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Rémy Duthille 1688-1789. Au carrefour des révolutions : les célébrations de la révolution anglaise de 1688 en Grande-Bretagne après 1789 En 1688-1689, l’Angleterre vit sa « glorieuse révolution ». En l’espace de quelques mois, Jacques II, soupçonné de vouloir imposer le catholicisme et la monarchie absolue à son royaume, fuit devant l’armée de son gendre Guillaume d’Orange. Marie et Guillaume montent sur le trône après avoir accepté une déclaration des droits rédigée par une convention parlementaire. La déclaration, qui entre dans la législation sous le nom de Bill of Rights, offre des garanties aux sujets (en matière judiciaire essentiellement), et surtout, impose des bornes au pouvoir royal, et définit un ordre de succession qui exclut les Catholiques du trône. Ce Bill, qui a « la beauté formelle, et les audaces d’une épure » 1 forme le socle d’un compromis législatif qui fonde une monarchie constitutionnelle et, aux yeux des contemporains, « délivre » le royaume de l’absolutisme et du « papisme ». Très vite, cette révolution fait l’objet de commémorations et d’un intense travail de propagande consolidant l’ordre politique qui en est issu. Le terme « Révolution » est pris dans le sens ancien, astronomique, qu’il ne perdit qu’avec la Révolution française 2 . 1688 marque une restauration, un retour à un ordre constitutionnel bouleversé par les visées tyranniques du mauvais roi Jacques. La révolution, si « glorieuse » 3 en raison 1 B. Cottret, La glorieuse révolution d’Angleterre, Paris, 1988, p.139. 2 A. Rey, « Révolution » : histoire d’un mot, Paris, 1989. 3 L’expression « Glorious Revolution » semble avoir été inventée et diffusée dans les sermons de pasteurs de toutes obédiences à partir de 1706 (J. R. 1 1
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1688-1789. Au carrefour des révolutions : les célébrations de la révolution anglaise de 1688 en Grande-Bretagne après 1789

May 09, 2023

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Page 1: 1688-1789. Au carrefour des révolutions : les célébrations de la révolution anglaise de 1688 en Grande-Bretagne après 1789

Rémy Duthille

1688-1789. Au carrefour des révolutions : les célébrations de la révolution anglaise de 1688 en Grande-Bretagne après 1789

En 1688-1689, l’Angleterre vit sa « glorieuse révolution ».

En l’espace de quelques mois, Jacques II, soupçonné de vouloir

imposer le catholicisme et la monarchie absolue à son royaume,

fuit devant l’armée de son gendre Guillaume d’Orange. Marie et

Guillaume montent sur le trône après avoir accepté une

déclaration des droits rédigée par une convention parlementaire.

La déclaration, qui entre dans la législation sous le nom de Bill of

Rights, offre des garanties aux sujets (en matière judiciaire

essentiellement), et surtout, impose des bornes au pouvoir royal,

et définit un ordre de succession qui exclut les Catholiques du

trône. Ce Bill, qui a « la beauté formelle, et les audaces d’une

épure »1 forme le socle d’un compromis législatif qui fonde une

monarchie constitutionnelle et, aux yeux des contemporains,

« délivre » le royaume de l’absolutisme et du « papisme ».

Très vite, cette révolution fait l’objet de commémorations

et d’un intense travail de propagande consolidant l’ordre

politique qui en est issu. Le terme « Révolution » est pris dans

le sens ancien, astronomique, qu’il ne perdit qu’avec la

Révolution française2. 1688 marque une restauration, un retour à

un ordre constitutionnel bouleversé par les visées tyranniques du

mauvais roi Jacques. La révolution, si « glorieuse »3 en raison 1 B. Cottret, La glorieuse révolution d’Angleterre, Paris, 1988, p.139.2 A. Rey, « Révolution » : histoire d’un mot, Paris, 1989.3 L’expression « Glorious Revolution » semble avoir été inventée et diffuséedans les sermons de pasteurs de toutes obédiences à partir de 1706 (J. R.

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de sa rapidité providentielle, et de l’étendue de ses résultats,

obtenus sans verser de sang royal, semble enfin exorciser le

souvenir des guerres civiles qui avaient endeuillé le règne d’un

Charles Ier mort sur l’échafaud en 16494.

Au XVIIIe siècle, la Glorieuse Révolution occupe donc une

place centrale dans une mythologie nationale qui met en scène la

délivrance providentielle du peuple britannique et la spécificité

de la monarchie constitutionnelle par rapport au « despotisme »

qui règne sur le continent, et particulièrement en France.

L’objet de cet essai est d’examiner les bouleversements

induits par la Révolution française et les conflits politiques

qui se cristallisent autour de la comparaison entre 1688 et 1789.

Qu’y a-t-il de commun entre les deux « révolutions » ? Le Bill of

Rights ne paraît-il pas bien timide, comparé à la Déclaration des

droits de l’homme et du citoyen ? Jugés à l’aune de la dimension

populaire de la Révolution française, les événements de 1688 ne

se réduisent-ils pas à une révolution de palais, ourdie par une

poignée d’aristocrates ? Comment célébrer la Glorieuse Révolution

à l’heure où la Révolution française fait vaciller un ordre

politique né en 1688, et déjà ébranlé par la perte des colonies

américaines.

Hertzler, « Who dubbed it ‘the Glorious Revolution ?’ », Albion, (1987), p.579-585).4 Les deux guerres civiles et le régime républicain de Cromwell ont étéqualifiés tour à tour de « Grande Rébellion » (dès le XVIIe siècle), de« Révolution puritaine » (à l’époque victorienne) puis de « Révolutionanglaise » (chez les historiens marxisants comme Christopher Hill) et enfin de« Guerre des trois royaumes » depuis les années 1980. Ce flottement sémantiquetrahit la difficulté que les Britanniques éprouvent, encore aujourd’hui, àpenser ces événements.

