Nathalie Sebbane Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle « Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black Lors une émission intitulée Emerald Noir, diffusée le 8 mars 2011 sur BBC Radio 4, l’auteure écossaise de romans policiers Val McDermid 1 expliquait que le roman policier est « un lieu où l’on peut identifier et cartographier les changements sociaux ». Il n’est pas un pays, ajoutait-elle, qui réponde davantage à ce critère que l’Irlande. « L’Irlande, aussi bien au nord qu’au sud, a subi des changements sismiques qui ont fourni aux auteurs irlandais matière à écrire. ». Selon McDermid, « le roman policier est un genre Protestant. Les Catholiques peuvent aller à confesse et être absous de leurs péchés, alors que les Protestants n’ont aucun moyen d’esquiver les conséquences de leurs actes ». La lecture des romans de Benjamin Black et une autopsie des 1 Val McDermid est une auteure écossaise de romans policiers. Son oeuvre, qui développe les thèses féministes et engagées de l'auteur, compte trois séries policières aux héros récurrents distincts : Lindsay Gordon, une journaliste lesbienne apparue dans son tout premier roman, partage plusieurs points communs avec Val McDermid ; Kate Brannigan, une psychologue se trouve souvent confrontée à des tueurs pathologiques ; enfin, le Dr. Tony Hill et l'inspectrice Carol Jordan mènent des enquêtes dans des milieux particulièrement glauques et violents. Les romans de Val McDermid sont d'ailleurs associés au Tartan noir, une conjonction stylistique entre le roman noir et la culture écossaise. http://fr.wikipedia.org/wiki/Val_McDermid , site consulté le 29 juillet 2013. 1
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« Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans de Benjamin Black
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Nathalie Sebbane
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle
« Noir Émeraude » : autopsie des personnages féminins dans les romans
de Benjamin Black
Lors une émission intitulée Emerald Noir, diffusée le 8 mars 2011
sur BBC Radio 4, l’auteure écossaise de romans policiers Val
McDermid1 expliquait que le roman policier est « un lieu où l’on peut
identifier et cartographier les changements sociaux ». Il n’est pas
un pays, ajoutait-elle, qui réponde davantage à ce critère que
l’Irlande. « L’Irlande, aussi bien au nord qu’au sud, a subi des
changements sismiques qui ont fourni aux auteurs irlandais matière à
écrire. ». Selon McDermid, « le roman policier est un genre
Protestant. Les Catholiques peuvent aller à confesse et être absous
de leurs péchés, alors que les Protestants n’ont aucun moyen
d’esquiver les conséquences de leurs actes ».
La lecture des romans de Benjamin Black et une autopsie des
1 Val McDermid est une auteure écossaise de romans policiers. Son oeuvre, quidéveloppe les thèses féministes et engagées de l'auteur, compte trois sériespolicières aux héros récurrents distincts : Lindsay Gordon, une journalistelesbienne apparue dans son tout premier roman, partage plusieurs pointscommuns avec Val McDermid ; Kate Brannigan, une psychologue se trouve souventconfrontée à des tueurs pathologiques ; enfin, le Dr. Tony Hill etl'inspectrice Carol Jordan mènent des enquêtes dans des milieuxparticulièrement glauques et violents. Les romans de Val McDermid sontd'ailleurs associés au Tartan noir, une conjonction stylistique entre le romannoir et la culture écossaise. http://fr.wikipedia.org/wiki/Val_McDermid, siteconsulté le 29 juillet 2013.
personnages féminins semblent confirmer la première affirmation de
McDermid et justifier le désir de John Banville de s’essayer au roman
policier. Les changements survenus dans la société irlandaise, plus
particulièrement au sud, ont levé le voile sur des années de silence
et d’abus commis par et grâce à l’Église Catholique. Ces changements
ont également permis aux femmes de prendre un certain pouvoir et
d’entreprendre la vaste tâche d’inscrire leur contribution à la
création de la nation et à la construction d’une identité irlandaise.
J’aurais davantage de réserves quant à la seconde
affirmation. Il ne me semble pas que les Irlandais se satisfassent de
l’absolution qui a pu leur être donnée par la confession. Ce serait
même plutôt l’inverse. J’avancerais que pour John Banville, ainsi que
pour ses lecteurs, le roman policier a été une sorte d’expérience
cathartique, qui lui a permis de faire le deuil de son enfance dans
l’Irlande des années 1950, dans une société oppressante et
répressive, entretenant des liens étroits avec l’Église Catholique;
une société où se côtoyaient le péché, la culpabilité, la
corruption, le mensonge, l’hypocrisie, l’oppression des femmes et,
par dessus tout, une société obsédée par les questions liées au sexe
et à la sexualité. Dans un entretien, Black lui-même affirmait qu’
« écrire un roman policier est une manière judicieuse d’aborder la
vaste question du Mal, d’essayer de comprendre pourquoi les gens se
font d’affreuses choses ».2 Ainsi, le roman noir permet d’aborder des
questions délicates sur la société irlandaise, et elles ne manquent
2 “Crime fiction is a good way of addressing the big question of evil, whypeople do dreadful things to each other”, Benjamin Black,http://www.youtube.com/watch?v=VFgHadnFrXQ
2
pas.
Le roman noir, bien qu’ayant considérablement évolué, a ses
propres codes et Benjamin Black les utilise, souvent à outrance, pour
concevoir une intrigue qui lui permettra de se livrer à sa propre
autopsie de Dublin et de l’Irlande dans les années 50. Les tensions
entre les deux sexes sont des éléments essentiels du roman noir.
L’image de la Femme Fatale, qui utilise ses charmes et sa ruse
impitoyable pour manipuler les hommes afin d’obtenir pouvoir,
indépendance et/ou argent, a largement été exploitées par la
littérature et le cinéma. Ces tensions et interactions sont également
des éléments essentiels à toute réflexion sur la question du genre.
