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Abstraire, arracher, penser 1 . « Mais la surprise de cette aventure où le moi se dédie à l’autre dans le non-lieu, c’est le retour. Non pas à partir de la réponse de l’interpellé, mais de par la circularité de ce mouvement sans retour, de cette trajectoire parfaite, de ce méridien que, dans sa finalité sans fin, décrit le poème. Comme si en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre, désormais natale, déchargé de tout le poids de mon identité. Terre natale qui ne doit rien à l’enracinement, rien à la première occupation ; terre natale qui ne doit rien à la naissance. Terre natale ou terre promise ? Vomit-elle ses habitants quand ils oublient le parcours circulaire qui leur a rendu familière cette terre, et leur errance qui n’était pas pour le dépaysement, qui était dé- paganisation ? Mais l’habitation justifiée par le mouvement vers l’autre, est d’essence juive. 2 » Si nous avons choisi de commenter aujourd’hui quelques lignes extraites de ce texte d’Emmanuel Levinas, « Paul Celan, de l’être à 1 Ce texte a été présenté au cours du colloque programmé par madame Francine Figuière, organisé par Catherine Chalier et le Centre Pompidou, le 20 novembre 2006 : « Emmanuel Levinas et l’incondition d’étranger ». 2 Emmanuel Levinas, Paul Celan de l’être à l’autre, Fata Morgana, 2002, pp.30-31. -1-
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Abstraire, Arracher, Penser. Levinas et la question du lieu

Dec 30, 2022

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Estelle Murail
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Page 1: Abstraire, Arracher, Penser. Levinas et la question du lieu

Abstraire, arracher, penser1.

« Mais la surprise de cette aventure où le moi sedédie à l’autre dans le non-lieu, c’est le retour.Non pas à partir de la réponse de l’interpellé,mais de par la circularité de ce mouvement sansretour, de cette trajectoire parfaite, de ceméridien que, dans sa finalité sans fin, décrit lepoème. Comme si en allant vers l’autre, je merejoignais et m’implantais dans une terre,désormais natale, déchargé de tout le poids de monidentité. Terre natale qui ne doit rien àl’enracinement, rien à la première occupation ;terre natale qui ne doit rien à la naissance. Terrenatale ou terre promise ? Vomit-elle ses habitantsquand ils oublient le parcours circulaire qui leura rendu familière cette terre, et leur errance quin’était pas pour le dépaysement, qui était dé-paganisation ? Mais l’habitation justifiée par lemouvement vers l’autre, est d’essence juive.2 »

Si nous avons choisi de commenter aujourd’huiquelques lignes extraites de ce texted’Emmanuel Levinas, « Paul Celan, de l’être à

1 Ce texte a été présenté au cours du colloque programmépar madame Francine Figuière, organisé par CatherineChalier et le Centre Pompidou, le 20 novembre 2006 :« Emmanuel Levinas et l’incondition d’étranger ».2 Emmanuel Levinas, Paul Celan de l’être à l’autre, Fata Morgana,2002, pp.30-31.

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l’autre », c’est non seulement pour la beautéde cette langue du philosophe qui tourne autourde celle du poète – ce qui ne peut pas ne pasbrouiller la frontière supposée entrephilosophie pure et poésie pure et par quoidéjà nous comprenons qu’il n’y a de puretéqu’un fantasme –, mais c’est encore parce que,nous avons tendance à penser que par cesquelques mots ressort la singularité de lapensée de Levinas. Singularité qui, de tournerautour de la question du lieu et ainsi de ladétourner, s’offre dans sa plus granderadicalité.

Le champ sémantique que nous venonsd’utiliser du tour, du retour et du détour est,à notre avis, et c’est là notre hypothèse, l’undes motifs qui hantent l’écriture de Levinas.Ceci qui ne nous parait que très rarementsouligné dans les études qui lui sontconsacrées, autrement que par le partagetranché entre détour simple et retour simple,annonce sans doute la difficulté à laquellenous aurons à nous confronter.