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Il n'est pas fortuit que le débat sur la Révolution

française, en Grande-Bretagne, prenne sa source dans un sermon

célébrant la Glorieuse Révolution. Le 4 novembre 1789, Richard

Price présente en chaire une interprétation radicale de la

révolution de 1688. Le sermon, publié sous le titre de A Discourse

on the Love of Our Country, provoque l’ire d’Edmund Burke et le pousse

à écrire Reflections on the Revolution in France (publié en novembre 1790),

la première grande proclamation contre-révolutionnaire, appelée à

connaître un succès considérable. Des dizaines de pamphlétaires

s’engouffrent dans cette controverse qui, partie de la

comparaison entre 1688 et 1789, englobe bientôt toute l’histoire

anglaise.

Les célébrations de la Glorieuse Révolution au XVIIIe siècle, lieux de conflit idéologique

Le souvenir de la Glorieuse Révolution reflète les

ambiguïtés d’un ordre dynastique et politique dont la légitimité

dépend d'un droit de résistance exercé par le « peuple » en 1688,

mais dont les élites gouvernantes ont intérêt à restreindre la

portée.

Le Livre des prières communes anglican prescrit une célébration

annuelle de la Glorieuse Révolution le 5 novembre, date

correspondant au débarquement de Guillaume d’Orange à Torbay. Le

5 novembre évoque aussi l’échec de la grande Armada espagnole

(1688) et du complot des poudres qui visait Jacques Ier et son

Parlement (1605). Les hasards du calendrier conspirent donc pour

encourager une lecture providentialiste de l’histoire anglaise,

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ponctuée par une série de délivrances: par deux fois, le « vent

protestant » a sauvé l’Angleterre du papisme, en dispersant la

flotte espagnole, puis en favorisant le débarquement de

Guillaume.

Le 5 novembre fonctionne comme un miroir de deux autres

commémorations : le 30 janvier, celle de la mort – ou du

« martyre », pour certains – de Charles Ier, et, le 29 mai,

celle de la restauration de la monarchie (en 1660). Les sermons

du 5 novembre diffusent un discours politico-théologique

réaffirmant à la fois le droit de résistance et la légitimité du

régime issu de la Révolution. La chaire est, au XVIIIe siècle, un

vecteur de discours politique, voire partisan. Alors que, le 30

janvier, les clergymen tories préfèrent insister, sur le devoir

d'obéissance envers le roi, les 4 et 5 novembre, les clergymen

whigs et les Dissenters5 choisissent de réaffirmer le droit de

résistance et de rappeler que c'est sur ce droit que se fonde la

légitimité de la dynastie régnante6. Certains Dissenters préfèrent

la date du 4 novembre (anniversaire de Guillaume d’Orange) à

celle du 5, pour éviter la coïncidence avec le complot des

poudres, qui, à leurs yeux, parasite la célébration de la

Glorieuse Révolution. Le débat théologico-politique porte sur les

5 Les Dissenters sont les protestants (baptistes, congrégationnalistes,presbytériens) qui ne font pas partie de l’Eglise d’Angleterre. Si, depuis lesannées 1670, ils sont soumis à des lois pénales qui les excluent en théorie detoute fonction officielle, leur alliance avec les whigs constitue l’une desfondations du régime hanovrien.6 F. Deconinck-Brossard, Vie politique, sociale et religieuse en Grande-Bretagne d’après lessermons prêchés ou publiés dans le Nord de l’Angleterre, 1738-1760, Paris, 1984. Nier le droitde résistance revient à soutenir les prétentions des jacobites, partisans d’unretour des Stuarts en exil depuis 1688.

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conditions de la résistance : si le discours dominant insiste sur

le devoir d’obéissance et ne justifie la rébellion qu’en cas de

nécessité absolue (comme en 1688, qui constitue l’exception et

non la règle), il arrive que des sermons extrémistes fassent

scandale, soit qu’ils nient le droit de résistance ou présentent

Charles Ier ou Jacques II sous un jour trop favorable, soit au

contraire, qu’ils semblent encourager la rébellion en mettant

l’accent sur le droit du peuple à choisir ses gouvernants.

Les célébrations des 4 et 5 novembre, censées unir la

communauté nationale autour du régime, représentent donc un lieu

de lutte idéologique7. Qu’en est-il, dès lors, des célébrations

du centenaire, en 1788, à la veille de la Révolution française ?

Le premier accès de folie de Georges III plongeait le royaume

dans la crise de la Régence. Les célébrations, qui eurent lieu en

Ecosse comme en Angleterre, furent donc moins grandioses qu’elles

auraient pu l’être.

Mais divers clubs politiques exploitent l’événement pour

diffuser leurs principes politiques à travers les discours et les

toasts qui animent les célébrations. Ainsi, le Constitution Club,

conservateur, met l’accent sur l’immutabilité de l’ordre

politique né en 1689, sur la nécessité de révérer le monarque et

la constitution et de les préserver des réformes potentiellement

subversives8.

A l’inverse, la Revolution Society profite de la célébration du

7 K. Wilson, « Inventing revolution: 1688 and eighteenth-century popularpolitics », Journal of British Studies, 28 (1989), p.354-364.8 L. G. Schwoerer, « Celebrating the Glorious Revolution, 1689-1989 » Albion 22(1990), 7-8.