Le personnage central d’un roman noir est généralement un homme,
entouré d’une ou plusieurs femmes, avec lesquelles il entretient
différents types de relations. Par conséquent, les femmes sont des
éléments clés des romans noirs, et dans le cas des romans de Black,
il se trouve que ce sont des Irlandaises, vivant dans la société
répressive des années 50 ; une société dans laquelle tout le monde
est obsédé par le sexe mais dont personne n’ose parler. Lors un
entretien, Black cite, non sans un certain cynisme, l’homme politique
irlandais très conservateur Oliver J. Flanagan qui, dans les années
1970 affirmait « qu’il n’y avait pas de sexe en Irlande avant
l’arrivée de la télévision ».3
Par conséquent, il m’a semblé pertinent de tenter une lecture
« genrée » du roman noir en tant que genre littéraire. Cela me
conduira tout naturellement à aborder des questions spécifiquement
3 “There was no sex in Ireland before television”,http://www.benjaminblackbooks.com/1950sIreland.htm
3
liées à ce genre littéraire, des questions liées à l’œuvre
fictionnelle de Benjamin Black, mais également à explorer la
dimension spécifiquement irlandaise des romans de Black et son
analyse des personnages féminins, le statut de la femme et à évoquer
un glissement potentiel vers le concept de post féminisme.
Mais il me faut tout d’abord expliquer pourquoi j’ai choisi de me
limiter à trois des six romans écrits par John Banville sous le
pseudonyme de Benjamin Black : Les Disparues de Dublin4, le premier des
romans de Black, publié en 2006, La Double Vie de Laura Swan5, le second,
publié en 2007 and La Disparition d’April Latimer6 publié en 2010. En 2008,
Black avait publié un autre roman, The Lemur, dans lequel le
pathologiste, Quirke, n’est pas le personnage principal, et qui ne se
situe pas dans le Dublin des années 50 mais à New York, dans les
années 2000. Il publiera ensuite A Death in Summer en 2011 et Revenge en
2012, qui mettent de nouveau en scène le personnage de Quirke.
L’action des trois romans sélectionnés se déroule
essentiellement à Dublin dans les années 50, à l’exception, pour Les
Disparues de Dublin, de quelques déplacements à Boston. Black justifie
ainsi ce choix de lieu et de temps :
Lorsque je décidai de m’essayer au roman noir, je compris trèsvite que le Dublin des années 50 en serait le cadre idéal. Toutecette insalubrité, ce brouillard, la fumée de charbon, cesmatins brumeux et ces crépuscules délavés par la pluie, cessoirées gris-argent, belles à vous briser le cœur, le long desrives du canal, entre les ponts de granite bossus ; cette
4 Christine Falls5 The Silver Swan6 Elegy for April
4
atmosphère furtive, ce sens dissimulé du péché ; ce désespoir,cette culpabilité…un auteur de romans policiers pouvait-ilespérer mieux ? 7
C’est ainsi qu’il a délibérément choisit d’écrire sur un lieu et un
temps qui lui étaient suffisamment familiers, mais avec le recul
nécessaire pour lui permettre de nommer et révéler ce qui avait été
tenu secret pendant plus de 60 ans, adoptant ainsi une posture
d’historien social. En effet, dans les années 50, peu de voix osaient
dénoncer le caractère oppressif de la société, l’omnipotence de
l’Église Catholique, les mauvais traitements subis par les groupes
les plus vulnérables de la société et les abus commis contre les
femmes et les enfants au sein d’institutions comme les Magdalen
Laundries8 ou les Industrial Schools.9
L’Irlande des années 50 était encore jalousement accrochée àses traditions. Nous n’en étions certes pas conscients, et
7 “When I decided to try my hand at noir fiction, I realised at once thatDublin in the 1950s would be the ideal setting. All that dinginess, that fogand coal-smoke, those misty mornings and rain-washed twilights, thoseheartbreakingly lovely silver-grey evenings along the canal bank between thehumped, granite bridges; all that furtiveness, that covert sinning; all thatdespair, all that guilt-what more could a crime writer ask for », Ibid.8 Magdalen Laundries: institutions, à caractère carcéral, gérées par descongrégations religieuses féminines dans lesquelles étaient envoyées lesjeunes femmes dont on jugeait qu’elles devaient expier une faute morale(filles mères, prostituées repentants, mais aussi filles jugées trop‘provocantes’ ou simples d’esprit. Les femmes travaillaient aux blanchisseriesattenantes sans être payées et avaient peu d’espoir de quitter un jourl’institution. L’Irlande est à ce jour sommée par le Comité Contre la Torturedes Nations Unies de rendre des comptes sur les conditions de vie des femmesau sein de ces établissements.9 Industrial schools: institutions religieuses qui recueillaient des enfanstorphelins ou dont les parents ne pouvaient pas s’occuper. Dans les années1990, des révélations sur les mauvais traitements subis par les pensionnairesont ébranlé le pays et des commissions d’enquête ont été diligentées.
