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E R. FRANÇOIS-XAVIER CHENET L’ ASSISE DE L ONTOLOGIE CRITIQUE
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Assise 12

Jul 20, 2016

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E R.

FRANÇOIS-XAVIER CHENET

L’ASSISE DE L’ONTOLOGIE CRITIQUE

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Ce texte est la republication d’un ouvrage paru aux

Presses Universitaires de Lille

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tion intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de

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© Chenet - Philopsis 2008

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E R.

CHAPITRE XII

LE PROBLÈME DE L’ÉCONOMIE DE LA CRITIQUE ET DE LA COMPATIBILITÉ DE L’ESTHÉTIQUE

AVEC L’ANALYTIQUE

I. La mise en cause de l'économie de la Critique Kant a-t-il eu raison de commencer la Critique par une Esthé-

tique, n’aurait-il pas dû faire de la déduction transcendantale le point de départ de son exposition du criticisme et placer l’Esthétique ou sa matière après l’Analytique des concepts ? Ou encore, n’aurait-il pas dû exposer les formes de la sensibilité sous la catégorie de l’effectivité, les lois de la sensibilité ne faisant, après tout, que res-treindre l’entendement ? La Critique n’est-elle pas construite à l’en-vers et une fausse idée du criticisme n’est-elle pas induite par ce dé-sordre rédactionnel ? Pire, l’Esthétique comme théorie de la connais-sance sensible ne se trouve-t-elle pas déjà toute constituée dans la Dissertation, ne date-t-elle pas d’un stade révolu de la pensée kan-tienne où le problème critique était ignoré, ne faut-il pas voir dans l’Esthétique la persistance dans la Critique d’un point de vue qui

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n’est plus celui de Kant en 1781, un corps étranger à la pensée cri-tique, contredisant aux thèses essentielles d’une œuvre dont le cen-tre de gravité est à chercher dans l’Analytique ?

Cette question touchant à l’économie interne de la Critique est ancienne puisqu’il revient à J. S. Beck de l’avoir soulevée dès 1796 dans son Unique point de vue possible et d’avoir été le premier à douter que Kant ait eu raison de commencer la Critique par l’Esthétique transcendantale. Réitérant la question reinholdienne 1 des raisons aptes à expliquer qu’une doctrine aussi vraie et définitive que celle de Kant puisse pourtant ne pas être universellement re-connue pour telle et méditant l’échec de l’Essai d’une nouvelle théo-rie de la faculté humaine de représentation à remédier à cette situa-tion 2, Beck en arrive à incriminer le mode d’exposition même de la Critique. Si Kant avait adopté d’emblée le point de vue transcen-dantal, au lieu de s’adapter 3, un temps – et même, trop longtemps

1. Voir notre présentation de REINHOLD, Philosophie élémentaire, 16 sq. Quoique la doctrine kantienne soit allgemeingültig, elle est loin d’être encore allgemeingeltend.

2. BECK, Erläuternder Auszug aus den kritischen Schriften des Herrn Prof. Kant. 3 Bde, Riga, 1793-1796. Bd. III : Einzig möglicher Standpunkt, aus welchem die kritische Philo-sophie beurteilt werden muß. [BECK expose la même doctrine dans son Grundriß der kritischen Philosophie. Halle, 1796]. Cf. Unique point de vue, première partie, § 11 : « La théorie de la faculté de représentation [de Reinhold] ne réalise pas ce qu’elle promet » (61-119). Voir CASSIRER, Systèmes post-kantiens, 60-61.

3. « Il semble que la Critique n’adopte le langage du réalisme que pour être facile à comprendre. Ce mode de pensée est en vérité naturel, étant donné que tout homme, tant qu’il se refuse à la spéculation, admet un lien entre les représentations et leurs ob-jets et considère que c’est la raison pour laquelle ses représentations correspondent aux objets. En conséquence de quoi, la Critique enseigne tout à fait clairement que l’entendement pense un objet en soi simplement comme objet transcendantal, dont nous ne savons absolument pas s’il est en nous ou hors nous, s’il est supprimé avec la sensibilité ou s’il demeurerait si la sensibilité était supprimée. » (Standpunkt, 30-31). « La Critique de la raison pure s’adapte [fügt sich] entièrement, au commencement de l’ouvrage, au mode de représentation de son lecteur, c’est-à-dire au point de vue tout à fait ordinaire d’un lien entre les représentations et leurs objets dans le sens, lien dont n’on a pourtant aucun concept. Tout ce qu’elle dit dans l’Introduction, vise simplement à attirer l’attention du lecteur sur l’absence de valeur de ce point de vue et sur son entière inintelligibilité. A quoi contribue particulièrement l’Esthétique transcendantale et l’avertis-sement qui y est réitéré que l’espace et le temps ne sont que des représentations. Cette thèse est pour ainsi dire le premier coup que reçoit le lecteur qui adhère à l’opinion que nous connaissons les choses telles qu’elles sont. Cette opinion ne fait qu’un avec ce

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– au point de vue de ses lecteurs, de leur faire des concessions si im-prudentes qu’il a rendu très difficile leur délivrance ultérieure, s’il était parti de l’activité synthétique qui est la source commune de l’entendement et de la sensibilité, de l’acte originaire de représen-tation [das ursprüngliche Vorstellen] dont espace et temps sont les pro-duits autant que les catégories, si, au lieu de s’exprimer improprement en exposant le donné comme si la sensibilité devançait l’activité co-gnitive et jouait le rôle de sa condition d’exercice, il avait exposé le donné de la sensibilité comme le terme final de la connaissance ob-jective, le résultat de la synthèse 4, cettte doctrine incontestable ne serait pas restée contestée. A l’ordre d’exposition suivi par Kant – qui n’est qu’un ordre pédagogique et par surcroît malheureux –, il faut substituer l’ordre absolu et partir de la déduction transcendan-tale 5.

Et de donner un commentaire de l’Esthétique, s’attachant à souligner à chaque instant ce qu’il y a lieu de comprendre du point de vue transcendantal auquel le lecteur aura à s’élever. Le lecteur ordinaire croit que l’intuition précède toute synthèse, le lecteur fa-miliarisé avec le point de vue transcendantal des catégories sait, lui par contre, que l’intuitionner est la synthèse originaire de l’homogène, par conséquent qu’elle ne fait qu’un avec la catégorie de la grandeur ; l’objet que produit en nous la sensation est phéno-mène, cela veut dire qu’il est le produit de la position originaire d’un quelque chose qui constitue une fixation de la synthèse origi-naire de mes perceptions, la forme se trouvant a priori dans l’esprit point de vue […] Mais que la Critique se conforme donc autant dans son Introduction et son Esthétique transcendantale à la façon dogmatique de penser de son lecteur, c’est aussi ce qu’il y a à comprendre dans cette section […] » Standpunkt, 345-346.

4. Voir toute la première partie de l’Einzig möglicher Standpunkt, « Représentation des difficultés que l’on éprouve à entrer dans l’esprit de la Critique » (3-119). Beck souligne d’abord les inconvénients de la méthode suivie par Kant. Il s’était d’abord ouvert à Kant de la façon dont il concevait la réorganisation de l’exposé de la Critique dans ses lettres du 17 juin 1794 (Ak.XI, 489-492) et du 16 septembre 1794 (Ak.XI, 504-506). On ne peut conclure de ce que Kant ne l’en ait pas dissuadé qu’il approuvait le projet.

5. Cf. la lettre de BECK à Kant du 31 mai 1792, Ak.XI, 325 ; on a là la ratio fiendi de l’Einzig möglicher Standpunkt. « Ce n’est que dans la Logique transcendantale [et pas dans l’Esthétique transcendantale] que l’on peut montrer comment nous parvenons à des représentations objectives » (Ak.X, 325).

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avant toute expérience n’est rien d’autre que l’usage originaire de l’entendement, la mise en ordre des sensations et leur mise en forme ne signifie rien d’autre que la synthèse originaire de l’homogène, etc. 6 Fichte, pour l’essentiel, reconduit le point de vue beckien 7.

6. BECK, Einzig möglicher Standpunkt, 366 sqq. Beck élimine la chose en soi. A la théorie (empiriste, « dogmatique ») expliquant la représentation par l’action d’une chose en soi – ce qui a pour effet de rendre leur rapport incompréhensible – s’oppose la théo-rie purement « copernicienne » pour laquelle la chose est le produit de l’acte originaire de la représentation. « Les phénomènes sont les objets de notre connaissance qui agis-sent sur nous et qui produisent en nous des sensations. Il n’y a pas lieu de penser ici à des choses en soi. Celui qui met sous l’affirmation de la Critique cette opinion que les objets nous affectent, celui-là prouve qu’il n’a pas atteint le point de vue à partir duquel cette Critique doit être appréciée » (Einzig möglicher Standpunkt, 159)

L’unique point de vue qu’il faut adopter pour apprécier la Critique, c’est celui qui voit dans la chose le produit de l’ursprüngliches Vorstellen (cf. Einzig möglicher Standpunkt, Deuxième section, § 1, 120). « La distinction entre phénomènes et choses en soi est sans objet, dans la mesure où elle ne peut être trouvée à partir du point de vue trans-cendantal » (Standpunkt, titre du § 4 de la première partie, 23-31). La distinction entre le phénomène et la chose en soi est, chez Beck, celle entre l’objet de la perception et l’objet pensé clairement et distinctement, l’objet connu (c’est là présenter comme kan-tienne le type de distinction qu’il récuse dans l’Esthétique – cf. l’observation sur le concept transcendantal de phénomène en A 29-30 / B 45 ; la RG I en A 45-46 / B 62-63 –, mais aussi et autant dans l’Analytique transcendantale – cf. A 256-257 / B 312 ; Ak.III, 212-213 ; TP, 230).

La Critique est une œuvre difficile à comprendre ; les rudiments ne doivent pas être pris pour l’édifice. Il faut savoir se déprendre de son commencement. L’Esthétique transcen-dantale masque malencontreusement la vraie position de Kant. Kant prête au contre-sens : il induit lui-même ses lecteurs en erreur de par la méthode descendante [abwärts] qu’il choisit d’adopter, à laquelle Beck veut substituer une présentation ascendante [aufwärts] (cf. lettre à Kant du 24 juin 1797, Ak.XII, 175 : « Diese meine Methode, von dem Standpunkt der Kategorien abwärts zu gehen, so wie Sie in Ihrem unsterblichen Werk aufwärts gehen » ; cf. MARÉCHAL, Le point de départ de la métaphysique, Ca-hier 4, 191).

Quoique toute son exégèse consiste à souligner que l’Esthétique fait écran à la véritable compréhension de la Critique, qu’elle n’est qu’un point de départ et une concession dangereuse, source de toutes les méprises « dogmatiques », quoiqu’elle rejette l’affection de la sensibilité par des choses, qu’elle entende la distinction du phénomène d’avec la chose en soi à l’intérieur de la représentation et qu’elle refuse d’opposer la sensibilité à l’entendement comme la réceptivité à la spontanéité, mais comme des de-grés de l’activité, Beck se défend néanmoins vivement dans cette lettre contre l’accusation de Schultz, reprise par Kant, d’avoir voulu évacuer la sensibilité à force d’exégèse [die Sinnlichkeit wegexegesieren]).

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* Hermann Cohen veut que l’on commence par l’activité de

pensée 8 et que l’on rectifie donc Kant qui fait une place indue à la sensibilité. L’Esthétique n’a sa place que dans l’Analytique des princi-pes, juge Paul Natorp :

« L’"intuition pure" trouve incontestablement sa place naturelle dans le système des conditions fondamentales de la connaissance après les simples fonctions universelles de l’objectivité, les catégories et les principes de Kant, son pur "penser" donc. L’intuition ne "réalise" l’entendement qu’en le "restreignant" en même temps […]. Après tout cela, la préséance donnée au temps et à l’espace sur les lois de la pensée de l’objet dans le sys-tème de la philosophie transcendantale apparaît comme une sérieuse bé-vue, que l’on ne saurait comprendre et excuser qu’en y voyant une antici-pation. Dans une construction systématique plus rigoureuse, ils auraient assurément dû trouver leur place dans la modalité, sous la catégorie de l’effectivité [Wirklichkeit]. […] Dans le mot d’"intuition" il n’y a au fond

7. Pour FICHTE, comme pour Beck, le « dogmatique » n’est pas, comme il l’est chez Kant, celui qui croit que nous avons affaire dans la connaissance à la chose en soi, mais celui qui s’explique la représentation par l’action de mystérieuses choses en soi sur la faculté représentative du sujet. Fichte rend d’ailleurs hommage à Beck (cf. Première introduction à la Doctrine de la science, VIIème section, cf. OCPP, tr. Phi-lonenko, 260, note) : Beck est celui « qui a su s’élever, au-dessus de la confusion de notre époque, jusqu’à la conscience que la philosophie kantienne n’enseignait pas un dogmatisme, mais un idéalisme transcendantal et que d’après elle l’objet n’était ni don-né tout entier, ni en partie, mais entièrement construit ». Voir la Seconde introduction (OCPP, 285 sqq) où Fichte souligne que tous les kantiens, y compris J. Schultz, ont cru que Kant avait fondé l’expérience, quant à son contenu empirique, sur quelque chose qui est différent du Moi — à l’exception du seul Beck. Tous se sont ingéniés à trouver dans le système kantien le système qui lui est directement opposé, à substituer à « l’idéalisme transcendantal » le « dogmatisme ». Et de défendre Kant aussi bien contre ceux qui l’ont attaqué que contre ceux qui ont voulu le défendre, les uns et les autres partageant la même conception erronée de la révolution kantienne. Jacobi qui critique les inconséquences réalistes de Kant et Schulze qui souligne l’impuissance de Kant à répondre à Hume méconnaissent autant l’essence de l’idéalisme transcendantal que ses défenseurs, Schultz, mais aussi Reinhold, parce qu’il maintient, malgré son forma-lisme, la chose en soi. Ils font du kantisme un « dogmatisme ». Si Kant enseigne l’affection, il ne saurait s’agir d’une affection par un objet.

8. COHEN, System der Philosophie. Ier Teil : Logik der reinen Erkenntnis, Bruno Cassi-rer, Berlin, 1902 ; Werke, G. Olms, Hildesheim, Bd. VI, 13.

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qu’une anticipation de cette pénétration réciproque de toutes les opéra-tions pures de la pensée ou la continuité universelle des processus de pen-sée, c’est-à-dire l’infinité et l’unité de l’origine.»

9.

Riehl n’accorde qu’une signification restrictive à l’Esthétique :

« Le centre de gravité de la philosophie critique kantienne n’est pas comme on l’admet d’ordinaire dans la théorie de la connaissance sensible qui est déjà contenue toute constituée dans la Dissertation, mais dans la so-lution du problème : comment est possible une connaissance d’objets par concepts, indépendamment des impressions de l’expérience, voire inévita-blement nécessaire, afin de s’expliquer le fait de la connaissance. Il se trouve dans la Logique transcendantale, non dans l’Esthétique trans-cendantale. L’Esthétique n’est qu’un présupposé de la Logique. Elle ne trouve sa clôture et sa complétude que dans la Logique. De simples formes de la sensibilité ne procurent encore aucune connaissance et c’est seulement avec la Logique qu’est résolu le problème de la connaissance. La mise en avant de l’Esthétique ne correspond qu’au point de vue systématique ; dans le développement ultérieur de la méthode, une fois la Critique ache-vée, Kant semble même préférer partir de la doctrine critique du jugement. Le phénoménisme, ou comme on l’appelle communément l’idéalisme, n’est pas davantage l’affaire essentielle du système kantien ; il ne constitue que la condition restrictive [restringierende Bedingung] sous laquelle est possible a priori une connaissance d’objet » 10.

Certains interprètes vont encore plus loin : ils ne se bornent pas à déplorer ou à stigmatiser une construction maladroite et une bévue réparable. Considérant qu’il n’y a pas de différence essentielle entre le point de vue de l’Esthétique et celui de la Dissertation et qu’il y a des contradictions insurmontables entre l’Esthétique et l’Analytique transcendantales, ils prennent l’Esthétique pour un ves-tige, voire pour un corps étranger à l’inspiration authentique de la Critique. Entre l’Esthétique et la Logique transcendantale, il faut choisir ; c’est ce que déclare, par exemple un élève de Natorp, Fritz Heinemann :

9. NATORP, Die logischen Grundlagen, 274-277. La traduction de la deuxième phrase est empruntée à E. Martineau in HEIDEGGER, Interprétation, qui cite NATORP, 89-90.

10. RIEHL, Kritiz., Bd. I, 1ère éd. 286.

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« En ce qui concerne l’Esthétique on commence à s’accorder, ces derniers temps, sur deux points : d’abord sur la contradiction entre l’Esthétique et l’Analytique ; ensuite sur la parenté de l’Esthétique avec la Dissertation. La contradiction [de l’Esthétique] avec l’Analytique, spécia-lement avec celle des principes, est insurmontable ; on ne peut admettre qu’Esthétique et Analytique reposent sur la même base ; l’Esthétique re-quiert un autre terrain. Les points essentiels de l’opposition sont ceux-ci. L’intuition, dans l’Esthétique comme dans la Dissertation, doit procurer la connaissance ; cela n’est pas seulement expressément souligné ; même si cela n’était pas dit, ce n’est qu’à cette condition que l’exposition transcen-dantale de l’Esthétique a un sens comme fondation de la connaissance ma-thématique et mécanique. Le moins qu’enseigne au contraire l’Analytique, c’est que des intuitions sans concepts sont aveugles, que des concepts sans intuition sont vides, par conséquent que des connaissances ne sont jamais acquises à partir de l’intuition. La tendance de l’Analytique est cependant plus radicale : la pensée n’y est pas un facteur agissant parmi d’autres, il devient le facteur prédominant : "Ainsi toute liaison est-elle une action de l’entendement". (§ 15) L’Esthétique n’avait-elle donc rien lié, n’avait-elle donc rien déterminé, n’avait-elle pas institué l’ordre spatial et temporel et en lui l’ordre de la science mathématique de la nature ? C’est pour cette raison que l’on ne peut rester dans l’Esthétique ; si elle fait tout le travail de détermination et de liaison, pourquoi fonder à nouveau dans les Prin-cipes la mathématique, la science de la nature ? Avec cette proposition, l’Esthétique est en fait détrônée et il est parfaitement conséquent de rava-ler, du point de vue des principes, l’espace et le temps de l’Esthétique au rang de pures "chimères" comme "dénuées de validité objective, de sens et de signification". Il n’y a pas ici de compromis possibles ; les points de vue de l’Esthétique et de la Logique sont exclusifs. Il n’y a que deux solutions : la place inaugurale donnée à l’Esthétique est soit une faute, soit un stade antérieur de son évolution intellectuelle. La dernière solution trouve sa confirmation comme la seule praticable dans le second résultat de la re-cherche moderne que nous exprimerons de façon brutale en disant que l’Esthétique n’est qu’une ombre et une scorie de la Dissertation. Elle n’est ni un progrès, ni un développement ultérieur – elle n’est qu’une régres-sion, rien qu’une dissolution » 11.