Difficulté voire complexité extrême puisque,il suffit de lire la première ligne, les motsles plus communs apparaissent, mais quelquechose de ce qu’ils disent semble échapper à lacompréhension spontanée. Tous les mots dont se

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compose la phrase Levinassienne sont connus detous et pourtant, à la lire patiemment, sonsens ne s’offre pas aisément à la saisie.Écoutons donc cette phrase :

« Mais la surprise de cette aventure où lemoi se dédie à l’autre dans le non-lieu, c’estle retour. »

Tout se passe comme si le travail de lalangue Levinassienne gardait les vocables enles vidant de leur sens habituel. Restent doncles mots, reste le « retour », mais le vertigede cette pensée tient à ce que dans une manièrede travail d’évidement interminable, on ne peutpas savoir ce que cela veut dire, retour, unefois pour toutes.

Si la signifiance n’est pas le sens, cecis’entend dans le vocable, c’est parce qu’ellelaisse aller le mouvement – sans arrêt. Le sansarrêt n’est pas essentiellement là pour dire lemouvement en tant que perpétuel. Il y a déjàindéniablement la présence d’un mouvementperpétuel dans le travail de la dialectique, ouencore de la phénoménologie, pour ne parler qued’elles. Ce qui arrive, en revanche, avec lasignifiance, avec le sans arrêt qui l’habite,c’est-à-dire avec ce que Levinas nomme encoreet malgré tout « retour », c’estl’interminabilité du mouvement. Tremblent ainsi

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dans cette interminabilité et le terme commefin, achèvement ou accomplissement, et la finelle-même en tant que but, dessein ou finalité.

En d’autres termes, le mouvement dont nousparlons, même lorsqu’il continue de porteraussi étrangement le nom de « retour », n’estrégi par aucun ancrage topologique. Et s’ilfallait risquer quelque chose à son sujet, ceserait qu’il semble détourner toutedestination.

Risque couru par le langage qui, pour ledire, dérange la langue ordinaire, la violente,l’abuse : ce qui arrive en mettant en mouvementle mouvement par le détournement dudétournement même dont nous étions en train deparler, se refuse à son tour à la délimitation,résiste à la localisation ou, pour mieux direet entendre le tour et le détour, résiste (sansrésister) à la circonscription. Peut-êtrecommençons-nous alors à entendre un peu mieuxce qui arrive. Evidemment, ce qui arrive ne nousquittera plus.

En somme, la phrase de Levinas qui nous aforcés à cette digression se présente comme unedéfinition et même comme une définition de ceque serait le retour, mais en même temps elledéjoue ce que l’on attend généralement d’unedéfinition, puisqu’elle ne permet pas de fixer

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ou de figer dans la clarté et la distinction cequ’elle définit à savoir le retour.

L’énoncé a tous les aspects de la logiquedéductive, mais ce qu’il énonce relève de ceque les tenants de l’évidence formelleappelleraient contradiction ou alliance demots. L’oxymore amènerait cette question :qu’est-ce qu’un retour vers ou à un non-lieu ?Puis, que peut bien vouloir dire que « le moise dédie à l’autre » ? Et dans un « non-lieu » ? Que viennent faire sous la plume deLevinas les termes d’« aventure » et plusencore de « surprise » lorsqu’il y va d’unretour ?

L’ordre du discours courant, voire ce quis’appelle le bon sens, mais encore une certainemétaphysique dans sa grande tradition,présuppose qu’il ne peut y avoir qu’un lienintime entre le lieu et le retour. Et pourcause, tout se passe comme si et les catégoriesspatiales et l’habiter risquaient toujours derattraper la pensée. Le retour impliqueévidemment que l’on revienne sur ses pas pourdes retrouvailles avec un point de départ. Ensomme que ce qui a été quitté et ainsi d’unecertaine manière perdu, fût-ce pour le longtemps d’une « aventure », soit récupéré. Comme

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s’il s’agissait toujours et quoi qu’il arrived’en venir à une manière de réinstallation puisde réappropriation. Réappropriation du proprecertes, mais encore et surtout de la propriété.

