Christopher Lasch _ La Culture Du Narcissisme - Actu Philosophia
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Christopher Lasch : La culture du narcissismeLA VIE AMÉRICAINE À UN ÂGE DE DÉCLIN DES ESPÉRANCES
samedi 9 juin 2012, par Nicolas Rousseau
Depuis une dizaine d’années, de nombreuses études ont paru sur la personnalité
narcissique, notamment autour du pervers manipulateur, dans son rapport à
autrui [1], au travail [2] ou dans le couple [3]. Si l’intérêt pour ce sujet relève en
partie d’un effet de mode, il est aussi le signe d’une inquiétude quant à
l’évolution de nos sociétés modernes et des comportements qui s’y développent.
Pourquoi notre époque serait-elle propice à l’apparition de pervers de cette
sorte ?
C’est l’intérêt du livre de Christopher Lasch, La culture du narcissisme [4], de
montrer que le narcissisme, au-delà des cas strictement pathologiques est
devenu un phénomène social généralisé. Il établit de façon très convaincante un
lien de cause à effet avec l’expansion d’une société organisée
bureaucratiquement.
S’appuyant sur une description clinique et sociologique des troubles engendrés
par la culture de masse, sa thèse tranche avec les théories habituelles sur le
narcissisme : loin de proposer une meilleure prise en charge institutionnelle des
citoyens, Lasch montre que c’est bien au contraire la mise en place d’une société
thérapeutique qui est à l’origine du narcissisme sous sa forme actuelle : « A
mesure que les points de vue et les pratiques thérapeutiques acquièrent une
audience de plus en plus vaste, un nombre sans cesse accru de gens se trouvent
disqualifiés, en fait, lorsqu’il s’agit d’endosser des responsabilités d’adultes ; et
ils tombent sous la dépendance d’une autorité médicale quelconque. Le
narcissisme est l’expression psychologique de cette dépendance [5] ».
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Le narcissisme, tel qu’il se manifeste sous des formes pathologiques chez
certains individus, est révélateur d’un malaise plus diffus mais généralisé et qui
touche tous les secteurs de la vie sociale. Lasch met en lumière une crise dans
notre culture, qui s’avère désormais incapable de former des individus accomplis
et autonomes. Son livre est un saisissant portrait de Dorian Gray de « l’homme
psychologique », cet individu contemporain moyen qui se trouve de plus en plus
dessaisi de sa propre vie.
La figure de Narcisse , de la mythologie à la psychanalyse
On sait que le Narcisse de la mythologie, fasciné par son reflet, finit par trop se
pencher, tombe à l’eau et se noie. Dans le langage courant, est dit narcissique
l’individu qui a une trop grande estime de soi : il veut toujours être le centre de
l’attention, il ramène tout à lui. Narcissique est plus ou moins synonyme de
vaniteux, d’égocentrique. Lorsqu’on accuse un écrivain ou un cinéaste de tomber
dans ce travers, on lui reproche de faire des oeuvres nombrilistes, de se mettre
outrageusement en scène.
Le sens psychanalytique du terme est à l’opposé de cette vision populaire. Pour le
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comprendre, il faut revenir à la mythologie : « Narcisse se noie dans son reflet
sans jamais comprendre qu’il s’agit d’un reflet, explique Lasch. Il prend sa propre
image pour quelqu’un d’autre et cherche à l’embrasser sans penser un instant à
sa sûreté. La leçon de l’histoire n’est pas que Narcisse tombe amoureux de lui-
même mais que, incapable de reconnaître son propre reflet, il ne possède pas le
concept de la différence entre lui-même et son environnement. »
Le narcissisme est une pathologie de la personnalité dans laquelle celle-ci n’est
pas agrandie, magnifiée, mais au contraire sur le point de s’effondrer. Le
narcissique ne souffre pas d’une estime trop grande de lui. Au contraire, il peine
à se constituer une image stable de lui-même. A l’opposé de tout égoïsme, le
type du narcissique se caractérise par la détresse et l’anxiété permanentes, dans
une incapacité à constituer un rapport apaisé à son environnement. Narcisse ne
peut se faire une image réaliste de lui-même.
Une culture de l’infantilisation
Le sujet narcissique se projette dans des représentations grandioses de lui-
même et il recherche en autrui la confirmation de ces fantasmes. Il veut devenir
célèbre, être une star, mais, dans les cas les plus pathologiques, sans rien faire
pour mériter sa célébrité. On peut penser à l’apprenti-comique joué par De Niro,
dans King of Comedy de Scorcese, dont le seul rêve est de passer dans le show
télévisé à la mode et qui, pour arriver à ses fins, finit par prendre en otage le
présentateur qu’il idolâtre.
« Malgré ses illusions sporadiques d’omnipotence, Narcisse a besoin des autres
pour s’estimer lui-même ; il ne peut vivre sans un public qui l’admire. Son
émancipation apparente des liens familiaux et des contraintes institutionnelles
ne lui apporte pas, pour autant, la liberté d’être autonome et de se complaire
dans son individualité. Elle contribue, au contraire, à l’insécurité qu’il ne peut
maîtriser qu’en voyant son « moi grandiose » reflété dans l’attention que lui porte
autrui, ou en s’attachant à ceux qui irradient la célébrité, la puissance et le
charisme » [6].
