge est ainsi libellé : « Toutes donations faites entre époux pendant le mariage autrement que par contrat de mariage, quoique qualifiées entre vifs, seront toujours révocables. Ces donations ne seront point révoquées par la survenance d’enfants. »
500-09-026277-160 PAGE : 26 pas reconnu au Québec » et, dans un second temps, de l’exercice par la juge de première instance du pouvoir discrétionnaire que lui reconnaît l’article 3137 C.c.Q.? Ces deux questions s’entrecroisent.
La reconnaissance éventuelle du jugement rendu par le tribunal étranger (art. 22(1) L.d. et art. 3137 et 3155 C.c.Q.)
[92] Dans un contexte de litispendance internationale, où un for étranger a la priorité de saisine sur le tribunal québécois dans une action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, l’exercice du pouvoir discrétionnaire
reconnu au juge par l’article 3137 C.c.Q. est assujetti à une condition préalable imposée par le texte même de cette disposition. En effet, le tribunal québécois peut surseoir à statuer si les conditions mentionnées à la phrase précédente sont remplies, ce qui est le cas en l’espèce, mais « pourvu que […] [l’action dans le for étranger] puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec […] ». Le texte anglais de l’article 3137 C.c.Q. va exactement dans le même sens : « provided that the latter action [pending before a foreign authority] can result in a decision which may be recognized in Québec […] ».
[93] Les locutions « pourvu que » ou « provided that » témoignent généralement d’une condition nécessaire39, en l’occurrence l’éventuelle nécessité de la reconnaissance ou de l’exécution du jugement étranger. Cette condition se conjugue avec les cas d’exception énumérés à l’article 3155 C.c.Q., pour lesquels la décision rendue hors du Québec ne pourra être reconnue. Il importe également de se référer au paragraphe 22(1) de la L.d. prévoyant la reconnaissance de divorces étrangers aux fins de déterminer au Canada le statut matrimonial d’une personne.
[94] Trois scénarios peuvent se présenter. Le premier : s’il est évident que l’action dans le for étranger pourra donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, le tribunal québécois doit surseoir. Cette situation présuppose notamment que le résultat de la décision étrangère ne sera pas manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales (art. 3155(5) C.c.Q.). Le deuxième : à l’inverse, s’il est évident que l’action dans le for étranger ne pourra donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, l’analyse se termine avec ce constat. Une seule conclusion s'impose alors au tribunal québécois : il doit refuser de surseoir à statuer. Le troisième : si, par contre, ni l’un ni l’autre des deux premiers scénarios ne s’impose par son caractère évident, alors le tribunal pourra user de son pouvoir discrétionnaire pour décider du moyen de litispendance internationale. Dans ce cas, le tribunal pourra prendre en considération des facteurs ou des critères pertinents, qui pourront varier selon les circonstances de l’espèce. J’y reviendrai en discutant du
39
Paul Robert et Alain Rey, Le Grand Robert de la langue française : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2
e éd. rév. et cor., t. VII, Paris, Le Robert, 1992, p. 669, sens de la
locution « pourvu que ».
500-09-026277-160 PAGE : 27 troisième moyen d’appel (pouvoir discrétionnaire conféré au juge par l’article 3137 C.c.Q.).
[95] La juge prend notamment en considération, pour refuser de surseoir, la forte probabilité que la décision belge ne puisse pas être reconnue au Québec. Elle fonde sa conclusion sur le caractère discriminatoire de la disposition belge prévoyant la révocabilité des donations faites à l’intimée par l’appelant en considération du mariage (art. 1096 du Code civil belge). Voici comment elle s’explique à ce sujet :
[120] Lorsque la Cour doit considérer s’il y a ou non une situation contraire à
l’ordre public, elle doit s’attarder aux circonstances précises du dossier dont elle
est saisie plutôt que de procéder à une analyse plus théorique des effets de la loi
étrangère [Références omises].
[121] L’article 1096 du Code civil belge traite, sans justification réelle, les
couples mariés comme des incapables, inaptes à donner un consentement libre
et éclairé, contrairement à tout autre citoyen, cohabitant légal ou de fait. C’est là
le constat des professeurs Nudelholc et Nuyts dans leurs expertises et leurs
témoignages et celui, entre autres, de la Cour constitutionnelle italienne qui, dès
1973, s’opposait à la discrimination faite aux gens mariés en les traitant, en
matière de donations, d’une manière différente des autres citoyens.
[122] Cette discrimination contraire à l’article 15.1 de la Charte canadienne ne
peut être raisonnablement justifiée aux termes de l’article 1 de cette
même Charte puisque l’article 1096 du Code civil belge n’a aucune justification
raisonnable que l’on pourrait relier à des objectifs sociaux valables et
compréhensibles.
[123] Ainsi, les effets des révocations faites par R... sur la situation financière
de S... seraient désastreux, d’autant plus que le droit belge ne prévoit aucune
mesure réparatrice qui viendrait compenser, ne serait-ce qu’en partie, ces effets.
[124] Avec égards pour l’opinion contraire, le Tribunal estime que le risque est
grand que le jugement belge ne soit pas reconnu au Québec.
[96] Le raisonnement de la juge est étoffé, mais l’évaluation a priori du risque élevé que le jugement belge prononçant le divorce des parties aille à l’encontre de l’ordre public international permet-elle, en l’espèce, de refuser de surseoir pour cause de litispendance internationale? Avec égards, l’existence d’un risque ne suffit pas à lui seul pour refuser en l’espèce de surseoir. Il se peut toutefois que, conjuguée à d’autres facteurs ou éléments de considération, cette conclusion puisse s’imposer. Voyons davantage.
[97] Si cette question n’a pas été débattue en première instance, comme le soutient l’appelant, il a eu pleinement l’occasion de la plaider en appel. Cette question est
500-09-026277-160 PAGE : 28 d’ailleurs si intimement liée à l’analyse imposée par l’article 3137 C.c.Q. qu’elle en est une de ses composantes essentielles.
[98] L’appelant considère que la juge a décidé du fond du litige en se prononçant sur l’impossibilité probable de la reconnaissance de la décision belge si le tribunal étranger se prononce, comme il lui est demandé, sur la révocabilité des donations. En outre, il considère qu’il ne revenait pas à la juge de s’exprimer sur la constitutionnalité de l’art. 1096 du Code civil belge, en concluant que cette disposition est contraire à l’article 15 de la Charte canadienne et qu’il ne pourrait être sauvé par son article 1. Pour l’appelant, le tribunal belge est mieux placé pour décider de sa validité. Il ajoute que la juge a ignoré l’opinion de l’expert selon laquelle la distinction entre les couples mariés et les conjoints non mariés est justifiée en droit belge. Enfin, il souligne le risque de jugements contradictoires et évoque la probabilité que la décision québécoise ne puisse être reconnue ou exécutée en Belgique, là où se situe la majorité des actifs des parties.
[99] L’intimée rappelle qu’elle conteste, notamment dans l’appel incident qu’elle a formé, la constitutionnalité de l’article 3167 C.c.Q. et invoque également le caractère discriminatoire de l’article 1096 du Code civil belge. Elle met en relief les conséquences financières désastreuses qu’aurait sur sa situation économique la révocation des donations, en plus d’évoquer la possibilité d’être privée, si le divorce est prononcé par le tribunal belge, des institutions québécoises de protection de l’époux vulnérable. Elle souligne le fait qu’une semblable disposition discriminatoire a été abrogée dans plusieurs pays qui avaient auparavant une mesure comparable dans leurs lois.
[100] Les premier et troisième scénarios évoqués ci-haut (supra, paragraphe [94]) doivent faire l’objet d’analyse.
[101] Dans un premier temps, la règle de reconnaissance des divorces étrangers codifiée par le législateur canadien au paragraphe 22(1) de la L.d. fait-elle obstacle à la reconnaissance de la décision que pourrait rendre le tribunal belge? J’estime qu’il faut répondre, en l’espèce, par la négative. Voici pourquoi.
[102] Pour des raisons pratiques, je cite à nouveau cette disposition de la Loi sur le divorce :
Reconnaissance des divorces
étrangers
22 (1) Un divorce prononcé à compter
de l’entrée en vigueur de la présente
loi, conformément à la loi d’un pays
étranger ou d’une de ses
subdivisions, par un tribunal ou une
autre autorité compétente est reconnu
aux fins de déterminer l’état
Recognition of foreign divorce
22 (1) A divorce granted, on or after
the coming into force of this Act,
pursuant to a law of a country or
subdivision of a country other than
Canada by a tribunal or other
authority having jurisdiction to do so
shall be recognized for all purposes of
determining the marital status in
500-09-026277-160 PAGE : 29
matrimonial au Canada d’une
personne donnée, à condition que l’un
des ex-époux ait résidé
habituellement dans ce pays ou cette
subdivision pendant au moins l’année
précédant l’introduction de l’instance.
