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Des espaces publics aux espaces paysagers de la ville
durable
From public spaces to sustainable citys landscaped areas Emeline
Bailly
Abstracts
FranaisEnglish
Le paysage est de plus en plus valoris dans les projets urbains
en Europe et aux tats-Unis, au point dapparatre comme une nouvelle
marque de fabrique urbaine durable. Les politiques publiques menes
dans deux quartiers priphriques de New York et Paris rvlent un idal
de ville nature, qui renouvellerait limage de territoires
dqualifis. De mme, lambition publique insiste sur le dveloppement
despaces de nature censs faire espace public , symbolisant une
ncessit de nouveaux types despaces collectifs/publics,
appropriables, habitables dans un contexte de problmatiques
environnementales et de perte de lessence publique des villes.
Paysage et espaces paysagers apparaissent ds lors perus comme une
composante de lurbanit des villes, en tant quils traduiraient une
occasion de repenser lespace public, la citoyennet (vie politique),
la citadinit (vie urbaine), la civilit (vie sociale).
Lindividualisation des pratiques sociales et la diversification des
modes dinvestissement spatial des citoyens conduisent une plus
grande htrognit des perceptions et de significations attribues
lenvironnement urbain. Ds lors, ne serait-ce pas partir de la
composition dun langage des paysages par de multiples lecteurs,
rcepteurs, concepteurs, que lurbanit et lhabitabilit des lieux
pourraient tre reconsidres et mme de rconcilier les espaces amnags
avec ceux perus, vcus, imagins.
The notion of landscape is more and more valued in urban
projects in France as in the United
States, and seems together with green spaces to contribute to a
new idea of sustainable urbanism.
The analysis of the urban policies led in suburbs of New York
and Paris show a green city ideal,
capable of changing the image of poor urban territory. Thus,
natural spaces appear to develop in
substitution of peripheral urban spaces considered unable to
create placemaking and public
space. This condemnation of peripheral urban spaces by landscape
designers and cityplanners
stands then in contradiction with the perceptions and spatial
investment of the residents.
Moreover, this landscape urbanism seems to express an ideal of
green city, through the development of collective /public natural
spaces, with the capacity of bringing by itself urbanity,
in a sense of citizenship (political life), citadinity (urban
life) and civility (social life). The Social
practices are more and more individual and the spatial
investment more and more diverse.
Meanwhile, the citizens perception and the meanings attributed
to the urban environment become more heterogeneous. Then, how do
reconsider the composition of the landscapes
language capable of transforming the peoples relation to their
environment? How do reconcile the designed spaces with perceived,
lived and imagined spaces by inhabitants? How do built
landscapes and green spaces able to think an other urban life
and urbanity of public spaces?
Index terms
Mots-cls :
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Paysage, nature, espace public, ambiance, ville durable
Keywords :
Landscape, nature, public space, ambiance, sustainable city
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Outline
Paysage amnag, paysages habits Des visions contrastes du paysage
et de la transformation des paysages urbains selon les
contextes
Ville nature attractive ou paysages urbains ?
Une ambition dattractivit et dartialisation des territoires
urbains Mise en nature de lespace urbain Paysage urbain et espaces
de nature, nouveau levier durbanit ? Des espaces publics qui
seraient en perte de substance
Espace paysag versus espace public Le paysage urbain peut-il
renouveler lurbanit perdue des espaces publics ? Paysage commun et
espace durbanit Langage paysager ou lart dprouver le monde
Paysage amnag, paysages habits
1La notion de paysage est de plus en plus mise en avant dans les
projets urbains, tant en Europe
quaux tats-Unis, au point que des paysagistes de renom
deviennent les matres duvre de rcentes grandes oprations durbanisme
(notamment en France). Cet attrait massif pour le paysage est loin
dtre neutre. Entre proccupations esthtiques ou cologiques, cette
mise en paysage semble traduire une nouvelle marque de fabrique
urbaine plus durable, un idal de ville nature .
2Cette promotion du paysage affiche trois ambitions: un enjeu
dembellissement, dimage, dattractivit des territoires dune part, un
enjeu de naturalisation des espaces urbains en lien avec une volont
de renouer avec lenvironnement dautre part et enfin un objectif de
dveloppement despaces de nature censs faire espace public . Ces
ambitions d artialiser (apprhension esthtique), de naturaliser
(vision cologique), ou cration de nouveaux lieux paysagers censs
faire espace public, participeraient de lurbanit de ces villes de
nature dites durables.
3Cette vision du paysage des politiques publiques pose question.
Est-elle en adquation avec ce que reprsentent le paysage, les
espaces paysagers ou les espaces publics pour les habitants dun
territoire ? Est-elle en mesure de transformer la relation des
hommes leur environnement urbain, de susciter lurbanit que les
villes actuelles auraient perdue ? Permet-elle de vritablement
repenser la citoyennet (vie politique), la citadinit (vie urbaine),
la civilit (vie sociale) ?
4Pour rpondre ces questions, nous proposons de prsenter les
premiers rsultats dune recherche-action mene par le CSTB,
Lugoyburba de lUniversit Paris Est, le dpartement dtudes urbaines
de Fordham University pour le compte du Ministre de l'cologie, du
Dveloppement durable, des Transports et du Logement. Celle-ci met
en regard la conception du paysage dans des projets urbains mens
dans des quartiers priphriques de New York (Melrose
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dans le South Bronx) et Paris (lle-Saint-Denis/Saint-Denis) avec
les perceptions des paysages par ses habitants ou usagers. Elle
vise valuer en quoi les espaces paysagers crs par les
professionnels sont vcus, interprts et rinvents par leurs
riverains. En bref, le rapport entre le paysage amnag et les
paysages perus, vcus, habits.
5Dans cette recherche, linverse de lapprhension esthtisante du
beau paysage ou naturaliste des environnementaux, nous avons
considr, en rfrence Lucien Kroll (2001), que tout est paysage , ou
du moins potentiellement, dans la mesure o il exprime la relation
distancie des hommes leur milieu, leur environnement, leur
projection du futur. En effet, sil est tymologiquement li au pays,
la reprsentation picturale/littraire/potique du monde, le paysage
est plus encore reli lexprience humaine in situ et celle de projet
(amnagement, gestion, protection paysagre) comme le rappelle la
convention europenne du paysage. Ainsi, le paysage est autant rel
que reprsent, cr que vcu. Il exprime la fois le milieu compos par
les hommes, une matrialisation dun projet socital, le lieu de
projection de notre tre dans le monde. Il exprime non seulement
lcoumne, la relation des hommes ltendue terrestre (Berque 1994),
mais il est aussi traduction du monde humain, de leffort des hommes
pour habiter le monde (Besse 2000). Il peut ds lors fabriquer du
commun au sens dHannah Arendt (1956), cest--dire cette possibilit
de tous les humains de percevoir le monde un moment donn, et ce, au
del des diffrences de regard de chacun, au del de la condition
mortelle des hommes.