La radicalité Levinassienne est telle, qu’onla compare ou non à ce qui vient d’être ditd’une certaine tradition philosophique, quemême le mot « retour » qui fait signe vers untelos, qui peut vouloir dire telos, est détournéde sa fin de mot, de son telos. Ceci se donnecomme ce que Levinas appelle « mettre enquestion ». L’intériorité du retour c’est peut-être cela, non pas patrie, domicile,installation, sol, et tout ce qui s’y rattacheintrinsèquement, mais « en question », c’est-à-dire dérèglement incessant, soumission àl’arrivance.

Mais lorsque nous parlons de ce qui serattache intrinsèquement au sol, à la patrie,etc., il faut comprendre qu’il y va d’uneextension si vaste qu’elle rassemble égalementdans sa mouvance jusqu’à tout ce qui s’endétache de prime abord : errance, étrangeté,apatridie, nomadisme, incondition…

L’être-en-question, c’est peut-être encorecela : contamination infinie malgré l’évitementà quoi voudrait parvenir la pensée paropposition, pour le dire autrement par ce qui

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n’est pas qu’un exemple d’intrusion, l’exilmême court le risque de l’installation en soi.

Le retour est ainsi détourné de sa fin,inlassablement obligé à une expérience de laperte du chez soi. Mais il est très importantde comprendre que si nous avons raison depenser que le dérèglement est incessant,interminable, alors la perte du chez soi elle-même demande – mais il n’y va pas d’un choix –à être déréglée, questionnée. Ecrivons-le enune phrase, presque une formule : ce qui estdéréglé appelle toujours un dérèglement deplus. Peut-être ne doit-on, ne peut-on jamaistrancher sans trembler entre l’habiter etl’errance.

Plus clairement : Levinas n’est pas un philosophede l’habitation du chez soi. Mais Levinas n’est pas non plusle philosophe de la poésie de l’exil, du lyrisme de l’errance.

Il n’est pas, tout le monde l’entend trèsvite à la première lecture, un penseur del’implantation dans un paysage ou, si l’onveut, de l’appartenance au monde – là se situe,il n’aura jamais manqué de l’écrire, l’attraitdu paganisme. Mais ce qui se dit bien plusrarement, c’est qu’il ne s’agit jamais, pourlui, de renverser simplement tout cela en vuede l’affirmation de quelque facultéd’arrachement ou capacité d’abstraction, par la

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proposition systématique de quelque chose commeune « philosophie de la perte », voire d’un« impératif éthique de la perte » – du lieu.

Peut-être – pour commencer à déplier cettequestion dans un premier temps – parce que par-delà ce qui pourrait se présenter comme unecondamnation religieuse et monothéiste, Levinasreconnaît indéniablement au paganisme unattrait éternel et une séduction irrésistible.Comme s’il y allait dans l’appartenance aumonde de quelque chose comme un penchant, unetendance, une pulsion. On ne peut se permettrede rejeter la paganisation, un peu comme on nepeut se débarrasser de l’ontologie d’un simplerevers de la main.

Aussi est-il le premier à le dire, il n’y vapas dans l’arrachement d’une des facultésessentielles du sujet libre.

L’arrachement au lieu ne nous appartient pas.Lorsqu’il a lieu, s’il a lieu, il est àapprocher plutôt depuis ce qui arrive avec toutce que cela, l’arrivance, peut laisser entendred’indéterminé. Ainsi de ce qui se passe danscette phrase « le moi se dédie à l’autre dansle non-lieu » où l’affolement de la logiquecomme affolement de la grammaire est tel que cen’est pas le moi qui intentionnellement, commepar un exercice de son vouloir propre, se

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« dédie à l’autre », ce n’est pas non plus unpeu trop simplement le contraire, à savoir quel’autre me choisit pour lui avant ma décision.Peut-être est-ce alors que le « non-lieu » parquoi se termine cet extrait ne laisse plusaucune possibilité de voie de sortie stable ouconsistante, par le sujet ou par l’Autre. Lenon-lieu est non lieu et pas autre chose.Autant dire que le non-lieu n’est pas.