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4 novembre 1788 pour relancer les revendications réformistes. Ce

club mérite une attention particulière, car c’est devant lui que

Price, en 1789, prêche le sermon qui soulève la controverse sur

les révolutions. La Revolution Society, fondée par des Dissenters de

Londres pour célébrer la Glorieuse Révolution, compte quelques

dizaines de membres en 1788. La cotisation, élevée, exclut les

artisans d’un club essentiellement bourgeois, qui s’enorgueillit,

en 1789, de recenser parmi ses membres deux lords et six députés

des Communes. Le ton est donné par quelques pasteurs dissidents,

connus pour leur soutien à la réforme parlementaire radicale et à

la cause des colons américains pendant la Guerre d’Indépendance9.

Le sermon prêché par Andrew Kippis le 4 novembre 1788

appelle à « promouvoir, par des actes religieux, civils, et

sociaux, les principes authentiques du whiggisme et de la

constitution anglaise »10. Il célèbre, comme il se doit, la

victoire du droit et du protestantisme sur la tentative

absolutiste du papiste Jacques II, mais évoque aussi les limites

du compromis négocié en 1688, en particulier l’absence de liberté

religieuse totale. Ce sermon contribue donc à la campagne des

Dissidents pour l’abolition des lois pénales qui les frappent. Il

s’inscrit surtout dans un conflit historiographico-politique qui

remonte aux années 1730. Kippis réaffirme l’origine saxonne des

libertés anglaises et s’oppose à ceux qui, comme Hume (mais aussi

9 R. Duthille, « London Revolution Society (act. 1788–1793) », Oxford Dictionary ofNational Biography, online edn, Oxford University Press, octobre 2007[http://www.oxforddnb.com/view/theme/96833, consulté le 14 novembre 2007].10 A. Kippis, A sermon preached at the Old Jewry, on the fourth of November, 1788…, Londres,1788, p.4.

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les whigs de la cour) rejettent l’idée de libertés immémoriales et

font de la Glorieuse Révolution l’origine des libertés anglaises.

La Revolution Society diffuse une historiographie radicale, qui, à la

suite de Catharine Macaulay, auteur d’une influente histoire

républicaine du XVIIe siècle, considère la révolution de 1688

comme une occasion manquée. Si la Glorieuse Révolution met fin à

l’absolutisme des Stuarts et restreint la prérogative royale,

elle n’offre pas, aux yeux des radicaux, de garanties suffisantes

aux droits du peuple, et n’accorde qu’une liberté religieuse en

trompe-l’œil. Les radicaux reprochent aux whigs d’avoir renié

leurs principes (les Revolution principles) et de s’être employés à

saper les quelques droits obtenus en 1688 pour asseoir leur

propre pouvoir. 1688 ne représente donc pas la libération vis-à-

vis de l’absolutisme, mais le simple remplacement de la

prérogative royale par la corruption comme nouvel instrument au

service de l’arbitraire des monarques. La corruption est d’autant

plus insidieuse qu’elle a toutes les apparences de la liberté et

vide la constitution de son contenu tout en préservant les

apparences de la liberté11 - d’où l’appel à une vigilance

constante contre les abus de pouvoir et l’insistance sur le droit

de résistance et la souveraineté populaire.

Le soir du 4 novembre 1788, après le sermon, la Revolution

Society organise un dîner somptueux dans une taverne du Strand12. La

11 H. T. Dickinson, « The Eighteenth-Century Debate on the ‘GloriousRevolution’ » History 61 (1976) : 28-45.12 An abstract of the history and proceedings of the Revolution Society, in London, to which is annexed acopy of the Bill of Rights, Londres, 1789. La célébration est analysée dans lesarticles de K. Wilson, L. G. Schwoerer et R. Duthille.

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célébration fait l’objet d’une mise en scène élaborée: on exhibe

ainsi l’étendard porté par Guillaume le jour de son débarquement

à Torbay (le 4 novembre 1688). Lord Stanhope définit les trois

principes de la société : souveraineté populaire, droit de

résistance à l’abus de pouvoir, et défense de libertés

fondamentales comme le droit au procès par jury, les libertés de

la presse, de conscience, et des élections.

Le plus remarquable est peut-être qu’au cours du dîner, la

société charge l’un de ses membres, le député Henry Beaufoy, de

déposer aux Communes un projet de loi modifiant le Livre de

prières communes. La Revolution Society souhaite que la date du 5

novembre soit abandonnée et que, tous les 16 décembre, date du

vote du Bill of Rights au parlement, on lise et on explique au peuple

ce document qui confirme ses libertés. La Revolution Society refuse

donc l’amalgame entre l’armada, le complot des poudres et le

débarquement de Guillaume et cherche à transformer la célébration

en séance d’éducation populaire et de diffusion d’idéaux

libéraux. Le projet, présenté par Beaufoy aux Communes en mars

1789, est rejeté par les lords en juillet, l’évêque de Bangor

réaffirmant la primauté de la lecture providentielle de

l’événement13.

Le débat Price-Burke (1789-1790) : une révolution chasse l’autre…

La Révolution française exacerbe les conflits idéologiques

qui se cristallisaient déjà autour des célébrations de la

13 W. Cobbett, Parliamentary history of England from the Norman conquest in 1066 to the year1803, Londres, 1806-1820, vol.27, p.1332-1338, vol.28, p.294-296.

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Glorieuse Révolution, et provoque une remise en cause sans

précédent de la portée des événements de 1688-1689.

Le 4 novembre 1789, dans un sermon « sur l’amour de la

patrie », Price expose à la Revolution Society les trois principes

garantis par la Glorieuse Révolution :

1°. Le droit à la liberté de conscience en matières religieuses.

