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Art et architecture en Bretagne à l’époque carolingienne : l’exemple de Landévennec Yves GALLET L es fouilles archéologiques effectuées sous la direction d’Annie Bardel et Ronan Pérennec sur le site de l’ancienne abbaye de Landévennec ont conduit depuis les années 1980 à des découvertes d’une importance exceptionnelle. Elles intéressent l’histoire de l’architecture monastique en général et, dans un cadre plus restreint, la place de la Bretagne dans la création architecturale et artistique à l’époque carolingienne. Il est couramment admis, en effet, que la pointe occidentale de la Bretagne aurait échappé à l’influence carolingienne. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir n’importe quel manuel d’histoire : toutes les cartes relatives à l’Empire carolingien montrent la partie occidentale de la Bretagne en-dehors des frontières de la Neustrie et de l’Empire franc dans leurs limites du IX e siècle. De là à conclure qu’il n’y eut point de Bretagne carolingienne, il n’y avait qu’un pas, qui a été souvent franchi, et bien des tenants de l’identité régionale ont insisté à loisir sur l’exception bretonne, sur ses racines celtiques, sur l’originalité de son peuplement insulaire, et sur ces « rois » du IX e siècle qui, comme Nominoé, Erispoé et Salomon, permettaient très tôt d’exalter la nation bretonne. Les découvertes effectuées à Landévennec apportent sur cette situation un éclairage neuf, que nous nous proposons d’exposer ici, en mémoire de Jean-Christophe Cassard et en souvenir des discussions sur la Bretagne carolingienne qui nous ont réunis au sein du Comité scientifique du musée de l’ancienne abbaye de Landévennec. Pour prendre conscience de l’évolution des connaissances sur le site et l’architecture de l’ancienne abbaye de Landévennec, on ne peut mieux faire que de commencer par relire la contribution de Xavier Barral i Altet Extrait de Landévennec, les Vikings et la Bretagne. En hommage à Jean-Christophe Cassard, Magali Coumert et Yvon Tranvouez (dir.), Brest, CRBC-UBO, 2015.
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May 08, 2023

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Art et architecture en Bretagne à l’époque carolingienne : l’exemple de Landévennec

Yves GALLET

Les fouilles archéologiques effectuées sous la direction d’Annie Bardel et Ronan Pérennec sur le site de l’ancienne abbaye de Landévennec

ont conduit depuis les années 1980 à des découvertes d’une importance exceptionnelle. Elles intéressent l’histoire de l’architecture monastique en général et, dans un cadre plus restreint, la place de la Bretagne dans la création architecturale et artistique à l’époque carolingienne. Il est couramment admis, en effet, que la pointe occidentale de la Bretagne aurait échappé à l’influence carolingienne. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir n’importe quel manuel d’histoire : toutes les cartes relatives à l’Empire carolingien montrent la partie occidentale de la Bretagne en-dehors des frontières de la Neustrie et de l’Empire franc dans leurs limites du IXe siècle. De là à conclure qu’il n’y eut point de Bretagne carolingienne, il n’y avait qu’un pas, qui a été souvent franchi, et bien des tenants de l’identité régionale ont insisté à loisir sur l’exception bretonne, sur ses racines celtiques, sur l’originalité de son peuplement insulaire, et sur ces « rois » du IXe siècle qui, comme Nominoé, Erispoé et Salomon, permettaient très tôt d’exalter la nation bretonne. Les découvertes effectuées à Landévennec apportent sur cette situation un éclairage neuf, que nous nous proposons d’exposer ici, en mémoire de Jean-Christophe Cassard et en souvenir des discussions sur la Bretagne carolingienne qui nous ont réunis au sein du Comité scientifique du musée de l’ancienne abbaye de Landévennec.

Pour prendre conscience de l’évolution des connaissances sur le site et l’architecture de l’ancienne abbaye de Landévennec, on ne peut mieux faire que de commencer par relire la contribution de Xavier Barral i Altet

Extrait de Landévennec, les Vikings et la Bretagne. En hommage à Jean-Christophe Cassard, Magali Coumert et Yvon Tranvouez (dir.), Brest, CRBC-UBO, 2015.

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au colloque qui s’était tenu, en avril 1985, à l’occasion du XVe centenaire de la fondation de l’abbaye. Tout le propos de l’auteur était alors centré sur l’abbatiale romane, présentée à juste titre comme « l’un des grands monuments de Bretagne aussi bien pour l’originalité de son plan dans cette région que par l’importance de la construction et de son décor sculpté » 1. Mais pas un mot ou presque sur l’organisation des bâtiments conventuels, pas un mot non plus sur le haut Moyen Âge, sinon pour signaler « tout ce que la recherche archéologique, sur ce site, nous a appris sur la succession des constructions antérieures au monument roman et principalement sur l’église pré-romane » 2. Il faut dire qu’à cette date, les fouilles d’Annie Bardel venaient à peine de commencer, et que seul le chevet de l’abbatiale du IXe siècle avait été mis au jour : il était trop tôt, donc, pour en tirer des enseignements précis et des conclusions fermes 3. Trente ans plus tard, force est de constater que le centre d’intérêt des historiens de l’architecture s’est décalé vers l’amont, et que ce sont désormais les périodes antérieures au XIe siècle qui retiennent le plus l’attention, jusqu’à faire oublier, presque, les ruines de la grande abbatiale romane.