L’Autre ne se laisse pas donner et saisircomme autre finalité, ni comme autre fin.Entendez que nous n’en décidons pas.L’expérience sans expérience – peut-être parcequ’il n’y a pas ce que l’on appelle de sujetpour expérimenter cette étrange expérience, pasplus qu’en tant qu’expérience elle ne s’offre àla saisie d’un connaître ou d’un sentir – cetteexpérience, donc, de la perte que Levinasdécrit sans cesse, n’est à aucun moment arrêtéeen tant que telle. Elle ne s’achève pas commesi ayant atteint son but, elle avait touché àsa fin. La perte, ce qui s’appelle la perte, nepeut jamais cesser de se perdre. Elle doit àelle-même s’infliger la perte. La perte, pourêtre perte, doit peut-être se perdre elle-même.

Si l’on ne voit pas Levinas exercer uneméfiance à l’égard d’une tendance à sacraliser,

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d’un penchant à célébrer, d’une pulsion à louerle nomadisme, alors, on a toutes les chances depasser à côté de l’infinie non-coïncidence àsoi de sa pensée. Mais il nous faut aller plusloin encore.

S’il était possible de parler sans détour,alors il nous faudrait dire qu’à la premièrelecture dans sa massivité, au demeurantparfaitement légitime, apparaît une penséeopposée à la réconciliation avec le monde.D’autant plus d’ailleurs que l’Autren’appartient pas au monde, que l’altérité estsans ancrage, et que l’abstraction oul’arrachement sont nécessaires à la nudité duvisage. Mais à force de lectures, on ne peutpas ne pas prendre en compte que ce que Levinasapporte c’est une complication abyssale enmontrant par le soupçon répété ce que tout celapeut avoir de séducteur voire de réducteur.

Le non ancrage dans le lieu est infini, ilappelle la répétition pour ne pas à son tourdevenir racine. Et s’il apparaît, à nous lireou à nous entendre en ce moment, une certaineoscillation entre le problème du lieu et lesurgissement d’une altérité absolue, voire s’ilsemble que nous établissons un rapport entre leretour au lieu se faisant détour infini etl’étrange rapport du soi à l’autre, c’est peut-

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être d’abord parce que Levinas lui-mêmepratique ce rapprochement dans la langue et sonécriture – le soi, le lieu, le soi comme lieu–, mais encore et surtout parce qu’ilsobéissent peut-être à la même loi.

Pour le dire d’abord simplement, c’est-à-diretoujours trop simplement, cette façon dedécrire le soi de l’onto-théologie comme lieupositionnel ou oppositionnel, tout comme latentative de penser le soi et l’altérité del’autrement qu’être depuis l’étrangeté à toutlieu, est un grand geste de Levinas et, serionsnous tenté de dire, de Levinas seul.

La loi que nous évoquons est une folie de laloi comme loi non écrite, toujours déjà passée,immémoriale, pour ainsi dire non-essentielle.Elle nomme « retour » ce qui ne revient jamaisà soi et qui dans le chemin du retour prend undétour infini ou interminable, en même tempsqu’elle interdit au soi son inscription en unsite. Et ce qu’elle nomme soi, elle ne le nommequ’en ceci qu’il est « détourné de soi danschaque mouvement de son retour à soi1 ».

De la même manière que la terre natale n’estni terre ni natale, le retour et le soi nepeuvent plus s’entendre comme étant rapporté ni

1 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier,Fata Morgana, 1972, (Le livre de poche), p.110

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à un lieu ni à une identité, autant dire qu’ilsne sont plus simplement ni retour ni soi. Onpeut donc désormais dire « retour ».

Comme nous l’avions avancé dès l’entrée enmatière de ce texte, malgré l’évidement, ouplutôt malgré la désubstantialisation, les motsrestent. Déroute du logos puisque nous sommesbien forcé d’articuler et le langage et larationalité et la topologie les plus obscurs.Au risque de nous répéter, mais c’est peut-êtrebien de répétition de l’Autre qu’il s’agit, ilnous faut remarquer que ce qui reste ne restepas. Alors reste ou ne reste pas, ne tenantplus qu’à un fil, le retour comme « étrangeté àtout lieu » et le soi « sans identité1 ».