6Il implique de considrer autant les politiques urbaines que les
interprtations culturelles ou subjectives des usagers, quelles
soient individuelles ou collectives, leurs significations variant
selon les individus, groupes humains ou socits. Autrement dit, les
paysages se dclinent en dimensions politiques, habites et
vernaculaires (Jackson 2003), mais aussi sensorielles, affectives,
symboliques, imaginaires.
7Notre hypothse tait que le paysage rsulte de linterface de la
relation des hommes leur environnement et des lieux aux socits
humaines. Il apparat ds lors autant faonn par des interventions
politiques ou esthtiques que par des interprtations subjectives ou
imaginaires. Ces visions sont en effet traduites en mots, en
images, en expriences spatiales et sensorielles, en autant de
significations dposes dans lespace urbain et susceptibles dtre
apprhendes leur tour par tout un chacun. Un espace urbain sans
potentialit de paysage rduirait les possibilits de se sentir
appartenir un lieu, une communaut, une socit.
8Nous avons donc mis en perspective lle-Saint-Denis et Melrose,
trois investigations: une analyse territoriale selon les diffrents
corpus disciplinaires du paysage (gographie, architecture,
urbanisme, histoire, etc.); les rsultats dentretiens sur les
conceptions du paysage dans les discours des politiques publiques
et des professionnels, et danalyses documentaires des projets
urbains luvre; les conclusions denqute auprs dhabitants de ces deux
territoires sur ce qui constitue le paysage pour eux.
9Dans cet article, aprs avoir mis en perspective les deux
contextes tudis, nous proposons dinterroger dans une premire partie
de lapprhension actuelle du paysage par les politiques publiques
dans ces deux quartiers priphriques de Paris et New York. Puis,
nous questionnerons lintrt pour le dveloppement despaces publics de
nature dans les projets actuels. Nous nous attacherons mettre en
regard ces visions du paysage et des espaces paysagers avec la
rception quen ont les habitants pour voir si la recherche de
paysage urbain peut tre, ou en mesure dtre, considre comme une
composante de la ville durable mme de renouveler la relation de
chacun un environnement urbain.
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Des visions contrastes du paysage et de la transformation des
paysages urbains selon les contextes
10La notion de paysage na pas les mmes fondements aux tats-Unis
et en France. Fonde sur la conqute des espaces, le dfrichage dune
terre inhospitalire, la ville amricaine veut inventer un Nouveau
Monde, ouvert sur la campagne, sur limmensit du territoire (Maumi
2009). En rfrence au mythe de la Pastorale du jardin du monde, la
volont est de transformer le land en landscape, luvre de Dieu en
paysage humain. Le common, cet espace partag par la communaut,
devient le morceau de nature li la ville, o chacun peut vivre avec
lui-mme, autrui et Dieu. Cet idal de fusion de la ville et de la
campagne a fond la pense urbaine amricaine. Les premires villes
sont penses sans limites, pouvant stendre dans la nature. New York
a t conu avec un plan en damier pouvant se dvelopper linfini. Plus
tard, le plan de dveloppement de la ville First Park Act de 1876
ambitionne de transformer New York en grand parc urbain autour dun
grand espace vert, Central Park. Le paysage est li un idal de ville
dans la nature, avec son idal des suburbs et de la maison dans un
jardin, qui se consolidera plus encore au XIXe sicle en opposition
la ville industrielle et tentaculaire europenne. En France, le
paysage est issu de plusieurs visions qui tendent se superposer. ct
des reprsentations artistiques de la nature, les dcouvertes
scientifiques favorisent lessor de lagronomie et de lart des
jardins linterface de lart et de la science. Peintures, littratures
et jardins la franaise conduisent ldification de codes esthtiques
du paysage, comme reprsentation du monde habit. Le paysage devient
mme projet politique selon des idaux sociaux, spatiaux et
culturels. Palais et monuments sornent de parcs, jardins, alles
plantes. Ces derniers sont autant dinventions humaines du paysage.
Ces reprsentations des desseins artistiques, scientifiques et/ou
politiques trouveront leurs traductions dans les propositions
dembellissement du paysage urbain et damnagement des espaces
publics parisiens tel, le plan de rnovation de Paris, dit plan des
Artistes de 1794, avec des grands axes mettant en dcor la ville du
pouvoir ou plus tard le plan Haussmannien (1864) avec son ambition
de traduire
lunit et la grandeur de Paris par des perspectives et perces
urbaines reliant monuments et grands espaces publics.
11Si la conception du paysage diffre selon les pays, les
contextes politiques, gographiques et sociaux des deux territoires
tudis sont galement distincts. New York, le quartier de Melrose
(South Bronx) a la particularit dtre situ sur une colline tandis
que linsularit, la confluence Seine/Canal caractrise
lle-Saint-Denis et ses rives. Melrose est le paysage de la
dpression alors que Lle et ses rives symbolisent la fois des
paysages de bords de Seine, de quartiers populaires de la banlieue
ouvrire passe malgr la prsence de grands ensembles de logements
sociaux stigmatiss, de zones dentrepts en friches. Pour autant,
leurs positionnements priphriques, la juxtaposition de squences
urbaines contrastes (grands ensembles, centres historiques, univers
pavillonnaires), la prsence de coupures lies aux infrastructures
(voies ferres, axes de transit, canaux) et de vastes parcelles
dlaisses (entrepts en friches, sites vacants ou labandon) ainsi que
les mutations urbaines lies des projets rsidentiels, nous a amen
mettre en regard ces deux situations urbaines. Les deux quartiers
connaissent actuellement des projets de dveloppements rsidentiels
ports par la ville de New York, notamment dans le secteur de
renouvellement urbain Melrose Commons (URA) et des projets
dcoquartiers (Fluvial et Confluence), de transports en commun
(gare de RER, tramway), de zones commerciales, etc.
lle-Saint-Denis/Saint-Denis. Ces quartiers sont par ailleurs
stigmatiss socialement, et considrs sans qualit urbaine, nayant pas
de paysages ou despaces publics identifiables selon les modles
urbains de la ville compacte new yorkaise ou parisienne.
