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Daniel Cefa
La construction des problmes publics. Dfinitions de
situationsdans des arnes publiquesIn: Rseaux, 1996, volume 14 n75.
pp. 43-66.
RsumLes problmatiques de la constitution des problmes sociaux
oscillent entre objectivisme et subjectivisme, factualisme
etartificialisme, et oublient souvent la dimension la fois
phnomnale et politique de l'espace public o cette constitution a
sonlieu. En empruntant des propositions la sociologie
phnomnologique d'A. Schiitz et Th. Luckmann, l'in-
teractionnismesymbolique d'A. Strauss et de H. Becker,
l'hermneutique narrative de P. Ricur et l'analyse de cadre de E.
Goffman, unmodle peut tre esquiss, qui se dmarque des thories de la
mobilisation des ressources disponibles ou des stratgies desagents
dans un champ. Le relativisme et le constructivisme qui ont cours
dans les social problems studies peuvent tre alorsremis en cause
par cette approche alternative de l'espace public.
AbstractThe problematics of the constitution of social problems
oscillates between objectivism and subjectivism, factualism
andartificialism, and often overlooks the both phenomenal and
political dimension of the public arena in which this constitution
issituated. By borrowing propositions from the sociology of
phenomenology of A. Schiitz and Th. Luckmann, the
symbolicinteractionism of A. Strauss and H. Becker, the narrative
hermeneutics of P. Ricur and the analysis of frames of E. Goffman,
amodel can be outlined which is clearly distinct from the theories
of the mobilization of available resources or the strategies
ofagents in a field. Relativism and constructivism, current in
social problems studies, can then be called into question by
thisalternative approach to the public sphere.
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Cefa Daniel. La construction des problmes publics. Dfinitions de
situations dans des arnes publiques. In: Rseaux, 1996,volume 14
n75. pp. 43-66.
doi : 10.3406/reso.1996.3684
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1996_num_14_75_3684
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LA CONSTRUCTION
DES PROBLMES PUBLICS
Dfinitions de situations dans des arnes publiques
Daniel CEFAI
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La question des problmes sociaux (1) est depuis longtemps un
thme de discussion dans le champ socio
logique aux tats-Unis. La revue Social Problems en est la
principale tribune. Elle est lie l'mergence et au dploiement de
tat-Providence, au traitement de la question sociale par des
politiques publiques et au projet moderne d'une rforme claire de la
socit.
Deux grandes thses se sont longtemps affrontes dans ce domaine :
celle de la thorie fonctionnaliste, dfendue par R.K. Merton, et
celle de la thorie du conflit des valeurs (value-conflict theory),
dveloppe par W. Waller, R. Fuller et R. Myers. Selon Merton, la
dsorganisation sociale et le comportement dviant renvoient des
inadquations dans le systme social , de telle sorte que les vises
collectives et les objectifs individuels de ses membres sont moins
pleinement raliss qu'ils l'auraient t dans un systme social
alternatif (2). Une dysf onction sociale rfre un ensemble
dtermin de consquences d'un pattern dtermin de comportement, de
croyance ou d'organisation, qui interfre avec un besoin fonctionnel
dtermin d'un systme social dtermin (3). Le sociologue est un
ingnieur social redoubl d'un mdecin social : il dfinit quelles sont
les conditions normales ou optimales de fonctionnement de la socit,
et propose par rfrence ce modle contre-factuel un diagnostic des
dysfonctions indsirables et vitables, labore un programme des
amliorations possibles et prescrit une ordonnance des remdes
souhaitables. Les problmes sociaux peuvent tre manifestes si tous
s'accordent sur leur dfinition, mais un dsaccord peut surgir ce
sujet entre sociologue et acteurs : ils peuvent tre alors latents ,
s'ils sont objectivement fonds mais sans conscience subjective, ou
faux (spurious), s'ils sont perus subjectivement mais sans
fondement objectif. Cette perspective fonctionnaliste a t critique
comme vision technocratique propre l'ingnierie sociale. Elle
propose une dfinition tautologique des problmes sociaux : le
problmatique renvoie au normal ou l'optimal qui renvoie au
problmatique. Elle n'a en toute rigueur aucun intrt descriptif ou
analytique.
Selon Fuller et Myers, les conditions objectives ne suffisent
pas dsigner un problme social : si les membres d'une socit
n'noncent pas de jugements de valeur sur une situation qui leur
semble insupportable ou indsirable, alors il n'y a pas de problme
social (4). Cette position nous semble faire cho au fameux thorme
de W.I. Thomas, crucial pour les sociologues de Chicago, selon
lequel la comprhension sociologique d'une situa-
Je remercie Louis QUR et les lecteurs anonymes de Rseaux pour
leur lecture serre des versions de ce texte. (1) Une gnalogie de la
catgorie de problme social devrait tre tente, depuis les travaux
des rformateurs sociaux du XIXe sicle, jusqu' la reprise de leurs
mthodes et de leurs programmes par la sociologie naissante. L'cole
de Chicago a t l'un des lieux de reformulation des objectifs et des
mthodes sociologiques, par distinction par rapport aux agences de
bienfaisance humanitaire, auxquelles E. Park prenait galement part
(PLATT, 1983 ; BULMER, 1984). Nous parlons de la construction des
problmes publics propos de problmes sociaux dont la formulation et
dont la rsolution sont des enjeux d'ordre public (GUSFIELD, 1981).
(2) MERTON et NISBET, 1971, p. 820. (3) Ibid., p. 839. (4) CASE,
1924, p. 268 ; WALLER, 1936, p. 922 ; FULLER, 1938, p. 433 ; FULLER
et MYERS, 1941a, p. 25, et 1941 b, p. 320.
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tion doit s'effectuer travers les dfinitions qu'en proposent les
acteurs. Fuller et Myers montrent comment le problme social peut
provenir d'une interfrence ou d'un conflit entre diffrentes
valeurs. Le silence sur la sexualit la maison ou l'cole est une des
raisons de la propagation des maladies vnriennes, la condamnation
des mres clibataires provoque l'avortement ou l'abandon des enfants
hors mariage (5). Le moralisme des do-gooders, ou des entrepreneurs
de morale (6), a alors le double effet pervers de faire merger un
problme social et d'en prvenir la rsolution. Cette position nous
semble cependant contestable en ce qu'elle tend ftichiser les
valeurs comme des forces relles qui se contrediraient ou
s'annuleraient, sans s'inquiter des acteurs ou des interactions,
des pratiques ou des contextes o ces valeurs s'incarnent. Elle
continue en outre accrditer le dualisme entre conditions objectives
, dont l'existence et l'amplitude peuvent tre vrifies par des
observateurs impartiaux et accomplis , et dfinitions subjectives ,
cette conscience que les conditions objectives menacent des valeurs
capitales (7).
Dans les annes 60, H. Becker, A. Strauss et H. Blumer ont
reformul cette position dans les termes de l'interaction- nisme
symbolique. Ainsi Becker explique- t-il que la dviance n'est pas
seulement la transgression d'une norme communment admise, mais
qu'elle est aussi une production des groupes sociaux qui instituent
des normes dont la transgression constitue la
dviance (8). Elle n'est pas construite comme problme public
parce qu'elle sort des moyennes statistiques ou parce qu'elle relve
d'une pathologie mdicale, mais parce qu'elle est l'enjeu d'un
processus d'tiquetage. Nous n'avons plus affaire au traitement
d'une dysfonction ou un conflit de valeurs, mais une activit
collective qui est attribu le label de dviant : policiers, juges,
professeurs, parents et assistantes sociales stigmatisent un
comportement comme dviant, et sont eux-mmes stigmatiss comme des
trangers au monde du dviant, qui s'approprie dans son procs
d'auto-identification certains des stigmates qui lui sont apposs
par ses interactants. Ce n'est pas pour autant que la question
ontologique de la ralit des problmes sociaux et celle, thique, de
la lgitimit, cessent de se poser. Faut-il les rduire l'apprhension
et l'apprciation qu'en ont les acteurs ? Peut-on les dissoudre dans
leurs descriptions, interprtations, revendications ou
justifications ? Pour H. Becker comme pour H. Blumer, le maquillage
objectif des problmes sociaux est inutile (9). Nombre de situations
qui pourraient tre thmatises comme aussi urgentes, aussi
dangereuses ou aussi dommageables que les problmes publics sont
passes sous silence par les mass mdias ou ignores par l' opinion
publique et par les pouvoirs publics (10). Mais cela n'implique pas
que tous les problmes publics soient des fictions collectives (11).