Alors, avec l’étrangeté, avec la condition oul’incondition d’étranger, avec l’arrivance del’Autre, Levinas ne se contente pas de poser cequi par cela arrive, c’est à savoirl’éclatement des liens communautaires ou ladislocation de la socialité organique. De cesliens que tisse traditionnellement l’exigencede réciprocité. Il ne se contente pas non plusni d’affirmer, ni d’ailleurs de simplementapprouver l’interdiction de l’attachementviscéral au pays supposé d’origine. Mais enfin

1 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier,Fata Morgana, 1972, (Le livre de poche), p.110.

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il n’est pas question pour autant de glorifier,de prôner l’errance, le refus du sol qui n’estplus natal, qui n’est plus familier.

Levinas ne s’adonne pas à un jeu simpled’oppositions binaires, jouant alorsl’étrangeté contre l’autochtonie. Non dupe dupiège qui guetterait ainsi de faire de l’élogedu détachement, ou de l’absence de patrie, unautre programme, une autre manière desubstantialiser, un autre paganisme. A le lireattentivement, il ne peut y avoir de rapport dedépendance, ni de continuité linéaire entre lelieu et l’arrachement. « Il y a inspiration del’un par l’autre qui ne saurait se penser entermes de causalité.1 » Entendez que rien nepeut dès lors garantir l’efficace,l’effectivité de l’arrachement. L’arrachement,ce qui le travaille, le hante, l’inspire, estinsituable. Ceci qui peut paraître étrange setrouve sous la plume de Levinas lui-même, desorte que l’on entend que se « dédier àl’autre », comme il l’écrit dans notre texte,ne peut plus relever ni d’une source morale, nid’un devoir du sujet, ni d’une éthique de lareconnaissance. Mais voilà ce qui nous sembleun peu trop souvent oublié – il faudra un jour

1 Emmanuel Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset,1993, p.205

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se pencher sur l’interprétation de cet oublientêtant et de son emprise – c’est que le non-lieu ne peut pas s’offrir comme gage ultimed’authenticité.

Il y a dans la lucidité de Levinas qu’en cemoment même nous sommes en train de souligner,sans doute la même structure complexifiante dece qu’il articule de l’Autre, qui, cettestructure, de n’être pas répétée ou élaborée àchaque fois que l’on désire approcher sapensée, semble autoriser, voire permet à peu defrais de faire de sa philosophie un système àla mécanique bien huilée, fondé sur unhumanisme altruiste. Or ce que nous apprendLevinas, ce que nous pensons être un grandgeste de radicalité et de singularité, c’estque l’Autre dont il parle n’est plus jamaisdéterminé par quelque référence. Pas même parcette détermination propre à ce qu’a pu être sarecherche avant d’être dédite, songeons àl’Autre comme « absent », ou à l’Autre comme« extériorité » où il est à peine besoin desouligner qu’ainsi apparaît presque comme uneévidence ce qui en fait le fond : la« présence » pour l’un et la « spatialité »pour l’autre.

Autrement dit, et c’est là la raison de notreparallèle, dans le chant ou l’éloge du non-

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lieu, il faut bien entendre résonner lacentralité même du lieu dans sa négation : lenon-lieu est encore, reste toujours, sanséquivoque une référence au lieu. Un rapport,même inversé, même renversé, même dépassé,reste un rapport au lieu. Il n’est qu’à lireLevinas :

« Terre natale qui ne doit rien àl’enracinement, rien à la première occupation,terre natale qui ne doit rien à la naissance. »

Au fond, en ces quelques mots, Levinasillustre ce qui pour nous dans sa pensée estabyssal. Car oui il écrit « terre natale »d’une main, mais l’effaçant d’une certainemanière de l’autre, précisément dans le mêmetemps, en nous apprenant que cette terre, pourêtre natale, n’est pas le lieu d’une naissance.« Terre où nous ne naquîmes point », écrit-ild’ailleurs dans Totalité et Infini, mais la mise enquestion va peut-être beaucoup plus loin.