La société contemporaine, estime Lasch, nous maintient dans un narcissisme
infantile en nous promettant, via la publicité ou la propagande pour le progrès,
des satisfactions illusoires, engendrant de ce fait un surcroît de frustrations et
d’angoisses. Pourquoi ne suis-je pas épanoui, riche et génial comme on me l’a
promis ? se demande le narcisse d’aujourd’hui, désarçonné quand ses rêves
finissent par se heurter à la réalité. On aura compris que si Narcisse recherche
bien l’accomplissement de ses désirs, ces désirs ne sont pas portés par un ego
triomphant, mais par une personnalité mutilée, amoindrie.
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Incapable de combler ses désirs, replié sur lui-même, le narcissique éprouve
toutes sortes de représentations déprimantes : peur de vieillir en particulier,
peur de la décrépitude physique et de la mort. Coupé des autres, sans relations
stables, le narcissique comprend que l’avancée dans l’âge ne peut être synonyme
d’accomplissement, mais d’affaiblissement et de solitude accrue. Pour contrer ces
images, il développera des fantasmes qui serviront de défenses psychiques :
exaltation idéalisée de sa personne, espoirs délirants d’une fusion cosmique
(mentalité New Age), quête spirituelle de pureté (gnosticisme), rejet du passé et
attentes irréalistes quant à l’avenir (idéologie progressiste) etc. « En prolongeant
le sentiment de dépendance jusque dans l’âge adulte, la société moderne
favorise le développement de modes narcissiques atténués chez des gens qui, en
d’autres circonstances, auraient peut-être accepté les limites inévitables de leur
liberté et de leur pouvoir personnels – limites inhérentes à la condition humaine
– en développant leurs compétences en tant que parents et travailleurs [7] ».
Lasch décrit tout le contraire d’une culture de l’égotisme ou de l’orgueil. Bercé
d’illusions quant à la possibilité d’être en paix avec lui-même et de s’accomplir,
le narcissique ne fait que s’enfoncer dans ses troubles. Le remède semble donc
aggraver le mal : c’est pourquoi Lasch pointe la responsabilité de la psychanalyse.
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Le Caravage, Narcisse (vers 1597-1599), Galerie nationale d’art ancien,
Rome
La psychalyse , une re ligion pour notre temps ?
La psychanalyse s’est diffusée dans une société sécularisée, qui recherche son
salut non plus dans la religion mais dans la cure psychologique. S’agit-il encore
bien d’une voie de salut ? « Assailli par l’anxiété, la dépression, un
mécontentement vague et un sentiment de vide intérieur, “l’homme
psychologique” du XXe siècle ne cherche vraiment ni son propre développement
ni une transcendance spirituelle, mais la paix de l’esprit, dans des conditions de
plus en plus défavorables. Ses principaux alliés, dans la lutte pour atteindre un
équilibre personnel, ne sont ni les prêtres, ni les apôtres de l’autonomie, ni des
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modèles de réussites du type capitaines d’industrie ; ce sont les thérapeutes. Il
se tourne vers ces derniers dans l’espoir de parvenir à cet équivalent moderne du
salut : la “santé mentale”. » [8].
Lasch met en lumière la responsabilité des psychanalystes, non pour critiquer les
médecins ou leurs patients, mais pour dénoncer un scientisme médicale. Prendre
soin de son corps, avoir une bonne image de soi, assumer ses désirs, dépasser sa
culpabilité... La thérapie serait-elle devenue notre religion, une religion d’après
la mort de Dieu ?
« L’atmosphère actuelle n’est pas religieuse mais thérapeutique. Ce que les gens
cherchent avec ardeur aujourd’hui, ce n’est pas le salut personnel, encore moins
le retour d’un âge d’or antérieur, mais la santé, la sécurité psychique,
l’impression, l’illusion momentanée d’un bien-être personnel. Même le
radicalisme des années 1960 a été utilisé, non comme une religion de
remplacement mais comme une forme de thérapie par un grand nombre de ceux
qui l’ont embrassé, pour des raisons plutôt personnelles que politiques. Une
politique « radicale » donnait but et signification à des existences vides [9]. »
Si les mouvements post-freudiens proposent bien de donner un nouveau sens à
l’existence, par une meilleure compréhension des conflits intérieurs du sujet,
c’est qu’ils prétendent dépasser les illusions religieuses. Il n’est pourtant pas
certain, montre Lasch, que la thérapie soit plus bénéfique que le maintien de ces
illusions. Il se pourrait au contraire qu’elles n’aient fait qu’aggraver cet état de
minorité de l’homme :
« La thérapie s’est établie comme le successeur de l’individualisme farouche et
de la religion ; ce qui ne signifie pas que le “triomphe de la thérapeutique” soit
devenu une nouvelle religion en soi. De fait, la thérapie constitue une
antireligion, non pas parce qu’elle s’attache aux explications rationnelles ou aux
méthodes scientifiques de guérison, mais bien parce que la société moderne “n’a
pas d’avenir”, et ne prête donc aucune attention à ce qui ne relève pas de ses
besoins immédiats. Même lorsque les thérapeutes parlent de la nécessité de
“l’amour” et de la “signification” ou du “sens”, ils ne définissent ces notions qu’en
termes de satisfaction des besoins affectifs du malade […] Libérer l’humanité de
notions aussi attardées que l’amour et le devoir, telle est la mission des
thérapies postfreudiennes, et particulièrement de leurs disciples et
vulgarisateurs, pour qui santé mentale signifie suppression des inhibitions et
gratification immédiate des pulsions » [10].