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il eût été choquant de le penser, mais notre condition étaitfinalement peu éloignée de celles des peuples du bloc del’Est. L’État, soutenu par une idéologie d’acier -il fautsavoir que le catholicisme irlandais est une versionspécifique du catholicisme romain- régnait en maître absolu.Toute forme de protestation était futile et toute forme dedissension sévèrement punie. Pécheurs et marginaux étaientenvoyés en exil. Les écrivains libres penseurs, quidérangeaient, avaient le choix entre quitter le pays ou setaire. Les garçons récalcitrants étaient enfermés dans desIndustrial schools, les jeunes filles-mères, comme on avaitcoutume de les appeler à l’époque, étaient confiées aux bonssoins des religieuses dans les Magdalen Laundries, où ellestravaillaient comme des esclaves, et leurs bébés leurétaient enlevés et placés dans des orphelinats, ici ou àl’étranger. C’était les réalités de la vie sur cette petiteîle étroite et moralisatrice. 10
Black/Banville n’a pas grandi à Dublin mais à Wexford, et lorsqu’on
lui demanda si Wexford était un lieu propice pour un écrivain en
devenir, il répondit :
Auden a dit que l’on devrait faire porter aux enfants autantde traumatismes possibles, parce que c’est bon pour eux. Jepense que c’est certainement vrai pour ces enfants qui ontvocation à devenir des artistes. Mes propres traumatismes
10 “Ireland in the 1950s was still held fast in the grip of tradition.Although we did not know it, and would have been shocked to think it, ourconditions were very like those in the Eastern Bloc countries. The State,backed by an iron ideology—Irish Catholicism is a special case of the Romanfaith—ruled over us absolutely; all protest was futile, all dissension waspunished. Sinners and misfits alike were sent into exile. Inconveniently free-thinking writers were forced to go abroad or be silent; recalcitrant boys werelocked away in Industrial Schools; girls who got pregnant "out of wedlock", asit was quaintly put, were sent to work—to slave, really—in laundries run bynuns, and when their babies were born they were taken away from them and putin orphanages, here and abroad. These were the realities of life on this rightlittle, tight little island », Ibid.
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furent Wexford, l’Irlande, les années 50, et plusparticulièrement l’Église Catholique. La première chose quel’Église Catholique fait à un petit enfant, c’est instiller lanotion culpabilité dans son petit esprit. Et la culpabilité,c’est bon pour un artiste. 11
Tous ces éléments sont présents dans les trois romans que j’ai choisi
d’étudier : l’Irlande, les années 50, l’Église Catholique - qui
figure en première place, directement ou de manière plus insidieuse -
et enfin, la culpabilité. Tous sont des « personnages » périphériques
mais néanmoins très envahissants. Ils constituent le cadre dans
lequel Black construit ses romans noirs, la base à laquelle il ajoute
des éléments plus traditionnels du genre. D’où toute la psychose
engendrée par cette société patriarcale qui se combine avec la
tradition littéraire pour donner naissance à un genre hybride, dans
lequel les relations de genre revêtent une grande importance.
La présence de femmes dans le roman noir n’a rien de
nouveau. Elles étaient déjà présentes dans les romans français comme
Vidocq. En Angleterre, au milieu du dix-neuvième siècle, les
yellowbacks racontaient souvent l’histoire d’une femme détective. Plus
tard, Agatha Christie créera le personnage de Miss Marple.11 “Auden said that children should be loaded with as much trauma as they canbear, because it’s good for them. I think that’s certainly true of childrenwho are going to turn out to be artists. My traumas were Wexford, Ireland, thefifties, and especially the Catholic Church. The first thing the CatholicChurch does to a child is instill guilt in his little soul, and guilt is agood thing for an artist », John Banville, The Art of Fiction No. 200,Interviewed by Belinda McKeon, http:///www.theparisreview.org/interviews/5907/the-art-of-fiction-no-200-john-banville
7
Mais c’est aux États-Unis dans les années 1920 que le genre
‘noir’ s’est véritablement développé, avec Hammett et Chandler. Les
personnages féminins de leurs romans répondaient à des critères bien
spécifiques : elles fonctionnaient dans un système binaire, avec d’un
côté la Femme Fatale, tentatrice, incarnation du Mal, prête à utiliser
tous ses charmes pour parvenir à ses fins et, de l’autre côté,
l’amie, parfois l’amoureuse, souvent la sous-fifre, disposée à aider
et soutenir. Dans les années 1930, certains personnages féminins sont
véritablement devenus les héroïnes du roman noir, comme dans Le Facteur
Sonne Toujours Deux Fois (1934) 12, et c’est à partir de ce moment-là que
le climat de tension sexuelle entre les principaux personnages
masculins et féminins a commencé à se développer.
Au cours des années 1930, 1940 et 1950, la popularité accrue
du roman noir, à la fois sur le plan littéraire et cinématographique,
a également donné naissance à ce que Lee Horsley a appelé « une
centralité accrue du personnage féminin ».13 Janey Placy a résumé les
deux manifestations de cette figure sous deux archétypes « la femme
noire, la femme-araignée » et sa soeur, ou alter ego, la vierge, la
mère, l’innocente, la rédemptrice ».14 Si, de ces deux archétypes, la
figure de la Femme Fatale est celle qui est la plus communément
associée au « danger », les deux se répandent dans le roman noir
comme une menace à la stabilité de l’identité masculine. Lee Horsley
12 The Postman Always Ring Twice, James M Cain, 1934.13 ‘an increased centrality of the female figure’,Lee Horsley, The Noir Thriller,(Hampshire: Palgrave, 2001), p. 130.14 Janey Place, ‘Women in Film Noir,’ in Women in Film Noir, edited by E. AnnKaplan, (London: British Film Institute, 2003), pp.47 – 80, p. 47.
8
postule ainsi que dans le roman noir, les femmes apparaissent comme
un « élément crucial dans les combats du héro, voire même dans son
problème central, contribuant à renforcer sa perception d’un univers
instable et l’échec du désir masculin ».15
Quirke (dont le lecteur ne découvre le prénom que dans le roman
Vengeance) est le personnage clé des trois romans, et toutes les
personnages féminins, qu’ils soient morts ou vivants, entretiennent,
d’une manière ou d’une autre, un rapport avec lui et menacent sa
stabilité, une stabilité déjà très fragilisée par une enfance
difficile. Cependant, la plupart des personnages féminins sont
également une menace pour elles-mêmes, pour les autres personnages
masculins ou du moins elles sont perçues comme une menace pour
l’ordre établi de la société irlandaise des années 1950, ordre qui
reposait sur des traditions conservatrices et une législation
sexiste.