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Nous avons donc mis en perspective ces deux territoires en
mutation partir de questionnements communs tout en considrant les
diffrences de contextes et de conception du paysage.
Ville nature attractive ou paysages urbains ?
12Si la profession de paysagiste ou de landscape designer
senvisage comme une pratique damnagement susceptible dartialiser le
monde, elle est souvent limite aux rfrents culturels ou esthtiques
du beau paysage , de la belle ville hrits. Elle tend mme dans
certain projet mobiliser la notion de paysage pour voquer la mise
en scne de limage de la ville ou dun territoire, souvent en vue den
valoriser lattractivit.
Une ambition dattractivit et dartialisation des territoires
urbains
13Dans les exemples observs, lapproche paysagre des projets
rsidentiels de Melrose comme ceux dcoquartiers de Plaine Commune,
tend se centrer sur le primtre des quartiers amnager sans considrer
lespace urbain environnant et les reprsentations quen ont les
habitants. Les projets dploient des esthtiques urbaines dans des
primtres circonscrits et apparaissent en rupture avec celles
prexistantes de ces quartiers populaires priphriques. Ils vont
jusqu gommer la ralit du site, et projeter un autre environnement
comme dans le cas du quartier rsidentiel Confluence qui ne fait
apparatre ni lancien site industriel, ni les habitations en bordure
de Seine, ni le quartier voisin de Saint-Denis. Elle propose un
environnement de pelouse et darbres sans tenir compte de cet
ancien quartier populaire, en partie abandonn, et fortement
stigmatis dans lunivers local, si ce nest quen terme despace en
devenir (il fait lobjet dun projet de ramnagement). Autrement dit,
ces projets urbains semblent peu attachs aux paysages populaires
existants, considrs dans les diagnostics pralables sans qualit.
Ceux-ci semblent chapper aux normes urbaines de la belle ville des
concepteurs, qui tendent les remplacer par des espaces de vgtations
invents (figure 1).
Figure 1: Rue voisine du quartier de la gare de Saint-Denis
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Zoom Original (jpeg, 564k)
Photo : Bailly, 2012.
14Les mises en dcor ou autres projets de streetscape (paysage de
rue) stendent en vue de changer limage des lieux. Par exemple, une
multiplicit de rues traditionnelles fleurisse avec leurs petites
boutiques prfabriques, aux faades distinctes, ornementes denseignes
lancienne, ponctues de placettes arbores, tels Bercy Village Paris,
lEast River ou encore bientt Melrose New York. Ces mises en scnes
importent les modles urbains en usage dans les centres urbains
historiques sans prendre en compte la valeur singulire, hrite et
vcue de ces territoires priphriques. Plusieurs amnagements sont en
effet conus en rfrence des fronts de rue de Manhattan ou du centre
de Paris. Plus encore, ces oprations sont dfinies New York dans des
streetscape guidelines. Ceux-ci sont censs renvoyer une
reprsentation artistique du paysage urbain par la mise en scne des
espaces physiques et de leurs usages, faades prives et espaces
collectifs ou publics. Ils dclarent que latmosphre des lieux serait
susceptible de renouveler limage dun quartier, dune rue, et par
extension son attractivit. Comme lnonce Christine Boyer (1992), la
ville devient fiction et simulation, un tableau vivant , un monde
du spectacle, qui fait le lien entre le pass et un prsent /futur
idalis (figure 2).
Figure 2 : Hub de Melrose (Fordham University)
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Zoom Original (jpeg, 48k)
Photo : Bailly, 2012.
15Cette ambition de mise en paysage dit aussi sriger contre
luniformisation urbaine et la standardisation de limaginaire
dnonce, entre autres, par Serge Latouche (2000). Autrement dit,
elle permettrait de revenir une pluralit de mondes, dunivers,
dimaginaires urbains. Pour autant, souvent centre sur une seule
volution spatiale, on sinterroge sur sa capacit produire des
reprsentations et expriences urbaines diffrenties. Bien au
contraire, cette reconqute urbaine par le paysage semble surtout
viser la transformation de limage urbaine.
16Toutefois, les proccupations introduites en arrire-plan, en
particulier le dpassement des distinctions matrielles et idelles,
la considration des ambiances (en tant quatmosphre streetlife)
participent ce qui est interprt comme paysage par les usagers dun
lieu. Le terme dambiance est mme souvent employ dans le langage
courant comme synonyme datmosphre (atmosphere), denvironnement,
voire de paysage Ainsi, ct de leurs ambitions dattractivit, ces
approches tendent mobiliser des notions qui taient jusque-l peu
prise en compte dans les projets urbains, savoir celles de paysage,
despace public et dambiance. Elles expriment, au-del des intentions
dattractivit, le besoin de traduire le rapport des hommes leur
environnement. En effet, selon nous, si le paysage exprime une
relation distancie des lieux, une possibilit de conscience du
monde, des autres, de soi pour pouvoir sy projeter, lambiance
traduit le ressenti li lexprience sensorielle, limmersion dans un
lieu (Augoyard 2011), lespace public est le lieu de lactivit et de
la rencontre des hommes, de la projection socitale et culturelle.
Elles traduisent ainsi trois formes de relations des hommes leur
environnement. Rappelons que Le mot ambiance, issu du grec
englobement renvoie une exprience de nature imperceptible, diffuse,
ressentie dans un lieu donn. Cest un fond du monde comme lcrit
Franois Augoyard. Une ambiance est en effet le lieu dinteraction de
notre exprience sensorielle (sonores, visuelles, lumineuses et
climatiques) tout en tant lies aux pratiques de lespace, laltrit,
aux signes marqueurs du collectif, de la socit. Lambiance se
distingue du confort qui est li au bien tre quil soit vital,
fonctionnel ou le supplment daise (luxe). Le confort est en effet
dpendant des dispositifs techniques tandis que lambiance est lie
lexprience sensorielle.