Les résultats des fouilles 4 sont en effet nombreux, qu’il s’agisse de l’incroyable richesse du matériel archéologique non monumental (céramique, organique, etc.), de la confirmation d’une datation précoce (fin du Ve siècle) des plus anciennes structures mises au jour, qui accrédite les récits des hagiographes plaçant vers cette époque la fondation du monastère par saint Guénolé, qu’il s’agisse encore de la découverte des bâtiments des VIe-VIIe siècles ou des puissantes murailles qui ceignaient le monastère et qui sont peut-être celles dont parle la Vita Winwaloei, ou qu’il s’agisse enfin de la découverte d’un cloître du XVe siècle dont la documentation historique ne laissait pas supposer l’existence, etc.

Mais au sein des nombreuses découvertes, ce sont évidemment celles qui concernent le IXe siècle qui retiennent l’attention, et d’abord parce que cette période était à la fois l’une de celles sur lesquelles la documentation

1. Xavier BARRAL I ALTET, « L’abbaye médiévale de Landévennec : bilan et perspectives de recherche », dans Landévennec et le monachisme breton dans le haut Moyen Âge. Actes du colloque du 15e centenaire de l’abaye de Landévennec, 25-26-27 avril 1985, Association Landévennec 485-1985, 1986, p. 189-205, p. 192.

2. Ibid., p. 19. 3. Annie BARDEL, « Landévennec, ancienne abbaye : état des recherches en 1983 »,

Archéologie en Bretagne, 39, 1983, p. 48-54 ; Xavier BARRAL I ALTET et al., « L’abbaye médiévale de Landévennec », Archaeologia, juillet 1984, p. 79-81.

4. La publication des fouilles est en préparation sous la direction d’Annie Bardel et de Ronan Pérennec. En attendant, il convient de se reporter aux présentations partielles publiées par les fouilleurs dans différentes revues, et ici-même, dans les pages précédentes.

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était la plus riche (ne serait-ce qu’en raison des manuscrits enluminés qui sortent alors du scriptorium, et du diplôme de 818, par lequel l’empereur Louis le Pieux enjoint à l’abbé et à ses moines d’abandonner les usages scotiques pour adopter la règle de saint Benoît) et en même temps l’une des plus obscures touchant le cadre monumental de l’abbaye. Les fouilles ont permis de mettre en évidence la manière dont la topographie du monastère se redéfinissait au cours du IXe siècle, les bâtiments monastiques antérieurs, distribués à l’est et au sud de part et d’autre du ruisseau et jusqu’alors disjoints, se trouvant désormais réunis dans une disposition plus régulière, sur une trame orthogonale, et se voyant reliés par une galerie à deux ailes qui, elle-même, formait une vaste cour semi-fermée au sud de la nouvelle abbatiale nouvellement reconstruite (fig. 1) 5.

On a déjà fait observer combien cette cour bordée de galeries évoquait le cloître du Plan de Saint-Gall : à juste titre, car toutes ces formes, comme aussi celles de l’abbatiale, ne s’expliquent que par l’intégration du monastère dans le contexte de l’architecture carolingienne.

Il en va ainsi de la simplicité structurelle de l’église (massif occidental, courte nef à trois vaisseaux, chevet plat) et de sa taille réduite (25 m

5. Annie BARDEL, « Organisation de l’espace monastique à Landévennec du VIe au XVIIe siècle : constantes et évolution », dans Philippe RACINET (dir.), Pratique et sacré dans les espaces monastiques au Moyen Âge et à l’époque moderne (Actes du colloque de Liessies-Maubeuge, 26-28 septembre 1997), CAHMER, 9, 1998, p. 99-109.

Figure 1. Landévennec, plan de l’abbaye au IXe siècle (d’après A. Bardel, 1998)

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environ), qui, si elles semblent correspondre aux dispositions qu’ont pu présenter d’autres édifices de l’époque en Cornouaille 6, ne manquent pas non plus de rappeler les constructions de Benoît d’Aniane à Aniane même, mais aussi à Marmoutier puis à Inden/Kornelimünster (fig. 2). Comme l’a

rappelé Werner Jacobsen 7, les préférences du rénovateur carolingien du monachisme bénédictin allaient à des établissements dont la taille et les effectifs, réduits, devaient faciliter la discipline et l’observance stricte de la règle. À Aniane, l’église paraît avoir comporté une courte nef unique, un petit transept et un chevet en forme d’abside 8. À Marmoutier, dont Benoît reçut la charge en 814-815, l’abbatiale présentait une nef à trois vaisseaux, de 12 m de long, un transept saillant à deux absidioles orientales, et une abside semi-circulaire que Benoît fit reconstruire sous la forme d’un chevet

6. Dimensions restituées de la cathédrale carolingienne de Quimper, d’après l’analyse de la construction de la cathédrale gothique qui s’est substituée à la cathédrale carolingienne : Yves GALLET, « Le chantier de construction à l’époque gothique, XIIIe-XVe siècle », dans Mgr Jean-Marie Le Vert, dir., Quimper. La grâce d’une cathédrale, Ed. La Nuée Bleue, 2013, p. 65-95, p. 91-92.