L’archevêque Charles McQuaid a pris ses fonctions 1940.
Cependant, son influence et son contrôle sur la politique irlandaise
dès la naissance de l’État Libre avait commence bien avant qu’il ne
soit nommé archevêque, et reposait sur ses liens étroits avec Eamon
de Valera. Sa contribution à la rédaction de la Constitution de 1937,
qui affirmait « la place spéciale » de l’Église Catholique, ainsi que
son influence dans les domaines de la religion, de l’éducation ou du
15 ‘crucial to the hero’s struggles and perhaps his central problem,contributing to his sense of an unstable world and the failure of masculinedesire.’, Horsley, The Noir Thriller, p. 130.
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système social, sont incontestables. On trouve d’ailleurs quelques
références à ce personnage sulfureux dans La Disparition d’April Latimer.
En Irlande, dans les années 1950, les femmes n’avaient accès ni
à la contraception (sans parler de l’avortement) ni au divorce, ni
aux emplois dans des postes importants de la fonction publique. Des
dizaines, voire des centaines de jeunes filles et jeunes femmes
étaient encore enfermées dans les Magdalen Laundries du pays16 pour
avoir commis le péché mortel d’être tombées enceintes hors mariage ou
pour être trop jolies ou provocantes. La doctrine sociale de l’Église
Catholique avait réduit la citoyenne irlandaise à son rôle de mère et
d’épouse.
Pour autant, ce serait faire double injustice aux Irlandaises que
de postuler qu’elles étaient poussées à soumission par ce climat
légal et moral. Et Benjamin Black, spécialement dans les trois romans
que j’ai choisi d’étudier, crée des personnages féminins qui
correspondent à divers types de féminité.
De par la présence et le rôle dévolus aux femmes dans le roman noir,
et de par la nature oppressive de la société irlandaise, les thèmes
récurrents de la fiction de Benjamin Black sont le sexe, la
prostitution, l’inceste, le viol, la pornographie et l’obsession. Il
va de soi que ce cocktail ne saurait être complet sans un soupçon de
religion, de corruption et de pouvoir.
16 Voir note 8.
10
Dans le premier roman, Les Disparues de Dublin, le personnage éponyme
est ce que l’on nommait communément une fille-mère. Mise enceinte par
son employeur, elle a été renvoyée et est morte en couches. Son
nouveau-né a été envoyé en Amérique pour être adopté par une
organisation spécialisée dans le trafic de bébés. Son prénom et son
nom sont emblématiques, comme dans a plupart des romans de Black.
Christine est une figure christique du sacrifice et un ange déchu.17
Mais il n’y pas de rédemption possible. Son bébé adopté, Christine,
mourra également, accidentellement tué par son père adoptif.
Christine est typiquement la femme perdue des années 50. Elle a
été séduite par le juge Griffin, le père adoptif de Quirke, est
tombée enceinte, et le péché du père a dû être caché. La conspiration
du silence est partout. Elle est morte en donnant naissance à sa
petite Christine chez une certaine Dolores Moran, faiseuse d’anges
impliquée dans le trafic d’enfants déjà mentionné. Cette dernière
analyse ainsi la disparition de Christine : « Pauvre Chrissie. Ce
n’était pas une mauvaise fille. Mais finalement, c’était peut-être
mieux comme ça. Quelle vie elle et son enfant auraient eue ? ».18
Dolores elle–même est une autre figure archétypale du roman noir
et des femmes dans le société irlandaise de l’époque. Sans scrupules,
vénale et sans compassion, du moins en surface, c’est en réalité une
femme qui se cherche un rôle et une place. Elle avait à l’origine
accepté les règes du jeu, celui du silence et de la corruption, mais
elle va payer de sa vie sa décision de faire des révélations à17 Christine renvoie au Christ et Fall à la chute, dans le péché.18 “Poor Chrissie. She wasn’t a bad sort. But who knows? Maybe it was for the best. What kind of lifewould she have had, her or the child?” Benjamin Black, Christine Falls, Picador, London :2006, p. 70.
11
Quirke, en lui envoyant le journal intime qu’elle tenait.
« Lorsqu’elle déposa l’enveloppe dans la boite, ce fut comme si sa
conscience s’allégeait, elle se sentit mieux; c’était comme aller se
confesser, même si elle ne se souvenait pas de la dernière fois où
elle y était allée ».19 Même pour un personnage qui semble dénuée de
tout remord, elle est sous le poids de la religion, pas tant du point
de vue moral que de celui de la tradition. Les péchés sont trop
lourds à porter et doivent être transférés à des autorités
supérieures. Les Chevaliers de St Patrick, à la tête du trafic
d’enfants, ont leur manière bien à eux de régler ces problèmes. À la
fin du roman, lorsque Quirke découvre que c’est son père adoptif qui
a mis Christine enceinte, il lui dit : « J’envie ta vision du monde,
Garrett. Péché et châtiment. Ce doit être bien commode d’avoir une
vision si simpliste du monde ».20 L’entreprise caritative de Boston,
montée par le juge Griffin et son acolyte américain, Josh Crawford,
le père de l’épouse décédée de Quirke, n’est pas une simple agence
d’adoption. C’est ce qu’une religieuse du couvent de Boston finit par
révéler à Quirke.
Ils appellent cela une oeuvre de bienfaisance, mais ce n’est pasde cela dont il s’agit. Il s’agit de pouvoir, purement etsimplement. De pouvoir sur les gens. Sur leurs âmes. St Mary, M.Quirke, est une forcerie à religieuses. On nous envoie desenfants, dont certains n’ont pas plus de quelques semaines. Ons’assure qu’ils sont en bonne santé et on les…distribue. On lesplace dans de bonnes familles catholiques, des gens en qui nous
19 “when she put the envelope in the box it was a weight dropping from her conscience, and she feltbetter; it was like going to Confession, although she could not remember when she had last done that”Ibid. ; p. 9420 “I envy your view of the world Garrett. Sin and punishment- it must be fine to have everything sosimple”, Ibid. ; p. 381.
