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MONNAIE ET HISTOIRE
Les univers des monnaies mtalliques jusqu la Premire Guerre
Mondiale
Michel Aglietta
Universit de Paris X-Nanterre EconomiX
Pour le Collge International de Philosophie
La monnaie est universelle, transhistorique et omniprsente dans
notre vie
quotidienne. Cest un phnomne qui nous enveloppe et nous obsde.
Les gens qui ont vcu des crises montaires svres ont tmoign du
terrible traumatisme social qui les a assaillis.
Le drglement de la monnaie entrouvre un gouffre o lordre social
pourrait sengloutir.
Est-ce la raison pour laquelle lconomie orthodoxe, science de
lquilibre et de lharmonie, a repouss la monnaie dans linsignifiance
pour construire sa cathdrale : la thorie de la valeur ? Quoi quil
en soit, seule une dmarche pluridisciplinaire peut porter sur la
monnaie un regard qui nest pas a priori rducteur. Cest pourquoi un
groupe duniversitaires de plusieurs sciences sociales a uni ses
forces pendant dix longues annes sous les auspices de lEHESS pour
pntrer les arcanes de la monnaie1. Les quelques rflexions suivantes
sur la nature de la monnaie sont nourries de cette aventure
intellectuelle,
tout en demeurant une interprtation personnelle. Elles essaient
de formuler une dfinition
thorique de la monnaie qui donne un principe dintelligibilit sa
trajectoire historique, dans le monde occidental tout au moins. On
en marquera quelques jalons qui ne constituent en rien
1 Un premier sminaire de 1993 1997 sous lintitul souveraine t et
lgitimit de la monnaie a t organis
par Michel Aglietta, Andr Orlean et Jean Marie Thiveaud. Il a
donn lieu la publication du livre La monnaie
souveraine (Odile Jacob, 1998) sous la direction de Michel
Aglietta et Andr Orlean. Un second sminaire
intitul crises montaires dhier et daujourdhui a pris le relais
de 1999 2003. Il a abouti un ouvrage collectif La monnaie dvoile
par ses crises sous la direction de Bruno Thret. Cet ouvrage est en
instance de
publication.
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une histoire de la monnaie. Il sagit seulement de percevoir un
processus dabstraction luvre qui tmoigne du mouvement de lhumanit
vers luniversel.
1. La monnaie comme lien social : dette, souverainet,
confiance.
La monnaie a une profondeur de temps vertigineuse. Elle est bien
antrieure ce que
les conomistes professionnels appellent lconomie de marchs. Elle
dcouvre aux explorateurs une extraordinaire diversit de formes.
Celles-ci fleurissent dans des socits que
les conomistes ne connaissent pas et dans lesquelles ils ne
reconnatraient pas ce quils appellent monnaie. Le prsent texte ne
prtend pas se rfrer cette diversit. Il tire sa
substance des travaux des anthropologues, des numismates et des
historiens dans les socits
tat du Proche Orient et du bassin mditerranen, puis de lEurope
Occidentale2.
Pour sapproprier lnorme matriau anthropologique et historique,
il faut partir dun prsuppos en rupture avec les postulats de la
thorie conomique. Il faut affirmer que la
monnaie fait socit dans des groupes humains o une dimension
essentielle de leurs
relations passe par labstraction du nombre. Autrement dit on
pose ici, en opposition avec la pense dominante en conomie, que la
monnaie est le principe de la valeur.
Ce principe sexprime dans un oprateur formel : la monnaie est ce
par quoi la socit rend chacun de ses membres ce quelle juge quil
lui a donn. Cette dfinition gnrale na de sens que si la socit est
une entit diffrente de la somme de ses membres. Elle soppose donc
lindividualisme mthodologique qui est le postulat standard de la
dmarche conomique. Mais au nom de quoi cette opposition est-elle
lgitime ? Au nom dun principe dappartenance quon appelle la
souverainet. Cest un mode dexistence du collectif sans lequel
aucune socit humaine ne peut exister. Il est radicalement
irrductible toute relation
interindividuelle.
La raison ontologique se trouve dans la limite infranchissable
de lexistence humaine qui est la mort. La source de la souverainet
se trouve lextrieur de toute existence humaine : limmortalit
postule de la socit face lexprience de la mortalit de ses membres.
Parce quelle est prenne, la socit dploie une puissance de
protection de la vie de ses membres. Sans cette puissance il ny a
pas de groupe humain et pas de vie possible. La contrepartie de
cette puissance est la dette de vie des membres de la socit lgard
du souverain. Lorsque la puissance de protection est concentre dans
une institution centrale,
ltat qui prend en charge la prennit de la socit, la dette de vie
devient dette sociale. Cette dette ne peut jamais steindre tant que
la socit existe. Elle est lexpression financire de la prennit de la
socit. Cest une obligation fiscale vis--vis de ltat contre les
dpenses de protection qui obligent ltat vis--vis des membres de la
socit. Lidentification, la mesure et la rgulation de la dette
sociale est le fondement du politique.
La premire dimension de la monnaie, lorsque la souverainet est
reprsente par
ltat, est donc la mesure de la dette sociale : le tribut fiscal
dun ct, les dpenses de ltat sous toutes leurs formes de lautre. La
monnaie y a la forme de loprateur de la valeur : lunit de compte.
Cest dans ce rapport de la souverainet, qui est une, aux membres de
la
2 Plus prcisment la documentation utilise dans le prsent texte
prend appui sur la Msopotamie et sur lEgypte
Pharaonique, puis sur les Perses Achmnides, lpoque Hellnistique,
le monde Romain, la Chrtient Latine, la formation des Etats Nations
aux XVII et XVIII sicles, les systmes montaires internationaux
du
bimtallisme et de ltalon or dans le Grand XIX sicle.
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socit, qui sont multiples, que labstraction du nombre a pu tre
engendre. On ne mesure pas des objets htroclites dans des espaces
individuels dutilit raret, on mesure des contributions la puissance
collective du souverain.
Ainsi en Egypte, ds lAncien Empire (3000-2700BC), la valeur est
institue dans un talon or. Ctait le Sht(~7.5g. dor fin) dont le
multiple tait le Deben(=12 Shts). Il est devenu talon argent au
Nouvel Empire (1550-1230). Ctait un systme numrique sexagsimal,
analogue celui qui tait en vigueur en Msopotamie la mme poque
3. Cette
unit de compte dfinissait les justes valeurs qui portaient les
droits et obligations. A leur
tour, ces valeurs taient les rfrents communs pour dterminer les
prix des transactions
importantes entre les dignitaires de la hirarchie impriale
(offrandes aux temples,
transactions foncires et immobilires, achats et ventes
desclaves, etc.). Mais, pendant plus de 2500 ans o lEgypte a t
souveraine, on na pas trouv la trace de moyens de transaction
montaires. Disons que les biens schangeaient par troc, mais les
prix ntaient pas fixs par troc.
Lunit de compte dsigne la dimension symbolique de la monnaie.
Cest la monnaie comme langage numrique, donc abstrait, de la
valeur. Parce quelle est lgitime par la souverainet, cette
dimension cre des significations partages de lappartenance la
socit. Cest le fondement de la confiance hirarchique. La dfinition
de lunit de compte et lnonc des justes valeurs appartiennent au
souverain. Il y a donc un lien troit entre la monnaie comme
langage, qui est loprateur symbolique du systme des comptes, et les
rgles dusage de la monnaie qui sont nonces par linstitution
centrale. Parce que le systme des comptes de la dette sociale tait
le rfrent des autres transactions, la confiance a pu stendre ces
contrats. Elle est devenue mthodique, cest--dire opratoire et
reproductible sans intervention directe de la mdiation du
souverain.
Mais ces deux dimensions de la confiance ne suffisent pas
assurer la prennit de la
socit. Car la reprsentation de la souverainet par ltat peut
toujours tre usurpe. En effet, la dette sociale suscite une
organisation administrative des obligations de ltat qui dveloppe
des stratifications sociales. Entre ces groupes se forme un systme
de dettes et crances driv
de la dette sociale. En quelque sorte, ce nest pas le public qui
se forme dans les carences de lincompltude des rapports
interindividuels, comme le pensent les conomistes. Cest le priv qui
se dploie dans les interstices du public en sappuyant sur son
systme de valorisation. Les dettes et les crances ingalement
rparties nourrissent la rivalit et la lutte
pour lappropriation prive de la richesse de la socit. La monnaie
devient ainsi ressource de pouvoir. A la fois principe
dappartenance collective et vecteur dappropriation prive, elle est
ambivalente.
