Top Banner
Nathalie Sebbane Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black Lors une émission intitulée Emerald Noir, diffusée le 8 mars 2011 sur BBC Radio 4, l’auteure écossaise de romans policiers Val McDermid 1 expliquait que le roman policier est « un lieu où l’on peut identifier et cartographier les changements sociaux ». Il n’est pas un pays, ajoutait-elle, qui réponde davantage à ce critère que l’Irlande. « L’Irlande, aussi bien au nord qu’au sud, a subi des changements sismiques qui ont fourni aux auteurs irlandais matière à écrire. ». Selon McDermid, « le roman policier est un genre Protestant. Les Catholiques peuvent aller à confesse et être absous de leurs péchés, alors que les Protestants n’ont aucun moyen d’esquiver les conséquences de leurs actes ». La lecture des romans de Benjamin Black et une autopsie des 1 Val McDermid est une auteure écossaise de romans policiers. Son oeuvre, qui développe les thèses féministes et engagées de l'auteur, compte trois séries policières aux héros récurrents distincts : Lindsay Gordon, une journaliste lesbienne apparue dans son tout premier roman, partage plusieurs points communs avec Val McDermid ; Kate Brannigan, une psychologue se trouve souvent confrontée à des tueurs pathologiques ; enfin, le Dr. Tony Hill et l'inspectrice Carol Jordan mènent des enquêtes dans des milieux particulièrement glauques et violents. Les romans de Val McDermid sont d'ailleurs associés au Tartan noir, une conjonction stylistique entre le roman noir et la culture écossaise. http://fr.wikipedia.org/wiki/Val_McDermid , site consulté le 29 juillet 2013. 1
25

« Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

May 13, 2023

Download

Documents

Manar HAMMAD
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

Nathalie Sebbane

Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

« Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans

de Benjamin Black

Lors une émission intitulée Emerald Noir, diffusée le 8 mars 2011

sur BBC Radio 4, l’auteure écossaise de romans policiers Val

McDermid1 expliquait que le roman policier est « un lieu où l’on peut

identifier et cartographier les changements sociaux ». Il n’est pas

un pays, ajoutait-elle, qui réponde davantage à ce critère que

l’Irlande. « L’Irlande, aussi bien au nord qu’au sud, a subi des

changements sismiques qui ont fourni aux auteurs irlandais matière à

écrire. ». Selon McDermid, « le roman policier est un genre

Protestant. Les Catholiques peuvent aller à confesse et être absous

de leurs péchés, alors que les Protestants n’ont aucun moyen

d’esquiver les conséquences de leurs actes ».

La lecture des romans de Benjamin Black et une autopsie des

1 Val McDermid est une auteure écossaise de romans policiers. Son oeuvre, quidéveloppe les thèses féministes et engagées de l'auteur, compte trois sériespolicières aux héros récurrents distincts : Lindsay Gordon, une journalistelesbienne apparue dans son tout premier roman, partage plusieurs pointscommuns avec Val McDermid ; Kate Brannigan, une psychologue se trouve souventconfrontée à des tueurs pathologiques ; enfin, le Dr. Tony Hill etl'inspectrice Carol Jordan mènent des enquêtes dans des milieuxparticulièrement glauques et violents. Les romans de Val McDermid sontd'ailleurs associés au Tartan noir, une conjonction stylistique entre le romannoir et la culture écossaise. http://fr.wikipedia.org/wiki/Val_McDermid, siteconsulté le 29 juillet 2013.

1

Page 2: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

personnages féminins semblent confirmer la première affirmation de

McDermid et justifier le désir de John Banville de s’essayer au roman

policier. Les changements survenus dans la société irlandaise, plus

particulièrement au sud, ont levé le voile sur des années de silence

et d’abus commis par et grâce à l’Église Catholique. Ces changements

ont également permis aux femmes de prendre un certain pouvoir et

d’entreprendre la vaste tâche d’inscrire leur contribution à la

création de la nation et à la construction d’une identité irlandaise.

J’aurais davantage de réserves quant à la seconde

affirmation. Il ne me semble pas que les Irlandais se satisfassent de

l’absolution qui a pu leur être donnée par la confession. Ce serait

même plutôt l’inverse. J’avancerais que pour John Banville, ainsi que

pour ses lecteurs, le roman policier a été une sorte d’expérience

cathartique, qui lui a permis de faire le deuil de son enfance dans

l’Irlande des années 1950, dans une société oppressante et

répressive, entretenant des liens étroits avec l’Église Catholique;

une société où se côtoyaient le péché, la culpabilité, la

corruption, le mensonge, l’hypocrisie, l’oppression des femmes et,

par dessus tout, une société obsédée par les questions liées au sexe

et à la sexualité. Dans un entretien, Black lui-même affirmait qu’

« écrire un roman policier est une manière judicieuse d’aborder la

vaste question du Mal, d’essayer de comprendre pourquoi les gens se

font d’affreuses choses ».2 Ainsi, le roman noir permet d’aborder des

questions délicates sur la société irlandaise, et elles ne manquent

2 “Crime fiction is a good way of addressing the big question of evil, whypeople do dreadful things to each other”, Benjamin Black,http://www.youtube.com/watch?v=VFgHadnFrXQ

2

Page 3: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

pas.

Le roman noir, bien qu’ayant considérablement évolué, a ses

propres codes et Benjamin Black les utilise, souvent à outrance, pour

concevoir une intrigue qui lui permettra de se livrer à sa propre

autopsie de Dublin et de l’Irlande dans les années 50. Les tensions

entre les deux sexes sont des éléments essentiels du roman noir.

L’image de la Femme Fatale, qui utilise ses charmes et sa ruse

impitoyable pour manipuler les hommes afin d’obtenir pouvoir,

indépendance et/ou argent, a largement été exploitées par la

littérature et le cinéma. Ces tensions et interactions sont également

des éléments essentiels à toute réflexion sur la question du genre.