12
avons confiance. Des pauvres respectables. Puis, quand lesenfants sont suffisamment grands, ils son retirés à leur familleet placés dans des séminaires et des couvents, qu’ils leveuillent ou non. C’est une machine à fabriquer des prêtres, desbonnes sœurs. Vous comprenez ?21
Selon Kristeva, la religion est un rituel qui nous permet de
supporter l’abjection. Lorsque l’abjection prend la forme d’un péché,
celui du sexe par exemple, il est ritualisé par le mariage et devient
ainsi acceptable. Dans la société irlandaise, les mères célibataires
sont une menace à l’ordre établi, et opérer un transfert des enfants
illégitimes en religieux(ses) est un rituel qui rend ces individus
moralement et socialement acceptables. Cela contribue également à
étendre le pouvoir de l’Église Catholique de l’autre côté de
l’Atlantique, au sein d’une communauté irlandaise en plein essor.
Benjamin Black, dans les Disparus de Dublin, entreprend son exploration de
la nature obsessionnelle de la société irlandaise - obsession de
maintenir un ordre établi grâce à la religion et au patriarcat ; une
obsession du renforcement de son identité, et les personnages
masculins portent cette obsession dans la nature même de leurs
relations avec et aux femmes.
On notera, à cet effet, que les femmes qui ne sont pas de
nationalité irlandaise dans les trois romans appartiennent à une
catégorie à part, notamment deux d‘entre elles : Rose Crawford, la
21 “They call it a charity, but that’s not what it is. It’s just power, naked power…Power over people. Overtheir souls…St Mary’s Mr Quirke, is a forcing house for the religious. The children are delivered to us, someno more than a few weeks old. We make sure they’re healthy and then they’re…distributed. We hand themout to good Catholic homes, people we can trust-the respectable poor. Then when the children are oldenough they are taken back and put into seminaries and convents-whether they want to be or not. It’s amachine for making priests, for making nuns. Do you see?”, Ibid. ; p. 324.
13
troisième femme (américaine) de Josh Crawford, et l’épouse anglaise
de Leslie White. Elles semblent plus indépendantes.
Dans son second roman, La Double Vie de Laura Swan, Black poursuit son
autopsie des aspects les plus sombres de l’âme humaine, et pousse
l’analyse des personnages davantage que dans Les Disparus de Dublin. Je
dirais que des trois romans que j’ai choisis, c’est de loin le plus
subversif, le plus sombre, le plus troublant et indubitablement le
plus captivant. Les ingrédients de ce roman sont : le péché,
l’érotisme, la tentation sexuelle, la frustration, la drogue, et la
violence, verbale, psychologique et physique. A travers les
personnages féminins, Black y dépeint une vision très dérangeante de
la société irlandaise, percluse de culpabilité, une société pousse-
au-crime. Si, comme l’affirme Black, la culpabilité est propice à la
créativité artistique, cela signifie également que la notion de
culpabilité dans la société irlandaise des années 50 a permis aux
femmes de faire des expériences plus subversives qu’elles en l’aurait
fait à une autre époque.
Les personnages masculins, quant à eux, ne sont que des excuses
et servent de faire-valoir. Ils sont faibles, ont peu d’ambition, et
aucune aspiration. Les escrocs sont sans envergure, et les maris sont
ennuyeux.
Certes, les femmes sont trompées mais elles en sont conscientes
et choisissent à dessein de pousser les expériences à leur paroxysme
parce qu’au bout du compte, une mauvaise expérience vaut mieux
qu’aucune expérience.
14
Dans La Double Vie de Laura Swan, le personnage central est retrouvé
mort sur les rivages de Dalkey Island, apparemment victime d’un
suicide par noyade. Son nom : Deirdre Hunt. Une fois encore, Black a
choisi un nom doublement connoté pour son personnage. Deirdre est un
personnage la mythologie irlandaise, dont le nom signifie Douleur.
Hunt évoque l’idée de chasse, de traque, mais Deidre chasse t-elle ou
est-elle chassée ? Au fur et à mesure que l’intrigue progresse, le
lecteur découvre que Deirdre menait une double vie et s’était choisie
une autre identité, Laura Swan, pour gérer l’institut de beauté The
Silver Swan, ( titre original du roman) avec Leslie White, un petit
escroc anglais, qui contribuera à sa chute. En effet, au fil des
pages, le lecteur apprendra que Deirdre était destinée à devenir
Laura Swan. Elle avait épousé Billy Hunt, représentant de commerce
ordinaire, du moins en apparence et était devenue un sorte d’Emma
Bovary jusqu’à sa rencontre avec Leslie White et le Dr Kreuz , un
« guérisseur spirituel » indien, qui vont permettre à sa vraie nature
de se révéler. Elle se laisse emporter par ses désirs, ses désirs
d’explorer son corps, son âme, sa sexualité. Elle prend de la drogue
avec Leslie, se laisse photographier dans des postures indécentes et
se laisse même convaincre par son amant de lui écrire des lettres
érotiques, qu’il utilisera plus tard pour la faire chanter. Il y a un
sens profond de a tragédie chez Deirdre / Laura dans la mesure où
elle sait, et le lecteur le sait également, qu’elle court à sa perte.
