1688-1789. Au carrefour des révolutions : les célébrations de la révolution anglaise de 1688 en Grande-Bretagne après 1789
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Rémy Duthille
1688-1789. Au carrefour des révolutions : les célébrations de la révolution anglaise de 1688 en Grande-Bretagne après 1789
En 1688-1689, l’Angleterre vit sa « glorieuse révolution ».
En l’espace de quelques mois, Jacques II, soupçonné de vouloir
imposer le catholicisme et la monarchie absolue à son royaume,
fuit devant l’armée de son gendre Guillaume d’Orange. Marie et
Guillaume montent sur le trône après avoir accepté une
déclaration des droits rédigée par une convention parlementaire.
La déclaration, qui entre dans la législation sous le nom de Bill of
Rights, offre des garanties aux sujets (en matière judiciaire
essentiellement), et surtout, impose des bornes au pouvoir royal,
et définit un ordre de succession qui exclut les Catholiques du
trône. Ce Bill, qui a « la beauté formelle, et les audaces d’une
épure »1 forme le socle d’un compromis législatif qui fonde une
monarchie constitutionnelle et, aux yeux des contemporains,
« délivre » le royaume de l’absolutisme et du « papisme ».
Très vite, cette révolution fait l’objet de commémorations
et d’un intense travail de propagande consolidant l’ordre
politique qui en est issu. Le terme « Révolution » est pris dans
le sens ancien, astronomique, qu’il ne perdit qu’avec la
Révolution française2. 1688 marque une restauration, un retour à
un ordre constitutionnel bouleversé par les visées tyranniques du
mauvais roi Jacques. La révolution, si « glorieuse »3 en raison 1 B. Cottret, La glorieuse révolution d’Angleterre, Paris, 1988, p.139.2 A. Rey, « Révolution » : histoire d’un mot, Paris, 1989.3 L’expression « Glorious Revolution » semble avoir été inventée et diffuséedans les sermons de pasteurs de toutes obédiences à partir de 1706 (J. R.
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de sa rapidité providentielle, et de l’étendue de ses résultats,
obtenus sans verser de sang royal, semble enfin exorciser le
souvenir des guerres civiles qui avaient endeuillé le règne d’un
Charles Ier mort sur l’échafaud en 16494.
Au XVIIIe siècle, la Glorieuse Révolution occupe donc une
place centrale dans une mythologie nationale qui met en scène la
délivrance providentielle du peuple britannique et la spécificité
de la monarchie constitutionnelle par rapport au « despotisme »
qui règne sur le continent, et particulièrement en France.
L’objet de cet essai est d’examiner les bouleversements
induits par la Révolution française et les conflits politiques
qui se cristallisent autour de la comparaison entre 1688 et 1789.
Qu’y a-t-il de commun entre les deux « révolutions » ? Le Bill of
Rights ne paraît-il pas bien timide, comparé à la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen ? Jugés à l’aune de la dimension
populaire de la Révolution française, les événements de 1688 ne
se réduisent-ils pas à une révolution de palais, ourdie par une
poignée d’aristocrates ? Comment célébrer la Glorieuse Révolution
à l’heure où la Révolution française fait vaciller un ordre
politique né en 1688, et déjà ébranlé par la perte des colonies
américaines.
Hertzler, « Who dubbed it ‘the Glorious Revolution ?’ », Albion, (1987), p.579-585).4 Les deux guerres civiles et le régime républicain de Cromwell ont étéqualifiés tour à tour de « Grande Rébellion » (dès le XVIIe siècle), de« Révolution puritaine » (à l’époque victorienne) puis de « Révolutionanglaise » (chez les historiens marxisants comme Christopher Hill) et enfin de« Guerre des trois royaumes » depuis les années 1980. Ce flottement sémantiquetrahit la difficulté que les Britanniques éprouvent, encore aujourd’hui, àpenser ces événements.
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Il n'est pas fortuit que le débat sur la Révolution
française, en Grande-Bretagne, prenne sa source dans un sermon
célébrant la Glorieuse Révolution. Le 4 novembre 1789, Richard
Price présente en chaire une interprétation radicale de la
révolution de 1688. Le sermon, publié sous le titre de A Discourse
on the Love of Our Country, provoque l’ire d’Edmund Burke et le pousse
à écrire Reflections on the Revolution in France (publié en novembre 1790),
la première grande proclamation contre-révolutionnaire, appelée à
connaître un succès considérable. Des dizaines de pamphlétaires
s’engouffrent dans cette controverse qui, partie de la
comparaison entre 1688 et 1789, englobe bientôt toute l’histoire
anglaise.
Les célébrations de la Glorieuse Révolution au XVIIIe siècle, lieux de conflit idéologique
Le souvenir de la Glorieuse Révolution reflète les
ambiguïtés d’un ordre dynastique et politique dont la légitimité
dépend d'un droit de résistance exercé par le « peuple » en 1688,
mais dont les élites gouvernantes ont intérêt à restreindre la
portée.
Le Livre des prières communes anglican prescrit une célébration
annuelle de la Glorieuse Révolution le 5 novembre, date
correspondant au débarquement de Guillaume d’Orange à Torbay. Le
5 novembre évoque aussi l’échec de la grande Armada espagnole
(1688) et du complot des poudres qui visait Jacques Ier et son
Parlement (1605). Les hasards du calendrier conspirent donc pour
encourager une lecture providentialiste de l’histoire anglaise,
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ponctuée par une série de délivrances: par deux fois, le « vent
protestant » a sauvé l’Angleterre du papisme, en dispersant la
flotte espagnole, puis en favorisant le débarquement de
Guillaume.