Si la terre natale, selon l’expressionconsacrée, signifie bien sûr de prime abord, unlieu de naissance, Levinas, par le travail dela langue auquel son écriture s’adonne sanscesse, ne serait-il pas en train d’en fairerésonner un autre sens mais précisément pour lemalmener, l’ébranler encore : celui de laterre-mère. La terre qui comme mère accouche,

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engendre, donne vie, finit dans une incroyableconfusion des genres par se confondre avec lepère et se fait patrie, dont le fils ou lafille ne peut que dépendre naturellement,héréditairement, où la dette ainsi se faitsentiment, mouvement de retour à l’originesupposée du don – confusion encore. Qu’ils’agisse de la « matrie » ou de la patrie, uncertain attachement nostalgique, une certaineirrémissibilité sentimentale, un certain êtrerivé au besoin se fait nécessaire, mais l’onaurait peut-être mieux fait de dire : se faitoriginaire. C’est précisément cette nécessité,ce « se faire originaire », qui se confondentavec un sentiment d’endettement et deculpabilité. Mais confusion, cela s’entend, quiaura nourri et nourrit encore toutes les formesenvisageables des discours, délires« nationalistes » et « communautariens » ou« communautaristes ». Confusion encore – toutse passe comme si l’originaire n’était passeulement le synonyme de la confusion, maisétait la confusion elle-même – que la languenous fait entendre dans l’expression « se faireoriginaire », comme s’il fallait forcément àl’originaire un « faire », une construction.

Autant dire qu’ainsi jamais l’originaire nepeut être originaire. Mais ce n’est pas tout,

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l’effet de ce « dégonflement », de cette chutedu délire originaire par notre insistance surles fondations factices, (il s’agit d’uneconstruction), les présuppositions cachées, dece qui se voudrait naturel, essentiel, l’effetdonc arrive avec la ruine de ce qui reposaitsur ces fondations de l’originaire : la detteet la culpabilité dans leur rapport. Elles seconditionnent l’une l’autre, s’interpellent, senourrissent, mais surtout elles se serventl’une de l’autre comme monnaie d’échange,disons-le ainsi : elles se paient l’une l’autrede dette et de culpabilité – au nom del’origine et pour se faire origine.

Comment ne pas penser alors que c’estprécisément dans le sens de cette ruine, de ceteffondrement, de ce dégonflement que Levinas –notre lecture ne l’ignore pas – recourt àl’écriture de ces vocables de culpabilité et dedette. D’abord parce qu’il serait trop simple,voire simpliste de se contenter de quelquechose comme un slogan du type : « il n’y a pasde dette » ou encore « il n’y a pas deculpabilité », malgré le succès assuré detelles formulations. Mais surtout et bien plussérieusement parce que dans le mouvementincessant de la pensée de l’Autre dans le Même– mouvement que nous avons ailleurs nommé

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hétérodéposition1 circulant en tous sens dansun détour itératif à l’infini – la langue sevoit obligée d’articuler, par-delà toutecontradiction ou toute résolution supposées,une culpabilité sans faute et une dette sansdevoir. Mais il y va encore, et cela ne peutpas se manquer dans le texte que nous lisons,d’un affolement de la temporalité dans cequ’ose Levinas avec sa terre désormais natale.C’est par un extraordinaire après-coup que laterre peut se dire natale.

Que l’on nous entende bien : ce que noussommes en train d’écrire, eu égard à tout ceque nous avons avancé jusqu’ici, vise à penseren même temps que ce qui s’appelle le « non-lieu », ou encore que toute revendication pourainsi dire exilique, court le même risque desombrer dans le même fantasme de pureté, dansle même fétichisme de l’origine. L’affirmationdu non-lieu, du nomadisme et de l’errance nesauve pas.