Lorsqu’elle rencontre le Dr Kreuz pour la première fois, il lui
raconte une fable ‘Sufi’. « La fable ressemblait à la vie qui serait
un jour la sienne. L’avenir, pensait-elle, l’avenir sous la forme
15
inattendue du Dr Kreuz, lui avait envoyé un message, une prophétie,
de survie et d’amour ».22 C’est la véritable dimension tragique de
Deirdre/Laura. Plus tard dans le roman, lorsqu’elle rencontre Leslie
White, elle a le même sentiment : « Car quelque chose s’était produit
et quelque chose se produirait, et bientôt, elle en était
convaincue ».23
Laura n’est ni une victime innocente ni dupe :
Elle n’était pas sotte; elle connaissait les hommes et leurbaratin ; elle savait ce que valaient leurs promesses etleurs déclarations. Et pourtant, il y avait chez Lesliequelque chose auquel elle ne pouvait résister. Elle lesavait et lui aussi le savait, et pendant ce temps leschoses en étaient arrivées à un point de non-retour. 24
Elle sait également qu’elle pousse l’expérience trop loin lorsqu’elle
accepte, inconsciemment ou non, de prendre part à l’escroquerie mise
ne place par Kreuz et Leslie, et qui consiste à droguer des femmes
puis de les photographier dans des positions compromettantes pour
ensuite les faire chanter. C’est une petite escroquerie minable mais
Laura ne peut y résister :
Au bout du compte, ce sont les photos qui avaient tout faitdéclenché…lorsqu’il lui avait montré celle de la femme avecl’étole en fourrure de renard, elle s’était sentie excitée
22 ‘’The shape of the fable seemed the shape of a life that would one day behers. The future, she believed, the future in the unlikely form of Dr Kreutzhad sent her a message, a prophecy, of survival and of love”, Benjamin Black,The Silver Swan, p. 62.23 “For something had happened, and something more would happen, and soon, shewas sure of it”, ibid. ; p. 152.24 “She was not a fool; she knew men and how they talked; she knew what theirpromises and declarations were worth. Yet there was something bout Leslie shecould not resist- she knew it and he knew it too and meanwhile everything hadcome to a point from which there would be no turning back », ibid. ; p. 185
16
et avait eu presque peur (…). Elle se dégoutait, et en mêmetemps elle était excitée, d’une manière horrible, qui luifaisait penser qu’elle devrait avoir honte bien que ce nesoit pas le cas, pas vraiment.25
Elle découvre assez vite la véritable nature de la guérison
spirituelle du Dr Kreuz « Peut-être cela faisait-il partie du
traitement, peut-être était-ce un moyen d’aider ces femmes en leur
permettant de se voir telles qu’elles étaient, dans toute leur
féminité. Peut-être cela les aidait-elles à guérir leurs âmes ? ».26
La nature répressive et oppressive de la société dans
laquelle elles vivent conduit les femmes, certaines femmes, accepter
des situations dont elles savent qu’elles sont mauvaises pour elles
mais qui ont le mérite de leur permettre d’expérimenter, une fois
pour toutes, la totalité de leur existence, le côté sombre de leur
personnalité, l’Autre en elles. Le choix est : vivre ou ne pas vivre.
Leslie White, qui a compris qu’il pouvait pousser Laura à aller
plus loin, parvient à la convaincre de lui écrire ces lettres
érotiques. Ni la peur, ni la honte, ni la culpabilité ne peuvent
l’arrêter. Pourtant, ce n’est pas à Leslie que ces lettres sont
véritablement adressées. C’est l’expression de son propre être. La
scène de masturbation dans l’église, lors de l’écriture d’une de ces25 “In the end it was the photographs that had done it…when he showed her theone of the woman in the fox-fur stole, she felt hot and excited and almostfrightened (…) She was disgusted with herself, yet excited, too, in a horribleway that made her think she should be ashamed, though she was not, notreally”, Ibid. ; p. 185-8626 “Perhaps it was part of the treatment, perhaps it was a way of helpingthose women by letting them see themselves as they were, in all theirwomanliness. Perhaps it did heal their spirits”, Ibid. ; p. 189.
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lettres est, pour Laura, le summum de l’excitation. La subversion de
toute forme de moralité, de respect dans un lieu sacré est ce qui
confère à Laura un pouvoir absolu. Son comportement dans ce passage
particulier, opère une sorte de transfert de pouvoir du masculin au
féminin. L’Église Catholique devient le lieu où cette femme dépasse
sa peur, sa honte et sa culpabilité pour s’exprimer totalement. Les
événements traumatisants de son enfance – elle a été élevée dans un
HLM, dans une famille de gens du voyage et a été victime d’actes
incestueux de la part de son père – se jouent dans cet épisode. Elle
prend ne serait-ce que brièvement, le contrôle de sa vie, d’elle-
même.
Black s’éloigne assez distinctement du roman noir ou policier
dans La Double Vie de Laura Swan. Il questionne la nature même du Mal,
explore les aspects les plus sombres de l’âme humaine et révèle la
peur innée qu’inspirent les femmes, la menace qu’elles font peser sur
la stabilité de l’identité masculine.
Dans le roman, tous les personnages masculins sont menacés par
une femme. Billy Hunt est trahi par sa femme. La femme de Leslie,
Kate, est celle qui a l’argent dans le couple, et elle le tient sous
son pouvoir. Quirke a une brève aventure avec Kate mais, comme cela
est le cas avec toutes les femmes qu'il rencontre, il ne l’assume
pas. Et tout le tissu social repose sur cette perception des femmes
comme menace à l'ordre établi. Comme le postule Emma Whiting dans son
article « Dangerous Women and the Abject in the Noir Thriller »27, les
27 “Dangerous Women and the Abject in the Noir Thriller”, Emma Whiting, p. 15http://www.crimeculture.com/Contents/Articles-Spring05/Thompson-OutofPast.html, article consulté en novembre 2012.
angoisses des personnages masculins s’expriment simultanément à
travers leur peur et leur désir de l'abject, le retour à la mère
phallique archaïque selon Julia Kristeva.