Le 5 novembre fonctionne comme un miroir de deux autres
commémorations : le 30 janvier, celle de la mort – ou du
« martyre », pour certains – de Charles Ier, et, le 29 mai,
celle de la restauration de la monarchie (en 1660). Les sermons
du 5 novembre diffusent un discours politico-théologique
réaffirmant à la fois le droit de résistance et la légitimité du
régime issu de la Révolution. La chaire est, au XVIIIe siècle, un
vecteur de discours politique, voire partisan. Alors que, le 30
janvier, les clergymen tories préfèrent insister, sur le devoir
d'obéissance envers le roi, les 4 et 5 novembre, les clergymen
whigs et les Dissenters5 choisissent de réaffirmer le droit de
résistance et de rappeler que c'est sur ce droit que se fonde la
légitimité de la dynastie régnante6. Certains Dissenters préfèrent
la date du 4 novembre (anniversaire de Guillaume d’Orange) à
celle du 5, pour éviter la coïncidence avec le complot des
poudres, qui, à leurs yeux, parasite la célébration de la
Glorieuse Révolution. Le débat théologico-politique porte sur les
5 Les Dissenters sont les protestants (baptistes, congrégationnalistes,presbytériens) qui ne font pas partie de l’Eglise d’Angleterre. Si, depuis lesannées 1670, ils sont soumis à des lois pénales qui les excluent en théorie detoute fonction officielle, leur alliance avec les whigs constitue l’une desfondations du régime hanovrien.6 F. Deconinck-Brossard, Vie politique, sociale et religieuse en Grande-Bretagne d’après lessermons prêchés ou publiés dans le Nord de l’Angleterre, 1738-1760, Paris, 1984. Nier le droitde résistance revient à soutenir les prétentions des jacobites, partisans d’unretour des Stuarts en exil depuis 1688.
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conditions de la résistance : si le discours dominant insiste sur
le devoir d’obéissance et ne justifie la rébellion qu’en cas de
nécessité absolue (comme en 1688, qui constitue l’exception et
non la règle), il arrive que des sermons extrémistes fassent
scandale, soit qu’ils nient le droit de résistance ou présentent
Charles Ier ou Jacques II sous un jour trop favorable, soit au
contraire, qu’ils semblent encourager la rébellion en mettant
l’accent sur le droit du peuple à choisir ses gouvernants.
Les célébrations des 4 et 5 novembre, censées unir la
communauté nationale autour du régime, représentent donc un lieu
de lutte idéologique7. Qu’en est-il, dès lors, des célébrations
du centenaire, en 1788, à la veille de la Révolution française ?
Le premier accès de folie de Georges III plongeait le royaume
dans la crise de la Régence. Les célébrations, qui eurent lieu en
Ecosse comme en Angleterre, furent donc moins grandioses qu’elles
auraient pu l’être.
Mais divers clubs politiques exploitent l’événement pour
diffuser leurs principes politiques à travers les discours et les
toasts qui animent les célébrations. Ainsi, le Constitution Club,
conservateur, met l’accent sur l’immutabilité de l’ordre
politique né en 1689, sur la nécessité de révérer le monarque et
la constitution et de les préserver des réformes potentiellement
subversives8.
A l’inverse, la Revolution Society profite de la célébration du
7 K. Wilson, « Inventing revolution: 1688 and eighteenth-century popularpolitics », Journal of British Studies, 28 (1989), p.354-364.8 L. G. Schwoerer, « Celebrating the Glorious Revolution, 1689-1989 » Albion 22(1990), 7-8.
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4 novembre 1788 pour relancer les revendications réformistes. Ce
club mérite une attention particulière, car c’est devant lui que
Price, en 1789, prêche le sermon qui soulève la controverse sur
les révolutions. La Revolution Society, fondée par des Dissenters de
Londres pour célébrer la Glorieuse Révolution, compte quelques
dizaines de membres en 1788. La cotisation, élevée, exclut les
artisans d’un club essentiellement bourgeois, qui s’enorgueillit,
en 1789, de recenser parmi ses membres deux lords et six députés
des Communes. Le ton est donné par quelques pasteurs dissidents,
connus pour leur soutien à la réforme parlementaire radicale et à
la cause des colons américains pendant la Guerre d’Indépendance9.
Le sermon prêché par Andrew Kippis le 4 novembre 1788
appelle à « promouvoir, par des actes religieux, civils, et
sociaux, les principes authentiques du whiggisme et de la
constitution anglaise »10. Il célèbre, comme il se doit, la
victoire du droit et du protestantisme sur la tentative
absolutiste du papiste Jacques II, mais évoque aussi les limites
du compromis négocié en 1688, en particulier l’absence de liberté
religieuse totale. Ce sermon contribue donc à la campagne des
Dissidents pour l’abolition des lois pénales qui les frappent. Il
s’inscrit surtout dans un conflit historiographico-politique qui
remonte aux années 1730. Kippis réaffirme l’origine saxonne des
libertés anglaises et s’oppose à ceux qui, comme Hume (mais aussi
9 R. Duthille, « London Revolution Society (act. 1788–1793) », Oxford Dictionary ofNational Biography, online edn, Oxford University Press, octobre 2007[http://www.oxforddnb.com/view/theme/96833, consulté le 14 novembre 2007].10 A. Kippis, A sermon preached at the Old Jewry, on the fourth of November, 1788…, Londres,1788, p.4.