11. HEINEMANN, Aufbau, 40-41 [= 102-103]. Il ne faut pas identifier les thèses de l’Esthétique à celles de la Dissertation, ce qui ne signifie évidemment pas que les thè-ses de l’Esthétique soient ipso facto philosophiquement contemporaines de celles de l’Analytique. La négation que l’Esthétique soit à l’heure de la Critique allant générale-

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*

Il n’est pas douteux que le problème de la connaissance n’est

résolu que dans la Logique transcendantale, que le centre de gravité de la Critique ne peut être placé dans l’Esthétique, qui n’est que la partie apéritive de la Critique : les formes de la sensibilité ne don-nent pas la connaissance, elles n’expliquent pas comment est pos-sible une connaissance d’objets selon des concepts a priori (catégo-ries). Si l’Esthétique, en mettant en évidence que la sensibilité a des principes a priori, prépare à la compréhension de la possibilité des ment de pair avec une réduction de l’Esthétique aux sections correspondantes de la Dissertation, la première objection à lever contre l’idée que l’Esthétique puisse retarder sur le restant de la Critique, c’est qu’elle soit le simple décalque des sections II et III de la Dissertation. La thèse de l’identité entre ces deux écrits est, hélas, assez générale. « La théorie de la connaissance sensible, telle qu’elle est exposée dans le troisième para-graphe de la Dissertation, est passée sans changements dans l’œuvre critique maî-tresse et ne contient rien de propre par rapport à la Critique, dans la méthode comme dans les résultats ». (RIEHL, Kritizismus, Bd. I, 1ère éd., 278). « Le centre de gravité de la philosophie de Kant n’est pas, comme on le suppose ordinairement, dans la théorie de la connaissance sensible, laquelle se trouve déjà intégralement constituée dans la Dissertation » (ibid, 286). — « L’Esthétique transcendantale reprend, dans le détail des preuves de la signification a priori de l’espace et du temps, les propositions cardinales de la Dissertation sans aucune restriction ni transformation substantielle » (CASSIRER, Erkenntnisproblem, Bd. II, 684, cf aussi 743). — « La matière de l’Esthétique y est com-plètement traitée et certaines thèses fondamentales critiques y sont énoncées ; par exemple, la distinction entre la forme et la matière de la connaissance, celle entre la sensibilité et l’entendement, celle entre la réceptivité et la spontanéité, celle entre le phénomène et le noumène, etc. », « la conception de la sensibilité est la même que dans la Critique » (VLEESCHAUWER, Déduction, t. I, 153, 156). — « L’Esthétique n’est au fond qu’une édition remaniée de la Dissertation de 1770 » DAVAL, Métaphysique, 27). — « La troisième section […] contient l’essentiel de ce qui constituera l’Esthétique transcendantale, avec des différences de peu d’importance. » (GUEROULT, « Disserta-tion », 14). — « Aussi bien la doctrine du temps et de l’espace développée dans la troi-sième section de la Dissertation de 1770 n’est-elle point parfaite : sur de nombreux points elle diffère de l’Esthétique transcendantale. Néanmoins il s’agit de tout autre chose que d’une simple ébauche et l’on peut considérer qu’au point de vue de la struc-ture – non de la signification de la structure – les résultats fondamentaux sont obte-nus ». « A quelques détails près, l’exposé de 1770 sur le temps et sur l’espace peut être substitué à ceux de 1781 et 1787 » (PHILONENKO, Œuvre, t. I, 80, 81. Ceci tout en ju-geant qu’il y a un abîme entre Dissertation et la Critique (cf. 79). On pourrait encore citer BRUNSCHVICG (Étapes, § 155, 262), KRÜGER (Über Kants Lehre von der Zeit, in An-teile, 180), MARTIN (Science moderne, 52, 106).

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jugements synthétiques a priori, elle ne fournit, de son propre aveu d’ailleurs, que l’une des conditions requises pour la solution du pro-blème transcendantal. On ne peut que souscrire évidemment au ju-gement de Vleeschauwer ou à celui que porte Hindercks sur l’Esthétique :

« Les formes de l’intuition sont les conditions immédiates de la pos-sibilité d’une représentation ; les catégories sont celles d’une représentation d’objet. Donc, quoi qu’en pense Schopenhauer, l’Esthétique transcendan-tale joue dans la Critique un rôle secondaire […]. Nous comprenons, grâce à l’Esthétique, comment le concret donné s’ordonne et s’organise dans l’espace et dans le temps, et comment il peut devenir une représentation, mais nous ne comprenons nullement comment cette représentation puisse [sic] apparaître avec le caractère d’objectivité. Elle ne répond donc pas à l’objet de la Critique ; elle est quelque chose de provisoire, qui favorise in-contestablement l’examen du problème de l’objectivité et est nécessaire pour celui-ci, mais qui ne le renferme pas » 12.

« L’Esthétique transcendantale ne contribue en rien directement à la solution véritable du problème central de la Critique de la raison pure, donc à la solution de la question de savoir "comment les conditions sub-jectives du penser doivent avoir une validité objective, c’est-à-dire livrer les conditions de la possibilité de toute connaissance des objets". Elle consti-tue, pour ainsi dire, seulement un travail préparatoire en exprimant d’abord les présupposés généraux du problème, en tant qu’elle déduit [ableitet] surtout les présupposés de sa solution. Ce n’est que du point de vue de la solution elle-même que nous apparaît le caractère provisoire de sa conception et la vérité seulement conditionnée de ses résultats. L’Esthé-tique transcendantale ne peut absolument pas être comprise sans l’Ana-lytique transcendantale. Elle est une partie subordonnée [unselbständiger Teil] dans le tout de la Critique et elle est aussi pensée comme telle par Kant lui-même » 13.

*

12. VLEESCHAUWER, Déduction, t. I, 77.

13. HINDERCKS, Über die Gegenstandesbegriffe, 58.

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L’intérêt exégétique que nous portons à l’Esthétique ne pro-cède pas d’une volonté de réduire la Critique de la raison pure à l’une de ses parties, ni d’une surévaluation de sa contribution à la solution du problème général de la philosophie transcendantale. Il n’est pas dans notre propos de l’ériger en l’alpha et l’oméga de la Critique, de réitérer quelque variante du contresens de Schopen-hauer qui, parce qu’il méconnaît le problème de l’objectivité, de la possibilité de synthèses a priori objectivement valables, réduit l’ambition et l’apport de la Critique à la distinction métaphysique du phénomène d’avec la chose en soi, à quoi évidemment l’Esthé-tique suffit pleinement, si bien que l’Analytique se trouve condam-née à apparaître superfétatoire

14. Il est évident qu’on demeure sur le seuil de la Critique à s’en tenir à l’Esthétique.

Reste à savoir si l’ordre d’exposition de la Critique est perti-nent, si Kant n’a pas eu tort de faire de l’Esthétique la première par-tie de la théorie transcendantale des éléments, si le rôle inaugural de l’Esthétique n’est pas égarant, voire inacceptable. Il s’agit même de savoir si l’Esthétique et l’Analytique transcendantales sont bien com-patibles dans leurs enseignements, si l’Analytique ne constitue pas une palinodie de l’Esthétique, si donc l’Esthétique n’est pas une faute, à tout le moins, pour le cas où elle ne se trouverait pas for-mellement contredite par l’Analytique, si elle appartient bien au même univers mental, si elle n’est pas à considérer comme un ves-tige, comme essentiellement non contemporaine de l’Analytique, comme la rémanence dans la Critique d’une étape dépassée de la pensée kantienne. On ne peut se soustraire à l’examen de cette question.

La confrontation de l’Esthétique avec la Dissertation constitue déjà l’amorce d’une réponse, vu les nombreuses différences appré-ciables entre les deux états de la pensée kantienne, mais elle ne peut suffire à écarter le soupçon que l’Esthétique soit en contradiction avec l’Analytique ou en retard significatif sur le point de vue criti-que. 14. SCHOPENHAUER n’y voit qu’une « fausse fenêtre » inventée par suite d’un besoin (maniaque et sénile !) de symétrie. Cf. Le monde comme volonté et comme représenta-tion, Appendice : Critique de la philosophie kantienne, tr. Burdeau-Roos, 519 sq ; princi-palement 548 sq.

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Nous avons déjà dit qu’il n’y a pas lieu de penser que l’Esthé-tique ait été composée dans la foulée de la Dissertation. Il n’y a pas à douter que sa rédaction est antérieure à celle de l’Analytique, mais il n’y a pas de raisons de penser qu’elle ait été composée très antérieu-rement. On ne peut la tenir pour significativement antérieure parce qu’elle s’accorde en de nombreux points – au niveau d’exposition qui est le sien – , avec ce que la Dissertation enseignait. Il est plus que vraisemblable qu’elle a été composée après le Duisburgsche Na-chlaß, c’est-à-dire à une époque où Kant, pleinement en possession du problème critique, a abandonné la conception de l’entendement qui était la sienne dans la Dissertation, ayant découvert que l’enten-dement est une fonction de liaison et concevant la connaissance comme union de la sensibilité avec l’entendement.

Quand elle daterait d’une époque plus proche de la rédaction de la Dissertation que de celle du restant de la Critique, il resterait qu’elle aurait été intégrée par Kant au restant de la Critique, qu’il n’aurait pas jugé qu’elle la déparait et qu’elle contredisait à la solu-tion critique du problème de l’objectivité. Il en a fait, à quelque moment qu’il l’ait rédigée, une partie intégrante de la Critique et il l’a reconduite en son lieu et place et dans son contenu dans la se-conde édition, alors qu’il n’a pas hésité, non seulement à corriger, mais même à reprendre complètement ce qui ne lui donnait pas sa-tisfaction et à déplacer l’examen de certaines questions. Il faudrait prêter à Kant une singulière capacité d’aveuglement sur l’essence de sa propre position philosophique pour lui imputer d’avoir pu juxta-poser à l’Esthétique une Analytique qui en serait objectivement la ré-futation en 1781 et pour ne pas s’en être rendu compte, de surcroît, en 1787 !

Aussi doit-on partir fermement du principe interprétatif qu’il n’est pas possible qu’un auteur de la stature philosophique de Kant ait pu commettre la faute que certains interprètes n’hésitent pour-tant pas à lui imputer. Sans doute faut-il reconnaître que la Critique est loin d’être tout d’une pièce, qu’elle est composée de pages qui, reprenant le produit d’une pensée qui s’est étendue sur une dou-zaine d’années, ne sont pas toutes contemporaines, que, malgré ses intentions architectoniques maintes fois affirmées, Kant y a amal-gamé des pages obéissant à des économies différentes de pensée, à

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des étapes plus ou moins avancées dans la solution des problèmes, à des niveaux divers dans les résultats obtenus 15, mais la Critique n’est tout de même pas un patchwork théorique 16, une œuvre faite de pièces et de morceaux rapportés.

On ne peut certes écarter a priori qu’il puisse y avoir une ten-sion entre l’Esthétique et l’Analytique, mais on peut et l’on doit écar-ter a priori une faille de l’ampleur de celle dénoncée par Heine-mann. Plutôt que de récuser l’Esthétique au nom de l’enseignement de l’Analytique, il faut chercher à concilier ces deux moments théo-riques.

S’agissant de l’Esthétique, il ne faut ni projeter sur ses thèses celles de la Dissertation, ni prêter à ses affirmations la signification qu’elles y auraient ou qu’elles y avaient, en partant du principe qu’elle est une partie intégrante de la Critique et qu’elle doit donc être « à l’heure » de la Critique ; ni lui faire prendre prématurément position sur des questions sur lesquelles elle ne porte pas du tout ; ni tenir ses silences méthodologiques sur les questions qui touchent au rôle de l’entendement dans la connaissance, sur le rôle du prin-cipe de l’unité d’aperception pour que l’intuition soit elle-même possible pour une ignorance de ce principe ou une négation de sa suprématie. Il faut la comprendre à la lumière de l’enseignement de l’Analytique de façon à ne pas y lire à tort entre les lignes des affir-mations tranchées que l’Analytique devrait invalider et il faut tenir

15. Cf. LACHIÈZE-REY, Idéalisme, Avant-propos, 1-2 ; ADICKES, Kants KdrV, Intro-duction, XXI sq ; DELBOS, Philosophie pratique, 158-159 : « Les ouvrages de Kant les plus considérables, à commencer par la Critique de la raison pure, malgré leur préten-tion à l’unité systématique, renferment des morceaux disparates, de date différente quant à leur origine et à leur raison d’être. Et ceci tient à la façon même dont Kant a phi-losophé, surtout pour la préparation de la Critique : en procédant comme il l’a dit, des parties au tout, non du tout aux parties » ; cf. HEIDEMANN, « Über die Divergenz… », 103.

16. Nous pensons surtout à J. WARD (A study of Kant, Cambridge, 1922) et N. K. SMITH (Commentary), dans une moindre mesure à ADICKES (voir son édition de la Critique) et VAIHINGER (« Die transz. Deduktion der Kategorien », in Philos. Abhan-dlungen dem Andenken R. Hayms, Niemeyer, Halle, 1902, 23-98). Se sont violemment opposés à cette manière de voir PATON (Kant’s Metaphysic of Experience, et surtout : « Is the transcendantal Deduction a patchwork ? » in Proceedings of the Aristotelian So-ciety, XXX, 1930, 143-178) et HEIMSOETH (Transz. Dialektik).

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compte dans son interprétation du fait que l’on y a affaire, de l’aveu même de Kant, à une approche isolante de la sensibilité, ce qui in-duit certains effets de distorsion théorique qui n’ont rien à voir avec des thèses.

S’agissant de l’Analytique, il ne faut ni lire ses thèses comme si l’Esthétique ne la précédait pas et ne devait pas déterminer dans une certaine mesure le sens à donner à ses affirmations, ni la lire comme si elle ne procédait pas elle aussi (à tout le moins l’Analy-tique des concepts) d’une analyse isolante, et n’en avait pas les in-convénients, ni gauchir ses thèses en faisant de la doctrine kan-tienne de la connaissance un idéalisme constructiviste

17. Il faut lire Esthétique et Analytique conjointement comme les deux parties com-plémentaires de la théorie transcendantale des éléments, c’est-à-dire comme le tout dans lequel seulement les thèses isolées prennent sens et portée.

II. L’Esthétique transcendantale est de plein droit la première partie de la théorie transcendantale

des éléments Rappelons, pour commencer, sinon des évidences, du moins

des propositions de Kant qui sont au fondement de sa philosophie de la connaissance, qui jouent le rôle d’axiomes, puisqu’une certaine lecture de Kant les perd de vue.

Il est posé, dès l’Introduction, que la connaissance humaine a deux souches [Stämme] qui, pour partir peut-être d’une racine [Wurzel] commune, n’en sont pas moins – au niveau où l’on peut les observer et les décrire – données comme irréductibles l’une à l’autre : sensibilité et entendement. Par la première, les objets nous sont donnés [gegeben], par la seconde, ils sont pensés [gedacht]. D’où 17. Nous appelons ainsi toute doctrine de l’autonomie de la conscience déterminante, de la spontanéité du moi constructeur, de l’esprit comme puissance constituante, par exemple l’interprétation de LACHIÈZE-REY (cf. Idéalisme, passim et conclusion). Pour la réfutation de ce type de lecture du criticisme, on renvoie à la démonstration de ROUSSET sur « la nature de l’élément de réalité » in Doctrine, 93-138.

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suit immédiatement que la théorie transcendantale des éléments comporte naturellement deux parties dont la première est de plein droit une doctrine des sens [Sinnenlehre] « puisque les conditions sous lesquelles seules sont donnés les objets de la connaissance hu-maine précèdent celles sous lesquelles ces mêmes objets sont pen-sés ».

Ce point fondamental est repris et précisé dans le premier alinéa du § 1 de l’Esthétique : c’est au moyen de la sensibilité que des objets nous sont donnés, elle seule nous fournit des intuitions ; c’est l’entendement qui pense ces intuitions, de lui seul procèdent les concepts. Il est réénoncé et enrichi au début de l’Introduction à la Logique transcendantale ; notre connaissance dérive de deux sour-ces fondamentales : le pouvoir de recevoir [empfangen] des impres-sions et celui de produire [hervorbringen] des représentations ou spontanéité de la connaissance. La connaissance est l’œuvre de deux pouvoirs qui ne peuvent échanger leurs fonctions (l’entendement ne peut intuitionner ; la sensibilité ne peut penser l’objet) et dont au-cun n’est préférable à l’autre, la connaissance étant leur œuvre conjointe (des pensées sans contenu sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles). Il n’empêche qu’elles doivent être étudiées séparément.

On ne peut reprocher à Kant d’avoir commis une faute dans la construction systématique de la Critique, pour n’avoir pas absor-bé l’Esthétique dans la Logique transcendantale, pour n’avoir pas ex-posé l’espace et le temps dans les catégories de la modalité, qu’en étant sourd aux affirmations formelles, ne souffrant aucune « inter-prétation » du début de l’Introduction de cette Logique transcendan-tale même dont ils se veulent pourtant les nouveaux apôtres : la connaissance commence avec la sensibilité, la connaissance est l’œu-vre de deux facultés complémentaires, il n’y a pas de vicariance de la sensibilité et de l’entendement, ces facultés doivent être étudiées séparément 18.

18. « Notre connaissance dérive dans l’esprit de deux sources fondamentales : la pre-mière est le pouvoir de recevoir des représentations (la réceptivité des impressions) […] Par la première un objet nous est donné » – « Ni des concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni une intuition sans concepts, ne peut donner une connaissance […]. Aucune de ces propriétés n’est préférable à l’autre. Sans la sen-

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L’Esthétique qui est la science des règles de la sensibilité en général occupe un emplacement déterminé dans l’économie systé-matique de la Critique, une place première en droit : pas de connais-sance si les objets ne sont d’abord donnés.

La complémentarité de la sensibilité et de l’entendement dans l’œuvre de connaissance (ni des concepts sans intuition, ni une intuition sans concepts ne peuvent donner lieu à une connaissance) n’autorise pas leur étude conjointe (laquelle menacerait de recon-duire la confusion classique de leurs attributions) et n’entraîne pas qu’il soit arbitraire d’entreprendre l’étude du pouvoir de connais-sance par l’une ou l’autre de ces facultés. C’est de l’étude de la sen-sibilité qu’il convient de partir puisque, faute de données (de la sen-sibilité), il n’y aurait strictement rien à connaître, pas d’objet, rien que l’entendement pourrait avoir à déterminer 19.

La sensibilité n’a pas besoin des fonctions de l’entendement, Kant l’affirme expressément et en fait précisément le point de dé-part du problème de la déduction transcendantale :

« Des objets peuvent assurément nous apparaître, sans qu’ils doi-vent se rapporter nécessairement à des fonctions de l’entendement. […] Il pourrait parfaitement y avoir des phénomènes ainsi faits que l’entendement ne les trouvât pas du tout conformes aux conditions de son unité, et que tout fût dans une telle confusion que, par exemple, dans la série des phénomènes, rien ne se présentât qui fournît une règle de la syn-thèse […]. Les phénomènes n’en offriraient pas moins, dans ce cas, des ob-

sibilité, nul objet ne nous serait donné et sans l’entendement nul ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles. Il est donc aussi nécessaire de rendre ses concepts sensibles […] que de se faire intelligibles ses intuitions […]. De leur union seule peut sortir la connaissance » – « Ces deux pou-voirs ou facultés ne peuvent pas échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser » – « De leur union seule peut sortir la connais-sance. Cela n’autorise cependant pas à confondre leurs attributions ; c’est, au contraire, une grande raison pour les séparer et les distinguer soigneusement l’un de l’autre. Aussi distinguerons-nous la science des règles de la sensibilité en général, c’est-à-dire l’Esthétique, de la science des règles de l’entendement en général, c’est-à-dire de la Logique » KdrV, A 51 / B 75 ; Ak.III, 75 ; TP, 77.

19. C’est là une différence essentielle entre la Dissertation et l’Esthétique : il est relati-vement arbitraire que la Dissertation commence par l’étude de la forme et des principes du monde sensible, l’entendement ayant un objet propre, encore qu’il n’en puisse avoir qu’une connaissance symbolique.

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jets à notre intuition, car l’intuition n’a besoin en aucune manière des fonctions de la pensée »

20.

Ce passage peut certes susciter des objections : en effet 1° la

thèse que l’intuition n’a en aucune manière besoin des fonctions de la pensée ne se trouve exprimée qu’en cet endroit de la Critique ; 2° il apparaîtra justement au cours de la déduction transcendantale que cette supposition a quelque chose de vain, que des phénomènes ne peuvent être quelque chose pour nous que s’ils sont conformes au principe de l’unité d’aperception, que l’hypothèse de phénomènes auxquels les catégories ne trouveraient pas à s’appliquer doit être re-jetée, de la même manière que dans les Méditations métaphysiques de Descartes l’hypothèse du malin génie tombe d’elle-même une fois que nous sommes parvenus à l’évidence du cogito et à celle de la né-cessaire véracité divine ; 3° ces vues sont, sinon contredites, du moins fortement tempérées par d’autres ; 4° il se pourrait donc qu’il ne faille pas lire dans ce texte comme une thèse de la philosophie transcendantale que l’objet peut nous être donné sans les fonctions de l’entendement, qu’il ne s’agisse que d’une simple hypothèse péda-gogique visant seulement à disposer le lecteur à la recherche qu’est la déduction transcendantale ; 5° il se pourrait que Kant se place ici au niveau du sens commun 21, que cette vue ne soit pas la sienne pro-pre.