Il doit donc exister une forme de confiance qui garantisse que
le processus politique
prserve lintgrit de la monnaie comme oprateur de cohsion
sociale. On lappelle confiance thique
4. En quelque sorte, la confiance hirarchique est la confiance
thique ce
que la lgalit est la lgitimit. Cette troisime dimension de la
confiance qui domine les
deux autres et leur permet de jouer leur rle de lien social est
cruciale. Cest le principe dappartenance qui fonde le lien entre
les gnrations et fait reconnatre la dette sociale. Elle permet de
comprendre que la monnaie, oprateur de la mesure et de la
circulation de la dette
sociale, nest pas une crature de ltat, mais bien le lien social
le plus fondamental. Il nen est ainsi que si le politique se
conforme la souverainet qui lgitime son action organisatrice. A
3 Franois Daumas, La civilisation de lEgypte Pharaonique ,
Arthaud, 1987, chapitre 6, p.201-203.
4 M.Aglietta et A.Orlean eds (1998), La monnaie souveraine ,
Odile jacob, introduction pp.24-29.
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contrario, les crises montaires sont aussi des crises politiques
et sociales, des crises o la
reconnaissance de la dette sociale est menace. Par consquent, ce
sont des crises de
souverainet.
On aboutit ainsi une structure triadique de lentit sociale
appele monnaie5. La monnaie est la fois un langage en tant que
systme des comptes, une institution par ses
rgles dmission et dusage, un objet en tant que moyen de
paiement. Chacune de ces dimensions sociales de la monnaie
correspond une forme de la confiance (figure 1). Les
deux premires dimensions ont t dveloppes ds la plus haute
Antiquit. Mais la troisime,
les moyens de paiements au dtail et revtus du sceau de la
souverainet, faisant de la
monnaie une relation pleinement fiduciaire, est apparue beaucoup
plus tard.
5 B. Thret, introduction la monnaie dvoile par ses crises,
paratre, ed. EHESS.
Monnaie institutionnalise(confiance hirarchique)
Rgles de monnayage
Monnaie incorpore(confiance thique)
Unicit du systme
des comptes
Monnaie objective(confiance mthodique)
Pluralit des moyens
de paiements
Figure 1 La structure triadique de la monnaie
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2. Monnaie et tat : entre constitution montaire et arbitraire
politique.
Lenseignement de lhistoire le plus dirimant, par rapport aux
mythes que racontent inlassablement les conomistes au mpris de
toutes les dcouvertes de lanthropologie, est limmense distance
temporelle qui spare ltablissement des formes abstraites de la
monnaie de son objectivation dans des moyens de paiements
matrialiss. En effet le mythe du troc
veut que la valeur des objets soit une donne de la nature et de
la psychologie humaine qui est
rvle dans lchange direct des objets entre individus sous la
forme du prix. La monnaie ne vient quaprs et elle vient sous la
forme du moyen de paiement accept par les individus parce que plus
commode pour raliser les changes. Dans cette conception, la monnaie
est
dabord moyen dchange et na de valeur quen absorbant la fonction
de moyen dchange.
Comme on la vu plus haut, cest exactement le contraire de ce
quenseigne lanthropologie. La monnaie est le principe social de la
valeur qui apparat lorsque la socit se divise, se
stratifie et polarise la conservation de son unit dans un centre
unificateur, ltat. La valeur est la reprsentation de lunit du
social et la monnaie en est le symbole, ce qui est mis pour et
auquel on croit ensemble. Le lien entre le Un et le multiple,
cest--dire la mesure des droits et obligations reprsentatifs de la
dette sociale, sinscrit dans le systme des comptes. Les
inscriptions qui ont pu tre recueillies sur les tablettes dargile
dun ct, sur les pierres de granite de lautre, semblent indiquer que
la comptabilit est peut-tre contemporaine de linvention de lcriture
en Msopotamie comme en Egypte. En effet, la comptabilit est le
langage de la finance, cest--dire du systme des dettes qui font la
trame du lien social.
En tant que dpositaire et rgulateur de la dette sociale,
percepteur du tribut et redistributeur
de la richesse, le Palais, cest--dire ladministration centrale,
nonait les rgles selon lesquelles les comptes devaient tre tenus.
Les registres comptables taient tenus par les hauts
dignitaires qui dterminaient les prlvements tributaires des
communauts rurales et les
redistributions au nom du prestige et de la puissance de
lEmpire. Mais aucune trace de pices de monnaie frappe leffigie des
souverains ou celles des divinits protectrices na pu tre trouve
pendant plus de deux millnaires.
Cependant dans les priodes no-assyrienne (704-612) et
no-babylonienne (609-539), les
fouilles ont dcouvert dans des trsors des morceaux de mtaux
bruts et dcoups de manire
fruste6.Ce sont principalement des lingots dargent, mtal
montaire qui stait, en effet,
impos comme le support des units de compte. Lexistence de ces
mtaux montaires sans marque souveraine indique que la cration
montaire (la dcoupe des lingots dargent) avait probablement des
origines multiples :des proches de lempereur, mais aussi des
temples respects et peut-tre des marchands rputs qui faisaient le
commerce longue distance.
Labsence de poinons et de toute marque officielle ne permet pas
de supposer que les dcoupes aient t faites dans des ateliers
montaires. Il sensuivait une incertitude sur les poids et les
titres de ces moyens dchange. Cela permet dinfrer que la sphre des
paiements au dtail tait troite. La confiance mutuelle devait
limiter les vrifications et les litiges.
Il faut chercher linvention de la frappe montaire sous lautorit
du souverain en Asie Mineure, dans le royaume de Lydie au dbut du
VI sicle B.C. Ce qui importe, cest la signification thorique de
cette innovation sociale. En revanche peu importe de notre point
de
6 Georges Le Rider, qui a synthtis une norme documentation
numismatique, fait lhypothse quil peut sagir
de moyens dchange ayant pu servir dans des transactions entre
personnages puissants des fins dachat et de vente fins prives
dlments de la richesse sociale distribues par le souverain en tant
que gratifications pour services rendus. Voir G. Le Rider (2001),
La naissance de la monnaie. Pratiques montaires de lOrient Ancien ,
PUF.
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vue la controverse sur la date de lapparition de la monnaie
frappe Sarde. Disons que ce sont les deux derniers rois de Lydie,
Alyatts (610-560) et Crsus (560-546) qui en furent les
auteurs. Les pices furent frappes en lectrum (alliage naturel
dor et dargent) charri par le Pactole. Les pices portaient de un
trois poinons au revers selon leur poids et le groupe
mtrologique auxquelles elles appartenaient.
Depuis la plus haute antiquit lunit de compte tait dfinie dans
un poids de mtal. Elle ntait pas dtache de ce poids et de la qualit
en teneur de mtal pur. Mais les morceaux de mtaux utiliss comme
moyens dchange lest de lEuphrate devaient tre pess jaugs en qualit
si la confiance faisait dfaut. Au contraire, la monnaie frappe dans
les ateliers
montaires offciels par les rois de Lydie tait Dokima. Elle avait
cours lgal. Il tait donc
interdit de la peser et de vrifier sa qualit7. Ctait donc une
monnaie fiduciaire qui tait
objective dans des moyens dchange. La confiance hirarchique,
cest--dire la croyance dans lunit de la socit centralise dans ltat,
tait prouve dans les changes par lacceptation sans condition de la
monnaie frappe. Ainsi la confiance hirarchique engendre t elle la
confiance mthodique entre les utilisateurs de la monnaie et non
linverse. La puissance de ltat dlimitait lespace de circulation de
la monnaie. Elle avait cours lgal non seulement en Lydie, mais
aussi dans toutes les cits milsiennes soumises lautorit du royaume
de Lydie. Linstitution du cours lgal formait le standard
lydo-milsien.
Linvention du monnayage a des implications politiques et
fiscales immenses. La plus importante sur le trs long terme a sans
doute t lavance de labstraction par laquelle ltat unifie la socit
en sacquittant de la dette sociale. Le monopole sur lmission de la
monnaie renforce lidentit collective. Le seigneuriage prlev dans
cette mission accrot les moyens de la politique fiscale. Et surtout
le dcouplage entre la valeur montaire et la valeur
pondrale des mtaux que permet la monnaie Dokima est lorigine des
rformes montaires. Par ces rformes ltat peut modifier la valeur des
moyens de paiements disponibles dans lconomie. La politique
montaire est ne. La contradiction entre la tentation de larbitraire
que permet le pouvoir souverain sur la monnaie et la lgitimit de ce
pouvoir au nom du bien commun quest lidentit collective va
traverser lhistoire de la civilisation occidentale. Lordre montaire
est troitement li lordre politique par lequel la confiance
hirarchique est subordonne la confiance thique. A contrario, le
dsordre
montaire est toujours et partout un dsordre politique et
social.
La monnaie Dokima fait entrer la valeur dans une logique
purement sociale parce quelle spare le signe (le quantum de valeur
inscrit sur la pice de monnaie) de la chose signifie (le
poids et le titre du mtal monnay). Il devient donc possible de
modifier souverainement le
poids et le titre du mtal contenu dans une pice en conservant sa
valeur nominale. Une
rforme montaire pouvait donc abaisser instantanment la valeur
des dettes.
