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Sonderkommando et Arbeitsjuden A Les travailleurs forces dela mort Sous la direction de Philippe Mesnard EDITIONS -~ , luscliiiiiitz I, \ ! \ KIME \
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De l’histoire à l’historiographie. La résistance juive à Chełmno, Bełżec, Sobibór et Treblinka

Feb 20, 2023

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Sonderkommando et Arbeitsjuden

A

Les travailleurs forces dela mort

Sous la direction de Philippe Mesnard

EDITIONS

-~, luscliiiiiitz

I, \ ! \

KIME \

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De l 'histoire a l 'historiographie : la resistance juive dans les centres de mise a mort de Chelmno, Belzec, Sobib6r et Treblinka Sila Cehreli

La resistance juive contre la politique genocidaire nazie est un theme qui est tres peu aborde dans la vaste historiographie internationale de la Shoah. Quand je dis historiographie internationale, je veux designer !es ouvrages et articles rediges ou traduits en allemand, anglais , franc,;ais et yid­dish . Mon analyse n'inclura pas les travaux parus en polonais et en hebreu.

Deja, quand il est question des camps de Chelmno, Belzec, Sobib6r et Treblinka en general, !es chercheurs se limitent souvent a encadrer la publication de sources historiques par la redaction d'unc preface. Le plus souvent c'est la publication d'un temoignage de survivant. Parfois, il peut s'agir aussi d 'un ensemble de documents comme le dossier d' instruction judiciaire de Hermann Hofle1 - 1 'un des responsables locaux de ! 'Operation Reinhard.

Les travaux sur les centres demise a mort de Chelmno, Belzec, Sobi­b6r et Treblinka sont done fragmentaires. On ne peut pas non plus parler de !'existence d'un veritable debat entre historiens puisque, sur un sujet donne, nous ne disposons pas d'etudes differentes qui reposent sur ! 'analyse

(]) Charles Ajenstat, Daniel B uk, Thomas Harlan , Hermann Hofle : L ' Autrichien artisan de la Shoah en Pologne, Paris, Editeurs Berg international , 2007.

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exemple, la traduction des rapports, rediges par des magistrats polonais, sur les inspections que ceux-ci avaient realisees, des la fin de !'occupation nazie, sur !es sites abandonnes des centres demise a mort.

Malgre la richesse des donnees contenues dans ces dossiers d'enquetes preliminaires, !es sources judiciaires presentent toutefois un petit inconve­nient. Les juges d' instruction conduisant les enquetes poursuivent, avant tout, I 'objectif de prouver I 'implication individuelle des suspects dans Jes crimes nazis. Quand ils se trouvent face a un acteur de I 'epoque - un execu­teur, un survivant ou un temoin - , ils s 'interessent a des points precis etant susceptibles de leur permettre de determiner le degre de culpabilite des suspects. Et, en particulier, la resistance juive en soi ne figure pas vraiment parmi !es themes privilegies des juges d' instruction ouest-allemands dans leurs cnquctes. 11 est done important de completer Jes donnees judiciaires par d'autres sources .

Le deuxieme fonds est la Khurbn-Literatur, c'est-a-dire la litterature yiddish de la Destruction. II est compose de temoignages de survivants , d 'enquetes journalistiques sur !es crimes nazis et d' reuvres litteraires parus des le lendemain de la guerre en yiddish. On peut y trouver aussi les pre­miers exemples de travail historique sur le genocide des Juifs.