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les whigs de la cour) rejettent l’idée de libertés immémoriales et
font de la Glorieuse Révolution l’origine des libertés anglaises.
La Revolution Society diffuse une historiographie radicale, qui, à la
suite de Catharine Macaulay, auteur d’une influente histoire
républicaine du XVIIe siècle, considère la révolution de 1688
comme une occasion manquée. Si la Glorieuse Révolution met fin à
l’absolutisme des Stuarts et restreint la prérogative royale,
elle n’offre pas, aux yeux des radicaux, de garanties suffisantes
aux droits du peuple, et n’accorde qu’une liberté religieuse en
trompe-l’œil. Les radicaux reprochent aux whigs d’avoir renié
leurs principes (les Revolution principles) et de s’être employés à
saper les quelques droits obtenus en 1688 pour asseoir leur
propre pouvoir. 1688 ne représente donc pas la libération vis-à-
vis de l’absolutisme, mais le simple remplacement de la
prérogative royale par la corruption comme nouvel instrument au
service de l’arbitraire des monarques. La corruption est d’autant
plus insidieuse qu’elle a toutes les apparences de la liberté et
vide la constitution de son contenu tout en préservant les
apparences de la liberté11 - d’où l’appel à une vigilance
constante contre les abus de pouvoir et l’insistance sur le droit
de résistance et la souveraineté populaire.
Le soir du 4 novembre 1788, après le sermon, la Revolution
Society organise un dîner somptueux dans une taverne du Strand12. La
11 H. T. Dickinson, « The Eighteenth-Century Debate on the ‘GloriousRevolution’ » History 61 (1976) : 28-45.12 An abstract of the history and proceedings of the Revolution Society, in London, to which is annexed acopy of the Bill of Rights, Londres, 1789. La célébration est analysée dans lesarticles de K. Wilson, L. G. Schwoerer et R. Duthille.
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célébration fait l’objet d’une mise en scène élaborée: on exhibe
ainsi l’étendard porté par Guillaume le jour de son débarquement
à Torbay (le 4 novembre 1688). Lord Stanhope définit les trois
principes de la société : souveraineté populaire, droit de
résistance à l’abus de pouvoir, et défense de libertés
fondamentales comme le droit au procès par jury, les libertés de
la presse, de conscience, et des élections.
Le plus remarquable est peut-être qu’au cours du dîner, la
société charge l’un de ses membres, le député Henry Beaufoy, de
déposer aux Communes un projet de loi modifiant le Livre de
prières communes. La Revolution Society souhaite que la date du 5
novembre soit abandonnée et que, tous les 16 décembre, date du
vote du Bill of Rights au parlement, on lise et on explique au peuple
ce document qui confirme ses libertés. La Revolution Society refuse
donc l’amalgame entre l’armada, le complot des poudres et le
débarquement de Guillaume et cherche à transformer la célébration
en séance d’éducation populaire et de diffusion d’idéaux
libéraux. Le projet, présenté par Beaufoy aux Communes en mars
1789, est rejeté par les lords en juillet, l’évêque de Bangor
réaffirmant la primauté de la lecture providentielle de
l’événement13.
Le débat Price-Burke (1789-1790) : une révolution chasse l’autre…
La Révolution française exacerbe les conflits idéologiques
qui se cristallisaient déjà autour des célébrations de la
13 W. Cobbett, Parliamentary history of England from the Norman conquest in 1066 to the year1803, Londres, 1806-1820, vol.27, p.1332-1338, vol.28, p.294-296.
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Glorieuse Révolution, et provoque une remise en cause sans
précédent de la portée des événements de 1688-1689.
Le 4 novembre 1789, dans un sermon « sur l’amour de la
patrie », Price expose à la Revolution Society les trois principes
garantis par la Glorieuse Révolution :
1°. Le droit à la liberté de conscience en matières religieuses.
2°. Le droit de résistance à l’abus du pouvoir.3°. Le droit de choisir nos Gouverneurs ; de les casser quand ils se conduisent mal ; & de nous former à nous-mêmes un Gouvernement14.La péroraison du discours, calquée sur le nunc dimittis, est un
hymne à la Révolution française, fille des Lumières, libératrice
de la France, et bientôt, des autres peuples :
J’ai vécu pour voir l’extension et la dispersion des connoissances sapper les fondements de l’erreur & de la superstition. – J’ai vécu pour voir les droits des hommes mieux entendus que jamais ; & des Nations soupirer après la liberté, lorsqu’on croyait qu’elles en avaient perdu l’idée.– J’ai vécu pour voir TRENTE MILLIONS d’hommes indignés de leurs fers & déterminés à les rompre, fouler aux pieds l’esclavage, & demander la liberté d’une voix irrésistible. – Après avoir partagé les bienfaits d’une révolution, le ciel m’a encore permis d’être le témoin de deux autres, aussi glorieuses.
Les révolutions américaine et française sont « glorieuses »,
comme celle de 1688, dont elles sont issues toutes deux. Price
embraye sur l’idée de propagation de la liberté par les
14 Discours sur l’amour de la patrie, prononcé le 4 novembre 1789, par le Docteur Price, dans l’Assembléede la Société formée pour célébrer la Révolution de la Grande-Bretagne, trad. L.F. Guinement deKéralio, Paris, 1790, p.39. L’oeuvre originale, « A discourse on the love ofour country », est republiée dans R. Price, Political Writings, éd. D.O. Thomas,Cambridge, 1991, p.176-196.