Le personnage central d’un roman noir est généralement un homme,

entouré d’une ou plusieurs femmes, avec lesquelles il entretient

différents types de relations. Par conséquent, les femmes sont des

éléments clés des romans noirs, et dans le cas des romans de Black,

il se trouve que ce sont des Irlandaises, vivant dans la société

répressive des années 50 ; une société dans laquelle tout le monde

est obsédé par le sexe mais dont personne n’ose parler. Lors un

entretien, Black cite, non sans un certain cynisme, l’homme politique

irlandais très conservateur Oliver J. Flanagan qui, dans les années

1970 affirmait « qu’il n’y avait pas de sexe en Irlande avant

l’arrivée de la télévision ».3

Par conséquent, il m’a semblé pertinent de tenter une lecture

« genrée » du roman noir en tant que genre littéraire. Cela me

conduira tout naturellement à aborder des questions spécifiquement

3 “There was no sex in Ireland before television”,http://www.benjaminblackbooks.com/1950sIreland.htm

3

Page 4: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

liées à ce genre littéraire, des questions liées à l’œuvre

fictionnelle de Benjamin Black, mais également à explorer la

dimension spécifiquement irlandaise des romans de Black et son

analyse des personnages féminins, le statut de la femme et à évoquer

un glissement potentiel vers le concept de post féminisme.

Mais il me faut tout d’abord expliquer pourquoi j’ai choisi de me

limiter à trois des six romans écrits par John Banville sous le

pseudonyme de Benjamin Black : Les Disparues de Dublin4, le premier des

romans de Black, publié en 2006, La Double Vie de Laura Swan5, le second,

publié en 2007 and La Disparition d’April Latimer6 publié en 2010. En 2008,

Black avait publié un autre roman, The Lemur, dans lequel le

pathologiste, Quirke, n’est pas le personnage principal, et qui ne se

situe pas dans le Dublin des années 50 mais à New York, dans les

années 2000. Il publiera ensuite A Death in Summer en 2011 et Revenge en

2012, qui mettent de nouveau en scène le personnage de Quirke.

L’action des trois romans sélectionnés se déroule

essentiellement à Dublin dans les années 50, à l’exception, pour Les

Disparues de Dublin, de quelques déplacements à Boston. Black justifie

ainsi ce choix de lieu et de temps :

Lorsque je décidai de m’essayer au roman noir, je compris trèsvite que le Dublin des années 50 en serait le cadre idéal. Toutecette insalubrité, ce brouillard, la fumée de charbon, cesmatins brumeux et ces crépuscules délavés par la pluie, cessoirées gris-argent, belles à vous briser le cœur, le long desrives du canal, entre les ponts de granite bossus ; cette

4 Christine Falls5 The Silver Swan6 Elegy for April

4

Page 5: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

atmosphère furtive, ce sens dissimulé du péché ; ce désespoir,cette culpabilité…un auteur de romans policiers pouvait-ilespérer mieux ? 7

C’est ainsi qu’il a délibérément choisit d’écrire sur un lieu et un

temps qui lui étaient suffisamment familiers, mais avec le recul

nécessaire pour lui permettre de nommer et révéler ce qui avait été

tenu secret pendant plus de 60 ans, adoptant ainsi une posture

d’historien social. En effet, dans les années 50, peu de voix osaient

dénoncer le caractère oppressif de la société, l’omnipotence de

l’Église Catholique, les mauvais traitements subis par les groupes

les plus vulnérables de la société et les abus commis contre les

femmes et les enfants au sein d’institutions comme les Magdalen

Laundries8 ou les Industrial Schools.9

L’Irlande des années 50 était encore jalousement accrochée àses traditions. Nous n’en étions certes pas conscients, et

7 “When I decided to try my hand at noir fiction, I realised at once thatDublin in the 1950s would be the ideal setting. All that dinginess, that fogand coal-smoke, those misty mornings and rain-washed twilights, thoseheartbreakingly lovely silver-grey evenings along the canal bank between thehumped, granite bridges; all that furtiveness, that covert sinning; all thatdespair, all that guilt-what more could a crime writer ask for », Ibid.8 Magdalen Laundries: institutions, à caractère carcéral, gérées par descongrégations religieuses féminines dans lesquelles étaient envoyées lesjeunes femmes dont on jugeait qu’elles devaient expier une faute morale(filles mères, prostituées repentants, mais aussi filles jugées trop‘provocantes’ ou simples d’esprit. Les femmes travaillaient aux blanchisseriesattenantes sans être payées et avaient peu d’espoir de quitter un jourl’institution. L’Irlande est à ce jour sommée par le Comité Contre la Torturedes Nations Unies de rendre des comptes sur les conditions de vie des femmesau sein de ces établissements.9 Industrial schools: institutions religieuses qui recueillaient des enfanstorphelins ou dont les parents ne pouvaient pas s’occuper. Dans les années1990, des révélations sur les mauvais traitements subis par les pensionnairesont ébranlé le pays et des commissions d’enquête ont été diligentées.

