Monsieur Polzounkov
Fyodor Dostoevski
( )
1821 1881
MONSIEUR POLZOUNKOV
()
1848
Traduction de J.-W. Bienstock et Charles Torquet, parue dans le
Mercure de France, t. 60, anne 17, 15 mars 1906.
Je me pris examiner cet homme avec attention. Tout, en lui,
offrait un aspect trs particulier qui attirait invinciblement le
regard le plus distrait, vous jetait aussitt en un fou rire, comme
il marriva.
De taille exigu, avec de petits yeux fort mobiles, il tait
videmment des plus sensibles linflux magntique de tout regard fix
sur lui, au point de le percevoir linstant. Alors il se tournait
vers vous dun mouvement brusque, scrutant anxieusement celui qui
lobservait, et cette mobilit perptuelle et preste lui donnait
quelque chose dune girouette.
Dtail singulier, il semblait craindre le ridicule, alors quil y
trouvait presque son unique gagne-pain. Car cet homme ntait quun
bouffon tendant docilement le dos tous les horions, aussi bien de
lordre moral que du physique, au gr de la compagnie o il se
trouvait. Les bouffons bnvoles nveillent gure de piti, mais du
premier coup dil javais saisi que celui-ci ntait pas un pitre de
profession.
Il avait conserv quelques vestiges de dignit. Son inquitude, sa
peur continuelle des moqueries tmoignaient en sa faveur. Il me
paraissait que son grand dsir de se rendre agrable provenait bien
plutt de sa bont de cur que de lappt du profit matriel. Il se
plaisait voir les gens rire de lui gorge dploye et de la plus
indcente faon, et, en mme temps je suis prt le jurer son cur
saignait de la grossire cruaut de ces individus qui ne samusaient
pas de tel ou tel fait comique, mais de sa personne, de tout son
tre, de son cur, de son esprit, de toute sa chair, de tout son
sang. Je ne doute pas quil ne sentt alors tout le grotesque de sa
situation, mais la flamme indigne qui sallumait noblement dans sa
poitrine venait, chaque fois, expirer sur ses lvres.
Et, jen suis persuad, il nagissait ainsi que par pure
bienveillance et non par crainte de se faire chasser coups de pied
et de ne plus pouvoir emprunter dargent. Car il ne cessait
demprunter ou, pour mieux dire, de demander laumne quand, ayant
fait rire par ses grimaces, il se sentait en droit de toucher son
salaire.
Mais, mon Dieu! quel emprunt tait-ce l, et de quel air le
faisait-il! Je narriverai pas comprendre comment un espace aussi
restreint que la face de ce petit bonhomme pouvait donner lieu tant
de contorsions varies, exprimer autant de sentiments tranges et
divers, autant dexpressions fugaces.
Toutes y passaient. Et la honte, et la feinte insolence, et la
contrarit avec une subite rougeur qui lui envahissait le visage, et
la fureur, et lapprhension dun chec, et limploration dun pardon
pour la libert grande, et la conscience de sa propre dignit, et
celle de son peu dimportance. Tout cela se succdait en clairs sur
ce visage. Pendant six ans, il ne vcut que demprunts, sans jamais
avoir su parvenir se composer une expression convenable de
tapeur.
On comprend sans peine quil nait pu sendurcir, se pervertir
compltement: il avait le cur trop ardent! Je dirai plus: mon avis,
ctait le plus honnte des hommes au monde, mais avec cette petite
faiblesse dtre prt une lchet, sur premire rquisition, bonnement,
sans esprit de lucre, dans le seul but de contenter son prochain.
En un mot, il navait point de caractre.
Le plus drle, cest quil tait peu prs vtu comme les autres, ni
mieux, ni plus mal, trs proprement et mme avec une certaine
recherche, une sorte de prtention au srieux, la dignit. Cette parit
tout extrieure avec ses compagnons, sa crainte de la moquerie, et
en mme temps que son continuel tat dabaissement, tout cela formait
le plus frappant contraste, provoquant le rire et la piti.