7. Werner JACOBSEN, « Nouvelles recherches sur le Plan de Saint-Gall », dans Le rayonnement spirituel et culturel de l’abbaye de Saint-Gall (actes du colloque tenu au Centre Culturel Suisse, Paris, 12 octobre 1993), Centre de recherches sur l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, Université de Paris X-Nanterre, Cahier IX, 2000, p. 11-17.

8. Brigitte UHDE-STAHL, « Ein unveröffentlicher Plan des mittelalterlichen Klosters Aniane », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 43, 1980, p. 1-10 ; JACOBSEN, op. cit. note 7, fig. 17.

Figure 2. De gauche à droite, plans comparés des abbatiales d’Aniane (d’après W. Jacobsen, 2000), Marmoutier (d’après E. Kern, 1998) et Inden/Kornelimünster (d’après C. Heitz, 1980).

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plat, la longueur de l’église étant portée par ces travaux à 23 m 9. À Inden, où Benoît fut abbé à partir de 816, l’abbatiale consacrée en 817 offrait des formes très proches : courte nef à trois vaisseaux, transept saillant à deux absidioles, et chevet en forme d’abside précédée d’une courte travée droite, le tout précédé d’un petit westwerk tripartite, l’ensemble s’étendant sur 26 m de long 10.

La présence, à Landévennec, d’un massif occidental composé de manière analogue à celui d’Inden (ou, quelques années plus tard, à celui de la célèbre église de Steinbach 11) est particulièrement frappante. Elle ne peut guère être expliquée à l’extrémité occidentale de la Bretagne sans une connaissance précise de l’architecture carolingienne du début du IXe siècle, qu’il s’agisse des exemples qui viennent d’être cités ou, peut-être plus probablement, d’édifices similaires qui ont dû s’élever un peu partout dans l’Empire carolingien : même si aucun exemple identique ne subsiste dans les limites de l’ancienne Neustrie, il ne fait guère de doutes que ce type de westwerk devait y être alors répandu, si l’on en juge du moins par l’écho qu’en offre au XIe siècle la façade occidentale de l’abbatiale Notre-Dame de Jumièges, qui relève de la même composition tripartite avec un avant-corps en saillie.

La cour semi-fermée de Landévennec, pour sa part, doit être replacée dans le contexte de la réorganisation qu’opèrent les Carolingiens en matière de topographie monastique : à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle, la distribution des bâtiments monastiques, jusqu’alors lâche ou du moins développée sans logique organique, semble se structurer autour d’un cloître bordé de galeries, et paraît obéir à une répartition spatiale et fonctionnelle marquée par de grandes constantes (dortoir dans l’aile orientale, réfectoire dans l’aile opposée à l’église, cellier ou parfois bâtiments d’accueil dans l’aile occidentale). Pour saisir ce mouvement général, l’historien de l’architecture peut invoquer quelques témoins : les Statuts mis en forme en 822 par Adalhard, abbé de Corbie 12, les Gesta abbatum Fontanellensium,

9. Ibid., p. 16-17 et fig. 14 ; voir aussi Erwin KERN, « Marmoutier. Église abbatiale », dans Les premiers monuments chrétiens, Picard, t. 3, 1998, p. 29-35.

10. Ibid., fig. 13. Voir aussi Carol HEITZ, L’architecture religieuse carolingienne. Les formes et leurs fonctions, Paris, Picard, 1980, p. 133. L’étude de Leo HUGOT, Kornelimünster. Untersuchung über die baugeschichtliche Entwicklung der ehemaligen Benediktinerklosterkirche, Cologne-Graz, 1968, ne m’a pas été accessible.

11. L’église de Steinbach, en Franconie, a été édifiée avant 827 sur l’ordre d’Eginhard. Voir par exemple HEITZ, op. cit. note 10, p. 135.

12. Élisabeth MAGNOU-NORTIER, « L’espace monastique vu par Adalhard, abbé de Corbie », dans Philippe RACINET (dir.), Pratique et sacré dans les espaces monastiques au Moyen Âge et à l’époque moderne, op. cit. note 5, p. 51-71.

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rédigés autour des années 835-840 13, abbaye où toutefois la disposition des bâtiments était légèrement différente, et – mieux – le célèbre Plan de Saint-Gall, que l’on estime aujourd’hui dater de 830 14.

Le premier intérêt du cas de Landévennec est de confirmer archéologiquement ce phénomène dont les Statuts de Corbie, la Chronique des abbés de Fontenelle/Saint-Wandrille et le Plan de Saint-Gall ne témoignent que de façon « intellectuelle », les deux premiers par l’écrit, le dernier sous forme graphique. A Landévennec, dans l’état du IXe siècle, les bâtiments de l’aile orientale abritaient le dortoir et la salle des moines, tandis que les bâtiments desservis par la galerie sud ont été identifiés comme le réfectoire et la cuisine, en raison du matériel archéologique et des restes organiques qui y ont été retrouvés. D’autres sites fouillés ces dernières décennies montrent le même phénomène, comme le monastère mérovingien de Hamage (Nord), où les bâtiments conventuels sont aussi réorganisés au IXe siècle autour d’un cloître. Mais par rapport à Hamage, où le carré claustral n’a pu être reconstitué qu’à partir de trous de poteaux et semble en outre avoir été de dimensions modestes (7 x 7 m) 15, Landévennec offre l’intérêt d’avoir eu un grand cloître de pierre – et cela semble être, dans l’état actuel des connaissances archéologiques, un cas d’une grande rareté.