[…]
Canada of any person, if either former
spouse was ordinarily resident in that
country or subdivision for at least one
year immediately preceding the
commencement of proceedings for
the divorce.
[…]
500-09-026277-160 PAGE : 30
[103] Je souligne au passage que la seule fin visée par cette disposition est d’établir, lorsqu’un jugement a été prononcé à l’étranger, l’état matrimonial au Canada d’une personne donnée et rien d’autre40. Les mesures accessoires au divorce, généralement déterminées à l’occasion du prononcé du divorce, ne sont pas l’objet de l’article 22 de la L.d.
[104] Il importe de constater qu’en l’espèce la décision que pourrait rendre le tribunal belge, possédant, tel qu’établi précédemment, la compétence en vertu de sa loi pour prononcer le jugement de divorce, n’est pas visée par l’article 22 de la L.d. En effet, le
tribunal belge de première instance a statué qu’en ce qui concerne le divorce, le droit canadien sera appliqué. Voici l’extrait du jugement belge sur cette question :
Les parties résidant habituellement au Canada à la date de la saisine du tribunal
de céans, le droit canadien sera appliqué.41
[105] Or, le paragraphe 22(1) de la L.d. ne trouve application que si le divorce est prononcé « conformément à la loi d’un pays étranger », ce qui ne sera manifestement pas le cas en l’espèce. En effet, l’intimée ayant fait connaître au tribunal belge son désaccord à soumettre la cause du divorce au droit belge42, lieu de la nationalité commune des parties, le droit canadien sera appliqué, puisque le Québec est le lieu de la résidence habituelle des parties au moment de l’introduction de la demande en divorce.
[106] Dans ce contexte où le tribunal belge applique le droit canadien en ce qui concerne le divorce, le paragraphe 22(1) de la L.d. ne fait pas obstacle à la reconnaissance du jugement étranger. La situation est celle du premier scénario évoqué ci-haut (paragraphe 87). Le tribunal québécois doit donc surseoir dans les circonstances. L’analyse peut se terminer ici, le pourvoi devant être accueilli. Si cette approche juridique n’est pas concluante, alors la situation correspond au troisième scénario évoqué précédemment, ce qui exige une analyse davantage circonstancielle.
40
Virani v. Virani, 2006 BCCA 63, paragr. 53 : « In my opinion, in enacting s. 22 of the Divorce Act, Parliament was simply determining the capacity of a person divorced abroad to marry in Canada. »
41 En effet, l’article 8 du Règlement (UE) No 1259/2010 mettant en œuvre une coopération renforcée
dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps (communément désigné comme « Règlement Rome III ») prévoit que :
« À défaut de choix conformément à l’article 5, le divorce et la séparation de corps sont soumis à la loi de l’État: a) de la résidence habituelle des époux au moment de la saisine de la juridiction; ou, à défaut, b) de la dernière résidence habituelle des époux, pour autant que cette résidence n’ait pas pris fin
plus d’un an avant la saisine de la juridiction et que l’un des époux réside encore dans cet État au moment de la saisine de la juridiction; ou, à défaut,
c) de la nationalité des deux époux au moment de la saisine de la juridiction; ou, à défaut, d) dont la juridiction est saisie. »
42 Jugement du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, Tribunal de la Famille,
154ème
chambre FAM, 2014/5629/A, 16 décembre 2015.
500-09-026277-160 PAGE : 31 La conclusion, à la fin de cet exercice, ne sera pas différente pour autant. Voyons ce qu’il en est.
[107] La juge devait vérifier, pour se conformer à l’article 3137 C.c.Q., l’éventualité de la reconnaissance du jugement que pourrait rendre le tribunal belge. Confrontée à une preuve contradictoire étayée sur le droit belge, témoins experts à l’appui, la juge pouvait s’interroger sur l’impact qu’aura la mise en application par le tribunal belge de l’article 1096 du Code civil belge sur la reconnaissance de sa décision au Québec, d’autant que le caractère discriminatoire de cette disposition a été soulevé par l’intimée.
[108] Il faut rappeler que, sauf exception, la reconnaissance de la décision rendue par une autorité étrangère s’impose :
[22] En accord avec l’évolution du droit international privé qui veut favoriser la
fluidité des échanges internationaux, l’art. 3155 C.c.Q. établit, comme principe
fondamental de l’ensemble des règles de ce titre quatrième, que toute décision
rendue par une autorité étrangère doit être reconnue, sauf exception. Ces
exceptions demeurent limitées : absence de compétence du décideur, caractère
non définitif ou non exécutoire de la décision, violation des principes essentiels
de la procédure, litispendance, atteinte à l’ordre public international et nature
fiscale du jugement.43
[109] Il revient ainsi à la partie qui s’oppose de renverser cette présomption de reconnaissance de la décision étrangère44. Ce raisonnement, appliqué cette fois au jugement qui pourrait éventuellement être rendu par une autorité étrangère, participe en quelque sorte de la même logique. Le législateur québécois a d’ailleurs codifié la règle.
[110] L’application de l’article 3137 C.c.Q. requiert, tel que mentionné plus haut, un examen de la possibilité que la décision qui pourrait être rendue à l’extérieur du Québec puisse être reconnue ou déclarée exécutoire par le tribunal québécois :
Le droit québécois, bien qu'inspiré en partie du droit suisse, mérite bien sa
qualification de droit mixte. En effet, on a tenté dans cet article, de concilier
l'ensemble des solutions pour en tirer l'essentiel. D'un côté, le droit québécois
reste fidèle à la troisième solution, en retenant la condition de plausibilité de la
reconnaissance de la décision étrangère, donc d'obtenir autorité de chose jugée,
mais il la combine avec l'approche du tribunal premier saisi, tout en écartant le
caractère automatique de la litispendance, puisque le tribunal québécois
« peut », et ne doit pas se dessaisir lorsque ces conditions sont réunies. Par là, il
répond aux critiques portées à ces approches et se rapproche des pays de
common law qui abordent le problème par le biais très souple de la doctrine du
43
Société canadienne des postes c. Lépine, supra, note 8, paragr. 22; Yousuf c. Jannesar, supra, note 16, paragr. 17-18.
44 Yousuf c. Jannesar, supra, note 16, paragr. 20.
500-09-026277-160 PAGE : 32
forum non conveniens. De fait, il est fort probable que l’appréciation
discrétionnaire de l’opportunité de surseoir à statuer dans le cas de la
litispendance sera menée au Québec à l’aide des mêmes critères que ceux
utilisés dans le cadre d’une exception fondée sur le forum non conveniens.45.
[111] Cet examen est pertinent lorsque l’interrogation porte sur l’éventualité d’un jugement qui serait manifestement incompatible avec l’ordre public international. En effet, pour qu’une décision étrangère soit reconnue en vertu de l’article 3155(5) C.c.Q.46, le résultat de cette décision ne doit pas être incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales :
[…] La vérification de cette condition vise à savoir si la solution donnée par le
jugement peut s’intégrer de façon harmonieuse dans l’ordre juridique québécois.
L’analyse doit donc être concrète et non abstraite, tout comme sur le plan des
conflits de lois. La même optique concrète impose évidemment que la
conception de l’ordre public de référence soit celle admise à la date à laquelle la
décision québécoise de reconnaissance est rendue, non celle à laquelle la
décision originale l’a été, puisque c’est lors de la reconnaissance qu’on peut
réellement comprendre quels sont les effets de la décision étrangère dans l’ordre
juridique du for.
L’expression « ordre public tel qu’il est entendu dans les relations
internationales » est identique à celle admise sur le plan des conflits de lois dans
l’article 3081 C.c.Q. et appelle les mêmes remarques : elle est plus restrictive
que la notion d’ordre public du droit interne.47
45
G. Goldstein et E. Groffier, supra, note 13, p. 324. 46
L’équivalent belge est l’article 25 du CoDIP : §1er. Une décision judiciaire étrangère n’est ni reconnue ni déclarée exécutoire si
1o l’effet de la reconnaissance ou de la déclaration de la force exécutoire serait manifestement incompatible avec l’ordre public; cette incompatibilité s’apprécie en tenant compte, notamment, de l’intensité du rattachement de la situation avec l’ordre juridique belge et de la gravité de l’effet ainsi produit;
2o les droits de la défense ont été violés;
3o la décision a été obtenue, en une matière où les personnes ne disposent pas librement de leurs droits, dans le seul but d’échapper à l’application du droit désigné par la présente loi;
4o sans préjudice de l’article 23, § 4, elle peut encore faire l’objet d’un recours ordinaire selon le droit de l’État dans lequel elle a été rendue;
5o elle est inconciliable avec une décision rendue en Belgique ou avec une décision rendue antérieurement à l’étranger et susceptible d’être reconnue en Belgique;
6o la demande a été introduite à l’étranger après l’introduction en Belgique d’une demande, encore pendante, entre les mêmes parties et sur le même objet;
7o les juridictions belges étaient seules compétentes pour connaître de la demande;
8o a compétence de la juridiction étrangère était fondée uniquement sur la présence du défendeur ou de biens sans relation directe avec le litige dans l’État dont relève cette juridiction; ou
9o la reconnaissance ou la déclaration de la force exécutoire se heurte à l’un des motifs de refus visés aux articles 39, 57, 72, 95, 115 et 121.