La premire rforme montaire connue dans lhistoire a t celle de
Hippias tyran dAthnes en 527 B.C
8. Pour augmenter les ressources de la cit en guerre contre
lempire perse, il retira toute la monnaie lgale, rduisit le prix
officiel en units de compte du mtal apport
7 Les origines du monnayage sont dcrites dans M. Finley (1975)
Lconomie antique , Ed. de Minuit et dans
J.M. Servet (1984), Nomismata. Etat et origines de la monnaie ,
Presses Univ ; de Lyon. 8 Selon Aristote, le chef lacdmonien Solon
aurait fait une rforme montaire la fin du VI sicle pour allger
la dette des paysans pauvres lgard des riches propritaires
fonciers. Il abaissa de 30% la valeur des dettes par une dvaluation
du mme montant de la drachme. La mine dargent qui valait 70
drachmes avant la rforme, en valait 100 aprs. Linstitution de la
monnaie serait le lien social par lequel at surmonte la crise des
anciennes communauts rurales de la grce archaque au VI sicle. Voir
L.Gernet (1968), Anthropologie de la grce
Antique , Gallimard.
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latelier montaire, frappa un nouveau type montaire et mit les
nouvelles pices en circulation.
Le systme montaire athnien lage classique et la crise terrible
qui la frapp dans la guerre du Ploponnse constituent une
illustration de la conception de la monnaie argumente
dans ce texte.
Le systme montaire athnien constitua le pivot dune union
montaire impose partir de 450 aux cits grecques allies contre
lempire perse par la ligue de Dlos conclue en 477 B.C. Car
limprialisme athnien, contrairement aux perses, tait
centralisateur. Athnes imposa son talon argent 99% de mtal fin, le
clbre Ttradrachme, frapp au type de la chouette
de Pallas Athna protectrice de la cit. Le numraire athnien avait
cours lgal sur le territoire
des cits ligues. Il sagissait donc dun trait en forme de
constitution montaire qui navait rien envier au trait de Maastricht
portant cration de leuro prs de 2500 ans plus tard ! En outre, le
Ttradrachme circula comme monnaie internationale dans tout le
bassin
mditerranen. Sa valeur tait suprieure au poids de mtal contenu,
mme dans les territoires
comme lEgypte qui taient dans lespace culturel hellnistique mais
qui ntaient pas sous linfluence politique dAthnes.
Cependant lorganisation du systme montaire dcoule dune logique
quil faut rechercher lintrieur de la cit, pas dans le commerce
international. La monnaie fait partie intgrante du systme
politique. Elle est dcrte par le gouvernement de la cit. Son garant
est la loi,
pas la valeur commerciale du mtal qui en est le support. La
monnaie est une institution
sociale qui sidentifie ltat de droit pour garantir luniformit
des rapports dchange entre les citoyens. Grce la confiance quelle
inspire, la cit peut faire des rformes montaires tant que le cours
fix par la loi est accept sans discussion par les citoyens. Cest
donc la solidit politique de la cit qui est reconnue derrire
ladhsion la rgle montaire, puisque les marchands ont toujours la
possibilit de comparer la valeur officielle des pices la valeur
commerciale du mtal quelles contiennent. Il sensuit que
linstitution de la monnaie Dokima cre un lien social radicalement
diffrent des quivalences pondrales entre lingots de mtal.
Le change lui-mme tait institutionnalis et supervis. La cotation
des changes tait place
sous la responsabilit des magistrats de la cit qui dterminaient
quel rapport la cit devait
accepter les pices trangres. Au fur et mesure o le commerce se
dveloppait dans la mer
Ege, les marchs de change prirent une existence permanente. A
linstar du dollar aujourdhui, le Ttradrachme jouait le rle de
devise cl et assurait le financement par les autres cits dun
commerce extrieur structurellement dficitaire.
Mais la trs longue guerre du Ploponnse (431-404), acheve par la
dfaite militaire
dAthnes contre Sparte, dtriora le systme montaire. Elle livre un
enseignement pour la thorie de la monnaie. Dans la crise le besoin
vital de dviter la destruction complte du lien social suscite des
innovations montaires, dont certaines subsistent ou sont
rintroduites plus
tard et transforment les systmes montaires.
Ce fut une guerre impitoyable et destructrice car elle mit en
jeu la souverainet. Elle opposa,
en effet, les rgimes oligarchiques, terriens et autoritaires,
rassembls par Sparte aux cits
dmocratiques et maritimes, lies par la ligue de Dlos. Une
premire phase de 431 421 fut
une guerre dusure qui entrana lattrition rciproque des conomies.
Une trve prcaire et frquemment viole fut conclue jusqu lchec de
lexpdition athnienne contre Syracuse en 413. Alors la situation
dAthnes empira sensiblement. La route du bl fut coupe et les mines
du Laurion do la cit extrayait largent furent occupes par les armes
lacdmoniennes.
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La pnurie dargent trangla les changes. Pour viter la paralysie,
aggrave par les comportements de thsaurisation, la cit frappa des
pices de bronze. Cette innovation est
importante parce que le bronze montaire (alliage de cuivre,
dtain et de plomb) nest pas un mtal prcieux. Sa production est peu
coteuse. Le ratio mtallique bronze argent tait de
officiellement de 93/1 la fin du V sicle, mais plus couramment
100 ou 120/1. Son
incorporation dans le systme montaire reprsente une dconnexion
quasi complte de
linstitution de la valeur sociale par la monnaie et de la valeur
commerciale du mtal. Cest un bond en avant de labstraction, pour
autant que la population conserve sa confiance dans lautorit
mettrice.
Les premires pices de bronze ne furent pas frappes Athnes, mais
dans le camp ennemi
entre 430 et 420 Corinthe et Syracuse. Les pices de bronze
remplacrent de minuscules
pices dargent peu pratiques. Athnes chercha prserver son systme
montaire en puisant dans ses rserves qui furent mobilises par trois
impts extraordinaires. Aprs
lanantissement de la flotte en 406, Pricls se rsolut confisquer
les offrandes en or de lAcropole pour pouvoir importer le bl et les
matriaux stratgiques.
Largent ayant disparu, il frappa des monnaies de bronze au mme
type que les Ttradrachmes. Mais cette substitution entrana la
hausse des prix, symptme de la
dtrioration de la confiance. Aprs la reddition dAthnes en mars
404, un coup dtat soutenu pr le chef de sparte Lysandre instaura un
rgime de terreur (le rgime des Trente). Il
commit tant dexactions quil finit par tre rejet par le peuple.
Le retour de la dmocratie permit au gouvernement de jouer sur les
divergences entre sparte et les Perses, de reprendre la
guerre en 394 et de rcuprer les mines du Laurion. Cela entrana
le choix dflationniste de
restauration de lordre montaire ancien par dmontisation et
retrait des pices de bronze sans change contre des pices dargent.
Heureusement le rtablissement conomique fut rapide, ce qui vita une
crise de lendettement des paysans et artisans qui souffraient
cruellement du manque de liquidits
9.
Ce choix dflationniste fut clairement politique. Ce fut
laspiration retourner aux sources de la souverainet pour restaurer
lunit des citoyens. On exalta la constitution des anctres. Quant
linnovation de la monnaie de bronze, elle ne fut pas perdue. Elle
simposa aprs son adoption en Macdoine par Philippe II et Alexandre
III. Aprs la conqute dAlexandre en 332, elle se rpandit dans tout
lempire hellnistique, notamment dans lEgypte Ptolmaque. Plus tard
ce fut un des piliers du systme trimtallique de la Rpublique
romaine (or, argent,
bronze).
Au plan thorique, les preuves dAthnes alimentrent la rflexion
dAristote sur la monnaie, labore dans son Ethique Nicomaque.
Aristote se proccupe de lambivalence de la monnaie. La monnaie
prserve la cohsion de la cit. Mais cette vertu publique est
menace
par le vice priv qui consiste accaparer la monnaie comme
richesse. La chrmatistique,
cest--dire laccumulation de la monnaie dans des trsors privs,
dtruit le bien commun. Aristote affirme donc le bien de lchange
mutuel sous lgide de la loi contre le mal de la cupidit prive. Il
dveloppe pour ce faire une thorie du juste prix que le dveloppement
de
la finance prive, source denrichissement montaire, corrompt. On
comprend en lisant ces textes linfluence de la pense dAristote sur
lIslam ses dbuts et sur la Chrtient mdivale, lorsquil fut
redcouvert.