Benjamin Black va poursuivre son exploration de ce thème dans le
troisième roman, La Disparition d'April Latimer. Cette jeune femme, amie de
Phoebe, la fille de Quirke, a disparu. Sa famille a des connections
dans les hautes sphères du pouvoir : son père était un héro de la
rébellion de 1916, son oncle est le ministre de la santé et son frère
un gynécologue respecté, surnommé le Saint Père car, comme le dit
l'un des personnages, « c’est un catholique fanatique et un
célibataire notoire ». Ce roman va permettre à Black de développer un
personnage féminin récurrent et essentiel : le personnage de Phoebe,
la fille de Quirke.
Dans Les Disparus de Dublin, elle n'est encore que la nièce de
Quirke. En réalité, lorsque la femme de ce dernier est morte en
donnant naissance à Phoebe, le légiste, en proie au plus grand
désarroi, ne s'est pas senti capable d'élever l'enfant et l'a confiée
à son frère et sa belle-soeur. Phoebe est proche de celui qu’elle
pense être son « oncle », peu conventionnel, tout comme elle. Mais il
n'est pas à la hauteur de ses attentes et la déçoit, comme il le fait
avec tout le monde, y compris lui même. La relation père-fille évolue
au cours des trois romans mais c'est dans La Disparition d'April Latimer
qu'elle est pleinement développée.
Lorsqu’au cours d'un entretien, un journaliste demanda à
Banville s'il s'identifiait à Quirke, ce dernier répondit : « Non, je
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m'identifie à Phoebe. Si je dois être quelqu’un dans le livre, c'est
Phoebe. Elle a un côté sombre, obsessionnel avec lequel je me sens,
je ne dirais pas à l’aise, mais qui m’est familier ».28
L'obsession de Phoebe est sa quête identitaire, en tant que
personne, dans ses relations avec sa famille et en tant que femme.
Elle n'est ni Femme Fatale ni innocente au sens archétypal du roman
noir. Dans La Disparition d’April Latimer, elle est la première à s'inquiéter
de la de son amie. Mais ce n'est pas tant la disparition qui va
l'obséder que la personnalité d'April et surtout sa relation avec un
ami commun, Patrick Ojukwu, un étudiant en médecine noir.
Dans leur cercle d'amis, April était perçue comme « peu
conventionnelle, trop sûre qu'elle n'avait besoin de personne ».
« Elle boit et fréquente des fêtards ». Certains suggèrent même
qu'elle aurait pu « aller en Angleterre »29, euphémisme pour aller se
faire avorter. Lorsque Quirke interroge son oncle, il la décrit comme
« Le mouton noir de la famille, cette petite trainée qui n'a causé
que des ennuis depuis le jour de sa naissance ».30 Sa famille l'a
répudiée pour protéger la réputation de clan et ses amis sont
finalement peu préoccupés par sa disparition. Elle est perçue comme
la fille facile et libertine qui finira par avoir des ennuis. Rien
28 “No, Phoebe is me. If there is anybody in those books that’s me, it’sPhoebe. She has a darkness and an obsessiveness that I feel… I won’t saycomfortable with, but that I feel a familiarity with”, Lanigan Sheila“Banville on Black », Irish America, October/November 2011,http://irishamerica.com/2011/10/banville-on-black/29 “unconventional, too sure she was able to look after herself”, “slightlynotorious”, “drinks a bit, goes about with a fast crowd”, “might have gone toEngland”, Elegy for April, p.37.30 “Our own black sheep (...) that little bitch has caused nothing but troublesince the day she was born”, Ibid.; p. 90.
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d'étonnant finalement que l'on retrouve dans son appartement des
traces de sang, de celles que l'on trouve lors d'une fausse couche ou
une interruption de grossesse.
À partir de là, les histoires d'April et Phoebe vont
s'entremêler. La fille de Quirke se lance dans une quête éperdue pour
découvrir si le père de l'enfant d'April est bien l'étudiant noir,
Patrick, qui la fascine et l'idée qu'il ait été l'amant d'April
l'obsède.
Jusque-là, les expériences sexuelles de Phoebe ont eu lieu dans la
violence. Dans Les Disparus de Dublin, elle est violée par le chauffeur de
Josh Crawford, Andy, le père adoptif de la fille de Christine. Dans
La Double Vie de Laura Swan, elle a une aventure avec Leslie White qui est
tout sauf romantique : « C'était seulement la deuxième fois dans sa
vie qu'un homme était entré en elle. La première fois cela avait été
contre son gré, avec violence, un couteau sous la gorge. Leslie White
avait été violent aussi, mais différemment ».31 Elle aura également
une relation sexuelle avec Patrick, bien que ce ne fût pas vraiment
ce qu'elle voulait. Elle se trompe sur le désir qu'elle éprouve pour
lui. Ce qu'elle désire par-dessus tout, c'est de trouver un sens à la
vie, aux secrets des gens. Il semble que Phoebe traverse la vie sans
avoir pleinement le contrôle de ses actes. Elle est portée par ses
obsessions. C'est également une obsession qui a conduit April Latimer
à sa mort. Elle s'était confiée à Phoebe :
Ce qu'il y a avec les obsessions, c'est qu'elles neprocurent aucun plaisir. Au début, s'il y a un début, tupenses que c'est le plus grand plaisir que tu as jamais
31 Benjamin Black, The Silver Swan, p. 115.
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connu - ce mot, plaisir, la manière dont elle l'avait ditavait troublé Phoebe, elle avait trouvé cela presqueindécent - et puis, après un temps, quand tu es prise parcette obsession, tu ne peux plus t'en sortir, c'est commeêtre enfermée dans une cellule de prison.32
Phoebe veut faire l’expérience de ce plaisir et, comme Laura Swan,
son désir l’emporte sur sa peur.