Ds quil se croyait assur dun auditoire de gens excellents, ne
riant que de ses plaisanteries et non pas de sa personne et, malgr
des expriences rptes, il retombait toujours dans cette illusion
cest avec joie quil retournait son frac et saventurait par les rues
en cet accoutrement, pour leur satisfaction, pour amuser ses
protecteurs et pour les rjouir. Mais il ntait jamais parvenu, par
aucun moyen, se mettre avec eux sur un pied dgalit.
Encore un trait: le drle avait de lamour-propre et, par -coup,
sy abandonnait gnreusement, pourvu, toutefois, quil ny et pas de
danger. Il fallait voir et entendre comment, loccasion, il savait
traiter quelquun de ses protecteurs qui avait dpass les bornes et,
parfois sans mnager ses expressions, courant tout de mme ainsi un
risque et atteignant lhrosme. Mais cela narrivait que rarement. Au
rsum, ctait un martyr dans toute lacception du mot, mais le plus
amusant des martyrs.
Une discussion sleva parmi la compagnie et, tout coup, je vis
mon homme bondir sur une chaise et se mettre brailler de toute sa
force, rclamant la parole pour son usage exclusif.
coutez, me chuchota le patron de ltablissement, il raconte
parfois des choses trs curieuses. Vous intresse-t-il?
Je fis un signe affirmatif et me mlai la foule, car la vue de
cet homme correctement vtu qui escaladait une chaise en criant
tue-tte, avait suscit une curiosit gnrale. Ceux qui ne le
connaissaient pas se regardaient avec tonnement, tandis que les
autres sesclaffaient.
Je connais Fedosse Nicolaevitch! Mieux que nimporte qui, je dois
connatre Fedosse Nicolaevitch! criait-il du haut de son perchoir.
Permettez-moi, Messieurs, de vous raconter cela. Je vais vous faire
un beau rcit, Messieurs! Cest une histoire merveilleuse...
Racontez, Ossip Mikhalovitch, racontez.
Raconte!
coutez donc!
coutez! coutez!
Je commence. Mais, Messieurs, cest une histoire dun genre
part...
Bien. Trs bien!
... une histoire comique...
Trs bien! Parfait! Vas-y!
... un pisode de la propre vie de votre serviteur...
En ce cas; pourquoi vous tre donn la peine de nous dire que
cette histoire est comique?
Elle est mme un peu tragique.
Ha-a-a-a-ah!
En un mot, lhistoire, Messieurs, lhistoire qui vous vaut
lagrment de mcouter, lhistoire qui me mrite lattention dune socit
aussi intressante...
Trve de boniments!
... cette histoire...
Cette histoire, cette histoire... Allez-vous accoucher? Quest-ce
quelle cote, votre histoire? fit, dune voix enroue, un jeune homme
moustaches blondes qui plongea les mains dans ses poches de veston
et en tira, comme par mgarde, une bourse au lieu de son
mouchoir.
Mes bons seigneurs, cest une histoire qui me ferait souhaiter de
vous voir ma place, car cest en suite de cette histoire que je ne
me suis pas mari.
Pas mari, vous?... Une femme!... Polzounkov voulait se
marier!
Oh! voir madame Polzounkov!
Peut-on vous demander comment sappelait celle qui faillit tre
Mme Polzounkov? miaulait un autre jeune homme en sapprochant du
conteur.
Chapitre premier, Messieurs! Cela se passait il y ajuste six
ans, au printemps, le 31 mars, remarquez la date, Messieurs! la
veille...
Du premier Avril! scria un jeune homme aux cheveux boucls.
Bien devin! Ctait le soir; la nuit tombait sur la ville de N...,
la lune allait se lever, etc... Assez tard, je sortis tout
doucement de chez moi aprs avoir embrass ma feue grand-mre,
lemmure. Excusez-moi, Messieurs, demployer cette expression la mode
entendue dernirement chez Nicolas Nicolaevitch, mais ma grandmre
tait absolument emmure: aveugle, muette, sourde, sotte... tout ce
que vous voudrez! Javoue que jtais fort agit, car jentreprenais une
grande affaire. Mon cur battait, tel celui dun jeune chat quune
main osseuse empoigne par le peau du cou.
Permettez, monsieur Polzounkov.
Vous dsirez?
Racontez donc avec plus de simplicit. Ne vous appliquez pas
trop, sil vous plat.