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révolutions, et lance une admonestation comminatoire aux
gouvernements :
Et vous tous tremblez, oppresseurs du monde ! vous tous soutiens des Gouvernements despotiques & des hiérarchies d’esclaves, tenez vous pour avertis. N’appelez plus, dans vos rêveries absurdes & détestables, la REFORME, innovation ; il n’est pas en votre pouvoir de tenir d’avantage l’univers dans les ténèbres. Ne luttez donc plus contre les progrès de la lumière & de la civilisation. Rendez aux hommes leurs droits ; & consentez à la correctiondes abus, avant qu’on ne fasse rentrer eux & vous dans le néant15.
Le soir, au cours du banquet, la société décide d’envoyer une
adresse de congratulations à l’Assemblée nationale : c’est le
début d’une correspondance entre la Revolution Society et la France,
à laquelle participent une cinquantaine de clubs jacobins entre
1790 et 179316. A partir de 1790, la Revolution Society fête le 14
juillet en plus du 4 novembre. A la liste des toasts
traditionnels, s’ajoutent de nouveaux toasts portés à
« l’Assemblée nationale, et à la résolution heureuse de la
révolution », aux « droits de l’homme », à la « souveraineté
populaire », à « la cause de la liberté sur toute l’étendue du
globe ». Certains discours prônent les réformes, pour éviter
d’avoir recours à la révolution, tout en réaffirmant le principe
de la souveraineté populaire. La publication des listes de toasts
dans de nombreux journaux17 fait connaître la Revolution Society et
15 Ibid, p.55-57.16 An abstract of the history and proceedings of the Revolution Society…, p.50-51. Cettecorrespondance est analysée par G. S. Veitch, The genesis of parliamentary reform(1913), Londres, 1963, ch.6, et dans Duthille, art.cit.17 Minutes of the Revolution Society, British Library, Add MSS 64814, fo.38-41 ; London Chronicle, 5 novembre 1790 ; Argus, 15 novembre 1790 ; Edinburgh Evening
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ses principes, mais, dès 1790, effraie une partie de l’opinion.
Price fait scandale lorsqu’il porte le toast suivant, le 4
novembre 1790 : « Au Parlement de la Grande-Bretagne, et qu’il
puisse devenir une Assemblée nationale ». Il doit expliquer qu’il
n’appelle pas à la révolution, mais simplement à une refonte
radicale du système électoral pour assurer une représentativité
réelle du parlement. Ses explications ne convainquent pas tout le
monde, et la Revolution Society passe vite pour une société
révolutionnaire, ce qu’elle n’était sans doute pas. La violence
rhétorique du Discours sur l’amour de la patrie est inhabituelle chez
Price ; elle exprime l’enthousiasme du prédicateur pour une
Révolution française porteuse de liberté, de réconciliation
franco-britannique, et de paix universelle. Price n’appelle pas à
la révolution, mais à des réformes éclairées pour éviter une
confrontation sanglante entre les despotes et les peuples
nouvellement conscients de leurs droits.
Le discours de la Revolution Society ne pouvait pas laisser
indifférent un Edmund Burke, inquiet, dès 1790, du danger de
contagion révolutionnaire en Angleterre. Le 9 février 1790, Burke
dénonce, dans un discours aux Communes, l’amalgame opéré entre
1688 et 1789 :
Je ne reviens point de mon étonnement quand j’entends dire que cet étrange et bizarre événement, qui, sous le nom de révolution, jette les Français dans l’extase, est comparableà notre Glorieuse Révolution […]. Toutes les circonstances qui accompagnèrent notre Révolution, tout son esprit, furent
Courant, 8 novembre 1790 ; London Gazette, 5 novembre 1791 ; Glasgow Courier, 10novembre 1791.
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précisément l’inverse de ce qu’on appelle du même nom en France18.
Ce discours préfigure la dissociation absolue entre la Révolution
française et la Glorieuse Révolution, qui est un thème majeur des
Réflexions sur la Révolution de France (publiées en novembre 1790). La
critique porte tant sur les événements historiques que sur les
principes sous-jacents aux deux révolutions, et sur le terme
révolution lui-même. Pour Burke, la violence qui ravage la France
introduit l’anarchie et ne mérite pas le nom de révolution mais
ressortit de la catégorie de la rébellion. Burke gomme la
violence mise en œuvre dans la Glorieuse Révolution, qu’il réduit
à sa transcription constitutionnelle, et il a cette phrase
extraordinaire : « Ce que nous fîmes fut dans la réalité une
révolution constitutionnelle ; nous prévînmes, plutôt que nous ne
fîmes, une révolution19. » Minimisant la rupture, Burke revient au
sens astronomique de « révolution », puisque, selon lui, « la
nation conserva les mêmes rangs, les mêmes ordres de personnes,
les mêmes privilèges ». Dans les Réflexions, Burke concentre ses
attaques contre le troisième principe de Price (le droit du
peuple à choisir son gouvernement) en réaffirmant avec force
l’interprétation whig de la Glorieuse Révolution, aussi
invraisemblable soit-elle : Jacques II, par sa fuite, aurait
abdiqué (et donc n’aurait pas été déposé par le parlement), et la
Révolution de 1688 ne représente qu’une légère déviation de la
18 « Discours de M. Burke, sur la situation actuelle de la France… » (9février 1790) in E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Paris : Hachette,1989, p.331.19 Ibid, p.332.