5

Page 6: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

il eût été choquant de le penser, mais notre condition étaitfinalement peu éloignée de celles des peuples du bloc del’Est. L’État, soutenu par une idéologie d’acier -il fautsavoir que le catholicisme irlandais est une versionspécifique du catholicisme romain- régnait en maître absolu.Toute forme de protestation était futile et toute forme dedissension sévèrement punie. Pécheurs et marginaux étaientenvoyés en exil. Les écrivains libres penseurs, quidérangeaient, avaient le choix entre quitter le pays ou setaire. Les garçons récalcitrants étaient enfermés dans desIndustrial schools, les jeunes filles-mères, comme on avaitcoutume de les appeler à l’époque, étaient confiées aux bonssoins des religieuses dans les Magdalen Laundries, où ellestravaillaient comme des esclaves, et leurs bébés leurétaient enlevés et placés dans des orphelinats, ici ou àl’étranger. C’était les réalités de la vie sur cette petiteîle étroite et moralisatrice. 10

Black/Banville n’a pas grandi à Dublin mais à Wexford, et lorsqu’on

lui demanda si Wexford était un lieu propice pour un écrivain en

devenir, il répondit :

Auden a dit que l’on devrait faire porter aux enfants autantde traumatismes possibles, parce que c’est bon pour eux. Jepense que c’est certainement vrai pour ces enfants qui ontvocation à devenir des artistes. Mes propres traumatismes

10 “Ireland in the 1950s was still held fast in the grip of tradition.Although we did not know it, and would have been shocked to think it, ourconditions were very like those in the Eastern Bloc countries. The State,backed by an iron ideology—Irish Catholicism is a special case of the Romanfaith—ruled over us absolutely; all protest was futile, all dissension waspunished. Sinners and misfits alike were sent into exile. Inconveniently free-thinking writers were forced to go abroad or be silent; recalcitrant boys werelocked away in Industrial Schools; girls who got pregnant "out of wedlock", asit was quaintly put, were sent to work—to slave, really—in laundries run bynuns, and when their babies were born they were taken away from them and putin orphanages, here and abroad. These were the realities of life on this rightlittle, tight little island », Ibid.

6

Page 7: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

furent Wexford, l’Irlande, les années 50, et plusparticulièrement l’Église Catholique. La première chose quel’Église Catholique fait à un petit enfant, c’est instiller lanotion culpabilité dans son petit esprit. Et la culpabilité,c’est bon pour un artiste. 11

Tous ces éléments sont présents dans les trois romans que j’ai choisi

d’étudier : l’Irlande, les années 50, l’Église Catholique - qui

figure en première place, directement ou de manière plus insidieuse -

et enfin, la culpabilité. Tous sont des « personnages » périphériques

mais néanmoins très envahissants. Ils constituent le cadre dans

lequel Black construit ses romans noirs, la base à laquelle il ajoute

des éléments plus traditionnels du genre. D’où toute la psychose

engendrée par cette société patriarcale qui se combine avec la

tradition littéraire pour donner naissance à un genre hybride, dans

lequel les relations de genre revêtent une grande importance.

La présence de femmes dans le roman noir n’a rien de

nouveau. Elles étaient déjà présentes dans les romans français comme

Vidocq. En Angleterre, au milieu du dix-neuvième siècle, les

yellowbacks racontaient souvent l’histoire d’une femme détective. Plus

tard, Agatha Christie créera le personnage de Miss Marple.11 “Auden said that children should be loaded with as much trauma as they canbear, because it’s good for them. I think that’s certainly true of childrenwho are going to turn out to be artists. My traumas were Wexford, Ireland, thefifties, and especially the Catholic Church. The first thing the CatholicChurch does to a child is instill guilt in his little soul, and guilt is agood thing for an artist », John Banville, The Art of Fiction No. 200,Interviewed by Belinda McKeon, http:///www.theparisreview.org/interviews/5907/the-art-of-fiction-no-200-john-banville

7

Page 8: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

Mais c’est aux États-Unis dans les années 1920 que le genre

‘noir’ s’est véritablement développé, avec Hammett et Chandler. Les

personnages féminins de leurs romans répondaient à des critères bien

spécifiques : elles fonctionnaient dans un système binaire, avec d’un

côté la Femme Fatale, tentatrice, incarnation du Mal, prête à utiliser

tous ses charmes pour parvenir à ses fins et, de l’autre côté,

l’amie, parfois l’amoureuse, souvent la sous-fifre, disposée à aider

et soutenir. Dans les années 1930, certains personnages féminins sont

véritablement devenus les héroïnes du roman noir, comme dans Le Facteur

Sonne Toujours Deux Fois (1934) 12, et c’est à partir de ce moment-là que

le climat de tension sexuelle entre les principaux personnages

masculins et féminins a commencé à se développer.

Au cours des années 1930, 1940 et 1950, la popularité accrue

du roman noir, à la fois sur le plan littéraire et cinématographique,

a également donné naissance à ce que Lee Horsley a appelé « une

centralité accrue du personnage féminin ».13 Janey Placy a résumé les

deux manifestations de cette figure sous deux archétypes « la femme

noire, la femme-araignée » et sa soeur, ou alter ego, la vierge, la

mère, l’innocente, la rédemptrice ».14 Si, de ces deux archétypes, la

figure de la Femme Fatale est celle qui est la plus communément

associée au « danger », les deux se répandent dans le roman noir

comme une menace à la stabilité de l’identité masculine. Lee Horsley

12 The Postman Always Ring Twice, James M Cain, 1934.13 ‘an increased centrality of the female figure’,Lee Horsley, The Noir Thriller,(Hampshire: Palgrave, 2001), p. 130.14 Janey Place, ‘Women in Film Noir,’ in Women in Film Noir, edited by E. AnnKaplan, (London: British Film Institute, 2003), pp.47 – 80, p. 47.

8

Page 9: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

postule ainsi que dans le roman noir, les femmes apparaissent comme

un « élément crucial dans les combats du héro, voire même dans son

problème central, contribuant à renforcer sa perception d’un univers

instable et l’échec du désir masculin ».15

Quirke (dont le lecteur ne découvre le prénom que dans le roman

Vengeance) est le personnage clé des trois romans, et toutes les

personnages féminins, qu’ils soient morts ou vivants, entretiennent,

d’une manière ou d’une autre, un rapport avec lui et menacent sa

stabilité, une stabilité déjà très fragilisée par une enfance

difficile. Cependant, la plupart des personnages féminins sont

également une menace pour elles-mêmes, pour les autres personnages

masculins ou du moins elles sont perçues comme une menace pour

l’ordre établi de la société irlandaise des années 1950, ordre qui

reposait sur des traditions conservatrices et une législation

sexiste.

