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38 Dossier Les années Nasser Une histoire du panarabisme par François Zabbal S’il a été incarné avec le talent que l’on sait par Abdel Gamal Nasser, le panarabisme est né bien avant lui : ses prémices sont à rechercher dans les courants modernistes des dernières décennies de l’Empire ottoman puis, après la Grande Guerre, dans le jeune État irakien de Fayçal, et en Égypte à partir des années 30. Avant qu’il ne s’impose, dans un contexte de Guerre froide, comme une « idéologie de combat » contre les puissances étrangères. Le 9 juin 1967 au soir, Gamal Abdel-Nasser apparaît sur les écrans des télévisions arabes. Depuis le matin, la rumeur d’une intervention solennelle du Raïs s’est répandue partout, et dans toutes les villes du Moyen- Orient, les rues sont désertes : dans les appartements, les cafés, les boutiques, des grappes humaines sont sus- pendues aux postes de radio ou de télévision. La veille, soit au quatrième jour de la troisième guerre israélo- arabe, la vérité sur la situation militaire a éclaté. Ce que la radio égyptienne, la Voix des Arabes, assénait triomphalement au fil des heures depuis le 5 juin, s’est avéré mensonge et intoxication. Le média tant détesté des Occidentaux, à commencer par les Français et les Britanniques depuis la guerre d’Algérie et la guerre de Suez, ne s’en remettra d’ailleurs jamais. À la télévision et sur les ondes, Abdel-Nasser déclare d’un ton grave porter l’entière responsabilité de la cui- sante défaite militaire et annonce sa démission. Dans les minutes qui suivent, des centaines de milliers de personnes descendent dans la rue, spontanément, sans but, sans slogan. Des ombres avançant sans bruit, l’air hébété. La scène a été immortalisée par Youssef Chahine à la fin de son film Le Moineau 1 . Ce jour-là, le rideau est tombé partout sur le panarabisme agressif qui avait envahi le champ politique depuis plus d’une décennie et l’onde de choc fut immense. Pourtant, le nationalisme arabe continuera d’inspirer des partis et des actions politiques au cours des années suivantes. Mais était-ce le même que dans la version nassérienne ? En tout cas, cette dernière est bel et bien morte en juin 1967, et plus jamais l’on ne verra les foules compactes communiant de façon fusionnelle avec le dirigeant charismatique. Vie et mort du panarabisme Après la défaite. Manifestation spontanée au Caire, le 9 juin 1967, d’une foule qui ne peut se résoudre à perdre son héros : le président Nasser vient de rendre publique la défaite arabe face à Israël et d’annoncer sa démission. © CHARLES BONNAY/TIME LIFE / GETTY IMAGES 1. Le Moineau (El Asfour) de Youssef Chahine et Salah Jahine, coproduc- tion algéro-égyptienne de 1972.
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Vie et mort du panarabisme + Arabe, vous avez dit arabe

Jan 28, 2023

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DossierLes années Nasser Une histoire du panarabisme

par François Zabbal S’il a été incarné avec le talent que l’on sait par Abdel Gamal Nasser, le panarabisme est né bien avant lui : ses prémices sont à rechercher dans les courants modernistes des dernières décennies de l’Empire ottoman puis, après la Grande Guerre, dans le jeune État irakien de Fayçal, et en Égypte à partir des années 30. Avant qu’il ne s’impose, dans un contexte de Guerre froide, comme une « idéologie de combat » contre les puissances étrangères.

Le 9 juin 1967 au soir, Gamal Abdel-Nasser apparaît sur les écrans des télévisions arabes. Depuis le matin, la rumeur d’une intervention solennelle du Raïs s’est répandue partout, et dans toutes les villes du Moyen-Orient, les rues sont désertes : dans les appartements, les cafés, les boutiques, des grappes humaines sont sus-pendues aux postes de radio ou de télévision. La veille, soit au quatrième jour de la troisième guerre israélo-

arabe, la vérité sur la situation militaire a éclaté. Ce que la radio égyptienne, la Voix des Arabes, assénait triomphalement au fil des heures depuis le 5 juin, s’est avéré mensonge et intoxication. Le média tant détesté des Occidentaux, à commencer par les Français et les Britanniques depuis la guerre d’Algérie et la guerre de Suez, ne s’en remettra d’ailleurs jamais.

À la télévision et sur les ondes, Abdel-Nasser déclare d’un ton grave porter l’entière responsabilité de la cui-sante défaite militaire et annonce sa démission. Dans les minutes qui suivent, des centaines de milliers de personnes descendent dans la rue, spontanément, sans but, sans slogan. Des ombres avançant sans bruit, l’air hébété. La scène a été immortalisée par Youssef Chahine à la fin de son film Le Moineau 1. Ce jour-là, le rideau est tombé partout sur le panarabisme agressif qui avait envahi le champ politique depuis plus d’une décennie et l’onde de choc fut immense. Pourtant, le nationalisme arabe continuera d’inspirer des partis et des actions politiques au cours des années suivantes. Mais était-ce le même que dans la version nassérienne ? En tout cas, cette dernière est bel et bien morte en juin 1967, et plus jamais l’on ne verra les foules compactes communiant de façon fusionnelle avec le dirigeant charismatique.