9 Catherine Grandjean tudie la crise montaire athnienne au chap1
guerre et crise de la monnaie en Grce
ancienne la fin du V) sicle av. J.C. , dans louvrage paratre La
monnaie dvoile par ses crises , B.Thret ed., EHESS,
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La cit est un rseau de solidarits rciproques. Lchange en est le
maillon lmentaire. Il ne doit pas devenir un moyen daccaparement
qui dresse les citoyens les uns contre les autres. Les oprations de
prts pour financer le commerce maritime cherchent tre
clandestines
pour chapper la fiscalit. Elles sont donc sources
denrichissement indu.
Sil est institu et accept comme bien public, ltalon universel
mesure toute forme de service rendu son juste prix, cest--dire la
contribution de chaque citoyen au bien commun. Seul le juste prix
protge la cohsion sociale. Il faut donc sopposer aux changements de
valeur dans les marchs. Car les dettes rciproques des citoyens et
les dettes des citoyens vis-
-vis de la cit sont fixes par les statuts politiques et
dtermines par le dbat dmocratique.
La politique doit donc diriger la vie civile, ce qui implique de
se garder de tout pouvoir
arbitraire, dont celui de largent. Pour ce faire la politique
doit se conformer aux principes qui ont fond la cit.
3. Monnaie, marchs et capitalisme
Aprs la chute de lempire romain au V sicle de notre re, lconomie
montaire a recul vertigineusement en Occident, poursuivant un
processus qui avait t engag dans la grande
inflation romaine du IV sicle. La dfiance lgard de toute frappe
montaire a accompagn leffondrement de la souverainet. Le Haut Moyen
Age a rgress des formes rudimentaires dchange qui utilisaient des
lingots et danciennes pices romaines changes leur poids. Car
lespace social de la valeur sest morcel.
En effet, lavnement des rois francs a a amen des formes
claniques de gouvernement, o lappartenance tait dfinie sur des
critres ethniques. Cest lEglise qui a t dpositaire de lhritage du
Bas Empire pour lmission montaire. Entre le V et le VIII sicle, les
ateliers montaires qui frappaient lor et largent se trouvaient dans
les principaux monastres. Mais ces ateliers taient disperss, sans
dispositif de contrle de qualit, ni de rgulation des
changes. Cest pourquoi le chaos montaire entrana une perte de
confiance qui fit rgresser la reprsentation de la valeur sa mesure
pondrale avec usage des lingots dans les changes.
La reconstruction de la souverainet fut un processus complexe et
de trs longue dure,
fondant la Chrtient sur une alliance de lEglise et de lEtat. La
souverainet partage se constitua sur le modle de la hirarchie
enchevtre. Son ancrage territorial, issu de lchec de la tentative
carolingienne de restaurer la souverainet impriale, fut le modle du
fief. Les
seigneurs fodaux conservaient les terres que les rois francs
avaient confisques, mais
versaient une contribution financire lEglise en reconnaissance
de sa proprit minente. Les seigneurs pouvaient eux-mmes faire don
des vassaux de parties des terres dun fief sans abandonner les
droits qui dcoulaient de leur suzerainet. Une hirarchie de droits
de
proprit pouvaient donc samonceler sur une mme terre.
La forme symbolique de lallgeance du roi lEglise tait le sacre.
Cette crmonie faisait du roi lintercesseur de lordre divin dans
lordre social. En contrepartie de cette dlgation de souverainet,
les rois sengageaient protger le Saint Sige. En France pendant des
sicles les rois se recommandrent de leur droit divin pour perptuer
le pacte dalliance avec leur peuple
10. Limmortalit de la socit face la mortalit de ses membres tait
symboliquement
10
J.M. Thiveaud (1995), les premiers temps de lalliance , chap1,
in histoire de la finance en France , eds P.A.U., pp.53-88.
-
10
reprsente dans le ddoublement de la personne du roi : personne
humaine mortelle dun ct, souverainet exprime dans la ligne
hrditaire de la succession des rois de lautre.
La Chrtient tait donc un systme hirarchis et supra territorial.
Ce systme trouva sa
formalisation juridique dans la rforme grgorienne, mene bien par
la Papaut. Cette
rforme fut fondamentale pour lvolution de lEurope. La
prpondrance du sacr sur le profane, de la souverainet sur les
affaires civiles, fut affirme par la mise hors march du
sacr. La vente des dignits et des fonctions ecclsiastiques fut
prohibe. Le Droit canon fut
difi et les redevances du clerg rgulier et celles qui taient
perues par le clerg sculier
furent draines par la Papaut. Le Saint Sige concentra ainsi
dnormes ressources quil relana dans les circuits montaires par ses
dpenses en vue de rtablir son autorit sur les
lieux saints. Cela entrana dnormes flux financiers entre Rome et
tous les territoires de lEurope.
La reconstitution de la souverainet prcda donc et fut la
condition indispensable de la
ranimation du commerce et de la circulation montaire. Les codes
de corporations furent
instaurs, les franchises accordes aux villes furent promulgues,
les foires furent organises.
Le rseau des villes de foire stendant sur tout lespace de la
Chrtient fut le terreau sur lequel le capitalisme prit racine
partir du lancement des Croisades la fin du XI sicle.
Cette nouvelle conceptualisation de la souverainet marquait une
rupture profonde avec
lAntiquit. Le politique ntait plus la source primordiale des
statuts sociaux et le principe de lgitimation des conduites. Certes
la tradition philosophique du stocisme avait promu la
valeur de la personne humaine, visant son auto panouissement
dans le renoncement aux
honneurs de la socit. Mais le Christianisme a institu la
conception de ltre humain limage de Dieu, dont la finalit dans sa
vie terrestre est le salut individuel. Cette finalit spirituelle
est lgitime par lEglise, non par le politique. Corrlativement il a
rendu lesclavage immoral et a valoris le contrat de travail entre
individus libres. La rencontre au cours des sicles entre
laspiration au salut et ce qui fut appel plus tard lesprit du
capitalisme a ouvert la voie aux innovations financires prives du
Moyen Age, dont
linitiative se trouve chez les marchands banquiers.
Cest donc lEglise qui a redonn vie la circulation montaire en
tant quensemble o sexerce une souverainet sans frontires de source
sacre. LEglise organise un rseau supra territorial de finances
pontificales grce lengagement du cens ecclsiastique vers par les
abbayes, les seigneurs, les princes et les villes franches. Mais
lEglise ne cre pas de monnaies. Elle utilise les monnaies locales
des contributeurs et donc incite au dveloppement
des marchs de change. Ce sont les changeurs pontificaux qui
devinrent les marchands
banquiers11
.
Les innovations montaires du Bas Moyen Age (XIII-XV sicles)
firent faire un grand bond
en avant labstraction dans linstitutionnalisation de la monnaie,
donc dans la rgulation de la valeur. Les deux grandes innovations
montaires furent lune publique, linstitution dunits de compte
abstraites, lautre prive, linvention de la lettre de change.
Larticulation de ces deux lments a constitu un systme montaire
dualiste international qui a rgul la premire phase dessor du
capitalisme jusqu la dcouverte des gisements du Potosi au Prou au
cours du XVI sicle.
11
C. Dupuy (1992), De la monnaie publique la monnaie prive au Bas
Moyen Age , in Genses, n 8, Juin,
pp.25-59.
-
11
a. Famines montaires, diversit des espces et institution des
units de compte abstraites : les mutations montaires.
En dpit du dveloppement de la monnaie scripturale que lon va
tudier plus loin, les conomies de lEurope taient troitement
dpendantes des monnaies mtalliques. Or les mtaux prcieux taient
drains hors de lEurope pour financer la balance commerciale
structurellement dficitaire avec lOrient. Plus massif encore fut le
cot des Croisades. Les mines europennes ne parvenaient pas un
rendement suffisant pour combler lampleur des sorties de mtal hors
dEurope et les pertes dues aux guerres continuelles entre les
monarques europens. La pnurie atteignit son paroxysme la fin du XIV
sicle, inaugurant la grande
dflation du XV sicle.
La pnurie des mtaux prcieux, tantt latente, tantt aigue,
provoqua une innovation
montaire des monarques qui cherchaient affirmer leur souverainet
montaire les uns
contre les autres en prservant leur stock despces montaires. Ce
fut linvention dunits de compte abstraites, cest--dire non dfinies
sur un support mtallique : la livre tournois en France, la livre
sterling en Angleterre, le maravdis en Espagne, etcCe sont les
monnaies mtalliques qui se dfinissent en units de compte qui est le
centre du systme montaire. Ce
systme dualiste imposa la prpondrance de la monnaie royale,
rduisit les monnaies
seigneuriales linsignifiance et garantit la primaut de valeur de
chaque monnaie royale sur les monnaies trangres circulant sur le
territoire national.