Mise en nature de lespace urbain
17La considration du paysage se traduit galement par un
dploiement de la vgtation dans lespace urbain, tel le projet
rsidentiel Via Verde Melrose qui sorganise autour dopen spaces
plants ou les cheminements intrieurs arbors du futur quartier
Confluence Saint-Denis, cens
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traduire cette ville nature . Elle simmisce sur les
constructions, les faades, les toits, et les espaces publics. Aux
tats-Unis, les nouvelles oprations immobilires valorisent mme la
vue sur le ciel, lhorizon de la skyline. La nature est ramene dans
la ville dans une dynamique inverse des extensions urbaines
destructrices des sites naturels (figure 3).
Figure 3 : Projet rsidentiel Via Verde (vue sur Manhattan,
Melrose, New York)
Zoom Original (jpeg, 30k)
Photo : Bailly, 2012.
18Dans ces projets, la nature sauvage est prsente comme une
nuisance (salet, espace dlaiss, lieux des infrastructures). Ainsi,
lle-Saint-Denis, les chemins de halage au bord de la Seine sont
considrs peu mis en valeur, souills, pollus, dnaturs par la prsence
dinfrastructures (ponts routiers, pylnes lectriques, etc.). Amnage
souvent selon des principes environnementaux (noues, tanchit,
bassin dinfiltration des eaux de voirie, etc.) ou dusage (parcs,
aires de loisirs), ces sites de nature deviendraient source de
bien-tre urbain. Ainsi, les projets prsentent le plus souvent une
nature amnage, voire matrise par la puissance publique dans sa
conception. Ils prsentent galement une nature matrise dans sa
gestion, dans sa biodiversit par le savant mlange dessences plantes
et vivaces, lalliance de laisser-faire et dentretien jardinier de
la gestion diffrentie.
19Or, cette vision de la nature amnage entre en contradiction
avec la perception des habitants enquts Melrose et lle-Saint-Denis.
Ceux-ci valorisent en effet une nature spontane, en marge des sites
urbaniss, en mesure de crer des espaces libres, de respiration,
voire des havres de paix. Ils apparaissent comme autant de
possibilits dun rapport distanci au quotidien, de contemplation de
la nature, de lhorizon lointain, du monde.
20Le paysagisme, dans les projets tudis, traduit bien une vision
politique dune conception de libert matrise , o les hommes comme
les espaces urbains seraient susceptibles dvoluer dans ce nouveau
dcor cens attrayant tout en restant sous le contrle de la puissance
publique. La mise en nature se traduit ds lors par des enjeux
htrognes, alliant ambitions dembellissement, de renouvellement de
limage de ces quartiers en vue daccrotre leur
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attractivit des objectifs de qualit urbaine, pour ne pas dire de
matrise urbaine. Les discours ne suffisent pas masquer les enjeux
de marketing urbain, la pratique paysagre tant rduite la notion
dimage ou mme des objectifs de gentrification, notamment par
lattrait dune vie urbaine plus cologique.
21Par ailleurs, le paysage apprhend au prisme de la nature dans
les projets dcoquartiers Confluence et Fluvial se centre sur la
mise en scne du site naturel existant et bien moins sur
lurbanisation hrite. Or, les riverains de ces quartiers ont charg
de sens ces espaces. Par exemple, les riverains du quartier sud de
lle-Saint Denis valorisent videmment le lien la Seine mais aussi
limaginaire social de la vie insulaire, la vie de voisinage
intense, les entrepts ou mme les pylnes lectriques, les strates
lointaines de la mtropole comme autant de repres et dlments
signifiants favorisant leur sentiment dappartenance. Cest la
composition de signes et reprsentations qui leur permet dhabiter ce
lieu, plus encore de sen distancier, de le regarder distance de
leur vie quotidienne.
22Ds lors, la vision des politiques publiques est loin de ce qui
fonde la notion de paysage dans sa complexit perue, vcue, prouve,
imagine par chacun. Le rabattement de la notion de paysage sur la
seule introduction de nature en ville implique un changement de
paradigme sur la
conception mme du paysage urbain.
Paysage urbain et espaces de nature, nouveau levier durbanit
?
23La valorisation du paysage dans les amnagements tudis se
traduit galement par des projets despaces de nature vocation
publique qui seraient mme de renouveler le paysage et surtout de
renouveler lurbanit perdue des espaces publics.
Des espaces publics qui seraient en perte de substance
24Cette mise en exergue des espaces publics de nature prend son
essor sur le discours de la fin
de lespace public et du paysage. Avec la mtropolisation des
villes, des espaces urbains perdent de fait leur substance publique
avec lessor des espaces privatiss (parvis, terrasses de cafs,
activits marchandes, etc.). De mme, tours de bureaux, centres
commerciaux, complexes culturels ouvrent leurs propres espaces
collectifs privs, dont laccessibilit est contrle. Cette
privatisation induit ainsi des accs diffrencis lespace urbain.
25Des infrastructures se substituent aux espaces publics
(autoroute, rond-point, etc.). Des
ramnagements transforment les rues en espaces de flux. Elles
maillent, permettent les dplacements pitons (trottoirs), routiers
(voirie), en transports en commun (site propre tramway ou bus),
sans crer despaces collectifs, sans lien avec les lieux habits.
26Des espaces amnags apparaissent paralllement spcialiss dans
leurs usages (espaces de jeux rservs une classe dge, jardins
organiss en aire de jeux, de pique-nique, de repos, etc.) ou
restrictifs dans les possibilits dappropriation (grandes places ou
espaces verts surdimensionns, qui ne stayent pas sur les btiments,
commerces, quipements, lments patrimoniaux ou symboliques qui les
bordent). Enfin, des espaces collectifs privs sont ferms (grilles,
systmes daccs sparatifs avec la rsidentialisation...) ou rduits des
fonctions dagrment.
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27Entre privatisation, spcialisation, limitation des usages, une
part des espaces publics traduit une perte de sphre politique, dun
cadre spatial de la vie collective, de valeurs de civilits. De
fait, ces espaces font de moins en moins sens commun.
28Les termes dsignant ce nouveau fait urbain ne manquent pas.