Sur la base des donnees recueillies de ces fonds d'archives, on peut constater que Jes centres de misc a mort soot des espaces dynamiques. Leurs topographies changent au fur et a mesure que la politique genocidaire nazie evolue. Le quotidien sur un tel site ne se resume done aucunement a I 'arrivee des convois de victimes et au depart des wagons vides . Abra­ham Goldfarb, un survivant de Treblinka, a notamment prononce en 1960, pendant son audition par la police israelienne a Petach Tikwa, !es paroles suivantes:

Chaque jour dans le camp de Treblinka constituait un chapitre parti­culier de l'histoire de !'annihilation du peuple juif. Jene suis pas capable de restituer [tout] cc que j'ai vu a cette epoque. Car je devrais temoigner de chaque seconde dans le camp. A Treblinka, ii n 'y avait pas une seule seconde sans evenements. Je vais, pour cette raison, me limiter aux cas qui me sont le plus graves dans la memoire9 •

(9) Cf. le proces-verbal de !'audition du temoin A braham Goldfarb etabli a Petach Tikwa, le l4juin 1960. fBArch,B 162/3824,folios 1607a 16 16.]

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L' ensemble de ces sources, que je vi ens de mentionner, permet aux his­Loriens de retrouver suffisamment de traces concernant Jes centres de mise a mort. Et surtout, elles montrent clairement qu'on peut mettre un nom aux visages anonymes des executeurs ou qu'on peut identifier les Arbeitsjuden.

Apres avoir presente !es particularites des sources et de I ' historiographie des centres de mise a mort, je voudrais venir a la question de la resis­tance. Est-ce qu'il y avait un veritable mouvement de resistance a Chelmno, Belzec, Sobib6r et Treblinka? Un mouvement general auquel aurait adhere la majorite des Arbeitsjuden? Quand on lit l 'historiographie de la Shoah, la resistance juive dans Jes centres de misc a mort y apparaft souvent comme un acte de desespoir et non pas comme un projet organise. Jc voudrais encore une fois citer Arno J. Mayer qui ecrit qu' il « n'existait dans les centres de mise a mort ni temps ni lieu ou aurait pu se developper une culture sociale et politique de survie et de resistance10• »

Les conditions d'existence dans un centre demise a mort sont evidem­ment tres difficiles pour Jes Arbeitsjuden. Les membres de l'equipe de Chelmno n ' avaient meme pas la liberte de se deplacer dans Jes limites du camp. Quand il fallait , par exemple, transporter a Chelmno un groupe de 30 Arbeitsjuden du site du chateau au camp de la foret, le SS-Sonderkommando prevoyait egalement une equipe d 'une trentaine de policiers pour surveiller ce groupe. Les Arbeitsjuden de Chelmno portaient, de plus, des chafnes a leurs pieds, ce qui limitait considerablement leur capacite de mouvement. Mais tous ces inconvenients n'ont pas empeche la naissance d'actes de resistance parmi les detenus juifs.

Bien evidemment , la premiere reaction d 'un deporte, qui vient d'etre integre dans une equipe d'Arbeitsjuden , est le desespoir. C'est surtout le cas s'il est arrive au camp avec ses proches . Le recours au suicide figure egalement parmi Jes premieres reactions des detenus juifs . Ensuite , !es sources orales , qu'il s'agisse d'interrogatoires d'anciens membres de SS­Sonderkommandos, de temoignages de survivants ou de depositions de temoins polonais, mentionnent, toutes, I 'existence d'actes de resistance spontanes. J'entends par acte de resistance spontane differents comporte­ments de deportes OU d' Arbeitsjuden qui s, opposent a la volonte des nazis. Parmi ces actes, on peut citer le sabotage de !'organisation genocidaire,

( 10) Cf.Arno J. Mayer, La « solution finale» dans l'histoire , op. cit., p. 422.

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l'attaque contre un membre du SS-Sonderkommando ou tout simplement le refus d'executer un ordre quelconque. De tels actes ne reposent sou­vent sur aucun projet prealable ; ils ne peuvent pas influer sur le cours de l'histoire. La politique genocidaire n'est pas interrompue apres un acte de resistance spontane. Et, tres souvent, nous ne connaissons meme pas le nom des auteurs de ces actes. Quand nous trouvons la trace d'un tel acte de resistance spontane, nous connaissons uniquement la fin des auteurs ; tous ont ete immediatement et sans exception tues.