Analyse pas terminée, analyse interminable : en privant l’homme de ses illusions,
on ne lui a pas dessillé les yeux ; on n’a fait qu’engendrer des illusions plus
douces, plus aliénantes. La pratique thérapeutique finit par produire des effets
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pervers, contraires aux objectifs grandioses annoncées : les premières victimes
de la réduction de l’homme à ses pulsions sont alors les pulsions elles-mêmes. Il
ne peut y avoir d’accomplissement du désir s’il ne se fait pas au nom d’un idéal
qui dépasse la simple satisfaction organique. Le sujet, en qui affluent et
grouillent les pulsions, ne peut leur trouver un sens que s’il parvient à les
sublimer dans un idéal. C’est en ce sens que, pour Lasch, la religion était
paradoxalement cure meilleure que la psychanalyse, en ce qu’elle obtenait, au
moins de certains de ses adeptes, une sublimation des pulsions : quête de Dieu,
ravissement extatique, amour de l’humanité...
La critique du thérapeutisme montre à la fois comment le monde de la cure a
permis de repérer l’expansion d’un trouble ; puis comment s’est constitué en
réponse un scientisme d’un type nouveau. La psychanalyse n’est pas à l’origine
du narcissisme mais a contribué à l’aggraver.
Le miroir du narcissisme
Pour Narcisse, le monde n’est que le miroir de ses désirs. Et si le monde ne le
satisfait pas, c’est qu’il est mauvais. La psychanalyse post-freudienne, ne permet
plus, selon Lasch, au sujet de sortir de lui-même ; au contraire, elle l’enfonce
dans ses turpitudes. L’exaltation du moi entraîne en fait un effondrement de ce
dernier. Lasch voit ce processus mortifère à l’oeuvre dans la littérature, qui lui
sert ici de miroir grossissant pour un phénomène plus général :
« La popularité du genre autobiographique et de la confession témoigne,
évidemment, du nouveau narcissisme qui s’étend à toute la culture américaine.
Pourtant, les meilleures œuvres dans cette veine, parce qu’elles dévoilent le moi
précisément, tentent d’établir une distance critique par rapport à ce moi et de
mieux appréhender les forces historiques – reproduites sous forme
psychologique – qui ont rendu le concept même d’identité de plus en plus
problématique. Le seul fait d’écrire présuppose déjà un détachement envers le
moi. De plus, l’objectivation de sa propre expérience, ainsi que l’ont montré les
études psychiatriques sur le narcissisme, permet aux « sources profondes du
grandiose et de l’exhibitionnisme – après avoir été convenablement inhibées
dans leurs projets, apprivoisées et neutralisées – de trouver un accès » à la
réalité. Pourtant, l’interpénétration croissante de la fiction, du journalisme et de
l’autobiographie montre de façon indéniable que de nombreux écrivains
parviennent de plus en plus malaisément à atteindre ce détachement
indispensable à l’art » [11].
En rompant les barrières imposées au désir, notre société engendre chez
l’individu des sentiments d’impuissance et de rage rentrée. L’écrivain, parce qu’il
pousse jusqu’au bout un processus que l’homme ordinaire ne vit pas
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complètement, est le premier à exprimer parfaitement cette misère
existentielle : « Le voyage intérieur ne révèle que le vide. L’écrivain ne voit plus
la vie reflétée dans son esprit mais, au contraire, le monde, même vide, comme
son propre miroir. Lorsqu’il rend compte de ses expériences « intérieures », ce
n’est pas pour nous donner un tableau objectif d’un fragment représentatif de la
réalité, mais pour séduire afin qu’on s’intéresse à lui, qu’on l’acclame, qu’on
sympathise, qu’ainsi l’on conforte son identité chancelante [12] ». En France, la
vogue de l’autofiction a certainement marqué l’aboutissement de ce
renfermement de l’écrivain sur lui-même.
La littérature, quand elle ne veut être que le miroir de l’écrivain qui nous parle
de lui, n’est plus capable d’offrir une quelconque image du monde. La quête
intérieure de soi est bien un miroir aux alouettes : « Plus l’homme s’objective
dans son travail, plus la réalité prend l’apparence d’une illusion. […] Pour le moi-
acteur, la seule réalité est l’identité qu’il parvient à construire à partir de
matériaux fournis par la publicité et la culture de masse, de thèmes de films et
romans populaires […] Afin de polir et de parfaire le rôle qu’il s’est choisi, le
nouveau Narcisse contemple son propre reflet, non pas tant pour s’admirer que
pour y chercher sans relâche les failles, les signes de fatigue ou de décrépitude.
[…] Tous, tant que nous sommes, acteurs et spectateurs, vivons entourés de
miroirs ; en eux, nous cherchons à nous rassurer sur notre pouvoir de captiver ou
d’impressionner les autres, tout en demeurant anxieusement à l’affût
d’imperfections qui pourraient nuire à l’apparence que nous voulons donner.