En 1266 son retour des Croisades o il avait t tenu prisonnier et
avait t libr contre une
norme ranon, Louis IX frappa lcu dor et le gros dargent. Il fixa
souverainement la valeur des pices en termes de livres tournois
dans la quelle les dettes taient exprimes. Aucun
nombre ntait inscrit sur les pices. Il offrait ainsi ses
successeurs lopportunit de dcrter des mutations montaires sans
avoir remodeler les poids et les titres des
pices en circulation. Le pouvoir dachat de la masse montaire
pouvait augmenter globalement sans que sa structure ne soit
modifie, tant bien sr que les prix naugmentent pas au point
dannuler le gain de la mutation. Lorsque le roi dcidait que lcu dor
tait rehauss de 20% (la livre tournois abaisse), toute la
constellation des pices venait saligner sur la nouvelle dfinition
de la monnaie de compte en fonction de leurs valeurs relatives.
Pendant plusieurs sicles les mutations montaires ont t
linstrument des politiques royales consistant dvaluer (la plupart
du temps) ou rvaluer (exceptionnellement) lunit de compte selon les
intrts financiers de ltat qui est la fois dbiteur et crancier12.
Cette politique tait efficace dans un environnement dflationniste.
Dans la dflation du XV sicle
cette politique tait approuve par les corporations marchandes et
par la population. Elle
permettait de relancer les dpenses en insufflant des moyens de
paiements de plus grand
pouvoir dachat sur les biens. Cela permettait de soutenir les
prix des marchandises et freinait donc les forces dflationnistes.
Au XVI sicle, au contraire, avec larrive des mtaux monnayables
dAmrique, la dprciation de la monnaie de compte amplifia les effets
inflationnistes de labondance montaire. La dvaluation de la livre
tournois rvlait la contradiction entre la rgulation de la monnaie
et les besoins financiers de ltat. La dvaluation de la livre
tournois devint lenjeu de conflits sociaux aigus
12
M. Bloch (1953), Mutations montaires dans lancienne France ,
Annales ESC, vol.VIII, pp. 145-158.
-
12
Le changement de la perception des mutations est un symptme de
la perte de confiance dans
le systme dualiste. Jusqu la fin du XV sicle les mutations sont
interprtes comme des rehaussements des monnaies mtalliques, lunit
de compte tant le centre du systme. Au XVI sicle elles sont dsignes
par rfrence aux monnaies mtalliques. Elles sont
interprtes comme des dvaluations de lunit de compte. La livre
tournois surtout subit la dfiance. Les communauts marchandes ont
utilis des rfrences alternatives sous forme
dunits de compte prives pour les contrats qui taient compenss et
rgls aux dates des foires, et cela malgr les interdictions
royales.
Il est vrai que la dvaluation de la livre tournois fut bien plus
prononce que celle de la livre
sterling (tableau 1). Car la monarchie franaise tait absolue. Au
contraire, ds 1215 les
finances publiques anglaises taient contrles par le Parlement.
Cependant, au XVI sicle
les dvaluations en cascade sacclrent sous leffet des besoins
financiers insatiables des monarques en mme temps que la production
mondiale dargent explose (tableau 2). Il en rsulte un
dysfonctionnement gnral du systme dualiste. Bien que les
dprciations de la
livre sterling sarrtent pratiquement avec Elizabeth I, il faudra
encore plus dun sicle de dsordres montaires et politiques avant la
cration de la Banque dAngleterre en 1694, pour que soit institu un
systme montaire compatible avec les nouveaux besoins du
capitalisme.
Tableau 1. Cinq sicles de mutations montaires
France Angleterre
Rgnes et
dates de
mesure
Milligrammes
or fin dans
livre tournois
Val..rsiduelle
livre tournois
(% initiale)
Rgnes Milligrammes
or fin dans
livre sterling
Val..rsiduelle
livre sterling
(% initiale)
Louis IX
(1266)
8270 100 Edouard I
(1278)
20500 100
Philippe le
Bel (1311)
4200 50,7 Edouard III
(1350)
17400 84,8
Louis XI
(1480)
2040 24,6 Henry VII
(1489)
15470 75,5
Henri IV
(1600)
1080 13,1 Henry VIII
(1535)
9200 44,9
Louis XIII
(1640)
621 7,5 Elizabeth I
(1560)
7750 37,8
Louis XIV
(1700)
400 4,8 Georges III
(1793)
7320 35,7
Louis XVI
(1789)
300 3,6
Extrait de Cailleux, in Revue de Synthse, n99-100,
juillet-dcembre 1980, pp. 253-254.
-
13
Tableau 2. Production mondiale de mtaux prcieux et entre
Sville
(moyenne sur les priodes en tonnes)
Priodes Production mondiale (1) Arrives Sville (2) 2/1 en %
Or Argent Or Argent Or Argent
1495-1544 330 475 60 265 18 8
1550-1600 380 17890 95 7125 25 40
Croissance
(taux en %) 15 410 62 2618
Source : daprs Pierre Vilar (1974), Or et monnaie dans lhistoire
, Flammarion
b. Les marchands banquiers et la lettre de change
La lettre de change est un instrument montaire dont lorigine se
trouve Gnes au XIII sicle. Son essor a t fulgurant au XIV sicle
avec le dveloppement du commerce longue
distance. Elle devint le moyen de paiement international priv
dans toute lEurope au XV sicle. La lettre de change tait adapte au
commerce intra europen qui avait besoin de fonds
disponibles en des lieux diffrents. Pendant trois sicles elle a
surmont le morcellement des
espaces montaires publics en crant un rseau bancaire priv
homogne lchelle europenne.
La lettre de change amalgame des lieux, des temps et des units
de compte diffrentes. Elle
combine du crdit et du change sans espces. En effet, le change
par lettre fournit de la
monnaie en un lieu A contre un document (la lettre) qui donne
lieu une remise de monnaie
en B sur prsentation. Il y a donc change au lieu du contrat dune
monnaie prsente contre une monnaie absente. Le change est aussi la
conversion dune monnaie de compte en une autre monnaie de compte.
Enfin le change par lettre est indissolublement un acte de crdit.
Le
temps qui spare lmission de la lettre de sa prsentation est le
temps dusance13.
Quatre agents conomiques sont donc relis par ce document. En A
le donneur de monnaie
(bailleur change) remet une somme de monnaie A (monnaie
mtallique) un preneur (ou
tireur) qui lui remet une lettre de change. Le preneur tire la
lettre sur un agent conomique de
son choix (le payeur ou tir) qui est son correspondant en B. Le
bnficiaire reoit par
courrier la lettre du donneur. Il la remet au tir qui laccepte
aprs vrification contre remise de la somme stipule dans la monnaie
utilise par le bnficiaire. Les agents donneur et
bnficiaire peuvent nimporte quel agent conomique, des commerants
comme des agents pontificaux. Les intermdiaires sont des banquiers
qui font partie dun rseau de correspondants (correspondent banking)
dont les membres sont lis par la confiance
rciproque qui salimente de la rptition des contrats de crdit
dans le temps, cest--dire sont lis par la confiance mthodique
(figure 2).
13
R. De Roover (1953), lvolution de la lettre de change XIV-XVIII
sicles , Armand Colin
-
14
Le change par lettre tait une organisation fortement structure.
Il y avait les places de change
qui fonctionnaient toute lanne, les foires de change qui taient
ouvertes des dates dtermines. Les monnaies de change pouvaient tre
confondues avec les units de compte
territoriales ou tre des units de compte spcifiques, rsultant
dun accord entre les banquiers qui avaient un intrt commun chapper
aux mutations dcrtes par les gouvernements.
Ctait le cas de lcu de marc en vigueur la foire centrale de Lyon
qui tait dfini dans une espce or. Le point crucial et la raison de
sa prennit est la suivante : ce systme
garantissait lenrichissement systmatique des marchands banquiers
qui en taient les intermdiaires. Le profit tait fait dans les
allers retours qui dcoulaient des missions de
lettres de change dans les deux sens par les clients.
Le profit tait structurel parce quil tait ancr dans la supriorit
du certain (le Res du change) sur lincertain (le Pretium). Cela
permettait lenrichissement des intermdiaires dans les allers
retours. Supposons par exemple qu Florence le cours soit de 64 cus
florentins pour un cu de marc. Cest le cours inverse de ures de lcu
florentin sur sa propre place. Au retour, lorsque le marc est chang
Lyon, il lest au pretium de lcu florentin soit 65,5 cus florentins
pour un cu de marc. Il en rsulte un gain de change de 2,34%. Aprs
dduction des
frais de change, laller retour permettait un profit de 2,2% avec
une usance de 25 jours. Sil y a quatre foires par an cela donne un
gain annuel denviron 8%. Le gain est systmatique parce que la
supriorit du pretium sur le res tait inscrite dans le rseau du
change. Le gain tait
variable en fonction des conditions financires qui dterminaient
ltroitesse (la raret) ou la largesse (labondance) de la monnaie
dans les diffrentes places. Mais il tait toujours positif
14.