L’archevêque Charles McQuaid a pris ses fonctions 1940.

Cependant, son influence et son contrôle sur la politique irlandaise

dès la naissance de l’État Libre avait commence bien avant qu’il ne

soit nommé archevêque, et reposait sur ses liens étroits avec Eamon

de Valera. Sa contribution à la rédaction de la Constitution de 1937,

qui affirmait « la place spéciale » de l’Église Catholique, ainsi que

son influence dans les domaines de la religion, de l’éducation ou du

15 ‘crucial to the hero’s struggles and perhaps his central problem,contributing to his sense of an unstable world and the failure of masculinedesire.’, Horsley, The Noir Thriller, p. 130.

9

Page 10: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

système social, sont incontestables. On trouve d’ailleurs quelques

références à ce personnage sulfureux dans La Disparition d’April Latimer.

En Irlande, dans les années 1950, les femmes n’avaient accès ni

à la contraception (sans parler de l’avortement) ni au divorce, ni

aux emplois dans des postes importants de la fonction publique. Des

dizaines, voire des centaines de jeunes filles et jeunes femmes

étaient encore enfermées dans les Magdalen Laundries du pays16 pour

avoir commis le péché mortel d’être tombées enceintes hors mariage ou

pour être trop jolies ou provocantes. La doctrine sociale de l’Église

Catholique avait réduit la citoyenne irlandaise à son rôle de mère et

d’épouse.

Pour autant, ce serait faire double injustice aux Irlandaises que

de postuler qu’elles étaient poussées à soumission par ce climat

légal et moral. Et Benjamin Black, spécialement dans les trois romans

que j’ai choisi d’étudier, crée des personnages féminins qui

correspondent à divers types de féminité.

De par la présence et le rôle dévolus aux femmes dans le roman noir,

et de par la nature oppressive de la société irlandaise, les thèmes

récurrents de la fiction de Benjamin Black sont le sexe, la

prostitution, l’inceste, le viol, la pornographie et l’obsession. Il

va de soi que ce cocktail ne saurait être complet sans un soupçon de

religion, de corruption et de pouvoir.

16 Voir note 8.

10

Page 11: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

Dans le premier roman, Les Disparues de Dublin, le personnage éponyme

est ce que l’on nommait communément une fille-mère. Mise enceinte par

son employeur, elle a été renvoyée et est morte en couches. Son

nouveau-né a été envoyé en Amérique pour être adopté par une

organisation spécialisée dans le trafic de bébés. Son prénom et son

nom sont emblématiques, comme dans a plupart des romans de Black.

Christine est une figure christique du sacrifice et un ange déchu.17

Mais il n’y pas de rédemption possible. Son bébé adopté, Christine,

mourra également, accidentellement tué par son père adoptif.

Christine est typiquement la femme perdue des années 50. Elle a

été séduite par le juge Griffin, le père adoptif de Quirke, est

tombée enceinte, et le péché du père a dû être caché. La conspiration

du silence est partout. Elle est morte en donnant naissance à sa

petite Christine chez une certaine Dolores Moran, faiseuse d’anges

impliquée dans le trafic d’enfants déjà mentionné. Cette dernière

analyse ainsi la disparition de Christine : « Pauvre Chrissie. Ce

n’était pas une mauvaise fille. Mais finalement, c’était peut-être

mieux comme ça. Quelle vie elle et son enfant auraient eue ? ».18

Dolores elle–même est une autre figure archétypale du roman noir

et des femmes dans le société irlandaise de l’époque. Sans scrupules,

vénale et sans compassion, du moins en surface, c’est en réalité une

femme qui se cherche un rôle et une place. Elle avait à l’origine

accepté les règes du jeu, celui du silence et de la corruption, mais

elle va payer de sa vie sa décision de faire des révélations à17 Christine renvoie au Christ et Fall à la chute, dans le péché.18 “Poor Chrissie. She wasn’t a bad sort. But who knows? Maybe it was for the best. What kind of lifewould she have had, her or the child?” Benjamin Black, Christine Falls, Picador, London :2006, p. 70.

11

Page 12: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

Quirke, en lui envoyant le journal intime qu’elle tenait.

« Lorsqu’elle déposa l’enveloppe dans la boite, ce fut comme si sa

conscience s’allégeait, elle se sentit mieux; c’était comme aller se

confesser, même si elle ne se souvenait pas de la dernière fois où

elle y était allée ».19 Même pour un personnage qui semble dénuée de

tout remord, elle est sous le poids de la religion, pas tant du point

de vue moral que de celui de la tradition. Les péchés sont trop

lourds à porter et doivent être transférés à des autorités

supérieures. Les Chevaliers de St Patrick, à la tête du trafic

d’enfants, ont leur manière bien à eux de régler ces problèmes. À la

fin du roman, lorsque Quirke découvre que c’est son père adoptif qui

a mis Christine enceinte, il lui dit : « J’envie ta vision du monde,

Garrett. Péché et châtiment. Ce doit être bien commode d’avoir une

vision si simpliste du monde ».20 L’entreprise caritative de Boston,

montée par le juge Griffin et son acolyte américain, Josh Crawford,

le père de l’épouse décédée de Quirke, n’est pas une simple agence

d’adoption. C’est ce qu’une religieuse du couvent de Boston finit par

révéler à Quirke.

Ils appellent cela une oeuvre de bienfaisance, mais ce n’est pasde cela dont il s’agit. Il s’agit de pouvoir, purement etsimplement. De pouvoir sur les gens. Sur leurs âmes. St Mary, M.Quirke, est une forcerie à religieuses. On nous envoie desenfants, dont certains n’ont pas plus de quelques semaines. Ons’assure qu’ils sont en bonne santé et on les…distribue. On lesplace dans de bonnes familles catholiques, des gens en qui nous

19 “when she put the envelope in the box it was a weight dropping from her conscience, and she feltbetter; it was like going to Confession, although she could not remember when she had last done that”Ibid. ; p. 9420 “I envy your view of the world Garrett. Sin and punishment- it must be fine to have everything sosimple”, Ibid. ; p. 381.