L’industrie de la publicité encourage délibérément ce souci des
apparences » [13].
A mesure que l’identité individuelle vacille, le monde, note Lasch, devient une
suite confuse d’images tremblotantes. La culture du narcissisme est, on le voit,
un impitoyable miroir de nous-mêmes.
La moralisation du sport
Un terrain d’étude privilégié du narcissisme est celui, justement, du terrain de
sport. Quand l’activité sportive n’est plus considérée comme un moyen pour
l’homme d’éprouver ses forces dans un jeu réglé, quand la compétition est
assujettie à des exigences morales, financières et politiques, elle devient un
instrument d’embrigadement. Le sport perd son sens initial, être une occasion
d’éprouver nos capacités et d’admirer des performances exceptionnelles. Il vire à
son tour au spectacle : « Le dicton de George Allen – « Gagner n’est pas le plus
important, c’est la seule chose qui compte » - représente la dernière défense de
l’esprit d’équipe contre sa détérioration. Généralement cité comme preuve de
l’hypertrophie de la compétition, ce genre d’affirmation peut, au contraire, la
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garder dans des limites raisonnables. [...] Aujourd’hui, les gens associent la
rivalité à l’agression sans frein ; il leur est difficile de concevoir une situation de
compétition qui ne conduise pas directement à des pensées de meurtre. […] A
l’origine de ces propos gît la conviction que l’excellence, de fait, s’atteint au
détriment d’autrui ; la compétition tend à devenir meurtrière, à moins d’être
tempérée par la coopération ; et la rivalité sportive, si elle n’est pas contrôlée,
exprimera la rage intérieure que l’homme contemporain cherche désespérément
à étouffer [14] ».
Dans un monde où les individus sont montés les uns contre les autres, il devient
difficile de maintenir un réseau d’amis, de camarades, de partenaires de jeux.
L’association libre et fraternelle devient l’exception, la méfiance généralisée et
la concurrence larvée, la règle : « Dans une société bureaucratique, la fidélité à
une organisation perd de sa force. Si les sportifs s’appliquent encore à
subordonner leurs propres performances à celles de l’équipe, ce n’est pas parce
que celle-ci, en tant qu’entité, transcende les intérêts individuels, mais
simplement pour conserver des rapports harmonieux avec leurs collègues. Dans
la mesure où il distrait les foules, le sportif cherche avant tout à promouvoir son
propre intérêt, et vend ses services au plus offrant. Les meilleurs se transforment
en célébrités ; ils deviennent alors des supports publicitaires et touchent des
sommes qui dépassent souvent leurs salaires déjà élevés [15] ».
Le déclin de l’esprit sportif touche à une dimension essentielles de notre
existence : celle du corps, des bases physiques, matérielles de notre vie. Le sport
doit maintenant servir à entretenir une bonne image de soi (squash en milieu de
semaine avec les collègues...). Il n’est pas valorisé pour lui-même, pour le plaisir,
mais pour ses bienfaits sur la santé et pour l’image qu’il véhicule : motivation et
dynamisme.
Le sport sert à montrer un déclin de l’esprit d’équipe qui s’étend au monde du
travail en général. Lasch montre comment la mentalité du capitalisme avancé
ruine la mentalité industrieuse des origines. L’auteur n’est donc pas tant critique
du capitalisme que de la concentration de la production entre de grandes
firmes [16]. La compétition sur le terrain ne se fait plus seulement pour jouer et
gagner, mais au profit des annonceurs, des politiques et des thérapeutes, qui
cherchent à promouvoir par ce biais la conformité des individus à des normes de
bonne santé morale et physique. Ce qui se manifeste dans le sport est une
dégradation de l’esprit d’entreprise, une perte du sens de l’initiative : le
capitalisme, en se “bureaucratisant” travaille à sa propre disparition.
Ce que l’individu perd en se salariant pour une grande entreprise, il semblerait
néanmoins qu’il le récupère par l’autonomie promue par un mode de vie libéral.
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Émancipation ou aliénation de l’individu ?
L’émancipation de l’individu apparaît, au départ, comme un effet bénéfique de la
montée du niveau de vie et des opportunités permises par un marché libre. Lasch
montre que cette libération, provoquée par l’extension du capitalisme industriel,
finit par être nuisible aux individus : libérés de leurs attachements, de plus en
plus interchangeables, ils ne peuvent s’engager sérieusement dans une voie
professionnelle. Le travail devient moins une affaire de compétence et de
dévouement personnel qu’un jeu de mise en scène de soi. L’employé des
grandes firmes anonymes doit jouer un rôle, se montrer plus malin que les
autres, gruger ses collègues et ses supérieurs.
La distance au rôle est amoindrie : il faut être personnellement, affectivement,
investi dans son travail, faire des déclarations amoureuses à son entreprise [17].
Cette exigence de sincérité provoque chez ceux qui en sont victime des
angoisses. La distance au rôle ne peut être artificiellement rétablie qu’en
surjouant son personnage, ironiquement, en essayant, dans son for intérieur, de
ne pas se laisser "coloniser" par les mots d’ordre de la “motivation”.