Comme I 'a ecrit Georges Wellers en 1949 au sujet de la resistance juive en general : ii y a dans l 'histoire de la Shoah, en effet, de nombreux actes de courage et de bravoure dont Jes auteurs resteront ajamais inconnus 11 •

On peut, par exemple, citer le cas de Meir Berliner qui a attaque le SS-Unterscharfuhrer Max Biala en septembre 1942 a Treblinka. Comme ii s'agit d'un acte commis par un Arbeitsjude, nous connaissons le nom de Meir Berliner. C'est un Juif de nationalite argentine qui se trouvait a Varso­vie au debut de la guerre. II a attaque Max Biala pendant un appel, alors que cet executeur selectionnait des Arbeitsjuden soit pour les tuer, soit pour Jes affecter dans la zone des chambres a gaz. (II existe des versions differentes sur ce point precis .) Max Biala meurt de sa blessure par couteau, alors qu'il est transporte vers un h6pital militaire mieux equipe. Le SS-Sonderkom­mando non seulement assassine Meir Berliner, !'auteur de l'attaque, mais ii fusille egalement une centaine d'Arbeitsjuden conformement au principe de responsabilite collective. C'est toujours le cas quand le SS-Sonderkom­mando se trouve face a un acte de resistance, peu importe que cet acte ait reussi ou non. Les membres du Kommando, dont fait partie le detenu juif qui a commis l'acte, sont egalement punis. Mais le principe de responsabi ­lite collective ne reussit pas non plus a reprimer le reflexe de resistance au sein des equipes d'Arbeitsjuden.

Les detenus juifs reussissent egalement a retisser un lien avec la vie grace a la solidarite qui existe au sein de l 'equipe des Arbeitsjuden . Richard Glazar, un rescape de Treblinka, explique ace sujet qu'il etait impossible pour un detenujuif de survivre seul dans un centre demise a mort. II fallait faire partie d'un groupe de 2, 3 personnes ou plus. Car ii etait important de

( 11) Cf. Georges Wellers , « Revolte du Sonderkommando a Auschwitz», Le Mondejuif, CDJC , n° 18 , avril 1949, p. 18.

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s'aider mutuellement dans le camp apropos de la nourriture. De meme, quand un detenu tombait malade, ii fallait le cacher et s'occuper de Jui . Une seule categorie etait exclue de ce reseau : les membres de la police juive des ghettos. R. Glazar raconte dans la meme deposition que Jes kapos a Treblinka s'arrangeaient pour que ces policiers re~oivent dans le camp les travaux Jes plus penibles. Les autres detenus leur faisaient egalement sentir ouvertement qu'ils n'etaient pas bien vus par !'ensemble de l'equipe 12 •

Les Arbeitsjuden s'accrochent done a la vie. Cependant, ii convient de souligner que la volonte de resistance d'un Arbeitsjude s'eteignait imme­diatement lorsqu'il rencontrait dans le centre demise a mort ses proches. Face a cette situation, le detenu concerne ne pense qu'a mourir. Michael Podchlebnik, un rescape de Chelmno, le raconte au debut de Shoah, le film de Claude Lanzmann. Alors qu'il est charge au site de la foret de retirer les victimes assassinees des camions a gaz, il remarque sa femme, son fils de 7 ans et sa fille de 5 ans. Et il demande immediatement a un SS d'etre fusille . Au lieu de le tuer, le SS lui donne un coup et le pousse a reprendre son travail. Le soir de cette journee epouvantable, Michael Podchlebnik n'a toujours pas renonce a se suicider. Mais ses camarades le soutiennent et reussissent finalement a le convaincre de rester en vie.