Bien, reprit Ossip Mikhalovitch, un peu confus. Jtais entr dans
la maisonnette honntement acquise de Fedosse Nicolaevitch. Fedosse
Nicolaevitch nest pas seulement un collgue, pour moi, mais
proprement un chef. On mavait annonc et tout de suite introduit
dans son cabinet de travail. Je revois tout a comme si ctait
aujourdhui. La pice tait presque tout fait obscure, mais on
napportait pas de lumire. Voil que Fedosse Nicolaevitch fait son
entre. Nous restons dans lobscurit.
Que se passait-il donc entre vous? senquit un officier.
Et que croyez-vous donc? demanda brusquement Polzounkov,
tournant sa face contracte vers le jeune homme boucl, puis il
poursuivit: Alors, Messieurs, un trange incident eut lieu.
Cest--dire quil ny avait l rien dtrange; il sagit dune chose bien
ordinaire; javais tout simplement tir de ma poche une liasse de
papiers et lui, de la sienne, aussi une liasse de papiers,
seulement des billets de banque.
Des vrais?
Des vrais. Et nous avions fait un change.
Allons bon! encore une histoire de pots-de-vin! scria un jeune
monsieur aux vtements svres et aux cheveux en brosse.
Des pots-de-vin! fit Polzounkov. H! h!
Que je sois un libral
Comme jen ai beaucoup vu!
Nous verrons, quand vous serez fonctionnaires en province, si
vous ne vous chauffez pas aussi les mains au foyer familial! Un
crivain a dit: Jusqu la fume de la Patrie qui nous est agrable et
douce! Notre mre, Messieurs, notre mre la Patrie, ah! nous la
ttons, et ferme!
Ce fut un clat de rire gnral.
Eh bien, le croiriez-vous, Messeigneurs, je nai jamais accept de
pots-de-vin, fit Polzounkov en promenant sur lassistance un regard
ombrageux, tandis quun rire inextinguible et fou couvrait ses
dernires paroles. Il reprit: Mais cest la vrit, Messeigneurs...
Puis il sarrta en continuant de regarder son auditoire avec une
expression singulire. Qui sait? Peut-tre, en ce moment, eut-il la
notion quil tait plus honnte que beaucoup dentre ces rieurs. Quoi
quil en ft, son visage resta grave jusqu la fin de cette gat et,
tout le monde calm, il poursuivit:
Quoique je neusse jamais accept de pots-de-vin, jtais en faute
cette fois; javais illicitement empoch ces billets, produit dun
chantage. Cest--dire que je dtenais quelques papiers susceptibles
dattirer beaucoup dennuis Fedosse Nicolaevitch, pour peu que je les
eusse prsents qui de droit.
Cest donc quil les avait rachets, alors?
Il les avait rachets.
a lui a-t-il cot cher?
Si cher qu ce prix-l tout homme de notre temps et vendu toute sa
conscience jusquaux plus profonds replis... si on le lui et offert.
Mais cet argent mavait brl quand je lavais mis dans ma poche.
Vraiment, je ne saurais vous expliquer cette sensation qui mest
habituelle, Messieurs, mais jtais plus mort que vif. Mes lvres
remuaient peine, je tremblais sur mes jambes... Je me sentais
coupable, tout fait coupable; javais honte; jtais prt demander
pardon Fedosse Nicolaevitch...
A-t-il pardonn?
Moi, je ne lui ai pas demand. Je ne le dis que parce quil en est
ainsi. Jai le cur ardent. Je voyais quil me regardait dans le blanc
des yeux. Il me dit: Vous navez donc aucune crainte de Dieu, Ossip
Mikhalovitch?
Que faire? Je fis un geste par politesse... Jaurais voulu
rentrer sous terre.
Avoir t si longtemps lami de notre famille, avoir t trait par
nous comme notre fils (et qui sait ce qutaient les desseins
clestes, Ossip Mikhalovitch?) Tout cela pour perptrer une
dnonciation, une dnonciation! Et maintenant!... Que penser des
hommes aprs une chose pareille, Ossip Mikhalovitch?
Ce quil me la rpt! Non, dites-moi ce quil faut penser des
hommes, Ossip Mikhalovitch? Et je me disais: Oui, que penser?
Voyez-vous, je ne trouvais plus un mot; ma voix tremblait.