Les polmiques autour de l'engagement du sociologue tmoignent de ce
que les enjeux ne sont pas simplement de
(5) FULLER et MYERS, 1941a, p. 26. (6) BECKER, 1966. (7) FULLER
et MYERS, 1941b, p. 320. (8) BECKER, 1966, p. 32. (9) BLUMER, 1971,
p. 305. (10) Nombre de problmatiques ont t mises l'preuve, dont
celle de l'argumentation et de la dramatisation publiques
(GUSFIELD, 1981 ; EDELMAN, 1977, 1991) ; celle de la production de
l'information par les mass- media (TUCHMAN, 1978 ; GANS, 1979 ;
GITLIN, 1980 ; PADIOLEAU, 1981) ; celle de la mobilisation de
ressources par l'action collective des mouvements sociaux
(OBERSCHALL, 1973 ; LAPEYRONNIE, 1988) ; celle des oprations
d'ajustement des cadres d'orientation (frame alignment) (SNOW et
alii, 1986) ; celle de stratgies identitaires ou cognitives (COHEN,
1985 ; PIZZORNO, 1985 ; EYERMANN et JAMISON, 1991) ; celle d'un
quilibre entre offre politique et demande sociale (CHARLOT, 1986 ;
OFFERLE, 1987 ; GAXIE, 1993) ; celle de la mise sur agenda (agenda
setting) des decisions administratives et gouvernementales
(KINGDON, 1984 ; PADIOLEAU, 1982 ; GARRAUD, 1990). Nous insisterons
ici sur la question de la construction de la ralit et de la
lgitimit des problmes publics, en usant d'un modle qui intgre des
propositions issues de la sociologie phnomnologique, de
l'interactionnisme symbolique, des thories de l'espace public, et
de la rhtorique et de la dramaturgie sociales. (11) BECKER, p.
218-231.
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littrature. Un balancement est reprable entre rester sur la
touche , en marge des conflits analyser (to stay on the side) (12),
ou choisir son camp , savoir de quel bord on est (whose side to be
on) (13), entre l'ironie sceptique et l'engagement rflchi. Mais ce
dsaccord sur la porte de la neutralit thique et politique du
chercheur n'est pas un aveu de scepticisme ou de cynisme d'un ct,
de militantisme ou de moralisme de l'autre. Le sociologue qui
dconstruit des problmes publics suspend son jugement quant la
pertinence des propositions sur ce que le monde est et devrait tre,
cela mme s'il est conscient que son point de vue commande en partie
aux hypothses et aux perspectives qu'il dploie, et mme s'il se
rserve pour retrouver aprs coup ses droits et ses devoirs de
citoyen ordinaire, ou ses fonctions de conseiller en politiques
publiques. La nor- mativit du concept de problme public n'en est
pas moins irrductible - la question de sa ralit et de sa lgitimit
ressurgit toujours et encore au cur des oprations de connaissance
qui tentent d'en rendre compte. Et pourtant, la dontologie du
chercheur lui impose de rflchir autant qu'il est possible ses
prsupposs pistmologiques et mthodologiques, thiques et politiques,
de faon contrler la normativit de ce qu'il dit et fait.
ARNES PUBLIQUES
Ni faits purs et durs, ni inventions de l'esprit. Un dbat s'est
donc engag autour de la notion de conditions objectives - remplace
par la suite par celle de conditions supposes (putative conditions)
qui pointent vers un lieu rel, extrieur et transcendant, dont les
revendications des acteurs seraient un reflet ou un effet. A
l'oppos, le compte rendu des diffrentes perspectives depuis
lesquelles les acteurs laborent les coordonnes d'une situation
problmatique a t tax de subjectivisme
et d'idalisme, les sciences sociales se devant d'appliquer une
rupture pistmo- logique avec le sens commun. Nous ne retrouvons l
rien d'autre qu'une aporie qui traverse l'histoire de la
philosophie, entre subjectivisme et objectivisme, entre ralisme et
idalisme (14). Pour notre part, nous pensons que le problme public
est construit et stabilis, thmatis et interprt dans les cadres ou
les trames de pertinence qui ont cours dans un horizon
d'interactions et interlocutions. Son existence se joue dans une
dynamique de production et de rception de rcits descriptifs et
interprtatifs ainsi que de propositions de solution. Ces rcits lui
confrent son individualit, sa ralit et sa lgitimit ; ils campent
les protagonistes et les intrigues qui le constituent. Ils engagent
des connaissances de sens commun, prjugs et strotypes entre autres,
partages par ses producteurs et ses rcepteurs ; ils sont rectifis
travers des entrechocs d'images et des confrontations d'arguments,
qui sont toujours plus que des tats mentaux subjectifs. La
substitution aux conditions objectives de conditions supposes ne
fait que dplacer les termes de aporie, sans reconnatre que nous
n'avons jamais affaire qu' une diversit de versions du problme
public, qui correspondent la diversit de ses modes de construction.
La factualit du problme public n'est pas nie quand elle est
ressaisie au foyer ou au terme d'une multiplicit d'actes de
constitution ou de configuration. Et elle ne l'est pas davantage
quand elle est mthodiquement mise en suspens, et quand la question
de sa ralit et de sa lgitimit est thmatise pour elle-mme. C'est une
phase de la recherche de pratiquer un soupon gnralis sur toutes les
versions, de les mettre en quivalence, sans fixer le cran d'arrt
d'une vidence objective ou d'une certitude morale. C'en est une
autre d'interroger le bien-fond relatif de ces versions, et de
porter l'investigation vers la dcouverte d'indices qui les
corroborent, d'arguments qui les crdibilisent. Mais l encore
(12) GUSFIELD, 1984. (13) BECKER, 1967. (14) WOOLGAR et PAWLUCH,
1985.
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une telle dmarche maintient sa rserve thique et politique, et ne
peut prtendre tablir la vrit ultime des faits . Le seul privilge
des praticiens des sciences sociales, par rapport aux journalistes
ou aux politiciens, ou aux citoyens ordinaires, est celui du temps
disponible et de la comptence acquise pour mener des enqutes de
terrain et trouver des lments de comparaison, runir des
informations et soupeser des propositions et, avec autant de
dsintressement pratique qu'il peut se faire, risquer un diagnostic,
sinon un pronostic, qui se dis- tancie des versions des acteurs
eux-mmes. L'observateur a pour seul privilge de pouvoir chausser
plusieurs paires de lunettes, et de rectifier les uns par rapport
aux autres les diffrentes perspectives qu'elles lui ouvrent - sans
prtendre les annuler en les rapportant des faits objectifs, ni les
relativiser comme visions subjectives qui s'quivalent.
Nous avons parl de construction des problmes publics par les
acteurs collectifs, pour sacrifier au langage devenu commun en
sciences sociales. Mais le terme de constitution , faonn par
l'histoire de la phnomnologie, qui ne laisse rduire la gense
temporelle d'une signification intersubjective ni l'activit d'un
sujet ni la passivit d'un objet, ou celui de configuration
(Gestaltung), entendu au sens mer- leau-pontien d'mergence d'une
structure figure-fond, qui ne soit assignable ni la matire ni
l'esprit, nous semblerait plus appropri. Il est insuffisant en un
sens de parler de construction de la ralit ou de la lgitimit, de la
causalit ou de la responsabilit : c'est laisser entendre que les
enjeux cognitifs et normatifs des problmes publics sont indfiniment
manipulables, que les critres de leur apprhension et de leur
apprciation sont arbitraires ou artificiels ; c'est ouvrir la porte
toutes formes de scepticisme et de cynisme, auxquels n'chappe pas
la critique de la domination qui prte aux dominants un pouvoir de
produire des illusions (auxquelles ils finissent par croire) et
cantonne les domins
dans impouvoir de la seule consommation de ces illusions (dont
ils parviennent parfois rchapper). Nous nous sentirions plus
proches de l'approche esquisse par P. Ricur, sous le nom de triple
mimesis (15), pour qui ce que les historiens tiennent pour
construction d'un rcit n'est que le moment central de sa
configuration narrative . Applique aux problmes publics, cette
configuration narrative s'ancre en amont, dans la gestation dans
l'exprience prive et dans la formulation usage interpersonnel d'un
malaise , par des producteurs de sens qui ne sont pas encore des
victimes ou des dnonciateurs (avant la configuration), et surtout
en aval, dans la rception par les diffrents acteurs collectifs et
leurs destinataires respectifs des versions du problme public (aprs
la configuration). Il y a, au bout du compte, trois moments de la
configuration narrative qui, de surcrot, entretiennent des rapports
de rtroaction les uns avec les autres : chaque phase de la triple
mimesis, les narrateurs sont dans la double position de producteurs
et de rcepteurs - le jeu de leurs changes de rcits dessinant
espace-temps narratif du problme public.