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lignée héréditaire, et non un précédent rendant la monarchie
élective20.
Si la Révolution française est pensée à travers le prisme de
l’expérience anglaise, elle provoque, en retour, un discours sur
les révolutions de l’espace britannique : 1688, mais aussi la
Révolution américaine et la « Grande Rébellion » contre Charles
Ier.
Ni les arguments de Price, ni ceux de Burke ne sont nés de
la Révolution française. Chacun des deux penseurs est fidèle à
son parcours. Tous deux, en 1776, croient que les Américains se
révoltent pour défendre leurs droits d'Anglais, bafoués par le
gouvernement tyrannique de Georges III. Tous deux pensent
possible la réconciliation entre les colonies et la métropole.
Mais cette convergence ne doit pas masquer des différences
profondes amenées à éclater au grand jour en 1790. Pour Burke,
« la « désobéissance américaine » est respectable car elle
sauvegarde l’héritage du passé »21. Les pamphlets écrits par Burke
dans les années 1770 expriment déjà le refus des droits abstraits
et de l'égalité géométrique – deux thématiques centrales des
Réflexions22. Pour Price, à l’inverse, les Américains font triompher
des droits absolus, droits sur lesquels Price se fonde pour
réclamer des réformes profondes de la représentation 20 Ibid, p. 7-44, 83-84; J.C.D. Clark, Introduction à E. Burke, Reflections on theRevolution in France, Berkeley, 2001, p. 39-41. N. Col relativise cependant lewhiggisme de Burke, notant les différences qui le séparent de Macaulay,l’historien whig par excellence (N. Col, Burke, le contrat social et les révolutions,Rennes, 2001, p.129).21 D. Lacorne, L'invention de la République : le modèle américain, Paris, 1991, p.63.22 Sur la cohérence du parcours de Burke, des années 1770 aux années 1790, voirN. Col, op.cit., p.13-22.
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parlementaire en Grande-Bretagne même23. A partir de 1783,
l’expérience américaine suscite chez Price un immense espoir :
l’Amérique, havre de paix et de tolérance religieuse, saura
régénérer le vieux monde. En 1787, Price évoque ainsi la
« révolution en faveur du bonheur de l’humanité » qu’il voit se
dessiner à travers le processus constitutionnel américain24. La
Révolution américaine, aux yeux de Price, préfigure la Révolution
française et l’avènement d’une ère marquée par le triomphe des
droits de l’homme et de la paix universelle.
Burke ne voit dans ces aspirations millénaristes de Price
que la résurgence de l’ « enthousiasme » qui animait les
Puritains du siècle précédent25 : la Revolution Society est dangereuse
car les commémorations qu’elle organise sont marquées par le
mélange explosif de religion et de politique qui a déjà conduit à
la guerre civile et au régicide. Burke rapproche ainsi la
péroraison de Price du sermon prêché par le révérend puritain
Hugh Peters à l’occasion de l’exécution de Charles Ier26, jouant
sur l’assimilation, courante au XVIIIe siècle, entre les
presbytériens, les whigs radicaux – Price était les deux – et les
régicides du siècle précédent27.23 H. Laboucheix, Richard Price, théoricien de la Révolution américaine. Le Philosophe et lesociologue, le pamphlétaire et l’orateur, Paris, 1970.24 R. Price, « The Evidence for a future period of improvement in the state ofmankind » (1787), in Price, Political Writings, p.162.25 L’ « enthousiasme » est ici pris en mauvaise part. Sur le millénarisme dePrice : Jack Fruchtman, The apocalyptic politics of Richard Price and Joseph Priestley : a study inlate eighteenth-century millennialism, Philadelphia, 1983.26 Burke, Réflexions, p.14-17, 83-84, 616.27 Pamphlets et caricatures exploitaient depuis longtemps ce parallèleclassique. Voir par exemple la célèbre caricature de 1784, The mirror of patriotism :Fox, reconnaissable de dos par son toupet, se mirant dans un miroir qui lui
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Burke construit une histoire nationale qui marginalise les
Presbytériens et les radicaux de la « Grande Rébellion ». D’un
côté, il y a la Révolution de 1688, qui s’inscrit dans une longue
tradition de confirmation de droits ancestraux, de l’autre, une
série de rébellions, qui ne forment pas une tradition, mais une
série de violences motivées par le fanatisme religieux ou la
cupidité et les passions les plus basses. Pour Burke, la violence
millénariste du sermon de Price est le symptôme d’une telle
résurgence de violence, d’où la comparaison qu’il suggère avec
Hugh Peters, mais aussi, avec Wat Tyler, John Ball et Jack Cade,
meneurs de révoltes paysannes au Moyen Âge28. « Burke mêle donc
les révoltes, les siècles et les pays »29 pour illustrer
l’opposition qui structure sa pensée contre-révolutionnaire. La
Glorieuse Révolution s’inscrit dans la tradition, la continuité,
le respect de l’héritage séculaire, que Burke présente comme la
caractéristique de l’histoire anglaise, tandis que Price et les
révolutionnaires français incarnent les égarements d’une raison
devenue fanatique et qui, au nom de droits abstraits, prétend
faire table rase des héritages patiemment accumulés. En
présentant la Glorieuse Révolution comme une consolidation de
droits anciens, Burke verse dans la mythologie de la
renvoie l’image de Cromwell en habit militaire.28 E. Burke, Appel des whigs modernes aux whigs anciens. An appeal from the old to the new whigs(1791), éd. N. Col, Rennes, 1996, p.158-165. Wat Tyler et le prêtre John Ballmenèrent la révolte des paysans et artisans en 1381. Ils exigeaientl’abolition du servage et des lois sur la chasse et l’allègement des impôts.Ils furent exécutés peu après être parvenus à prendre la ville de Londres.Jack Cade souleva le Kent au milieu du XVe siècle.29 Burke, Appel des whigs modernes, p.241.