Connaissant trop mon mauvais caractre, je saisis mon
chapeau....
Pourquoi partir, Ossip Mikhalovitch? Est-ce que vous me gardez
rancune par-dessus le march, la veille dun tel jour? En quoi
suis-je coupable envers vous?
Fedosse Nicolaevitch, disais-je, Fedosse Nicolaevitch!
En un mot, jtais fondu comme un sucre. Cette liasse que javais
dans ma poche semblait crier: Tu es un ingrat, un brigand, un
voleur! Elle me paraissait peser cinq pouds... (Et pourtant, si
elle avait rellement pes cinq pouds!...)
Je vois, me dit Fedosse Mikhalovitch, je vois votre repentir...
Vous savez que, demain, cest...
Ste Marie dgypte...
Voyons, ne pleure pas, reprit-il, tu as pch et tu ten repens.
Allons, je russirai peut-tre vous remettre dans le droit chemin.
Peut-tre mes modestes pnates (cest bien le mot pnates quil employa,
le brigand; je men souviens) vont-ils amollir votre cur endur... je
ne dirai pas endurci, mais gar.
Il mavait pris par le bras et entran vers les siens. Des
frissons me secouaient tout le corps. Je me demandais comment je me
prsenterais devant eux... Car il faut que vous sachiez,
Messieurs... comment vous dire cela... enfin ctait une affaire trs
dlicate!
Au sujet de Mme Polzounkov?
Dites: Maria Fedosseevna, car il ne lui fut pas donn dtre Mme
Polzounkov, comme vous lappelez. Cet honneur lui fut refus.
Voyez-vous, Fedosse Nicolaevitch avait raison de dire que jtais
trait comme le fils de la maison. Plus exactement, il en avait t
ainsi tant quavait vcu certain junker en retraite. Mais, un jour,
il stait avis de mourir sans jamais avoir trouv le temps de faire
son testament, de sorte que ctait moi qui lavais perdu!... mon
temps!
Hou-ou-ouh!!
Hlas, Messeigneurs, excusez-moi. Jai lch un mot mal propos et je
reconnais que ma plaisanterie tait de mauvais got, mais je lavais
trouve encore plus mauvaise en me voyant avec un zro en poche pour
toute perspective. Car, bien que je ne fusse pas reu par le junker
(il menait grand train et avait le bras long) il me considrait
comme son fils, et non sans raison, peut-tre.
Ah!
Cest comme a! Alors, chez Fedosse Nicolaevitch, ils staient mis
me faire la tte. Je men apercevais bien, mais je prenais patience,
quand tout coup, pour mon malheur (ou peut-tre pour mon bonheur),
un officier de remontes tait tomb limproviste en notre ville. Il
nest pas douteux que ce mtier nexige une grande mobilit; cest un
mtier de cavalier; cela nempche quil avait pris racine chez Fedosse
Nicolaevitch et sy tait install demeure comme un mortier. mots
couverts, selon ma lche habitude, je faisais entendre Fedosse
Nicolaevitch quil avait tort de me chagriner ainsi, moi qui tais,
pour ainsi dire, leur fils... Je le suppliais dtre paternel. Ah! il
men avait pass une pommade, le vieux! Il men avait racont, des
tendresses! de quoi faire un pome en douze chants. Et moi, je
lcoutais en me pourlchant les babines et en gesticulant, tout
tourdi de flicit... Quant ce que a voulait dire, impossible de le
comprendre; je restais l, comme un imbcile, sans pouvoir attraper
un mot. Ah! il avait pour cela un talent prodigieux, un don
effrayant. Et japportais des romances, des bonbons; je faisais des
calembours; je soupirais; je disais que mon cur se mourait damour;
je pleurais; je me rpandais en dclarations. Que lhomme est bte! Je
navais pas mme consult mon acte de naissance qui met appris que
javais trente ans... Jemployai des ruses, mais mon affaire navanait
pas; on plaisantait; on blaguait... Cest alors que la colre sempara
de moi et mtouffa. Je rflchis; je ne remis pas les pieds chez
eux... et jen vins cette dnonciation. Oui, je le reconnais, ctait
une lchet; je trahissais un ami (javais un tas de preuves, et de
bonnes!) en faisant une excellente affaire qui me rapporta quinze
cents roubles en change desquels je lui livrai ma dnonciation.