Cette configuration narrative est aussi une configuration
dramatique, la mise en rcit se doublant souvent d'une mise en scne
qui ne lui est pas rductible. L'une et l'autre ont pour
caractristique de rendre sensibles et dicibles des thmes et de les
articuler dans des contextes de sens. Le procs de publicisation se
joue dans le passage de l'un l'autre des moments de la triple
mimesis, dans le jeu des cadrages et des re-cadrages successifs du
problme public. Nous pensons ici aux cadres de l'exprience analyss
par E. Goffman (16), qui permettent dans une situation donne d'en
spcifier tel ou tel aspect, et de comprendre et de dcrire des
vnements naturels ou des actions pilotes. Sur ces cadres primaires
, systmes cohrents d'entits, de postulats et de rgles ou simples
perspectives pratiques sans forma-
il 5) ricur, 1983. (16) GOFFMAN, 1991, p. 30sq.
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lisation aucune, des modalisations peuvent tre opres, qui
retranscrivent dans un autre mode, au sens musical, le sens de
l'activit ou de la situation (17). Une commutation de code, un
changement de registre, une modalisation de cadre conduit la
mobilisation de nouvelles conventions pour rendre compte de ce quoi
on a affaire. Cette problmatique peut tre recroise avec celle de la
pertinence analyse par A. Schiitz (18). Tout procs de dfinition et
de matrise de situation met en jeu des faisceaux de vises
intentionnelles, qui organisent l'mergence de thmes dans un
contexte, o s'intriquent trois structures de pertinence thmatique,
interprtative et pragmatique. Si l'on annule le subjecti- visme des
motifs, qui est parfois celui de Schiitz, pour considrer ceux-ci
comme des traits typiques d'un cadrage dans le langage de
l'intentionnalit, nous avons en vue des distributions d' indices de
pertinence qui se temporalisent, en raison des circonstances
imposes par l'environnement ou en relation aux guidages oprs et aux
interactions gres par l'acteur. La structure foyer/horizon, propre
toute vise intentionnelle, se modifie, que ce soit dans la relation
des objets aux marges du champ perceptif et manipulatoire,
accessible au corps, ou dans la relation des thmes au contexte, qui
focalise Y attention vers des figures saillantes (thmes) se
dcoupant sur un fond ou depuis un horizon d'attentes d'arrire-plan
(contexte). Dans le langage schiitzien, les cadres de pertinence
sont cette trame d'indices de pertinence qui s'incarnent dans
l'identification des
thmes, et spcifient le type inferences interprtatives et
d'oprations pratiques applicables ces thmes.
Nous passons alors d'un modle repr- sentationniste un modle
praxologique des arnes publiques (19). Nommer et narrer, c'est dj
catgoriser (20), faire advenir l'existence et rendre digne de
proccupation, qu'il s'agisse de nouvelle pauvret ou d' avortement
volontaire , de malaise des banlieues ou de commerce d'enfants .
Les faits ne sont jamais accessibles que dans l'horizon des
reprsentations que l'on s'en fait et que l'on s'en donne ; ce on ,
loin d'tre une personne individuelle, est un horizon d'interactions
et interlocutions dans lequel se construisent une ralit et une
lgitimit (21). Par ailleurs, nommer et narrer, c'est dj agir,
entrer dans une logique de dsignation et de description du problme
en vue de le rsoudre. Dans la ligne pragmatiste de J. Dewey, le
problme public est plus que le produit d'un tiquetage collectif
(22), c'est une activit collective en train de se faire. Les
attributions de causalit et les imputations de responsabilit, les
identifications d'acteurs et les configurations d'actions, les
valuations de prjudices et les propositions de solutions, sont
autant d' accomplissements pratiques (23) dans des situations vcues
et perues comme problmatiques. Inscrire le problme public dans un
contexte de description et d'interprtation, d'explication et de
jugement, ce n'est pas seulement le dsigner comme un rfrent
objectif ; c'est aussi le faire advenir en tant que problme
id., p. 50sq. (18)SCHTZ, 1970. (19) QUR, 1990, 1991, dcrit
comment l'opinion publique ne peut tre considre comme une agrgation
d'opinions individuelles , ni l'opinion commune comme une affaire
de convergence empirique d'attitudes, de ractions ou de sentiments
; pas plus qu'elle ne peut tre traite comme un tat d'esprit
collectif justiciable d'une explication causale. Il dveloppe une
conception praxologique de l'opinion publique, dont la validation
intersubjective relve de l'conomie du vraisemblable plutt que de
l'tablissement de vrits rationnelles du genre de celles produites
par la science , et qui ne consiste pas en une description d'tats
ou d'attitudes - des contenus de l'esprit, des dispositions
psychologiques ou des tats mentaux , mais en une tude d'activits ou
d'oprations mdiatises par des ressources publiques : symboles,
concepts, pratiques communes, jeux de langage, institutions,
usages, mthodes... (1990, p. 56). (20) RICUR, 1977 et 1983 ; VON
WRIGHT, 1971. (21) BERGER et LUCKMANN, 1986. (22) LEMERT, 1951b.
(23) GARFINKEL, 1967.
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public, et initier toute une srie d'oprations la fois dans
l'ordre des discours et dans l'ordre des pratiques. Une telle
investigation, qui remonte, comme dirait Schiitz, de opus opertm au
modus operandi, doit prendre en compte les rseaux de sociabilit et
les agences d'information, les groupes de pression et les ordres
d'institutions, ainsi que les ressources financires ou
organisationnelles, culturelles ou humaines, qui forment armature
matrielle de l'arne publique. Par exemple, l'analyse de la scne
judiciaire prise comme scne publique ne peut pas passer outre la
connaissance des fonctions du juge, du procureur, de l'avocat, de
l'expert qui s'expriment publiquement, et la connaissance des lois,
des arrts de jurisprudence, des rgles procdurales et des
savoir-faire tactiques qu'ils mettent en uvre. Elle doit galement
dcrire le droulement temporel de l'instruction et de l'audience,
comprendre par quels procs de raisonnement et de dlibration, de
jugement et de dcision une version judiciaire du problme public est
produite partir de la confrontation des versions des avocats des
parties, des tmoins et des experts. Soulignons que nous n'avons
jamais affaire qu' des ressources publiques et des oprations
publiques, et que, nous inscrivant dans le cadre d'une phnomnologie
sociale, nous ne nous livrons pas une analyse en termes de champs
et habitus, de capitaux et de stratgies (24).