2°. Le droit de résistance à l’abus du pouvoir.3°. Le droit de choisir nos Gouverneurs ; de les casser quand ils se conduisent mal ; & de nous former à nous-mêmes un Gouvernement14.La péroraison du discours, calquée sur le nunc dimittis, est un

hymne à la Révolution française, fille des Lumières, libératrice

de la France, et bientôt, des autres peuples :

J’ai vécu pour voir l’extension et la dispersion des connoissances sapper les fondements de l’erreur & de la superstition. – J’ai vécu pour voir les droits des hommes mieux entendus que jamais ; & des Nations soupirer après la liberté, lorsqu’on croyait qu’elles en avaient perdu l’idée.– J’ai vécu pour voir TRENTE MILLIONS d’hommes indignés de leurs fers & déterminés à les rompre, fouler aux pieds l’esclavage, & demander la liberté d’une voix irrésistible. – Après avoir partagé les bienfaits d’une révolution, le ciel m’a encore permis d’être le témoin de deux autres, aussi glorieuses.

Les révolutions américaine et française sont « glorieuses »,

comme celle de 1688, dont elles sont issues toutes deux. Price

embraye sur l’idée de propagation de la liberté par les

14 Discours sur l’amour de la patrie, prononcé le 4 novembre 1789, par le Docteur Price, dans l’Assembléede la Société formée pour célébrer la Révolution de la Grande-Bretagne, trad. L.F. Guinement deKéralio, Paris, 1790, p.39. L’oeuvre originale, « A discourse on the love ofour country », est republiée dans R. Price, Political Writings, éd. D.O. Thomas,Cambridge, 1991, p.176-196.

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révolutions, et lance une admonestation comminatoire aux

gouvernements :

Et vous tous tremblez, oppresseurs du monde ! vous tous soutiens des Gouvernements despotiques & des hiérarchies d’esclaves, tenez vous pour avertis. N’appelez plus, dans vos rêveries absurdes & détestables, la REFORME, innovation ; il n’est pas en votre pouvoir de tenir d’avantage l’univers dans les ténèbres. Ne luttez donc plus contre les progrès de la lumière & de la civilisation. Rendez aux hommes leurs droits ; & consentez à la correctiondes abus, avant qu’on ne fasse rentrer eux & vous dans le néant15.

Le soir, au cours du banquet, la société décide d’envoyer une

adresse de congratulations à l’Assemblée nationale : c’est le

début d’une correspondance entre la Revolution Society et la France,

à laquelle participent une cinquantaine de clubs jacobins entre

1790 et 179316. A partir de 1790, la Revolution Society fête le 14

juillet en plus du 4 novembre. A la liste des toasts

traditionnels, s’ajoutent de nouveaux toasts portés à

« l’Assemblée nationale, et à la résolution heureuse de la

révolution », aux « droits de l’homme », à la « souveraineté

populaire », à « la cause de la liberté sur toute l’étendue du

globe ». Certains discours prônent les réformes, pour éviter

d’avoir recours à la révolution, tout en réaffirmant le principe

de la souveraineté populaire. La publication des listes de toasts

dans de nombreux journaux17 fait connaître la Revolution Society et

15 Ibid, p.55-57.16 An abstract of the history and proceedings of the Revolution Society…, p.50-51. Cettecorrespondance est analysée par G. S. Veitch, The genesis of parliamentary reform(1913), Londres, 1963, ch.6, et dans Duthille, art.cit.17 Minutes of the Revolution Society, British Library, Add MSS 64814, fo.38-41 ; London Chronicle, 5 novembre 1790 ; Argus, 15 novembre 1790 ; Edinburgh Evening

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ses principes, mais, dès 1790, effraie une partie de l’opinion.

Price fait scandale lorsqu’il porte le toast suivant, le 4

novembre 1790 : « Au Parlement de la Grande-Bretagne, et qu’il

puisse devenir une Assemblée nationale ». Il doit expliquer qu’il

n’appelle pas à la révolution, mais simplement à une refonte

radicale du système électoral pour assurer une représentativité

réelle du parlement. Ses explications ne convainquent pas tout le

monde, et la Revolution Society passe vite pour une société

révolutionnaire, ce qu’elle n’était sans doute pas. La violence

rhétorique du Discours sur l’amour de la patrie est inhabituelle chez

Price ; elle exprime l’enthousiasme du prédicateur pour une

Révolution française porteuse de liberté, de réconciliation

franco-britannique, et de paix universelle. Price n’appelle pas à

la révolution, mais à des réformes éclairées pour éviter une

confrontation sanglante entre les despotes et les peuples

nouvellement conscients de leurs droits.

Le discours de la Revolution Society ne pouvait pas laisser

indifférent un Edmund Burke, inquiet, dès 1790, du danger de

contagion révolutionnaire en Angleterre. Le 9 février 1790, Burke

dénonce, dans un discours aux Communes, l’amalgame opéré entre

1688 et 1789 :

Je ne reviens point de mon étonnement quand j’entends dire que cet étrange et bizarre événement, qui, sous le nom de révolution, jette les Français dans l’extase, est comparableà notre Glorieuse Révolution […]. Toutes les circonstances qui accompagnèrent notre Révolution, tout son esprit, furent

Courant, 8 novembre 1790 ; London Gazette, 5 novembre 1791 ; Glasgow Courier, 10novembre 1791.

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précisément l’inverse de ce qu’on appelle du même nom en France18.