47 G. Goldstein, supra, note 24, p. 335, 3155 615.
500-09-026277-160 PAGE : 33
[Je souligne. Références omises]
[112] La juge préconise une analyse concrète qui l’amène à conclure que l’intimée va vraisemblablement subir des conséquences inacceptables de l’application par le tribunal belge de l’article 1096 du Code civil belge, qu’elle considère discriminatoire. Une telle disposition est incompatible, selon la juge, avec les valeurs consacrées par la Charte canadienne et le jugement belge qui en assurerait l’application risque fort, entre autres pour ce motif, de ne pouvoir être reconnu au Québec. La juge ne pouvait s’arrêter à ce constat, par ailleurs controversable48, qui confond l’ordre public interne avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales au sens de l’article 3155 C.c.Q. et de l’article 3081 C.c.Q.49
[113] En outre, sans être irréel, le risque que le tribunal québécois ne puisse reconnaître la décision que pourrait rendre le tribunal belge omet de tenir compte d’autres considérations et hypothèses, tout aussi plausibles et raisonnables, qui remettent sérieusement son évaluation en question ou, du moins, qui en atténuent considérablement la prévisibilité.
[114] Il ne peut être tenu pour avéré, à ce stade des procédures, que le tribunal québécois conclura que le résultat de la décision belge, qui pourrait découler de l’interprétation ou de l’application de l’article 1096 du Code civil belge, sera manifestement incompatible avec l’ordre public international, au motif que cette disposition du droit belge est contraire à l’article 15, paragr. 1 de la Charte canadienne et ne peut être sauvegardée par son article premier.
[115] De plus, l’inquiétude que nourrit l’intimée tient pour acquis que la Cour constitutionnelle belge confirmera la validité de cette disposition en répondant par la négative aux questions préjudicielles soumises par elle et que le tribunal belge donnera purement et simplement effet à la révocation des donations faites par l’appelant à l’intimée pendant le mariage, sans accorder à cette dernière une quelconque compensation pour la perte en résultant. Cette crainte, de prime abord légitime, n’est toutefois pas suffisante à elle seule pour fonder le refus de surseoir. Je m’explique.
[116] La prise en considération en amont, si je peux dire, du jugement probable ou
prévisible d’un tribunal étranger est pertinente à la prise de la décision de surseoir lorsque l’état du droit étranger est à ce point établi sur un sujet donné que son interprétation est assurée et que le préjudice qui en résultera pour l’une des parties est indéniable. Ce n’est pas le cas en l’espèce. En effet, à ce stade, plusieurs décisions du tribunal belge sont envisageables. En pareille situation, le principe de la courtoisie internationale entre en jeu.
48
Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61, 2013 CSC 5. 49
Gérald Goldstein, Droit international privé: extraits de La Référence Droit civil, vol. 1, coll. « Commentaires sur le Code civil du Québec (DCQ) », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, p. 53 et suivantes, plus particulièrement p. 61 et suivantes.
500-09-026277-160 PAGE : 34
[117] D’abord, il y a la possibilité que le tribunal belge défère à la Cour constitutionnelle les questions préjudicielles soumises par l’intimée en marge de la constitutionnalité de l’article 1096 du Code civil belge qui, selon la preuve d’expert présentée en première instance, est objet de débats contradictoires dans la doctrine belge.
[118] Et puis, si la disposition est déclarée valide, encore faut-il en déterminer la portée en l’espèce. Et puis, rien ne dit que la qualification par le tribunal belge des biens donnés par l’appelant à l’intimée au cours de la vie conjugale sera linéaire.
L’énumération des biens qui font l’objet de révocation dans la lettre de l’appelant est étonnamment longue. Vient à l’esprit la question suivante : est-ce que tous les biens énumérés dans cette lettre participent de l’article 1096 du Code civil belge? Plus particulièrement, si importantes que soient les donations monétaires, ont-elles toutes été données en considération du mariage? Est-ce que l’appelant était animé de l’élément essentiel de l’intention de donner ou s’agissait-il, dans certains cas, de contributions aux charges du mariage si on prend en compte le train de vie de la famille? De même, cette liste comporte un nombre considérable d’objets de valeur, sinon de luxe (par ex. montres, bijoux et autres). Est-ce que tous ces cadeaux sont réellement des donations révocables ou plutôt, pour certains d’entre eux, des cadeaux d’usage, notion éminemment subjective? En outre, si la Cour d’appel de Bruxelles décide que le droit québécois régit le sort des biens inclus au patrimoine familial, l’automobile de marque Rolls-Royce mentionnée dans cette liste sera-t-elle plutôt considérée comme un véhicule automobile servant au déplacement de la famille et donc incluse dans le partage du patrimoine familial, dont les règles d’ordre public sont obligatoires au Québec?
[119] Et puis, il y a la demande de prestation compensatoire de l’intimée pour laquelle le droit applicable est, selon le tribunal belge, le droit québécois. Dans le pire des scénarios du point de vue de l’intimée, obtiendra-t-elle une compensation pour son apport à l’enrichissement du patrimoine de l’appelant à la hauteur de la perte qui résulterait d’une application rigoureuse, voire draconienne, de la loi belge?
[120] Tout cela pour conclure que si le risque existe que le tribunal belge consacre le principe de la révocabilité des donations entre époux en vertu du droit belge et confirme la constitutionnalité de la disposition en cause, rien ne peut être tenu pour avéré. À ce stade des procédures, le tribunal québécois ne peut s’en remettre à une conclusion qui n’offre pas un degré suffisant de certitude que le droit ne sera pas dit correctement et raisonnablement dans un environnement judiciaire, soit celui de la Belgique, digne de confiance. Le droit est en perpétuelle évolution et les tribunaux répugnent à l’idée qu’une loi puisse emporter un résultat injuste et discriminatoire.
[121] Il est donc loin d’être acquis que le jugement belge ne pourra être reconnu au Québec. Cette conclusion, à elle seule, ne suffit toutefois pas à trancher le pourvoi. Un
500-09-026277-160 PAGE : 35 dernier moyen d’appel doit être examiné : la juge a-t-elle exercé judiciairement la discrétion que lui reconnaît l’article 3137 C.c.Q. en refusant de surseoir à l’instance québécoise?
L’exercice de la discrétion judiciaire conférée par l’article 3137 C.c.Q.
[122] Dans Birdsall inc., le juge LeBel, alors juge à cette Cour, qualifie le pouvoir discrétionnaire reconnu par l’article 3137 C.c.Q. :
[…] D'abord, l'article 3137 C.c.Q. n'attribue au tribunal un pouvoir de sursis que
si une partie lui en fait la demande, ce qui exclut que cette forme de
litispendance soit soulevée d'office. Ensuite, le juge possède un pouvoir
discrétionnaire qu'il doit exercer en appréciant toutes les circonstances du cas
d'espèce qui lui est soumis. Les commentaires du ministre de la Justice sur
l'article 3137 C.c.Q. soulignent que cette disposition "vise à laisser une certaine
latitude aux autorités québécoises pour accueillir ou rejeter l'exception de
litispendance à la lumière du cas d'espèce qui leur est soumis". ("Commentaires
du ministre de la Justice", Éditeur officiel du Québec, 1993, p. 2001; voir aussi:
Groffier, La réforme du droit international privé québécois: Supplément au Précis
de droit international privé québécois, 1993, Éditions Yvon Blais, Cowansville, p.
133). L'article 3137 C.c.Q. accorde un pouvoir de sursis au tribunal qui, malgré
son caractère discrétionnaire, n'aurait toutefois rien d'exceptionnel, comme l'a
conclu la Cour supérieure dans l'affaire 2493136 Canada Inc. c. Sunburst
Products, J.E. 96- 1062 (C.S.)50.
[123] L’article 3137 C.c.Q. reconnaît aux tribunaux québécois « une certaine discrétion », largement tributaire des circonstances51. L’exercice de ce pouvoir mène, faut-il le rappeler, au sursis des procédures et non au rejet de l’action ou de la demande en justice52.
[124] La juge s’est inspirée des critères jurisprudentiels en matière de forum non
conveniens (art. 3135 C.c.Q.) pour refuser de surseoir53. Cette même liste de critères
50
Birdsall inc. c. In Any Events Inc., supra, note 8, p. 19-20. Voir aussi: Fastwing Investment Holdings Ltd. c. Bombardier inc., supra, note 23, paragr. 26; Conserviera S.P.A. c. Paesana import-export inc., [2001] R.J.Q. 1458 (C.A.), paragr. 28; M.I.B. c. M.-P.L., supra, note 19, paragr. 50; Samson c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, supra, note 20, paragr. 18-21.