Nous avons parl des cadres de pertinence d'une activit
collective o prend sens le problme public : mais qui sont les
acteurs collectifs ? Les acteurs collectifs se constituent eux-mmes
dans des agencements d'action (agencies), travers leur
confrontation les uns aux autres, en relation des objets et des
institutions, des discours et des pratiques. Les acteurs collectifs
ne pr-existent pas tels quels aux configurations dramatiques et
narratives de l'activit collective, mais sont configurs par ce
qu'ils configurent (25). Pas besoin d'invoquer des entits
mtaphysiques comme les classes sociales , le mouvement ouvrier ,
les forces progressistes , la socit civile , en leur prtant une vie
intentionnelle ou une conscience politique . Mais pas question non
plus de les analyser comme des effets de composition ou d'agrgation
de stratgies et de performances d'ordre priv (Oison, Schelling,
Elster), ni mme seulement comme le fruit d'oprations de
coordination entre individus se rapportant des conventions communes
(Livet, Orlan, Thvenot). L'activit collective rend publics des
thmes, les fait exister dans une arne publique ; mais les acteurs,
loin d'tre les sujets ou les auteurs de ce processus, peuvent tre
tenus pour des thmes des mises en scne et des mises en rcit qu'ils
oprent. Ils se temporalisent travers leurs manipulations d'objets,
leurs interprtations d'vnements, leurs argumentations et leurs
projections de programmes, les alliances qu'ils contractent et les
conflits o ils s'engagent, les audiences qu'ils rassemblent et les
solidarits qu'ils s'attirent. Le retentissement que connaissent
leurs discours et leurs actions sur des scnes publiques, et
l'estime ou le discrdit qu'ils se gagnent auprs de divers publics,
les constituent en retour. Dans une approche narratologique ou
hermneutique (26), des statuts et des rles sont assigns des
personnes fictives , qui apparaissent comme les sujets grammaticaux
de propositions
(24) Cette description de l'armature matrielle de l'arne
publique n'est pas une analyse de champ la faon de Bourdieu. D'une
part, le partage entre luttes matrielles et luttes symboliques n'y
est pas aussi assur : l'ordre symbolique a certes, chez Bourdieu,
une triple fonction de cognition, communication et domination, mais
celui-ci tend dfinir les enjeux des luttes symboliques par rapport
un tat des forces ou une distribution des capitaux entre positions
objectives . D'autre part, nous refusons de rduire les stratgies et
les activits des agents une dialectique des champs et des habitus ,
l'extriorisation de dispositions subjectives et l'intriorisation de
structures objectives, orientes par la course l'accumulation des
diffrentes espces de capitaux. Pour tre bref, la publicit, qui est
pour nous le point de dpart et le point d'arrive de
l'investigation, est pour Bourdieu le lieu d'une illusion sociale
qu'il faut dconstruire. La dimension proprement politique de l'arne
publique est du mme coup occulte, alors mme que sont mis en vidence
certains traits de sa dynamique concrte (voir CHAMPAGNE, 1991).
(25) EDER, 1991 ; QUR, 1994. (26) GEERTZ, 1973 ; De CERTEAU, 1980 ;
RICUR, 1983.
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descriptives, dans les rcits o se nouent les intrigues
narratives des affaires publiques ; si l'on se rapporte une
approche smantique et pragmatique (27), les dsignateurs de ces
personnes fictives sont disponibles dans un rpertoire de
qualifications possibles, employer de faon correcte et pertinente,
tandis que la croyance en leur existence est un effet performatif
des enunciations et des thtralisations par les porte-parole qui les
reprsentent. Dans l'un et l'autre cas, la constitution des acteurs
collectifs reste indissociable de leur inscription temporelle et
contextuelle dans des rapports d'interaction et interlocution, dans
des preuves de force et de sens, qui sont pr-articuls et
re-transcrits en langage.
Les acteurs collectifs partagent la comptence de se rapporter
aux mmes rserves d'exprience et ressources d'expression (28), qui
leur imposent certaines contraintes lexicales et conceptuelles,
grammaticales et smantiques, sans lesquelles il n'est point de
construction de ralit et de lgitimit qui tienne. La mise en scne et
la mise en rcit des problmes publics prsupposent par exemple la
matrise pratique de rgles rhtoriques et dramaturgiques qui les
rendent comprhensibles, acceptables cogniti- vement et recevables
normativement ; certaines exigences gnrales de validit et de
moralit doivent tre satisfaites pour que les performances des
acteurs collectifs prennent sens. Ces rserves d'exprience et ces
ressources d'expression ne sont toutefois pas entendre comme un
systme unifi de significations, mais plutt comme des botes outils
ou comme des rpertoires de schemes , pour reprendre des
mtaphores utilitaristes, ou mieux, comme les matrices d'une
comprhension commune. La vision unitaire et consensuelle d'une
culture politique, rpartie et partage uniformment, doit laisser la
place celle de rseaux de perspectives, ouvertes les uns sur les
autres comme perspectives sur des perspectives, o les intersections
ou les recoupements entre usages symboliques restent indissociables
de leur ancrage dans la trame des relations d'interaction et
interlocution, plus ou moins institutionnalises. Il y a toujours du
jeu pour la msentente et la dissimulation, le dguisement et la
falsification, la ruse et le mensonge, le conflit et l'invention,
dans des horizons de repres communs. De mme, les accomplissements
pratiques des acteurs collectifs ne sont pas de simples ralisations
de dispositions ou de programmes pr-tablis : ils sont indexs sur la
temporalit et sur la contextualit de la situation la dfinition et
la matrise de laquelle ils contribuent. La dynamique de la
construction et de la rception des problmes publics ne peut tre
restitue par une analyse de contenus de discours qui en dlivre le
noyau de signification ultime, ou par une analyse d'indicateurs et
de variables qui la fige dans des sries de causes ou de fonctions.
Tout le travail de leur temporalisation et de leur
contextualisation par les acteurs collectifs est partie prenante de
la constitution des problmes publics.
Tout ce que nous venons de prsenter pourrait aussi bien
s'appliquer aux problmes sociaux. Pourquoi donc choisir la
dnomination de problmes publics (29) ? Parce que les problmes
publics
(27) RICUR, 1977. (28) SCHUTZ, 1932 ; SCHUTZ et LUCKMANN, 1973.
(29) Tour tour, ce sont les vnements publics de la guerre en Bosnie
et du gnocide au Rwanda, de la catastrophe cologique en Sibrie ou
de l'affaire du foulard islamique qui occupent le devant de la scne
mdiatique, qui frappent les sensibilits et les imaginations, et
parfois stimulent les jugements et les nergies politiques. Les
problmes publics ne leur sont pas strictement superposables en ce
qu'ils transcendent par leur dure et leur porte le statut
d'vnements publics : la crise du ptrole des annes 70, le chmage ou
les SDF aujourd'hui, le trou de la Scurit sociale, la rforme de la
fiscalit nationale, la faim dans le tiers-monde, le malaise des
banlieues, l'explosion dmographique l'chelle plantaire, le respect
des liberts par le fichage informatique, le dveloppement des
programmes lectro-nuclaires, la vivisection par les industries
pharmaceutiques, la surexploitation de la fort amazonienne, la
dpendance l'alcool ou aux drogues, la violence contre les femmes et
les mineurs, la scurit routire ou le trafic d'organes sont autant
de phnomnes rpertoris que l'on peut qualifier de problmes publics
l'chelle nationale ou internationale. Mais d'autres problmes
publics peuvent monopoliser l' attention publique l'chelle locale,
dans des arnes publiques de plus modeste dimension : le passage
d'une autoroute aux abords d'une ville, l'installation d'une
centrale nuclaire, la rhabilitation d'un quartier class zone
sensible , la fermeture d'une industrie pour cause de
dlocalisation.
51
-
n'existent et ne s'imposent comme tels, qu'en tant qu'ils sont
des enjeux de dfinition et de matrise de situations problmatiques,
et donc des enjeux de controverses et d'affrontements entre acteurs
collectifs dans des arnes publiques (30). Ils impliquent la
constitution d'un systme actan- ciel (31), dont la thmatisation
s'appuie sur un modle judiciaire. Un dnonciateur rend publics les
prjudices ou les dommages que des victimes ont subis, dsigne des
perscuteurs ou des coupables un destinataire, le tribunal de
l'opinion publique ou l'instance des pouvoirs publics. Le bien-fond
de ces accusations et de ces revendications, de ces rclamations et
de ces propositions est alors mis en dbat dans des argumentations
contradictoires et des dramatisations concurrentes. Ce processus
peut aboutir ventuellement des ngociations en vue du ddommagement,
de la rsolution, ou de l'administration long terme du problme
public (32). La caractristique cruciale de ce processus dans notre
perspective est moins la mobilisation des ressources ou la
coordination des activits par les acteurs, que le procs de
publicisation (33) du problme public. Plusieurs dimensions de sens
nous semblent s'enchevtrer dans l'usage du mot de publicit . Il y a
d'abord une dimension d'observabilit et de descriptibilit des
phnomnes qui se manifestent nos sens, comme cela apparat travers
les lectures clairantes de E. Goffman ou de H. Garfin- kel par L.