20. KdrV, § 13, A 89 / B 122 ; Ak.III, 102 ; TP, 103-104. (TP traduisent trop fortement al-lerdings par « incontestablement »). Texte embarrassant. GRAYEFF propose de substit-uer à l’indicatif können le conditionnel könnten : « könn[t]en, uns allerdings Gegen-stände erscheinen, ohne daß sie sich auf Funktionen des Verstandes beziehen müs-sen » (Deutung, 117). ZOCHER veut qu’on comprenne que « l’on ne doit pas d’abord accepter que des phénomènes donnés doivent correspondre aux conditions de l’enten-dement. […] On doit dire que la solution de ce problème consiste à mettre en évidence que cette hypothèse est pure fiction » (Grundlehre, 167-168).

21. Ainsi COHEN, Kants Theorie, 360-367 ; CASSIRER, Erkenntnisproblem, Bd. II, 700 : l’affirmation n’a pas de caractère définitif, « cette expression abrupte et paradoxale que rectifie ultérieurement Kant en exposant plus précisément la doctrine des concepts de l’entendement » ; Henri Clemens BIRVEN : Kant se place ici du point de vue du sens commun (Kants transz. Deduktion, Halle, 1913, 12) ; concession provisoire juge ADIC-KES (Doppelte Affektion, 87-88) ; VLEESCHAUWER met cette hypothèse au compte de la méthode isolante de Kant (Déduction, t. II, 171-178) ; pour VUILLEMIN, elle témoigne

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A quoi l’on peut répliquer. 1° Il n’est pas exact qu’il n’y ait que ce passage dans la Critique 22 à poser l’antériorité de l’intuition à l’égard de toute pensée et l’indépendance de la pensée à l’égard de l’intuition. Rappelons d’abord la définition même de l’intuition donnée dans la deuxième des remarques générales de l’Esthétique transcendantale : « ce qui comme représentation, peut précéder tout acte quelconque de penser quelque chose est l’intuition ». Défini-tion confirmée littéralement, en B même, au § 16 de l’Analytique

23. Rappelons aussi la définition même du phénomène donné par la même Esthétique : « l’objet indéterminé d’une intuition empi-rique »

24. Dans l’Analytique , on lit que « le divers nécessaire à une intuition doit encore être donné avant la synthèse de l’entendement et indépendamment de cette synthèse » 25 et, dans la Dialectique, que « les phénomènes de la nature sont des objets qui nous sont donnés indépendamment de nos concepts » 26.

2° Le problème posé par l’espace et le temps est essentielle-ment différent de celui posé par les catégories : les premiers ont rapport à la réalité de l’expérience, les seconds ont rapport à son ob-jectivité ; l’on voit d’emblée [mit leichter Mühe] l’accord nécessaire des objets de l’intuition avec les conditions formelles de l’intuition ; en effet : « que les objets de l’intuition sensible doivent être

d’un « point de vue encore abstrait et incomplet, comme le prouveront l’intervention au niveau même de l’intuition d’« une synthèse qui correspond toujours à la synopsis » (Critique, 109), la réciprocité complète de la spontanéité et de la réceptivité qui en dé-coule et la nécessité de la synthèse de l’appréhension » (Héritage, 50-51). Cf. ROUS-SET, Doctrine, 82-83.

22. On pourrait invoquer bien des passages d’autres œuvres : par ex. le § 20 des Pro-légomènes, le § 1 de l’Anthropologie, AK.VII, 127 ; tr. Foucault, 17 (« les représenta-tions sensibles précèdent sans contredit celles de l’entendement. »), les RR 4636, Ak.XVII, 620 et 5643, Ak.XVIII, 282-284. Cf. VLEESCHAUWER, Déduction, t. II, 171 et ROUSSET, Doctrine, 99-100.

23. KdrV, § 16, B 132 ; Ak. III, 108 ; TP, 110 : « La représentation qui peut être donnée avant toute pensée s’appelle intuition. »

24. C’est à tout le moins le sens très généralement attribué à cette formule.

25. KdrV, § 22 ; B 146 ; Ak.III,117 ; TP, 124.

26. KdrV, A 480 / B 508 ; Ak.III, 332 ; TP, 367.

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conformes aux conditions formelles de la sensibilité qui se trouvent a priori dans l’esprit, cela est clair, puisqu’autrement ils ne seraient pas des objets pour nous »

27, alors que l’on ne voit pas facilement [nicht so leicht einzusehen] que l’objet doive aussi être conforme aux conditions dont l’entendement a besoin pour l’unité synthétique de la pensée.

« Nous avons pu facilement rendre plus haut compréhensible par rapport aux concepts de l’espace et du temps, comment, en tant que connaissances a priori, ils doivent toutefois se rapporter nécessairement à des objets et comment ils rendent possible une connaissance synthétique de ces objets, indépendamment de toute expérience. Car, comme ce n’est qu’au moyen de ces formes pures de la sensibilité qu’un objet peut nous apparaître, c’est-à-dire être un objet de l’intuition empirique […] » 28.

La condition est analytique dans le premier cas, synthétique

dans le second ; une simple exposition suffit dans le cas des formes, une déduction – dans le sens juridique qu’a ce terme chez Kant : jus-tification d’une prétention – est nécessaire pour les catégories

29. Le problème se résout, il n’est pas illusoire pour autant.

La solution du problème de l’applicabilité des catégories n’aboutit pas à remettre en cause la thèse fondamentale de l’indépendance de la sensibilité par rapport à l’entendement, de l’intuition par rapport au concept. Si le phénomène doit pouvoir entrer dans une conscience pour pouvoir être quelque chose pour nous, cela ne revient pas à restituer à l’entendement ce qui aurait été à tort attribué en un premier temps, par naïveté, à la sensibilité. La Déduction transcendantale n’annule pas le fait que la matière de la représentation ne naît pas de la spontanéité de l’entendement, elle ne revient pas à nous conférer l’intuition intellectuelle ou son suc-cédané.

27. KdrV, § 13, A 90 / B 122-123 ; Ak.III, 103 ; TP, 103.

28. KdrV, § 13, A 89 / B 122 ; Ak.III, 102 ; TP, 102-103.

29. Cf. PRAUSS, Erscheinung, 117 et ROUSSET, Doctrine, 88, n. 50. Sur la nature juri-dique du concept de déduction chez Kant, cf. KdrV, § 13. On n’ignore pas les réserves heideggeriennes (Interprétation, 271 sqq).

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« La démonstration de la conformité nécessaire du donné aux caté-gories n’est pas – souligne B. Rousset –, une négation de son indépen-dance, démonstration qui supprimerait le problème au lieu de le résoudre ; elle a uniquement pour but d’établir que le donné, en tant qu’objectivement connu, ne saurait s’opposer aux principes constructeurs de la connaissance, puisque ceux-ci sont indispensables, non pour qu’il soit donné, mais pour qu’il devienne un donné objectivement connu » 30.

Pour avoir donc bien, en un sens, un caractère provisoire et

véritablement fictif, « l’hypothèse » d’une non-conformité aux conditions de l’unité de l’entendement, est, fait observer B. Rousset, « fondée sur le fait qu’il n’y a d’objet donné que dans une intuition indépendante de l’entendement : c’est là non une hypothèse, mais un principe, sur lequel il ne sera pas question de revenir » 31.

3° La thèse de l’indépendance de l’intuition à l’égard de l’entendement est-elle contredite par l’Analytique ? Il faut reconnaî-tre que dans le chapitre des principes de l’entendement pur, singu-lièrement le passage consacré aux analogies de l’expérience, l’entendement semble bien se voir attribuer une fonction dans la perception elle-même 32, mais c’est là précisément le lieu où l’étroite collaboration de ces deux fonctions doit être établie, le moment même où Kant met fin à l’analyse isolante de ces deux fa-cultés 33.

On peut certes voir dans la thèse que « la nature, en tant qu’objet de la connaissance dans une expérience, n’est possible avec tout ce qu’elle peut contenir, que dans l’unité de l’aperception », que donc « tous les phénomènes, comme expériences possibles, ré- 30. ROUSSET, Doctrine, 102. VLEESCHAUWER juge par contre que « la déduction va contredire et démolir de la façon la plus formelle » l’hypothèse faite au § 13 que l’entendement trouvât des phénomènes qui ne fussent pas conformes aux conditions de son unité (Déduction, t. II, 171).

31. ROUSSET, Doctrine , 83, n. 8. La Critique n’y reviendra pas ; pas davantage l’Opus postumum.

32. Cf. VLEESCHAUWER, Déduction, t. II, 173.

33. Comme le souligne HEIDEGGER, Interprétation, 163 sqq. Le livre II ouvre, à l’inté-rieur même de la Logique transcendantale, une nouvelle problématique.

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sident a priori dans l’entendement » 34, une sérieuse mise en cause de l’hypothèse un instant faite d’un donné qui pût être rebelle aux conditions de l’objectivité, mais il n’y a pas à en faire la révocation de l’Esthétique : si les phénomènes tiennent de l’entendement leur possibilité formelle, c’est néanmoins de la sensibilité seule qu’ils tien-nent leur possibilité en tant qu’intuitions.

Le criticisme fait de la connaissance humaine une structure 35

remarquablement équilibrée puisqu’elle ne sacrifie pas plus la sensi-bilité à l’entendement qu’elle ne sacrifie l’entendement à la sensibi-lité. Et il est deux manières de la comprendre qui la déforment autant l’une que l’autre. On stigmatise à bon droit celle qui, prenant acte de l’indépendance de la sensibilité et du fait qu’elle donne l’objet, tend à réduire le rôle de l’entendement dans la connaissance, à faire de l’intuition l’élément essentiel de la connaissance, de l’Esthétique le centre de gravité de la Critique. Mais celle qui lui fait pendant, pour être reçue avec plus d’égards, ne mérite pas moins d’être jugée un-kantisch. La connaissance n’est ni l’œuvre d’une pure réceptivité, ni l’œuvre d’une pure spontanéité.

L’Analytique transcendantale, consacrée à la spontanéité de notre pouvoir de connaître, modifie certes quelque peu l’idée que l’on pourrait se faire présomptivement de la connaissance en se fon-dant sur la seule Esthétique. Il reste à découvrir que les représenta-tions données par la sensibilité ne peuvent être des représentations pour nous que pour autant qu’elles sont soumises au principe de l’unité originairement synthétique de l’aperception, qu’à condition de pouvoir entrer dans une conscience en satisfaisant aux conditions de l’unité de l’entendement, que « les phénomènes ont un rapport nécessaire à l’entendement » 36, mais cela ne reviendra pas à trans-former les données de la sensibilité en produits de l’entendement. L’entendement ne recevra jamais la fonction de donner la représen-tation. On n’assistera pas à un échange de fonctions entre facultés. Il s’avèrera que nos représentations doivent être liées par

34. KdrV, A 127 ; Ak.IV, 93-94 ; TP, 143.

35. SALA, Das Apriori, 173 sq.

36. KdrV, A 119 ; Ak.IV, 89 ; TP, 133.

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l’entendement, mais cela n’exclura pas qu’elles doivent être premiè-rement reçues 37. La faculté qui les lie n’en deviendra pas celle qui les reçoit, elles n’en deviendront pas apparemment reçues. L’in-tuition sensible ne se résoudra pas en une intuition intellectuelle. L’entendement ne sera jamais qu’un pouvoir de liaison ne produi-sant pas ce qu’il lie. L’Analytique montrera sous quelles conditions les phénomènes fournis par la sensibilité sont pensés, c’est-à-dire liés. Elle mettra en valeur la fonction essentielle de la liaison dans la connaissance et soulignera que la sensibilité ne comporte pas ce pouvoir.

« Le divers des représentations peut être donné dans une intuition simplement sensible, c’est-à-dire qui n’est que réceptivité […] Seulement la liaison (conjunctio) d’un divers en général ne peut jamais venir des sens, ni par conséquent être contenue conjointement dans la forme pure de l’intuition sensible ; car elle est un acte pur de la spontanéité de la faculté de représentation […] toute liaison est alors un acte de l’entendement […]. Parmi toutes les représentations, la liaison est la seule que des objets ne peuvent pas donner, mais que peut seulement effectuer le sujet lui-même, puisqu’elle est un acte de la spontanéité »

38.

Mais on ne peut dire qu’elle retire à la sensibilité ce pouvoir,

puisqu’il ne lui avait pas été attribué dans l’Esthétique transcendan-tale. Si la sensibilité apparaît sous ce rapport essentiellement défi-ciente, ne donnant qu’un divers sans unité, l’Esthétique n’est pas pour autant détrônée. L’Analytique constituera bien rétroactivement l’emploi du terme d’objet dans l’Esthétique comme essentiellement impropre, mais s’il faut lire à la place du mot celui de divers, cela ne contredira pas à la thèse que nous devons recevoir ce divers (dont

37. KdrV, § 21 ; B 145 ; Ak.III, 116 ; TP, 122 : « daß das Mannigfaltige für die Anschau-ung noch vor der Synthesis des Verstandes, und unabhängig von ihr, gegeben sein müsse. »

38. KdrV, § 15, B 129-130 ; Ak.III, 107 ; TP, 107 ; cf. A 99 ; Ak.IV, 77 ; TP, 111 ; cf. § 16 : B 135 ; Ak.III, 110 ; TP, 113 ; v. § 17 : B 137 ; Ak.III, 111-112 ; TP, 115 : « Ainsi la simple forme du sens externe, l’espace, ne fournit encore absolument aucune connaissance ; il donne seulement le divers de l’intuition a priori pour une connaissance possible. » Cf. § 24 ; B 154 ; Ak.III, 121 ; TP , 132 : « Le sens interne renferme la simple forme de l’intuition, mais sans liaison du divers qu’il contient. »

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l’entendement fera l’objet). L’Esthétique n’enseigne pas que l’objet sort tout constitué de la sensibilité, mais que nous ne produisons pas nos représentations intuitives. Ce qui y est soutenu, c’est la ré-ceptivité de nos impressions, notre assignation à l’affection et corol-lairement la condamnation de notre connaissance à ne pouvoir por-ter que sur la façon dont nous sommes affectés. En substituant à l’Erscheinung de l’Esthétique ce qui est valable pour tous, ce qui s’accorde avec les conditions de l’expérience, en substituant à la per-ception l’enchaînement des perceptions suivant des règles, l’Erfahrung, l’Analytique modifiera sans doute le concept d’objet mais l’objet ne deviendra pas pour autant le produit de la détermi-nation catégoriale, une pure construction. La matière, pure ou em-pirique, dont l’entendement fait l’objet, devra toujours être donnée. Jamais la donnée empirique ne sera un jugement 39.

L’Esthétique ne doit évidemment pas être prise pour l’alpha et l’oméga de l’Erkenntnistheorie kantienne, mais elle n’est pas non plus un point de départ temporaire et contingent rétroactivement invali-dé par l’Analytique. La seconde partie de la théorie transcendantale des éléments ne constitue pas une sorte de point de vue supérieur auquel on accèderait enfin et du haut duquel le point de départ se révèlerait après coup comme intenable et illégitime, comme un point de vue naïf et illusoire dont on aurait à se déprendre. On ne découvre pas dans l’Analytique transcendantale qu’étaient attribués inconsidérément à la sensibilité des pouvoirs qui ne sont pas les siens, une dimension originaire qu’elle usurpait, qu’au début doit être la conscience, l’unité originairement synthétique de l’aperception ; on ne découvre pas que ce qui avait été naguère mis au compte de la réceptivité des impressions est à mettre en réalité au compte de la spontanéité de l’entendement, que l’objet ne nous est pas donné, mais qu’il est une construction de l’esprit. Si elle apporte un complément d’importance à l’Esthétique, elle ne l’annule pas.

39. Cf. ROUSSET, Doctrine, 105.

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III. Le faux jour de l’Esthétique transcendantale Il reste que l’Esthétique ne peut échapper à toute censure. Par

ses affirmations comme par ses silences, elle lance ou peut lancer sur de fausses pistes. S’il importe de la défendre du reproche de n’être pas à sa place dans la Critique, d’être en contradiction formelle avec les thèses essentielles du criticisme, il faut convenir que les préven-tions contre l’Esthétique ne procèdent pas toutes de simples préju-gés.

A. Les contresens possibles sur la sensibilité 1. La sensibilité donnerait elle-même des « objets » et les

« objets » seraient donnés Par la sensibilité les objets sont donnés ; par l’entendement,

ils sont pensés. L’Analytique ne remet-elle pas en cause cette affir-mation première, preuve de son caractère purement provisoire ?

« Le caractère provisoire de l’Esthétique transcendantale – souligne Alfred Hölder – éclate ici en plein jour. Cette expression est à corriger, sur la base de l’Analytique transcendantale, en ceci que seuls sont strictement donnés les éléments à réunir pour former l’objet »

40.

Il n’est d’objet que là où des intuitions sont catégorialement

déterminées et la sensibilité donne moins l’objet que les matériaux dont l’entendement fera l’objet. Reste à savoir si la correction qu’impose l’Analytique constitue une répudiation de l’Esthétique. Il faut remarquer que la thèse que la sensibilité donne l’objet est main-tenue au début de la Logique transcendantale ; il n’est pas nécessaire de faire sur ce point l’hypothèse d’un abandon dans l’Analytique de la thèse de l’Esthétique : il faut plutôt incriminer l’amphibologie du concept d’objet dans la Critique. Si la sensibilité ne donne pas l’ob-

40. HÖLDER, Darstellung der kantischen Erkenntnistheorie, Tübingen, 1874, 42. Idem chez ARNOLDT, Kants Prolegomena nicht doppelt redigiert, 1879, 49.

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jet dans le sens où l’Analytique prend ce terme – « ce dans le concept de quoi est réuni le divers d’une intuition donnée » 41 –, c’est bien elle, et elle seule, qui fournit le divers, a priori ou a poste-riori, dont l’entendement fait l’objet. Kant ne se rétracte pas dans l’Analytique pour y enseigner que l’objet de la sensibilité n’est qu’un simple divers.

2. La sensibilité aurait quelque chose de synthétique L’Esthétique n’insiste pas, à la différence de l’Analytique, sur

le fait que la sensibilité ne donne rien qu’un divers. On serait bien en peine d’indiquer des passages laissant entendre que l’espace et le temps ne sont qu’un divers a priori, que les sens externe et interne ne fournissent qu’un divers sans liaison de ce qu’ils contiennent 42, en A tout au moins, car dans la deuxième remarque générale, ajoutée en B, cela est net du sens interne. Et, dans la mesure où il ressort que le donné n’est qu’un divers, il n’est pas clair dans l’Esthétique que la liaison du divers requiert un autre principe, un principe qu’il faut chercher dans la spontanéité de l’entendement (sauf, toujours, dans la deuxième des remarques générales).

Il n’est pas niable que Kant parle de façon tout à fait équivo-que de la forme dans l’Esthétique, d’une façon qui rappelle davan-tage la Dissertation qu’elle ne correspond au point de vue de l’Analytique. Lorsque Kant écrit en 1781 : « ce qui fait que le divers du phénomène est ordonné dans l’intuition selon certains rapports, je l’appelle la forme du phénomène », il faut vraiment être sur ses gardes pour ne pas se méprendre, pour ne pas prêter à la forme une fonction d’unité. Même dans sa version corrigée en 1787 [« ce qui fait que le divers peut être ordonné suivant certains rapports, je l’appelle, la forme du phénomène »], l’affirmation garde quelque chose d’équivoque. On peut voir dans la rectification de 1787 l’insatisfaction de Kant devant une formule inadéquate, mais, pour plus satisfaisante qu’elle soit, la nouvelle version du passage ne lève 41. KdrV, § 17, B 137 ; Ak.III, 111 ; TP, 115.

42. Cf. toutefois à propos de l’espace : « le divers qui est en lui » (troisième argument en B). Mais il n’est pas précisé que ce divers est sans liaison au niveau de la sensibilité.