L’individualisme sert d’expression à un désir de retrait dans la sphère privée, loin
de la famille et du bureau. Illusoire façon de retrouver une autonomie que le
travail ne permet plus d’acquérir : « La critique de la « privatisation », bien qu’elle
contribue à maintenir en éveil le besoin d’une existence plus communautaire,
devient fallacieuse alors que diminue la possibilité d’une authentique vie privée.
Il se peut qu’à l’instar de ses prédécesseurs, l’Américain contemporain se montre
incapable d’établir aucune sorte de vie commune, mais les tendances à la
concentration de la société industrielle moderne n’en ont pas moins sapé son
isolement. Ayant livré ses compétences techniques aux grandes entreprises, il ne
peut plus pourvoir lui-même à ses besoins matériels. [18]. »
Le rapport à l’entourage se fait sur le mode de la dérision : je les fréquente mais
juste dans mon intérêt ; je vais au travail mais juste pour gagner ma vie, sans y
croire : « Ce qui est à dénoncer dans le mouvement de prises de conscience, ce
n’est pas qu’il traite de problèmes banals ou irréels, mais qu’il fournit des
solutions qui vont à l’encontre de ses propres intentions. Né d’un profond
malaise, dû à la détérioration des relations personnelles, ce mouvement conseille
aux gens de ne pas trop s’engager en amour et en amitié, d’éviter de devenir
trop dépendant des autres et de vivre dans l’instant –alors que ce sont,
précisément, ces comportements qui sont à l’origine du malaise » [19].
Le développement de la personnalité narcissique a lieu dans une société qui a
rompu ses liens avec le passé et se trouve, de ce fait, incapable de préparer
l’avenir. L’individu, privé de conscience historique, est enfermé dans un présent
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rétréci [20].
Dans Le moi assiégé, Lasch écrit : « Dans une époque troublée comme la nôtre, la
vie quotidienne se transforme en un exercice de survie. Les gens vivent au jour
le jour. Ils évitent de penser au passé, de crainte de succomber à une “nostalgie”
déprimante ; et lorsqu’ils pensent à l’avenir, c’est pour y trouver comment se
prémunir des désastres que tous ou presque s’attendent désormais à affronter.
[…] Assiégé, le moi se resserre jusqu’à ne plus former qu’un noyau défensif,
armé contre l’adversité. L’équilibre émotionnel requiert un moi minimal, et non
plus le moi impérial d’antan ». [21].
Dans ce livre, Lasch retrouve une étymologie possible de narcisse, qui est à
rapprocher du grec narkè, la torpeur. Le narcissisme est un narcotique. Ce point
est essentiel : le narcissisme ne témoigne pas d’une suractivité mais bien d’un
désir d’apaisement des tensions, de la quête d’un “Nirvana” comme échappatoire
aux conflits et contradictions de l’existence. Narcisse ne rêve que d’une chose :
vivre sa vie comme un songe. Bergson pointait dans le Rire ce risque pour l’être
vivant de se laisser aller au somnambulisme. Nietzsche pointait pour sa part un
“bouddhisme européen”, l’Europe désignant le monde occidental au sens large,
et le “bouddhisme” un instinct de dépression profonde, menant au nihilisme [22].
Plusieurs passages de La culture du narcissisme ont d’ailleurs des accents
nietzschéens. On pense à la Généalogie de la morale et aux pages sur la
domestication de l’homme, privé de ses instincts sauvages, enfermé dans
« l’État » (je souligne) : « Aujourd’hui, les Américains sont dominés, non par le
sens de possibilités infinies, mais bien plutôt par la banalité de l’ordre social
qu’ils ont érigé contre de telles possibilités. Comme ils ont intériorisé les
contraintes sociales au moyen desquelles ils tentaient, jadis, de garder leurs
appétits dans des limites civilisées, ils se sentent maintenant annihilés par
l’ennui, à l’instar de ces animaux dont l’instinct s’é tiole en captivité . Le
retour à la sauvagerie les menace si peu qu’ils rêvent précisément d’une vie
instinctive plus vigoureuse. Les gens se plaignent d’être incapables de sensation.
Ils sont à la recherche d’impressions fortes, susceptibles de ranimer leurs
appétits blasés et de redonner vie à leur chair endormie. Ils condamnent le
surmoi et exaltent la fièvre perdue des sens. Les peuples industrialisés du XXe
siècle ont construit tant de barrières psychologiques pour faire pièce aux
émotions fortes, et ils ont investi dans ces défenses tant d’énergie, émanant
d’impulsions interdites qu’ils sont incapables de se souvenir de l’impression que
l’on ressent lorsqu’on est inondé par le désir. Ils ont plutôt tendance à se
consumer, d’une rage issue de défenses érigées contre le désir, laquelle
donne, à son tour, naissance à de nouvelles défenses contre elle-même.
Apparemment incolores, soumis et sociables, ils bouillonnent d’une colère
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intérieure à laquelle une société bureaucratique, dense et surpeuplée, ne peut
offrir que peu d’exutoires légitimes [23]. »
L’ère de l’individualisme ne marque pas le triomphe mais l’effondrement de
l’individu.