Qur ou I. Joseph. Mais quand nous parlons d'arne publique, la
dimension de publicit incorpore toute une histoire o pourraient tre
distingus les usages du droit public hrits du droit romain, les
dsenclavements de l'opinion publique de l'horizon de l'tat, les
techniques de propagande ou de rclame sur un march, les oppositions
du domaine public avec ceux du priv et du commun,
les expressions en langage naturel du type c'est de notorit
publique ou en langage philosophique telles que le principe de
publicit kantien . Dsintriquons ici trois brins de cette texture
smantique.
La dimension de publicit regroupe un faisceau de significations
juridiques. Est public ce qui dtient une parcelle de l'autorit de
l'tat, ce qui est au service de, contrl par, manant de, ou exerc au
nom de l'tat, ou plus largement, ce qui est inhrent la Constitution
ou l'organisation de l'tat. Est public encore ce qui est assorti de
publicit, au sens o un testament est divulgu devant tmoins, une
audience est ouverte aux spectateurs, une nouvelle est connue sans
secret, un march est accessible sans restriction. Le public peut
donc caractriser l'tat, par opposition au particulier ou au priv,
et l'on retrouve la notion d'impartialit et de dsintressement de la
fonction publique, ou celle de droit administratif et
constitutionnel par opposition au droit civil ou pnal. Le public
peut encore signifier ce qui est notoire, qu'il s'agisse d'une
rumeur ou d'une opinion, ou ce qui s'effectue en prsence d'une
assistance, runion d'une assemble ou tenue d'un procs, ou encore,
ce qui a t insr dans le Journal Officiel ou dans un registre d'tat
civil, ou sans officialisation tatique, publi par une maison
d'dition ou par les mass mdias (34).
La dimension de publicit peut tre rapporte l' espace des
apparences de H. Arendt, recroisant la fois une pense politique de
la cit, la koinonia politike d'Aristote, par opposition l'espace
domestique de la maisonne (oikia) ou de la colonie (apokia), et une
pense phnomnologique du monde public, cosmos o l'apparatre des
phnomnes est leur tre mme, theatrum mundi o des personnages fictifs
(personae fictae) agissent comme acteurs d'une praxis, et non pas
artisans
(30) STRAUSS, 1993 ; GUSFIELD, 1981 ; SCHUTZ et LUCKMANN, 1986 ;
SPECTOR et KITSUSE, 1977 ; CLARKE, 1991. (31) BOLTANSKI, 1990, p.
267. (32) SPECTOR et KITSUSE, 1973, p. 415, et 1977, p. 79. (33)
QUADERNI, 1992 ; QUR et BARTHLMY, 1992 ; QUERE, 1994. (34) HLSCHER,
1978.
52
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d'une poiesis. L'espace public est pour Arendt un ajointement
d'intervalles entre des individus libres et gaux en droit,
rassembls en un lieu qui ne soit ni go- centrique ni koinocentrique
, unis par un principe d'isonomie sans se fondre dans une
communaut, ni se disperser dans l'anomie. L'espace public est une
totalit ouverte d'carts d'htrognit, hors de laquelle il n'y aurait
pas d'tre-en-commun ou d'agir-de-concert, qui reste irrductible
l'intgrale des motivations personnelles, des intentions prives, des
convictions intimes, des intrts et des opinions des individus.
C'est dans cet espace public que peut se dployer une res publica,
qui n'est pas un bien commun dont chacun et tous auraient la
proprit ou l'usufruit, qui reste radicalement inappropriable par
qui que ce soit, non assujettie au Prince et non assimilable au
Peuple (35).
La dimension de publicit a galement t thmatise par J. Habermas
dans son archologie d'une sphre publique critique au XVIIIe sicle
(36). Elle renvoie un processus d'mergence d'une opinion publique
ou d'un esprit public, qui se forme travers la presse quotidienne,
dans les cafs et les salons, et qui mdiatise la polarisation entre
sphre prive d'un ct, celle de la famille restreinte et de la socit
civile, de l'intriorit psychique et de l'change conomique, et tat
de l'autre, qui perd ses prrogatives d'tat absolu, et n'est plus la
proprit d'un monarque et de son aristocratie. Le principe de
publicit est invoqu par les sujets pour mettre fin la pratique du
secret d'abord, puis en vue d'obtenir un droit de critique
rationnelle des affaires publiques, et bientt un droit de
participation politique par le biais du scrutin lectoral. D'aprs
l'Habermas de 1962, l'interpntration du priv et du public la faveur
de la monte de l'tat- social, le dveloppement d'une industrie
de
biens culturels de masse et l'application en propagande
politique des techniques de rclame et de marketing signent la fin
de cet usage public de la raison . Se met en place une forme de
manipulation de l'opinion par des groupes d'intrt et des mass mdias
en vue d'assurer adhsion plbiscitaire d'un public vassalis ou la
production fodale d'un consensus accla- matoire , pivot de
l'intgration du systme social et politique.
Nous n'adhrons pas cette vision pessimiste faon cole de
Francfort, pas plus que nous ne pouvons limiter le politique la
praxis d'un agir-de-concert. Nos arnes publiques ne se confondent
ni avec des espaces autonomes de la socit civile , ni avec des
circonscriptions ou juridictions de l'tat ; elles ne sont pas
davantage le lieu du pouvoir sans raison stratgique, sans calcul
utilitariste, sans vise intresse. Ce que la rfrence Arendt et
Habermas nous permet nanmoins de penser, c'est d'abord que le procs
de publici- sation n'est pas universel, trans-culturel et
trans-historique. La publicit n'est pas rductible Vobservabilit et
la descripti- bilit. Le procs de publicisation est une forme
d'institution propre au rgime dmocratique : s'il peut tre l'objet
d'une observation naturelle , qui se prend au jeu de l'empirisme
cologique ou tholo- gique, il est impossible d'oublier ses
conditions de possibilit politiques. Notre propos est ici de dcrire
quoi peut ressembler l'mergence d'un problme dans une arne
publique, et d'laborer un modle qui se dmarque, de par son
insistance sur cette dimension de publicit, des modles centrs sur
les notions de dysfonctionnement social, d'tiquetage collectif, de
mobilisation de ressources, de logique des champs, de stratgies
cognitives, d'offre et de demande ou de mise sur agenda (37). Mais
une rflexion sur la culture dmocratique ne manque
(35) ARENDT, 1958 ; TASSIN, 1992. (36) HABERMAS, 1978. (37)
L'action collective, aprs que les paradigmes psycho-sociologiques
(TURNER et KILLIAN, 1972), qui s'inspiraient de R.E. Park ou de
G.H. Mead, ont t dlaisss, a t interprte partir du paradigme de la
mobilisation des ressources (OBERSCHALL, 1973 ; TILLY, 1975 ;
MacCARTHY et ZALD, 1973, 1977), ou des thories de l'orientation par
l'identit (P1ZZORNO, 1985), des mouvements sociaux (TOURAINE, 1973,
1978), des NSM's {new social movements de COHEN, MELUCCI, OFFE,
EDER) (Social Research, 1985).
53
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pas de ressurgir d'une telle entreprise. Les activits de
dnonciation, de revendication, de justification, de rparation, les
rfrences l'intrt gnral ou l'utilit publique o elles fondent leur
lgitimit, les principes de droit, d'galit, de justice ou de vrit
sur lesquels elles s'appuient, les procdures d'enqute,
d'argumentation, de rationalisation, de critique qu'elles engagent
sont en effet indissociables des jeux de langage (38), des usages
pratiques et discursifs qui se sont institus avec l'invention des
rgimes dmocratiques.