Le second intérêt du cas de Landévennec concerne la question de la salle capitulaire. Les fouilles d’Annie Bardel ont en effet permis de dégager l’entrée monumentalisée d’une salle placée au beau milieu de l’aile orientale du carré claustral. La baie d’entrée était signalée par des montants en saillie, et une arcade plus large que les autres permettait d’y accéder depuis le cloître. Cet espace a par la suite abrité la salle capitulaire de l’abbaye, et comme il fait dès sa construction l’objet d’un traitement architectural singulier, forte est la tentation d’y voir une salle capitulaire du IXe siècle. L’intérêt de la conjecture doit être souligné, car elle ferait de Landévennec l’un des premiers exemples archéologiquement attestés – sinon le premier – de ces salles capitulaires que l’on saisit mieux, et dans d’autres contextes (Cluny), à partir du Xe siècle seulement. Notons

13. Chronique des Abbés de Fontenelle (Saint-Wandrille) [Gesta abbatum Fontanellensium], éd. par Pascal Paradié, Paris, Les Belles Lettres (Les Classiques de l’Histoire de France au Moyen Âge, 40), 1999 ; voir aussi le commentaire de Carol Heitz, La France pré-romane. Archéologie et architecture religieuse du haut Moyen Âge, du IVe siècle à l’an Mille, Paris, Errance, 1987, p. 166-167.

14. JACOBSEN, op. cit. note 7, p. 16.15. Étienne LOUIS, « Hamage (Nord). Espaces et bâtiments claustraux d’un monastère

mérovingien et carolingien », dans Philippe RACINET (dir.), Pratique et sacré dans les espaces monastiques au Moyen Âge et à l’époque moderne, op. cit. note 5, p. 73-97.

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simplement qu’à Saint-Wandrille, la curia, ou conventus, bâtie à l’initiative de l’abbé Anségise et que l’on identifie ordinairement comme l’équivalent d’une salle capitulaire 16, n’est pas intégrée au carré claustral mais se trouve implantée au nord du chevet de l’abbatiale, tandis que sur le Plan de Saint-Gall, habituellement considéré comme l’exemple paradigmatique du monastère du Moyen Âge occidental 17, il n’y a nulle part de salle capitulaire, pas même sous le dortoir, dans l’aile orientale, dont le rez-de-chaussée est occupé sur toute sa longueur par un immense chauffoir (fig. 3). Le seul exemple directement comparable se trouve à Inden, où une salle de forme et peut-être de fonction identique est attestée au même emplacement, dans l’aile orientale du cloître, qui devient plus tard l’emplacement « normal » pour les salles du chapitre. C’est dire l’intérêt exceptionnel qui s’attache aux découvertes effectuées à Landévennec.

On ne peut manquer, bien sûr, de faire le lien avec les événements de 818 et l’adoption de la règle bénédictine, c’est-à-dire avec la transformation de Landévennec en monastère carolingien, même s’il n’y a peut-être pas de lien direct et immédiat entre l’abandon des usages scotiques en faveur de la

16. HEITZ, op. cit. note 13, p. 166.17. L’expression est empruntée au titre de l’ouvrage de Walter HORN et Ernest BORN, The

Plan of St. Gall. A Study of the Architecture and Economy of, and Life in a Paradigmatic Carolingian Monastery, Berkeley-Los Angeles-London, 3 vol., 1979.

Figure 3. Plan de Saint-Gall (Sankt-Gall, Stiftsbibliothek, ms 1092, vers 830), détail du dortoir avec l’inscription subtus calefactoria domus, supra dormitorium.

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règle bénédictine et la réorganisation spatiale du monastère – on a, de même, abandonné l’idée selon laquelle le Plan de Saint-Gall serait le résultat des travaux du concile d’Aix (816/819). Il est frappant de constater, en tout cas, qu’en dépit de l’éloignement des centres du monde carolingien, l’abbaye de Landévennec se conforme aux standards de l’architecture monastique de son temps. À la réflexion, rien d’étonnant à pareille situation : la Bretagne est bien en terre impériale comme le révèle clairement le diplôme de 818 18 ; elle l’est encore, en tant que ducatus, dans les années 840, et même au temps d’Erispoé, en tant que royaume subordonné, dont le roi prête l’hommage à celui de la Francia occidentalis 19. Bien qu’excentrée sur le plan géographique, elle est pleinement intégrée au monde carolingien, et l’archéologie permet d’y suivre toutes les transformations que l’on devine ailleurs dans l’Empire (mais souvent sans le même luxe de précisions) au cours de la première moitié du IXe siècle.

On peut tenter d’aller plus loin, et mettre le cas de Landévennec dans le contexte, large, d’une Bretagne plus carolingienne que l’on a bien voulu le reconnaître. En effet, les structures carolingiennes qui s’introduisent dans l’architecture du monastère à la faveur de la réforme sont loin de constituer un cas isolé dans la région. Deux cas encore trop peu connus, même du public cultivé, méritent d’être évoqués.