Permettons-nous avec cela une incisepolitique – mais ne sommes-nous pas toujoursdéjà dans la politique et ce qu’elle peut avoirde plus délicat dès lors que l’on est1 Stéphane Habib et Rapahaël Zagury-Orly, « Ce qui nereveient pas au même », in. Journal of jewish thought andphilosophy, Brill, vol. 14, n° 1-2, 2006, pp. 37-54

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interpellé par les questions obsédantes del’origine ? –, incise politique donc, prenantoccasion de cette arrivée de la terre natalequi n’est ni terre ni natale, par laquellesemble se profiler quelque chose comme une idéerégulatrice de la démocratie. Mais idée pousséeau-delà de l’horizon et des exigences d’uneidée régulatrice comme si, et comme toujours,Levinas touchant la démocratie laissait surgirune démocratie plus démocratique que toutedémocratie existante ou rêvée.

En effet, la tentation est grande de lireLevinas comme un penseur démocratique, dans lamesure où un moment d’arrachement, voired’exister en dehors d’un horizon prédéterminéethniquement, communautairement, ou par laréférence constante à la nation comme lieu denaissance, à l’identité supposéed’appartenance, travaille indéniablement lestextes fondamentaux de la démocratie et del’avènement de la citoyenneté. Précisément dela même manière que ce moment apparaîtnécessaire à l’auteur de De l’évasion.

Cependant, on ne peut pas ne pas constater,du point de vue Levinassien, qu’un idéald’autonomie, qu’une forme de réciprocité et unmotif de réconciliation persistant, persévérantdans sa lancée, travaille encore l’horizon

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démocratique malgré la rupture assumée, voulue,avec l’homogénéité essentielle du corpspolitique pré-démocratique. En d’autres termeset pour le dire clairement, le mouvement quepense Levinas dans le rapport à l’autre excèdesans l’annuler l’idée régulatrice qui, commetelle, maintient nécessairement, presque pardéfinition, une confiance dansl’autodétermination du vouloir et dansl’autonomie morale, voire dansl’intersubjectivité. Peut-être que Levinas nousdonne à penser qu’avec la démocratie, avec lacitoyenneté, une chance apparaît, en ce sensqu’elle nous laisse apercevoir les hommes etles femmes en dehors de la situation danslaquelle ils sont de prime abord campés.

Mais il faut bien dire que la radicalité desa pensée ne peut pas s’arrêter à la simplicitéde cette exigence, à la logique de lareconnaissance ou du dialogal et à son horizonémancipatoire. L’altérité dont nous parleLevinas n’est certes pas réductible à la lueurde la conscience transcendantale, c’est dire àla libre décision, au choix tout bien pesé, àl’action morale, ceci, tout le monde le sait.Illustrons-le par une phrase parmi tant et tantd’autres possibles tout au long de l’œuvre :« L’éthique tranche sur l’intentionnalité comme

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sur la liberté : être responsable c’est êtreresponsable avant toute décision. Il y a là uneéchappée, une défaite, une défection de l’unitéde l’aperception transcendantale, comme il y aune défaite de l’intentionnalité originaire detout acte.1 » Cependant, ce qui n’est, à notreconnaissance quasiment jamais souligné, c’estque cette altérité inouïe, il faut bien ledire, tranche sur, excède ce qu’on ne peut pasne pas reconnaître comme les piliers, lesreprésentants par excellence de l’universdémocratique.

Ici, une prudence, une vigilance extrême estrequise : si l’on peut peut-être avancer, commenous sommes en train d’essayer de le faire dansnotre lecture, que le mouvement del’hétérodéposition repéré dans la penséeLevinassienne excède la démocratie, ce n’estabsolument jamais par quelque chose comme uneidéologie anti ou pré-démocratique, il n’y va,et nous ne cesserons de le dire, d’aucunréflexe binaire dans cette philosophie, maiss’il l’excède, donc, c’est toujours bien au nomde la démocratie.

Si tout laisse à penser que, dans sonarrivance, l’Autre risque de disloquer, avec le

1 Emmanuel Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset,1993, p.198

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sujet moral l’institution démocratique, c’estalors de la même manière que l’être-exilé etl’in-condition d’étranger au lieu ne cessentjamais. En d’autres termes, ils ne se terminentou ne s’achèvent même pas avec ce qui pourraitpasser pour la réalisation de la tentation des’installer sur une terre.