ATTENTION PUBLIQUE
L' attention publique est par dfinition oriente sur des thmes
d'attention, et laisse dans l'obscurit toute une srie de thmes
potentiels d'inquitude ou de proccupation, susceptibles eux aussi
d'tre placs au foyer de l'attention publique (39). Les problmes
publics ne sont pas donns en nature, ni dsigns en droit. Ils ne
sont pas seulement dtermins par des intrts matriels plus ou moins
dominants, ou hirarchiss selon des schemes culturels plus ou moins
partags. Ils sont l'enjeu d'oprations de slection et de
focalisation, d'argumentation et de dramatisation, qui les hissent
un certain degr de gnralit , leur confrent un poids de ralit ou de
lgitimit. Des situations sont arraches leur particularit et leur
concrtude, et acquirent valeur d'illustration ou d'exemple, de
preuve ou de tmoignage. La configuration dramatique et rhtorique du
problme public doit rpondre une srie de questions fondamentales
telles que qui ? , quoi ? , cause de quoi ? , en vue de quoi ? ,
avec qui ? , contre qui ? , comment ? , quand ? , o ? , de quels
droits ? , pour quels intrts ? , avec quelles consquences ? (40). A
chaque fois est ouvert un contexte symbolique de reprsentations,
d'images ou de
discours, portant sur des acteurs qui laborent des scnarios,
revendiquent des droits et des devoirs, invoquent des principes de
vrit ou de justice, rclament des explications et critiquent des
justifications, valuent des bnfices et des dommages, attribuent des
responsabilits et demandent des rparations. C'est seulement cette
condition que le problme public est individuable et identifiable
comme tel, qu'il peut avoir la fonction d'un lieu de ralliements ou
de contestations, d'un enjeu d'alliances et de conflits, et qu'il
articule autour de lui une arne publique.
La constitution de la ralit et de la lgitimit des situations, et
le conflit autour des questions pour quoi faire ? et comment faire
? , s'inscrivent dans une dynamique d'action collective. Un
recensement des acteurs collectifs dnombrerait des associations
humanitaires ou caritatives, des agences professionnelles ou
administratives, des groupes d'intrt ou de pression, des organes de
presse ou de publication, des fondations prives, des communauts
religieuses, des entreprises prives, des organisations syndicales,
mais aussi des autorits morales ou des personnalits politiques, qui
ne reprsentent pas tel groupe d'intrt ou mouvement d'opinion, mais
se font des porte-parole de l'universel . Rappelons que ces acteurs
collectifs, et les enjeux et les objets auxquels ils ont affaire,
les oprations et les interactions qu'ils effectuent, ne sont pas
donns une fois pour toutes, et n'ont cesse de se modifier
temporellement et contextuellement. Des impratifs tactiques font
adopter une posture de combat ou montrer un dsir de conciliation :
le moment de la ngociation impose de ne pas lcher un pouce de
terrain ou de trouver des arrangements et des compromis.
L'anticipation des chances de succs amne moduler le style des
conflits, user de persuasion, formuler des promesses, en appeler
l'autorit, menacer de reprsailles ; la proportion de marchandages
en
(38) CHANIAL, 1992. (39) SCHTZ, 1970. (40) RICUR, 1977 ; QUR,
1990.
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-
coulisses et de ngociations devant le public varie, et est
galement partie prenante de la configuration de l'tat du dbat et de
la nature de l'enjeu. Les acteurs collectifs sont pris dans un
champ de contraintes et d'opportunits, que l'on dit structurelles
long terme et conjoncturelles court terme, et qui les amnent se
couler dans tel ou tel profil. Quand il ne s'agit pas
d'organisations institutionnalises de longue date, qui doivent
tenir une ligne , par rfrence une culture politique et un projet
idologique, des rseaux de clients mnager ou des rapports de pouvoir
reproduire, c'est au coup par coup que leur identit se joue. Cette
identit est donc gomtrie variable, et se noue la fois sur sa face
interne en relation aux attentes des militants et des
sympathisants, et sur sa face externe aux interactions avec les
autres acteurs collectifs. Elle est en outre segmente par
l'inscription des acteurs collectifs sur l'une ou l'autre scne
publique - mdiatique, juridique, judiciaire, scientifique,
administrative, politique - et indexe sur l'mergence d'vnements,
d'incidents, de pripties, d'pisodes resituer dans des cadres
dramatiques et narratifs.
La focalisation sur la configuration un problme public risque de
faire perdre de vue la concurrence entre problmes publics pour
accder et se maintenir dans l'arne publique. L'attention publique
est une ressource rare, dont l'allocation est rgle par la
comptition dans un systme d'arnes publiques (41) ; la hirarchie des
priorits et des urgences dans les agendas des agences
administratives ou des pouvoirs publics est elle aussi un enjeu de
concurrence, a) Des conflits s'engagent d'une part sur le choix
entre des dfinitions alternatives, qui sont d'ordinaire produites,
diffuses, discutes, consacres par des acteurs spcialiss,
journalistes ou experts, politologues ou intellectuels, ingnieurs
ou administrateurs, au service d'institutions publiques (une
commission parlementaire, un conseil municipal, une direction
dpartementale, un tribunal administratif) ou de
groupements de citoyens (un parti politique, une association de
locataires, une organisation non gouvernementale, une communaut
religieuse). L'enjeu en est par exemple l'imposition de matrices
d'explication et de programmes de traitement du problme public, la
production de technologies d'valuation et de rglementations de
contrle, l'allocation de ressources matrielles en vue de mettre en
uvre une action publique, ou l'attribution de pouvoirs lgitimes de
dcision et de pnalisation. Faire voir des situations et faire
valoir des droits et des devoirs est une faon de produire une vrit,
de demander que la justice soit faite ou d'exiger que la morale
soit respecte, et sur ce fondement, que des dcisions soient prises
et des actions soient engages. Configurer le problme public
implique de soulever la question de sa rsolution, et de rflchir sur
les objectifs atteindre et les moyens employer pour y parvenir, b)
Des conflits s'engagent d'autre part autour de l'occupation de
supports de publicisation (contact des rdactions des journaux,
achat d'espaces publicitaires), de la mobilisation des mass media
par des confrences de presse ou par des grves ou des manifestations
(marches pour ou contre le financement public de l'cole prive), de
l'engagement de vedettes ayant acquis une rputation publique et
capables de convertir leur crdit symbolique dans de nouveaux
domaines (Bardot pour la protection des animaux, Platini contre les
mfaits de la drogue), de la sensibilisation de politiciens
professionnels ou de hauts fonctionnaires par le biais de groupes
de pression (associations de lutte anti-alcoolique versus lobbies
des viticulteurs). La distribution de l'attention publique tant
ingale et slective, les acteurs, pour faire connatre et reconnatre
les prjudices qu'ils condamnent ou les revendications qu'ils
avancent, entrent en concurrence en vue d'imposer la publicisation
de leur problme public aux dpens d'autres problmes publics. Les
conflits autour de la formulation des dfinitions, de la pertinence
des arguments, de la
(41) BOSK et HILGARTNER, 1988, p. 55.
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vraisemblance des dnonciations, de la justification des
revendications, et de la faisabilit des propositions, se redoublent
de conflits entre acteurs collectifs pour se tailler une aire de
visibilit et d'audience dans l'arne publique.
Impossible alors de distinguer avec prcision entre ce qui relve
de contraintes matrielles , telles que la raret des ressources
disponibles et ce qui relve de contraintes smantiques , telles que
l'exigence de faire sens, de provoquer de la comprhension ou de
susciter de la surprise. L'investigation doit prendre en compte Y
armature matrielle de l'arne publique - mais pour montrer, sans
causalisme ni dterminisme, comment ces donnes sont dfinies et
matrises par les acteurs dans leurs contextes d'exprience. Donnons
trois exemples, a) La couverture par la presse de problmes publics
dpend du nombre de journaux ou de magazines, et dans chacun d'entre
eux, de l'espace accord chaque sujet, du temps utilisable par
chaque reporter, ou de l'argent destin aux dplacements ; mais tout
autant des valuations par les journalistes ou les rdacteurs du
genre et du style d'histoires ou d'vnements qui peuvent intresser
les publics de lecteurs, b) Les politiciens qui se doivent d'tre
l'coute des citoyens obissent plusieurs logiques de perception et
d'action : ils ne peuvent rpondre toutes les demandes qui leur sont
adresses, et les slectionnent en fonction de l'anticipation d'un
profit lectoral, de l'apprciation de la justice d'une cause, de la
conformit avec une ligne politique, d'une stratgie interne leur
parti, c) L'ordre des priorits et des urgences dans l'agenda des
institutions publiques, enfin, n'est pas seulement li la ralisation
de programmes prtablis : il dpend aussi, pour les acteurs dots d'un
pouvoir de dcision, de la force dramatique ou rhtorique avec
laquelle une affaire est plaide par ses dfenseurs (actions
symboliques de dfense de l'environnement), de la ncessit de
prserver l'ordre public contre sa perturbation par des grves ou des
manifestations (violence physique des
marins-pcheurs ou des agriculteurs), de la provocation d'un
sentiment d'injustice ou d'inhumanit en face de certaines
situations (ouverture de foyers pour les SDF en hiver), de
l'attente de profits politiques sous la forme de conqute de parts
du march lectoral et de la production ou de la captation d'une
lgitimit (mesures de renforcement de la rpression contre les
immigrs clandestins pour concurrencer le Front National).