Il reste comprendre pourquoi larbitrage nannulait pas le profit,
pourquoi celui-ci pouvait tre systmatique sans tre une activit
risque. La raison se trouve dans larticulation du change par lettre
et du change des espces, des pratiques prives et des rgles
officielles. La
diffrence systmatique sur le cours du change par lettre
quexploitaient les banquiers reposait
14
La dmonstration en dtail de lexistence dun gain de change
systmatique pour les intermdiaires se trouve dans Boyer Xambeu,
Deleplace et Gillard (1986), Monnaie prive et pouvoir des princes ,
CNRS, Fondation
nationale des Sciences Politiques, pp. 179-184.
BnficiaireDonneur
PayeurPreneur
Flux de
monnaie A
Emission de
la lettre
Prsentation de
la lettreFlux de
monnaie B
Transmission de la lettre
(temps dusance)
Correspondants
bancaires
Lieu A
Monnaie A
Lieu B
Monnaie B
Figure 2 Principe de la lettre de change
-
15
sur le seigneuriage qui tait inclus dans le cours lgal des
espces. On a vu que, depuis
linvention du monopole de la frappe montaire en tant quattribut
de la souverainet, le cours lgal dune espce dans le pays o elle
tait frappe tait toujours suprieur la valeur commerciale du mtal
quelle contenait. A contrario, les espces trangres circulaient sur
les territoires o elles ntaient pas frappes leur valeur
commerciale. Chaque espce tait donc survalue par rapport aux autres
dans son lieu de frappe. Si lon appelle pair du change le le taux
calcul partir des cours lgaux des espces, le profit systmatique des
banquiers venait
de la diffrence systmatique entre le cours du change par lettre
et le pair du change,
diffrence due la distorsion provoque par le seigneuriage.
c. La crise structurelle du systme dualiste et les
transformations du capitalisme
Le capitalisme est donc n en Europe entre le XIII et le XVI
sicle. Sa premire phase a t
pleinement internationale. Elle a t commerciale et financire. Le
rseau des lettres de
change entre les villes italiennes autonomes (Gnes, Florence,
Venise) et lEurope du nord (Anvers, Amsterdam et les ports
hansatiques), a t la circulation financire dominante. Une
voie traversait la France avec Lyon comme principale place
financire. Une autre la
contournait par les terres du Saint Empire (Milan, la Bavire,
les villes Rhnanes). Les
besoins de finance pour le commerce lointain, pour les croisades
et pour les guerres que les
monarques menaient dans le but dunifier les territoires pour en
faire des nations et pour sassujettir les seigneurs fodaux,
confortaient le pouvoir des grandes familles financires prives.
La cration de moyens de paiements privs sous la forme des
lettres de change tendit les
fonctions montaires dans lespace et dans le temps. Les dettes
prives ont pu circuler entre des tiers grce au systme des foires.
Ce rapport na jamais pu se dvelopper dans lAntiquit. Les dettes
prives taient des engagements personnels pur le droit romain. Elles
ne pouvaient
pas acqurir une valeur indpendante de des dbiteurs qui les
avaient contractes. Elles ne
pouvaient pas tre assimiles des signes montaires permettant
dautres de se librer de leurs engagements. A contrario, les
inventions du Moyen Age ont fait des signes montaires
partir des signatures prives. La qualit de la signature,
cest--dire la croyance quont les autres dans la capacit dhonorer
les dettes est devenue la source du pouvoir priv des intermdiaires
capables de lvaluer et de lattester.
Ce pouvoir est radicalement diffrent de celui de la puissance
souveraine des monarques. Il
sappuie certes sur la confiance hirarchique dans le bien commun
que fournit lespace public de valeur institu par la rgle montaire
officielle. Mais il sen dtache et le contourne par lexpansion dune
circulation de dettes qui chappe au contrle de lautorit publique.
On a montr comment ces deux composantes de la monnaie se sont
articules jusquau changement dorigine et dchelle dans la production
des mtaux montaires dans la seconde moiti du XVI sicle. Il faut
comprendre pourquoi ce systme est entr dans une crise
structurelle.
On a dj remarqu que les mutations des units de compte ont t de
plus en plus contestes.
Cest que leurs effets de rpartition taient devenus dommageables
la poursuite du dveloppement du capitalisme. Car les mutations
mettaient dans des camps opposs les
-
16
prteurs, dont les crances sont libelles en units de compte, et
les thsauriseurs, dont les
encaisses sont en monnaie mtallique. Lorsquelles dvaluent lunit
de compte, les mutations favorisent les seconds au dtriment des
premiers. Par consquent, au fur et mesure o le
crdit priv se dveloppait, la dfiance par rapport la monnaie de
compte, suscite par les
mutations dans un contexte inflationniste, tait une entrave la
mobilisation productive des
pargnes.
Les monarques cherchrent consolider les tats nations partir de
la seconde moiti du
XVI sicle en territorialisant le capitalisme. Car les inventions
techniques de la Renaissance
ouvraient lre du capitalisme manufacturier. Celui-ci allait
dvelopper une forme de richesse qui bouleversait les quilibres
sociaux antrieurs. La base de la richesse devenait
laccumulation productive par la subordination du travail, en
lieu et place de la richesse foncire et de la richesse financire
dcoulant de lintermdiation du change.
Or la forme daccumulation du capital lie aux affaires
industrielles est trs diffrente des anciennes. Il faut investir du
capital dans la dure sous des formes illiquides et il faut
concentrer des masses considrables dpargne. Lorsque ltat devient
manufacturier ou promoteur dentreprises manufacturires, il doit
lutter contre la thsaurisation strile de la richesse, contre la
strilisation des terres et la capture de la rente foncire par
laristocratie et contre linstabilit montaire permanente. Il doit
favoriser lessor dune classe bourgeoise. Il faut ltat manufacturier
une monnaie nationale, la prohibition de la circulation des espces
trangres, lattraction des mtaux prcieux par ladoption de la
doctrine mercantiliste.
Ce bouleversement social a rapidement dtruit le pouvoir des
marchands banquiers italiens. Il
a entran des crises politiques et montaires tout au long du XVII
sicle et jusqu 1720 pour la France. Les nouvelles alliances entre
le pouvoir politique et les classes porteuses de
progrs ont conquis la primaut dabord dans les Provinces Unies au
dbut du XVII sicle loccasion de la guerre dindpendance contre
lEspagne, puis en Angleterre avec la rvolution de 1689.
Dans les deux cas la rvolution politique se doubla dune crise
montaire violente. La rsolution de ces crises sortit des errements
prcdents. La mutation de lunit de compte fut dfinitivement prohibe.
Une banque dont la mission tait de stabiliser le change par
rapport
aux devises trangres fut cre, la Banque dAmsterdam en 1609 aux
Provinces Unies, la Banque dAngleterre en 1694 aprs la rvolution
qui offrit le trne dAngleterre la maison dOrange en la personne de
Guillaume III.
Dans la dernire dcennie du XVII sicle lconomie se dtriora
rapidement : dpenses publiques pour financer la guerre de la grande
alliance contre les vises hgmoniques de
Louis XIV (1689-1697), envole des prix agricoles, contraction
des importations. Le manque
de moyens de paiements tait combattu par le rognage des pices.
Mais la perte de confiance
dans des pices dont on craignait la dmontisation provoquait
lexportation du mtal qui aggravait les difficults
15. La crise montaire paralysa lactivit conomique. La dfiance
par rapport la monnaie dargent saccentua. Le cours de la guine dor
sapprcia de 40% en deux ans partir de dcembre 1693. La livre
sterling perdit 12% contre le florin Amsterdam
en 1695. Le dbat public pour sortir de la crise prit une
tournure dramatique : refonte contre
dvaluation.
15
J.K.Horsefield (1960) British monetary experiments 1650-1710,
Harvard Univ. Press
-
17
Le choix entre dvaluation et dflation rpercutait les intrts
divergents des classes sociales.
Selon le secrtaire au trsor Lowndes linflation tait imputable la
circulation de pices de qualits ingales qui faisait monter le prix
des lingots par rapport aux espces. Il fallait don
procder une mutation pour relever de 20% la valeur en livres
sterling des pices en argent.
Cela serait moins coteux que la refonte, redonnerait confiance
et ferait donc sortir les
espces thsaurises. Les intrts conservateurs et ceux des orfvres
allaient dans ce sens. Ils
reprsentaient lordre ancien de laristocratie foncire et du
capitalisme financier.
En sens contraire les whigs, qui exprimaient les intrts de la
bourgeoisie montante
demandrent Locke de rfuter les arguments de Lowndes. Locke
publia un ouvrage en 1695.
Il introduisait lide nouvelle dun ordre montaire naturel. Sil y
a dsordre montaire, cest parce quil y a de mauvaises espces. Il
faut une refonte des pices pour les ajuster ltalon naturel.