Ce discours préfigure la dissociation absolue entre la Révolution

française et la Glorieuse Révolution, qui est un thème majeur des

Réflexions sur la Révolution de France (publiées en novembre 1790). La

critique porte tant sur les événements historiques que sur les

principes sous-jacents aux deux révolutions, et sur le terme

révolution lui-même. Pour Burke, la violence qui ravage la France

introduit l’anarchie et ne mérite pas le nom de révolution mais

ressortit de la catégorie de la rébellion. Burke gomme la

violence mise en œuvre dans la Glorieuse Révolution, qu’il réduit

à sa transcription constitutionnelle, et il a cette phrase

extraordinaire : « Ce que nous fîmes fut dans la réalité une

révolution constitutionnelle ; nous prévînmes, plutôt que nous ne

fîmes, une révolution19. » Minimisant la rupture, Burke revient au

sens astronomique de « révolution », puisque, selon lui, « la

nation conserva les mêmes rangs, les mêmes ordres de personnes,

les mêmes privilèges ». Dans les Réflexions, Burke concentre ses

attaques contre le troisième principe de Price (le droit du

peuple à choisir son gouvernement) en réaffirmant avec force

l’interprétation whig de la Glorieuse Révolution, aussi

invraisemblable soit-elle : Jacques II, par sa fuite, aurait

abdiqué (et donc n’aurait pas été déposé par le parlement), et la

Révolution de 1688 ne représente qu’une légère déviation de la

18 « Discours de M. Burke, sur la situation actuelle de la France… » (9février 1790) in E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Paris : Hachette,1989, p.331.19 Ibid, p.332.

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lignée héréditaire, et non un précédent rendant la monarchie

élective20.

Si la Révolution française est pensée à travers le prisme de

l’expérience anglaise, elle provoque, en retour, un discours sur

les révolutions de l’espace britannique : 1688, mais aussi la

Révolution américaine et la « Grande Rébellion » contre Charles

Ier.

Ni les arguments de Price, ni ceux de Burke ne sont nés de

la Révolution française. Chacun des deux penseurs est fidèle à

son parcours. Tous deux, en 1776, croient que les Américains se

révoltent pour défendre leurs droits d'Anglais, bafoués par le

gouvernement tyrannique de Georges III. Tous deux pensent

possible la réconciliation entre les colonies et la métropole.

Mais cette convergence ne doit pas masquer des différences

profondes amenées à éclater au grand jour en 1790. Pour Burke,

« la « désobéissance américaine » est respectable car elle

sauvegarde l’héritage du passé »21. Les pamphlets écrits par Burke

dans les années 1770 expriment déjà le refus des droits abstraits

et de l'égalité géométrique – deux thématiques centrales des

Réflexions22. Pour Price, à l’inverse, les Américains font triompher

des droits absolus, droits sur lesquels Price se fonde pour

réclamer des réformes profondes de la représentation 20 Ibid, p. 7-44, 83-84; J.C.D. Clark, Introduction à E. Burke, Reflections on theRevolution in France, Berkeley, 2001, p. 39-41. N. Col relativise cependant lewhiggisme de Burke, notant les différences qui le séparent de Macaulay,l’historien whig par excellence (N. Col, Burke, le contrat social et les révolutions,Rennes, 2001, p.129).21 D. Lacorne, L'invention de la République : le modèle américain, Paris, 1991, p.63.22 Sur la cohérence du parcours de Burke, des années 1770 aux années 1790, voirN. Col, op.cit., p.13-22.

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parlementaire en Grande-Bretagne même23. A partir de 1783,

l’expérience américaine suscite chez Price un immense espoir :

l’Amérique, havre de paix et de tolérance religieuse, saura

régénérer le vieux monde. En 1787, Price évoque ainsi la

« révolution en faveur du bonheur de l’humanité » qu’il voit se

dessiner à travers le processus constitutionnel américain24. La

Révolution américaine, aux yeux de Price, préfigure la Révolution

française et l’avènement d’une ère marquée par le triomphe des

droits de l’homme et de la paix universelle.

Burke ne voit dans ces aspirations millénaristes de Price

que la résurgence de l’ « enthousiasme » qui animait les

Puritains du siècle précédent25 : la Revolution Society est dangereuse

car les commémorations qu’elle organise sont marquées par le

mélange explosif de religion et de politique qui a déjà conduit à

la guerre civile et au régicide. Burke rapproche ainsi la

péroraison de Price du sermon prêché par le révérend puritain

Hugh Peters à l’occasion de l’exécution de Charles Ier26, jouant

sur l’assimilation, courante au XVIIIe siècle, entre les

presbytériens, les whigs radicaux – Price était les deux – et les

régicides du siècle précédent27.23 H. Laboucheix, Richard Price, théoricien de la Révolution américaine. Le Philosophe et lesociologue, le pamphlétaire et l’orateur, Paris, 1970.24 R. Price, « The Evidence for a future period of improvement in the state ofmankind » (1787), in Price, Political Writings, p.162.25 L’ « enthousiasme » est ici pris en mauvaise part. Sur le millénarisme dePrice : Jack Fruchtman, The apocalyptic politics of Richard Price and Joseph Priestley : a study inlate eighteenth-century millennialism, Philadelphia, 1983.26 Burke, Réflexions, p.14-17, 83-84, 616.27 Pamphlets et caricatures exploitaient depuis longtemps ce parallèleclassique. Voir par exemple la célèbre caricature de 1784, The mirror of patriotism :Fox, reconnaissable de dos par son toupet, se mirant dans un miroir qui lui

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Burke construit une histoire nationale qui marginalise les