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pas complètement l’équivoque. L’exégète peut certes lire ici – entre les lignes – une allusion au fait que la forme sensible n’est que le worinnen de la liaison et non son wodurch, que la forme sensible ne réalise pas elle-même le principe de cette liaison, mais qu’elle donne seulement, si l’on peut dire, son cadre, son milieu 43, mais il est permis de trouver que sur un point d’importance aussi considérable, Kant n’est pas suffisamment explicite. D’autant, d’une part, qu’il laisse subsister sans changement la phrase qui suit : « ce en quoi les sensations peuvent seulement s’ordonner [sich ordnen] et être rame-nées à une certaine forme ne peut pas être encore sensation », affir-mation pour le moins équivoque qui, prise à la lettre, semblerait dire que les sensations s’ordonnent d’elles-mêmes. L’alinéa s’achève en outre par un concept de forme subsistant toute prête dans l’esprit, ce qui ne connote aucune activité constructrice de l’enten-dement. Ce n’est donc malheureusement pas sans raison, il faut en convenir, que l’on a pu trouver à l’Esthétique une parenté théorique avec la Dissertation

44, où la forme est en elle-même un principe de

43. Cf. LACHIÈZE-REY, Idéalisme, 328 sqq ; GRAUBNER, Form und Wesen, 93 sqq.

44. La « sensualitas » n’est pas opposée à l’« intelligentia » dans la Dissertation (cf. § 3) exactement de la même manière que la sensibilité et l’entendement dans la Critique : si la sensibilité est définie comme réceptivité, l’intelligence que Kant lui oppose ne se trouve pas définie comme une spontanéité, mais comme la faculté de se représenter ce qui par nature ne tombe pas sous le sens. Le concept de réceptivité n’a pas en 1770 la signification purement passive, strictement exclusive de toute activité, qu’il aura dans la Critique : espace et temps, rapportés à la réceptivité de l’esprit, n’en sont pas moins des actes de l’esprit [mentis actiones], des lois [leges]. Ils coordonnent entre elles les sensa-tions nées de la présence de l’objet. Espace et temps ne sont pas seulement la raison du wie mais celle du daß, pas seulement ce dans quoi [worinnen] les sensations sont ordonnées, mais aussi ce par quoi [wodurch] elles le sont, la sensibilité est un véritable pouvoir d’organisation Cf. Dissertation : « le concept de temps ne s’appuie que sur une loi interne de l’esprit, et n’est pas une intuition innée, et ainsi l’acte de l’esprit par lequel il coordonne ses sensations n’est provoqué que par les sensations. » (§ 14, 5, Ak.II, 401 ; tr. Mouy, 61). « Car les choses ne peuvent apparaître aux sens externes sous aucun aspect, que par le moyen d’une faculté qui coordonne toutes les sensations suivant une loi immuable et inhérente à la nature de l’âme. » (§ 15, E, Ak.II, 404 ; tr. Mouy, 71). Cf. GUEROULT, « Dissertation », 17-18. Kant distinguera peu après la Dissertation en-tre le cadre de la synthèse et son principe opérant : « Le temps est bien la condition dans laquelle [in welcher], mais la règle est la condition par laquelle [durch welche] […] » R 4678, Ak.XVII, 662, cf. Manuscrit de Duisbourg, tr. Chenet, 50. « Les choses ne sont pas liées par [durch] le temps, mais dans [in] le temps. » R 5221, Ak.XVIII, 123.

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coordination, où la sensibilité ne se voit certainement pas retirer un pouvoir de synthèse, dont Kant n’a pas encore découvert qu’il est l’essence même de l’entendement. L’Esthétique ne rompt pas explici-tement avec le concept précritique de forme : tout se passe encore dans l’Esthétique, implicitement tout au moins, comme si la forme opérait elle-même la synthèse de son contenu.

3. La sensibilité pourrait procurer, à elle seule, la connaissance

du phénomène La polémique menée dans l’Esthétique contre l’idée que la

sensibilité puisse procurer une connaissance (confuse) des choses en soi oblitère le fait qu’elle ne constitue pas à elle seule une connais-sance, fût-ce du phénomène. Il n’est pas évident que la connais-sance soit pensée effectivement dans l’Esthétique comme une struc-ture, c’est-à-dire comme une collaboration de facultés.

L’Esthétique apparaît dans son langage comme l’héritière de la Dissertation où la connaissance n’était pas pensée comme une struc-ture. Quoique le premier alinéa du § 1 précise que par la sensibilité les objets sont donnés et que par l’entendement ils sont pensés, on ne peut deviner au niveau de l’Esthétique transcendantale que la connaissance y est l’œuvre conjointe de deux facultés. La sensibilité est tacitement traitée comme une faculté de connaissance en elle-même, fonctionnant indépendamment de toute autre.

B. Les contresens possibles sur ce qui peut être établi dans l’Esthétique transcendantale ou sur ce qu’elle peut fournir

1. L’impossibilité de la connaissance de la chose en soi Kant se prononce prématurément dans l’Esthétique sur la

portée de la connaissance sensible, l’impossibilité d’avoir une

(Cf. LACHIÈZE-REY, Idéalisme, 328 sqq, GRAUBNER, Form und Wesen, 93 sqq). Es-pace et temps sont les conditions suivant lesquelles [wie] se fait la coordination des ac-tuels, nullement le principe qui fait qu’ils sont coordonnés [daß].

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connaissance de la chose en soi. Il est en toute rigueur prématuré de déclarer dans la première des remarques générales, que « la nature des objets en eux-mêmes et abstraction faite de toute cette réceptivi-té de notre sensibilité, nous demeure tout à fait inconnue ». Tout se passe comme s’il était possible, dès l’Esthétique, de savoir que la connaissance des choses en soi nous est interdite. Ce n’est, en vérité, qu’une fois que nous savons que les catégories de l’entendement n’ont d’objectivité possible qu’appliquées aux objets de l’expérience que nous sommes en droit de dire que la nature des objets tels qu’ils peuvent être indépendamment de notre sensibilité est condamnée à nous rester inconnue. L’Esthétique peut certes se prononcer sur la portée de la sensibilité, établir que la sensibilité ne représente pas les choses telles qu’elles sont, qu’elle n’exprime pas leur constitution, mais on ne peut dire que nous ne pouvons, d’une manière générale, avoir aucune connaissance des choses telles qu’elles sont puisqu’il ne peut être établi à ce niveau de l’enquête que l’entendement ne peut fournir ce que la sensibilité ne procure pas 45. L’affirmation que nous ne pouvons avoir aucune connaissance des choses en soi ne peut valoir, dans l’Esthétique, que par provision. Il faut que soit éta-bli que l’entendement n’est qu’un simple pouvoir de liaison :

« Un entendement dans lequel tout le divers serait en même temps donné par la conscience de soi serait intuitif ; le nôtre ne peut que penser et doit chercher l'intuition dans les sens » — « Un entendement qui […] fournirait en même temps le divers de l’intuition […] n’aurait pas besoin d’un acte particulier de la synthèse du divers pour l’unité de la conscience,

45. Nous avons déjà évoqué cette question à la fin du chapitre IX. Le thème propre de l’Esthétique transcendantale est d’établir que l’objet des sens n’est pas la chose, ni un aspect de la chose (en soi), qu’il est un « etwas » qui n’a aucune existence fondée en soi, une simple représentation en nous. La question de savoir si un autre objet que l’objet des sens (le phénomène) est connaissable, à quels objets se borne notre connaissance est, par contre, exclusivement du ressort de l’Analytique transcendantale. C’est l’Analytique, non l’Esthétique qui établit que l’entendement n’a pas d’objet propre, que la valeur a priori objective de ses catégories a pour condition de porter sur l’objet des sens.

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comme en a besoin l’entendement humain qui pense simplement et n’est pas intuitif » 46.

2. La distinction du phénomène d’avec l’apparence En abordant dans l’Esthétique une question qui a trait à

l’objectivité de l’expérience et non à sa simple réalité, Kant brouille les frontières entre Esthétique et Analytique. Les deux derniers ali-néas des Conséquences tirées des concepts de l’espace, le cinquième ali-néa des premières remarques générales et la note de la troisième re-marque générale ne sont pas à leur place et peuvent engendrer le pire contresens sur la doctrine kantienne.

Il y a une réserve fondamentale à formuler à l’encontre de tous les passages de l’Esthétique où Kant distingue entre le phéno-mène et l’apparence, ou entre la chose en soi dans le sens empirique et la façon dont elle apparaît à chacun : c’est que cette question ne peut y être véritablement traitée, le concept d’objet en lui-même, d’Objekt für sich, relevant principiellement de l’Analytique.

Ainsi, parmi d’autres exemples, le souci d’écarter, dans la note de la troisième des remarques générales, l’objection que le phénomène ne soit rien qu’une apparence, en montrant que la dis-tinction de l’apparence et de la réalité garde tout son sens malgré la réduction de l’objet au phénomène, le désir de laver la sensibilité du soupçon de tromper (réhabilitation des sens), et celui de rendre à l’entendement ce qui lui revient (le jugement en général ; seul l’entendement juge) amènent-ils Kant à introduire dans l’Esthétique des considérations qui n’y sont pas du tout à leur place, à donner imprudemment à croire que la différence entre l’apparence et le phénomène aurait un contenu au niveau même des sens, une signi-fication quelconque au niveau d’une Esthétique, c’est-à-dire d’une doctrine de la sensibilité isolée, etc. Il n’est pas possible, dans le ca-dre de l’Esthétique transcendantale, de fonder davantage que la dis-

46. KdrV, § 16, B 135 ; Ak.III, 110 ; TP, 113. — § 17, B 139 ; Ak.III, 112 ; TP, 116-117. — « C’est parce que l’entendement est synthétique, que nous pouvons être certains qu’il n’est pas intuitif et que l’intuition n’est pas intellectuelle », souligne ROUSSET, Doc-trine, 86.

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tinction du phénomène d’avec la chose en soi. La distinction entre les propriétés du phénomène, le départ entre ses propriétés réelles et ses propriétés apparentes, la pensée de l’objet par opposition à l’apparition, relève de l’entendement. C’est lui qui, enchaînant l’apparition suivant des lois universelles et nécessaires, constitue l’expérience. Ce n’est que dans l’expérience, dans le sens fort et spéci-fique qu’a ce terme chez Kant, dans l’application des règles de la liaison des représentations, que se constitue la distinction du réel et de l’illusoire.

La distinction entre phénomène et apparence est dénuée de sens au niveau de la sensibilité qui fournit des représentations qui ne peuvent être ni « objectives », ni « subjectives ». Les représenta-tions sont ou ne sont pas données, elles sont ce qu’elles sont. Ce ne peut être qu’au regard de l’entendement que les données de la sen-sibilité pourront accéder à la dignité de phénomènes (vs des appa-rences), dans la mesure où elles entrent dans le contexte d’une expé-rience. C’est pour l’entendement que le mouvement du soleil est ap-parent et le mouvement de la terre réel ; c’est pour l’entendement que le mouvement rétrograde des planètes est une apparence 47. Dans la mesure où le phénomène ne signifie pas la donnée sensible, mais la réalité par opposition au rêve, à l’hallucination ou à l’illusion des sens, sa considération n’est plus du ressort de l’Esthétique.

Les considérations sur « l’objet en lui-même » ou sur « la chose en soi en un sens empirique » que l’on trouve dans l’Esthétique sont, d’une manière générale et pour la même raison, absolument déplacées et invitent au contresens. D’une manière géné-rale, Kant aurait dû, soit se garder d’y parler de phénomènes [Ers-cheinungen] et ne parler que d’aspects sensibles [Anscheine], soit dis-tinguer nettement entre le phénomène et l’objet (des sens). Il ne de-vrait pas dire, en toute rigueur, que par la sensibilité les objets nous sont donnés, mais que par la sensibilité nous sont donnés des aspects

47. Comme le soulignent les Prolégomènes, cf. § 13, Rem. III. G. DREYFUS (cf. « L’apparence et ses paradoxes », 493-549) a souligné les problèmes dans lesquels tombe Kant à vouloir établir la distinction entre phénomène et apparence dans l’Esthétique même.

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sensibles à partir desquels l’entendement fera l’objet, en suivant ses règles a priori, ou encore que la sensibilité donne les Anscheine dont l’entendement constituera une partie en Erscheinung et l’autre (éventuellement) en Schein. Ce qui apparaît d’abord à la sensibilité se trouve absolument en deçà de la distinction du phénomène et de l’illusion 48. Il n’y a de phénomène et d’apparence illusoire que par rapport aux principes de l’expérience, c’est pour eux qu’il y a objet. Le concept d’objet même n’a strictement aucun sens au niveau de l’Esthétique. Il sert donc à peu de chose de faire observer dans la note de la troisième remarque générale que le sujet d’attribution d’un prédicat comme réel relève de l’entendement, que l’apparence est un jugement (de l’entendement), si l’on introduit en perma-nence dans l’Esthétique un concept qui n’y a que faire, parce qu’il est, en vérité, une représentation de l’entendement : le concept d’objet pour lui-même ou de chose en soi dans le sens empirique. Ce concept n’a aucune réalité esthétique : il n’existe pas, pour la sensibilité, de rose en soi ; cette dernière n’est que la façon dont nous portons à l’unité et plaçons sous des lois universelles et nécessaires, des aspects perçus.

3. La solution complète de l’énigme des jugements synthé-

tiques a priori Sans doute Kant n’écrit-il pas dans la Critique, comme il va

jusqu’à le faire imprudemment dans les Prolégomènes dans la section correspondant à l’Esthétique, que « le problème posé dans cette sec-tion [celui de la possibilité des jugements synthétiques a priori de la

48. Cf. KdrV, A 293 / B 350 ; Ak.III, 234 ; TP, 251 : « La vérité ou l’apparence ne sont pas dans l’objet, en tant qu’il est intuitionné, mais dans le jugement que nous portons sur cet objet en tant qu’il est pensé ». Cf. R 5060, Ak.XVIII, 75-76 : « Apparence et véri-té appartiennent l’un et l’autre à l’entendement. Nous avons un concept de choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire comme elles sont représentées suivant un jugement s’accordant avec les phénomènes selon des lois générales. Ce qui ne s’accorde qu’avec les conditions particulières du phénomène, est apparence ». C’est seulement si notre point de vue est pris du soleil – ce que seule la raison est capable de faire – que la course des planètes s’effectue régulièrement et que le mouvement rétrograde est cons-titué en apparence (cf. Conflit des facultés, II, § 4, Ak.VII, 83, Pléiade, t. III, 892. Voir aussi GUILLERMIT, « Les trois espèces de l’apparence », 113-114).

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mathématique] est résolu » 49 et dit-il seulement, avec plus de jus-tesse, que nous possédons désormais « l’une des données requises » à la solution du problème, mais ce n’est pas l’impression que l’on peut avoir à la lire. On a bien plutôt l’impression qu’avec l’apriorité transcendantale de l’espace et du temps est fournie la clé même, l’explication suffisante des synthèses a priori de la mathématique. Alors qu’il n’est permis de chercher dans l’Esthétique que l’expli-cation de l’apriorité de ces synthèses, en aucun cas une explication de ces synthèses elles-mêmes qui sont l’œuvre de l’entendement, Kant semble donner l’intuition pure qui n’est, en vérité, que le prin-cipe du jugement synthétique, pour ce jugement synthétique lui-même. Ou encore : on pourrait croire, à lire l’Esthétique, que les synthèses a priori de la mathématique sont l’œuvre des sens, que l’entendement n’est donc pour rien dans la connaissance mathéma-tique. Le discours de l’Esthétique sur la mathématique n’est pas suf-fisamment différent de celui de la Dissertation. Les axiomes y sem-blent intuitionnés. Sans doute Kant veut-il dire, en fait, que l’intuition est la condition de leur possibilité, ce sur quoi nous nous fondons pour dépasser un concept donné, pour pouvoir opérer a priori une synthèse entre concepts, mais force est de convenir que cela ne ressort pas nettement de l’Esthétique.

4. L’explication de la valeur a priori objective des mathéma-

tiques L’Esthétique et l’Analytique des Principes sont-elles d’accord ?

L’Esthétique semble émettre la prétention à rendre compte pleine-ment de la mathématique, non seulement comme science des pro-priétés de l’espace, mais comme science des propriétés spatiales des objets, comme mathématique des phénomènes. Or l’Analytique sem-ble bien ôter à l’Esthétique le privilège d’avoir fourni cette explica-tion, la détrôner comme le dit F. Heinemann. Sans le « principe transcendantal de la mathématique des phénomènes », principe de tous les axiomes de l’intuition, à savoir que « tous les phénomènes, au point de vue de leur intuition, sont des grandeurs extensives »,

49. Prolégomènes, § 11 ; Ak.IV, 283 ; tr. Gibelin, 45.

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l’application de la mathématique pure aux phénomènes ne serait pas garantie. Tout se passe dans l’Analytique comme si l’exposition transcendantale n’avait rien fait, comme s’il n’était pas exclu que la mathématique ne fasse que jouer avec des représentations, comme si l’exposition transcendantale n’avait pas montré la nécessaire appli-cation de l’espace aux objets de l’expérience 50. C’est, déclare de la façon la plus formelle Kant, « la possibilité de l’expérience […] qui donne une réalité objective à toutes nos connaissances a priori » 51.

S’il n’était pas démontré que les jugements synthétiques purs se rapportent nécessairement à une expérience possible « ou plutôt à la possibilité même de cette expérience » 52 et que « c’est unique-ment là-dessus qu’est fondée la valeur objective de leur syn-thèse » 53, il se pourrait que l’on ne s’occupe en mathématique que de pures chimères. Il s’avère, au cours de l’Analytique, qu’il ne suffi-sait pas d’établir que l’intuition empirique n’est possible que par l’intuition pure pour que ce que la géométrie dit de l’une ne puisse contredire à l’autre, qu’il ne suffit pas que l’espace soit la forme de la sensibilité externe pour que la mathématique ait une valeur objec-tive. Il faut encore que les jugements synthétiques de l’entendement se rapportent nécessairement à l’expérience possible. Tant que la preuve n’en a pas été administrée par la déduction transcendantale des catégories, tant qu’il n’a pas été acquis que « les conditions de la possibilité de l’expérience sont les conditions de la possibilité des objets de l’expérience » 54, il n’est pas certain que le jugement synthétique a priori ait valeur objective 55.

50. Cf. supra, chapitre VI, Ière section.

51. KdrV, A 156 / B 195 ; Ak.III, 144 ; TP, 161.

52. KdrV, A 157 / B 196 ; Ak.III, 145 ; TP, 161.

53. Ibid.

54. KdrV, A 158 / B 197 ; Ak.III, 145 ; TP, 162.

55. Assurément, mais il est excessif de soutenir que l’Esthétique s’en trouve détrônée ; elle est plutôt complétée qu’annulée : l’objectivité de la mathématique tient tout autant dans le fait que l’intuition empirique n’est possible que par l’intuition pure que dans le fait que les synthèses de l’entendement sont toujours relatives à l’expérience possible. On peut seulement reprocher à Kant de ne pas avoir laissé entendre dans l’Esthétique que

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Trompeuse, à tout le moins insuffisante, apparaît donc ré-trospectivement l’exposition transcendantale. Elle ne fournit pas le « principe transcendantal de la mathématique des phénomènes » qu’elle semblait pourtant procurer. L’énoncé synthétique a priori que les phénomènes sont des grandeurs extensives, qui seul peut ga-rantir l’application de la mathématique aux phénomènes 56, ne trouve en effet pas tant son fondement dans le fait que l’espace est la forme même de l’intuition externe, que l’intuition pure est la condition de l’intuition empirique, que dans le fait que

« la synthèse des espaces et des temps considérés comme des formes essentielles de toute l’intuition est ce qui rend en même temps possible l’appréhension du phénomène, par conséquent toute expérience extérieure, par suite aussi toute connaissance des objets de cette dernière »

57.

Mais peut-on soutenir sérieusement que Kant ne s’en était

pas encore avisé lors de la rédaction de l’Esthétique ? Rappelons que l’exposition transcendantale est quand même le propre de la seconde édition, que l’exposition transcendantale, censée retarder sur l’Ana-lytique des principes, est postérieure au chapitre des axiomes de l’intuition de l’Analytique des principes !

C. Contresens possibles sur l’espace et sur le temps 1. L’espace et le temps seraient des sources de connaissances

dans lesquelles on pourrait « puiser » Dans le troisième alinéa du § 7, Kant traite espace et temps

d’Erkenntnisquellen, de « sources de connaissance dans lesquelles on peut puiser a priori diverses connaissances synthétiques ». Il parle de

l’exposition transcendantale ne suffisait pas à garantir l’objectivité des jugements syn-thétiques a priori de la mathématique.