La problmatique de la mobilisation des ressources, matrielles ou
symboliques, telle qu'elle a t traite dans le prolongement des
thories de l'action rationnelle, nous semble par ailleurs
insuffisante en ce qu'elle ne s'interroge gure sur la variabilit,
la singularit et la contingence des types de dnonciations ou de
revendications, des modes de temporalisation des causes ou des
affaires instruire, des formes de participation ou de
non-participation des protagonistes, des projets d'identit ou des
matrices de culture qui encadrent et informent les stratgies. Elle
cumule les prjugs d'une anthropologie utilitariste et d'une
epistemologie formaliste : d'une part, elle nglige le sens que les
acteurs prtent ce qu'ils disent et ce qu'ils font dans leur champ
d'exprience, au lieu de quoi elle impose ses propres prsupposs sur
les causes et les motifs d'agir selon une rationalit conomique,
ft-elle limite ou procdurale, sans se douter qu'il existe des
formes de rationalit appropries la temporalit et la contextualit
des interactions, ou transmises comme comptences et comme
ressources culturelles ; d'autre part, en raison de son degr de
gnralit et d'abstraction, et de sa conception du procs
d'administration de la preuve, elle perd beaucoup de la richesse
concrte des descriptions ethnographiques ou historiques des
activits humaines, et choue rendre compte l'chelle
micro-sociologique des cadres d'orientation et d'interprtation, de
mobilisation et de participation des acteurs dans les arnes
publiques (42). Il faut donc dcrire les variations des oprations de
cadrage - recoupements, extrapolations, substitutions,
(42) Mac HUGH, 1968 ; GAMSON, 1982 ; LOFLAND et JAMISON, 1984 ;
SNOW, 1986.
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-
remaniements - en relation des dfis ou des incidents, des
dcisions ou des tractations qui viennent modifier les coordonnes
d'une situation ou les paramtres d'un problme, qui redistribuent la
carte des saillances et des pertinences, qui dtournent et
rorientent l'attention publique sur de nouveaux thmes. Il faut
dcrire aussi les oprations de traduction ou de transcodage (43),
qui effectuent des transferts d'informations empiriques et des
translations de schemes analytiques d'une scne publique l'autre, et
qui intgrent diffrentes perspectives, recyclent des programmes
disponibles, rinterprtent des normes tablies, coordonnent des
pratiques htrognes. Il faut dcrire enfin les accomplissements
pratiques (44) qui vont de pair avec ces oprations cognitives et
normatives : actes de mobilisation et de participation des actions
collectives, actes de formulation en public de descriptions,
d'interprtations, de justifications ou de programmations, actes de
conflit ou d'alliance, de dispute et de compromis, de ngociation ou
de rupture, de marchandage et d'entente, et actes d'enqute et de
rapport, d'accusation et de plaidoyer, de dlibration et de dcision,
de rpression et de rparation qui forment la trame du dire et du
faire dont la publicit est tisse.
HISTOIRE NATURELLE
Divers modles d'histoire naturelle (45) des problmes publics ont
t proposs, fonds sur l'ide de phases typiques de leur carrire ou de
leur trajectoire
(46). Nous illustrerons schmatiquement notre prsentation partir
de l'exemple d'un conflit autour d'un projet d'urbanisme, portant
sur la destruction et la reconstruction d'un quartier, et qui a
provoqu l'mergence d'un mouvement d'action collective coordonn
autour d'une association loi 1901.
1 - La premire phase est celle de la conversion de difficults
d'ordre priv ou de malaises vcus en silence (private troubles) en
problmes publics (public issues) (47). L'mergence de discours qui
fixent des indignations ou des prjudices dans le registre de
l'thique, du droit, de la justice, de la politique doit tre dcrite
attentivement. Une politique urbaine sera par exemple thmatise en
termes de droit au logement des plus dfavoriss, de sauvegarde du
patrimoine architectural ou historique, de volont de participation
des habitants aux dcisions municipales, de critique de la logique
du profit des entreprises immobilires, de soupon sur la corruption
des politiciens professionnels. La formulation de ces griefs et de
ces requtes peut tre le fait des habitants eux-mmes dans leurs
conversations ordinaires, avant d'tre prise en compte par certains
porte- parole : simples citoyens, militants locaux, groupes
d'intrts privs ou associations d'intrt gnral. Cette phase est celle
de la dfinition des problmes, de la dsignation des protagonistes,
de la dtermination des enjeux, de la destination de discours
articuls aux pouvoirs publics. Certains peuvent tre enterrs par des
tactiques de diversion ou de marchandage de leurs
(43) CALLON (1984) labore les concepts de problmatisation
(construction des enjeux, les points de passage obligs , et
entre-dfinition des acteurs), d'intressement (activits de
ngociation entre acteurs sur la stabilisation des enjeux et
l'tablissement de dispositifs d'intressement), d'enrlement
(inter-position dans un rseau d'acteurs et de significations,
dfinition et coordination des rles), et de mobilisation
(inter-relation entre reprsentants des acteurs dans le jeu des
alliances). LASCOUMES (1994, p. 59-92) dcrit quant lui trois types
de transcodage de l'environnement : le naturaliste-anecdotique,
source de lgitimit conservationniste, le politico-vnementiel,
source de lgitimit interventionniste-pragmatique, le
politico-conomico-technique, source de lgitimit scientifique. (44)
GARFINKEL, 1967. (45) Plusieurs scnarii d'histoire naturelle ont t
proposs (FULLER et MYERS, 1941b ; BOSSARD, 1941, p. 329 ; LEMERT,
1951a et 1951b, annexe ; BLUMER, 1971, p. 301 ; MAUSS, 1975 ;
KITSUSE et SPECTOR, 1977, p. 141sq). Les rcits d'histoire naturelle
de la trajectoire des dviants avaient t inaugurs par l'cole de
Chicago (SHAW, 1931 ; SOEFFNER, 1991 ; RIEMANN et SCHUTZE, 1991).
La notion de carrire a t largement utilise depuis les annes 50 pour
dcrire la Bildung du psychopathe (E. Goffman), du drogu (H. Becker)
ou du transsexuel (H. Garfinkel). Elle est galement applique
aujourd'hui des pratiques ou des institutions (ainsi dans les
analyses de l'hpital par A. Strauss). (46) RIEMANN et SCHUTZE, 1991
; SOEFFNER, 1991. (47) MILLS, 1959.
57
-
opposants, d'autres ne pas dcoller faute d'investissement, de
conviction, de mobilisation de leurs dfenseurs. Les contextes de
production et de diffusion de ces discours doivent tre analyss :
constitution d'une association de quartier, lancement d'une enqute
publique, organisation de runions et dsignation de mandataires,
embauche d'un avocat et plainte devant un tribunal, campagne de
ptitions et d'affichages, convocation de confrences de presse,
conception d'un projet alternatif. Le problme qui jusque-l ne
concernait que les familles qui devaient tre expulses de leur
logement ou les propritaires dont les btiments allaient tre dtruits
devient un enjeu de dfinitions, de controverses, de reprsentations
dramatiques, d'actions symboliques. Le procs de publi- cisation du
problme public dans une arne publique est engag.