12

Page 13: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

avons confiance. Des pauvres respectables. Puis, quand lesenfants sont suffisamment grands, ils son retirés à leur familleet placés dans des séminaires et des couvents, qu’ils leveuillent ou non. C’est une machine à fabriquer des prêtres, desbonnes sœurs. Vous comprenez ?21

Selon Kristeva, la religion est un rituel qui nous permet de

supporter l’abjection. Lorsque l’abjection prend la forme d’un péché,

celui du sexe par exemple, il est ritualisé par le mariage et devient

ainsi acceptable. Dans la société irlandaise, les mères célibataires

sont une menace à l’ordre établi, et opérer un transfert des enfants

illégitimes en religieux(ses) est un rituel qui rend ces individus

moralement et socialement acceptables. Cela contribue également à

étendre le pouvoir de l’Église Catholique de l’autre côté de

l’Atlantique, au sein d’une communauté irlandaise en plein essor.

Benjamin Black, dans les Disparus de Dublin, entreprend son exploration de

la nature obsessionnelle de la société irlandaise - obsession de

maintenir un ordre établi grâce à la religion et au patriarcat ; une

obsession du renforcement de son identité, et les personnages

masculins portent cette obsession dans la nature même de leurs

relations avec et aux femmes.

On notera, à cet effet, que les femmes qui ne sont pas de

nationalité irlandaise dans les trois romans appartiennent à une

catégorie à part, notamment deux d‘entre elles : Rose Crawford, la

21 “They call it a charity, but that’s not what it is. It’s just power, naked power…Power over people. Overtheir souls…St Mary’s Mr Quirke, is a forcing house for the religious. The children are delivered to us, someno more than a few weeks old. We make sure they’re healthy and then they’re…distributed. We hand themout to good Catholic homes, people we can trust-the respectable poor. Then when the children are oldenough they are taken back and put into seminaries and convents-whether they want to be or not. It’s amachine for making priests, for making nuns. Do you see?”, Ibid. ; p. 324.

13

Page 14: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

troisième femme (américaine) de Josh Crawford, et l’épouse anglaise

de Leslie White. Elles semblent plus indépendantes.

Dans son second roman, La Double Vie de Laura Swan, Black poursuit son

autopsie des aspects les plus sombres de l’âme humaine, et pousse

l’analyse des personnages davantage que dans Les Disparus de Dublin. Je

dirais que des trois romans que j’ai choisis, c’est de loin le plus

subversif, le plus sombre, le plus troublant et indubitablement le

plus captivant. Les ingrédients de ce roman sont : le péché,

l’érotisme, la tentation sexuelle, la frustration, la drogue, et la

violence, verbale, psychologique et physique. A travers les

personnages féminins, Black y dépeint une vision très dérangeante de

la société irlandaise, percluse de culpabilité, une société pousse-

au-crime. Si, comme l’affirme Black, la culpabilité est propice à la

créativité artistique, cela signifie également que la notion de

culpabilité dans la société irlandaise des années 50 a permis aux

femmes de faire des expériences plus subversives qu’elles en l’aurait

fait à une autre époque.

Les personnages masculins, quant à eux, ne sont que des excuses

et servent de faire-valoir. Ils sont faibles, ont peu d’ambition, et

aucune aspiration. Les escrocs sont sans envergure, et les maris sont

ennuyeux.

Certes, les femmes sont trompées mais elles en sont conscientes

et choisissent à dessein de pousser les expériences à leur paroxysme

parce qu’au bout du compte, une mauvaise expérience vaut mieux

qu’aucune expérience.

14

Page 15: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

Dans La Double Vie de Laura Swan, le personnage central est retrouvé

mort sur les rivages de Dalkey Island, apparemment victime d’un

suicide par noyade. Son nom : Deirdre Hunt. Une fois encore, Black a

choisi un nom doublement connoté pour son personnage. Deirdre est un

personnage la mythologie irlandaise, dont le nom signifie Douleur.

Hunt évoque l’idée de chasse, de traque, mais Deidre chasse t-elle ou

est-elle chassée ? Au fur et à mesure que l’intrigue progresse, le

lecteur découvre que Deirdre menait une double vie et s’était choisie

une autre identité, Laura Swan, pour gérer l’institut de beauté The

Silver Swan, ( titre original du roman) avec Leslie White, un petit

escroc anglais, qui contribuera à sa chute. En effet, au fil des

pages, le lecteur apprendra que Deirdre était destinée à devenir

Laura Swan. Elle avait épousé Billy Hunt, représentant de commerce

ordinaire, du moins en apparence et était devenue un sorte d’Emma

Bovary jusqu’à sa rencontre avec Leslie White et le Dr Kreuz , un

« guérisseur spirituel » indien, qui vont permettre à sa vraie nature

de se révéler. Elle se laisse emporter par ses désirs, ses désirs

d’explorer son corps, son âme, sa sexualité. Elle prend de la drogue

avec Leslie, se laisse photographier dans des postures indécentes et

se laisse même convaincre par son amant de lui écrire des lettres

érotiques, qu’il utilisera plus tard pour la faire chanter. Il y a un

sens profond de a tragédie chez Deirdre / Laura dans la mesure où

elle sait, et le lecteur le sait également, qu’elle court à sa perte.