56. Comme le souligne notamment YOVEL, « Métaphysique et propositions mathéma-tiques chez Kant », AP, 36, 1973, 247.

57. KdrV, A 165-166 / B 206 ; Ak.III, 151 ; TP, 167. Voir HEIDEGGER, Chose, 211-213.

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l’intuition pure comme si elle recélait un trésor de lois naturelles. On n’a pas l’impression, à lire l’Esthétique, que les connaissances de la mathématique ou de la science générale du mouvement aient à être construites, on a plutôt l’impression qu’elles sont puisées 58 dans l’intuition, lues dans l’intuition, prises toutes constituées dans l’in-tuition pure jouant le rôle d’une sorte de réservoir dans lequel il suf-firait de jeter un regard plongeant…

Que cela ne soit néanmoins pas la pensée de Kant, les Prolé-gomènes permettent de s’en convaincre :

« L’espace est quelque chose de si uniforme et, relativement à toutes les qualités particulières, de si indéterminé qu’on n’y cherchera sûrement pas un trésor de lois naturelles. Mais par contre, ce qui détermine l’espace en forme de cercle, de figure conique et sphérique, c’est l’entendement, en tant qu’il renferme le fondement de l’unité de construction de ces figu-res. »

59 De la construction, il est bien question à deux reprises dans

l’Esthétique, mais bien trop allusivement dans le troisième numéro en A de l’exposition de l’espace et dans le dernier alinéa des premiè-res remarques générales 60. La nécessaire construction des axiomes eux-mêmes dans l’intuition pure ne ressort pas avec évidence. On pourrait croire, si l’on ne savait par ailleurs que ce ne peut être le vé-ritable point de vue de Kant dans l’Esthétique de la Critique, qu’y règne encore le point de vue qui était le sien dans la Dissertation où il est dit que « la géométrie contemple les relations spatiales » 61.

58. « Erschöpft », dit Kant dans cet alinéa même.

59. Prolégomènes, § 38 ; Ak.IV, 321-322 ; tr. Gibelin, 98.

60. « Sur cette nécessité a priori se fonde la certitude apodictique de tous les principes géométriques et de leur construction a priori. » Kant évoque « ce qui est nécessaire, dans nos conditions subjectives, pour construire un triangle ».

61. Dissertation, § 15, C : « Geometria spatii relationes contempletur. »

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2. Espace et temps comme intuitions n’auraient pas à être construits

L’Esthétique ne semble pas être à l’heure théorique de l’Analy-

tique. On ne peut éprouver qu’un sentiment de malaise lorsqu’on lit dans le troisième alinéa du § 1 que la forme doit se trouver a priori dans l’esprit toute prête pour s’appliquer à toutes les sensations 62.

Les intuitions pures d’espace et de temps semblent être tou-tes prêtes à s’appliquer aux sensations ce qui donne lieu au péril de la lecture innéiste de la doctrine de l’apriorité des formes. Comme le fait observer Nabert dans sa recherche sur L’expérience interne chez Kant :

« Bien loin de pouvoir fournir la théorie complète des intuitions de l’espace et du temps, l’Esthétique, dont les formules très proches de la Dis-sertation de 1770 n’ont pas été appropriées sur tous les points à l’élaboration ultérieure de la doctrine, présente l’espace et le temps comme des intuitions qui n’ont aucunement besoin d’être construites. Dans l’Analytique, les formes de l’intuition deviennent des virtualités prêtes à re-cevoir la multiplicité empirique et à servir de matière d’opération pour l’imagination pure ; mais les intuitions elles-mêmes sont subordonnées à l’exercice de la fonction intellectuelle qui organise le donné ; elles se ren-contrent dès la première phase de cette organisation, et l’unité de l’espace et du temps n’est possible que par le rapport des intuitions à l’apercep-tion »

63.

62. « die Form derselben muß zu ihnen insgesamt im Gemüte a priori bereit liegen ». Notons que la formule « zu ihnen insgesamt im Gemüte a priori bereit liegen » pose di-vers problèmes de traduction : sur quoi porte a priori ? Kant dit-il que la forme est a prio-ri dans l’esprit, prête à… ou qu’elle est toute prête a priori dans l’esprit ? « a priori dans l’esprit, toute prête » (BA, TP) ; « prête a priori dans l’esprit » (MD). — A quoi renvoie ihnen ? à Erscheinungen ou à Empfindungen ? BA et TP le rapportent à Erscheinungen et traduisent « s’appliquer à tous », MD à Empfindungen : « pour les sensations prises dans leur ensemble ». Sur la traduction de ce passage, voir la note très pertinente de G. GRANEL in M. ALEXANDRE, Lecture de Kant, PUF, 1961, 15.

63. NABERT, « L’expérience interne », 240-241. Nabert oscille, en vérité, entre deux lectures, celle favorable à Kant d’un silence méthodologique sur l’entendement dans l’Esthétique et celle de l’Esthétique comme vestige d’une étape dépassée du penser kantien. « La plupart des malentendus ou des interprétations inexactes auxquelles a donné lieu la théorie des formes de la sensibilité proviennent de ce que l’on ne tient pas assez compte des différents points de vue sous lesquels Kant considère l’espace et le

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Reste à savoir toutefois si l’expression litigieuse « prête a prio-

ri pour toutes les sensations » implique une adhésion à la concep-tion préformationniste des idées. Attribue-t-elle vraiment à la forme une présence actuelle ? Les déclarations formelles de Kant et le de-voir d’accorder le langage de l’Esthétique avec les thèses de la pensée critique, doivent plutôt interdire de prendre cette formule au pied de la lettre , et inciter à lui donner une valeur provisoire

64 ou une signification métaphorique 65. Reste qu’il faut, pour le moins, ac-corder à Vaihinger 66 que Kant tient dans l’Esthétique un langage des plus équivoques, que nombre de ses formules vont contre l’idée d’une acquisition de ces représentations 67 et qu’il n’est pas facile de savoir si le discours de l’Esthétique porte sur les fondements (innés) des représentations d’espace et de temps ou sur ces représentations (en tant qu’elles sont acquises) 68.

temps dans l’Esthétique, dans l’Analytique, dans la Dialectique, à mesure qu’il peut faire intervenir des facultés ou des éléments de connaissance qu’il devait provisoirement né-gliger dans son exposition. Dès que les rapports de l’entendement et de la sensibilité peuvent être fixés, il apparaît que l’espace, en tant que forme a priori de la sensibilité, n’est qu’une simple puissance qui ne peut s’actualiser en intuition de l’espace que par la fonction synthétique de l’imagination s’exerçant d’une manière consciente ou incons-ciente et affectant la sensibilité » (240, n. 3). Nous préférons cette dernière interpréta-tion.

64. HÖLDER, Darstellung, 15.

65. RIEHL, Kritiz., Bd. I, 1 ère éd., 324.

66. Sans lui accorder pour autant que Kant enseigne bel et bien dans l’Esthétique l’exis-tence de formes pré-existantes et toutes faites (VAIHINGER, II, 83, 95).

67. Ne serait-ce que parce que Kant parle de l’espace et de l’entendement comme de formes. Les expositions n’incitent pas à tenir espace et temps pour des représentations acquises d’une manière ou d’une autre, notamment les derniers arguments de l’espace et du temps qui en font des représentations données d’une grandeur infinie.

68. Cf. SCHWAB, « Ist Herr Kant, in seiner Streitschrift gegen Herrn Eberhard, seinem in der KdrV aufgestellten Begriffe vom Raum getreu geblieben ? » (Philos. Magazin, IV-2, 1791, 225-230 ; nous avons donné la traduction intégrale de cet article au chapi-tre IX). Puisque Kant distingue entre l’espace comme angeborener Grund et comme er-worbene Vorstellung, sur lequel de ces deux espaces porte donc l’Esthétique ? La thèse de SCHWAB est qu’il ne peut s’agir ni de l’un ni de l’autre : en effet, s’il s’agit de l’es-pace comme « fondement inné », il est impossible de dire qu’il est une intuition, qu’il est

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3. Espace et temps pourraient être perceptibles en eux-

mêmes, indépendamment de toute intuition empirique L’Esthétique établit l’apriorité des représentations d’espace et

de temps. Espace et temps sont donnés avant toute perception. Sur la foi de formules qui les donnent comme des représentations et qui les font exister, comme formes, tout prêts dans l’esprit, avant même que la matière du phénomène soit donnée, tout comme sur la foi des formules qui les donnent comme des objets d’une intuition pure, on pourrait croire qu’espace et temps, sont d’abord intuition-nés avant tout contenu empirique et qu’ils sont intuitionnables à part, en dehors de toute intuition sensible. Or l’Analytique interdit formellement pareille interprétation : « sans la perception d’êtres étendus, nous ne percevrions pas l’espace », « l’espace sans matière n’est pas un objet de perception », le temps ne peut être perçu en lui-même, l’espace et le temps purs ne sont pas des objets d’in-tuition, ce sont des entia imaginaria 69. S’ils sont bien donnés a prio-ri avant toute expérience des sens comme sa condition, ils ne sont perçus dans l’expérience effective que pour autant que des corps étendus sont donnés, que des changements ont lieu et qu’à cette oc-casion [durch Veranlassung].

« L’espace est simplement la forme de l’intuition extérieure (l’intuition formelle), mais non un objet réel qui puisse être intuitionné extérieurement. L’espace, avant toutes les choses qui le déterminent (le remplissent ou le limitent), ou plutôt qui donnent une intuition empirique qui se règle sous sa forme, n’est, sous le nom d’espace absolu, rien autre chose que la simple possibilité de phénomènes extérieurs […]. L’intuition empirique n’est donc pas composée de phénomènes et de l’espace (de la représenté notamment comme une grandeur infinie ; s’il s’agit par contre de l’espace comme « représentation acquise », alors elle ne peut être une représentation a priori.

69. KdrV, A 292 / B 349 ; Ak.III, 233 ; TP, 249. – Premiers principes, IV. Phénoméno-logie ; Ak.IV, 559 ; tr. de Gandt, Pléiade, t. II, 484. – Le temps ne peut être perçu en lui-même, Ak.III, 159, 162, 163, 167, 173, 181 = TP, 174, 178 , 179, 183, 188, 195. – « La simple forme de l’intuition, sans substance, n’est pas en soi un objet, mais sa condition simplement formelle (comme phénomène) qui sont sans doute quelque chose, comme formes de l’intuition, mais qui ne sont pas eux-mêmes des objets de l’intuition (ens ima-ginarium) » KdrV, A 291 / B 347 ; Ak.III, 232 ; TP, 249.

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perception et de l’intuition vide). L’un n’est pas le corrélatif de la synthèse de l’autre, mais ils sont unis comme matière et forme de cette intuition » – « Le temps, comme condition formelle de la possibilité des changements, leur est à la vérité objectivement antérieur, mais subjectivement et dans la réalité de la conscience, cette représentation comme toute autre, n’est ce-pendant donnée qu’à l’occasion des perceptions »

70.

On pourrait croire, à s’en tenir à Esthétique, que la forme a

une existence pour soi. Dans son souci de dégager que l’intuition a une forme et que celle-ci est essentiellement indépendante de son contenu empirique (cf. « Ce en quoi les sensations peuvent seule-ment se coordonner et être ramenées à une certaine forme ne peut pas être encore sensation »), l’Esthétique tend à présenter sous un faux jour le concept de forme d’une part et le rapport de la forme à ce qui est donné en elle d’autre part. L’Analytique oblige à repenser le concept de forme ; celle-ci ne reçoit son existence que d’un contenu empirique. En tant que formes pures, espace et temps n’ont pas encore d’existence. Seule la perception sensible leur en confère une 71.

Pour n’être pas des représentations empiriques tirées par abs-traction de la considération des objets qui apparaissent aux sens, des propriétés des objets perçus, espace et temps n’en sont donc pas moins effectivement représentés qu’à l’occasion de perceptions.

En vérité, le dernier énoncé du troisième alinéa du § 1 de l’Esthétique doit être soigneusement pesé : puisque la forme est dans l’esprit, prête a priori pour toutes les sensations, elle doit pouvoir être considérée indépendamment de toute sensation. Kant ne dit pas que la forme existe indépendamment de toute sensation, mais qu’elle doit pouvoir être considérée indépendamment de toute sensation, ou ce qui revient au même, faire l’objet de cette science isolante qu’est l’Esthétique transcendantale. La forme peut être pensée à part de la 70. KdrV, Dialectique transcendantale, A 429 / B 457 ; Ak.III, 297 ; TP, 339 & 341. – A 452 / B 480 ; Ak.III, 314 ; TP, 352.

71. Cf. I. SCHÜSSLER, « Causalité et temporalité », 45-46. L’auteur ne souligne ce point que du temps, mais il n’en va pas autrement de l’espace en tant que forme de l’intuition.

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matière ; cela ne signifie pas qu’elle puisse être intuitionnée à part. Il est vrai que, dans l’Esthétique, ce point ne ressort guère et qu’on au-rait même plutôt l’impression que Kant y soutient que la forme pure peut être l’objet d’un intuitionner pur. Mais la Critique, dès 1781 72 – en attendant que l’Opus postumum y revienne à satiété 73 –, précise qu’il n’en est rien. Espace et temps ne sont pas des conte-nus, des objets de perception, mais des formes ; abstraction faite de ce qui le remplit, l’espace n’est qu’une réalité imaginaire.

D. Quelques thèses auxquelles l’Esthétique transcendantale ne prépare pas

1. La distinction entre forme de l’intuition et l’intuition

formelle Il nous faut nous arrêter à la fameuse note du § 26, dans la-

quelle on a vu si souvent au moins une rectification de la thèse sou-tenue dans l’Esthétique, quand on n’en a pas fait une palinodie pure et simple. On y apprend, en effet, à distinguer d’une façon relative-ment inattendue entre l’espace et le temps comme formes de l’intuition et comme intuitions formelles et que l’espace sur lequel porte la géométrie n’est pas la forme de l’intuition, laquelle ne

72. « La simple forme de l’intuition, sans substance, n’est pas en soi un objet, mais sa condition simplement formelle (comme phénomène), comme l’espace pur et le temps pur, qui sont sans doute quelque chose comme formes de l’intuition, mais qui ne sont pas eux-mêmes des objets de l’intuition (ens imaginarium) » KdrV, A 430 / B 457 ; Ak.III, 297 ; TP, 339 & 341. « L’espace est simplement la forme de l’intuition extérieure (l’intuition formelle), mais non un objet réel qui puisse être intuitionné extérieurement. L’espace, avant toutes les choses qui le déterminent […], n’est rien autre chose que la simple possibilité des phénomènes extérieurs » A 291 / B 347 ; Ak.III, 232 ; TP, 249. Cette thèse concerne également l’espace, contrairement à ce que soutiennent MO-REAU, « Le temps, la succession… », 184 sqq ; I. SCHÜSSLER, « Causalité et tempo-ralité », 43-61).

73. Kant y voit une preuve de leur idéalité : ce ne sont pas des choses que l’on puisse sentir, des objecta apprehensionis, mais des formes de l’intuition, des actes originaires de notre faculté représentative. Cf. VAIHINGER, II, 72. Cf. dans l’Opus postumum toute la liasse VII, folios 1-4 principalement = Ak.XXII, 3-48 (tr. Marty, 120-155).

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contient qu’un divers (a priori), mais ce divers lié suivant les catégo-ries de l’entendement.

Observons d’abord que si rectification il y a, elle est moins une rectification de l’Esthétique par l’Analytique qu’une rectification de la première édition par la seconde édition, ensuite que Kant n’a pas inséré cette note dans l’Esthétique et en troisième lieu que, quelle que soit l’importance de cette distinction et de cette préci-sion, il n’a pas entrepris de modifier en quoi que ce soit le texte de l’Esthétique, alors qu’il n’a pas hésité à y apporter diverses correc-tions. C’est, nous semble-t-il, que cette distinction importe peu dans l’Esthétique et que Kant ne juge pas que cette remarque faite dans l’Analytique remette en cause si peu que ce soit, a fortiori qu’elle puisse invalider, les analyses de l’Esthétique.

L’Esthétique peut certes donner l’impression de chercher à répondre à la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori de la mathématique d’une part et de vouloir la trouver exclu-sivement dans la nature de la sensibilité d’autre part, mais elle n’est pas premièrement une exposition transcendantale de la mathémati-que. Son objet est d’établir que la sensibilité a des principes a priori. Si elle convoque à cet effet la mathématique pour l’établir et le ma-nifester, si elle argumente de cette science à son fondement trans-cendantal dans la sensibilité, elle n’a pas pour but d’examiner à quelles conditions d’une manière générale cette connaissance est possible, quelles facultés de connaissance elle met en œuvre. Autant la distinction entre forme de l’intuition et intuition formelle se serait imposée dans le cadre d’une théorie de la connaissance mathémati-que, autant elle est superflue dans une Esthétique. Seul compte, à ce niveau, d’établir que l’espace et le temps sont des représentations a priori d’une part, et qu’elles relèvent de la sensibilité. La mathéma-tique n’y comparaît que pour autant qu’elle fournit un exemple éclatant de connaissance a priori et que pour autant qu’elle nous force à admettre que pareille connaissance ne peut être a priori ob-jective que parce qu’elle a rapport à la forme même de l’intuition des objets. Que la simple forme de l’intuition ne fournisse qu’un di-vers sans liaison du divers qu’elle contient, que les intuitions aient besoin d’être construites, cela n’a pas d’importance au niveau de l’Esthétique. Cela devrait être évident si l’on considère qu’elle a pour

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thème fondamental d’établir qu’espace et temps ne sont pas des propriétés de l’être, mais des conditions a priori sous lesquelles nos représentations nous sont données. Les « contradictions » entre l’Analytique et l’Esthétique s’estompent si l’on cesse de prendre les si-lences de l’Esthétique pour des ignorances ou des confusions en les rapportant à son thème propre qui n’est, à aucun moment, d’affirmer que l’intuition formelle est donnée, que l’espace et le temps comme représentations ne doivent rien à l’entendement. Il s’agit assurément d’établir qu’ils ne sont pas des concepts généraux, mais c’est tout autre chose que d’affirmer que l’intuition n’a pas be-soin d’être construite par l’entendement.

On doit tenir compte, pour apprécier la portée de la distinc-tion entre forme de l’intuition et intuition formelle introduite en B, de ce que Kant n’a pas voulu la faire dans l’Esthétique elle-même. On ne voit pas ce qui l’en aurait empêché. L’explication la plus ob-vie en est que cette distinction, pour nécessaire qu’elle soit, ne re-met pas en cause, à ses yeux, les vues de l’Esthétique. La distinction entre l’intuition et le concept, entre la sensibilité et l’entendement tient, même s’il faut préciser ultérieurement que l’unité de l’espace et du temps n’est possible que par le rapport des intuitions à l’aper-ception.

Il faut reconnaître que l’Esthétique entretient objectivement la confusion entre forme de l’intuition et intuition pure, ainsi no-tamment lorsque Kant écrit que la forme pure de la sensibilité peut encore s’appeler intuition pure 74 et qu’elle peut donner prise à l’accu-sation de n’être pas contemporaine des thèses de l’Analytique, mais il nous paraît plus judicieux d’expliquer le silence maintenu dans l’Esthétique par Kant en B par le fait qu’il n’est pas du ressort de l’Esthétique de nous faire assister à la genèse des représentations d’espace et de temps, qu’il y serait parfaitement prématuré d’y sou-ligner que l’espace et le temps comme représentations ne diffèrent en rien des autres représentations, qu’ils doivent être engendrés par la synthèse figurative d’une multiplicité (a priori). On peut penser en fin de compte qu’il a bien fait de s’abstenir d’insérer ces considéra-

74. Cf. §1, 4ème alinéa : « diese reine Form der Sinnlichkeit wird auch selber reine An-schauung heißen ».

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tions dans l’Esthétique, car elles y auraient pu contribuer à brouiller l’essentielle distinction de l’intuition et du concept. Ce n’est de toute façon qu’une fois mis en évidence que la composition ne peut tomber sous le sens, que nous devons la faire nous-mêmes, qu’elle relève de la spontanéité de l’entendement, qu’il est possible et perti-nent de faire retour sur la constitution de l’intuition pure et de sou-ligner qu’il en va pour elle comme pour toutes nos représentations.

Cela étant, rien n’empêchait Kant d’opérer dès l’Esthétique une mise en garde formelle, à tout le moins de s’exprimer moins univoquement et il est tentant d’en conclure que l’Esthétique n’est pas absolument contemporaine, du point de vue théorique, de l’Analytique 75.