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« constitution ancienne » et des libertés anglaises
immémoriales30. Burke, cependant, était au fait les controverses
sur les origines de la constitution, et, s’il n’est pas sûr qu’il
croyait vraiment au caractère immémorial des libertés anglaises31,
il jugeait cependant nécessaire de le postuler pour contrer la
volonté de rupture manifestée par les révolutionnaires français.
L’interprétation burkienne oublie, peut-être à dessein, que
la Revolution Society, loin de prétendre rompre avec des siècles
d’histoire anglaise, cherchait à s’inscrire dans une tradition
nationale. La société voyait dans les grandes proclamations
constitutionnelles (la Grande Charte, l’Habeas Corpus) les
fondements de la liberté anglaise, et rendait hommage aux
patriotes comme Pym ou Hampden, qui s’étaient illustrés dans la
lutte contre l’absolutisme des Stuarts32.
Cependant, dans son Discours, Price mettait au nombre des hommes
qui ont éclairé le genre humain et préparé la venue des Lumières
John Milton (qui justifia le régicide en 1649), John Locke et
Algernon Sidney (le premier fut exilé et le second exécuté pour
30 Selon le « mythe des confirmations », la Glorieuse Révolution, tout commela Pétition des droits de 1628 ou la Grande Charte de 1215 seraient de simplesconfirmations de droits immémoriaux. J. G. A. Pocock, L’ancienne constitution et ledroit féodal (1957, 1987), trad. M.Vignaux et S. Reungoat, Paris, 2000, p.67-68,291.31 Burke, Appel des whigs modernes, p.306-309.32 En témoignent les toasts portés lors des dîners du 4 novembre, et lesnombreuses références dans les pamphlets publiés par des membres de lasociété. Le parlementaire John Pym, convaincu que Charles Ier dirigeait uncomplot catholique, fut un des artisans de la Grande Remontrance présentée auroi en 1642, et de l’alliance avec les presbytériens écossais l’annéesuivante. John Hampden, aussi membre des Communes, s’illustra dansl’opposition aux extorsions fiscales de Charles Ier dans les années 1620 et1630.
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avoir trempé dans des conspirations contre Charles II)33.
Le 14 juillet et le 4 novembre : des cérémonies réverbérées dans le débat public, entre jeux de miroirs et parodies (1789-1793)
Le parallèle avec le XVIIe siècle embarrasse les radicaux,
qui ne réussissent jamais à présenter une vision de l’histoire
aussi convaincante que celle de Burke. En effet, Burke a su,
mieux que toute autre, interpréter de façon brillante et
convaincante des parallèles historiques qui étaient présents à
l’esprit de nombre d’Anglais dès 1789. Les souvenirs de la Grande
Rébellion constituaient une grille de lecture des événements qui
se précipitaient de l’autre côté de la Manche. Le rapprochement
fut fait dès juin 1789. Tout au long de l’été et de l’automne
1789, le Times comparait le destin de Louis XVI à celui de Charles
Ier34. Le journal de James Boswell montre comment le calendrier
liturgique ravivait les souvenirs du XVIIe siècle et engageait
les Anglais à raisonner en termes de parallèles historiques.
Boswell n’oublie pas de lire le service prescrit pour le 30
janvier. Le 4 novembre 1792, il dîne en compagnie de deux proches
de Burke : tous s’accordent à souhaiter que le gouvernement
prenne des mesures de répression vigoureuse contre la sédition
qui couve en Angleterre, et Boswell conclut le récit de la
journée dans son journal par les mots : « J’avais l’impression
d’être sous le règne de Charles Ier ». Au lendemain de la chute
de Robespierre, il médite l’Histoire de la rébellion et des guerres civiles du
33 Price, Writings, p.182.34 J.C.D. Clark, op.cit., p.51.
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royaliste Clarendon35.
De 1791 à 1793, les commémorations du 4 novembre et du 14
juillet se politisent rapidement, marquées qu’elles sont par les
débats qui font rage autour du sens de l’histoire anglaise. Il
arrive que 1688 et 1789 soient confondus dans le même éloge, à
travers des toasts tels que : « The Glorious Revolution of
France ». Mais peu à peu, la Révolution française vole la vedette
à la Glorieuse Révolution. Dans les Droits de l’homme (publiés en
deux parties, en mars 1791 et février 1792), Thomas Paine vide la
Glorieuse Révolution de toute portée libertaire, et la réduit au
remplacement d’un tyran par un autre. Guillaume d’Orange est tout
aussi arbitraire que Guillaume le Conquérant. La Déclaration des
Droits n’est qu’une « déclaration de torts et d’insultes »36. La
Revolution Society invite Paine à son dîner du 4 novembre 1791. Paine
porte un toast à « la révolution mondiale ». Le maire de Paris,
Jérôme Pétion, également invité au dîner, note que :
Le toast de la révolution de 1688 […] fut très peu célébré ;celui du roi et de sa famille fut accueilli avec le plus morne silence, celui de la nation françoise fut accueilli avec le plus vif transport et l’orchestre joua immédiatementaprès le fameux air Cela ira [sic]37.Cependant, l’influence de Paine ne doit pas être
surestimée : à Londres, dans le nord de l’Angleterre et en 35 M. K. Danziger, éd. Boswell : The Great Biographer, 1789-1795, New York, 1989, p.193,281, 302. L’homme de lettres écossais James Boswell (1740-1795) est connu poursa Vie de Samuel Johnson, sa défense du général corse Pascal Paoli et ses récitsde voyages.36 Thomas Paine, Les droits de l’homme (1791-1792), trad. B. Vincent, Nancy, 1991,p. 189.37 « Voyage en Angleterre. Manuscrit autographe de Pétion », dans MarcelReinhardt, « Le Voyage de Pétion à Londres. 24 octobre – 11 novembre 1791»,Revue d’histoire diplomatique 84 (1970) : 54.