Tiers espaces, lieux gnriques, espaces de flux, hors lieux,
hyper-espaces, etc., redessineraient les villes. Marc Aug (1992)
parle de non-lieux , o la relation de lhomme au lieu est rduite un
nulle part codifi, sans lien lhistoire, sans pratiques possibles,
sans identit, ni exprience dhabiter. Michel Lussault (2007) voque
des socits hyper-relationnelles qui ne sont comprhensibles que dans
des associations agites et asymtriques de pluralit despaces . Cette
dilution des espaces publics questionne les configurations urbaines
hrites et ce qui constituait lurbanit des villes.
29De la mme manire, les discours sur la fin des paysages se sont
multiplis (urbanisation des sites naturels, grands vides urbains,
juxtaposition densembles urbains, infrastructures routires, etc.).
Ces critiques associent au terme de paysage, le sens de nature,
conduisant des politiques de protection des paysages naturels par
rapport au danger de lurbanisation. Cest donc la disparition des
espaces naturels qui est sous entendue plus que celle des paysages
qui reste
associe la campagne et non lespace urbain.
30Ainsi, Etienne Cassin (Dacheux 2008) estime quil y a une
destruction des paysages naturels par rapport aux espaces habits
qui conduit une forme de ngation de lhomme, un effacement de ce qui
lie les hommes aux lieux, dans la mesure o il ne permet plus dtre
un lieu de visibilit, dexpressions, de reprsentations du milieu
naturel. Ce rabattement du paysage sur les sites naturels fait que
lexistence mme du paysage urbain peine merger. Parler de paysage en
ville, reste le plus souvent associ une naturalisation de lespace
urbain en opposition lurbanisation passe qui stendait sur le site
naturel. Trames vertes, coules vertes, chemins des parcs, parcs en
rseau ou autres waterfront, green open spaces, parks, etc., sont
mis en avant pour renouveler les espaces publics et rtablir du
paysage naturel en ville. Mais encore une fois, on est loin de la
cration dun paysage urbain, organisant lespace pour quil soit
porteur de sens et dune possibilit de relation distancie des hommes
leur environnement.
Espace paysag versus espace public
31Dans les deux mtropoles, la conception paysagre tend se rduire
aux espaces de nature censs gnrer dautres sociabilits urbaines.
Ceux-ci symboliseraient une ncessit de nouvelles formes despaces
collectifs/publics, appropriables, habitables dans un contexte de
mtropolisation et de problmatiques environnementales. Cette vision
est en partie hrite. Le jardin par exemple, dans son tymologie
indo-europenne (ghorto) ou anglaise (gardinus) signifie enclos,
cltur. Il exprime la domestication de la nature sauvage, dangereuse
et inhospitalire. Encore aujourdhui, les parcs naturels ou
cologiques organisent une nature sauvage pour protger des formes de
vie collective dans la nature (voir lespace public du futur
coquartier fluvial de lle-Saint-Denis).
32Plus encore, tant aux tats-Unis quen France, la notion de
paysage tend se substituer celle despace dans le vocabulaire des
amnageurs. Aux tats-Unis, les termes despaces urbains (urban
spaces) et parcs (parks) sont mme indiffremment utiliss pour
dsigner les lieux publics, et non seulement les espaces verts.
Park, emprunt du vieil anglais, dsignait lespace de chasse, une
rserve naturelle ferme. Depuis, il est entendu indiffremment comme
un espace naturel ou paysager proposant des usages rcratifs,
sportifs, commerciaux, etc. Il dsigne avant tout une srie despaces
attachs un usage: parking, camp militaire (military park), espace
commercial (commercial park), etc. La notion de park est dans ce
sens souvent associe lide de promenade au sens amricain, tel
Central Park, avec ses cheminements pitons dans un
-
paysage vert desservant de multiples aires de loisirs (zoo,
terrain de volet, roller park, jeux pour
enfant, piscine, etc.). A contrario, garden exprime avant tout
le caractre naturel et les usages associs: jardiner, se rcrer, se
dsaltrer, mme sil peut aussi dsigner un tablissement ouvert servant
des boissons (open air establishment), ou un auditorium en plein
air. La question de
lusage est donc intrinsquement lie au sens de ces termes.
33Pour autant, la capacit de ces parcs, jardins et squares
projets dans les projets rsidentiels de Melrose et lle-Saint-Denis
faire espace public et gnrer du paysage est loin dtre acquise.
Souvent surdimensionns (grands parcs, esplanades minrales
ponctuellement vgtalises, trames vertes, etc.) ou limits des
espaces dagrments, ils semblent avant tout conus comme des
stratgies de verdissement ou de biodiversit, sans sinterroger sur
la manire dont ils vont tre appropris, support didentit et durbanit
pour ceux qui y vivent ou les frquentent.
34En outre, les espaces publics ont un sens diffrent du
vocabulaire des parcs et jardins. Les rues, places, esplanades et
parvis sont en effet dans leur sens tymologique, un vide entour
dhabitations, qualifi par lactivit des hommes (dictionnaire mile
Littr). Ces espaces vides entre les maisons ou difices sont
susceptibles dtre investis de sociabilit, de sens, didentit, alors
que routes, autoroutes ou carrefours traduisent une vocation
utilitaire, facilitant les flux. On
retrouve la mme distinction dans le vocabulaire anglo-saxon
(street et road). Des lieux apparaissent rduits leur fonction
utilitaire et napparaissent pas mme dtre interprts.
35Les espaces publics apparaissent ds lors comme un vide
interprtable et accessible tous, seulement quand ils sont qualifis
par des difices et activits des hommes (Bailly 2011). Ainsi, en
France, ces rues et places assemblent, lient les lieux, les hommes
et leurs activits. Elles mettent en scne une appartenance une entit
socitale, publique. Elles symbolisent un espace commun. Aux
tats-Unis, elles sont aussi dsignes par un lieu vide entour de
maisons. Elles sont dabord dans leur matrialit distinctes puisque
les trottoirs sont associs aux habitations. Elles sont surtout
spcifiques par lattention lusage partag li une communaut exclusive,
dont le common exprime la spcificit. Ce lieu vide nest pas public,
mais partag par une communaut.
36Jai rapproch cette notion de vide celle dHenri Maldiney (2003)
qui associe luvre dart au vide. Pour lui, le vide nest pas une
ngation du monde, mais au contraire une condition du rythme, du
souffle par la renaissance du vertige originel suscit , qui rend
possible la manifestation de ltre, la perception sensible du monde.