Presbytériens et les radicaux de la « Grande Rébellion ». D’un

côté, il y a la Révolution de 1688, qui s’inscrit dans une longue

tradition de confirmation de droits ancestraux, de l’autre, une

série de rébellions, qui ne forment pas une tradition, mais une

série de violences motivées par le fanatisme religieux ou la

cupidité et les passions les plus basses. Pour Burke, la violence

millénariste du sermon de Price est le symptôme d’une telle

résurgence de violence, d’où la comparaison qu’il suggère avec

Hugh Peters, mais aussi, avec Wat Tyler, John Ball et Jack Cade,

meneurs de révoltes paysannes au Moyen Âge28. « Burke mêle donc

les révoltes, les siècles et les pays »29 pour illustrer

l’opposition qui structure sa pensée contre-révolutionnaire. La

Glorieuse Révolution s’inscrit dans la tradition, la continuité,

le respect de l’héritage séculaire, que Burke présente comme la

caractéristique de l’histoire anglaise, tandis que Price et les

révolutionnaires français incarnent les égarements d’une raison

devenue fanatique et qui, au nom de droits abstraits, prétend

faire table rase des héritages patiemment accumulés. En

présentant la Glorieuse Révolution comme une consolidation de

droits anciens, Burke verse dans la mythologie de la

renvoie l’image de Cromwell en habit militaire.28 E. Burke, Appel des whigs modernes aux whigs anciens. An appeal from the old to the new whigs(1791), éd. N. Col, Rennes, 1996, p.158-165. Wat Tyler et le prêtre John Ballmenèrent la révolte des paysans et artisans en 1381. Ils exigeaientl’abolition du servage et des lois sur la chasse et l’allègement des impôts.Ils furent exécutés peu après être parvenus à prendre la ville de Londres.Jack Cade souleva le Kent au milieu du XVe siècle.29 Burke, Appel des whigs modernes, p.241.

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« constitution ancienne » et des libertés anglaises

immémoriales30. Burke, cependant, était au fait les controverses

sur les origines de la constitution, et, s’il n’est pas sûr qu’il

croyait vraiment au caractère immémorial des libertés anglaises31,

il jugeait cependant nécessaire de le postuler pour contrer la

volonté de rupture manifestée par les révolutionnaires français.

L’interprétation burkienne oublie, peut-être à dessein, que

la Revolution Society, loin de prétendre rompre avec des siècles

d’histoire anglaise, cherchait à s’inscrire dans une tradition

nationale. La société voyait dans les grandes proclamations

constitutionnelles (la Grande Charte, l’Habeas Corpus) les

fondements de la liberté anglaise, et rendait hommage aux

patriotes comme Pym ou Hampden, qui s’étaient illustrés dans la

lutte contre l’absolutisme des Stuarts32.

Cependant, dans son Discours, Price mettait au nombre des hommes

qui ont éclairé le genre humain et préparé la venue des Lumières

John Milton (qui justifia le régicide en 1649), John Locke et

Algernon Sidney (le premier fut exilé et le second exécuté pour

30 Selon le « mythe des confirmations », la Glorieuse Révolution, tout commela Pétition des droits de 1628 ou la Grande Charte de 1215 seraient de simplesconfirmations de droits immémoriaux. J. G. A. Pocock, L’ancienne constitution et ledroit féodal (1957, 1987), trad. M.Vignaux et S. Reungoat, Paris, 2000, p.67-68,291.31 Burke, Appel des whigs modernes, p.306-309.32 En témoignent les toasts portés lors des dîners du 4 novembre, et lesnombreuses références dans les pamphlets publiés par des membres de lasociété. Le parlementaire John Pym, convaincu que Charles Ier dirigeait uncomplot catholique, fut un des artisans de la Grande Remontrance présentée auroi en 1642, et de l’alliance avec les presbytériens écossais l’annéesuivante. John Hampden, aussi membre des Communes, s’illustra dansl’opposition aux extorsions fiscales de Charles Ier dans les années 1620 et1630.

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avoir trempé dans des conspirations contre Charles II)33.

Le 14 juillet et le 4 novembre : des cérémonies réverbérées dans le débat public, entre jeux de miroirs et parodies (1789-1793)

Le parallèle avec le XVIIe siècle embarrasse les radicaux,

qui ne réussissent jamais à présenter une vision de l’histoire

aussi convaincante que celle de Burke. En effet, Burke a su,

mieux que toute autre, interpréter de façon brillante et

convaincante des parallèles historiques qui étaient présents à

l’esprit de nombre d’Anglais dès 1789. Les souvenirs de la Grande

Rébellion constituaient une grille de lecture des événements qui

se précipitaient de l’autre côté de la Manche. Le rapprochement

fut fait dès juin 1789. Tout au long de l’été et de l’automne

1789, le Times comparait le destin de Louis XVI à celui de Charles

Ier34. Le journal de James Boswell montre comment le calendrier

liturgique ravivait les souvenirs du XVIIe siècle et engageait

les Anglais à raisonner en termes de parallèles historiques.

Boswell n’oublie pas de lire le service prescrit pour le 30

janvier. Le 4 novembre 1792, il dîne en compagnie de deux proches

de Burke : tous s’accordent à souhaiter que le gouvernement

prenne des mesures de répression vigoureuse contre la sédition

qui couve en Angleterre, et Boswell conclut le récit de la

journée dans son journal par les mots : « J’avais l’impression

d’être sous le règne de Charles Ier ». Au lendemain de la chute

de Robespierre, il médite l’Histoire de la rébellion et des guerres civiles du

33 Price, Writings, p.182.34 J.C.D. Clark, op.cit., p.51.

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royaliste Clarendon35.