Le voil, le pot-de-vin!
Prcisment, Monsieur (mais ce ntait pas un pch)... Je continue.
Il me fit entrer dans la salle de th, moiti mort dmotion. On me
reoit dun air afflig, ou, pour mieux dire, mlancolique, tout,
simplement. Ils taient abattus, videmment abattus, mais, en mme
temps, leurs visages simprgnaient de gravit et leurs regards dune
expression srieuse avec quelque chose de paternel... on et dit le
retour de lenfant prodigue... voil ce que je faisais. On moffrit du
th, mais je nen avais pas besoin pour que tout bouillit en moi
comme si un samovar se ft trouv dans ma poitrine, cependant que mes
pieds taient glacs, tant javais peur! Maria Fominichna, la femme de
Fedosse Nicolaevitch, conseillre la cour, me tutoya ds le premier
mot:
Comment as-tu ainsi maigri, petit pre?
Maria Fominichna, lui rpondis-je dune voix tremblante, je ne me
sens pas bien.
Et voil que, tout coup, comme si elle et attendu cette occasion,
la vipre, elle me dit: Cest ta conscience qui te tourmente. Elle
est plus forte que ta volont, Ossip Mikhalovitch. Cest ton
ingratitude qui crie en toi. Ce sont mes larmes de sang qui
ttouffent.
Je vous jure que cest ainsi quelle parla. Elle sut dominer le
cri de sa propre conscience. Une matresse femme, quoi! Puis, elle
se mit verser tranquillement le th et pourtant je jure que, si elle
se ft laiss aller, elle et cri plus fort que toutes les femmes au
march. Telle tait notre conseillre.
Cest l-dessus que leur fille, Marie Fedosseevna, arrive, pour
mon malheur, pare de tous ses charmes innocents, un peu plotte, les
yeux rougis comme qui a pleur. Je sus plus tard que ses larmes
avaient coul au sujet de lhomme aux remontes, lequel venait de
filer, tout simplement parce que le moment de son dpart tait arriv,
je dois le dire. Non que le dlai lgal ft expir, mais les parents
staient raviss, avaient tout appris... La famille sen accrut
lgrement...
Et voil... Je ne leus pas plutt vue que je fus perdu, tout
bonnement perdu... Je jetai un coup dil oblique sur mon chapeau
pour le prendre et menfuir. Mais on me lavait cach... Je voulu men
aller sans couvre-chef. Pas mche! la porte tait ferme....
Et les plaisanteries recommencrent avec les clins dil et les
gentillesses... Jtais tout confus... Je dis des btises; des mots
damour... Elle, ma tourterelle, se mit au clavecin et, dune voix
dfaillante, chanta la romance du hussard qui sappuie sur son sabre
ma mort, quoi!
Eh bien, dit Fedosse Nicolaevitch, tout est oubli. Viens, viens
dans mes bras!
Et je me mis pleurer dans son gilet: Mon bienfaiteur, mon
pre!... Et avec a, un torrent de larmes. Seigneur! quelle scne! Il
pleurait; sa femme pleurait; Machenka pleurait... Une petite jeune
fille blonde qui se trouvait l pleurait aussi... Des enfants
sortirent de tous les coins (car Dieu avait bni sa maison) et se
mirent pleurer. Que de larmes! Que ctait donc attendrissant! Je
vous le dis, il y avait autant de joie que si cet t le retour de
lenfant prodigue ou la rentre dun soldat dans ses foyers.
On servit des douceurs. On organisa des petits jeux: Ah! jai
mal! O a? Au cur. La faute qui? Elle rougissait, la petite
colombe... Je bus du punch avec le vieux. En un mot, jtais amadou,
compltement ensorcel...
Je rentrai chez ma grandmre. Javais le vertige. Tout le long du
chemin je me riais moi-mme. Rentr chez moi, je parcourus ma chambre
pendant deux bonnes heures. Je rveillai ma vieille pour lui conter
mon bonheur.
Ta-t-il donn de largent, le brigand?
Il en a donn, grandmre, il en a donn! Ouvrons la porte au
bonheur qui vient.
