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Broussais et le matrialisme*
par Jean-Franois BRAUNSTEIN**
Le mdecin Broussais a intress rcemment des philosophes, comme
Cangui/hem ou Foucault. Mais on a prt peu d'attention ses thories
philosophiques. Elles sont pourtant indissociables de ses thses
mdi-cales. L'anti-ontologisme s'en prend galement la nosographie de
Pinel et la psychologie ou la mtaphysique de Victor Cousin.
L'clectisme mdical est combattu au mme titre que l'clectisme
philosophique. Le succs de Broussais est sans doute aussi li ses
prises de parti politiques et sociales. L'histoire de la mdecine ne
peut se faire sans rfrence un contexte culturel o la philosophie a
galement sa place.
Monsieur le Prsident, Mesdames, Messieurs,
C'est en philosophe que j'ai tudi l'uvre de Broussais, et je
dois confesser que le prix de votre Socit, outre qu'il m'honore, m
e rassure sur l'intrt proprement mdical de m o n travail. Je tiens
donc vous en remercier d'autant plus vivement.
Je voudrais ici brivement expliquer pourquoi un philosophe peut
s'intressera ce mdecin dont la mauvaise rputation n'est aujourd'hui
plus faire, et dire pour-quoi la gloire que Broussais connut de son
vivant n'est en fait pas entirement usurpe.
L'origine de mes recherches sur Broussais est double. D'une
part, une curiosit d'historien de la philosophie, d'autre part, un
souci d'pistmologue.
L'historien de la philosophie du XIX e sicle franais est conduit
s'interroger sur cette priode 1800-1830 o la philosophie franaise
semble avoir disparu, mis part le ple lectisme de Victor Cousin. En
particulier la tradition des Lumires, scientifi-que et de tendance
matrialiste, semble perdue sous l'effet d'une Restauration qui ne
fut pas seulement politique, mais aussi philosophique et
religieuse. Les deux seuls reprsentants de cette tradition sont des
mdecins, et non des philosophes profes-sionnels : Gall et
Broussais. La philosophie matrialiste s'est en quelque sorte
retran-
* Communication prsente la sance du 24 janvier 1987 de la Socit
franaise d'Histoire de la Mdecine.
** 80, rue, de Grenelle, 75007 Paris.
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che dans la mdecine. L'uvre de Gall avait t tudie par M . le Pr
Lanteri-Laura, qui m'a fait l'honneur d'tre membre de m o n jury de
thse. Mais Broussais tait le seul intervenir directement dans les
dbats philosophiques de l'poque.
D'autre part, cet intrt pour Broussais fut renforc par la place
qu'il tient dans deux ouvrages rcents, qu'on peut considrer c o m m
e fondateurs de la philosophie de la mdecine, Le normal et le
pathologique, de M . Canguilhem, et La naissance de la clinique, de
M . Foucault. Pour Canguilhem, Broussais est le premier noncer,
sous une forme fruste, l'identit du normal et du pathologique, que
Comte nommera le principe de Broussais. Pour Foucault, Broussais
est le destructeur des fivres essentielles et le fondateur de la
nouvelle manire de voir de l'cole de Paris. Mais les thses
proprement philosophiques de Broussais n'taient pas tudies ni le
rap-port complexe qu'entretiennent chez lui thses mdicales et
philosophiques. Or ce travail nous semblait intressant : s'il est
vrai, c o m m e l'a montr Foucault, qu'on ne peut faire l'histoire
des disciplines scientifiques en dehors de leur contexte culturel,
ne doit-on pas penser que la philosophie en tant que telle fait
partie de ce contexte culturel? La mdecine, cela semble au moins
vident dans le cas de Broussais, est traverse par des dbats
philosophiques, et transforme elle-mme la position des problmes
philosophiques.
Pour essayer de connatre un Broussais qui est indissolublement
philosophe et mdecin, je tentai de m e faire historien de la
mdecine. Je dcouvris les travaux du Pr Ackerknecht qui fut le
premier souligner l'importance de Broussais dans la constitution de
l'Ecole de Paris, et expliquer les raisons d'un succs aussi vif que
passager. Ce succs tient sans doute plus la partie ngative de son
uvre qu' sa partie positive.