2 - Cette floraison de discours de qualification des prjudices
et de formulation des revendications articule donc une arne
publique. L'arne publique ne pr-existe pas telle quelle la
construction du problme public. Elle se constitue transversalement
diffrents champs d'institutions, se joue sur diverses scnes
publiques, relve de multiples sphres d'action publique , o des
acteurs spcialiss usent de stratgies, font des coups , recourent
des savoir-faire et des savoir-dire, appliquent des rgles et des
rglementations, jouissent de comptences et de prrogatives, se
meuvent dans des registres de discours et d'action distincts. Dans
notre cas, tout un travail de cadrage et de re-cadrage s'effectue
travers la confrontation de dossiers d'valuation et de rapports
d'experts, de dclarations publiques des protagonistes aux mass
mdias, d'enqutes d'utilit collective auprs des citoyens-usagers, de
plaidoyers d'avocats, de militants ou de politiciens, sur les
diffrentes scnes publiques de l'arne publique. Celle du pouvoir
municipal : rencontre entre le conseil municipal, les services
techniques de la mairie, des experts en architecture et en
urbanisme, et les reprsentants de l'association de quartier ; celle
des mass mdias : restitution dans les journaux
locaux des dbats contradictoires entre les diffrents
porte-parole ; celle du tribunal administratif : codification en
termes juridiques et judiciaires du litige entre les parties ;
celle de la tribune politique : partis, syndicats, associations
nationales de dfense des locataires s'alignent sur telle ou telle
position et dveloppent leur propre ligne argumentative et
programmatique ; celle de la rue : les habitants peuvent organiser
un sit-in devant la mairie, distribuer des tracts et faire signer
des ptitions le jour de march, organiser une manifestation o ils
appellent refuser de payer les impts locaux. Sur chaque scne
publique, des provinces de ralit, des types de rationalit, des
formes de lgitimit, des sphres de justice non compossibles se
composent, travers les ngociations et les affrontements, les
disputes et les compromis entre acteurs. Le problme public se
construit leur carrefour. L'arne publique se configure travers
toutes les confrontations et toutes les controverses qui y ont
lieu, dans la coordination entre scnes publiques o le problme
public est mis en forme, gagne visibilit et publicit, acquiert
ralit et lgitimit. Il y a une institutionnalisation des arnes
publiques quand se sont constitus des acteurs collectifs, quand
leurs discours ont trouv un cho auprs des agences administratives
ou des pouvoirs publics, quand la nature des objets et des enjeux,
des litiges et des contentieux a atteint un certain degr d'vidence,
quand des procdures de dispute et de ngociation se sont tablies,
quand une routinisation des oprations de catgorisation et
d'interaction est acquise.
3 - La premire phase tait celle de la condensation de la rumeur,
exprime dans les relations de voisinage comme inquitude ou
ressentiment, en dispositifs argu- mentatifs et en organisations
reprsentatives. La seconde phase est celle de V identification et
de la reconnaissance, de Y tablissement ou de la stabilisation du
problme public, parmi tous les candidats ce statut qui ont t ignors
ou refouls, et donc, de son inscription au foyer d'activits
interprtatives et d'activits pratiques. L'intervention des pouvoirs
publics est ce
58
-
titre dcisive : elle atteste du srieux des revendications, qui
sont contraintes de se re-formuler dans un langage recevable par
les agences administratives, les instances judiciaires, les
commissions parlementaires ; elle impose la nomination de
porte-parole qui soient mandats pour remplir la fonction de
mdiateurs et reprsenter leurs partenaires. La codification des
prjudices et des revendications est monte en gnralit (48), et s'est
abstraite de l'exprience ordinaire du monde de la vie quotidienne.
Cette bureaucratisation peut en retour engendrer une contestation
l'intrieur de l'association de quartier par des membres qui ne sont
satisfaits ni par le choix des dlgus qui ne reprsentent plus
qu'eux-mmes , ni par les prestations des experts et des avocats,
des politiciens et des journalistes qui les dpossdent de leur lutte
. Doute et mfiance, rsignation et dmission peuvent alors dmobiliser
les habitants du quartier, qui peuvent tenter de crer une
association concurrente de la premire discrdite, ou passer des
formes de pression ou d'action plus violentes. La municipalit peut
galement de son ct chercher temporiser, lcher du lest sur quelques
points pour en maintenir d'autres, crer une cellule de
communication qui prodigue une rhtorique de la conciliation dans
des lettres ou des brochures officielles, organiser des runions
dates fixes de faon mettre en scne le dialogue et refroidir l'usure
les vellits de dnonciation et de protestation. La rsolution de la
situation problmatique par atteinte d'un consensus entre les
parties autour de la dfinition de sa ralit et de sa lgitimit, et
autour de la ralisation d'un programme de mesures pratiques qui y
remdient, n'est pas le cas de figure le plus frquent. D'ordinaire,
la phase d'valuation des dommages, de formulation des
revendications, d'invocation de principes gnraux de droit ou de
justice d'une part, de rgles d'efficacit ou de rentabilit d'autre
part, se poursuit tout au long des ngociations sur ce qui peut tre
fait , ce qui
doit tre fait , et sur o, quand, comment, et par qui ce sera
fait . L'institutionnalisation du problme public n'abolit pas sa
dimension conflictuelle et polmique.
4 - La carrire du problme public peut s'achever par la
publication et par la ralisation d'un programme d'action publique,
et s'accompagner de promesses annexes et d'arrangements tacites, de
tactiques de lgitimation par la voie de campagnes de publicit ou
par la mdiation des rseaux de notables. Les habitants peuvent
exiger que leurs reprsentants soient prsents aux runions du conseil
municipal, et qu'ils disposent d'un pouvoir de contrle sur la prise
de dcision dans le choix des entreprises en lice sur les appels
d'offres publics ou dans effectuation des travaux de rhabilitation
du bti conserv. Une autre issue est envisageable. Les
contestataires ne sont pas satisfaits de la tournure que prend le
rglement du problme public. Ils estiment que leurs revendications
n'ont pas t prises en compte, persistent porter des jugements
ngatifs sur l'illgitimit ou l'injustice des projets qui leur
causent du tort, font le constat d'un chec des procdures de
ngociation, d'arbitrage ou de mdiation, et prennent le parti de
changer de stratgie. Ils peuvent alors dvelopper un projet
alternatif et se donner les moyens d'en entamer la ralisation,
allant jusqu' se mettre hors la loi, jouant la lgitimit et la
justice contre la lgalit, quand aucune autre possibilit de
dnouement ne leur semble plausible. Dans le domaine de la scurit ou
de l'ducation, des milices prives ou des coles parallles sont ainsi
cres pour pallier le manque de services publics. Ils peuvent
galement user des moyens d'une violence contrle, en tant qu'action
symbolique qui aura un fort retentissement dans l' opinion publique
, et qui provoquera un tel discrdit des lus que ceux-ci prfreront
reculer.
La modlisation en termes d' histoire naturelle , qui a longtemps
eu un succs certain dans les social problems studies, recouvre en
fin de compte une grande
(48) BOLTANSKI et THEVENOT, 1991.
59
-
varit de cas de figure qui ne s'y laissent pas rduire. La gense
temporelle n'est pas ncessairement la mme pour toutes les carrires
de problmes publics. Certaines tapes de dveloppement peuvent ne pas
advenir, d'autres dcrites comme successives se produire
simultanment. Tout au plus avons nous l affaire un canevas gnral et
abstrait, qui ne nous dit pas grand- chose sur la varit des
dynamiques de mobilisation et de participation, sur les alas de la
constitution des identits des acteurs via la logique des
interactions, sur les contradictions entre services de la
lit ou entre lus locaux, sur la spcificit des supports temporels
et contextuels de la publicisation, sur les arguments brandis par
les diffrentes parties pendant les ngociations et sur les
transformations de leurs cadres d'interprtation et d'intervention.
L'ide d'un dploiement typique des problmes publics offre un guide
bien mince l'identification de phnomnes singuliers et concrets. Les
propositions que nous avons avances dans cet article ne doivent
jamais qu'orienter le regard, sans se figer en une grille d'analyse
qui pr-dtermine dogmatiquement le travail de l'enqute
empirique.
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InformationsAutres contributions de Daniel CefaCet article cite
:Eder Klaus. Au-del du sujet historique : vers une construction
thorique des acteurs collectifs. In: L Homme et la socit, N. 101,
1991. Thorie du sujet et thorie sociale. pp. 121-140.
Pagination4345464748495051525354555657585960616263646566
PlanArnes publiques Attention publique Histoire naturelle
Rfrences