L’éclatement de la famille
L’individualisme, venu des classes bourgeoisies, se diffuse vers le bas, dissolvant
les liens de solidarité que les classes populaires avaient tissés pour résister à la
dureté de leurs conditions de vie. Il est donc faux de croire que le narcissisme
est « un problème de riches », réservé à ceux qui ont le loisir de vivre leurs
troubles intérieurs. Qu’ils aient davantage les moyens de les exprimer ne
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signifient pas qu’ils en soient plus fréquemment victimes : « Doit-on croire qu’il
en va différemment chez les pauvres ? que, dans la classe ouvrière, les mariages
sont heureux et sans conflits ?, que les ghettos voient fleurir les amitiés stables,
profondes et sans manipulations ? Les études effectuées sur la vie des classes
laborieuses ont constamment montré que la pauvreté détruit le mariage et
l’amitié. L’effondrement de la vie personnelle ne provient pas de tourments
spirituels réservés aux riches, mais de la guerre de tous contre tous, qui a
toujours fait rage dans les couches inférieures de la population, et qui s’étend à
présent au reste de la société » [24]. »
La place de la famille est capitale dans l’étude de Lasch. Il y voit le noyau originel
du peuple américain, des pionniers qui partaient vers l’ouest. C’est pourquoi il
défend la petite propriété privée contre les bureaucraties des firmes privées ou
publiques. Tout son projet est de retracer une évolution sociale qui ne date pas
de la décennie où il écrit, les années 1970, mais qui a commencé à la fin du
19ème siècle. Dans la postface, Christopher Lasch revient sur son projet pour
exposer son hypothèse de départ. Il y explique pourquoi la famille est un lieu
privilégié de compréhension d’une culture, en quoi son étude est déterminante
pour une société considérée, et quelles sont les répercussions de son déclin
l’Amérique d’aujourd’hui (je souligne) :
« Le narcissisme de la culture et de la personnalité, tel que je l’ai compris, n’était
pas simplement synonyme d’égoïsme […] L’école, les groupes d’affinités, la
communication de masse et les « travailleurs sociaux » avaient miné l’autorité
parentale et s’étaient emparé d’un grand nombre de fonctions familiales
touchant à l’éducation des enfants. Je me suis dit que des changements d’une
telle ampleur, dans une activité d’une importance aussi fondamentale, devaient
avoir eu des répercussions psychologiques très étendues. La Culture du
Narcissisme était une tentative d’analyse de ces répercussions – d’exploration de
la dimension psychologique des changements à long terme dans la
structure de l’autorité culture lle . Mes hypothèses de base provenaient d’un
ensemble d’études, dues pour la plupart à des anthropologues, à des sociologues
et à des psychanalystes qui s’intéressaient à l’étude de la culture et qui
analysaient les effets de celle-ci sur la personnalité. Les chercheurs appartenant
à cette école maintenaient que chaque culture é tablit des modèles distincts
d’éducation et de socialisation des enfants qui ont pour e ffe t de
produire un type de personnalité distinct adapté aux besoins de cette
culture […] Un certain nombre d’autres observateurs étaient parvenus à des
conclusions semblables quant à la direction que prenaient les changements subis
par la personnalité. Ils parlaient de l’effondrement des « contrôles pulsionnels »,
du « déclin du surmoi » et de l’influence croissante des groupes d’affinités. Les
psychiatres, en outre, constataient une transformation dans les symptômes qu’ils
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détectaient chez leurs patients. Les névroses classiques traitées par Freud,
disaient-ils, é taient remplacées par des désordres de la personnalité de
type narcissique . Sheldon Bach a fait remarquer en 1976 : “Nous avions
l’habitude de voir arriver des gens ayant des pulsions, comme l’obsession de se
laver les mains, des phobies et des névroses bien repérées. Aujourd’hui, on voit
arriver surtout des Narcisses contemporains” » [25].
La guerre des sexes
La libération sexuelle a voulu satisfaire des demandes d’émancipation de la
femme par rapport à son rôle de mère. Il n’est pas certain, montre Lasch, que
cela ait fait leur bonheur : au lieu d’être soumises à leur mari, elles se sont
retrouvées de plus en plus sous la coupe de leur patron, de leur banquier. Qui
plus est, les revendications féministes n’ont pas eu les effets escomptés : au lieu
d’un apaisement des relations de couple, elles ont déclenché une nouvelle
guerre des sexes. L’homme, faute de correspondre à l’ami idéal, au tendre
compagnon, est considéré à présent comme un rival, un phallocrate. Le même
mécanisme narcissique est encore à l’oeuvre : des désirs excessifs ne peuvent
être satisfaits et engendrent en retour des frustrations inédites. Le mythe du
prince charmant continue donc de faire des dégâts... Lasch ne parle pas en
misogyne qui proposerait un retour de la femme au foyer. Il montre que
l’équilibre ancien du couple a été rompu au profit d’une situation de rivalité
généralisée entre hommes et femmes : la libération annoncée n’a pas su aboutir
à un équilibre meilleur.
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Pire, la sexualisation inconditionnelle de la relation amoureuse (droit à
l’orgasme) se fait au prix de ce que Lasch appelle une fuite devant les sentiments
(flight from feeling). Les individus ne ressentent plus rien, ni des sentiments des
autres ni d’eux-mêmes. Ils voudraient être des machines à jouir, sans entraves,
mais leur chair est plus triste que jamais... L’idéal d’épanouissement absolu par
la sexualité aboutit à des hommes et des femmes névrosés, hostiles les uns aux
autres.