La thse de Locke fut soutenue par les whigs et par dimportants
membres du gouvernement. Finalement Guillaume III se rangea dans ce
camp et fit pencher la balance parce quil recherchait un talon
intangible. Le Recoinage Act fut promulgu par le Parlement le
20
novembre 1695. Cette rforme fut favorable la classe bourgeoise
crancire de ltat et aux propritaires fonciers, dfavorable aux
dbiteurs et aux plus dmunis. Elle provoqua une
terrible famine montaire par contraction extrme de la masse
montaire. De 1696 1699 la
masse montaire passa de 15m. 9,5m. de livres sterling. Les taux
dintrt montrent 20% au second semestre 1696 et les prix baissrent
de 30% en trois ans. Cela nempcha pas la poursuite de la fuite des
espces ltranger. Le cot total de la rforme atteignit 2,7m dont 1m
supports par les plus dmunis. Il fut si grand que le roi reconnut
que le rejet de la
dvaluation avait t une erreur.
Cependant cest une ruse de lhistoire que les rformes qui sont
des expdients pour rsoudre un problme urgent ont quelquefois des
effets inintentionnels long terme de trs grande
porte, des effets quaucun gouvernant de lpoque navait considrs
ni mme imagins. Dans ce cas la fuite de largent mit de facto le
systme montaire anglais sur ltalon or sans que personne ne lait
voulu. Labrogation de tout recours ultrieur aux mutations montaires
tablit la convertibilit or des billets de la Banque dAngleterre.
les titres mis par la Banque dAngleterre et portant intrts de la
dette publique acquirent cours lgal pour tout paiement au
gouvernement.
Du point de vue de la doctrine montaire, cet pisode fit avancer
lide que la monnaie devait chapper larbitraire royal pour se
conformer lordre naturel. Ce sont les sources de la souverainet
elles-mmes qui taient remises en cause. Selon Locke le pouvoir
politique doit
tre fond sur un consentement majoritaire, non sur la rfrence au
sacr. La valeur de la
monnaie provient donc dun accord tacite pour lui en reconnatre
une. Ce point de vue est conforme la dfinition propose au dbut du
texte : la monnaie est ce par quoi la socit
rend chacun de ses membres ce quelle juge quil lui a donn . Il
revient au souverain de garantir cette logique de validation
sociale qui inclut les individus dans la socit en
prservant ltalon montaire.
-
18
4. Espace montaire international et nationalisation des monnaies
: lordre montaire de ltalon or
Avec la rvolution franaise puis la cration de la Banque de
France et linstauration du franc en 1803 comme talon montaire, lre
des systmes montaires dualistes fut dfinitivement close. Le XIX
sicle a t celui de la consolidation des monnaies nationales partir
des
annes 1830 lorsque le contrecoup des guerres napoloniennes fut
digr. Nanmoins trois
systmes montaires ont coexist pendant les trois quarts du sicle
: le systme dtalon argent dans la pays germaniques, le systme
dtalon or dans le Royaume Uni et le systme bimtallique qui tait
celui de lunion latine.
Aprs les dcouvertes minires de Californie, labondance de lor
modifia le prix relatif des mtaux. Toutefois la consolidation des
monnaies nationales se poursuivit sans remettre en
cause le systme bimtallique. Cependant lunification de lempire
allemand et la dcision de Bismarck dadopter ltalon or en 1873
allaient bouleverser la donne. En quelques annes largent fut
dmontis. Pendant ce temps les Etats Unis dcidaient de rtablir la
convertibilit or des Greenbacks, de sorte quen 1879 les principales
nations capitalistes avaient adopt ltalon or. La seconde rvolution
industrielle tait en pleine force, la conqute des marchs
internationaux et des nouveaux espaces de peuplement entranait une
grande expansion
financire. Bref ctait lpoque de la premire globalisation. Il est
donc intressant de se poser la question : quest-ce quun ordre
montaire international ? Comment des nations en concurrence et
chacune jalouse de ses prrogatives montaires ont-elles pu
participer un
systme international qui sest rvl stable jusqu laffrontement de
la Premire Guerre Mondiale ?
a Une constitution montaire non crite lgitimit thique
On a vu les raisons pour lesquelles les tats recherchaient la
stabilit des changes. Mais au
XIX sicle le capitalisme est devenu mondial. Il se pose alors un
problme
dinterdpendances. N tats indpendants ne peuvent afficher N
politiques indpendantes sans que le systme montaire international
soit instable. En effet, entre N pays il y a seulement N-
1 taux de change indpendants. Les pairs du change rsultent des
dfinitions des monnaies
nationales en or. Si donc N-1 pays conduisent leurs politiques
montaires pour respecter la
convertibilit or de leurs monnaies, le Nime
a son taux de change dtermin par les autres, ds
lors quil dclare lui-mme une parit. Il doit tre le leader, celui
dont la politique montaire dtermine le montant agrg de la liquidit
internationale. Dans ltalon or le pays leader tait lAngleterre. Sa
monnaie tait la devise cl. Or la devise cl est primum inter pares.
Sa singularit se construit sur lgalit formelle de la convertibilit
or.
Le partage des rles rsout le problme logique. Mais il demeure un
problme dconomie politique. Car les pays monnaie nationale
indpendante peuvent toujours suspendre ou
rpudier la rgle commune de convertibilit. Le systme
international doit procurer des
avantages communs suffisamment importants pour que tous les tats
aient intrt prenniser
la rgle commune. Ils y ont intrt si lusage de la devise cl dans
les paiements internationaux est moins coteux que tout autre moyen
de paiement.
Le moyen universel de paiement international tait la lettre de
change en livres sterling,
crance liquide des banques trangres sur les banques anglaises.
Les gouvernements et les
banques ltranger acceptaient les crances liquides sur les
banques anglaises comme quivalentes lor. les banques anglaises
navaient donc pas besoin davoir une couverture or
-
19
trs leve par rapport leurs engagements liquides. En 1913 le taux
de couverture tait de
38%. Ce ratio trs faible ne mettait pas en cause la confiance
dans le systme16
.
La confiance thique tait prpondrante. Les expressions utilises
par les contemporains de
ordre montaire libre et de monnaie saine rvlent la croyance que
la rgle de
convertibilit ntait pas manipule, que le pair du change tait un
rapport naturel . Comme lcrivait le philosophe Georg Simmel : cest
dans la monnaie que lesprit moderne trouve son expression la plus
parfaite.
A la fin du XIX sicle la monnaie or tait le symbole dune
civilisation bourgeoise qui exaltait la libert et la proprit. Le
contrat entre individus libres tait le lien social cens
concilier lintrt personnel et le bien commun. La responsabilit
personnelle tait le principe du respect des contrats. La loi tait
le rfrent de la socit pour sanctionner les manquements.
La convertibilit montaire tait la garantie de la scurit
financire fonde sur la continuit
des engagements privs. La convertibilit or intangible tait donc
un impratif catgorique.
Elle signifiait la confiance inbranlable que la prservation de
la valeur des contrats privs
tait dun ordre suprieur aux prfrences collectives que les tats
auraient pu atteindre en instrumentant la monnaie. Parce que la
confiance thique dominait effectivement la confiance
hirarchique, les politiques montaires taient conformes la
structure formelle de lordre international. Les ajustements
montaires impliqus par cette structure pouvaient donc se
produire sans encombre et constituer un rgime montaire
international stable.
b Le rgime montaire international de ltalon or
La principale vertu de la stabilit montaire conue comme la
croyance dans lintangibilit de la convertibilit or tait la
profondeur de temps. Les horizons conomiques des investisseurs
taient trs longs. Cela se manifestait par la stabilit des taux
dintrt longs nominaux qui taient insensibles aux fluctuations du
cycle des affaires. Les obligations perptuelles
(consols) taient les titres les plus liquides. Elles taient
mises pour lexpansion du capitalisme dans les territoires de
peuplement extra europens. Elles attiraient lpargne longue des
franais, des anglais, des belges et des Hollandais. Lpargne nette
exporte par les pays de lEurope occidentale atteignit 4% de leur
PIB agrg en moyenne sur la priode 1880-1900, 7% sur 1905-1913, pour
parvenir au niveau extraordinaire de 9% en 1913
17.
Le tableau 3 illustre la trs grande stabilit des taux longs par
rapport aux taux courts, mais
surtout par rapport au rgime montaire de la seconde moiti du XX
sicle. La variabilit des
taux dintrt long terme tait dix fois plus faible sous ltalon or.
Elle tait plus faible pour la devise cl que pour les autres
monnaies. En revanche le cycle des affaires montrait des
fluctuations prononces des prix et de la production court terme,
beaucoup plus quelle ne lest notre poque o cest lobsession de la
stabilit du niveau gnral des prix qui domine la pense montaire. Mme
en englobant les annes 1970 de haute inflation, celle-ci tait
peu
fluctuante parce quelle sest acclre progressivement (tableau 4).
On voit ainsi que la conception mme de la stabilit conomique dpend
des rgles dont lagencement fait ce que lon a appel la monnaie
institutionnalise.