Sinon, l'idee de revolte est precedee par des tentatives de fuite. Les Arbeitsjuden pensent de plus en plus a la fuite individuelle ou a une fuite entreprise avec un groupe restreint. En 1942, leur objectif est encore d 'aver­tir les communautes jui ves de I 'intention des nazis : I 'annihilation to tale du peuple juif. Ils pensent egalement que le monde libre n'est pas au courant de ces crimes. Ils esperent notamment susciter une reaction, une interven­tion de la part des Allies . On peut trouver des exemples particulierement bouleversants clans l'histoire du camp de Chelmno. Il y a notamment le temoignage d'un detenu juif de Chelmno. Nous connaissons seulement son nom de code, Szlamek. Enjanvier 1942, il a fait partie du Waldkommando pendant deux semaines . En d'autres termes, il a enterre Jes victimes assas­sinees dans les fosses communes du site de la foret. Comment reussit-il a s 'echapper de

(12) Voir la transcription de !'interview de Richard Glazar realisee par Bonnie Gurewitsch, le 26 octobre 1981, 35 p. [USHMM-Fonds de temoignages oraux de l'Institut americain de recherche sur l 'Holocauste I RG-02.003*0 l]

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Chelmno? Les Arbeitsjuden n'ont pas la liberte de se deplacer dans les frontieres du camp. Quand ils accomplissent leur travail , ils sont strictement surveilles par !es SS et !es policiers. Malgre cette situation, Szlamek par­vient a fuir pendant que le groupe du Waldkommando est transporte du site du chateau vers le site de la foret. Durant ce trajet, ii ouvre la fenetre et saute du bus en marche. Ses camarades ne l 'ont pas trahi, meme s'ils devaient savoir qu'ils allaient subir la torture pour la fuite d'un membre de l'equipe des Arbeitsjuden. Une fois libere , Szlamek se rend a Grabow et a Varsovie pour avertir !es dirigeants des communautes juives. Au ghetto de Varsovie, son temoignage est ecrit par un collegue d'Emmanuel Ringelblum 13 • Ce temoignage est confie a la resistance polonaise qui le transmet, elle-meme, au gouvemement polonais en exil a Landres. Mais, contrairement a I' attente des Arbeitsjuden de Chelmno, il n 'y aura aucune intervention, ni meme de

reaction de la part du monde libre. A partir de la fin de 1943 et durant l'annee 1944, les Arbeitsjuden ne

nourrissent plus d' illusion. Ceux de Chelmno ont cesse de jeter des bouts de papier durant le transport du Waldkommando vers le site de la foret. Ces bouts de papier visaient a informer la population locale du village sur !es crimes commis dans le camp. Les Polonais et Allemands qui habitaient a Chelmno etaient bien au courant de ce qui se passait au seuil de leurs portes. Mais cela n'a pas change non plus le cours de l'histoire. C'est probable­ment la raison pour laquelle la demiere equipe de Chelmno a decide de laisser un document que !es historiens ont nomme par la suite Le testament des derniers prisonniers juifs de Chelmno. C'est un texte ecrit par Izrael Zydelman dans l'attente de la liquidation imminente du camp. II porte la date du 9 janvier 1945, c'est-a-dire huitjours avant la liquidation definitive du camp de Chelmno. Izrael Zydelman voulait a l'origine ecrire le message de chacun des 47 detenus juifs. Ensuite ii voulait rediger egalement une chronique du camp. Finalement, ii a du se limiter a evoquer brievement quelques exemples de crimes vecus a Chelmno, tout en ecrivant le nom des

(13) «Als Totengraber im Vernichtungslager. Augenzeugenbericht Ober die Ermordung von Juden und Zigeunern im Vernichtungslager Chelmno am Ner vom 5. bis zum 19. Januar 1942, mitgeteilt von "Szlamek", der voll dort fliehen kollllte (aufgezeichllet VOil Hersz Wasser -Februar 1942, Warschau, Ghetto) , in Manfred Struck (dir.), Chelmno I Kulmhof. Ein vergessener Ort des Holocaust?, Bonn, Berlin , Gegell Vergessen - Ftir Demokratie, 2001, p.34.

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SS et des policiers affectes ace site 14 •

Au final, les Arbeitsjuden abandonnent egalement Jes tentatives de fuite au profit de l'idee d'une revolte. Les tentatives de fuite avaient, d'ailleurs, peu de succes. Et dans tous Jes cas, elles se concluaient par l'assassinat d'une partie des Arbeitsjuden restes dans le camp.