Le modèle du libertinage bourgeois, en « contaminant » les différentes couches
de la société, fait sauter toute la distance polie qu’hommes et femmes avaient su
établir entre eux. Chaque sexe ne se faisait pas trop d’illusions sur les faiblesses
de l’autre. Il apprenait à les accepter, avec un mélange d’ironie et de bonhomie.
En s’attaquant à la vie de famille précairement maintenue dans les milieux
modestes, l’idéologie libertaire a constitué une nouvelle forme de lutte des
classes.
Lorsqu’il montre que les désordres narcissiques proviennent des couches
sociales supérieures et déstabilisent les classes populaires, Lasch semble pointer
un complot des élites. Tout le mal viendrait des dirigeants, qui auraient trouvé le
moyen d’oppresser la masse par les moyens d’une bureaucratie tentaculaire. De
plus, pour qu’elle soit contente de son sort, on l’abrutirait par la télévision, la
thérapie et des promesses d’épanouissement illusoires. Lasch répond à ce
soupçon : « Qu’on ne se méprenne pas. Je ne veux pas donner à entendre qu’il
existe une vaste conspiration contre nos libertés. Toutes ces actions été
entreprises en pleine lumière et, dans l’ensemble, avec de bonnes intentions.
Elles n’ont pas été non plus le fait d’une politique cohérente de contrôle social.
Les gens qui formulent une politique voient rarement au-delà des problèmes
immédiats. […] Ce qui donne cohérence aux actions entreprises par les
directeurs et professionnels qui gèrent le système, c’est leur volonté de
promouvoir et de préserver le capitalisme des grandes sociétés dont ils tirent,
eux-mêmes, le plus grand profit. Les besoins de ce système modèlent la
politique mise en œuvre, et circonscrivent les limites des discussions publiques
sur ce sujet. Si nous sommes, pour la plupart, conscients de l’existence de ce
système, nous ignorons, en revanche, la classe qui le gère et qui monopolise la
richesse qu’il crée. Nous nous refusons à faire une analyse « de classe » parce
qu’elle pourrait ressembler à une explication par la « théorie de la conspiration ».
Mais nous nous interdisons, du même coup, de comprendre comment sont nées
nos difficultés présentes, pourquoi elles persistent, et comment elles pourraient
être résolues [26] ».
Mettre les dirigeants face à leur responsabilité n’est pas les accuser d’intentions
malveillantes. Le rôle des dominants dans le déclin de l’Amérique contemporaine
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est précisé par Lasch dans son dernier livre, La révolte des élites [27].
Narcisse au cinéma
Je voudrais illustrer le propos de Lasch par deux exemples pris au cinéma.
Puisque Narcisse aime outrageusement se mettre en scène, il n’est pas
surprenant que le monde de fiction créé par Hollywood regorge de personnages
souffrant de ce mal. Si de plus, ces films se passent dans le milieu de la
télévision, on peut être assuré d’y trouver un vivier...
J’ai déjà évoqué King of Comedy de Scorcese, dont un célèbre critique de cinéma
a dit qu’il est « one of the most arid, painful, wounded movies I’ve ever seen [...]
It is frustrating to watch, unpleasant to remember, and, in its own way, quite
effective [28] ». En transposant, on en dirait autant du livre de Lasch, si dans les
deux cas, cette vexation infligée au narcissisme n’avait pas un côté salutaire.
La prostituée du film d’Alan J. Pakula, Klute (1971), jouée par Jane Fonda, consulte
régulièrement une psychanalyste. Elle lui raconte que, pour satisfaire les
fantasmes de ses clients, elle est parvenue à simuler parfaitement ses émotions .
Elle joue sur mesure le rôle qu’ils veulent. Si elle a choisi de gagner sa vie par la
prostitution, affirme t-elle, c’est pour obtenir une parfaite maîtrise sur ses
désirs. Elle confesse finalement, face caméra, le vide intérieur de son existence :
sa sexualité simulée l’a détachée de tout sentiment.
La productrice de télévision jouée par Faye Dunaway dans Network, de Sidney
Lumet (1976), est elle aussi incapable de sentiments humains sincères. Elle mène
sa vie comme si elle était un personnage de show télé : « If I stay with you, lui
lance son amant horrifié, I’ll be destroyed [...] like everything you and the
institution of television touch is destroyed. You are television incarnate, Diana :
indifferent to suffering, insensitive to joy. You are madness, Diana, virulent
madness, and everything you touch dies with you [29] ».
Ces deux héroïnes jouent un rôle en permanence. C’est même leur seule
personnalité : quand elles ne jouent plus leur personnage, elles ne retrouvent
aucune identité propre. Elles sont devenues de parfaites créatures de fiction.
C’est peut-être dans ces moments où le cinéma sait être un miroir sans
complaisance de son temps, qu’il échappe le plus à sa tendance inhérente au
narcissisme.