16
R.N Cooper (1982) The Gold Standard: historical facts and future
prospects, Brookings Papers on Economic Activity. 17
Les statistiques sur les flux internationaux dinvestissements,
faisant apparatre des mouvements alterns avec les montants
dinvestissements productifs dans le cas du
-
20
Tableau 3. Variabilit des taux dintrt
(carts types des variations mensuelles)
Pays 1880-1913 1960-1997
LT CT LT CT
Royaume Uni 0,21 1,16 2,84 3,07
France 0,30 0,67 2,85 3,11
Etats Unis 0,33 2,56 2,60 3,35
Source : R.Contamin (2000) transformations des structures
financires et crises. Les annes 1990 au regard de
ltalon or classique , thse ParisX
La caractristique de ltalon or du point de vue du cycle des
affaires est la formation dune conjoncture financire commune
entranant une volution macroconomique cocyclique.
Celle-ci vitait la polarisation des dficits et des excdents dans
la balance des paiements, ce
qui limitait les tensions sur les taux de change. Les tensions
qui subsistaient taient absorbes
par une grande sensibilit au taux dintrt des flux de capitaux
court terme18Les mouvements de capitaux quilibraient les balances
de paiements avec peu de mouvements
dor.
Tableau 4. Comparaison des indicateurs conomiques de
stabilit
au Royaume Uni et aux Etats-Unis
1879-1913 1946-1979
R.U E.U R.U E.U
Coefft variation des prix 14,9 17,0 1,2 1,3
Coefft variation revenu 2,5 3,5 1,4 1,6
Coefft variation masse
montaire
1,6 0,8 1,0 0,5
Source : R.N.Cooper (1982) ; Voir note 16 p.19
Cette rgulation ntait pas automatique. Les tensions montaires
taient gres par la manipulation discrtionnaire et active du taux
dintrt directeur de la Banque dAngleterre. La vritable subtilit du
systme se trouve dans lasymtrie fonctionnelle cache entre
lAngleterre et les autres pays sous le couvert de la symtrie
formelle de la constitution
18
M.Aglietta (1990) Intgration financire et rgime montaire sous
ltalon or , REF, n 14, Automne 1990, pp.25-51
-
21
montaire, puisque tous les pays dclaraient symtriquement une
parit or. Lasymtrie fonctionnelle rsolvait le problme du N
ime pays. En effet le taux dintrt sur la place de
Londres influenait les taux trangers sans que la rciproque soit
vraie au mme degr. Cest pourquoi le taux anglais pilot par la
banque dAngleterre rglait la conjoncture internationale.
Lasymtrie venait de luniversalit des lettres de change en
sterling en tant que moyen de paiement international. Cela rendait
la place de Londres plus liquide que tout autre march
montaire et permettait aux banques anglaises dtre les
intermdiaires dun systme financier mondial. De leur ct les banques
trangres avaient besoin de dposer des liquidits dans les
banques anglaises pour fournir leurs clients les services de
financement courtterme du
commerce international. Les banques trangres taient donc des
cranciers forcs des
banques anglaises, ce qui supprimait les capitaux flottants.
Ainsi une hausse du taux
directeur de la Banque dAngleterre tait rpercute par les banques
descompte des lettres de change Londres. Cela entranait la fois une
augmentation du cot du financement du
commerce international et une hausse de la rmunration des dpts
liquides Londres. Le
flux de capitaux courts entrant tendait apprcier la livre
sterling contre les autres monnaies.
Les autorits montaires des autres pays taient forces de monter
leurs taux dintrt pour respecter la convertibilit
19.
On a donc pu mettre jour les mdiations dune stabilit systmique
qui, partant dune confiance thique dans une constitution montaire
implicite, a conduit une structure
montaire hirarchise. Celle-ci tait dote de proprits de stabilit
dynamique dapparence automatique, mais en ralit pilote par un
contrle central parce que la place de Londres
concentrait les tensions montaires du monde entier.
Conclusion
La monnaie nest pas un objet conomique. Cest linstitution par
laquelle des changes humains rgis par labstraction du nombre sont
possibles. Bref, la monnaie est le fondement de ce quon appelle
lconomie. Elle lest parce quelle est le principe de la valeur. Ce
principe existe dans des socits beaucoup plus diverses que les
socits marchandes.
Reconnatre la monnaie comme une institution fondatrice des
socits historiques, cest refuser de naturaliser la valeur. Celle-ci
ne provient pas des caractristiques naturelles des
objets et de dispositions psychologiques innes dindividus isols.
Elle provient de la dette contracte par les membres dune socit
lgard du collectif qui peut seul assumer la protection de la vie.
Lorsque la puissance du collectif est centralise par ce quil
convient dappeler ltat souverain, la reconnaissance de la dette de
vie subit un processus dabstraction. Elle sextraie du systme des
rituels par lesquels elle est honore dans les socits dites
traditionnelles ou sans tats pour prendre la forme de la valeur.
Elle sinscrit dans le systme des comptes de la dette sociale.
Si donc la monnaie de compte est la forme premire de la monnaie,
parce quelle est la mtaphore de la valeur, la succession des
paiements de la dette sociale, que tout membre de la
socit fait sa vie durant contre la protection de la vie, en est
une mtonymie. Elle engendre
les moyens de paiements qui ont t historiquement dune grande
diversit. Ils ne deviennent pleinement montaires que lorsquils sont
institutionnaliss dans les rgles de monnayage
19
B.Eichengreen (1987) Conducting the international orchestra :
Bank of England leadership under the
classical Gold Standard , Journal of International Money and
Finance, n6, pp.5-29
-
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sous lgide de la puissance souveraine. Cest la monnaie lgale qui
est objective dans des moyens de paiements dcrts et codifis par la
puissance souveraine. Le systme montaire
est alors constitu en triade laquelle correspond une autre
triade, celle des formes de la
confiance.
Le systme montaire tait pleinement constitu dans lantiquit
grco-romaine. Ces socits politiques admettaient les changes
marchands, mais pas une conomie marchande
pleinement dveloppe. Linstitution gnralise de lesclavage
bloquait en effet la mobilit du travail qui est constitutive du
capitalisme. Mais la finance elle-mme restait troitement
subordonne au politique. Dans la rpublique Romaine les dettes
contractes par les patriciens
pour laccs aux offices politiques qui taient la principale
source de lenrichissement demeuraient des dettes personnelles.
Jamais elles nont constitu des signatures capables de circuler et
dteindre dautres dettes.
La dette en cration de monnaie prive, cest--dire la signature
capable de circuler comme moyen de paiements et gnratrice de
profits pour les intermdiaires de cette circulation, est
lacte de naissance du capitalisme. Cest une circulation montaire
de dettes prives qui sarticule aux circuits fiscaux de la dette
sociale, mais qui sen dtache et poursuit sa logique propre
daccumulation de valeur.
Ds lors le capital, en tant que processus dauto accroissement de
la valeur, va prendre une place grandissante jusqu se subordonner
les autres rapports sociaux. Il a une force illimite dexpansion
puisque son but est purement endogne. Cest laccroissement de la
valeur montaire pour elle-mme ; ce que Marx formalisait par la
relation homogne A-A, qui na de signification que quantitative
A>A.
Les phases de lessor du capitalisme transforment les systmes
montaires. Car le but du capital est sans frontire. Le capitalisme
est toujours mondial dans sa logique interne. Mais les
systmes montaires sont fonds sur la souverainet, cest--dire sur
une appartenance politique territorialise. Il sensuit une alliance
conflictuelle entre le capitalisme et les tats, qui produit des
types de capitalisme diffrents entre les espaces de souverainet et
entre les
poques historiques.
On a voqu dans ce texte les systmes montaires de deux poques
distinctes : le systme
dualiste dune part et le systme des monnaies nationales
convertibles dautre part. On a indiqu les transformations dans les
sources de laccumulation du capital qui ont entran une
transformation de la finance, laquelle ne pouvait tre rgule sans
changement radical dans les
rgles montaires. On a montr qu lage classique du capitalisme
industriel, la premire globalisation financire a t rgule par un
systme montaire international dit de ltalon or.
Ce systme a combin une constitution montaire implicite qui tait
fortement lgitime par la
confiance thique et une circulation internationale des moyens de
paiements qui entranait une
hirarchie des monnaies. La prpondrance de la livre sterling
comme devise cl ne rsultait
pas dune hgmonie politique, contrairement celle du dollar aprs
la seconde guerre mondiale. Il sensuit que la politique montaire de
la livre sterling tait fonctionnelle aux besoins de lconomie
internationale, la place de Londres synthtisant les tensions
financires dune conjoncture globale. Au contraire, la politique
montaire amricaine a t trs souvent dysfonctionnelle aux besoins de
lconomie mondiale, au point de dtruire les rgles montaires,
explicites celles-ci, de Bretton Woods.