2. L’insuffisance de l’intuition pure pour la constitution de la

connaissance mathématique Rien ne prépare dans l’Esthétique à l’idée que l’intuition em-

pirique, et singulièrement, l’intuition empirique externe, soit néces-saire à la constitution de la connaissance mathématique. Il n’est question, dans l’Esthétique, que de l’intuition pure, comme si la connaissance mathématique trouvait son objectivité en se consti-tuant intégralement dans l’intuition pure. Or Kant ne se lasse pas de souligner le contraire dans l’Analytique. L’on y apprend, à quatre re-prises au moins 76, que l’objectivité des mathématiques tient au fait que des objets empiriques peuvent être présentés dans l’intuition pure, que l’intuition pure ne reçoit de valeur objective que de l’in-tuition empirique dont elle est la simple forme, que faute d’une in-tuition empirique correspondante, nous ne faisons que jouer avec les représentations 77, que sans l’intuition empirique nous n’avons af-

75. C’est de l’Esthétique que Kant prend la défense dans ce passage ! (Cf. VLEE-SCHAUWER, Déduction, t. III, 241).

76. 1° en B 146-148 ; Ak.III, 116-117 ; TP, 124-125 ; 2° en A 155-156 / B 194 ; Ak.III, 144 ; TP, 160 ; 3° en A 223-224 / B 271 ; Ak.III, 188-189 ; TP, 203 et 4° en A 239-240 / 298-299 ; Ak.III, 204-205 ; TP, 217-218.

77. KdrV, A 155 / B 195 ; Ak.III, 144 ; TP, 160 (« sondern bloß mit Vorstellungen ges-pielt »).

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faire qu’à de « simples schèmes » de l’imagination productrice dé-nués de valeur objective par eux-mêmes.

De la mise au point du § 22, dans laquelle assurément « il n’est pas permis de voir une opinion passagère et sans conséquences, car Kant y revient souvent et avec trop d’insistance au cours de la Critique » 78, Vleeschauwer n’hésite pas à déclarer qu’elle a des « conséquences désastreuses » pour l’Esthétique 79 puisque l’Analytique réduit à de simples concepts ce que l’Esthétique prenait pour des connaissances :

« Tous les concepts mathématiques ne sont pas des connaissances par eux-mêmes ; à moins de supposer qu’il y a des choses qui ne peuvent être représentées en nous que suivant la forme de cette intuition sensible pure […]. Les concepts purs de l’entendement, même quand ils sont ap-pliqués aux intuitions a priori (comme dans la Mathématique), ne produi-sent une connaissance qu’autant que ces intuitions, et par elles aussi les concepts de l’entendement, peuvent être appliquées à des intuitions empi-riques. Les catégories ne nous fournissent donc, au moyen de l’intuition, aucune connaissance des choses, si ce n’est par leur application possible à la connaissance empirique »

80

Il n’est pas possible, à notre sens, d’expliquer l’importance

conférée à l’intuition empirique en B 81 par le « cauchemar » 82 de

l’accusation d’idéalisme, comme le fait Vleeschauwer ; en effet, cette thèse n’est pas une nouveauté de la seconde édition. Ce dont on se convaincra en lisant ce qu’écrit Kant en 1781 dans le chapitre des postulats de la pensée empirique, à propos de la possibilité du trian-gle :

78. VLEESCHAUWER, Déduction, t. III, 171-172.

79. Ibid ., 171.

80. Cf. § 22, B 147 ; Ak.IIII, 117 ; TP, 124-125. « Pour que, dans l’ordre mathématique, nous ayons une Erkenntnis, il faut présupposer qu’il y a des choses exposables dans la forme de l’intuition a priori », commente VLEESCHAUWER, Déduction, t. III, 170.

81. VLEESCHAUWER, Déduction, t. III, 163.

82. VLEESCHAUWER, Déduction, t. III, 40.

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« Il semble, à la vérité, que la possibilité d’un triangle puisse être connue par son concept même […]. Mais comme cette construction n’est que la forme d’un objet, le triangle ne serait toujours qu’un produit de l’imagination et la possibilité de ce produit resterait toujours douteuse […]. Or, c’est seulement parce que l’espace est une condition formelle a priori des expériences extérieures et que la synthèse figurative, par laquelle nous construisons le triangle dans l’imagination, est entièrement identique à celle que nous appliquons dans l’appréhension d’un phénomène, afin de nous en faire un concept expérimental, qu’il nous est possible de lier à ce concept la représentation de la possibilité d’une chose de cette espèce. Et ainsi la possibilité des grandeurs continues et même des grandeurs en géné-ral, puisque ces concepts en sont tous synthétiques, n’est jamais connue clairement en vertu de ces concepts eux-mêmes, mais en vertu de ces concepts pris comme conditions formelles de la détermination des objets dans l’expérience en général » 83

Quand l’Esthétique ne s’en trouverait pas atteinte aussi désas-

treusement, quand la contradiction ne serait pas aussi grave que l’a dénoncée Schwab 84, il n’en demeure pas moins que l’Analytique la corrige. Reste à évaluer cette rectification. Faut-il conclure de l’insistance de Kant mise sur l’intuition empirique qu’il change de philosophie dans l’Analytique ? Nous inclinons plutôt à imputer la différence de ces discours à la différence des lieux du discours. L’Esthétique a pour thème la démonstration que la sensibilité a des principes a priori ; elle invoque pour l’établir que sans de tels prin-cipes intuitifs la connaissance mathématique serait impossible. Elle n’est pas pour autant une théorie de la connaissance mathématique ; son tort est de donner à penser qu’elle y prétend. Mais si l’on part du principe que l’Esthétique ne l’est pas, son discours n’est pas à proprement parler démenti par l’Analytique, il est seulement pro-

83. KdrV, A 223-224 / B 271 ; Ak.III, 188-189 ; TP, 203.

84. SCHWAB, « Vergleichung zweier Stellen in Herrn Kants Schriften, betreffend die Möglichkeit der geometrischen Beweise », Philos. Mag., III-4, 1791, 480-490 : Kant se contredit en affirmant d’une part, dans la Critique, la nécessité de l’intuition empirique en géométrie pour que l’intuition ait une réalité objective et en affirmant, dans l’écrit contre Eberhard (Première section, déb.), que c’est l’intuition pure et elle seule qui fournit une réalité objective à nos concepts mathématiques.

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gressivement complété. Il faut s’y résigner : la théorie de la connais-sance mathématique n’est pas donnée en un unique lieu de la Cri-tique. Vleeschauwer juge ces vues désastreuses pour l’Esthétique pré-cisément parce qu’elle a, à son sens, « pour objet formel de fonder la possibilité objective des mathématiques » 85.

3. La connaissance des états internes n’est pas possible dans le

sens interne seul Donnons, sur ce point, la parole à J. Nabert :

« Par une symétrie apparente avec l’espace, le temps est défini dans l’Esthétique comme la condition immédiate des phénomènes internes. On croirait, dès lors, que la connaissance des états internes, dans leur succes-sion, fût réalisable dans le sens interne seul […]. Rien ne nous avertit en-core de la solidarité plus profonde qui lie la conscience de la succession à la détermination de l’espace » 86

On pourrait croire, à s’en tenir à la seule Esthétique, que la

conscience de la succession de nos états est chose donnée, que la conscience de notre existence dans le temps est une donnée immé-diate, alors qu’elle doit être construite ; or cette construction n’est possible que par une détermination de l’espace. La connaissance des états internes dans leur succession suppose l’espace parce qu’elle a à être construite, à être engendrée par un acte par lequel nous décri-vons un espace pour convertir en une intuition le divers pur de la forme sensible. La conscience de la succession est engendrée par la détermination successive de l’espace. L’espace n’est pas seulement la symbolisation du temps, la représentation analogique dont parle la conséquence b du § 6. L’expérience interne n’est possible qu’à l’occasion de la liaison d’une multiplicité sensible 87.

85. VLEESCHAUWER, Déduction, t. III, 171-172. L’Esthétique « étudie la possibilité a priori des mathématiques comme science apodictique et nécessaire ».

86. NABERT, « L’expérience interne », 241.

87. Ibid., 241 sq.

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Il n’y a pas forcément ici à supposer, pensons-nous, un retard théorique de l’Esthétique sur l’Analytique : ce faux jour tient essen-tiellement au fait que l’Esthétique doit négliger provisoirement l’action de l’entendement au sein de l’intuition : ce qui a pour effet d’y rendre impossible l’étude des rapports de l’espace et du temps du point de vue de l’expérience interne.

4. La fonction médiatrice du temps entre la sensibilité et

l’entendement Il n’est absolument pas possible d’apercevoir depuis

l’Esthétique le rôle qui sera dévolu au temps dans le chapitre du Schématisme des concepts purs de l’entendement où nous apprendrons que ses déterminations transcendantales sont homogènes autant à la catégorie qu’au phénomène (externe). Du point de vue du chapitre du Schématisme le strict parallélisme auquel s’en tient l’Esthétique apparaît fallacieux.

Quoique ce chapitre-clé de l’Analytique qui révèle le rôle médiateur des déterminations a priori du temps, c’est-à-dire des schèmes, ne contredise pas directement à l’enseignement de l’Esthétique, on peut néanmoins se demander s’il peut reposer sur le même sol théorique que l’Esthétique, laquelle procède d’une pro-blématique isolante, d’une dichotomie radicale entre sensibilité et entendement alors qu’elle se trouve en un sens sinon annulée, du moins médiatisée par la doctrine du schématisme 88.

Il n’est pas obvie de chercher dans ce chapitre une remise en cause radicale de la dualité de la sensibilité et de l’entendement, d’en donner une interprétation idéaliste 89. Le dualisme est-il aboli

88. La catégorie est susceptible d’une « transposition sensible » [Versinnlichung] cf. HEIDEGGER, Kant, § 22, tr., 159 sq.

89. Pour l’interprétation idéaliste de la doctrine du schématisme, voir DAVAL (Métaphy-sique, 295) qui écrit : « Il semble, au moins à première vue, que l’interprète de Kant soit pris dans ce dilemme : ou bien la doctrine du schématisme est essentielle à la philoso-phie kantienne, et dans ce cas, si cette doctrine a bien le sens que l’on croit pouvoir dé-gager des textes, cette philosophie est incontestablement un idéalisme absolu ; ou bien le kantisme ne peut être interprété dans le sens de l’idéalisme, et la doctrine du sché-matisme perd toute signification, elle n’est qu’un thème qui avorte ».

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parce qu’un moyen terme est trouvé ? Parce que, par exemple, la permanence du réel dans le temps est le schème de la substance 90 et que cette image [Bild] procure à la catégorie une application objec-tive, l’hétérogénéité foncière de l’intuition et du concept, du donné et de la pensée ne disparaît pas pour autant. La permanence dans le temps n’en devient pas le concept de substance lui-même. La per-manence dans le temps n’est que le procédé [Verfahren] de l’ima-gination transcendantale par lequel une règle de l’entendement peut avoir un usage objectif. La dichotomie de la sensibilité et de l’enten-dement n’est pas remise en cause parce qu’est posée la question du comment de leur collaboration, parce qu’il appert qu’elle requiert un troisième terme (l’imagination transcendantale), un procédé opératoire (le schème 91) par lequel l’imagination transcendantale procure à un concept son image. Qu’il puisse exister un terme ho-mogène, d’un côté à la catégorie, de l’autre aux phénomènes, qui rende possible l’application de la première au second, une représen-tation intellectuelle et sensible, ce que Kant appelle un schème transcendantal 92, ne contrevient pas au principe de leur essentielle distinction, à la thèse de la différence de topos transcendantal de l’in-tuition et du concept 93 et ne vise pas à la remettre en cause. Le sché-matisme n’est pas le dépassement du dualisme des facultés, mais l’articulation de ces facultés. Le hiatus demeure : les schèmes ne font rien d’autre que de fournir aux catégories le principe de leur représentation in concreto.

90. KdrV, A 144 / B 183 ; Ak.III, 137 ; TP, 154.

91. Cf. PHILONENKO, Œuvre, t. I, 182.

92. KdrV, A 138 / B 177 ; Ak.III, 134 ; TP, 151.

93. KdrV, A 268 / B 324 ; Ak.III, 219 ; TP, 236.

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E. La chose en soi de l’Esthétique transcendantale L’affirmation de choses en soi affectantes, avec son corollaire,

le phénomène comme simple représentation en nous, n’est-elle pas tout le contraire de l’idéalisme transcendantal ? Richard Kro-ner nous met en garde :

« La doctrine de la chose en soi de l’Esthétique transcendantale fait courir un grand danger à la philosophie du moi. Si l’on ne saisit plus le su-jet transcendantal comme condition suprême de l’expérience et de ses ob-jets, mais comme une substance susceptible d’être affectée par des choses en soi, la doctrine des formes perd son sens transcendantal. Elles cessent d’être des principes subjectifs-objectifs de vérité et de réalité, des présuppo-sés a priori de l’expérience et de l’objet. Le signification transcendantale profonde de la déduction transcendantale est perdue. Leur subjectivité transcendantale s’affadit en réalité anthropologique, leur idéalité transcen-dantale s’affadit en réalité psychique. Que signifie encore le fait que l’être soit conditionné par la conscience, l’identité de l’objectivité et de la subjec-tivité, la liaison de la réalité à l’idéalité a priori, si cet être n’est qu’un phé-nomène en l’homme, s’il n’est pas du tout l’être, au fond, mais rien que son image, rien qu’un être représenté, si cette objectivité n’est pas absolue, mais, d’emblée, une réalité subjective, dérivée et amoindrie, si cette réalité n’est pas la vraie – celle qui est pensée dans la connaissance –, mais une ré-alité seulement phénoménale ? La doctrine de la philosophie transcendan-tale qui sonne d’abord si paradoxalement dégénère alors en celle, presque triviale, de la priorité du moi sur le monde » 94.

Esthétique et Analytique relèvent-elles bien du même univers

mental dans leur façon de penser la chose en soi ? La conception de la chose en soi dans l’Esthétique n’est-elle pas solidaire du point de vue réaliste qui prévaut dans la Dissertation, solidaire de cette « con-ception cynique du réel » à laquelle s’oppose résolument la « conception transcendantale », selon les expressions d’A. Philonenko ? La conception qu’a l’Esthétique de la chose en soi ne contredit-elle pas à l’essence de l’idéalisme transcendantal, à la

94. KRONER, Von Kant bis Hegel, Bd. I, 103.

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révolution copernicienne ? Tel est principalement le point de vue des néo-kantiens, mais non exclusivement — ce fut le cas, on le sait, de Jacobi 95. Rudolf Zocher écrit dans sa Kants Grundlehre :

« Le matériau singulier sensible provient d’une "chose en soi " ; les "impressions sensibles" sont appelées dans notre "esprit" par des "choses en soi" ; les "choses en soi" "affectent" l’esprit. On pourrait penser que ces propositions ne sont pas du tout à prendre au sérieux. Voilà ce qu’il faut en penser ; elles se basent sur la position de la partie de la Critique qui est née avant la formation de la pensée transcendantale et qui a ensuite servi d’entrée à la Critique sous le titre d’"Esthétique transcendantale". Ces ex-plications tiennent donc compte du point de vue "précritique" du lecteur qu’il faut d’abord introduire, et ce de deux manières : elles présupposent d’une part le point de vue pré-philosophique (pré-ontologique) ; elles tra-vaillent d’autre part avec l’appareil des concepts emprunté à la tradition métaphysique (ontologique) […] pour lequel il y a un "sens externe" se rapportant à des "choses" subsistantes en soi, et un "sens interne" se rap-portant à un "esprit" subsistant en soi. A la théorie des deux sphères empi-riques dans un sens pré-transcendantal et en même temps pré-ontologique, correspond une théorie métaphysique de deux mondes […]. Quoi qu’il en soit, la pensée traditionnelle n’a pas complètement perdu tout effet dans la période critique […]. On pourrait donc se juger en droit de tenir toute la problématique de la chose en soi comme un simple résidu de la tradi-tion » 96.

Le concept de chose en soi dans l’Esthétique serait donc soit un vestige de l’époque de la Dissertation (un résidu de la philosophie traditionnelle et de son réalisme), soit un concept s’accommodant au réalisme naïf du lecteur, auquel il conviendrait de faire des concessions pour l’amener au point de vue transcendantal, celui de l’idéalisme 97.

95. Voir infra.

96. ZOCHER, Kants Grundlehre, 30-31.

97. Cf. l’Akkomodationstheorie ou Standpunktstheorie de BECK. Semblablement, BU-HLE, Entwurf der Transzendentalphilos., Göttingen, 1798, 52. La lettre à Beck sur le rapport que Schultz avait fait à Kant de l’Einzig möglicher Standpunkt est malheureuse-ment perdue, mais l’on voit, à la réponse de Beck, que Kant l’a accusé de ruiner les fondements mêmes de la Critique en éliminant l’Esthétique, par la façon même dont la il

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Il n’est pas douteux que l’Analytique et la Dialectique trans-cendantales enrichissent le concept de chose en soi, mais le problème est – du point de vue qui est le nôtre –, de savoir surtout si la chose en soi de l’Esthétique garde sa vérité. Kant invite-t-il, d’une manière ou d’une autre, à renoncer ultérieurement à l’idée d’un monde de choses indépendantes dans leur existence de l’intuition sensible que nous en avons, à l’affection de l’esprit par des choses, provoquant en lui des représentations ? Cela revient à demander si l’idéalisme transcendantal est l’idéalisme, à quoi la réponse doit être négative.

L’Analytique et la Dialectique transcendantales ont beau jeter un jour nouveau sur la chose en soi, Kant n’y renonce pas au concept d’une chose en soi comme cause des phénomènes 98 ou rai-son de l’affection 99 ou comme existence donnée en soi. Jamais Kant n’a, si peu que ce soit, laissé entendre qu’il y eût une absurdité quel-conque à ses yeux à admettre l’idée et l’existence d’une « chose » subsistant en dehors de notre pouvoir de représentation (außer uns, dans le sens transcendantal) 100. Le « réalisme » qui prévaut dans

la commente [die Sinnlichkeit wegexegesieren] (lettre du 24 juin 1797, Ak.XII, 161 sq ; cf. VLEESCHAUWER, Déduction, t. III, 528).

98. Sur l’objet transcendantal Grund ou Ursache des phénomènes, voir notamment : A 277 / B 233 ; Ak.III, 224 ; TP, 241. – A 288 / B 344 ; Ak.III, 231 ; TP, 247. – A 379 ; Ak.IV, 238 ; TP, 307. – A 390 ; Ak.IV, 244 ; TP, 315. – A 393 ; Ak.IV, 245 ; TP, 317. – A 498 / B 522 ; Ak.III, 341 ; TP, 374. – A 540 / B 568 ; Ak.III, 367 ; TP, 398. – A 613 / B 641 ; Ak.III, 409 ; TP, 437.

99. Sur l’affection, voir notamment : A 51 / B 75 ; Ak.III, 75 ; TP, 76-77. – A 68 / B 93 ; Ak.III, 85 ; TP, 87. - B 130 ; Ak.III, 107 ; TP, 107. – B 156 ; Ak.III, 122 ; TP, 134. – A 166 / B 207 ; Ak.III, 152 ; TP, 168. – A 190 / B 235 ; Ak.III, 168 ; TP, 184. – A 253 / B 309 ; Ak.III, 211 ; TP, 228. – A 494 / B 522 ; Ak.III, 340 ; TP, 374. – A 358 ; Ak.IV, 225 ; TP, 290. – A 358 ; Ak.IV, 226 ; TP, 290. 100. On lit par exemple dans les Prolégomènes (§ 52 c, Ak.IV, 341 ; tr. Gibelin, 124-125) : « Ce que je conçois dans l’espace ou le temps, je ne puis dire que cela existe en soi, hors de ma pensée, dans l’espace et dans le temps ; car alors je me contredirai moi-même parce que l’espace et le temps et les phénomènes qu’ils renferment ne sont rien d’existant en soi et en dehors de mes représentations, mais uniquement des modes de représentation et qu’il est manifestement contradictoire de dire qu’un simple mode de représentation existe aussi hors de notre représentation. Donc, les objets des sens n’existent que dans l’expérience ; mais leur attribuer indépendamment de celle-ci ou an-térieurement à elle une existence propre subsistant par elle-même, c’est comme si l’on s’imaginait que l’expérience existe sans expérience ou avant l’expérience ». Mais il ne

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l’Esthétique n’est pas une concession provisoire, un réalisme « propédeutique » 101 ou « ad usum Delphini » 102, qui, une fois la

faut pas confondre les déclarations soulignant l’absurdité de la représentation de ce qui n’est que phénomène comme d’une chose en soi avec l’absurdité du concept même d’une chose donnée en soi. L’idéalisme kantien consiste dans la thèse que l’objet des sens n’est pas l’objet donné en soi.