Bien. prsent, tu veux te marier, reprenait la vieille, mes
prires sont exauces.
Javais rveill Sofrone.
Sofrone, lui avais-je dit, tire-moi mes bottes.
Sofrone mavait tir mes bottes.
Eh bien, Sofrocha, flicite-moi donc! Embrasse-moi. Je me marie
tout bonnement, mon ami, je me marie. Tu peux te saouler demain,
car ton matre se marie!
Javais le cur en joie... Je commenais dj mendormir... Mais je me
relevai pour rflchir. Et voil que lide me vient que cest le
lendemain le premier Avril, jour de gat. Que pourrais-je bien
inventer? Et je trouvai quelque chose. Je ne me tenais plus. Je me
mis mon bureau et vlan! je me jetai tte baisse dans la boue. Tel
est mon caractre: on ne me prend que a et je donne tout. On me
flanque une gifle et je tends le dos. Vous mattirez avec un pain
dpices et je vous prends dans mes bras, je vous touffe de baisers.
De mme en ce moment: je vous vois rire et chuchoter et, aussitt que
je vous aurai tout dit, vous ferez de moi des gorges chaudes, vous
maccablerez doutrages, ce qui ne mempche pas de tout vous dire
quand mme. Voyons, qui me pousse? Qui me force de parler? Mais je
vous raconte tout; je mpanche en vos mes, comme si vous tiez mes
propres frres... H! h!
Le rire peu peu montait de toutes parts et finit par couvrir la
voix de lorateur qui spanouissait en pleine extase. Il sarrta un
instant, promenant son regard sur lassistance, puis, comme entran
par un tourbillon, il fit un grand geste et partit dun clat de
rire. On et dit quil trouvait sa situation amusante au possible. Et
il reprit son rcit.
Cest peine si je dormis un peu cette nuit que je passai presque
tout entire crire. Voyez-vous, javais trouv un truc extraordinaire.
Ah! Messeigneurs, rien que dy penser, je suis pntr de honte. Si
seulement javais pu ne toucher a que la nuit, tant ivre, racontant
des btises! Mais non. Je ne dormis quune ou deux heures et me voil
de nouveau ma tche.
Et puis, je me suis habill, dbarbouill, fris, pommad; jendossai
un habit neuf et je partis pour la fte chez Fedosse Nicolaevitch,
avec mon manuscrit dans mon chapeau. Cest lui en personne qui me
reut dans ses bras en minvitant pleurer dans son gilet paternel. Et
moi, de me dandiner aux souvenirs de la veille... Je fis un pas en
arrire:
Non, Fedosse Nicolaevitch, lui dis-je, lisez auparavant ce
papier.
Et je lui tendis le rapport que javais rdig. Savez-vous ce quil
y avait dans ce rapport? Ceci: pour telles et telles raisons, Ossip
Mikhalovitch demande sa mise la retraite. Et javais sign. Voil ce
que javais invent. Mon Dieu! naurais-je rien pu trouver de plus
spirituel? Je mtais dit: aujourdhui premier Avril, je vais leur
faire ce poisson que non seulement je nai pas oubli loffense dhier,
mais que ma rancune sest encore accentue pendant la nuit, que je ne
veux plus les connatre, ni eux ni leur fille, et que, ma vie se
trouvant dsormais assure par largent empoch, je dmissionne, ne
voulant plus servir sous les ordres dun chef comme Fedosse
Nicolaevitch. Ou bien que je change de bureau et de service, et
que, cela fait, je donnerai cours ma dnonciation. Voil ce que
javais trouv pour les effrayer.
Est-ce que ce ntait pas quelque chose de bien? Comme je leur
avais donn mon cur depuis la veille, je croyais pouvoir me
permettre de tracasser quelque peu le cur paternel de Fedosse
Nicolaevitch...
Il prit le papier que je lui tendais, le dplia... Je vis ses
traits se contracter. Il me demanda:
Quest-ce que cela signifie, Ossip Mikhalovitch?
Et moi de rpondre comme un idiot:
Poisson dAvril! Fedosse Nicolaevitch.
On et dit un gamin qui sest cach derrire le fauteuil de sa
grandmre pour lui crier dans loreille au moment o elle sy attendra
le moins... Oui... Mais jai honte de raconter une chose pareille,
Messieurs. Non, jaime mieux marrter.