Lorsqu’elle rencontre le Dr Kreuz pour la première fois, il lui

raconte une fable ‘Sufi’. « La fable ressemblait à la vie qui serait

un jour la sienne. L’avenir, pensait-elle, l’avenir sous la forme

15

Page 16: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

inattendue du Dr Kreuz, lui avait envoyé un message, une prophétie,

de survie et d’amour ».22 C’est la véritable dimension tragique de

Deirdre/Laura. Plus tard dans le roman, lorsqu’elle rencontre Leslie

White, elle a le même sentiment : « Car quelque chose s’était produit

et quelque chose se produirait, et bientôt, elle en était

convaincue ».23

Laura n’est ni une victime innocente ni dupe :

Elle n’était pas sotte; elle connaissait les hommes et leurbaratin ; elle savait ce que valaient leurs promesses etleurs déclarations. Et pourtant, il y avait chez Lesliequelque chose auquel elle ne pouvait résister. Elle lesavait et lui aussi le savait, et pendant ce temps leschoses en étaient arrivées à un point de non-retour. 24

Elle sait également qu’elle pousse l’expérience trop loin lorsqu’elle

accepte, inconsciemment ou non, de prendre part à l’escroquerie mise

ne place par Kreuz et Leslie, et qui consiste à droguer des femmes

puis de les photographier dans des positions compromettantes pour

ensuite les faire chanter. C’est une petite escroquerie minable mais

Laura ne peut y résister :

Au bout du compte, ce sont les photos qui avaient tout faitdéclenché…lorsqu’il lui avait montré celle de la femme avecl’étole en fourrure de renard, elle s’était sentie excitée

22 ‘’The shape of the fable seemed the shape of a life that would one day behers. The future, she believed, the future in the unlikely form of Dr Kreutzhad sent her a message, a prophecy, of survival and of love”, Benjamin Black,The Silver Swan, p. 62.23 “For something had happened, and something more would happen, and soon, shewas sure of it”, ibid. ; p. 152.24 “She was not a fool; she knew men and how they talked; she knew what theirpromises and declarations were worth. Yet there was something bout Leslie shecould not resist- she knew it and he knew it too and meanwhile everything hadcome to a point from which there would be no turning back », ibid. ; p. 185

16

Page 17: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

et avait eu presque peur (…). Elle se dégoutait, et en mêmetemps elle était excitée, d’une manière horrible, qui luifaisait penser qu’elle devrait avoir honte bien que ce nesoit pas le cas, pas vraiment.25

Elle découvre assez vite la véritable nature de la guérison

spirituelle du Dr Kreuz « Peut-être cela faisait-il partie du

traitement, peut-être était-ce un moyen d’aider ces femmes en leur

permettant de se voir telles qu’elles étaient, dans toute leur

féminité. Peut-être cela les aidait-elles à guérir leurs âmes ? ».26

La nature répressive et oppressive de la société dans

laquelle elles vivent conduit les femmes, certaines femmes, accepter

des situations dont elles savent qu’elles sont mauvaises pour elles

mais qui ont le mérite de leur permettre d’expérimenter, une fois

pour toutes, la totalité de leur existence, le côté sombre de leur

personnalité, l’Autre en elles. Le choix est : vivre ou ne pas vivre.

Leslie White, qui a compris qu’il pouvait pousser Laura à aller

plus loin, parvient à la convaincre de lui écrire ces lettres

érotiques. Ni la peur, ni la honte, ni la culpabilité ne peuvent

l’arrêter. Pourtant, ce n’est pas à Leslie que ces lettres sont

véritablement adressées. C’est l’expression de son propre être. La

scène de masturbation dans l’église, lors de l’écriture d’une de ces25 “In the end it was the photographs that had done it…when he showed her theone of the woman in the fox-fur stole, she felt hot and excited and almostfrightened (…) She was disgusted with herself, yet excited, too, in a horribleway that made her think she should be ashamed, though she was not, notreally”, Ibid. ; p. 185-8626 “Perhaps it was part of the treatment, perhaps it was a way of helpingthose women by letting them see themselves as they were, in all theirwomanliness. Perhaps it did heal their spirits”, Ibid. ; p. 189.

17

Page 18: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

lettres est, pour Laura, le summum de l’excitation. La subversion de

toute forme de moralité, de respect dans un lieu sacré est ce qui

confère à Laura un pouvoir absolu. Son comportement dans ce passage

particulier, opère une sorte de transfert de pouvoir du masculin au

féminin. L’Église Catholique devient le lieu où cette femme dépasse

sa peur, sa honte et sa culpabilité pour s’exprimer totalement. Les

événements traumatisants de son enfance – elle a été élevée dans un

HLM, dans une famille de gens du voyage et a été victime d’actes

incestueux de la part de son père – se jouent dans cet épisode. Elle

prend ne serait-ce que brièvement, le contrôle de sa vie, d’elle-

même.

Black s’éloigne assez distinctement du roman noir ou policier

dans La Double Vie de Laura Swan. Il questionne la nature même du Mal,

explore les aspects les plus sombres de l’âme humaine et révèle la

peur innée qu’inspirent les femmes, la menace qu’elles font peser sur

la stabilité de l’identité masculine.

Dans le roman, tous les personnages masculins sont menacés par

une femme. Billy Hunt est trahi par sa femme. La femme de Leslie,

Kate, est celle qui a l’argent dans le couple, et elle le tient sous

son pouvoir. Quirke a une brève aventure avec Kate mais, comme cela

est le cas avec toutes les femmes qu'il rencontre, il ne l’assume

pas. Et tout le tissu social repose sur cette perception des femmes

comme menace à l'ordre établi. Comme le postule Emma Whiting dans son

article « Dangerous Women and the Abject in the Noir Thriller »27, les

27 “Dangerous Women and the Abject in the Noir Thriller”, Emma Whiting, p. 15http://www.crimeculture.com/Contents/Articles-Spring05/Thompson-OutofPast.html, article consulté en novembre 2012.

18

Page 19: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

angoisses des personnages masculins s’expriment simultanément à

travers leur peur et leur désir de l'abject, le retour à la mère

phallique archaïque selon Julia Kristeva.