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La productrice de té lévision (Faye Dunaway) dans Network de Sidney
Lumet (1976) e t la prostituée (Jane Fonda) dans Klute d’Alan J. Pakula
(1971). Deux héroïnes qui pratiquent cette “fuite devant les sentiments”
dont parle Lasch : la première au nom de ses ambitions
professionne lles, la seconde pour satisfaire les fantasmes de ses clients.
Exubérantes dans leur travail, e lles sont froides e t indifférentes en
privé , incapables d’émotions véritables.
L’Anti-Narcisse
Depuis quarante ans, les essais dénonçant les maux contemporains n’ont pas
manqué. On a critiqué pêle-mêle la société de consommation (ou du spectacle),
l’ère du vide, l’homo festivus, le désordre amoureux ou encore la fin de la
valeur-travail et la mort de l’athéisme... On ne cesse également de protester
contre l’assistanat, la perte du sens des valeurs... On a identifié à chaque fois les
effets du mal, sans vraiment trouver les causes. Je crois que Lasch, en un seul
livre, a fait mieux que toutes ces analyses réunies, car il a réussi à montrer les
conditions sociales d’apparition de la pathologie psychologique spécifique de
notre temps. Complétant en somme Freud par Marx et Weber, il a brossé un
portrait sans fard de l’homme contemporains -nous- non pour le plaisir d’être
vexant, mais pour faire la lumière sur les tendances les plus mortifères de notre
culture. Le portrait de Dorian Gray révélait les tares et les vices du personnage ;
le portrait de Narcisse révèle l’infantilisation d’un individu qui ne sait plus se
prendre en charge et faire sa vie.
Dans sa postface, l’auteur écrit : « Les critiques ont accueilli La Culture du
Narcissisme comme une « jérémiade » supplémentaire s’attaquant au sybaritisme,
comme un constat sur les années soixante-dix. Ceux qui ont trouvé le livre trop
sinistre ont annoncé qu’il serait de toute façon bientôt dépassé, puisque la
décennie qui allait commencer nécessiterait bientôt un nouvel ensemble de
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tendances, de nouveaux slogans et de nouveaux mots d’ordre, afin de se
distinguer des décennies précédentes » [30]. Il n’y a bien sûr pas un mot à
changer à ce livre, qui est sans doute encore plus actuel aujourd’hui qu’hier. Le
narcissisme n’est pas qu’un travers superficiel d’une époque trop tournée sur
elle-même mais le symptôme d’une crise profonde. En la mettant en lumière,
Lasch témoigne de l’exigence propre à l’intellectuel, celui qui préfère
l’honnêteté à la tranquillité de l’esprit. Aux discours optimistes et satisfaits, il
oppose une démarche qui ne flatte personne et qui est, pour cette raison, anti-
narcissique.
Notes
[1] cf. Albert Eiguer, Le pervers narcissique et son complice, Dunod, 2003.
[2] cf. Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, La Découverte,1998.
[3] cf. Pascale Chapaux-Morelli et Pascal Couderc, La manipulation affective dans le couple : Faire faceà un pervers narcissique, Albin Michel, 2010.
[4] Christopher Lasch, The Culture of Narcissism : American Life in an Age of DiminishingExpectations, 1979 ; La culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances,2006, Flammarion, Champs
[5] Page 284.
[6] Page 37.
[7] Page 284-285.
[8] Page 40.
[9] Page 34.
[10] Pages 40-41
[11] Page 46.
[12] Page 50.
[13] Page 129.
[14] Page 157-158.
[15] Page 159.
[16] On retrouve là des critiques proches de celles portées par John Kenneth Galbraith. Voir Le nouvelétat industriel, 1968.
[17] Sur cette forme de soumission nouvelle induite par les méthodes de management de pointe, voir lelivre de Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.
[18] Pages 36.
[19] Page 57.
[20] Je forme cette expression de "présent rétréci" à partir de la notion bergsonienne de présent élargi.
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Se placer dans le présent élargi signifie pour Bergson ressaisir le passé (mémoire), qui presse sur leprésent comme durée actuelle (attention) et qui s’ouvre sur l’avenir (volonté). On pourrait dire que lenarcissique, étouffé dans une durée de plus en plus pauvre, est amnésique, indifférent et aboulique.
[21] cf. Christopher Lasch, Le moi assiégé. Essai sur l’érosion de la personnalité, Climats, 2008.
[22] cf. Généalogie de la morale, avant-propos, §5, ou encore Fragments posthumes, X, 25 [222].
[23] Pages 38-39
[24] Page 56.
[25] Pages 294-296.
[26] Page 275.
[27] La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Champs, Flammarion, 2010. Voir sur ce site uncompte-rendu de ce livre [http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article374].
[28] « L’un des films les plus arides, pénibles et douloureux que j’ai jamais vu. Le voir est frustrant,s’en souvenir est désagréable et, à sa manière, il est très efficace ». Lire la chronique de Roger Ebert[http://rogerebert.suntimes.com/apps/pbcs.dll/article?AID=/19830515/REVIEWS/50420001/1023] surle film.
[29] « Si je reste avec toi, je serai anéanti, anéanti comme tout ce que toi et la télévision touchez. Tu esla télévision incarnée, Diana : indifférente à la souffrance, insensible à la joie. Tu es folle, Diana, folle àlier et tout ce que tu touches meurt avec toi ».
[30] Page 293.
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