51 Samson c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, supra, note 20, paragr. 21; Fastwing
Investment Holdings Ltd. c. Bombardier inc., supra, note 23. 52
Dans Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc., supra, note 9, p. 7-8, la Cour dresse la liste non exhaustive des critères pour l’analyse sous l’article 3135 C.c.Q. :
1) le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts; 2) la situation des éléments de preuve; 3) le lieu de formation et d'exécution du contrat qui donne lieu à la demande; 4) l'existence et le contenu d'une autre action intentée à l'étranger et le progrès déjà effectué
dans la poursuite de cette action;
500-09-026277-160 PAGE : 36 s’applique généralement en matière familiale54. L’emprunt de ces critères aux fins de l’exercice du pouvoir discrétionnaire reconnu par l’article 3137 C.c.Q. se défend. La doctrine avalise le recours à ces critères, d’autant que cela peut faciliter l’analyse qui doit être fonction des circonstances propres à l’espèce55. Une nuance s’impose toutefois. Ces critères doivent être appréciés dans la perspective propre à l’article 3137 C.c.Q., qui n’est pas celle de l’article 3135 C.c.Q. (forum non conveniens).
[125] Cette énumération de facteurs ou critères n’est pas exhaustive, pas plus qu’elle ne l’est lorsque cette grille d’analyse sert d’outil pour décider de l’application de l’article 3135 C.c.Q56. Ces critères n’ont pas tous non plus le même intérêt ni le même poids aux fins de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’article 3137 C.c.Q., lorsque les conditions de cette disposition sont remplies.
[126] Les critères suivants collent davantage à l’exercice du pouvoir discrétionnaire reconnu au juge par l’article 3137 C.c.Q. : l’intérêt des parties et de leurs enfants, en tenant compte des circonstances propres à chaque cas, la loi applicable au litige, l’état avancé de l’action intentée à l’étranger, la reconnaissance éventuelle de la décision québécoise à l’étranger et l’intérêt de la justice, tout comme il pourrait être pertinent de vérifier si la saisine du tribunal étranger ne résulterait pas de l’exercice d’un forum
shopping destiné à procurer à une partie « un avantage unilatéral et injuste »57.
[127] La juge fonde son refus de surseoir sur un certain nombre de constats : les parties et leurs enfants sont domiciliés au Québec; aucun témoin ne sera entendu en Belgique, alors qu’à l’inverse, des témoins seront entendus au Québec; les tribunaux québécois sont en mesure d’appliquer la loi belge pour liquider le régime matrimonial des parties, de sorte que le lieu de formation de leur contrat de mariage est d’importance secondaire; le processus judiciaire québécois permettra de régler plus rapidement l’ensemble du litige opposant les parties; les parties possèdent des actifs substantiels des deux côtés de l’Atlantique; la quasi-totalité du litige serait régie par le droit québécois; l’intimée jouit au Québec d’institutions juridiques de protection de l’époux vulnérable (patrimoine familial, prestation compensatoire et règles relatives à la
5) la situation des biens appartenant au défendeur; 6) la loi applicable au litige; 7) l'avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi; 8) l'intérêt de la justice; 9) l'intérêt des deux parties; 10) nécessité éventuelle d'une procédure en exemplification à l'étranger.
54 L’application en matière familiale de la liste des critères de l’article 3135 C.c.Q. a été confirmée dans
Droit de la famille — 131294, supra, note 14, paragr. 74-75; Droit de la famille — 10322, 2010 QCCA 328; M.(G.) c. F.(A.M.), supra, note 2, paragr. 50-51; M.I.B. c. M.-P.L., supra, note 19, paragr. 30 et 36-43; Droit de la famille — 3507, [2000] R.D.F. 398 (C.A.), paragr. 11.
55 Lebrasseur c. Hoffmann-La Roche ltée, 2011 QCCS 5457, paragr. 14-16 (j. Savard, alors juge à la
Cour supérieure); G. Goldstein et E. Groffier, supra, note 13, p. 324. 56
Voir notamment Droit de la famille — 131294, supra, note 14, paragr. 75; Conserviera S.P.A. c. Paesana import-export inc., supra, note 50, paragr. 24.
57 G. Goldstein et E. Groffier, supra, note 13, p. 303, n
o 130.
500-09-026277-160 PAGE : 37 révocation des donations), tandis qu’elle risque de subir un préjudice de l’application d’une disposition discriminatoire; et, enfin, il n’est ni de l’intérêt des parties ni de l’intérêt de la justice de scinder le litige des deux côtés de l’Atlantique. Elle ne retient pas, par ailleurs, l’argument de l’appelant selon lequel le jugement que pourrait rendre le tribunal québécois ne pourra être reconnu ou exécuté en Belgique étant donné que le tribunal belge a été le premier saisi. Forte de ces constats, la juge conclut qu’il n’y a pas lieu de surseoir à l’instance.
[128] Le présent pourvoi a ceci de singulier qu’à tout argument s’oppose un contre-argument. Tantôt le poids d’un élément penche en faveur du for étranger, tantôt en faveur du for québécois. Il s’agit d’une situation limite, comme il s’en produit peu.
[129] Sans nécessairement partager les conclusions de la juge sur chacun des critères qu’elle a pris en considération, trois facteurs méritent une attention particulière, soit la loi applicable, la reconnaissance éventuelle de la décision québécoise et le forum
shopping.
[130] La loi applicable – les effets du mariage. L’opinion exprimée jusqu’ici par les tribunaux de première instance de chacun des fors, à propos du droit applicable aux mesures accessoires recherchées par l’une ou l’autre partie, n’est pas convergente à tous égards.
[131] Ainsi, les tribunaux belge et québécois sont tous deux d’avis que le droit applicable au divorce est la loi canadienne, que celui applicable au régime matrimonial est le droit belge et que celui applicable à la prestation compensatoire est le droit québécois. Ils diffèrent toutefois d’opinion sur le droit applicable au patrimoine familial et à la révocation des donations. Le tribunal belge est d’avis que ces deux questions sont soumises à l’application du droit belge, le tribunal québécois étant d’avis contraire.
[132] Quel que soit le tribunal qui sera appelé à trancher ces mesures accessoires au divorce, je partage leurs conclusions à propos de la loi applicable au divorce, soit la loi canadienne, et de celles applicables au régime matrimonial et à la prestation compensatoire. Avec égards pour l’opinion contraire, et sous réserve de l’article 3157 C.c.Q., la situation serait différente en ce qui concerne le patrimoine familial puisque
selon le droit international privé québécois la loi applicable devrait être celle du Québec. Je m’explique.
[133] Les juges Otis et Rochon, dans des motifs conjoints rédigés au nom de la Cour, qualifient le patrimoine familial d'effet du mariage en droit international privé58. Le législateur n'a pas voulu donner une portée extraterritoriale à des règles à caractère purement patrimonial59, mais, en l’espèce, les deux parties avaient, au moment des procédures de divorce, leur résidence commune au Québec (art. 3089 C.c.Q.). Les
58
G.B. c. C.C., [2001] R.J.Q. 1435 (C.A.), paragr. 22-23. 59
Id.
500-09-026277-160 PAGE : 38 règles québécoises du patrimoine familial, régime primaire de droit, devraient donc trouver application en l’espèce, même si, par ailleurs, il faut convenir, à l’instar des parties, que leur régime matrimonial est régi par le droit belge, les parties ayant choisi de se soumettre au régime belge de la séparation de biens (art. 3122 et 3111 C.c.Q.).
[134] S’il va de soi que le droit belge est applicable à la liquidation du régime matrimonial choisi par les parties, tel que consacré dans leur contrat de mariage, le droit québécois paraît s’appliquer au régime primaire d’ordre public qu’est le patrimoine familial. La Cour d’appel de Bruxelles aura l’occasion de se pencher sur cette question.
[135] Quant au caractère révocable des donations faites par l’appelant à l’intimée, la loi belge s’applique, du moins, comme l’indique la preuve d’experts, aux donations consenties alors que les parties résidaient en Belgique, c’est-à-dire entre le 21 décembre 2004 et le 4 juillet 2013. Cependant, les donations faites depuis que les parties résident au Québec sont assujetties au droit québécois.
[136] La Cour d’appel de Bruxelles aura, à son tour, l’occasion de se prononcer sur ces questions.
[137] Le forum shopping. Les parties s’accusent mutuellement de s’être livrées à du forum shopping. Qu’en est-il? Le choix du for québécois par l’intimée s’explique aisément, ne serait-ce que par le fait que les parties y ont élu domicile et en ont fait leur lieu de résidence habituelle depuis plus d’un an avant les procédures de divorce. Cela dit, le choix par l’appelant du for belge s’assimile-t-il ou équivaut-il, dans les circonstances propres à l’espèce, à un forum shopping visant à désavantager indûment l’intimée?