De 1791 à 1793, les commémorations du 4 novembre et du 14

juillet se politisent rapidement, marquées qu’elles sont par les

débats qui font rage autour du sens de l’histoire anglaise. Il

arrive que 1688 et 1789 soient confondus dans le même éloge, à

travers des toasts tels que : « The Glorious Revolution of

France ». Mais peu à peu, la Révolution française vole la vedette

à la Glorieuse Révolution. Dans les Droits de l’homme (publiés en

deux parties, en mars 1791 et février 1792), Thomas Paine vide la

Glorieuse Révolution de toute portée libertaire, et la réduit au

remplacement d’un tyran par un autre. Guillaume d’Orange est tout

aussi arbitraire que Guillaume le Conquérant. La Déclaration des

Droits n’est qu’une « déclaration de torts et d’insultes »36. La

Revolution Society invite Paine à son dîner du 4 novembre 1791. Paine

porte un toast à « la révolution mondiale ». Le maire de Paris,

Jérôme Pétion, également invité au dîner, note que :

Le toast de la révolution de 1688 […] fut très peu célébré ;celui du roi et de sa famille fut accueilli avec le plus morne silence, celui de la nation françoise fut accueilli avec le plus vif transport et l’orchestre joua immédiatementaprès le fameux air Cela ira [sic]37.Cependant, l’influence de Paine ne doit pas être

surestimée : à Londres, dans le nord de l’Angleterre et en 35 M. K. Danziger, éd. Boswell : The Great Biographer, 1789-1795, New York, 1989, p.193,281, 302. L’homme de lettres écossais James Boswell (1740-1795) est connu poursa Vie de Samuel Johnson, sa défense du général corse Pascal Paoli et ses récitsde voyages.36 Thomas Paine, Les droits de l’homme (1791-1792), trad. B. Vincent, Nancy, 1991,p. 189.37 « Voyage en Angleterre. Manuscrit autographe de Pétion », dans MarcelReinhardt, « Le Voyage de Pétion à Londres. 24 octobre – 11 novembre 1791»,Revue d’histoire diplomatique 84 (1970) : 54.

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Ecosse, les radicaux poursuivent les célébrations du 4 novembre,

même si elles ne se distinguent plus guère de celles du 14

juillet. Toutes véhiculent un discours ambigu, mi-réformiste, mi-

révolutionnaire. Plusieurs sociétés font l’éloge de la famille de

Hanovre tout en souhaitant « que les révolutions ne cessent

jamais tant que la tyrannie existe »38. Le 14 juillet 1791, le

Revolution Club de Dundee porte des toasts « au souvenir de

Guillaume III, et de la Révolution de 1688 », et souhaite que

l’Espagne et les autres pays « esclaves » « régénèrent leur

constitution avec aussi peu de violence que possible », mais

aussi que « tout despotisme connaisse vite le destin du

despotisme français »39. Les toasts portés à Sheffield l’année

suivante expriment une volonté de réformer les abus pour éviter

la révolution, tout en appelant tous les peuples opprimés à faire

mordre la poussière aux despotes40.

La publication dans la presse de comptes rendus de ces

célébrations diffuse le discours radical à l’échelle de toute la

Grande-Bretagne41, mais fait également scandale, et permet à la

propagande contre-révolutionnaire d’accréditer l’idée de 38 Compte rendu du dîner de la Constitution Whigs’ Grand Lodge of England, 4 novembre1791, London Gazette, 5 novembre 1791, repris dans Glasgow Courier, 10 novembre1791 ; compte rendu du dîner de la Revolution Society de Londres, 4 novembre 1793,Edinburgh Gazetteer, 12 novembre 1793.39 Edinburgh Evening Courant, 21 juillet 1791. Le mot « Revolution », dans le nomde ces clubs, fait référence à 1688, non à 1789, même si les conservateurs(Burke au premier chef) jouent sur l’ambiguïté pour les discréditer.40 Compte rendu du dîner de la Revolution Society de Sheffield, 4 novembre 1792,Edinburgh Gazetteer, 23 novembre 1792.41 Les notes ci-dessus montrent que la presse radicale écossaise couvrait lescélébrations des sociétés anglaises. Il est probable que la publication de cesarticles permettait aux sociétés de reprendre des toasts et des discoursélaborés par les autres sociétés.

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conspiration jacobine universelle et d’imputer à la France la

responsabilité de la guerre qui éclate en février 179342.

S’inspirant des parallèles établis par Burke, la presse

conservatrice publie des comptes rendus parodiques de banquets du

14 juillet : le Times, par exemple, met en scène des membres de la

Revolution Society, en compagnie de Cromwell, de Wat Tyler, de

ramoneurs, de charbonniers et de voleurs à la tire. Des visiteurs

venus de Paris, « M. Equalization » et « Mr. Liberté » appellent

au partage des biens, au nom de l’égalite des hommes43.

Les caricaturistes s’emploient aussi à parodier les dîners

commémoratifs. Dans les Réflexions, Burke comparait le Discours de

Price au brouet mijotant dans le chaudron des sorcières de

Macbeth44. William Dent s’empare de l’image et croque Price, Fox

et Sheridan en train de danser autour d’un chaudron d’où

s’échappent des « esprits français » qui renversent une couronne.

A l’arrière-plan, quatre tableaux représentent Jack Cade, Wat

Tyler, le « fanatisme » (sous forme de diable), le

« républicanisme » (sous les traits d’un Puritain brisant une

couronne)45. Que Dent confonde les célébrations du 4 novembre et

celles du 14 juillet ne fait que renforcer le mélange : la

critique est véhiculée par la confusion des célébrations, encore

compliquée par le souvenir historique des rébellions. La

42 G. Chalmers, The life of Thomas Pain [sic], the author of the seditious writings, entitled Rightsof Man. By Francis Oldys, Londres, 1793, p.23 ; J. Bowles, The real grounds of the presentwar with France, Londres, 1793, p.6.43 Times, 14 juillet 1791.44 E. Burke, Réflexions, p.14.45 William Dent, Revolution anniversary, or, patriotic incantations (12 juillet 1791),British Library Caricatures No. 7890.

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stratégie de dénigrement s’inspire de celle employée par Burke,

qui combinait déjà deux éléments caractéristiques de la

représentation de la Révolution française dans la caricature

anglaise : Shakespeare et la guerre civile du XVIIe siècle46.