Que l’on soit toujours déjà installé, ou quel’on soit encore en cours d’installation – etrien ne peut ni ne pourra empêcher de désirerla sécurité et l’abri que peut signifierl’habiter un lieu – l’Autre en son arrivance,dérange et désinstalle interminablement. Eneffet, pour le dire à la manière de Levinas, cen’est pas parce que l’on est installé sur uneterre qu’elle ne reste pas « promise ». Promiseévidemment en ce sens que l’installation n’estpas la réalisation de la promesse, pas plusqu’elle n’est sa simple trahison. Ce qui faitpromesse dans la terre en tant que promise,c’est son incessance.

Aucun retour au Même n’apaise l’agitation deet par l’Autre, aucune installation n’efface latrace de l’Autre, précisément comme l’exil,qu’il soit des mots ou des personnes, ne cesseavec la fondation ou la création de l’Etat.C’est précisément dans ce sens que nousentendons l’incroyable question que pose

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Levinas à la fin de notre texte : « Terrenatale ou terre promise ? Vomit-elle seshabitants quand ils oublient le parcourscirculaire qui leur a rendu familière cetteterre, et leur errance qui n’était pas pour ledépaysement, qui était dé-paganisation ? » S’ily a de l’errance, ce n’est ni pour constituerune condition de possibilité de quelquediscours politique, ni pour être revendiquéepresque comme une vertu gage de morale, nienfin pour se faire originaire. D’ailleurs,nous venons de le lire, très tôt etsubtilement, Levinas a vu dans l’errance commeposition (dépaysement, dit-il) – fût-ellequalifiée de passive ou de faible – lapossibilité d’un autre paganisme.

Pas de lieu propre, pas de pays propre àl’hétérodéposition, l’Autre dans le Même commel’exil dans le lieu, dans le pays. Latraduction Levinassienne de ce que nous sommesen train d’écrire ne peut-elle se lire danscette phrase qui dans sa droiture ne laisseplus planer aucun doute : « Insomnie dans lelit de l’être, impossibilité de se pelotonnerpour s’oublier.1 » ? Ce qui ne peut manquerd’être frappant ici, c’est précisément le« dans », le dans l’être de l’insomnie.

1 Emmanuel Levinas, op. cit., p.32

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Autrement dit, c’est de l’intérieur, àl’intérieur de l’être – mais l’oppositionintérieur/extérieur ne fonctionne plus – que lesommeil est dérangé, malmené : on ne peut plustrouver le sommeil comme voie de sortie, fuitehors l’être.

Que reste-t-il du lieu, que reste-t-il dupays, que reste-t-il de l’habitation ? Etencore, demandons : que reste-t-il de l’exil,que reste-t-il de l’errance, que reste-t-il del’apatridie ?

La réponse de Levinas, qui ne peut se lireque dans le mouvement sans fin de ce détour quenous avons emprunté, s’écrit précisément dansun mouvement : « Mais l’habitation justifiéepar le mouvement vers l’autre, est d’essencejuive. »

Faut-il à la lecture de cette phrase sescandaliser, crier au judéocentrisme, aucommunautarisme, au sectarisme ? Ou encore aunom de nous ne savons quelle authenticité plusauthentique du judaïsme, essence plusessentielle fût-elle proclamée non-essentielle,revendiquer (surtout pour les autres) uneerrance éternelle ? Ou bien se donner la peined’entendre enfin la complication de la pensée àlaquelle appelle Levinas, c’est-à-dire

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l’exigence de penser en même temps etl’habitation et le mouvement vers l’autre, l’undans l’autre sans primauté.

Et l’essence juive alors ? Mais l’essencejuive, écrit Levinas un peu plus loin, « estune possibilité – ou une impossibilité »,ajoute-t-il aussitôt avec lucidité, pourl’humanité tout court. Tout se passe comme si,en un envoi vers une universalité d’uneexigence folle, Levinas était en train derépondre au fameux « ni Juif, ni Grec » deSaint-Paul par un « et Juif et Grec », l’undans l’autre : altération.

Stéphane Habib et Raphael Zagury-Orly

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