Le premier est celui de l’église Saint-Sauveur de Maxent (Ille-et-Vilaine). Il y avait, à Maxent, un établissement fondé avec la protection de Salomon par les moines de Redon 20. La première mention en est de 862, et il y a lieu de croire que les moines de Redon y cherchèrent refuge devant la montée du péril viking, après la prise de Redon en 854. C’est là que furent inhumés l’épouse de Salomon, décédée en 868, puis le fondateur de Redon,

18. Voir, sur ce point, les réflexions de Chiara GARAVAGLIA et Yves MORICE, « Clôture et ouverture. Landévennec et l’ouverture de la Bretagne au domaine culturel carolingien », dans Louis LEMOINE et Bernard MERDRIGNAC (dir.), Corona Monastica. Moines bretons de Landévennec : histoire et mémoire celtiques (Mélanges offerts au père Marc Simon), PUR, 2004, p. 19-35, spécialement p. 22.

19. Je voudrais en particulier remercier pour cet aspect l’auteur des Bretons de Nominoé, qui, bien que militant assidu de la cause bretonne, avait su discerner la place de la Bretagne dans l’Empire franc et avait contribué à la faire reconnaître au sein du Comité scientifique du musée de l’ancienne abbaye de Landévennec.

20. Voir Philippe GUIGON, « L’ancienne église paroissiale de Maxent (Ille-et-Vilaine), fondation royale de Salomon », dans Jean KERHERVÉ (dir.), La Bretagne des origines (Actes de la journée d’étude tenue à Redon le 18 novembre 1995), Rennes, ICB, 1997, p. 51-115, ainsi que la mise au point du même auteur, « L’ancienne église de Maxent », dans Pierre-Roland GIOT, Philippe GUIGON et Bernard MERDRIGNAC (dir.), Les premiers Bretons d’Armorique, PUR, 2003, p. 148-149.

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l’abbé Conwoïon, mort en 868, enfin Salomon lui-même, assassiné en 874, et dont le corps fut rapatrié à Maxent dans l’année. Les fouilles conduites par Philippe Guigon en 1991-1992 ont mis au jour, au sud de l’église reconstruite après 1897 par Arthur Regnault, une église du IXe siècle qui comprenait une nef à trois vaisseaux, un transept légèrement saillant, et un chevet très développé, doté d’une crypte hors-œuvre (fig. 4-5). La partie occidentale n’a pas pu être fouillée, en raison de la présence de maisons d’habitation à l’ouest de la place de l’église, mais un vestibulum est mentionné en 875-876, qu’il faut peut-être imaginer sous la forme du petit westwerk de Landévennec. Mais c’est le traitement du chevet qui retient l’attention : un couloir qui prend naissance dans le bras nord du transept

Figure 4. Maxent, église paroissiale vue du sud et vestiges de l’église du IXe siècle(cliché Y. Gallet).

Figure 5. Maxent, plan de l’église carolingienne dégagée en fouilles (d’après Ph. Guigon, 2003).

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longe le chœur, contourne l’abside et revient vers le bras sud du transept ; à l’est, il dessert trois chapelles ; l’une, dans l’axe, est à chevet plat, tandis que les deux autres, au nord et au sud, sont des absidioles de plan semi-circulaire ; dans l’axe de la chapelle principale, un couloir s’ouvre vers l’ouest en direction d’une confession qui devait être placée sous l’abside.

Philippe Guigon a eu raison de signaler les analogies qui s’établissaient entre ce système de déambulation périphérique et plusieurs grandes églises carolingiennes parfois assez éloignées, dans le contexte de l’essor du culte de reliques au cours du IXe siècle. Dans l’optique qui est ici la nôtre vient, en premier lieu pour sa proximité sinon chronologique, du moins géographique, l’abbatiale Saint-Philibert de Déas/Grandlieu, fondée par les moines de Noirmoutier et dont le chevet est amplifié après l’exil des moines en 836 21. La formule est aussi recueillie en Bourgogne, d’abord à Saint-Germain d’Auxerre (841-859) puis à Saint-Pierre de Flavigny (864-878), à ceci près que la chapelle axiale s’y décline sous la forme d’une petite rotonde (fig. 6) 22. Elle est encore attestée dans les cathédrales carolingiennes d’Hildesheim (vers 852-872) et d’Halberstadt, comme à l’abbatiale de Corvey (avant 873) (fig. 7), et à une date plus avancée, à Sainte-Walburg de Meschede (entre 897 et 912), ou à l’abbatiale de Mittelzell dans l’île de la Reichenau (avant 946) 23. Les exemples tardifs sont plus rares dans le contexte français : citons peut-être le chevet de la cathédrale d’Evreux 24 et, en Bourgogne, l’ancien chevet de Saint-Bénigne de Dijon, qui reprenait, avec une rotonde axiale hypertrophiée, le dispositif de Saint-Germain d’Auxerre 25.

C’est avec ces bâtiments carolingiens que l’église de Maxent, en dépit de dimensions réduites, présente les plus grandes parentés sur le plan morphologique, et c’est donc évidemment dans ce contexte qu’il convient de saisir et d’apprécier l’architecture de cette église, preuve s’il en est de

21. Voir Brigitte BOISSAVIT-CAMUS et al., « Archéologie et restauration des monuments. Instaurer de véritables études archéologiques préalables », Bulletin Monumental, 2003, p. 211-222, en particulier p. 215-216.