Vie et mort du panarabismeAprès la défaite.

Manifestation spontanée au

Caire, le 9 juin 1967, d’une

foule qui ne peut se résoudre à

perdre son héros : le président

Nasser vient de rendre publique la défaite arabe

face à Israël et d’annoncer

sa démission. © CHARLES BONNAY/TIME LIFE /

GETTY IMAGES

1. Le Moineau (El Asfour) de Youssef Chahine et

Salah Jahine, coproduc-tion algéro-égyptienne

de 1972.

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Retenons pour le moment quelques-uns de ses traits. Et pour commencer l’érection du leader en incarnation de la Nation et en défenseur de son essence jusqu’au-delà des frontières de l’État. Ensuite l’adhésion irraison-née du peuple à son culte. Ainsi, la démission de Nasser provoque-t-elle un choc psychologique immense et laisse-t-elle les Arabes comme orphelins, tout au moins tant que l’appareil nassérien, pris de court, n’a pas réagi. Car dès le lendemain matin, la machine d’agitation et de propagande est à l’œuvre et les immenses manifes-tations qui envahissent les villes arabes tétanisées accla-ment Nasser d’une seule voix. Les communistes eux-mêmes donnent à leurs militants la consigne de répéter les slogans de la foule. La Nation unie et soudée n’aurait toléré aucun avis discordant.

Pour retrouver le même type de manifestations, il faudra l’Iran de 1978 et 1979, avec ses foules en délire acclamant Khomeiny.

Le premier panarabismeDe 1956 à 1967, Nasser aura incarné avec talent la Nation arabe avec laquelle il entretenait un lien intime par-delà les institutions et les frontières politiques, tout en déployant il est vrai sa police secrète partout dans le monde arabe. Sa posture de héros dressé seul face à l’ennemi aura été pour beaucoup dans le véritable culte qui lui fut rendu : il lui suffi t de narguer les Anglais et les Français d’abord, les Israéliens ensuite, pour se faire acclamer alors même que son armée subissait des revers. Cependant, il ne fut pas le seul, parmi les leaders de ce qu’on appelait le tiers-monde, à jouir de pareille aura, et il serait réducteur de faire du nassérisme un phénomène arabe singulier. Car malgré leur diversité, les partis politiques arabes qui ont pris leur essor après la Seconde Guerre mondiale sont nés dans les années 1930 en s’inspirant des idéologies européennes de l’époque – autrement dit le fascisme, le nazisme et le communisme.

Mais le nationalisme arabe, ou panarabisme, avait été précédé d’une longue période de gestation de l’idée de nation arabe. Ce chapitre de l’histoire a fait l’objet d’interminables débats entre les historiens. Ce qu’il convient d’en retenir ici, c’est que l’invention de la Nation arabe aux dernières décennies du XIXe siècle est due aux nouvelles élites citadines modernistes, nées des réformes ottomanes et réagissant au démantèlement de l’Empire. Et si les chrétiens de Syrie et du Liban y contri-buent, ils n’en sont pas les inventeurs exclusifs comme on l’a soutenu quelque temps.

Toutefois, l’identité arabe n’a pu s’affi rmer qu’au sein de rapports antagonistes : l’Arabe contre le Turc, l’Arménien contre le Kurde et le Turc, le Kurde contre le Turc et ce dernier contre tous les autres. Pour les Arabes, 1913 marque un tournant, mais le divorce avec les Turcs sera consommé avec la Révolte arabe du ché-rif Hussein de La Mecque conseillé par Lawrence d’Ara-bie et les Anglais. Cependant, le Royaume arabe promis

par les Anglais ne verra jamais le jour, et Fayçal, le fi ls du chérif Hussein, doit quitter Damas où il s’était installé, après la défaite face aux Français à Maysaloun en 1920.

Pour le panarabisme, cet épisode tient lieu de scène originelle où l’arabité aura été sciemment sabotée par les ennemis de la Nation, les puissances coloniales de l’époque et, plus durablement et plus essentiellement, par l’ennemi en gestation, Israël.

SATI’ AL-HUSRI (1882-1968)Né à Sanaa (Yémen) d’un père fonctionnaire ottoman originaire d’Alep, al-Husri étudie dans les écoles modernes de la capitale où il apprend le turc et le français. Il commence sa carrière par un haut poste en Macé-doine, puis il prend la direction de l’École normale supérieure d’Istanbul, en 1909, au lendemain de la révolution des Jeunes Turcs. Il visite l’Europe et s’intéresse aux réformes pédagogiques. En 1914, il est directeur géné-ral de l’Éducation en Syrie, poste où il est reconduit en 1919 par le roi Fayçal qui lui confi era la direction de l’Éducation générale dans le nou-veau royaume d’Irak. Al-Husri peut alors appliquer ses conceptions péda-gogiques et promouvoir l’arabisme avec l’aide des enseignants syriens et palestiniens qu’il embauche ; ce sont des offi ciers formés à son école qui tentent en 1941 un coup d’État au profi t de l’Allemagne. Après une expé-rience syrienne infructueuse en 1943, al-Husri devient fonctionnaire de la nouvelle Ligue des États arabes.