101. La thèse du caractère strictement propédeutique du discours kantien dans la Criti-que s’est abritée derrière les déclarations de l’Introduction où Kant présente expressé-ment la Critique comme une propédeutique au système et non comme le système lui-même (cf. A 11 / B 25). Kant a vivement protesté contre l’utilisation tendancieuse de cette déclaration pour écarter le discours et le contenu de la Critique : « Avec cela je dois cependant remarquer que la prétention à me prêter le dessein d’avoir simplement voulu produire une propédeutique à la philosophie transcendantale, et non le système même de cette philosophie, m’est incompréhensible. Un tel dessein n’a jamais pu me venir à l’esprit, puisque j’ai moi-même prôné la totalité accomplie de la philosophie pure, dans la C.R.P., comme la meilleure marque de sa vérité. Comme enfin, le recenseur af-firme que la Critique n’est pas à prendre à la lettre quant à ce qu’elle enseigne textuel-lement de la sensibilité, mais que tout lecteur qui veut comprendre la Critique doit d’abord prendre le point de vue convenable (celui de Beck ou celui de Fichte), parce que la lettre kantienne, tout comme la lettre aristotélicienne a tué l’esprit, je déclare donc ici encore une fois que la Critique est à comprendre bien entendu à la lettre, et à consi-dérer uniquement du point de vue de l’entendement commun, pourvu qu’il soit suffi-samment cultivé pour ce genre de recherches abstraites » (Déclaration à l’égard de la Doctrine de la science de Fichte, 7 août 1799, publiée dans la feuille d’annonces (Intelli-genz-Blatt de l’A.L.Z. du 28 août, Ak.XII, 397, tr. Rivelaygue, Pléiade, t. III, 1211-1212 ; A. Philonenko a donné un riche commentaire de cette Déclaration in Qu’est-ce que la philosophie ? Kant et Fichte. Vrin, 1991).

102. Fichte prête à la distinction du phénomène d’avec la chose en soi une signification provisoire et ad usum Delphini parce qu’il juge que nul n’a jamais pu penser une exis-tence donnée en soi, et que Kant n’a a fortiori pas pu admettre ce concept (v. par ex. Recension de l’Enésidème [1794], Gesamtausgabe, Bd. I / 2, 47-61, tr. Druet, 380). « Mais ce serait une absurdité encore plus grande de ne point admettre de choses en soi, ou de vouloir donner notre expérience pour le seul mode de connaissance possible des choses, par suite, notre intuition dans l’espace et dans le temps pour la seule intui-tion possible, notre entendement discursif pour le prototype de tout entendement possi-ble, donc les principes de la possibilité de l’expérience pour des conditions universelles des choses en soi » Prolégomènes (§ 57, Ak.IV, 350-351, tr. Gibelin, 137-138).

Cette déclaration montre toutefois que sont indissociables, pour Kant, le concept de chose en soi et celui d’un autre mode d’intuition que le nôtre, c’est-à-dire d’intuitus origi-narius : les choses données en soi semblent bien ne pouvoir être conçues, chez Kant, que comme les choses données pour Dieu (dans son intuition créatrice). Pour admettre et exiger le concept d’une existence donnée indépendamment de notre mode d’intuition, Kant ne semble pas admettre – en quoi Fichte aurait en fin de compte raison –, la pos-

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révolution copernicienne effectuée, devrait se dissiper comme la lumière dissipe les ténèbres.

Jacobi se fourvoie dans son interprétation de l’idéalisme kan-tien, Kant ne niant pas l’affection en tant que telle, mais que nous soyons affectés par ces choses telles que nous nous les représentons. La distinction du phénomène d’avec la chose en soi est la mise en garde d’avoir à ne pas confondre la chose de la représentation avec la chose elle-même. Pour n’être pas affectés par des choses spatio-temporelles, nous n’en sommes pas moins affectés.

L’atmosphère de l’Esthétique est réaliste 103. La Critique pose

dès l’Introduction en 1787 104, qu’il existe un monde de choses en face du sujet agissant sur le Gemüt, y provoquant la représentation. Avant d’être une représentation en nous, l’objet est une chose douée d’existence indépendante du sujet connaissant, agissant sur lui « du dehors », provoquant un effet : la représentation. Voit-on que la Critique renie ce réalisme ?

Il est vrai que le concept de chose en soi apparaît sous un jour apparemment nouveau dans l’Analytique puisqu’il joue dans le chapitre Du principe de la distinction des objets en phénomènes et noumènes, non plus le rôle de cause de l’affection, de fondement des phénomènes, mais de limite que l’entendement se donne – ou plu-tôt, en vérité, de l’ouverture qu’il se donne -, pour imposer des limi-tes à la sensibilité ; la chose en soi comme noumène y sera un concept limitatif n’ayant d’autre but et d’autre utilité que de restreindre les

sibilité d’une existence donnée indépendamment de tout entendement, une chose en soi dans le sens matérialiste de ce terme.

103. Cf. les remarques de JACOBI (Über den transz. Idealismus), les analyses de ZEL-LER (Geschichte der Deutschen Philos., 2ème éd. 432), d’ERDMANN (Die Stellung des Dinges an sich in Kants Ästhetik und Analytik), de RIEHL (Kritiz., Bd. I, 1ère éd., 442 sq), de VOLKELT (Erkenntnistheorie, 100), de VAIHINGER (II, 15 sq).

104. Et ce, avec une très grande brutalité ; Kant demande en effet au tout début de l’Introduction B : « par quoi [wodurch] notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action [zur Ausübung erweckt werden], si ce n’est par des objets qui frappent nos sens [die unsere Sinne rühren] et qui, d’une part, produisent par eux-mêmes des représentations [von selbst Vorstellungen bewirken], et d’autre part mettent en mouve-ment [in Bewegung bringen] notre faculté intellectuelle ? »

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prétentions de la sensibilité 105. Il est un concept nécessaire à l’en-tendement pour affirmer sinon ses droits, du moins l’indépendance de ses catégories à l’égard de l’expérience sensible (en ce qu’il s’étend problématiquement plus loin que cette sphère).

Mais cela entraîne-t-il que la Critique tienne un discours principiellement inadéquat sur la chose en soi dans l’Esthétique, un discours essentiellement provisoire, qui ne deviendrait enfin un dis-cours vrai que dans la Dialectique, au moment où la chose en soi est, enfin, pensée comme Idée ? Faut-il penser avec Cassirer que la chose en soi de l’Esthétique n’a qu’une signification provisoire, que c’est seulement du point de vue de la sensibilité isolée que la chose en soi et le phénomène doivent être distingués, que « la "cause non sensible" des phénomènes à laquelle tient bon l’Esthétique transcendantale […] se transforme, dans le cours de la recherche, toujours davan-tage en un concept simplement négatif et problématique » ? 106

Il n’est pas question de méconnaître la différence entre le concept de chose en soi comme noumène [objet d’une intuition non-sensible] et comme objet transcendantal [cause de l’affection], ou de vouloir en réduire l’importance, mais il convient d’observer primo qu’il n’est pas du tout requis de renoncer à voir dans la chose en soi l’objet transcendantal affectant pour être en mesure de la penser comme noumène, que Kant ne renonce pas dans le cours ul-térieur de la Critique à voir dans la chose en soi la cause de l’affec-tion, le fondement de l’apparition, que la chose en soi demeure un concept nécessaire pour que la sensibilité puisse être pensée comme une réceptivité ; secundo que le concept de noumène (en un sens négatif), c’est-à-dire d’une chose « que l’entendement doit penser sans cette relation avec notre mode d’intuition », d’une chose « en tant qu’elle n’est pas un objet de notre intuition sensible » 107, ne constitue en rien une révolution par rapport au point de vue dont procède l’étude de la sensibilité dans l’Esthétique : l’idéalité de l’espace et du temps est en effet affirmée « par rapport aux choses, quand elles sont considé-

105. KdrV, A 255 / B 311 ; Ak.III, 211 ; TP, 229.

106. CASSIRER, Erkenntnisproblem, Bd. II, 746.

107. KdrV, B 307 ; Ak.III, 209-210 ; TP, 226.

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rées en elles-mêmes par la raison sans tenir compte de la cons-titution de notre sensibilité » 108. L’Analytique marque moins un changement de perspective sur la chose en soi, une révision de ce concept, qu’elle n’explicite et ne fonde en droit le concept qui était déjà à l’œuvre implicitement, en fait, dans l’Esthétique : elle est en ef-fet commandée par le concept d’une chose en général qui ne peut être confondue avec l’objet des sens, d’une chose abstraction faite des condi-tions subjectives de l’intuition sensible. De ce concept nous ignorons, dans l’Esthétique, l’origine et le fondement 109 ; l’apport de l’Analy-tique est de révéler qu’il nous est fourni par les catégories : les catégories sont des concepts de choses en général 110, ce sont elles qui font ap-paraître les formes de l’intuition en leur particularité. Comme l’écrit A. Philonenko :

« Par la catégorie, il se démontre que l’on ne peut dire que "l’intuition sensible soit la seule intuition possible en général ", bien qu’elle soit la seule possible pour nous. Et c’est pourquoi la catégorie limite l’intuition par sa signification immédiate : "Aussi les catégories s’étendent-elles plus loin que l’intuition sensible en ce qu’elles pensent des objets en général, sans considérer la manière particulière (de la sensibilité) dont ils peuvent être donnés" »

111.

Davantage même, l’étude de la sensibilité est guidée dans

l’Esthétique transcendantale elle-même par le souci d’en dénoncer l’hybris, d’en borner les prétentions 112. Les prétentions que pourrait élever la sensibilité sont d’entrée de jeu, quoique tacitement, limi-tées par l’entendement . Le combat contre les prétentions de la sen-sibilité ne vient pas rétroactivement modifier les analyses menées

108. Cf. Conséquences de l’espace, troisième alinéa. Sur cette formule d’apparence précritique, cf. supra, chapitre premier.

109. Aussi inclinera-t-on à la prendre pour un résidu du dogmatisme.

110. Cf. KdrV, A 248 ; B 304 ; Ak.III, 207-208 ; TP, 222).

111. PHILONENKO, Œuvre, t. I, 131.

112. Cf. RICŒUR, « Kant et Husserl ».

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dans l’Esthétique ; ce combat y conduisait et motivait le traitement de l’espace et du temps 113. 113. L’Esthétique nous refuse le droit de faire des conditions particulières de la sensibi-lité des conditions de la possibilité des choses, nous interdit de faire des conditions qui sont, pour nous autres hommes, les conditions de la connaissance sensible, les condi-tions de toute connaissance sensible (celle d’éventuels autres êtres pensants), a fortiori celle de toute connaissance (de la connaissance que pourrait avoir un être originaire). Nous combattons, précise Kant au § 6, « toute prétention du temps à une réalité abso-lue » (cf. aussi, § 7, début du premier alinéa).

Précisons que si nous avons admis l’existence et tenu à défendre la légitimité du concept « cynique » de chose en soi et « réaliste » d’affection dans l’Esthétique, c’est parce que nous sommes sans aversion principielle envers l’idée d’une dépendance de l’esprit, d’un « extérieur » à l’esprit, d’une passivité originaire, etc. et qu’il n’y a pas plus, à nos yeux, à laver Kant du « péché » de réalisme, de la faute de s’être contredit, qu’il n’y a à lui rendre grâce d’avoir pratiqué dans le cours de la Critique une heureuse Auf-hebung de cette « leidige Ding an sich » ! Mais ce serait tout à fait à tort que l’on rédui-rait le concept de chose en soi dans l’Esthétique à n’être un concept « cynique » (enco-re que la chose en soi y ait cette fonction et qu’il ne soit pas question, par le développe-ment qui suit, de reprendre ce que nous avons accordé en proposant quelque in-terprétation pédagogique ou métaphorique de ce concept). Le concept de chose en soi y est autrement complexe que le simple concept d’un quelque chose qui provoque la sensation par son action sur la sensibilité.

La chose en soi y apparaît au moins, avec plus ou moins de netteté, dans une quintuple acception : 1° comme ce qui affecte la sensibilité et produit en nous la représentation sensible, c’est le concept d’objet (transcendantal) affectant, d’une cause « réaliste » de l’affection, agissant sur la sensibilité ; 2° comme cet "X" inconnu correspondant à ce dont la sensibilité ne donne que le phénomène, cet X que la sensibilité n’exprime pas et qui est au-delà de la connaissance sensible (et de toute connaissance). Il est l’incon-naissable. Il est, en cette acception, moins pensé comme cause de l’affection que comme le terme inconnaissable qui correspond à la représentation dont la représenta-tion exprime la présence mais rien de sa nature. 3° Il est aussi le concept de quelque chose qui n’est pas une simple représentation, qui n'existe pas « seulement dans l’esprit », à tout le moins, le concept de quelque chose qui n’est pas notre représen-tation ; la chose en soi, c’est l’être qui a une consistance ontologique, « ein Bestehen für sich », par opposition au type d’être qu’a celui qui est « außer uns, nichts ». 4° La chose en soi est le concept de l’être lui-même, de l’être sur lequel porte l’investigation philoso-phique, son horizon, être sur la nature duquel on s’interroge : espace et temps en sont-ils des prédicats ? Est-ce à lui que j’ai affaire dans la connaissance ? La connaissance synthétique a priori porte-t-elle sur lui ? Ainsi, lorsque Kant demande si l’espace et le temps appartiennent aux choses ou relèvent de la constitution subjective de notre esprit ou lorsqu’il dit du temps qu’il n’est pas inhérent à l’objet, mais simplement au sujet qui l’intuitionne ; il est l’être en lui-même, indépendamment de la manière dont nous l’intuitionnons. L’Esthétique détermine ce qui revient à l’être (même négativement, par élimination de ce qui ne lui revient pas parce que strictement humain : on ne peut parler de l’espace, des choses étendues que du point de vue humain, c’est-à-dire pas du point

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IV. L’Esthétique transcendantale et le sens du criticisme

Concluons. Les thèses de l’Esthétique sont-elles maintenues

ou annulées dans l’Analytique ? L’Esthétique est-elle à sa place dans la Critique, est-elle à l’heure de la Critique ou bien retarde-t-elle si-gnificativement sur elle ? Faut-il y voir un vestige d’une position ré-volue en 1781, un corps étranger au restant de la Critique ?

Il n’y a pas de difficulté à reconnaître que l’Esthétique trans-cendantale, pour décisive qu’elle soit 114, ne constitue pas le centre de gravité

115, encore moins le tout de la Critique de la raison pure ; mais certains interprètes exigent bien davantage : ils ne se conten-tent pas de souligner que la Critique ne répond véritablement à son objet – qui est de rendre compte de l’objectivité de la connais-

de vue de l’être) ; en ce sens, l’Esthétique est (paradoxalement) un discours sur l’être par l’intermédiaire d’un discours sur ce qui revient seulement à la constitution subjective du sujet. 5° La chose en soi y fonctionne déjà comme un concept servant à préserver les objets de la métaphysique ; elle sert à barrer l’hybris de la sensibilité, la prétention qu’elle a à ériger les conditions empiriques de l’existence en conditions mêmes de l’existence en général, à limiter le possible et le réel au sensible. La chose en soi est ce que nous devons penser pour que la sensibilité n’ait pas le dernier mot, un au-delà du sensible, un non-sensible dont la pensée permet de relativiser « le discours » de la sen-sibilité. Ces avertissements kantiens que nous ne saurions faire des conditions a priori de la sensibilité les conditions de la possibilité des choses, des conditions de notre sen-sibilité particulière des conditions de la possibilité des choses, peuvent certes, en un sens, être tenus pour des conséquences de l’Esthétique, pour le résultat de la démons-tration qu’espace et temps sont relatifs à l’homme, mais ils sont aussi, et bien plutôt, pensons-nous, les prémisses implicites du raisonnement, ils commandent, guident à tout le moins l’analyse qui les établira. La chose en soi joue le rôle d’« hypothèse trans-cendantale », de concept que l’on peut donc toujours brandir polémiquement, défensive-ment si quelqu’un prétend nous enfermer dans le sensible. On peut faire valoir alors que « si je pouvais m’intuitionner moi-même tel que je suis ou si un autre pouvait m’intuition-ner, sans cette condition de la sensibilité [le temps], alors ces mêmes déterminations que nous nous représentons maintenant comme des changements, nous donneraient une connaissance dans laquelle on ne trouverait plus la représentation de temps, ni par suite celle du changement. » (cf. § 7, 1).

114. Partie décisive de la Critique, reconnaît BOUTROUX, La philosophie de Kant, 47.

115. Encore que la thèse de phénoménalité ait, à nos yeux, plus d’importance que RIEHL ne lui en accorde (cf. Kritiz., Bd. I, 1ère éd. 286, cité supra) ; elle est essentielle d’un point de vue métaphysique (Dieu, liberté) ; cf. supra, chapitre II.

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sance – qu’une fois qu’elle aborde l’étude de l’entendement ; ils ne se contentent pas de souligner que les thèses de l’Esthétique ne doi-vent pas être hypostasiées parce qu’elles se trouvent au tout début de l’œuvre où elles ne peuvent trouver d’emblée leur juste et com-plète signification 116 et que l’Esthétique procède d’une méthode d’analyse isolante qui induit fatalement des effets de distorsion

117 ; ils veulent que l’Esthétique contredise expressément à l’Analytique ; ils veulent trouver dans l’Analytique une véritable révocation de l’Esthétique. Ils veulent : soit que l’Esthétique et l’Analytique repo-sent sur des socles philosophiques différents, que l’Esthétique ne soit pas contemporaine de l’âge théorique de la Critique, qu’elle retarde sur le point de vue copernicien, soit, dans le meilleur des cas, que la Critique parle d’abord intentionnellement un langage essentiel-lement inadéquat pour des raisons que nous nommerons, généri-quement, pédagogiques 118. L’Esthétique constituerait donc un corps

116. L’assertion que les thèses de l’Esthétique n’ont qu’une signification provisoire est en soi équivoque ; elle peut signifier soit que l’Analytique les dépasse radicalement, soit qu’elle les précise ou les rectifie. On peut admettre sans difficulté que l’Analytique confère leur véritable sens aux thèses incomplètes de l’Esthétique, qu’elle relativise cer-taines affirmations, mais c’est tout autre chose que de tenir les thèses de l’Esthétique pour des vues provisoires.

117. Mais on n’oubliera pas que l’Analytique, celle des concepts tout au moins, met en œuvre cette même méthode et qu’il n’y a pas de raison pour que ses affirmations n’en subissent pas, elles aussi, le contrecoup ! On ne peut en tout cas se servir de cet argu-ment pour mettre au compte de l’analyse isolante comme telle pratiquée dans l’Esthétique toutes les thèses dont on ne veut pas ! Nous ne pouvons souscrire à ce qu’écrivent par exemple CASSIRER (Erkenntnisproblem, Bd. II, 743 sq) ou PHILO-NENKO de la distinction du phénomène d’avec la chose en soi (Œuvre, t. I, 127). HEI-DEGGER a reconnu cette dimension isolante de l’Esthétique autant que de la Logique (cf. Interprétation, 164-166 et passim) imposant à l’une comme à l’autre des effets de distorsion.

118. FICHTE [1794], BECK [1796], BUHLE [1798] furent les premiers tenants de cette lecture. Cf. BECK, Einzig möglicher Standpunkt, § 4 : « La Critique n’adopte au début le langage du réalisme [en parlant d’objets affectant nos sens, qui soient autre chose que des représentations] que pour se faire comprendre ; cette façon de penser est en effet naturelle ». Nul ne l’aurait compris s’il avait commencé tout de suite par ce qui constitue le résultat de sa philosophie. — Outre l’idéalisme vers lequel elle tire Kant, cette hypo-thèse a contre elle que Kant (cf. ERDMANN, Kritizismus, 66) n’a nulle part laissé enten-dre qu’il ait voulu s’adapter temporairement au réalisme transcendantal de ses lecteurs ; en outre, le procédé serait vraiment singulier vu que, loin de faciliter la véritable com-

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étranger à la Critique ou une adaptation provisoire au point de vue de la foule ; une survivance de la conception commune (croyance en des choses existant indépendamment du sujet et l’affectant, cro-yance en une sensibilité indépendante de l’entendement) dont Kant aurait eu le plus grand mal à se déprendre, ou une expression impo-sée par le souci d’adaptation momentanée aux habitudes mentales et linguistiques du lecteur.