22. Christian SAPIN (dir.), Archéologie et architecture d’un site monastique, Ve-XXe siècles : dix ans de recherches à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre, Paris, CTHS, 2000, p. 252 et suivantes, ainsi que p. 316-322.

23. Pour Hildesheim, Halberstadt, Corvey, Mittelzell et Meschede : Carol Heitz, op. cit. note 10, p. 118-120, 148-151, 156.

24. Yves GALLET, La cathédrale d’Evreux et l’architecture rayonnante, PUFC, 2014 (sous presse).

25. Monique JANNET et Christian SAPIN, (dir.), Guillaume de Volpiano et l’architecture des rotondes (Actes du colloque de Dijon, Musée archéologique, 23-25 septembre 1993), Éditions de l’Université de Dijon, 1996.

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Figure 6. Auxerre, Saint-Germain, axonométrie de l’état carolingien (d’après Chr. Sapin, 2000).

Figure 7. Plans comparés de la cathédrale d’Hildesheim, de la cathédrale d’Halberstadt et de l’abbatiale de Corvey (d’après J. Hubert, 1968, et C. Heitz, 1980).

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l’imprégnation des formules carolingiennes dans l’architecture de Bretagne, imprégnation d’autant plus parlante que l’édification de Maxent intervient après le règne de Nominoé, et qu’elle est l’œuvre de moines venus d’un monastère fondé par Salomon lui-même.

Le second cas à évoquer est celui de l’ancienne cathédrale Saint-Pierre d’Alet, qui s’élève à Saint-Servan (Ille-et-Vilaine), sur le site primitif de Saint-Malo. Le monument a fait l’objet d’investigations anciennes (1891 et 1907), qui ont été reprises dans les années 1970 sous la direction de

Figure 8. Saint-Malo, ancienne cathédrale Saint-Pierre d’Alet, vue depuis le sud-ouest (cliché Y. Gallet).

Figure 9. Saint-Malo, ancienne cathédrale Saint-Pierre d’Alet, plan de l’église carolingienne (d’après L. Langouët, 1998).

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Loïc Langouët 26. Les fouilles ont confirmé les découvertes de la fin du XIXe siècle, à savoir l’existence d’une cathédrale de la seconde moitié du Xe siècle, comprenant deux absides opposées à l’est et à l’ouest d’une nef à trois vaisseaux (fig. 8-9).

Cette cathédrale bipolaire ne s’explique pas, comme le fouilleur l’a encore répété récemment 27, par une connaissance des grandes cathédrales bipolaires de Rhénanie (Spire, Mayence ou Worms) dont aurait disposé l’architecte d’Alet – ne serait-ce que parce que ces monuments sont postérieurs au Xe siècle. La bipolarité est ici la marque d’un attachement à la formule des églises à deux absides. Celle-ci, solidement attestée à l’époque carolingienne, prit corps à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle dans le cadre de la réforme de la liturgie gallicane sur le modèle de la liturgie romaine. Voulue par les souverains carolingiens, cette réforme imposait que le célébrant, pour certaines grandes fêtes du calendrier liturgique, se tienne tourné à la fois vers l’est et vers les fidèles. Cette précision, dûment consignée dans les ordines romani, n’était pas problématique dans les principales basiliques de Rome, en particulier les grands édifices constantiniens, qui étaient occidentés, mais il n’en allait pas de même ailleurs, puisque l’on avait pris l’habitude depuis le Ve siècle d’orienter régulièrement les églises, c’est-à-dire d’en placer l’abside à l’est. L’application de la réforme liturgique dans l’espace carolingien entraîna donc une occidentation des

26. Loïc LANGOUËT, « Saint-Malo. Cathédrale Saint-Pierre d’Alet », dans Premiers monuments chrétiens, 3, op. cit. note 9, p. 90-93 (avec bibliographie antérieure).

27. Loïc LANGOUËT, « L’apport des recherches archéologiques à l’histoire médiévale d’Alet » (intervention au colloque Jean de Chatillon, Saint-Malo, 19 octobre 2013).

Figure 10. Agaune (Suisse), abbatiale Saint-Maurice, plan de l’état de la fin du VIIIe siècle(d’après C. Heitz, 1986).

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sanctuaires et les églises furent désormais édifiées more romano. Mais dans bien des cas l’orientation traditionnelle ne fut pas remise en cause, ce qui conduisit à l’émergence d’églises dotées de deux absides, l’une à l’est, l’autre à l’ouest : ainsi à l’abbatiale de Saint-Maurice d’Agaune (fig. 10), à celle de Fulda (fig. 11), à la cathédrale de Cologne, ou sur le Plan de Saint-Gall, etc. C’est dans cette typologie que s’inscrit la cathédrale d’Alet, à une époque – la fin du Xe siècle – qui est presque déjà celle de l’art roman : le souvenir des formes carolingiennes, décidément, avait semble-t-il gardé ici toute sa vigueur.