Benjamin Black va poursuivre son exploration de ce thème dans le

troisième roman, La Disparition d'April Latimer. Cette jeune femme, amie de

Phoebe, la fille de Quirke, a disparu. Sa famille a des connections

dans les hautes sphères du pouvoir : son père était un héro de la

rébellion de 1916, son oncle est le ministre de la santé et son frère

un gynécologue respecté, surnommé le Saint Père car, comme le dit

l'un des personnages, « c’est un catholique fanatique et un

célibataire notoire ». Ce roman va permettre à Black de développer un

personnage féminin récurrent et essentiel : le personnage de Phoebe,

la fille de Quirke.

Dans Les Disparus de Dublin, elle n'est encore que la nièce de

Quirke. En réalité, lorsque la femme de ce dernier est morte en

donnant naissance à Phoebe, le légiste, en proie au plus grand

désarroi, ne s'est pas senti capable d'élever l'enfant et l'a confiée

à son frère et sa belle-soeur. Phoebe est proche de celui qu’elle

pense être son « oncle », peu conventionnel, tout comme elle. Mais il

n'est pas à la hauteur de ses attentes et la déçoit, comme il le fait

avec tout le monde, y compris lui même. La relation père-fille évolue

au cours des trois romans mais c'est dans La Disparition d'April Latimer

qu'elle est pleinement développée.

Lorsqu’au cours d'un entretien, un journaliste demanda à

Banville s'il s'identifiait à Quirke, ce dernier répondit : « Non, je

19

Page 20: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

m'identifie à Phoebe. Si je dois être quelqu’un dans le livre, c'est

Phoebe. Elle a un côté sombre, obsessionnel avec lequel je me sens,

je ne dirais pas à l’aise, mais qui m’est familier ».28

L'obsession de Phoebe est sa quête identitaire, en tant que

personne, dans ses relations avec sa famille et en tant que femme.

Elle n'est ni Femme Fatale ni innocente au sens archétypal du roman

noir. Dans La Disparition d’April Latimer, elle est la première à s'inquiéter

de la de son amie. Mais ce n'est pas tant la disparition qui va

l'obséder que la personnalité d'April et surtout sa relation avec un

ami commun, Patrick Ojukwu, un étudiant en médecine noir.

Dans leur cercle d'amis, April était perçue comme « peu

conventionnelle, trop sûre qu'elle n'avait besoin de personne ».

« Elle boit et fréquente des fêtards ». Certains suggèrent même

qu'elle aurait pu « aller en Angleterre »29, euphémisme pour aller se

faire avorter. Lorsque Quirke interroge son oncle, il la décrit comme

« Le mouton noir de la famille, cette petite trainée qui n'a causé

que des ennuis depuis le jour de sa naissance ».30 Sa famille l'a

répudiée pour protéger la réputation de clan et ses amis sont

finalement peu préoccupés par sa disparition. Elle est perçue comme

la fille facile et libertine qui finira par avoir des ennuis. Rien

28 “No, Phoebe is me. If there is anybody in those books that’s me, it’sPhoebe. She has a darkness and an obsessiveness that I feel… I won’t saycomfortable with, but that I feel a familiarity with”, Lanigan Sheila“Banville on Black », Irish America, October/November 2011,http://irishamerica.com/2011/10/banville-on-black/29 “unconventional, too sure she was able to look after herself”, “slightlynotorious”, “drinks a bit, goes about with a fast crowd”, “might have gone toEngland”, Elegy for April, p.37.30 “Our own black sheep (...) that little bitch has caused nothing but troublesince the day she was born”, Ibid.; p. 90.

20

Page 21: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

d'étonnant finalement que l'on retrouve dans son appartement des

traces de sang, de celles que l'on trouve lors d'une fausse couche ou

une interruption de grossesse.

À partir de là, les histoires d'April et Phoebe vont

s'entremêler. La fille de Quirke se lance dans une quête éperdue pour

découvrir si le père de l'enfant d'April est bien l'étudiant noir,

Patrick, qui la fascine et l'idée qu'il ait été l'amant d'April

l'obsède.

Jusque-là, les expériences sexuelles de Phoebe ont eu lieu dans la

violence. Dans Les Disparus de Dublin, elle est violée par le chauffeur de

Josh Crawford, Andy, le père adoptif de la fille de Christine. Dans

La Double Vie de Laura Swan, elle a une aventure avec Leslie White qui est

tout sauf romantique : « C'était seulement la deuxième fois dans sa

vie qu'un homme était entré en elle. La première fois cela avait été

contre son gré, avec violence, un couteau sous la gorge. Leslie White

avait été violent aussi, mais différemment ».31 Elle aura également

une relation sexuelle avec Patrick, bien que ce ne fût pas vraiment

ce qu'elle voulait. Elle se trompe sur le désir qu'elle éprouve pour

lui. Ce qu'elle désire par-dessus tout, c'est de trouver un sens à la

vie, aux secrets des gens. Il semble que Phoebe traverse la vie sans

avoir pleinement le contrôle de ses actes. Elle est portée par ses

obsessions. C'est également une obsession qui a conduit April Latimer

à sa mort. Elle s'était confiée à Phoebe :

Ce qu'il y a avec les obsessions, c'est qu'elles neprocurent aucun plaisir. Au début, s'il y a un début, tupenses que c'est le plus grand plaisir que tu as jamais

31 Benjamin Black, The Silver Swan, p. 115.

21

Page 22: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

connu - ce mot, plaisir, la manière dont elle l'avait ditavait troublé Phoebe, elle avait trouvé cela presqueindécent - et puis, après un temps, quand tu es prise parcette obsession, tu ne peux plus t'en sortir, c'est commeêtre enfermée dans une cellule de prison.32

Phoebe veut faire l’expérience de ce plaisir et, comme Laura Swan,

son désir l’emporte sur sa peur.