L'idee de revolte se concretise, plus precisement, a partir du moment ou !es Arbeitsjuden comprennent qu'un acte de resistance spontane n'a pas de chance de reussite. Les detenus commencent done a envisager d'organi­ser un acte plus reflechi . Plusieurs projets de revoltes voient le jour. Nous connaissons seulement ceux qui ont ete elabores par les derniers comites de revolte a Sobibor et a Treblinka dont !es objectifs principaux etaient d'arreter, voire de detruire, le centre demise a mort, et de permettre aux Arbeitsjuden de s 'enfuir pour que - au moins - une partied' entre eux puisse

survivre et raconter ce qui a ete vecu dans !es camps. Par ailleurs , tous !es comites de revolte ont ete confrontes a la question

de trouver des armes. Comme cela fut egalement le cas dans !es ghettos, les Arbeitsjuden sont isoles dans ce projet. Ils ne sont soutenus ni par la population locale ni par !es differents groupes de la resistance polonaise. Ils essayent alors d'obtenir des armes avec !'aide des gardes ukrainiens. Ces derniers sont autorises a quitter le camp. Ils acceptent d'apporter aux Arbeitsjuden de la nourriture ou des journaux en contrepartie d'importantes sommes d'argent ou d'objets de valeur. Mais, en general , ils ne soutiennent pas !es projets de revoltes en fournissant au mouvement de resistance !es arm es necessaires.

Comment a ete finalement resolu le probleme des armes ? Que ce soit a Treblinka ou a Sobibor, le plan de revolte a du inclure une etape consistant a acquerir des armes a feu pendant la revolte. A Treblinka, !es Arbeitsju­den recourent a une ruse . Ils placent un copeau de metal dans la serrure de la porte du depot d'armes . Quand un SS demande au Kommando des serruriers de reparer la porte sur place, ces demiers disent que ce n'est pas possible et qu'ils doivent l'apporter a !'atelier. Le SS l'accepte, mais ii fait surveiller les membres du Kommando de serruriers. Malgre la presence des Allemands, un Arbeitsjude parvient a prendre l'empreinte de la clef a I 'aide de la cire molle . De cette fac;on, !es serruriers reussissent a faire un double

(14) « Das Testamentder letztell Haftlinge im Lager Chelmno », ibid., p. 129-146.

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de la clef du depot d'armes. A Sobibor, le comite de revolte prevoit une autre solution. II constitue une unite de combat, chargee de lancer, au debut de la revolte, une attaque contre le depot d'armes. Et ce projet reussit, ce que nous apprenons par un des rares documents de la bureaucratie nazie qui concerne la« Solution finale». C'est un telegramme envoye, le 15 octobre 1943, par le commandant de l'Ordnungspolizei de Lublin a Cracovie qui mentionne ce fait 15 • Mais malgre ces tentatives, !es comites de revolte de Sobibor et de Treblinka ne disposaient toujours pas d'un nombre suffisant d'armes. Les Arbeitsjuden ont du alors fabriquer et utiliser des outils ordi­

naires comme des couteaux ou des haches. Un projet de revolte se concretise ensuite sous la direction de deux lea­

ders, dont l 'un a une experience militaire, meme s'il n'est pas soldat de metier. Dans le cas de Sobib6r, Alexander Petchersky, un Juif sovietique de Rostow, organise la dimension militaire de la revolte. Dans la vie civile, c'est un professeur de musique qui s'interesse egalement au theatre. II a lui-meme ecrit des pieces, dont il a compose la musique. II a ete mobilise des le debut de la guerre pour combattre dans l 'armee sovietique jusqu'a son internement par les Allemands en tant que prisonnier de guerre. Malgre son experience militaire, Petchersky n'aurait pas pu preparer et declencher une revolte en etant seul. Il avait besoin d'un detenu fiable qui connais­sait mieux que lui !es conditions, le quotidien et le personnel du centre de mise a mort. Car il faut souligner que Petchersky est deporte a Sobib6r le 23 septembre 1943 d' un camp de travail de Minsk. II ne passe que trois semaines dans le centre demise a mort , puisque la revolte eclate a Sobib6r le 14 octobre. Petchersky coopere done avec Leon Felhendler, un meunier originaire de Z6lkiewka. C'est lui qui recrute avec beaucoup de prudence !es Arbeitsjuden qui devaient participer activement a la revolte.