On le voit, ces deux exemples – Maxent, Alet – permettent de bien comprendre dans quel contexte doit être appréciée l’architecture de Landévennec. Et par leur localisation géographique, en Haute Bretagne, dans une zone que l’on imaginerait volontiers plus facilement touchée par l’influence carolingienne, ils font également ressortir l’intérêt de l’abbatiale finistérienne, d’autant plus fascinante qu’elle est placée à la pointe occidentale de la péninsule.

Il n’est même pas sûr que les manuscrits enluminés à Landévennec aux IXe et Xe siècles, et aujourd’hui dispersés dans de nombreuses bibliothèques européennes et américaines, puissent être considérés, avec leurs figurations d’évangélistes zoocéphales (fig. 12), comme le témoignage

Figure 11. Fulda (Allemagne), abbatiale Saint-Boniface, plan de l’état en 819 (d’après C. Heitz, 1980).

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d’un attachement aux traditions insulaires, voire comme le signe d’une « résistance à la domination culturelle carolingienne » 28.

En dépit de l’autorité qui s’attache aux travaux de Jonathan Alexander, contentons-nous de relever que les évangélistes à corps humain et tête animale sont aussi attestés dans des productions dont le caractère carolingien n’a jamais suscité le doute, qu’il s’agisse des Évangiles de Sainte-Croix de Poitiers (Bibl. Mun. Poitiers, ms 7, fol. 31v, vers 820) ou, plus tard, de la reliure des Évangiles d’Adalbéron de Metz (Musées de Metz, fin du Xe siècle). Et même un manuscrit tel que le Sacramentaire de Gellone (Paris, BnF, latin 12048), parfois regardé comme pétri de traditions figuratives mérovingiennes, semble avoir été tenu en haute estime au IXe siècle, s’il est vrai qu’enluminé vers 780-800 dans un scriptorium du diocèse de Meaux, il fut offert à un cousin de Charlemagne, le comte Guillaume de Gellone, qui le donna ensuite à son abbaye, Gellone/Saint-Guilhem-le-Désert, qu’il avait fondée autour de 804 avec l’appui de Benoît d’Aniane. Il est donc difficile de croire que cette tradition iconographique des évangélistes zoocéphales irait contre l’humanisme carolingien, et difficile aussi par conséquent de suivre Jean Porcher lorsqu’il affirme sans ambages, à propos de ces images que l’on rencontre dans les manuscrits de Landévennec : « le rejeton monstrueux, c’est le breton » 29.

Les représentations d’évangélistes à tête animale ne sont pas non plus d’origine insulaire, les exemples anglo-saxons et irlandais n’étant ni les plus nombreux, ni les plus anciens du corpus – René Crozet l’avait déjà dit,

28. Jonathan ALEXANDER, « La résistance à la domination culturelle carolingienne dans l’art breton du IXe siècle : le témoignage de l’enluminure des manuscrits », dans Landévennec et le monachisme breton dans le Haut Moyen Âge, op. cit. note 1, p. 269-280.

29. Jean PORCHER, « Les manuscrits à peinture », dans Jean HUBERT (dir.), L’Empire carolingien, NRF-Gallimard, 1968, p. 71-202, p. 199.

Figure 12. Evangélistes zoocéphales : de gauche à droite, Harkness Gospels, New York Public Library, ms 115 ; Evangiles de Landévennec, Troyes, Médiathèque, ms 960 ; Evangiles de Landévennec, Oxford, Bodleian Library, ms Auct. D.2.16 ; Evangiles, Boulogne-sur-mer, Bibliothèque Municipale, ms 8.

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dans deux articles publiés en 1953 et 1958 30, et Zofia Ameisenowa avant lui 31 –, ni peut-être les plus convaincants 32. Une étude des Bodmin Gospels (British Library, Add. Ms 9381) a même montré que, dans ce manuscrit décoré sur le continent et ensuite apporté au monastère de Bodmin, en Cornouaille britannique, les représentations anthropozoomorphiques des évangélistes du fol. 108v avaient été grattées en Angleterre, « sans doute au Xe siècle », pour laisser place à des décors géométriques ou d’entrelacs, « parce que [ces représentations] surprenaient et même choquaient » 33.

Enfin, à les regarder comme insulaires et contrevenant aux progrès de l’humanisme carolingien, on s’exposerait à ne pas comprendre la réapparition ultérieure du thème dans l’art occidental. Il se rencontre ainsi, aux XIe et XIIe siècles, dans les contextes les plus variés (Angleterre mais aussi péninsule Ibérique, Empire et France) et dans différents champs de l’expression artistique (sculpture, orfèvrerie, peinture murale, enluminure), dans les œuvres les plus prestigieuses : la Bible de Winchester, le panthéon royal de Saint-Isidore de León, le Sacramentaire de Limoges, la Bible de Saint-Yrieix, celle de Saint-Bénigne de Dijon, etc. 34. Il connaît encore une abondante diffusion jusqu’à une date avancée de l’art gothique, y compris au sein de programmes de sculpture monumentale centrés sur l’humanité du Christ : il en va ainsi, parmi les cas que n’ont signalé ni Zofia Ameisenowa, ni René Crozet, de la façade occidentale de la cathédrale de Strasbourg (beffroi, fin du XIVe siècle, fig. 13), où l’occurrence n’est certainement pas due au caprice d’un sculpteur ou à l’imagination d’un restaurateur puisque l’iconographie des évangélistes zoocéphales est aussi attestée sur le célèbre

30. René CROZET, « Les représentations anthropozoomorphiques des évangélistes, VIe-IXe siècles », Études mérovingiennes, Poitiers, 1953, p. 53-63 ; id., « Les représentations anthropozoomorphiques des évangélistes dans l’enluminure et dans la peinture murale aux époques carolingienne et romane », Cahiers de Civilisation médiévale, 1958, II, p. 182-187.