Ah! mais non! Racontez donc!
Mais continuez donc, voyons. Racontez! Racontez! scria-t-on de
tous cts.
Eh bien, Messieurs, ce ne furent que des oh! et des ah! On me
dit que je ntais quun mchant blagueur qui avait fait peur tout le
monde... Enfin, des amnits qui me rendirent absolument confus au
point que je me demandais comment ce lieu sacr pouvait endurer la
prsence dun pcheur tel que moi. La conseillre me disait:
Quelle peur tu nous as faite, cher ami. Cest peine si mes jambes
me portent encore! Et moi qui avais couru chez Mcha pour lui dire:
vois un peu quel homme est ton mari! Je reconnais ma faute, mon
chri; excuse une vieille femme qui a fait une gaffe! Je me disais:
rentr chez lui, il a rflchi; il a pu croire quon est all courir
aprs lui, hier, afin de le sduire et a me navrait. Inutile de me
lancer des clins dil, Machenka, Ossip Mikhalovitch nest pas un
tranger pour nous. Je suis ta mre; je ne dirai rien qui ne soit
dire. Dieu merci! ce nest pas vingt ans que jai dj passs sur la
terre, mais quarante-cinq!...
Que vous dire, Messieurs? Je faillis tomber genoux devant elle;
ce furent de nouvelles embrassades, de nouvelles larmes! Et lon se
mit faire des plaisanteries. Fedosse Nicolaevitch avait aussi trouv
un poisson dAvril. Il racontait quun oiseau au bec de diamant tait
venu apporter une lettre. Ah! que nous avons ri! et comme ctait
attendrissant! Fi! jai honte de le raconter!
Mes bons seigneurs, nous voici prs de la fin. Un, deux, trois
jours se passent, toute une semaine; je suis le fianc officiel. Les
alliances taient commandes; le jour du mariage tait fix. Mais on
navait pas voulu publier les bans, car on attendait la venue du
contrleur, puisque ctait de sa venue que dpendait lclosion de mon
bonheur. Que javais donc hte de me dbarrasser de lui!
Cependant, Fedosse Nicolaevitch mavait remis toutes ses
affaires. Il me fallait faire ses comptes, crire ses rapports,
vrifier ses livres. Tout tait dans le plus grand dsordre. Mais il
me plaisait de travailler pour mon beau-pre, qui se disait
souffrant et se sentait plus mal chaque jour.
Aussi, je maigrissais, je ne dormais plus; javais grandpeur de
tomber malade. Nanmoins, je menai laffaire bonne fin et tout tait
termin pour larrive du contrleur. Soudain voici quon vient me
chercher. Il fallait me presser, car Fedosse Nicolaevitch se
sentait trs mal.
Jaccours ventre terre et je trouve mon Fedosse tout band de
compresses leau vinaigre et geignant:
Mon cher ami, mon fils, je vais mourir. Que deviendrez-vous, mes
enfants!
Sa femme tait venue avec les enfants. Machenka stait mise
pleurer et jen faisais autant.
Mais non, scria-t-il, Dieu aura piti de vous. Il ne vous fera
pas porter le poids de toutes mes fautes!
L-dessus, il congdie les siens, fait fermer la porte et nous
restons seuls. Il me dit:
Jai une demande tadresser.
Laquelle?
Voici. Mme sur mon lit de mort, je ne puis trouver de repos...
Je suis couvert de dettes.
Comment cela? fis-je, rouge clater et pouvant peine remuer la
langue.
Mais parce que je me suis trouv forc de remettre de ma poche au
trsor. Je ne regrette rien pour le bien de la Nation, pas mme ma
vie sacrifie. Mais ne pense pas mal de moi! Jai beaucoup souffert
de ce que des calomniateurs maient sali dans ton esprit... Tu tes
tromp, mais mes cheveux en ont blanchi. Le contrleur va venir. Il
manque sept mille roubles dans la caisse de Matveev, mais cest moi
qui en rponds et personne autre. Je navais qu mieux surveiller tout
cela. On ne peut faire payer Matveev. Il est dj trs malheureux; il
est impossible dajouter encore son infortune.