Du rien merge le tout, la possibilit d tre le monde . Ce vide
sensible constitutif des lieux permettrait une perception sensible,
une interprtation de ce qui nous est commun. Les espaces peuvent se
charger de ces interprtations et devenir le support de
significations et de sens. Cest de ce vide que les hommes inventent
lespace, quil soit spatial, culturel ou imaginaire. Cest de ce vide
que les espaces urbains trouveraient leur qualit, leur identit,
leur essence publique. Ainsi, les lieux apparaissent vides et
potentiellement interprtables. Ils se chargent de significations
par leur conception spatiale, mais aussi leur perception subjective
et culturelle. Ils deviennent lexpression dune exprience et
rinterprtation continue, individuelle et collective.
37Ds lors, ces espaces de nature projets dans les projets
urbains actuels ne peuvent crer de lespace public, du paysage et
plus encore du commun que sil y a reconnaissance de cette
possibilit dinterprtation continue des lieux, ce qui implique,
selon nous, la cration despaces susceptibles dtre regards, prouvs,
projets.
Le paysage urbain peut-il renouveler lurbanit perdue des espaces
publics ?
-
38Le sens que recouvrent le paysage et les espaces publics pour
les habitants/usagers questionne
les conceptions des politiques urbaines.
39Les travaux sur les reprsentations sociales du paysage
(Lginbuhl 2013) et nos premires enqutes auprs des riverains des
deux quartiers priphriques rvlent en effet que lapprciation dun
environnement urbain est fonction dune composition. Ce qui fait
paysage, et une possibilit de se distancier de son quotidien, cest
la possibilit dapprhender une srie de repres naturels et spatiaux
(proches ou lointains), dy investir des rfrents culturels,
historiques, sociaux ou personnels, de percevoir les autres (connus
ou non), leurs flux, leur
prsence dans lespace urbain, mais aussi dapprcier les ambiances
(lumires, saisons, sons, etc.), les mouvements, quils soient
naturels (changement de ciel, vent dans les arbres...), urbains
(flux lointains des trains, avions, pitons), et dans une moindre
mesure les rythmes urbains.
40Plus encore, nos recherches montrent, mme si elles restent
finaliser, que le paysage introduirait la capacit ressentir lespace
par les sens, ses motions et donc un partage du sensible (Rancire
2000). Il peut ds lors tre entendu comme une manire dtre au monde
et dtre travers par lui en tant quil offre une occasion dexprience
sensible de ltendue terrestre. Il se fonde sur lexposition au rel
dont le corps est affect par les sens. En ce sens, il est li
lexprience, cest--dire limmersion dans un lieu. dfaut de pouvoir
voir le monde, on lhabite, on le ressent. Dailleurs, au Japon,
lexprience prvaut lorganisation urbaine. On ne soriente pas par les
noms de rue ou des plans, mais par la vue, le souvenir, la
connaissance.
41Lenjeu serait ds lors de reconsidrer les approches
dartialisation paysagistes, de mise en beau paysage, au profit de
dmarches de potisation des paysages par la vision, lexprience et la
cration des lieux. Cela implique de comprendre les dimensions qui
fondent cette exprience sensible, que ce soit les configurations
naturelles spatiales, le rapport aux autres, soi, ses sensations et
motions ou au ncessaire besoin despacements. Cela amne sinterroger
sur la manire dont cette exprience humaine cre du commun en tant
que possibilit de relation distancie un environnement, dhabiter
ensemble un lieu.
42Si lambition paysagre vient en contrepoint aux discours sur la
fin des espaces publics, lidal de lespace public en rfrence la
ville, au village avec ses plazas, placettes, boulevards, continue
structurer les trames urbaines. Denis Delbaere parle d un catalogue
de formes urbaines connues par tous cens incarner la ville
(Delbaere 2011 : 31), dont lagora serait larchtype. Ces formes sont
communment partages et nont pas besoin dtre argumentes dans les
projets tant elles appartiennent un imaginaire commun. Denis
Delbaere rappelle, par exemple, que la convention de Bruxelles de
1980 pour une ville europenne recommandait de raliser ce qui fut
toujours la ville, savoir des rues, des avenues, des lots, des
jardins soit des quartiers (Delbaere 2011 : 31). Lespace public
tendrait tre rduit une forme archtypale. Il saffranchirait de sa
vocation durbanit, qui tait pourtant constitutive de lapparition de
lespace public dans les villes europennes. Ds lors, ne peut-il pas
se refonder sur ce partage du sensible quoffre la relation au
paysage ? Le paysage urbain pourrait renouveler lessence publique
de lespace public non pas en tant que mise en scne urbaine
formelle, mais bien comme possibilit dprouver ensemble.
43Il y aurait donc dans les projets urbains deux formes de
rinvestissement de la notion de lurbanit, lune hrite (lespace
public) rduite son aspect spatial et lautre mergente (le paysage
urbain) ouvrant sur un renouveau possible de civilit, citadinit et
citoyennet, fond sur lexprience sensible partage. Dailleurs, Denis
Delbaere estime que ces espaces publics de nature symbolisent une
nouvelle forme de sociabilit diffuse (promouvant lentre-soi, bonne
distance dautrui ou des formes de promiscuits provisoires), qui se
distingue des espaces publics lis une sociabilit socitale, une
sphre politique. De mme, ric Charmes et Jean-Michel
-
Leger (2009) soulignent les phnomnes actuels de
dcommunautarisation des espaces dune part et de regroupements
sociaux sous forme de clubbisation dautre part. Ceux-ci conduisent
de nouvelles identits plus rassurantes, communautaires, de petits
nous , qui crent du commun et font socit sur un autre registre. On
passerait dune conception de citadins rattachs une ville celle de
citoyens lis une socit. Marc Aug (1992) parle dans le mme sens dune
surmodernit remettant en cause lide de destin partag au profit dune
addition de parcours individuels. Dans cette perspective, on peut
considrer que lurbanit rattache aux espaces publics pourrait
stablir sous dautres formes que publiques, autrement dit travers
des espaces vocation collective, voire une forme de disjonction
entre les lieux et les sphres de vies publiques ou collectives.
44Comment ds lors lambition paysagre des politiques publiques
peut-elle contribuer recomposer une sphre publique, des nouveaux
lieux durbanit ? Est-ce parce quelle serait susceptible de mnager
une forme de sociabilit diffuse ? Pour dpasser la simple projection
mtaphorique dun horizon dans une priode dincertitude, cest dans
lactivation des dimensions idelles que dautres relations au monde,
plus sensibles et potiques, semblent possibles.