Pour opposées que soient ces deux lectures, en ce que l’une fait de la Critique, sinon une œuvre contradictoire, du moins une œuvre imparfaite, encombrée de scories, et qu’elle stigmatise l’incapacité de Kant à se défaire du point de vue de la Dissertation tandis que l’autre la crédite d’une parfaite maîtrise en ne voyant que discours exotérique et anagogique, elles n’en sont pas moins profon-dément parentes en ce qu’elles reposent sur la même interprétation de l’idéalisme transcendantal, sur le même postulat, le même refus d’admettre que Kant puisse réellement enseigner quelque chose comme une affection de l’esprit, comme l’existence d’une chose qui aurait un statut extra-représentatif, que l’idée de réceptivité soit à prendre au sérieux. Voyant, selon les cas, dans l’idéalisme kantien un idéalisme intégral, une doctrine de l’autonomie absolue de l’esprit, de sa spontanéité absolue, un combat acharné contre le « dogmatisme de la chose », elles n’ont d’autre solution pour accor-der leur interprétation à la réalité du discours de la Critique, « l’esprit » supposé du kantisme à sa « lettre » qui n’y correspond guère, que de faire des disjonctions inaugurales de la Critique (sen-sibilité / entendement ; réceptivité/ spontanéité ; donné / pensé ; divers / unité ; intuition / concept ; affection / fonction ; empi-rique / a priori ; phénomène / chose en soi ; intuitus derivativus / originarius, etc.) soit une survivance, une rémanence de la Disser-tation dans la Critique, soit un point de départ, une première appro-ximation, une simplification pédagogique, un emprunt temporaire aux catégories du lecteur avant de, et afin de, le faire accéder au ni-veau transcendantal. Dans la plupart des cas d’ailleurs, ces deux in-

préhension de sa doctrine, il la rendrait impossible (cf. VAIHINGER, II, 42) ; ÜBERWEG, Geschichte der Philosophie, Bd. III, 5ème éd., § 21). Il ne convient pas, pour cette rai-son, de la prêter à Kant.

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terprétations de l’Esthétique-vestige et de l’Esthétique-propédeutique interfèrent inextricablement 119.

Il n’y a pas à contester les lectures qui veulent que l’Esthétique n’ait qu’une signification provisoire, si l’on entend par là que Kant ne dit pas tout et tout de suite, que ses affirmations doivent être lues, comprises, voire rectifiées, depuis l’Analytique. Nous ne nions pas que l’Esthétique ne constitue que le présupposé de la Logique et qu’elle ne trouve sa clôture et sa complétude qu’en cette dernière

120. Nous combattons résolument, par contre, les lec-tures qui veulent que le point de vue de l’Esthétique soit essentielle-ment faux, contraire à celui de l’Analytique, que l’on crédite Kant de s’être accommodé au point de vue du lecteur pour mieux l’ame-ner au point de vue transcendantal compris comme celui de l’idéa-lisme, ou qu’on l’accuse d’avoir laissé subsister dans la Critique une partie anachronique. Nous rejetons toutes les lectures qui repro-chent à Kant d’avoir bâti sa Critique à l’envers, en faisant de l’Esthé-tique la première partie de la théorie transcendantale des élé-ments

121. Soulignons-le encore. L’Esthétique constitue, de plein droit,

la première partie de la théorie des éléments 122. Outre que l’en- 119. Les interprètes qui se refusent à tenir pour kantiennes certaines des assertions de la Critique invoquent inextricablement, à des degrés divers, et selon les moments, vesti-ges et scories, effets et méfaits de l’analyse isolante, caractère provisoire des premières affirmations de la Critique et « accomodement » de Kant au point de vue précopernicien de ses lecteurs (cf. les passages déjà cités de Nabert et de Zocher ).

120. Comme le fait observer RIEHL, entre autres (Kritiz., Bd. I, 1ère éd., 286).

121. Comme le veut NATORP, voir le passage des Grundlagen cité au début de ce chapitre : Kant aurait dû ne parler de la sensibilité que sous la catégorie d’effectivité.

122. COHEN le reconnaît à sa manière, c’est-à-dire par une exégèse neutralisante : il réussit à exorciser « la place de l’Esthétique comme devançant la Logique, pas très ras-surante pour un idéaliste conséquent », selon la formule de l’une de ses adeptes, A. STÉRIAD (L’interprétation de la doctrine kantienne par l’Ecole de Marbourg, 47), en conférant à l’antériorité de l’Esthétique sur la Logique une double signification méthodi-que : celle de l’indépendance des jugements synthétiques des mathématiques à l’égard de la logique, de la valeur d’un combat contre les usurpations de la logique formelle (ibid, 42) d’une part* ; celle de la nécessité d’une construction mathématique de l’objet avant sa construction dynamique (Kants Theorie, 586), espace et temps constituant les premiers degrés de l’objectivation de l’objet, d’autre part.

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tendement n’est qu’une faculté de penser l’objet qu’elle ne donne pas, la conception de l’entendement comme simple pouvoir de liai-son interdit à Kant de partir de l’exposition de l’entendement. Il ne faut même pas dire que les synthèses de l’entendement ne sont ob-jectives que là où l’intuition est donnée, que l’entendement n’est as-signé à la sensibilité que pour connaître (vs penser) : en l’absence d’intuitions d’abord données, il n’y a rien à lier, par conséquent au-cun exercice de l’entendement possible. La place inaugurale donnée à l’Esthétique signifie la vacuité de l’entendement, son assignation à l’intuition (thèse constituant significativement la première phrase du premier alinéa de son premier paragraphe) non seulement pour qu’il y ait connaissance, mais, plus fondamentalement, pour que l’entendement accède à l’actualité. Pour être indépendant dans son origine de la sensibilité et pour pouvoir donc s’étendre plus loin problématiquement qu’à ses données, l’appareil catégorial n’a d’ac-tualité, autant dire d’existence, qu’à l’occasion de l’intuition 123.

L’Esthétique est à sa place si l’on se décide à prendre au sé-rieux ces affirmations expresses de Kant 124 : *Cf. « L’Esthétique transcendantale, avec ses deux formes de la sensibilité pure, est la justification d’une méthode propre aux mathématiques, la défense de la géométrie contre les usurpations de la logique formelle et le garant de son étroite union à la physi-que. Cette fameuse Esthétique n’est donc pas la proclamation de la sensibilité indépen-dante de la pensée, de la sensation, source indépendante de la connaissance, comme toujours elle fut interprétée, mais c’est la lutte pour l’indépendance des mathématiques, pour la sauvegarde de leur méthode spéciale. Il s’agit de ne pas laisser subsister la con-fusion possible entre les jugements synthétiques des mathématiques et les jugements analytiques de la logique formelle. » (STÉRIAD, 42 ; Kant poursuivrait le combat carté-sien « pour émanciper la géométrie de la logique trop prétentieuse, pour montrer qu’il y a dans la géométrie un élément irréductible à la pensée pure ». Ibid., 40). Reste à savoir si cette interprétation ne prend pas l’effet ou un élément argumentatif de l’Esthétique pour sa raison d’être et sa fin démonstrative.

123. Cf. KdrV, B 406 ; Ak.III, 267 ; TP, 282 : « Cependant, sans une représentation em-pirique qui donne la matière à la pensée, l’acte "je pense " n’aurait pas lieu. » Et A 287 ; B 344 ; Ak.III, 280 ; TP, 247 : « les catégories seules […] sans les données de la sensi-bilité seraient de simples formes subjectives de l’unité de l’entendement, mais sans au-cun objet. »

124. C’est ce qu’a fait HEIDEGGER qui, prenant pour cible l’Ecole de Marbourg, fait va-loir avec force que, pour Kant, « connaître est premièrement intuitionner », aussi « l’interprétation de la connaissance comme acte de juger (penser) fait violence au sens

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« De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immé-diatement aux objets et auquel tend toute pensée comme au but en vue duquel elle est le moyen est l’intuition » – « Ce n’est pas simplement parce que je pense que je connais un objet quelconque ; ce n’est, au contraire, qu’en déterminant une intuition donnée relativement à l’unité de ma conscience […] que je peux connaître un objet quelconque » 125

Il est indéniable qu’il y a des tensions ou des discordances en-

tre l’Esthétique et l’Analytique ; mais la thèse de leur incompatibilité foncière et d’un détrônement de la première par la seconde n’est pas recevable pour autant. Ce qu’on appelle l’incompatibilité de l’Esthétique avec l’Analytique, c’est l’incompatibilité, assurément pa-tente, des thèses de l’Esthétique avec une certaine compréhension de l’idéalisme transcendantal comme doctrine qui réduit l’être au connaître

126, la réceptivité à la spontanéité, l’intuition au concept, qui enseigne la spontanéité du sujet connaissant, qui érige l’entendement en faculté exclusive de la connaissance, qui substitue partout le construit au donné, ne faisant de l’objet rien d’autre que le produit de l’activité de détermination de l’entendement

127. L’incompatibilité ne réside pas entre l’Esthétique et l’Analytique, mais entre l’enseignement de la théorie transcendantale des élé-

décisif du problème kantien » Cf. Kant, § 4, 83 ; Interprétation, § 5, 94 sq. L’Esthétique n’est pas un corps étranger à la Critique, elle est l’horizon théorique de la Logique, il s’ensuit que l’Esthétique peut et doit être prise comme « fil conducteur central » de la Critique et donc de son interprétation (cf. Interprétation, 91). S’explique, dans cette pers-pective, l’étendue démesurée de la Logique par rapport à l’Esthétique (cf. Chose, 156-157).

125. Esthétique, § 1, 1er alinéa. — KdrV, B 422 ; Ak.III, 275 ; TP, 311.

126. « la philosophie transcendantale, pour laquelle l’être est la connaissance », écrit

PHILONENKO, Œuvre, t. I, 93. « Le concept traditionnel de l’objet comme d’un quelque chose qui est étranger à la pensée, qui lui est extérieur, nie l’objectivité du savoir » CASSIRER, Erkenntnisproblem, Bd. II, 639.

127. Jamais la thèse de l’Analytique que l’expérience est une construction qui relève de l’activité du sujet, plus précisément des principes synthétiques de son entendement, ne signifiera que l’empirique est le produit de l’entendement actif. Nous renvoyons à la dé-monstration (essentiellement dirigée contre Lachièze-Rey, mais qui atteint d’autres alté-rations constructivistes du criticisme) de ROUSSET in Doctrine, 93 sqq.

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ments et une doctrine qui revient – qu’elle en convienne ou non –, à restaurer en fin de compte l’intuition intellectuelle contre laquelle l’idéalisme transcendantal est pourtant si précisément dirigé 128.

*

« Comme enfin, le recenseur affirme que la Critique n’est pas à prendre à la lettre quant à ce qu’elle enseigne textuellement de la sensibili-té, mais que tout lecteur qui veut comprendre la Critique doit d’abord prendre le point de vue convenable (celui de Beck ou celui de Fichte), parce que la lettre kantienne, tout comme la lettre aristotélicienne a tué l’esprit, je déclare donc ici encore une fois que la Critique est à comprendre bien entendu à la lettre, et à considérer uniquement du point de vue de l’entendement commun, pourvu qu’il soit suffisamment cultivé pour ce genre de recherches abstraites » 129.

De cette déclaration de Kant du 7 août 1799 contre Fichte et

contre tous ses « amis hypercritiques », il faut faire la charte inter-prétative de la Critique : que Kant ait eu une connaissance réelle et personnelle ou non des œuvres de Beck, de Reinhold ou de Fichte importe peu, il convient de l’opposer inébranlablement à toutes les

128. « C’est prendre pour principe de l’interprétation du kantisme ce que l’on prétend établir contre ses affirmations les plus constantes, c’est admettre gratuitement que la présence de la conscience est toujours l’intervention de son activité pure » fait observer ROUSSET qui note qu’ « il en serait ainsi, si l’on concevait la conscience comme une substance permanente qui pense toujours, ou comme un être défini par sa seule activité ; mais l’affirmation d’une sensibilité distincte de l’entendement et la réfutation du subs-tantialisme de la psychologie rationnelle montrent que Kant refuse ces conceptions car-tésiennes ou leibniziennes, qui inspirent inconsciemment ses interprètes » (Cf. Doctrine, 102).

129. Déclaration à l’égard de la Doctrine de la science de Fichte du 7 août 1799, parue dans la feuille d’annonces (Intelligenz-Blatt) de l’Allg. Erlanger Lit.-Z. du 28 août 1799, 876-878. [Ak.XII, 396-397, 397, tr. Rivelaygue, Pléiade, t. III, 1211-1212]. Deux ans au-paravant déjà, Kant avait répondu presque dans les mêmes termes à Schlettwein qui le pressait, dans l’Allg. Erl. Lit.-Z. du 14 juin 1797, de déclarer lequel d’entre Reinhold, Beck ou Fichte avait le mieux saisi le sens profond du criticisme, en les récusant tous les trois et en faisant de Schultz, son interprète autorisé [Ak.XII, 393-394].

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lectures qui tentent d’éliminer la chose en soi, l’affection 130, la sen-sibilité, de repenser la dichotomie entre intuition et concept 131, d’effacer la différence de nature entre intellectus archetypus et deriva-tivus 132, de neutraliser par un savant commentaire, par une philolo-gie assassine [wegexegesieren], l’Esthétique transcendantale.

La révolution copernicienne n’a pas pour fin de faire tourner la chose autour du sujet, mais rien que l’objet. L’assertion que nous ne connaissons a priori de l’objet que ce que nous y mettons nous-mêmes n’est pas la proclamation idéaliste triomphale du pouvoir de

130. « La théorie de l’affection est […] la thèse caractéristique du criticisme : l’impuis-sance du sujet à se donner à lui-même son propre contenu », écrit justement ROUS-SET, Doctrine, 183.

131. COHEN unifie intuitions et concepts, formes et catégories en en faisant des mé-thodes pour construire l’objet, des moments de l’a priori transcendantal. Contre Renou-vier qui voit dans l’espace et le temps des catégories, il affirme bien que « celui qui prend l’espace et le temps pour des catégories détruit tout l’édifice transcendantal » (Kants Theorie, 211), mais il ne laisse pas de faire tomber la distinction entre formes et catégories au rang de procédé méthodique, de résorber cette disjonction dans l’unité du principe de la connaissance, l’unité nécessaire de toutes les méthodes du savoir : l’unité transcendantale de l’aperception (cf. 256). Les formes ne sont plus les conditions sous lesquelles les objets sont donnés et les catégories celles sous lesquelles ils sont pen-sés, mais deux degrés successifs de l’objectivation, deux moments dans la construction de l’objet ; ce qui revient à nier la différence transcendantale entre réceptivité (de la sen-sibilité) et spontanéité (de l’entendement). C’est dans le même esprit que CASSIRER écrit que « d’objets à connaître, espace et temps doivent donc être transformés en fonc-tions avec lesquelles et en vertu desquelles nous connaissons. Ce sont des phases par-ticulières et des stades sur ce chemin de l’unification progressive du divers de la matière empirique, en quoi consiste la connaissance scientifique. […] Espace et temps forment les premiers instruments fondamentaux de la construction de l’objectivité [Gegenstän-dlichkeit]. Connaître un objet de l’expérience externe, cela ne signifie rien d’autre que le construire [gestalten] suivant les règles de la synthèse spatiale pure à partir des impres-sions des sens et ce n’est qu’ainsi qu’il est produit spatialement [hervorgebringen] » (Er-kenntnisproblem, Bd. II, 687). Pour l’Ecole de Marbourg, la différence fondamentale chez Kant entre entre Affektion et Funktion tombe, espace et temps deviennent des fonctions (cf. « die gedankliche Funktion, die sie [Raum und Zeit] ausüben », Erkenn-tnisproblem, Bd. II, 702).

132. Comme le fait MAÏMON qui, s’inspirant du principe leibnizien de continuité, voit dans la passivité un cas limite d’une activité décroissante. L’entendement humain n’est pas d’une essence différente de celui de Dieu (cf. Versuch über die Transzendental-philosophie. Berlin, 1790). Cf. l’appréciation de Kant sur la philosophie de Maïmon dans sa lettre à Herz du 26 mai 1789, Ak.XI, 48-55 [Pléiade, t. II, 837-844].

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l’esprit, de son rôle constructeur, etc., mais l’affirmation de la limi-tation essentielle de notre connaissance dans sa portée. L’être, tel qu’il est en soi, nous est par nature inaccessible. Notre connaissance ne renvoie qu’à nous, pas à la chose ; elle ne renvoie qu’aux structures a priori de l’esprit.

La leçon de la Critique est d’abord une leçon de modestie : notre esprit ne peut prétendre à déterminer a priori l’être tel qu’il est en soi ; si donc nous avons une connaissance synthétique a priori des choses, c’est que ces choses dont nous avons une telle connais-sance sont de simples phénomènes ; non l’être en soi, mais de sim-ples représentations en nous. Les formules qui proclament que l’en-tendement est le législateur de la nature ne signifient pas que l’esprit humain fasse en quelque façon loi pour l’être. Nous ne saurions faire des conditions a priori particulières de notre sensibilité les conditions de la possibilité des choses ; nous ne saurions faire des conditions a priori d’une expérience possible en général autre chose que des conditions de la possibilité des objets de l’expérience, pas des choses.

La possibilité de la connaissance synthétique a priori n’est pas utilisée au profit d’une doctrine qui ferait de l’entendement humain une variété d’intellectus archetypus. Le seul monde qui puisse « tourner » autour de nous – se régler sur notre pouvoir d’intuition et être a priori soumis aux catégories de notre entendement – ne peut être que le monde de l’expérience, pas celui des choses.

Le « dogmatisme » que Kant dénonce – il faut l’opposer à Fichte – n’est pas celui qui croit à l’existence de la chose en soi, mais celui qui prétend à sa connaissance ; ce n’est pas celui qui dérive la sensation de l’affection d’une chose en soi, mais celui qui croit que dans la représentation qui en naît la chose en soi est connue par là, celui qui prend le phénomène pour un aspect de la chose en soi.

Loin de travailler à restaurer le sujet connaissant dans des droits méconnus par le « réalisme », le « dogmatisme », etc., Kant vise à limiter la prétention qu’élève l’homme à déterminer l’être. Le « dogmatisme » qu’il combat n’est pas celui de la « chose en soi », mais celui qui nous la fait ignorer, celui qui nous pousse à vouloir faire des conditions de notre sensibilité des conditions des choses, des catégories de notre entendement – qui ne sont que de simples

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« principes de l’exposition des phénomènes » – des « prédicats trans-cendantaux », à transformer en orgueilleuse « ontologie » une « simple analytique de l’entendement pur » 133.

C’est de la relativité anthropologique de notre connaissance que nous sommes invités à prendre la mesure. Le sens de la révolu-tion copernicienne n’est pas que l’homme est Dieu, mais précisé-ment qu’il ne l’est pas, qu’il y a une différence infinie entre notre mode d’intuition qui reçoit l’objet et celui de Dieu qui produit l’objet de son intuition.

Le criticisme se présente certes comme un « idéalisme » et il l’est à maints égards, mais la doctrine de l’idéalité de l’objet de la connaissance n’est pas la doctrine de l’idéalité de l’objet en général : Kant ne met, à aucun moment et si peu que ce soit, en cause l’exis-tence et le sens d’une réalité donnée en soi, jamais l’être ne s’y résout dans la connaissance. Le criticisme n’est pas une doctrine de la spon-tanéité du sujet, mais seulement de la spontanéité de l’entendement. La doctrine de l’autonomie de l’entendement dans son activité dé-terminante n’a rien à voir avec la doctrine du sujet comme source de toute réalité, elle en est strictement le contraire 134.

Kant a formellement récusé comme opposés au propos même de l’idéalisme transcendantal tous les philosophèmes, qui – tels ceux de Reinhold, de Maïmon, de Beck ou de Fichte –, ont tenté à des titres divers de réduire la distance entre la spontanéité et la récepti-vité, ou qui ont eu, à tout le moins, pour effet d’annuler d’une ma-nière ou d’une autre la réceptivité et l’affection. Tenter de contour-ner l’Esthétique transcendantale, moment de la réceptivité essentielle de notre pouvoir de connaître, de sa nécessaire finitude, est un pro-jet qui ne peut se réclamer de Kant.

133. Cf. KdrV, A 247 / B 303 ; Ak.III, 207 ; TP, 222.

134. Cf. ROUSSET, Doctrine, 386-411.

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