De 1789 à 1793, les festivités du 4 novembre perdent donc

peu à peu de vue la Glorieuse Révolution qu’elles sont censées

célébrer, pour se transformer en prises de position par rapport à

l’actualité la plus immédiate. L’impact des célébrations ne se

limite pas aux cérémonies elles-mêmes, mais se réverbère dans les

publications, sérieuses ou parodiques, qui en relaient ou en

subvertissent le message. Plus que jamais, le 4 novembre est un

lieu de conflit, de mythographie et d’exploitation partisane de

l’histoire. On ne trouve guère trace de célébrations du 4

novembre à partir de 1794, sans doute parce que les pressions des

associations contre-révolutionnaires, une série procès, puis la

législation répressive de Pitt (décembre 1795) réduisaient les

sociétés radicales au silence. Les premières années de la

Révolution française ont cependant constitué un moment de débat

(aussi enfiévré et partial soit-il bien souvent) sur l’héritage

des révolutions et des rébellions sans doute unique dans

l’histoire anglaise.

Du centenaire au tricentenaire de la Glorieuse Révolution : des célébrations apaisées ?

Ces débats sont-ils clos ? Les célébrations de la Glorieuse

46 P. Dupuy, L’Angleterre face à la Révolution : la représentation de la France et des Français à traversla caricature, 1789-1802. Thèse de doctorat, Rouen, 1998, p.584-608.

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Révolution sont-elles enfin dépassionnées ? Entre l’exécution de

Charles Ier en 1649 et la Grande Exposition de 1851, la

perception de la Grande-Bretagne se renverse. Jadis rebelle et

fanatique, la Grande-Bretagne renvoie désormais l’imagine d’une

puissance à la fois conservatrice et innovante47. Il faut compter

au nombre des facteurs contribuant à ce renversement la Glorieuse

Révolution, et, sans doute plus encore, la construction, par

Burke, d’une histoire nationale marquée par la sage conservation

de l’héritage, par opposition à une France rebelle, prise de

folie destructrice. La Grande-Bretagne, au XIXe siècle comme à

l’époque de Burke, reste le pays qui évite les convulsions : le

royaume est agité par le chartisme mais fait l’économie d’une

révolution en 1848. La Grande-Bretagne se célèbre comme le pays

qui a su, par une révolution-restauration, éviter la révolution-

rupture qui, sans cesse, menace les monarchies sur le continent.

En 1888, la stabilité de la monarchie parlementaire rend

presque superflue la célébration du bicentenaire de la Glorieuse

Révolution. Mais déjà apparaissent des ombres : dans un contexte

de montée de l’impérialisme allemand et d’affirmation du

nationalisme irlandais, il paraît inopportun de célébrer une

invasion réussie et un triomphe du protestantisme sur le papisme,

obtenu, en Irlande, au prix d’une victoire militaire sur l’armée

de Jacques II48. Il devient impossible d’ignorer que la révolution

n’est « glorieuse » que dans une perspective anglocentrique qui

47 Paul Langford, Englishness identified : manners and character 1650-1850, Oxford, 2000.Voir aussi les réflexions sur la « caractérologie nationale » dans B. Cottret,op.cit., p.221-228. 48 Schwoerer, art.cit., p.10-11.

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évacue la bataille de la Boyne (12 juillet 1690), devenue objet

de célébration par les protestants orangistes d’Irlande49.

En 1988, la célébration du tricentenaire prend une ampleur

inégalée50. La série de manifestations, de colloques, et

d’expositions, tant en Grande-Bretagne qu’aux Pays-Bas et aux

Etats-Unis, révèle à la fois l’implication des politiques, des

diplomates et des universitaires, et le relatif désintérêt du

grand public pour un événement qu’il connaît mal. Les débats

autour de l’organisation des cérémonies ravivent les lignes de

faille. Il est question d’abandonner l’épithète « glorieuse ». Le

7 juillet 1988, la discussion, aux Communes, de la présentation à

la reine d’une adresse la priant d’autoriser de célébrer le

tricentenaire provoque un débat passionné sur la portée et la

signification des révolutions du XVIIe siècle. L’opposition

travailliste dénonce une révolution orchestrée par les élites, la

conquête militaire de l’Irlande et la persécution des

catholiques. L’aile gauche des travaillistes souhaite qu’on

commémore les Niveleurs du XVIIe siècle plutôt que les whigs de

1688. « Mme Thatcher se [voit] même reprocher, ce qui [est] bien

le comble pour un premier ministre tory, d’avoir une conception

whig de l’histoire »51. Protestantisme et liberté ne vont plus de

pair, et une histoire whig décomplexée est désormais impossible.

On ne saurait désormais penser la « Glorieuse Révolution » sans 49 Sur la dimension irlandaise, voir B. Cottret, op.cit., p.121-165. L’Irlandeest la partie sombre, refoulée, de l’histoire whig, chez Macaulay comme chezBurke. Sur les difficultés éprouvées par Burke (lui-même d’origineirlandaise) face à l’Irlande, voir N. Col, op.cit., p.243-257.50 Schwoerer, art.cit., p.12-20.51 B. Cottret, Histoire d’Angleterre XVIe-XVIIIe siècle, Paris, 2003, p.185.

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la comparer avec d’autres révolutions, qui en relativisent le

caractère « glorieux » comme le caractère « révolutionnaire ».

Pour les Britanniques d’aujourd’hui, la véritable « révolution

anglaise » est bien celle de 1642-1649, non celle de 1688. Bien

que la place des événements de 1688-1689 dans la mémoire

collective soit bien moindre aujourd’hui qu’elle ne l’était au

XVIIIe siècle, les commémorations mettent toujours en jeu

l’affrontement de représentations indissolublement

historiographiques, politiques et idéologiques.

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