31. Zofia AMEISENOWA, « Animal-Headed Gods, Evangelists, Saints and Righteous Men », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 12, 1949, p. 21-45.

32. Zofia AMEISENOWA, op. cit. note 31, p. 39, évoque la première page du Livre de Kells, information impossible à confirmer ou infirmer en raison de ce que ce folio n’est jamais reproduit. L’aigle de saint Jean sur la table des canons (fol. 5r) tient un livre dans une main humaine, comme l’a observé René Crozet, op. cit. note 30, p. 184.

33. Louis LEMOINE, « Autour du scriptorium de Landévennec », dans Louis LEMOINE et Bernard MERDRIGNAC (dir.), Corona Monastica, op. cit. note 18, p. 155-164, p. 163. Ce folio peut être examiné en détail sur le site de la British Library : http://www.bl.uk/onlinegallery/onlineex/illmanus/other/zoomify74182.html.

34. Une liste d’exemples très fournie est donnée pour le haut Moyen Âge et la période romane, jusqu’à la fin du XIIe siècle, par René CROZET, op. cit. note 30, p. 185-187.

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dessin n° 5 du Musée de l’Œuvre Notre-Dame, qui donne le projet de cette partie de la façade 35.

Force est donc de convenir, sans multiplier les exemples, que cette iconographie de prime abord si singulière n’a rien à voir, à Landévennec, avec un quelconque attachement des artistes du scriptorium du IXe siècle à de supposées traditions artistiques insulaires. Le seul élément qui pourrait traduire une réinterprétation locale est la substitution d’une tête de cheval à celle du lion de l’évangéliste saint Marc, dans l’évangéliaire de Landévennec conservé à la bibliothèque municipale de Boulogne (ms. 8, fol. 42). C’est tout, et c’est bien peu, d’autant qu’il n’est pas évident

35. Pour une étude récente des restaurations : Denise BORLÉE, « Les restaurations de la galerie de l’Ascension et du beffroi de la cathédrale de Strasbourg », Bulletin de la Cathédrale de Strasbourg, XXIX, 2010, p. 161-174. Sur le dessin n° 5 : Roland RECHT (dir.), Les bâtisseurs des cathédrales, Strasbourg, 1989, p. 393-394 ; Philippe LORENTZ (dir.), Strasbourg 1400. Un foyer d’art dans l’Europe gothique, Strasbourg, 2007, p. 218-219 ; Johann Josef BÖKER, Anne-Christine BREHM, Julian HANSCHKE et Jean-Sébastien SAUVÉ, Architektur der Gotik, III : Rheinlande, Salzbourg, Müry-Salzmann, 2013, p. 187-190.

Figure 13. Strasbourg, cathédrale, façade occidentale : évangélistes zoocéphales, vers 1380 (cliché Y. Gallet).

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d’y voir une influence du breton (marc’h, « cheval » en breton 36), puisque dans ce même manuscrit, saint Luc est lui aussi doté d’une tête de cheval 37.

Au terme de ces quelques observations, qui n’ont pas d’autre ambition que de rassembler des remarques déjà faites mais restées éparses, la place de l’abbaye de Landévennec dans le paysage de l’Europe artistique à l’époque carolingienne apparaîtra plus clairement, du moins l’espérons-nous, et avec elle la place de la Bretagne tout entière. En ce qui concerne l’architecture, comme aussi l’activité de copie et d’enluminure des manuscrits, rien ne dis-tingue Landévennec des grandes abbayes carolingiennes dont elle s’efforce d’apparaître « comme le décalque en terre bretonne », pour reprendre une phrase que Jean-Christophe Cassard avait appliquée à Redon 38. C’est tout le mérite des fouilles archéologiques que d’avoir permis, ici, de connaître en détail l’évolution de l’abbaye et de sa topographie, qui restait jusqu’alors enveloppée par les brumes de la légende ou de l’hagiographie.

Certes, pour le visiteur d’aujourd’hui, les vestiges de l’époque caro-lingienne ne seront sans doute pas les plus évidents à repérer et à identifier dans les ruines de l’abbaye. Une telle situation ne doit pas conduire à négliger ces vestiges, dont chacun peut désormais comprendre qu’ils constituent les traces et les témoins d’une époque marquante, pour laquelle l’abbaye de Landévennec apporte, sur sa situation propre comme sur celle de la Bretagne dans son ensemble, un éclairage fondamental.

36. Voir par exemple André MUSSAT, Arts et cultures de Bretagne. Un millénaire, Paris, 1979, p. 14.

37. Détail noté de longue date, par exemple par René CROZET, op. cit. note 30, p. 184.38. Jean-Christophe CASSARD, Les Bretons de Nominoé, 2e éd., Rennes, PUR, 2002, p. 185.