Il serait trop simple et réducteur et tentant de ramener tout cela à
la quête du père ou de la mère phallique archaïque de Kristeva. Je
pense que cela va au-delà. Il me semble que Phoebe est une figure
féminine que je qualifierai de transitionnelle, à la fois dans le
roman noir et dans l’histoire de l’Irlande. Elle n’est en aucun cas
une femme soumise. Elle ne se conforme à aucun genre en ce qu’elle
n’est ni la Femme Fatale séductrice ni la victime innocente de la
société patriarcale. C’est un personnage et une femme en devenir,
peut-être une personnage féminin du genre néo-noir, un genre qui
combinerait le postmodernisme et le post féminisme. Elle va au-delà
des tensions traditionnelles entre les deux sexes pour interroger
d’autres formes potentielles de relations. C’est peut-être à cela que
Black fait référence lorsqu’il dit s’identifier davantage à ce
personnage.
La révélation finale sur les circonstances de la disparition
d’April nous éclaire sur la nature de cette obsession. Le père
d’April a eu des relations incestueuses avec elle et son frère. Cela
32 “The thing about obsession is that there is no pleasure in it. You think atthe start, if there is a start, that it is the greatest delight you couldknow-that word delight, the way that she said it, had struck Phoebe asdisturbing, almost indecent- but after a while, when you’re caught in it andcan’t get out, it’s a prison cell”, Elegy for April, p. 165.
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a créé des liens très étroits entre April et Oscar Latimer, de telle
sorte qu’ils ont fini par reproduire ces actes incestueux entre eux.
C’est ce qu’explique Oscar Latimer à Quirke :
Mais c’était merveilleux, ce lien qui s’était développé entreApril et moi. Papa nous y avait formés et nous lui en étionsreconnaissants (...) ce dont je parle, c’est d’amour, un amourqui est tout, un amour qui écarte tout autour de lui, un amourqui vous consume, un amour qui vous obsède (...) et je penseque la pauvre April n’était pas à la hauteur d’un telsentiment.33
Il ne s’agit pas du premier exemple d’inceste dans un roman de Black.
Il y en avait déjà un dans Les Disparues de Dublin et dans La Double Vie de Laura
Swan. L'importance que revêt l'inceste opère un glissement de genre, du
roman noir au roman social. L'histoire sociale contemporaine irlandaise
a récemment pris la mesure du nombre de filles mères qui ont été
victimes d'un viol subi et commis au sein du cercle familial. De
nombreuses jeunes femmes envoyées dans les Magdalen Laundries ont été
violées par un oncle ou un cousin. D'un point de vue religieux, il
s'agit d'un péché mortel. Mais Oscar Latimer le justifie. S'adressant à
Phoebe, il affirme : « Cela vous choque t-il, Miss Griffin? Je suppose
que c'est choquant, en effet. Mais le fait est que Dieu autorise
certaines choses. Il semble même qu'il souhaite qu'elles se produisent.
Et qui sommes-nous, pauvres mortels, pour nous opposer à un désir divin
? Est-ce que je me sens coupable ? Coupable n'est pas le mot. Il n'y
avait pas de mot pour décrire que je ressens ».34
33 Ibid., p. 296.34 "Are you shocked Miss Griffin? Well, I suppose it is shocking. But thereyou are. God allows certain things to happen, seems even to want them tohappen, and who are we, mere mortals, to deny a divine with? (...) Do I feelguilty? Guilt is not the word. There is no word for it”, Ibid., p. 297.
23
Il s'agit là d'un superbe exemple d'auto-justification qui utilise la
religion pour nier ce qui est un péché mortel. Si le péché est mortel,
il peut être transformé en désir divin et du même coup devenir
acceptable. C'est de cette même manière que le trafic d'enfants est
justifié dans Les Disparus de Dublin. Dans ces cas particuliers, la
religion est un outil de pouvoir utilisé par les hommes, et
quelquefois même les femmes, pour justifier les actes les plus
terribles et abjectes. La religion a été, et est encore aujourd'hui,
comme nous pouvons le constater, un outil de pouvoir utilisé par les
responsables politiques irlandais et l'élite du pays pour asseoir leur
pouvoir, et un outil qui a été utilisé par le passé pour bannir et
exclure les « indésirables » de la société.
Les personnages féminins de Benjamin Black oscillent souvent
entre le danger et l'excitation du danger, la peur et le plaisir, la
culpabilité et l'obsession. Elles affaiblissent ainsi leurs
contreparties masculines qui, en conséquence, apparaissent davantage
comme des êtres unidimensionnels.
L'âme troublée et les traumatismes de Quirke - c'est un
orphelin qui a grandi dans une Industrial School au sein de laquelle il a
subi des sévices - rend ses relations avec les femmes impossibles. Il
ne parvient à établir de lien avec elles que par des relations
sexuelles mais il est incapable de former des relations durables. La
seule raison pour laquelle il a épousé Delia est qu’elle a accepté de
coucher avec lui, alors qu'en réalité, c'est de sa soeur, Sarah qu'il
24
était amoureux. Dans La Double Vie de Laura Swan, Bill Hunt va voir des
prostituées parce qu'il a une image quasi virginale de sa femme et
qu'il ne peut réaliser ses fantasmes sexuels avec elle.
Il y a chez Black, dans la tradition du roman noir, une impossible
communication entre les hommes et les femmes. Leurs désirs ne peuvent
converger et se rejoindre. Le roman policier s'avère être un lieu
propice à l'exploration de ces thèmes. L'Irlande des années 50 est
également un lieu idéal pour réaliser l'autopsie des traumatismes
psycho-sexuels. Le concept d’Emerald Noir utilisé par Val Mc Dermid prend
tout son sens ici, et donne sa dimension toute irlandaise aux romans de