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Cahier du « Monde » N o 21903 daté Vendredi 19 juin 2015 - Ne peut être vendu séparément D ans ce livre ma- gnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flamma- rion, 2014), Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appa- reil photo : « Au contraire du 25 au 28 juin 1 | 4 Quatre pages autour du Liban et autres points forts du Marathon des mots Reportage à Beyrouth Entretien avec l’essayiste et éditeur franco-syrien Farouk Mardam-Bey Rencontre avec l’anthro- pologue Alban Bensa, coauteur des Sanglots de l’aigle pêcheur ET AUSSI 5 Traversée Les affres du « je » en trois romans 6 « Voix de femmes » L’historienne Mona Ozouf se trouvait sur la scène de l’Odéon- Théâtre de l’Europe 7 Littérature Aharon Appelfeld, Gilles Lapouge 8 Le feuilleton Eric Chevillard danse avec les baleines de Nicolas Cavaillès 9 Enquête De Marignan à Waterloo, écrire l’histoire des batailles 10 Rencontre Isabelle Autissier laure stephan correspondance de Beyrouth I ls vont souvent parler de leurs li- vres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pen- dant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amar- res sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditer- ranée et de sa lumière magique. Bey- routh est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connais- sent le tumulte et les déchirements. Bey- routh leur a montré ce que le déferle- ment de la violence veut dire. Confessons-le : pour cette balade bey- routhine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop en- combrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – dont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisi- nes, « deux villes jumelles qui auraient dé- vié alors qu’elles parlent la même langue et partagent la même cuisine », constate Charif Majdalani, le conteur des sagas fa- miliales. Une femme nous rejoindra – à distance, depuis Paris – dans cette pro- menade, la journaliste franco-syrienne Hala Kodmani, elle aussi conviée au Ma- rathon des mots. Elle qui a « commencé à prière d’insérer jean birnbaum des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhé- rer à la surface de l’image. » Cette adhésion est une forme de vision, une confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur son enfance en Syrie, au milieu des années 1980. Prenant la suite d’un premier tome qui se passait en Bretagne puis en Libye, et qui a été récompensé par le Fauve d’or du meilleur album au festival d’Angoulême, ce volume ne décevra pas les très nombreux lecteurs que le précédent a déjà bouleversés. On y retrouve la même tendresse lucide, cette ma- nière de concevoir l’en- fance comme quête de vé- rité. Tandis que Catherine Millet posait la question du mal sur la scène des cruau- tés familiales, Sattouf décrit un écolier de 6 ans con- fronté à la perversion poli- tique, telle qu’elle s’empare des mots et des corps. Dans la cour de récréation comme parmi les ruines de Palmyre, partout la vio- lence double l’émerveille- ment. Sous les coups de la maîtresse comme dans les hantises des enfants (ne pas passer pour un faible, et surtout pas pour un juif), la jeunesse se meut en une candeur surmontée. Et pourtant, si l’enfant ad- hère aux images, c’est pour mieux les déchirer. Images roses qui jouent parfois avec les couleurs du dra- peau syrien, comme pour dévoiler ce pays où le prési- dent, candidat unique, est régulièrement réélu avec 100 % des voix. Page après page, conquis par l’im- mense sensibilité et l’hu- mour poignant qui empor- tent le trait de Sattouf, nous apprenons nous aussi à adhérer pour démystifier. Renouer avec le regard de l’enfance, ici, c’est retrouver la simple exigence d’une souveraine lucidité. Tournée des cafés beyrouthins La capitale libanaise est, comme Damas, à l’honneur à Toulouse. Rencontres avec ses écrivains aimer Damas avec la révolution syrienne » et pour qui Beyrouth fut longtemps la « ville chérie ». C’est dans un café Lina’s du centre-ville, au cœur des ruelles de la reconstruction qui divise tant les Libanais – luxe fanto- matique ou renaissance ? –, que Jabbour Douaihy nous a donné rendez-vous. Il aime écrire – il est le seul de ces cinq ro- manciers libanais à le faire en arabe – dans les cafés modernes, ces enseignes anonymes « qui se ressemblent, et où le mobilier est identique. Dans les cafés tra- ditionnels, on vient pour parler, fumer, jouer au trictrac. La seule activité intellec- tuelle autorisée est de lire le journal. » « Un Jabbour Douaihy, près de la place des Martyrs, non loin du Lina’s de Beyrouth. MARIA TURCHENKOVA POUR « LE MONDE » spécial marathon des mots, à toulouse type comme moi ferait parasite ». On rit beaucoup avec ce romancier à l’humour corrosif. Il écrit pourtant sur un sujet grave : celui du temps qui a été et ne re- viendra plus. Il campe admirablement les ambiances. lire la suite page 2 Riad Sattouf, une Syrie de rêve
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Jan 22, 2016

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Cahier du « Monde » No 21903 daté Vendredi 19 juin 2015 ­ Ne peut être vendu séparément

D ans celivre ma­gnifique

auquel il faudrasouvent reveniret qui s’intituleUne enfance derêve (Flamma­rion, 2014),