[138] Le choix d’un for, par ailleurs compétent, n’est en soi ni interdit ni abusif. Le forum shopping, qui pourrait être opposé à la reconnaissance d’une décision rendue par une autorité étrangère conformément à l’exigence de la conformité à l’ordre public (art. 3155(5) C.c.Q.), est ainsi défini par le professeur Pierre Mayer, en gardant à l’esprit qu’en droit français, l’absence de fraude est une condition autonome de reconnaissance des jugements étrangers :
Ce qui constitue la fraude au jugement, c'est le fait d'aller plaider à l'étranger
dans le but principal d'invoquer le jugement dans le pays où l'on vit, qui aurait
refusé de le prononcer si ses juges avaient été saisis directement; la fraude
consiste dans le fait de chercher à obtenir indirectement ce que l'on n'aurait pas
obtenu directement. Elle ne devient donc effective qu'au moment où le jugement
est produit devant les juges du pays où les parties veulent jouir de leur nouvel
état.60
60
G. Goldstein et E. Groffier, supra, note 13, p. 405, citant Pierre Mayer, Droit international privé, 5e éd., Paris, Montchrestien, 1994.
500-09-026277-160 PAGE : 39 [139] En somme, si le choix du for vise strictement à placer la partie vulnérable dans un état d’infériorité juridique, le forum shopping sera alors qualifié d’abusif. La qualification de la conduite de l’appelant qui a préféré, aux fins de ses procédures de divorce, choisir un for étranger à celui de la résidence habituelle des époux et de leur famille relève de l’appréciation de la preuve. La juge reconnaît, sans plus, que le forum shopping est un élément qui peut être pris en considération dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire reconnu par l’article 3137 C.c.Q. Comme ce point est soulevé en appel par l’intimée, qu’en est-il?
[140] La révocation des donations est le nœud du débat qui oppose les parties et est au centre du conflit de fors. L’une et l’autre des parties ont choisi un for compétent susceptible, a priori du moins, de leur être plus avantageux. L’appelant s’est défendu de vouloir profiter de la loi belge sur la révocation des donations. Il explique, au cours de son témoignage, son choix du for belge par le fait que, comme la famille se trouvait, au moment où l’intimée l’informe de son intention de divorcer, en vacances en Belgique, il lui paraissait évident que le divorce devait être prononcé en Belgique. Puis, il explique ainsi son empressement à intenter ses procédures ainsi : « Ma préoccupation à ce moment-là, c’était, je dois arrêter cette souffrance épouvantable qui me frappe. […] ». Quant à l’intimée, on ne peut la taxer d’avoir voulu s’avantager au détriment de l’appelant en choisissant le lieu de leur résidence habituelle depuis un peu plus d’un an.
[141] À l’évidence, l’appelant a joué de vitesse pour déposer en Belgique sa demande en divorce. En cela, il a pris de court l’intimée, ce qui ne rend pas pour autant sa conduite abusive. Il connaissait vraisemblablement les droits qu’il comptait revendiquer, notamment eu égard aux donations consenties à l’intimée pendant le mariage et a préféré choisir le for de sa nationalité à celui de la résidence habituelle et du domicile des parties.
[142] Pourtant, le Québec constitue, a priori du moins, le for le plus naturel pour entendre la présente affaire. L’appelant n’était pas de passage au Québec. Il y était domicilié depuis un peu plus d’un an et, comme le souligne à juste titre la juge, les multiples démarches des parties depuis 2008 pour installer la famille au Canada témoignent d’une volonté ferme de s’y établir en permanence. Si les démarches entourant l’immigration ont été majoritairement pilotées par l’intimée, on ne peut ignorer
le fait que l’appelant a commencé à bâtir son patrimoine immobilier canadien dès 2011, soit près de deux ans avant l’installation de la famille au Québec.
[143] Le for belge retenu par l’appelant donne à penser qu’il voulait se placer dans une situation avantageuse par rapport à la révocation des donations, sujet de grandes préoccupations pour les deux parties. Cela dit, est-ce que le choix procédural de l’appelant équivaut ou s’assimile à un abus de procédures? Je ne peux m’en convaincre dans la mesure où le for belge est compétent pour entendre l’affaire et qu’il existe d’autres liens substantiels de rattachement avec cette juridiction que la seule nationalité des parties (lieu de leur résidence pendant de nombreuses années, lieu de célébration
500-09-026277-160 PAGE : 40 de leur mariage, régime matrimonial régi par le droit belge et possession d’actifs substantiels dans cette juridiction).
[144] Cependant, dans un contexte où tout pointe vers une volonté affirmée des parties de faire du Québec leur domicile, le choix de l’appelant de déposer sa demande de divorce en Belgique laisse sérieusement penser que l’avantage financier qu’il espère tirer de l’application de la loi belge au détriment de l’intimée n’est pas étranger à sa décision. L’appelant s’en défend, mais son insistance à plaider en faveur du for belge n’est pas nécessairement étrangère à cette considération. On ne peut pour autant affirmer que son choix du for belge tient au fait qu’il cherche à obtenir indirectement ce qu’il n’aurait pas obtenu s’il avait intenté ses procédures au Québec61.
[145] Bien que le commentaire suivant s’inscrive dans le contexte du critère du forum non conveniens dans le cadre d’une injonction interlocutoire, l’observation du juge Sopinka de la Cour suprême est tout aussi pertinente dans la situation qui nous occupe :
[...] Le poids à accorder à un avantage juridique dépend grandement du lien des
parties avec le ressort en question. Si une partie s'adresse à un tribunal
simplement pour obtenir un avantage juridique et non en raison d'un lien réel et
important de l'affaire avec le ressort, ce choix est d'ordinaire réprouvé parce qu'il
équivaut à la "recherche d'un tribunal favorable". En revanche, la partie dont la
demande a un lien réel et important avec un ressort peut légitimement faire valoir
les avantages qu'elle peut en retirer. [...]62
[146] En définitive et tout bien pesé, l’existence de liens réels et significatifs entre l’appelant et la Belgique, tel que mentionné ci-haut, ne fait pas de doute. Dans les circonstances, le choix du for belge par l’appelant ne ressort pas d’un forum shopping qui équivaille à un abus de droit.
[147] La reconnaissance du jugement québécois. Si la reconnaissance éventuelle du jugement étranger est une condition préalable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire reconnu par l’article 3137 C.c.Q., la reconnaissance du jugement québécois à l’étranger, ici la Belgique, ou son exécution doit être prise en compte dans l’exercice de
ce pouvoir, d’autant qu’en l’espèce, une partie substantielle des actifs des parties s’y trouvent. La juge a omis d’aborder cette question.
[148] Il n’est pas toujours évident de mesurer l’incidence d’un refus à surseoir à l’instance. Il est loin d’être acquis qu’en l’espèce le jugement du tribunal belge pourra être reconnu au Québec advenant l’incompatibilité avec l’ordre public international, pas
61
G. Goldstein et E. Groffier, supra, note 13, p. 405, citant Pierre Mayer, Droit international privé, 5e éd., Paris, Montchrestien, 1994.
62 Amchem Products Incorporated c. Colombie-Britannique (Workers' Compensation Board), [1993]
1 R.C.S. 897, p. 920.
500-09-026277-160 PAGE : 41 plus cependant qu’on ne peut avoir l’assurance, à ce stade, que le jugement que pourrait rendre le tribunal québécois pourra faire l’objet de reconnaissance ou d’exécution forcée en Belgique. Selon l’article 25(6) du CoDIP63, la décision québécoise n’est pas susceptible d’être reconnue, étant donné que la juridiction belge a été première saisie de la demande.
[149] Les tribunaux des deux fors jouissent, ce qui devrait rassurer, d’une longue tradition juridique qui favorise le respect de la règle de droit. Le tribunal québécois est, a priori, tout aussi apte à trancher les questions qui relèveraient du droit belge, que le tribunal belge l’est, a priori, pour appliquer le droit québécois.
[150] Cela dit, la position des juristes belges au sujet de l’éventuelle reconnaissance du jugement que pourrait rendre le tribunal québécois est contradictoire, malgré les nuances apportées. Leurs positions s’entrecroisent à certains égards, sans jamais se rejoindre.