Sur ce sujet, il faut souligner encore que tres peu d'Arbeitsjuden connaissaient !'ensemble du plan de revolte. Un groupe restreint de dete­nus avait seulement rer;;u une tache precise qu'il devait accomplir durant la revolte. Les autres membres de l'equipe d' Arbeitsjuden ne disposaient d'aucune information concernant cette organisation. C'etait une precaution prise par !es Comites de revolte de Treblinka et de Sobib6r contre le risque

(15) Document publie dans Thomas Blatt, Sobib6r-der vergessene Aufstand, Hamburg­Mlinster, Unrast Verlag , 2004, p. XXIV.

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d' une denonciation OU d'une decouverte prematuree du plan de revoJte par le SS-Sonderkommando. La majorite des Arbeitsjuden savait seulement que quelque chose se preparait dans le camp et qu'il y aurait un signal annon­r;;ant le debut d' une revolte. Les survivants divergent sur ce point. Dans certains temoignages, on lit que c'est un coup de fusil, dans d'autres on evoque l'eclatement d'une grenade a main qui doit declencher la revolte .

Le point crucial des revoltes de Sobibor et de Treblinka consistait a former des unites de combat placees dans differents ateliers. II a ete, par la suite, prevu d'appeler un SS a un atelier sous un pretexte quelconque. On allait lui proposer notamment d'essayer une nouvelle paire de bottes ou un manteau en cuir. Une fois arrive dans I 'atelier en question, le SS allait etre execute par !'unite de combat forme en principe de trois detenus. Apres !'execution, l'arme du SS est confiee au comite de resistance. Celui-ci le transmet a son tour aux detenus etant capables de s'en servir.

A Treblinka, les Arbeitsjuden avaient prevu en plus d'incendier le camp. Plusieurs detenus avaient rer;;u !'instruction de mettre le feu, au commen­cement de la revolte, a n'importe quel endroit ou ils se trouveraient. Et les Arbeitsjuden y parviennent effectivement a !'aide de pompes a vaporiser. Ces pompes servaient normalement a desinfecter !es chambres a gaz. Le jour de la revolte , elles ont ete en revanche remplies de !'essence qui avait ete puisee des vehicules des SS. De nombreuses depositions provenant des employes de la Gare de Treblinka decrivent cet incendie qui a detruit prati­quement tout le site du camp. Seu! le batiment des chambres a gaz, qui etait construit en briques , est reste intact.

Le jour de la revolte, !es Comites de Sobib6r et de Treblinka avaient aussi decide de declencher immediatement !es operations en cas de la survenue d'une situation imprevue ou d'un probleme quelconque. Les Arbeitsjuden ont - en effet - rencontre, !ors de la mise en application du plan de revolte, plusieurs obstacles .

La revolte de Sobib6r avait ete initialement fixee au 13 octobre 1943. Mais le comite a ete, finalement, oblige de reporter la revolte au lende­main a cause de l'arrivee soudaine d'un grand nombre de SS au camp. Les Arbeitsjuden ont tout d'abord pense qu ' ils avaient ete denonces ou que leur plan avait ete decouvert par le SS-Sonderkommando. Ils ont compris ensuite qu 'il ne s'agissait que de la visite d'une unite allemande stationnee au Camp d'Osowa.