Il serait trop simple et réducteur et tentant de ramener tout cela à

la quête du père ou de la mère phallique archaïque de Kristeva. Je

pense que cela va au-delà. Il me semble que Phoebe est une figure

féminine que je qualifierai de transitionnelle, à la fois dans le

roman noir et dans l’histoire de l’Irlande. Elle n’est en aucun cas

une femme soumise. Elle ne se conforme à aucun genre en ce qu’elle

n’est ni la Femme Fatale séductrice ni la victime innocente de la

société patriarcale. C’est un personnage et une femme en devenir,

peut-être une personnage féminin du genre néo-noir, un genre qui

combinerait le postmodernisme et le post féminisme. Elle va au-delà

des tensions traditionnelles entre les deux sexes pour interroger

d’autres formes potentielles de relations. C’est peut-être à cela que

Black fait référence lorsqu’il dit s’identifier davantage à ce

personnage.

La révélation finale sur les circonstances de la disparition

d’April nous éclaire sur la nature de cette obsession. Le père

d’April a eu des relations incestueuses avec elle et son frère. Cela

32 “The thing about obsession is that there is no pleasure in it. You think atthe start, if there is a start, that it is the greatest delight you couldknow-that word delight, the way that she said it, had struck Phoebe asdisturbing, almost indecent- but after a while, when you’re caught in it andcan’t get out, it’s a prison cell”, Elegy for April, p. 165.

22

Page 23: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

a créé des liens très étroits entre April et Oscar Latimer, de telle

sorte qu’ils ont fini par reproduire ces actes incestueux entre eux.

C’est ce qu’explique Oscar Latimer à Quirke :

Mais c’était merveilleux, ce lien qui s’était développé entreApril et moi. Papa nous y avait formés et nous lui en étionsreconnaissants (...) ce dont je parle, c’est d’amour, un amourqui est tout, un amour qui écarte tout autour de lui, un amourqui vous consume, un amour qui vous obsède (...) et je penseque la pauvre April n’était pas à la hauteur d’un telsentiment.33

Il ne s’agit pas du premier exemple d’inceste dans un roman de Black.

Il y en avait déjà un dans Les Disparues de Dublin et dans La Double Vie de Laura

Swan. L'importance que revêt l'inceste opère un glissement de genre, du

roman noir au roman social. L'histoire sociale contemporaine irlandaise

a récemment pris la mesure du nombre de filles mères qui ont été

victimes d'un viol subi et commis au sein du cercle familial. De

nombreuses jeunes femmes envoyées dans les Magdalen Laundries ont été

violées par un oncle ou un cousin. D'un point de vue religieux, il

s'agit d'un péché mortel. Mais Oscar Latimer le justifie. S'adressant à

Phoebe, il affirme : « Cela vous choque t-il, Miss Griffin? Je suppose

que c'est choquant, en effet. Mais le fait est que Dieu autorise

certaines choses. Il semble même qu'il souhaite qu'elles se produisent.

Et qui sommes-nous, pauvres mortels, pour nous opposer à un désir divin

? Est-ce que je me sens coupable ? Coupable n'est pas le mot. Il n'y

avait pas de mot pour décrire que je ressens ».34

33 Ibid., p. 296.34 "Are you shocked Miss Griffin? Well, I suppose it is shocking. But thereyou are. God allows certain things to happen, seems even to want them tohappen, and who are we, mere mortals, to deny a divine with? (...) Do I feelguilty? Guilt is not the word. There is no word for it”, Ibid., p. 297.

23

Page 24: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

Il s'agit là d'un superbe exemple d'auto-justification qui utilise la

religion pour nier ce qui est un péché mortel. Si le péché est mortel,

il peut être transformé en désir divin et du même coup devenir

acceptable. C'est de cette même manière que le trafic d'enfants est

justifié dans Les Disparus de Dublin. Dans ces cas particuliers, la

religion est un outil de pouvoir utilisé par les hommes, et

quelquefois même les femmes, pour justifier les actes les plus

terribles et abjectes. La religion a été, et est encore aujourd'hui,

comme nous pouvons le constater, un outil de pouvoir utilisé par les

responsables politiques irlandais et l'élite du pays pour asseoir leur

pouvoir, et un outil qui a été utilisé par le passé pour bannir et

exclure les « indésirables » de la société.

Les personnages féminins de Benjamin Black oscillent souvent

entre le danger et l'excitation du danger, la peur et le plaisir, la

culpabilité et l'obsession. Elles affaiblissent ainsi leurs

contreparties masculines qui, en conséquence, apparaissent davantage

comme des êtres unidimensionnels.

L'âme troublée et les traumatismes de Quirke - c'est un

orphelin qui a grandi dans une Industrial School au sein de laquelle il a

subi des sévices - rend ses relations avec les femmes impossibles. Il

ne parvient à établir de lien avec elles que par des relations

sexuelles mais il est incapable de former des relations durables. La

seule raison pour laquelle il a épousé Delia est qu’elle a accepté de

coucher avec lui, alors qu'en réalité, c'est de sa soeur, Sarah qu'il

24

Page 25: « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black

était amoureux. Dans La Double Vie de Laura Swan, Bill Hunt va voir des

prostituées parce qu'il a une image quasi virginale de sa femme et

qu'il ne peut réaliser ses fantasmes sexuels avec elle.

Il y a chez Black, dans la tradition du roman noir, une impossible

communication entre les hommes et les femmes. Leurs désirs ne peuvent

converger et se rejoindre. Le roman policier s'avère être un lieu

propice à l'exploration de ces thèmes. L'Irlande des années 50 est

également un lieu idéal pour réaliser l'autopsie des traumatismes

psycho-sexuels. Le concept d’Emerald Noir utilisé par Val Mc Dermid prend

tout son sens ici, et donne sa dimension toute irlandaise aux romans de

Benjamin Black.

25