Catherine Millet pose une question toute simple : que sait­on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appa­reil photo : « Au contraire

du 25 au 28 juin

1|4Quatre pages autour du Liban et autres points forts du Marathon des mots

Reportageà Beyrouth

Entretienavec l’essayiste et éditeur franco­syrien Farouk Mardam­Bey

Rencontreavec l’anthro­pologue Alban Bensa, coauteur des Sanglots de l’aigle pêcheur

ET AUSSI

5 TraverséeLes affres du « je » en trois romans

6 « Voix de femmes »L’historienne Mona Ozouf se trouvait sur la scène de l’Odéon­Théâtre de l’Europe

7 LittératureAharon Appelfeld, Gilles Lapouge

8 Le feuilletonEric Chevillard danse avec les baleines de Nicolas Cavaillès

9 EnquêteDe Marignan à Waterloo, écrire l’histoire des batailles

10 RencontreIsabelle Autissier

laure stephancorrespondance de Beyrouth

I ls vont souvent parler de leurs li­vres en France, ils les y publientmême, qu’ils soient rédigés enfrançais ou traduits de l’arabe.Certains y ont étudié ou vécu pen­dant leurs années d’exil, du temps

de la guerre (1975­1990). Mais leurs amar­res sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté­là de la Méditer­ranée et de sa lumière magique. Bey­routh est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours aulong cours ou des vacances arrachées,des désillusions adultes, des joies aussi.Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connais­sent le tumulte et les déchirements. Bey­routh leur a montré ce que le déferle­ment de la violence veut dire.

Confessons­le : pour cette balade bey­routhine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nousn’avons pas arpenté les rues de la capitale,aux trottoirs parfois absents ou trop en­combrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville­phénix au rythme des mots des cinqromanciers. Ils participent, avec d’autresécrivains libanais, installés pour leur part en France – dont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie dela guerre, passée ou présente, n’est passeule à rassembler. Deux capitales voisi­nes, « deux villes jumelles qui auraient dé­vié alors qu’elles parlent la même langue et partagent la même cuisine », constate Charif Majdalani, le conteur des sagas fa­miliales. Une femme nous rejoindra – à distance, depuis Paris – dans cette pro­menade, la journaliste franco­syrienne Hala Kodmani, elle aussi conviée au Ma­rathon des mots. Elle qui a « commencé à

p r i è r e d ’ i n s é r e rj ean b i r n baum

des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhé­rer à la surface de l’image. »

Cette adhésion est une forme de vision, une confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur son enfance en Syrie, au milieu

des années 1980. Prenant la suite d’un premier tome qui se passait en Bretagne puis en Libye, et qui a été récompensé par le Fauve d’or du meilleur album au festival d’Angoulême, ce volume ne décevra pas les très nombreux lecteurs que le précédent a déjà bouleversés.

On y retrouve la même tendresse lucide, cette ma­nière de concevoir l’en­fance comme quête de vé­rité. Tandis que Catherine Millet posait la question du mal sur la scène des cruau­

tés familiales, Sattouf décrit un écolier de 6 ans con­fronté à la perversion poli­tique, telle qu’elle s’empare des mots et des corps. Dans la cour de récréation comme parmi les ruines de Palmyre, partout la vio­lence double l’émerveille­ment. Sous les coups de la maîtresse comme dans les hantises des enfants (ne pas passer pour un faible, et surtout pas pour un juif), la jeunesse se meut en une candeur surmontée.

Et pourtant, si l’enfant ad­hère aux images, c’est pour

mieux les déchirer. Images roses qui jouent parfois avec les couleurs du dra­peau syrien, comme pour dévoiler ce pays où le prési­dent, candidat unique, est régulièrement réélu avec 100 % des voix. Page après page, conquis par l’im­mense sensibilité et l’hu­mour poignant qui empor­tent le trait de Sattouf, nous apprenons nous aussi à adhérer pour démystifier. Renouer avec le regard de l’enfance, ici, c’est retrouver la simple exigence d’une souveraine lucidité.

Tournée des cafés beyrouthinsLa capitale libanaise est, comme Damas, à l’honneur à Toulouse. Rencontres avec ses écrivains

aimer Damas avec la révolution syrienne »et pour qui Beyrouth fut longtemps la « ville chérie ».

C’est dans un café Lina’s du centre­ville,au cœur des ruelles de la reconstruction qui divise tant les Libanais – luxe fanto­matique ou renaissance ? –, que Jabbour Douaihy nous a donné rendez­vous. Il

aime écrire – il est le seul de ces cinq ro­manciers libanais à le faire en arabe – dans les cafés modernes, ces enseignes anonymes « qui se ressemblent, et où lemobilier est identique. Dans les cafés tra­ditionnels, on vient pour parler, fumer, jouer au trictrac. La seule activité intellec­tuelle autorisée est de lire le journal. » « Un

Jabbour Douaihy,près de la place des Martyrs,

non loin du Lina’s de Beyrouth.MARIA TURCHENKOVA

POUR « LE MONDE »

spécial marathon des mots, à toulouse

type comme moi ferait parasite ». On ritbeaucoup avec ce romancier à l’humour corrosif. Il écrit pourtant sur un sujetgrave : celui du temps qui a été et ne re­viendra plus. Il campe admirablementles ambiances.

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