Paysage commun et espace durbanit
45Paralllement, des espaces sont rinvents localement, devenant
support de sens, didentit, dengagement commun pour des individus et
groupes humains. Franois Ascher parle mme de la globalisation qui
rveille le local. En effet, des formes dintensification des
activits et usages se dploient travers des pratiques festives,
culturelles, commerciales, de promenades (tels les quais de Seine
avec Paris-Plage). De nouveaux lieux sont investis dans la
proximit, temporairement ou de manire prenne, sur des espaces en
friche, dlaisss, naturels ou mme virtuels qui peuvent faire lobjet
dune occupation spontane ou partage (squat, usages artistiques ou
associatifs, etc.). Ceux-ci apparaissent support de sens, didentit
commune pour une communaut dindividus. Des espaces privs
rsidentiels font lobjet dusages partags (jardins, jeux, etc.). Il
sagit despaces intermdiaires entre le btiment et la rue, voire en
cur dlot (parterres, alles, jardins, ruelles et passages, et
parfois mme, aires dagrment ou de jeux).
46Des espaces urbains se recomposent ainsi non seulement sur de
nouveaux lieux, mais aussi
selon de nouvelles formes (micro-construction, bricolage,
mobilier et signaux primant sur
lamnagement physique des lieux), statuts (privs vocation
collective), usages (espaces partags, autogrs, mergents, etc.),
dengagement commun, de reprsentations symboliques. Ils reprsentent
potentiellement une nouvelle catgorie despaces, que nous proposons
de nommer lieux durbanit . Autrement dit, il sagit de lieux
collectifs qui sinventent dans la proximit sous limpulsion de
groupes dindividus engags pour le dploiement de lintrt commun,
paralllement aux politiques urbaines. Ils favorisent un retour aux
lieux en dehors des reprsentations publiques, mais aussi la
promotion de formes de vie collective lies une communaut.
47De mme, des esthtiques paysagres, notamment par des
engagements collectifs ou personnels lgard de lenvironnement, se
sont multiplies paralllement. Elles rsultent dun ensemble de
reprsentations subjectives et imaginaires, de petites
transformations spatiales lies des fleurissements, clairages,
mobiliers urbains, mise en scne de la faade de sa demeure... Ces
sensibilits ordinaires se traduisent aussi par des formes
dinvestissements spontans de lieux de nature, tels les plages, les
montagnes, ou encore les terrains vagues. Comme le rappelle
Nathalie Blanc (2012), les reprsentations des bnfices du vgtal
sont survalues par les habitants par rapport ce quen traduisent les
connaissances scientifiques. Les artistes eux-mmes transforment des
espaces libres pour offrir dautres expriences urbaines (usines,
friches,
-
etc.). Des collectifs pluridisciplinaires de paysagistes,
architectes, artistes, inventent mme des conceptions participatives
despaces paysagers, tels Rebar San Francisco, Bruit du frigo en
France, pour tenter dintroduire une dimension potique la
fabrication urbaine. En faisant participer les habitants la
conception despaces de proximit, ils donnent voir dautres
esthtiques urbaines, dautres usages de la ville. Ils favorisent
aussi linvestissement dautres types despaces, tels les emplacements
de parking, les toits, les interstices entre les btiments, etc.
Souvent rduites aux espaces paysagers, ces expriences restent
inventer une chelle urbaine et paysagre.
48Ces engagements amnent reconsidrer des formes de paysage
urbain mtiss de nature. Pour Nathalie Blanc (2012), cette demande
paysagre permet darticuler lcologie et lesthtique, favorisant
lmergence de lieux, pratiques et reprsentations renouveles des
objets de nature (art cologique, association environnementale,
politique de nature en ville). Elle participe, selon elle, dune
diversification des pratiques de lespace public et dengagements
dans lespace politique.
49Aussi, plutt que de condamner la disparition des espaces
publics devenus non-lieux (Aug 1992), privatifs (Low 2000), lisses
(Mongin 2006) ou des sites naturels et paysages
remarquables, nous faisons lhypothse que la citadinit, civilit
ou citoyennet, peut sexprimer sous dautres acceptations des espaces
publics et du paysage, qui restent inventer. Si dans la ville
hrite, on parlait durbanit et non durbanisme, la cit devant crer la
civilit, la polis, la politesse, lurbs, lurbanit, il sagit
aujourdhui de considrer dautres formes de vie publique ou
collective, de rvler ce qui fait paysage pour les riverains dun
espace urbain, doffrir une possibilit de ressentir et de mise
distance de la vie quotidienne. Cest dailleurs ce que le discours
des politiques publiques tente dnoncer, il me semble, quand il
positionne le paysage et les espaces de nature pour refonder cette
urbanit que les espaces publics et naturels ne semblent plus en
mesure doffrir. De fait, le paysage des politiques publiques
locales introduit une mise en relation du matriel et du symbolique,
du rel et de lidel.
50Mon hypothse est que le paysage ne peut tre limit un rfrent
culturel ou esthtique que seuls les artistes ou paysagistes
seraient susceptibles de mettre en scne. Il est aussi produit par
les hommes qui y vivent, par un ensemble de transformations
spatiales et imaginaires lies aux reprsentations et investissements
des hommes dans leur environnement un moment donn.
51Il y a donc un enjeu de paysage commun qui serait autant faonn
par des actes urbains publics que qualifi par des initiatives
vernaculaires (jardins partags, fleurissements, dcor des faades,
etc.) ou idalis par limaginaire et le rapport subjectif aux lieux.
Cest, il nous semble, seulement dans cette complexit de composition
que les lieux et leurs paysages pourraient rconcilier lextriorit
dun environnement ses visions et expriences.
Langage paysager ou lart dprouver le monde
52Si le paysage apparat ds que lon restitue le sensible comme
lcrivait Pierre Sansot (1983), il est ncessaire de mieux apprhender
cette dimension idelle des espaces urbains. A travers ces
investissements humains, le paysage est vu, prouv et partag pour le
lecteur/rcepteur/concepteur larticulation des visions du rel et de
lidel. Ce serait donc la composition de signes spatiaux et idels
associs aux lieux, susceptibles leur tour dtre interprts,
ressentis, expriments par chacun, qui favoriserait les possibilits
dtre dans une relation distancie au monde. Ce serait cet assemblage
de significations mme de charger de sens personnel ou collectif
lespace urbain qui permettrait la cration de paysage urbain. Le
paysage devient alors langage (Berque), une interprtation du monde
(Corbin). Plus encore, il
-
reprsente une possibilit dprouver le monde tant la fois une
projection (reprsentation du monde) et une projectation (imaginaire
de ce quil pourrait tre) (Besse 2000).