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Malgre le haut niveau d'organisation, !es revoltes de Sobib6r et de Tre­blinka ont du etre declenchees avant l 'heure prevue par !es comites. Les temoignages des survivants conticnnent plusieurs hypotheses sur ce sujet : dans le cas de Sobibor, on retient la decouverte de la revolte par Erich Bauer, un membre du SS-Sonderkommando. A Treblinka, le declenchement prema­ture de la revolte aurait ete le fait d'un autre SS nomme Kuttner. Celui-ci aurait voulu tuer un detenu ayant commis - selon Jui - une faute, seulement une heure avant la revolte. Le Comite de Treblinka aurait ensuite decide de commencer la revolte tout de suite en vue d'eliminer tout risque de denon­ciation de la part de ce detenu. Le declenchement premature des revoltes a empeche !es Arbeitsjuden d'appliquer toutes !es etapes du plan qu'ils avaient prepare. Les revoltes ont continue d'ailleurs de fa<;on plut6t improvisee.

Les revoltes de Chelmno et de Belzec different de celles de Treblinka et de Sobib6r. Le depot d'armes de Chelmno et de Belzec ne se trouvait pas dans !es sites isoles ou etaient enfermes !es Arbeitsjuden. Mais il etait situe, dans !es deux cas, dans un lieu ordinaire du village qui a ete integre dans la topographie du centre de mise a mort. Les Arbeitsjuden de Chelmno et de Belzec ne pouvaient done pas acquerir des armes pendant le deroulement de la revolte. Par consequent, ils ne pouvaient pas organiser une revolte au sens classique. Leurs projets de resistance ont du se limiter a l' idee d'une fuite . Et ils ont garde - en quelque sorte - cet espoir de pouvoir au final fuir du centre de mise a mort. Ce qui a emmene ces Arbeitsjuden au jour de la liquidation du centre demise a mort.

Qu 'est-ce qui se passe a Chelmno ? La nuit du 17 au 18 janvier, le SS-Sonderkommando est surpris par l'avancee rapide de I' Armee sovie­tique. Les Allemands doivent quitter Chelmno au plus tard le matin du

18 janvier. Meme si les travaux de liquidation du camp sont deja acheves depuis plus d'un mois, le SS-Sonderkommando ne s'est pas presse de quit­ter Chelmno. Le personnel du camp a des privileges : il est loin du front, ii a acces aux biens voles aux victimes juives, etc. Mais la nuit du 17 au 18 janvier, le SS-Sonderkommando de Chelmno doit, avant son depart vers Posen, liquider la derniere equipe d' Arbeitsjuden et detruire !es archives du camp. Les membres du SS-Sonderkommando commencent done a emmener !es Arbeitsjuden, par groupe de cinq detenus, dans le site du chateau pour !es fusiller. Un premier groupe de cinq Arbeitsjuden est execute. Quand Willi Lenz, le responsable du camp de la foret a Chelmno, s'apprete a faire

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descendre le deuxieme groupe, un detenu - Mordechai Zurawski - reussit a s'enfuir. Et, a partir de ce moment-la, le reste des Arbeitsjuden attaque Willi Lenz et un autre policier du Wachkommando nomme Haase. Ils refusent

de descendre dans la cour du site du chateau et ils tuent !es deux policiers. Sur cela, Hans Bothmann, le commandant de Chelmno, quand il comprend qu'il ne peut plus aider ses camarades retenus par !es detenus, donne l'ordre d'incendier l'entrep6t ou etait enfermee l'equipe des Arbeitsjuden. Selon le proces-verbal d'interrogatoire de certains anciens membres du SS-Son­derkommando, Bothmann aurait egalement ordonne de jeter !es archives du camp dans I' entrep6t en flammes.