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Ecosse, les radicaux poursuivent les célébrations du 4 novembre,
même si elles ne se distinguent plus guère de celles du 14
juillet. Toutes véhiculent un discours ambigu, mi-réformiste, mi-
révolutionnaire. Plusieurs sociétés font l’éloge de la famille de
Hanovre tout en souhaitant « que les révolutions ne cessent
jamais tant que la tyrannie existe »38. Le 14 juillet 1791, le
Revolution Club de Dundee porte des toasts « au souvenir de
Guillaume III, et de la Révolution de 1688 », et souhaite que
l’Espagne et les autres pays « esclaves » « régénèrent leur
constitution avec aussi peu de violence que possible », mais
aussi que « tout despotisme connaisse vite le destin du
despotisme français »39. Les toasts portés à Sheffield l’année
suivante expriment une volonté de réformer les abus pour éviter
la révolution, tout en appelant tous les peuples opprimés à faire
mordre la poussière aux despotes40.
La publication dans la presse de comptes rendus de ces
célébrations diffuse le discours radical à l’échelle de toute la
Grande-Bretagne41, mais fait également scandale, et permet à la
propagande contre-révolutionnaire d’accréditer l’idée de 38 Compte rendu du dîner de la Constitution Whigs’ Grand Lodge of England, 4 novembre1791, London Gazette, 5 novembre 1791, repris dans Glasgow Courier, 10 novembre1791 ; compte rendu du dîner de la Revolution Society de Londres, 4 novembre 1793,Edinburgh Gazetteer, 12 novembre 1793.39 Edinburgh Evening Courant, 21 juillet 1791. Le mot « Revolution », dans le nomde ces clubs, fait référence à 1688, non à 1789, même si les conservateurs(Burke au premier chef) jouent sur l’ambiguïté pour les discréditer.40 Compte rendu du dîner de la Revolution Society de Sheffield, 4 novembre 1792,Edinburgh Gazetteer, 23 novembre 1792.41 Les notes ci-dessus montrent que la presse radicale écossaise couvrait lescélébrations des sociétés anglaises. Il est probable que la publication de cesarticles permettait aux sociétés de reprendre des toasts et des discoursélaborés par les autres sociétés.
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conspiration jacobine universelle et d’imputer à la France la
responsabilité de la guerre qui éclate en février 179342.
S’inspirant des parallèles établis par Burke, la presse
conservatrice publie des comptes rendus parodiques de banquets du
14 juillet : le Times, par exemple, met en scène des membres de la
Revolution Society, en compagnie de Cromwell, de Wat Tyler, de
ramoneurs, de charbonniers et de voleurs à la tire. Des visiteurs
venus de Paris, « M. Equalization » et « Mr. Liberté » appellent
au partage des biens, au nom de l’égalite des hommes43.
Les caricaturistes s’emploient aussi à parodier les dîners
commémoratifs. Dans les Réflexions, Burke comparait le Discours de
Price au brouet mijotant dans le chaudron des sorcières de
Macbeth44. William Dent s’empare de l’image et croque Price, Fox
et Sheridan en train de danser autour d’un chaudron d’où
s’échappent des « esprits français » qui renversent une couronne.
A l’arrière-plan, quatre tableaux représentent Jack Cade, Wat
Tyler, le « fanatisme » (sous forme de diable), le
« républicanisme » (sous les traits d’un Puritain brisant une
couronne)45. Que Dent confonde les célébrations du 4 novembre et
celles du 14 juillet ne fait que renforcer le mélange : la
critique est véhiculée par la confusion des célébrations, encore
compliquée par le souvenir historique des rébellions. La
42 G. Chalmers, The life of Thomas Pain [sic], the author of the seditious writings, entitled Rightsof Man. By Francis Oldys, Londres, 1793, p.23 ; J. Bowles, The real grounds of the presentwar with France, Londres, 1793, p.6.43 Times, 14 juillet 1791.44 E. Burke, Réflexions, p.14.45 William Dent, Revolution anniversary, or, patriotic incantations (12 juillet 1791),British Library Caricatures No. 7890.
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stratégie de dénigrement s’inspire de celle employée par Burke,
qui combinait déjà deux éléments caractéristiques de la
représentation de la Révolution française dans la caricature
anglaise : Shakespeare et la guerre civile du XVIIe siècle46.