53Si les projets urbains taient susceptibles de crer les mots,
un vocabulaire paysager porteur de sens et dimaginaires, il serait
possible de lire ces significations et de concevoir son propre
paysage un moment donn, de lenrichir en continu. Chacun pourrait y
puiser son identit et son sentiment dappartenance une socit, un
groupe humain, un lieu. Cest seulement dans cette complexit
dinterprtations et de compositions individuelles et collectives
quun espace pourrait tre investi de sens et habit, projet et
imagin. Les signes et rfrences deviendraient une matire pour
inventer des relations aux lieux, au monde, de manire ouverte et
illimite. Ils seraient le socle de sens individuels ou collectifs
qui peuvent eux-mmes devenir (ou pas) canons, rfrences pour
dautres. Ds lors, la conception des lieux est lie aussi leur
rception. Le paysage urbain pourrait sapparenter ainsi une criture,
dont la lecture ferait merger des sens diffrents selon les rfrents
spatiaux, sensitifs, culturels ou imaginaires de chacun. Nous
faisons mme lhypothse que cest cette composition des paysages, par
les multiples lecteurs/rcepteurs/concepteurs, qui serait mme de
renouveler lurbanit des lieux, dans la mesure o elle permet de
charger de sens personnel ou collectif lespace urbain, de partager
identits et pratiques individuelles et collectives, de traduire la
relation des hommes au monde.
54Ce serait donc ces formes de langages sensibles du paysage
urbain quil sagirait dinventer pour crer dautres relations humaines
ltendue terrestre, plus potiques et mtaphysiques. Maurice
Merleau-Ponty (1945) soulignait dj lexistence dune forme de porosit
de soi au monde, par lexprience qui ouvre aux donnes sensibles du
monde, au langage des lieux. Ainsi, le marcheur pourrait faire
apparatre le paysage entre soi et le monde, une vie subjective la
lisire du rel.
55Selon nous, lespace est dores et dj humanis et potis par les
pratiques et projections imaginaires quen font les hommes quil
sagirait de rendre lisibles. Les usages chargent la ville de
symboles et mythes. Ils sont leur tour crateurs dimages potiques en
mesure dexprimer, selon Gaston Bachelard (1957), les valeurs
humaines, les profondeurs de lme et du cosmos infini. Celles-ci
rendent possible une autre spatialit [] potique et mythique (De
Certeau 1990 : 142). Ds lors, ce langage paysager implique dabord
une reconnaissance de la singularit des lieux et des hommes qui y
vivent, loin des grands schmes thoriques dclinables sur tout
territoire.
56Il appelle galement de reconsidrer les approches artistiques
mme de symboliser le sens des espaces linstar des peintres ou
crivains de la Renaissance qui ont permis de regarder la nature, le
paysage, les lieux, dans leurs dimensions potiques et mtaphysiques.
Il suppose moins une approche artistique dimplantation duvres ou
encore dartialisation de lespace, mais bien plus une conception
urbaine mme de symboliser ce quest lespace, la conscience de la
relation de ltre aux lieux.
57Enfin, les thories et projets tentant de comprendre ce qui
fait signes, repres, motion, imaginaire, rencontre dautrui ou
solitude soi-mme, restent approfondir. Kvin Lynch (1969), en
sintressant aux formes susceptibles de gnrer lhabitabilit dun
milieu, de sapproprier et se reprer dans lespace, a dj identifi des
lments de ce langage urbain signifiant pour lhomme. Lenjeu est de
taille si lon considre que lexprience paysagre et des lieux est mme
de renouveler lurbanit des lieux, du paysage... et par extension de
crer une conscience potise de lenvironnement.
58Envisager ce langage du paysage appelle un vritable changement
de paradigme. Il interroge les politiques urbaines rduites la mise
en image de la ville et le besoin de dmarches
-
participatives, pour concilier lespace amnag avec les paysages
perus, composs, vcus, imagins. Il implique non seulement la prise
en considration du site existant, de son histoire, des sens qui lui
sont attribus, mais aussi les liens dinterdpendance entre les
paysages, espaces publics et architectures. Souvent apprhende de
manire spare, chacune de ces dimensions peut en effet ouvrir une
possibilit singulire dtre prsent soi, autrui, au monde. Le paysage
apparat comme une traduction des perceptions et expriences
sensibles, mme de crer une conscience potise de lenvironnement. Les
espaces publics traduisent des possibilits de relation aux autres,
une culture donne. Quant larchitecture, elle exprime la fois une
faade symbolique aux passants et lespace intime de chacun. Ds lors,
les espaces publics architecturs et paysages urbains permettraient
lexpression de ce qui ne peut tre nonc, douvrir limaginaire des
lieux. La conception des villes viserait permettre des traductions
multiples des espaces, ouvrir les possibilits dinterprtations
humaines des lieux afin dprouver en commun le paysage, crer des
espaces durbanit, une architecture de lintime en rsonnance avec
lextriorit du monde. Il sagirait de potiser les villes par cette
attention au lieu, cette ouverture dautres comprhensions du monde,
de multiples expriences subjectives en renouvellement permanent. Il
sagirait denvisager une autre conception des villes durables fondes
sur ces possibles lectures, invention, par les hommes, des lieux,
des paysages.
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Title Figure 1: Rue voisine du quartier de la gare de
Saint-Denis
Credits Photo : Bailly, 2012.
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Title Figure 2 : Hub de Melrose (Fordham University)
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Title Figure 3 : Projet rsidentiel Via Verde (vue sur Manhattan,
Melrose, New York)
Credits Photo : Bailly, 2012.
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References
Electronic reference
Emeline Bailly, Des espaces publics aux espaces paysagers de la
ville durable , Articulo - Journal of Urban Research [Online],
Special issue 4 | 2013, Online since 25 November 2013,
connection on 23 July 2015. URL :
http://articulo.revues.org/2233 ; DOI : 10.4000/articulo.2233
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