Broussais est d'abord un polmiste. Son uvre est toute d'examen,
c o m m e l'indique le titre de sa principale uvre mdicale, VExamen
de la doctrine mdicale gnralement adopte. Cette critique, la fois
mdicale et philosophique, Broussais la pense sous le n o m d'
anti-ontologisme .
Critique de Pinel d'abord, de l'auteur de la Nosographie
philosophique et non de l'aliniste. Dans Y Examen de 1816, qui fit
l'effet d'un 89 mdical, Broussais rduit nant la notion de fivres
essentielles , et plus largement l'ide de maladies existant par
elles-mmes, ces entits abstraites dont les malades se croient
habits. Cette cration d'tre faux, il la qualifie d'ontologie
mdicale.
A u fil des rditions de Y Examen, cette critique s'tendit
ensuite Lannec et l'anatomie pathologique, dans une polmique bien
connue, dont la violence cho-quante s'explique par des raisons
politiques et religieuses. Critique galement contre Brown, alors m
m e que l'on a pu dire, juste titre, que le broussaisisme est un
brownisme retourn .
Dans un domaine intermdiaire entre mdecine et philosophie,
Broussais s'en prend ce courant bien oubi qu'est l'lectisme mdical,
dans lequel il faudrait distinguer, autour de 1820, l'importante
figure d'Andral, proche dans une certaine mesure de l'empirisme
mdical, et un courant directement inspir par l'lectisme cousinien,
autour de Jules Gurin, vers 1830, qui entend mettre profit la crise
de la thrapeutique pour combattre le matrialisme de Broussais.
Contre cet lectisme, Broussais se fait honneur de son systmatisme,
voire de son sectarisme, puisque la doctrine physiologique est
immuable parce qu'elle est vraie.
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L'anti-ontologisme de Broussais se poursuit enfin dans le
domaine proprement philosophique, avec De l'irritation et de la
folie en 1828. Broussais se dit contraint cette intervention
philosophique, dans la mesure o personne ne rpond aux provo-cations
du spiritualisme et de la mtaphysique. Il s'agit de prserver la
mdecine d'un asservissement honteux, de dfendre la mthode
d'observation contre le recours aux forces , aux principes et
autres entits . Et de rserver la connaissance de l'homme la
physiologie, alors que les cousiniens prtendent constituer une
psycho-logie introspective c o m m e science indpendante.
Broussais russit moins dans la partie positive de son uvre, dans
la constitu-tion de la mdecine physiologique. Sa thse principale
est l'identit de nature entre normal et pathologique, leur
diffrence n'tant que quantitative. La maladie rside dans
l'excitation anormale de la proprit vitale fondamentale qu'est
l'irritabi-lit. Il s'agit la plupart du temps d'un excs
d'irritation, m m e s'il envisage la possibi-lit d'une
abirritation. La thrapeutique est donc presque toujours dbilitante,
base de saignes et de sangsues, avec les excs que l'on sait et qui
accrditent l'ide que Broussais a fait couler plus de sang que
Napolon. Et avec des checs retentissants, en particulier lors du
cholra de 1832 : la mort du plus clbre client de Broussais, Casimir
Prier, marquera la fin du physiologisme, au moins chez les
mdecins.
Cette affirmation de l'identit du normal et du pathologique, c o
m m e l'a montr M . le Pr Grmek, est un corollaire ngatif de
l'anti-ontologisme. Si ce ne sont plus des maladies indpendantes
qui agissent de l'extrieur sur les organes, il faut rpon-dre la
question Qu'est-ce qui agit ?. La seule solution est de chercher
l'int-rieur, dans un exercice irrgulier des fonctions vitales. Ce
principe de Broussais aura une double postrit, mdicale et
philosophique.