[151] D’un côté, l’experte de l’appelant, Me Silvia Pfeiff, avocate spécialisée en droit familial et en droit international privé familial, est catégorique : l'article 25(6) du CoDIP64 empêche le juge belge de reconnaître la décision québécoise qui porterait sur les questions pendantes dont le tribunal belge a été premier saisi. À titre indicatif, elle signale que le tribunal belge pourra reconnaître les décisions québécoises concernant les enfants, puisqu’il n’est saisi d’aucune telle demande. Cependant, la deuxième experte de l’appelant, la professeure Stéphanie Francq, est d'avis que la décision québécoise pourrait avoir un « effet de faîte » (voir infra). De l'autre côté, l'expert de l'intimée, le professeur Arnaud Nuyts, est critique à l’endroit de la règle de l’article 25(6) du CoDIP, qu’il qualifie en ces termes : « Donc ce que le législateur a prévu ici, c’est que la méconnaissance de la règle de litispendance, en quelque sorte, entraîne la non-reconnaissance du jugement » saisi. Puis, il poursuit son raisonnement :
63
Le sixième paragraphe de l’article 25 du CoDIP se lit ainsi : « §1er. Une décision judiciaire étrangère n’est ni reconnue ni déclarée exécutoire si […] 6
o la demande a été introduite à l’étranger après l’introduction en Belgique d’une demande, encore
pendante, entre les mêmes parties et sur le même objet; […] » 64
Les paragraphes premier et sixième de l’article 25 du CoDIP se lisent comme suit : « §1er. Une décision judiciaire étrangère n’est ni reconnue ni déclarée exécutoire si
1o l’effet de la reconnaissance ou de la déclaration de la force exécutoire serait manifestement
incompatible avec l’ordre public; cette incompatibilité s’apprécie en tenant compte, notamment, de l’intensité du rattachement de la situation avec l’ordre juridique belge et de la gravité de l’effet ainsi produit; […]
6o la demande a été introduite à l’étranger après l’introduction en Belgique d’une demande, encore
pendante, entre les mêmes parties et sur le même objet; […] »
500-09-026277-160 PAGE : 42
[…] En d’autres termes, si la Cour d’appel de Bruxelles décide d’appliquer la
règle de litispendance de l’article 25 et si vous vous déclarez compétent, elle va
se dessaisir de la cause et dans ce cas il n’y aura pas de problème de
reconnaissance de la décision en Belgique, elle s’est dessaisie. Ce n’est que si
le juge belge est encore saisi, qu’il y a un problème.
Maintenant, imaginons que le juge belge reste saisi, qu’il ne se
dessaisisse pas de la cause, qu’il ordonne simplement un sursis à statuer, alors
dans ce cas-là, le juge serait encore saisi au moment où on demanderait la
reconnaissance de votre décision portant sur le divorce et la liquidation du
régime matrimonial. Alors c’est vrai que la décision sur ce point, mais pas sur
tous les autres points, va retomber dans l’article 25, paragraphe 1er.
[152] Enfin, il affirme qu’en tout état de cause, même si elle n’est pas reconnue, la décision québécoise aura, conformément à l’article 26 du CoDIP, une force probante, c’est-à-dire un effet plus important que celui de « [l']effet de faîte » (art. 29 CoDIP), ce qui « […] signifie que votre décision fera foi de toutes vos constatations ». L’experte de l’appelant, la professeure Stéphanie Francq, définit ainsi « [l']effet de faîte » : « […] on va tenir en considération l’existence du jugement ».
[153] Il ressort donc de la preuve d’expert que le tribunal belge, compétent en vertu de sa loi pour entendre le divorce des parties, étant donné qu’elles ont la nationalité belge, ne pourra pas surseoir aux procédures de divorce dont il est saisi, à moins que la Cour d’appel belge accueille l’appel de l’intimée.
[154] L’omission par la juge de prendre en considération ce facteur constitue une erreur déterminante. À l’audience en première instance, la juge s’est interrogée, pendant le témoignage des experts, sur l’effet de la priorité de saisine du tribunal belge, mais elle n’en traite pas dans son jugement. Si elle avait soupesé cet élément significatif avec les autres facteurs pris en considération, elle aurait conclu que le sursis s’imposait. Un jugement de divorce québécois, sans possibilité de reconnaissance en Belgique, est sans grande valeur, d’autant que le tribunal belge prononcera le divorce conformément au droit canadien. Cela dit avec égards, et appliquant la norme d’intervention qui s’impose à une cour d’appel, la juge a exercé de manière déraisonnable son pouvoir discrétionnaire.
[155] Pour ces motifs, je proposerais d’accueillir l’appel et d’infirmer le jugement de première instance, mais encore faut-il statuer sur le sort de l’appel incident avant de se prononcer de manière définitive.
***
500-09-026277-160 PAGE : 43 L’APPEL INCIDENT
[156] Dans la mesure où l’appel est accueilli, ce qui est le cas, l’intimée (l’appelante incidente) pose la question suivante : L’alinéa 1 de l’article 3167 C.c.Q. doit-il être déclaré constitutionnellement invalide ou inopérant selon la théorie de l’exclusivité fédérale ou de la prépondérance fédérale?
PRÉTENTIONS DES PARTIES
[157] L’intimée soutient que l’article 3167 C.c.Q. est invalide ou, du moins, inopérant
dans la mesure où il permet la reconnaissance d’un jugement étranger de divorce émanant de l’État de la nationalité commune des époux, ce qui serait inconciliable avec le paragraphe 22(1) de la L.d. qui limite la reconnaissance des divorces étrangers aux décisions provenant de l’État de la résidence habituelle d’un des époux pendant au moins l’année précédant l’introduction de l’instance. Or, l’appelant (l’intimé incident) ne satisfait pas, selon elle, à cette condition, puisque, pendant l’année précédant le dépôt de sa demande en divorce en Belgique, il résidait au Québec.
[158] Dans un premier temps, l’intimée est d’avis que le libellé des paragraphes 22(1) et (3) de la L.d. crée un doute quant à l’intention du législateur en ce qu’il mène à deux positions diamétralement opposées. D’une part, le paragraphe 22(1) de la L.d. énonce une condition qui doit être minimalement satisfaite, ce que l’intimée appelle « la thèse de la condition minimale », alors que paradoxalement le paragraphe 22(3) de la L.d. élargit la gamme des facteurs qui peuvent donner ouverture à la reconnaissance des jugements étrangers à ceux affirmés par la jurisprudence préexistant cette loi, ce qu’elle appelle « la thèse des facteurs jurisprudentiels ». Or, selon elle, la thèse de la condition minimale doit prévaloir parce qu’elle correspond à l’intention du législateur que l’intimée établit en recourant au principe moderne d’interprétation des lois. Le paragraphe 22(3) de la L.d. est, selon elle, complémentaire au paragraphe 22(1) de la L.d., c’est-à-dire qu’il permet de renforcer le lien de rattachement avec le for désigné par le paragraphe 22(1) de la L.d.
[159] Dans un deuxième temps, l’intimée se penche d’abord sur le principe de l’exclusivité. Elle soutient que le caractère véritable de l’article 3167 C.c.Q. est la
reconnaissance des jugements étrangers de divorce, ce qui rejoint les questions de mariage et de divorce sur le fond, compétence exclusive du parlement fédéral. Puis, appliquant le principe de la prépondérance des lois fédérales, l’intimée argue qu’il existe un conflit normatif entre le paragraphe 22(1) de la L.d. et l’article 3167 al. 1 C.c.Q., de sorte que le premier doit prévaloir sur le dernier, ce qui a pour effet de rendre l’article du Code civil du Québec inopérant.
[160] L’appelant n’a pas produit d’exposé, mais il a néanmoins exprimé sommairement sa position, à la fois dans son exposé à l’appui de l’appel principal et à l’audience en appel. Il s’en est plutôt remis aux arguments plaidés par la mise en cause. Il soutient plus généralement que le paragraphe 22(3) de la L.d. permet de recourir aux règles de
500-09-026277-160 PAGE : 44 reconnaissance des divorces étrangers établies avant l’adoption du paragraphe 22(1) par la jurisprudence, lesquelles sont fonctionnellement identiques à l’article 3167 C.c.Q. Or. C’est notamment le cas de la règle du lien réel et substantiel, critère satisfait en l’espèce.
[161] La mise en cause souligne, dans un premier temps, que la thèse du critère minimal soutenue par l’intimée a été rejetée par les tribunaux65. En outre, les débats parlementaires démontrent que le législateur a bel et bien voulu préserver les règles jurisprudentielles par l’adoption du paragraphe 22(3) de la L.d., de même que les règles prévues au Code civil du Québec, ce qui est confirmé selon elle par le préambule de la Loi d’harmonisation66 et l’article 8.1 de la Loi d’interprétation fédérale67. Ainsi, il est inutile de répondre à la question constitutionnelle posée par l’intimée, puisque la Belgique présente un lien réel et substantiel avec le présent litige.
[162] Quant à la validité constitutionnelle de l’article 3167 C.c.Q., la mise en cause soutient que cette analyse doit débuter par l’examen du caractère véritable de cette disposition et non par l’examen de la doctrine de l’exclusivité des compétences comme le propose l’intimée. L’article 3167 C.c.Q. portant sur la compétence des tribunaux étrangers, et non sur le fond des questions de mariage et de divorce, il entre dans le champ de compétence du Québec en matière de droit international privé. Enfin, elle soutient qu’il n’existe pas d’incompatibilité réelle entre l’article 22 L.d. et l’article 3167 C.c.Q. justifiant l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale.