De 1789 à 1793, les festivités du 4 novembre perdent donc
peu à peu de vue la Glorieuse Révolution qu’elles sont censées
célébrer, pour se transformer en prises de position par rapport à
l’actualité la plus immédiate. L’impact des célébrations ne se
limite pas aux cérémonies elles-mêmes, mais se réverbère dans les
publications, sérieuses ou parodiques, qui en relaient ou en
subvertissent le message. Plus que jamais, le 4 novembre est un
lieu de conflit, de mythographie et d’exploitation partisane de
l’histoire. On ne trouve guère trace de célébrations du 4
novembre à partir de 1794, sans doute parce que les pressions des
associations contre-révolutionnaires, une série procès, puis la
législation répressive de Pitt (décembre 1795) réduisaient les
sociétés radicales au silence. Les premières années de la
Révolution française ont cependant constitué un moment de débat
(aussi enfiévré et partial soit-il bien souvent) sur l’héritage
des révolutions et des rébellions sans doute unique dans
l’histoire anglaise.
Du centenaire au tricentenaire de la Glorieuse Révolution : des célébrations apaisées ?
Ces débats sont-ils clos ? Les célébrations de la Glorieuse
46 P. Dupuy, L’Angleterre face à la Révolution : la représentation de la France et des Français à traversla caricature, 1789-1802. Thèse de doctorat, Rouen, 1998, p.584-608.
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Révolution sont-elles enfin dépassionnées ? Entre l’exécution de
Charles Ier en 1649 et la Grande Exposition de 1851, la
perception de la Grande-Bretagne se renverse. Jadis rebelle et
fanatique, la Grande-Bretagne renvoie désormais l’imagine d’une
puissance à la fois conservatrice et innovante47. Il faut compter
au nombre des facteurs contribuant à ce renversement la Glorieuse
Révolution, et, sans doute plus encore, la construction, par
Burke, d’une histoire nationale marquée par la sage conservation
de l’héritage, par opposition à une France rebelle, prise de
folie destructrice. La Grande-Bretagne, au XIXe siècle comme à
l’époque de Burke, reste le pays qui évite les convulsions : le
royaume est agité par le chartisme mais fait l’économie d’une
révolution en 1848. La Grande-Bretagne se célèbre comme le pays
qui a su, par une révolution-restauration, éviter la révolution-
rupture qui, sans cesse, menace les monarchies sur le continent.
En 1888, la stabilité de la monarchie parlementaire rend
presque superflue la célébration du bicentenaire de la Glorieuse
Révolution. Mais déjà apparaissent des ombres : dans un contexte
de montée de l’impérialisme allemand et d’affirmation du
nationalisme irlandais, il paraît inopportun de célébrer une
invasion réussie et un triomphe du protestantisme sur le papisme,
obtenu, en Irlande, au prix d’une victoire militaire sur l’armée
de Jacques II48. Il devient impossible d’ignorer que la révolution
n’est « glorieuse » que dans une perspective anglocentrique qui
47 Paul Langford, Englishness identified : manners and character 1650-1850, Oxford, 2000.Voir aussi les réflexions sur la « caractérologie nationale » dans B. Cottret,op.cit., p.221-228. 48 Schwoerer, art.cit., p.10-11.
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évacue la bataille de la Boyne (12 juillet 1690), devenue objet
de célébration par les protestants orangistes d’Irlande49.
En 1988, la célébration du tricentenaire prend une ampleur
inégalée50. La série de manifestations, de colloques, et
d’expositions, tant en Grande-Bretagne qu’aux Pays-Bas et aux
Etats-Unis, révèle à la fois l’implication des politiques, des
diplomates et des universitaires, et le relatif désintérêt du
grand public pour un événement qu’il connaît mal. Les débats
autour de l’organisation des cérémonies ravivent les lignes de
faille. Il est question d’abandonner l’épithète « glorieuse ». Le
7 juillet 1988, la discussion, aux Communes, de la présentation à
la reine d’une adresse la priant d’autoriser de célébrer le
tricentenaire provoque un débat passionné sur la portée et la
signification des révolutions du XVIIe siècle. L’opposition
travailliste dénonce une révolution orchestrée par les élites, la
conquête militaire de l’Irlande et la persécution des
catholiques. L’aile gauche des travaillistes souhaite qu’on
commémore les Niveleurs du XVIIe siècle plutôt que les whigs de
1688. « Mme Thatcher se [voit] même reprocher, ce qui [est] bien
le comble pour un premier ministre tory, d’avoir une conception
whig de l’histoire »51. Protestantisme et liberté ne vont plus de
pair, et une histoire whig décomplexée est désormais impossible.
On ne saurait désormais penser la « Glorieuse Révolution » sans 49 Sur la dimension irlandaise, voir B. Cottret, op.cit., p.121-165. L’Irlandeest la partie sombre, refoulée, de l’histoire whig, chez Macaulay comme chezBurke. Sur les difficultés éprouvées par Burke (lui-même d’origineirlandaise) face à l’Irlande, voir N. Col, op.cit., p.243-257.50 Schwoerer, art.cit., p.12-20.51 B. Cottret, Histoire d’Angleterre XVIe-XVIIIe siècle, Paris, 2003, p.185.
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la comparer avec d’autres révolutions, qui en relativisent le
caractère « glorieux » comme le caractère « révolutionnaire ».
Pour les Britanniques d’aujourd’hui, la véritable « révolution
anglaise » est bien celle de 1642-1649, non celle de 1688. Bien
que la place des événements de 1688-1689 dans la mémoire
collective soit bien moindre aujourd’hui qu’elle ne l’était au
XVIIIe siècle, les commémorations mettent toujours en jeu
l’affrontement de représentations indissolublement
historiographiques, politiques et idéologiques.
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