Mdicale chez Claude Bernard qui, dans les Principes de mdecine
exprimen-tale, apprcie que Broussais ait compris que la pathologie
doit invoquer les mmes proprits que la physiologie, et qui s'en
prend l'ontologie ou l'empirisme mdi-cal, souvent dans les termes
mmes de Broussais. La diffrence entre mdecine physiologique et
mdecine exprimentale rsidant bien sr dans le statut de
l'expri-mentation, dont Bernard fait un usage rgl, alors que
Broussais s'en tient une conception pr-scientifique de 1'exprience
directe qui n'est rien d'autre que l'ob-servation et qui exclut
aussi tout recours la vivisection.
Postrit philosophique, chez Auguste Comte. D'autant plus
importante si l'on pense que l'uvre de Broussais n'est connue de
Bernard, c o m m e de Charcot ou Bouchard, qu' travers la lecture
qu'en proposent Auguste Comte et les mdecins positivistes, qui sont
les seuls conserver vivant le souvenir de Broussais au xix c
si-cle. Pour Comte, Broussais est d'abord le modle d'une critique
scientifique du vitalisme, de la psychologie illusoire et de la
mtaphysique kanto-platonicienne d'un Cousin. Image de Broussais qui
sera aussi apprcie chez Littr et des mdecins positivistes
dissidents c o m m e Robin ou Segond. Mais, pour Auguste Comte,
dans la deuxime partie, religieuse , de son uvre, Broussais est
aussi le modle du digne praticien prcurseur d'une humanit rgnre,
car il comprend en vrai mdecin l'action du moral sur le physique,
de la socit sur l'individu, la ncessit de la synthse. A ce titre il
est le plus grand mdecin depuis Hippocrate.
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Telles sont, rapidement esquisses, les principales thses
mdicales et philoso-phiques de Broussais. Elles expliquent l'intrt
de Bernard ou de Comte, mais ne suffisent pas expliquer
l'extraordinaire succs qu'il eut de son vivant.
Son succs est d'abord li des raisons politiques. Sous la
Restauration, Elrous-sais est l'idole des tudiants en mdecine qui
sont alors la pointe de l'agitation puisque la Facult de mdecine
est ferme en 1822. Ils voient en lui un libral, attach aux
principes de la Rvolution et de l'Empire, qui commencent tre
confondus. Broussais est effectivement fils de la rvolution ses
parents rpubli-cains ont t gorgs par les Chouans et le mdecin
militaire qu'il tait apprcie dans Napolon le protecteur des
sciences, m m e s'il critique en lui le dictateur et l'adversaire
de la phrnologie. Raisons religieuses galement ce succs. Broussais
combat la Congrgation et les jsuites. Dans un style trs voltairien,
il appliquera la phrnologie l'tude des ides religieuses.
11 faut galement noter que la plupart des disciples, et les plus
fidles, sont des mdecins militaires qui voient dans la doctrine du
Val-de-Grce la plus belle illustration de la mdecine militaire,
alors m m e que les mdecins civils la mprisent. Succs aussi, mais
plus difficile mesurer, chez les officiers de sant, autres
reprsen-tants d'une mdecine domine.
Bien sr, une des causes principales de son succs est la
simplicit extrme de son tiologie et de sa thrapeutique, qui peuvent
enthousiasmer ces jeunes mdecins dont l'ignorance est apprcie de
Broussais. L'optimisme de la doctrine physiologi-que, qui enlve
tout fondement ontologique la maladie, peut galement faire rver une
disparition de la mdecine qui serait intgre la biologie et
l'hygine, La mdecine physiologique partage les espoirs et les
illusions de la Rvolution franaise, et c'est aussi ce titre qu'elle
enthousiasme la jeunesse de la Restauration.
SUMMARY
Broussais, as a physician, has recently beeomed a subject
interesting to philosophers, like Canguilhem and Foucault. But his
philosophical views have been neglected. However they should not be
dissociated from his medical theories : antiontologism contests the
nosography of Pinel as well as the psychology and metaphysics of
Victor Cousin. He equally fought medical and philosophical
eclecticism. His success seems most likely to be also tied to his
political and social choices. The history of medicine may not be
approached without taking into account a cultural context where
philosophy is also included.
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