ANALYSE
[163] Il peut être utile, pour faciliter la compréhension du lecteur, de citer à nouveau les dispositions en jeu :
[Code civil du Québec] :
3167. Dans les actions en matière de divorce, la compétence des autorités
étrangères est reconnue soit que l’un des époux avait son domicile dans l’État où
la décision a été rendue, ou y résidait depuis au moins un an, avant l’introduction
de l’action, soit que les époux ont la nationalité de cet État, soit que la décision
serait reconnue dans l’un de ces États.
65
Elle cite à cet effet les arrêts Salfinger v. Salfinger, 2012 BCSC 1874, conf. par R.N.S. v. K.S., 2013 BCCA 406; Martinez v. Basail, 2010 ONSC 2038; Orabi v. Qaoud, 2005 NSCA 28; Janes v. Pardo, (2002) 24 R.F.L. (5th) 44 (Nfld. S.C.), 208 Nfld & PEIR 350.
66 Loi d’harmonisation numéro 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4.
67 L.R.C. 1985, ch. I-21.
500-09-026277-160 PAGE : 45
[Loi sur le divorce] :
Reconnaissance des divorces étrangers
22 (1) Un divorce prononcé à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi,
conformément à la loi d’un pays étranger ou d’une de ses subdivisions, par un
tribunal ou une autre autorité compétente est reconnu aux fins de déterminer
l’état matrimonial au Canada d’une personne donnée, à condition que l’un des
ex-époux ait résidé habituellement dans ce pays ou cette subdivision pendant au
moins l’année précédant l’introduction de l’instance.
[…]
Maintien des règles de reconnaissance
(3) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux autres règles de
droit relatives à la reconnaissance des divorces dont le prononcé ne découle pas
de l’application de la présente loi.
[164] Comme on l’a vu précédemment, ce débat constitutionnel est sans objet puisque l’article 22(1) L.d. ne s’applique pas en l’espèce. Il n’y a donc ici aucune contradiction entre l’article 3167 C.c.Q. et l’article 22(1) L.d. Par ailleurs, s’il faut dire quelques mots de plus au sujet de cette controverse, j’ajoute les commentaires suivants.
[165] La constitutionnalité de l’article 3167 al. 1 C.c.Q. a maintes fois fait l’objet de discussion dans la doctrine68. En 1997, la Cour supérieure a déclaré cet article inapplicable en matière de divorce69; en appel, la Cour s’est abstenue de trancher la question70. Cette fois, la validité de cette disposition est contestée en raison du critère de la nationalité des époux sur lequel l’État étranger fonde sa compétence.
68
H. Patrick Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, Textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires, Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 1993, 669, p. 774-775; Jeffrey A. Talpis et Jean-Gabriel Castel, « Interprétation des règles du droit international privé » dans La réforme du Code civil, Textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires, Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 1993, 801, p. 917, paragr. 492. Voir aussi : G. Goldstein, supra, note 24, p. 428-429; Gérald Goldstein, « Compétence internationale indirecte du tribunal étranger » dans Pierre-Claude Lafond (dir.), JurisClasseur Québec, coll. « Droit civil », vol. « Droit international privé », fasc. 11, Montréal, Lexis Nexis, 2012 (feuilles mobiles, mise à jour n
o 7, décembre 2016), p. 11/14-11/15; Sonia Heyeur, « Divorce,
séparation de corps et obligations alimentaires » dans Pierre-Claude Lafond (dir.), JurisClasseur Québec, coll. « Droit civil », vol. « Droit international privé », fasc. 18, Montréal, Lexis Nexis, 2012 (feuilles mobiles, mise à jour n
o 7, décembre 2016), p. 18/11-18/12; Gérald Goldstein et Ethel
Groffier, Droit international privé, t. 2. Règles spécifiques, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 138-139; Claude Emanuelli, Droit international privé québécois, 3
e éd., Montréal, Wilson & Lafleur,
2001, paragr. 287. 69
K. (A.) c. K. (H.), [1997] R.J.Q. 1124 (C.S.), paragr. 106-134. Voir aussi : S. F. c. R. J.-S., J.E. 2005-1718 (C.S.), paragr. 34-35.
70 Droit de la famille - 2054, J.E. 98-1237 (C.A.), p. 5-7.
500-09-026277-160 PAGE : 46 L’incompatibilité apparente entre l’article 3167 al. 1 C.c.Q., qui prévoit ce critère, et le paragraphe 22(1) de la L.d. qui n’en fait pas mention, ne suffit toutefois pas à écarter ce critère de la nationalité commune des époux. Encore faut-il pousser plus loin l’analyse et vérifier si, dans les faits, l’un des critères jurisprudentiels maintenant incorporés au paragraphe 22(3) de la L.d., trouve application.
[166] Comme déjà dit précédemment, le paragraphe 22(1) de la L.d. traite de la reconnaissance de divorces prononcés à l’étranger à la seule fin d’établir le statut matrimonial au Canada d’une personne donnée. Les paragraphes 22(1) et (3) de la L.d. sont complémentaires et participent d’une même philosophie, voire d’une même compréhension. Le législateur fédéral aurait pu ne conserver que le troisième paragraphe. Il aurait ainsi mis strictement l’accent sur l’application des facteurs reconnus par la jurisprudence, dont celui du lien réel et substantiel avec l’État d’où émane le jugement de divorce. Il aurait pu, inversement, n’affirmer que la règle du paragraphe premier et cela aurait suffi. En énonçant la règle prédominante de la résidence habituelle selon les caractéristiques qu’il définit, sans pour autant écarter ou ignorer les facteurs élaborés par la jurisprudence, le législateur a voulu, et son intention est manifeste, éviter de reconnaître les divorces prononcés dans des juridictions complaisantes ou, du moins, aux règles trop souples.
[167] Soit dit en passant, la nationalité est un critère effectif dans les pays membres de la communauté européenne, dont fait évidemment partie la Belgique. La preuve d’experts permet de constater que la nationalité des époux habilite le tribunal d’un État membre à prononcer le divorce de ces derniers71. Cela dit, le critère de la nationalité des époux, comme assise pour demander le divorce en Belgique, est aussi reconnu dans le Code de droit international privé (CoDIP) de ce pays européen72.
71
L’article 3 du Règlement dit Bruxelles IIbis prévoit : « 1. Sont compétentes pour statuer sur les questions relatives au divorce, à la séparation de corps et à l'annulation du mariage des époux, les juridictions de l'État membre: a) sur le territoire duquel se trouve: - la résidence habituelle des époux, ou - la dernière résidence habituelle des époux dans la mesure où l'un d'eux y réside encore, ou - la résidence habituelle du défendeur, ou - en cas de demande conjointe, la résidence habituelle de l'un ou l'autre époux, ou - la résidence habituelle du demandeur s'il y a résidé depuis au moins une année immédiatement
avant l'introduction de la demande, ou - la résidence habituelle du demandeur s'il y a résidé depuis au moins six mois immédiatement
avant l'introduction de la demande et s'il est soit ressortissant de l'État membre en question, soit, dans le cas du Royaume-Uni et de l'Irlande, s'il y a son "domicile";
b) de la nationalité des deux époux ou, dans le cas du Royaume-Uni et de l'Irlande, du "domicile" commun. »
[…] 72
L’article 42 du CoDIP prévoit : « Les juridictions belges sont compétentes pour connaître de toute demande concernant le mariage ou ses effets, le régime matrimonial, le divorce ou la séparation de corps, outre dans les cas prévus par les dispositions générales de la présente loi, si :
500-09-026277-160 PAGE : 47 [168] L’article 3167 C.c.Q. fut inséré dans le Code civil du Québec en 199173, soit postérieurement à l’adoption de la Loi sur le divorce de 1985. Voici ce qu’écrivait le ministre de la Justice à cet égard :
Cet article, de droit nouveau, s'inspire [des articles 2 et 3] de la Convention du
1er juin 1970 sur la reconnaissance des divorces et des séparations de corps de
La Haye et [de l’article 65] de la Loi fédérale sur le droit international privé suisse
de 1987.
La Loi concernant le divorce et les mesures accessoires prévoit [à son article 13]
que les divorces prononcés au Canada sont valides dans tout le Canada. Elle
prévoit également [à son article 22] que les divorces prononcés hors du Canada
sont reconnus si l'un des ex-époux a résidé habituellement dans l'État d'origine
de la décision depuis au moins un an avant l'introduction de l'action. La loi
précise qu'elle n'a pas pour effet de porter atteinte aux autres règles relatives à
la reconnaissance des divorces étrangers.
L'article 3167 reprend la compétence fondée sur la résidence habituelle de l'un
des époux dans l'État d'origine de la décision au moins un an avant l'introduction
de l'action et y ajoute la compétence fondée sur le domicile ou la nationalité de
l'un des époux.
L'article admet également que la compétence de l'autorité qui a prononcé le
divorce puisse être fondée sur un autre critère: la reconnaissance de la décision
dans l'État de la nationalité, du domicile ou de la résidence de l'un des époux
depuis au moins un an avant l'introduction de l'instance.