Moi, je pensais: quel saint homme! quelle me gnreuse! Il
continuait:
Je ne veux pas prendre largent de ma fille. Cest sa dot; cest
sacr. Jai de largent moi; jen ai, cest vrai. Mais tout est plac et
il est impossible de le faire rentrer comme a tout dun coup.
Je me jette genoux devant lui en criant:
Oh! mon bienfaiteur, je tai offens, je tai fait tort; ceux qui
crivent sur toi des dnonciations sont des calomniateurs! Ne me fais
pas mourir et reprends ton argent!
Il me regarde; des larmes coulent de ses yeux et il dit:
Cest bien ce jattendais de toi. Lautre fois, tu as pardonn
devant les larmes de ma fille, eh bien, lve-toi, mon fils. Mon cur
te pardonne dsormais. Tu as guri mes plaies et je te bnis dans les
sicles des sicles!
Messieurs, il ne meut pas plus tt bni que je courus chez moi et
lui rapportai la somme quil mavait verse et sur laquelle je navais
dpens que cinquante roubles.
a ne fait rien, me dit-il. Fais un rapport antidat expliquant
que tu as quelques petites dettes et demandant une avance de
cinquante roubles. Je certifierai aux chefs quil ta t remis
cinquante roubles valoir.
Eh bien, quen dites-vous, Messieurs? jai fait aussi ce
rapport.
Eh comment tout cela a-t-il fini?
Voici: une fois le rapport fait, je rentrai chez moi. Le
lendemain je recevais un pli cachet. Je regarde: ctait ma
rvocation. On my disait de rendre mes comptes et de men aller au
diable.
Comment cela?
Cest prcisment lexclamation que je poussai. Je croyais une
plaisanterie, mais point. Le contrleur tait arriv. Mon cur se serra
dangoisse. Je courus chez Fedosse Nicolaevitch et je lui
demandai:
Voyons, quest-ce que cela veut dire?
Quavez-vous?
Mais nest-ce pas ma rvocation?
Quelle rvocation?
Ceci.
Bien sr que cest votre rvocation.
Comment a se fait-il?
Mais, le premier Avril, vous mavez vous-mme remis votre
dmission.
En effet, javais nglig de reprendre mon papier.
Fedosse Nicolaevitch, est-ce bien vous que jentends? Est-ce vous
que je vois?
Naturellement. Eh bien?
Mon Dieu!
Cher Monsieur, je regrette de vous voir abandonner le service
aussi prmaturment. Mais un jeune homme doit tre travailleur et,
tous ces derniers temps, vous ne ftes gure srieux. Quant aux
certificats, soyez tranquille; je men occuperai. Et dailleurs, vous
vous entendez fort bien vous faire valoir vous-mme.
Mais, Fedosse Nicolaevitch, ctait une plaisanterie que je
faisais. Ctait pour rire que je vous remettais ce papier... comme
un pre... nest-ce pas?
Comment, nest-ce pas? Comment, par plaisanterie? Est-ce quon
plaisante avec ces choses-l? Avec des plaisanteries de ce got, vous
vous ferez envoyer en Sibrie! Et maintenant, adieu. Je nai pas de
temps perdre. Nous avons le contrleur et le service doit passer
avant tout. Si vous navez rien faire, nous avons travailler, nous
autres. Comptez sur moi pour vous recommander. Jai achet la maison
de Matveev. Nous allons nous y installer un de ces jours et jespre
bien de ne pas vous y voir quand on pendra la crmaillre. Bonne
chance!
Je courus chez moi:
Grandmre, nous sommes perdus!
La pauvre femme se mit pleurer. Cest l-dessus quarriva un employ
de Fedosse Nicolaevitch. Il nous rapportait la cage et le serin que
javais donns Machenka dans un lan de sensibilit et me remit en mme
temps un billet sur lequel il tait crit: Poisson dAvril! Et voil
tout. Quen pensez-vous, Messieurs?
Mais aprs?
Aprs, je rencontrai une fois Fedosse Nicolaevitch. Je voulus le
traiter de canaille...
Eh bien?
Je nai jamais trouv la force de prononcer le mot, Messieurs.
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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site
de la Bibliothque le 3 avril 2012.
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