La situation est un peu differente a Belzec. La, le SS-Sonderkommando a peur de l'eclatement d'une revolte. L'arrivee de Christian Wirth le justi­fie. Christian Wirth etait le premier commandant de Belzec. 11 est devenu, ensuite, a partir d'aout 1942, l ' inspecteur des sites demise a mort depen­dant de I 'Operation Reinhard. II est souvent mentionne dans les sources

orales au sujet de ses inspections des camps. II apparaft egalement quand ii y a un probleme important concetnant la politique genocidaire. Done, le 26 juin 1943, Christian Wirth se trouve a Belzec. Le SS-Sonderkommando assure aux Arbeitsjuden qu'ils seront transferes dans un autre camp et qu'ils

continueront a y effectuer !es memes taches. Cela dit, nous savons que !es 306 Arbeitsjuden ont ete transportes a Sobib6r pour etre liquides . Nous le savons par !es survivants et !es SS de Sobib6r qui evoquent la lutte des Arbeitsjuden de Belzec contre !es membres du SS-Sonderkommando et !es gardes ukrainiens. Evidemment, ii est question d'un affrontement inegal puisque !es Arbeitsjuden de Belzec ne disposaient que de leur propre force physique et de quelques outils ordinaires.

Quelques survivants de Sobibor retrouvent, le lendemain de cet affron­tement, des bouts de papier dans !es vetements des Arbeitsjuden de Belzec. Ce sont des messages qui ont ete rediges par les detenus juifs de Belzec probablement durant leur transport vers Sobib6r. On comprend par ces messages que !es Arbeitsjuden de Belzec ne font pas confiance au SS-Son­derkommando. Malgre cela, ils semblent garder un brin d'espoir, puisqu'ils croient toujours en la possibilite d'urt transfert vers un autre camp. Les mes­sages se concluent tout de meme par un avertissement adresse aux detenus de Sobib6r. Si !es Arbeitsjuden de Belzec sont liquides, cela veut dire que ceux de Sobib6r le seront aussi .

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Meme si les Arbeitsjuden n'ont pas atteint tous !es objectifs qu'ils se sont fixes , ils ont pu neanmoins influer sur le cours de l 'histoire. En effet, les autorites nazies ne prevoyaient pas encore la liquidation des camps de Sobi­b6r et de Treblinka a I' ete 1943. Premierement, des travaux de constrnction se poursuivaient sur chacun des deux sites a la veille des revoltes. Quelques correspondances entre l'etat-major personnel de Himmler et le SS-WVHA exposent clairement que !es autorites nazies avaient prevu de transformer le centre de mise a mort de Sobib6r en un camp mixte comme Auschwitz. C'est-a-dire un camp qui reunirait un espace concentrationnaire et un espace demise a mort16 •

Nous pouvons egalement constater que les operations de gazage perpe­trees dans le cadre de I 'Operation Reinhard s'arretent pratiquement apres !es revoltes. Les deux convois en provenance du ghetto de Bialystock semblent etre diriges a Treblinka a cause du soulevement du ghetto de Bialystock. II s 'agissait , en d' autres termes, d'un probleme urgent que les autorites nazies ont voulu resoudre le plus pratiquement possible.

Entin et surtout, quelques centaines d' Arbeitsjuden ont initialement retrouve la liberte grace aux revoltes. Ce nombre se situe, approximative­ment, a 300 detenus pour le cas de Sobibor et a 400 rescapes dans le cas de Treblinka. Seules quelques dizaines d 'entre eux ont cependant pu ega­lement survivre a la guerre. II convient de souligner que le fait d'avoir pu sortir d'un centre demise a mort n' est pas encore synonyme de liberte. La vie des rescapes est toujours menacee dans !es forets polonaises et meme au lendemain de la guerre.

Mais ii ya des survivants. Et grace a eux, !es magistrats qui enquetent sur Jes crimes nazis re<;;oivent des informations correctes sur les centres de mise a mort. Car !es anciens membres des SS-Sonderkommandos , quand ils sont confrontes aux accusations des rescapes au cours d'enquetes judi­ciaires, ne peuvent plus se cacher den-iere des strategies de disculpation ; ils sont obliges de livrer des informations justes sur leur implication dans les crimes. Meme si !es enquetes judiciaires n 'ont pas vraiment debouche en Allemagne de l'Ouest sur des condamnations importantes, elles ont laisse une vaste documentation aux historiens qui peuvent reconstituer l'histoire de ces quatre centres de mise a mort.

(16) Ces documents ont ete publies dans le livre de Thomas Blatt, op. cit.