L'article vise ainsi à favoriser la reconnaissance des décisions rendues en
matière de divorce et à faire preuve de courtoisie à l'égard des autorités
étrangères.74
[Je souligne]
1° en cas de demande conjointe, l'un des époux a sa résidence habituelle en Belgique lors de
l'introduction de la demande; 2° la dernière résidence habituelle commune des époux se situait en Belgique moins de douze mois
avant l'introduction de la demande; 3° l'époux demandeur a sa résidence habituelle depuis douze mois au moins en Belgique lors de
l'introduction de la demande; ou 4° les époux sont belges lors de l'introduction de la demande. »
73 L.Q. 1991, c. 64. L’alinéa 2, portant sur les actions en matière de dissolution de l’union civile, a été
ajouté en 2002 par la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation, L.Q. 2002, c. 6, art. 73.
74 Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice : Le Code civil du Québec : Un
mouvement de société, t. II, Québec, Publications du Québec, 1993, p. 2024-2025.
500-09-026277-160 PAGE : 48 [169] Il peut être intéressant de prendre connaissance des commentaires de l’Office de révision du Code civil sur l’article 75 Projet de Code civil de 1977, l’équivalent d’alors de l’article 3167 C.c.Q. :
75. Le premier paragraphe de l’article [établissant le critère du domicile d’un des
époux dans le ressort de l’autorité saisie,] est conforme à la Loi (fédérale) sur le
divorce (S.R.C. 1970, c. D-8, a. 6; voir à ce sujet, J. TALPIS, Valeur et efficacité
des divorces en droit international privé québécois, (1973) 14 C. de D. 625; E.
GROFFIER, Le divorce en droit international privé canadien, (1972) 1 Interlex 7).
Le deuxième paragraphe reconnaît la compétence du tribunal de l’État dont l’un
des époux possédait, lors de la demande, la nationalité, car, dans de nombreux
pays, la compétence est basée sur la nationalité.75
[Je souligne]
[170] Le Code civil du Québec reconnaît à la fois la règle de la résidence habituelle de l’un des époux depuis au moins un an avant l’introduction de la demande en divorce et celle de la nationalité des époux pour donner ouverture à la reconnaissance des divorces prononcés à l’étranger. En ce sens, l’article 3167 C.c.Q. paraît ajouter à l’article 22 de la L.d. les critères de rattachement du domicile de l’un des époux, de la nationalité commune des époux et de la reconnaissance de la décision dans l’un des états désignés en vertu des autres liens de rattachement y prévus. Si, à première vue, cette disposition paraît plus étendue que le seul critère du paragraphe 22(1) de la L.d., il n’en est rien lorsqu’on réfère aux critères bien établis du paragraphe 22(3) de la L.d., dont celui de l’existence d’un « lien réel et substantiel ». En l’espèce, la preuve démontre l’existence d’un fort lien de rattachement entre les parties et l’État étranger.
[171] En pareil cas, l’objectif du législateur canadien de prohiber ou, du moins, de rendre plus exigeante la reconnaissance des jugements de divorce obtenus dans un pays qui attache plus ou moins de signification à la rupture légale du mariage civil ou fait preuve d’une souplesse accommodante est pleinement satisfait.
[172] Dans Morguard Investments Ltd.76, la Cour suprême, consacrant le principe de
reconnaissance totale et d’exécution par une province canadienne de jugements rendus dans une autre province, à condition que le tribunal qui a rendu le jugement ait « correctement et convenablement exercé sa compétence dans l’action »77, se prononce en faveur de l’approche consistant à déterminer la compétence d’un tribunal en examinant s’il présente « un lien réel et substantiel » avec le litige, solution adoptée
75
G. Goldstein, supra, note 24, p. 421, 3167 200. 76
Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077. Voir aussi Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, p. 325-327.
77 Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, supra, note 76, p. 1102.
500-09-026277-160 PAGE : 49 par l’arrêt de la Chambre des lords dans Indyka c. Indyka78. L’origine jurisprudentielle des critères reconduits par l’adoption délibérée du législateur fédéral79 du paragraphe 22(3) de la L.d., essentiellement inspirés de la common law, ne fait pas obstacle à leur application au Québec, et encore moins dans un cas où le critère jurisprudentiel du lien réel et substantiel est parfaitement conciliable avec les principes qui ont guidé le législateur québécois au moment de l’adoption de l’article 3167 C.c.Q. et avec le critère de rattachement de la nationalité commune des époux. L’article 3167 C.c.Q. se conjugue harmonieusement avec les critères associés au paragraphe 22(3) de la L.d., et ce, indépendamment de l’application de la Loi d’harmonisation80, qui en favorise l’application.
[173] En l’espèce, le lien des parties avec la Belgique est réel et substantiel. En effet, les facteurs de rattachement sont nombreux et contemporains. L’article 3167 al. 1 C.c.Q. est compatible, y compris en ce qui a trait au critère de la nationalité commune des époux, avec les paragraphes 22(1) et (3) de la L.d., du moins dans la mesure où la nationalité des deux époux s’accompagne, dans les faits, de liens concrets et significatifs avec le pays saisi en premier de la demande de divorce, en l’occurrence la Belgique.
[174] Bien que la décision des parties de s’établir au Québec ne laisse planer aucun doute, il faut observer qu’elles n’y demeuraient que depuis un peu plus d’un an avant l’introduction des procédures de divorce. Jusqu’à leur arrivée au Québec en 2013, les parties étaient domiciliées en Belgique depuis 2004, soit près de 9 ans. Elles possèdent la nationalité belge, comme leurs enfants d’ailleurs. Elles se sont mariées dans ce pays en 2004 et y ont signé leur contrat de mariage. Enfin, les parties y possèdent toujours des actifs fort substantiels.
[175] En résumé, le critère du lien réel et substantiel ne tient plus d’une règle jurisprudentielle, dès lors que ce critère est en quelque sorte incorporé au paragraphe 22(3) de la L.d. et reconnu en vertu de cette disposition. La validité de l’article 3167 C.c.Q. ne fait pas doute lorsqu’il s’agit de reconnaître un jugement de divorce prononcé par un tribunal étranger à l’égard de ressortissants qui sont en mesure d’établir l’existence de liens réels et substantiels avec ce for étranger. C’est le cas en l’espèce. L’article 22 de la L.d. ne fait donc pas obstacle à la reconnaissance du jugement de
divorce que pourrait rendre la Belgique. Pour ces motifs, il y a lieu de rejeter l’appel incident, avec les frais de justice en faveur de la mise en cause seulement.
[176] Deux dernières remarques. À une époque où l’immigration prend différentes formes et est partie de la vie quotidienne, cette compatibilité effective entre l’article
78
[1969] 1 A.C. 33. 79
Chambre des communes, Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, Procès-verbaux et témoignages, 33
e lég., 1
er sess., fasc. 43, 10 octobre 1985, p. 34-36; Chambre des
communes, Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, Procès-verbaux et témoignages, 33
e lég., 1
er sess., fasc. 44, 15 octobre 1985, p. 38-43.
80 Loi d’harmonisation numéro 1 du droit fédéral avec le droit civil, supra, note 66.
500-09-026277-160 PAGE : 50 3167 C.c.Q., lorsqu’il prévoit la nationalité commune des époux comme critère de reconnaissance des jugements étrangers, et le paragraphe 22(3) de la L.d. qui ajoute au cas prévu au paragraphe 22(1) de la L.d., dans la mesure où est établi un lien réel et substantiel avec l’État étranger, est heureuse. Il ne faut pas perdre de vue la perspective du paragraphe 22(1) de la L.d. Cette disposition vise la reconnaissance du jugement de divorce prononcé à l’étranger à la seule fin de déterminer l’état matrimonial au Canada d’une personne donnée. Une approche ouverte s’impose lorsque la preuve démontre l’existence de liens véritables et significatifs ou, pour reprendre le vocabulaire de la jurisprudence bien établie, des liens réels et substantiels.
[177] Dans un autre ordre d’idée, je me permets de rappeler aux parties que, aux fins de la solution d’un litige comme celui-ci, elles peuvent faire beaucoup mieux que les tribunaux, d’un pays ou de l’autre, ne pourront jamais accomplir.
CONCLUSIONS
[178] Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel, de rejeter l’appel incident, d’infirmer le jugement de première instance, d’accueillir partiellement la requête réamendée de l’appelant en première instance et d’ordonner la suspension, à l’exception des procédures relatives à l’usage de la résidence familiale, aux obligations alimentaires (pension alimentaire pour l’intimée en appel et pension alimentaire pour les enfants des parties et provision pour frais) et à la garde des enfants, jusqu’à ce que les tribunaux belges se soient prononcés sur les conclusions dont ils sont présentement saisis dans l’instance mue entre les parties et qui sont pendantes devant la Cour d’appel de Bruxelles, le tout avec les frais de justice tant en appel, et ce, à la fois pour les frais de l’appel principal et de l’appel incident, qu’en première instance.