La débâcle arabe de 1967. Carcasses d’une colonne de véhicules militaires égyptiens dans le désert du Sinaï, 8 juin 1967. © RENÉ BURRI/MAGNUM PHOTOS

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Gérer la diversitéLe royaume arabe avorté de Fayçal continuera pendant des décennies d’inspirer des plans d’unité arabe qu’on soupçonnera toujours d’être encouragés en sous-main par les Anglais qui s’appuient aussi sur le frère de Fayçal, le roi Abdallah qu’ils ont installé en Jordanie. Mais le panarabisme ne se réduit pas à projeter l’unité des pays arabes que les puissances coloniales auraient divisés pour mieux les contrôler. C’est un courant politique et idéologique hétérogène dont les thèmes ont été décli-nés de différentes manières par les partis qui s’en récla-

maient. Son apogée, la décennie 1958-1967, se situe après l’échec du dernier plan anglo-hachémite, le pacte de Bagdad, et ouvre la voie à la domination du Baas en Irak et en Syrie. Réponse des élites dirigeantes au pro-blème crucial de la gestion de l’État-nation, il aura che-miné à pas sûrs vers le régime dictatorial.

À Bagdad comme à Damas, les équipes qui sont portées au pouvoir sous la tutelle de l’Angleterre et de la France sont confrontées à la tâche ardue de devoir gérer un territoire segmenté sans disposer d’un appareil d’État. La nouvelle entité qui allait constituer l’Irak était un assemblage hétérogène avec une province centrale dominée par les Arabes sunnites, un Nord essentielle-ment kurde et turcoman et un Sud arabe chiite, chacune de ces régions ayant, de surcroît, des affinités différentes qui les attiraient, respectivement, vers les Arabes, les Turcs et les Iraniens.

La Syrie aussi présentait une grande diversité reli-gieuse et ethnique, et par conséquent un morcellement accentué par la géographie. Elle comptait, à sa forma-tion en 1920, 82,5 % d’arabophones, 8,5 % de Kurdes, 4 % d’Arméniens, 3 % de Turcomans. Au plan religieux, la majorité était sunnite (68,7 % dont 57,4 % d’Arabes sunnites), le reste se répartissant entre alaouites (11,5 %), chrétiens (14 %), druzes (3 %) et ismaéliens (1,5%). La tâche de gérer cette diversité incomba d’abord à la puis-sance coloniale avant d’échoir aux dirigeants locaux, eux-mêmes bien peu préparés à l’affronter. La manière ottomane d’administrer les communautés ethniques et religieuses était révolue depuis les réformes (tanzîmât)

Chronologie1920 À la bataille de Maysaloun, l’armée française anéantit le rêve d’un Royaume arabe dirigé par Fayçal (1885-1933), l’ami de Lawrence d’Arabie et l’un des fils du chérif Hussein de La Mecque. Le mandat français (1920-1946) aboutit à l’instauration de deux États, la Syrie et le Liban, non sans que la France ait essayé la solution de cinq États indépendants.

1921 Les Anglais réunissent les trois provinces ottomanes de Mésopotamie pour former le royaume d’Irak et placent Fayçal à sa tête.

1932 L’Irak obtient l’indépendance ; les Anglais y resteront influents jusqu’en 1958.

1945 29 mai Bombardement de Damas par l’aviation française.

1946 17 avril L’indépendance est pro-clamée en Syrie après des mois de mani-festations antifrançaises.

1947 Création du parti Baas à partir de la fusion de deux mouvements dirigés respectivement par Michel Aflaq (1910-1989) et Salah al-Din Bitar (1912-1980), et par Zaki al-Arsouzi (1899-1968).

1948 Guerre de Palestine et création de l’État d’Israël. La défaite des troupes arabes aura un impact considérable dans les pays limitrophes qui ont participé à la bataille (Égypte, Syrie, Liban et Jordanie).

1950 Le Mouvement des nationalistes arabes (MNA) naît à l’Université américaine de Beyrouth sous la houlette de Constantin Zureik. Georges Habache, futur chef du Front populaire de libéra-tion de la Palestine (FPLP) fait partie de son noyau dirigeant. Le MNA défend une politique révolutionnaire contre l’impé-rialisme et le sionisme. Il développe des branches dans de nombreux pays arabes, y compris le Yémen.

1952 22-23 juillet Les « Officiers libres », dont Gamal Abdel-Nasser, ren-versent le roi et proclament la révolution en Égypte. Le Baas fusionne avec le Parti socialiste arabe d’Akram Hourani pour former le Parti Baas arabe socialiste.

1956 26 juillet Nationalisation de la Compagnie universelle du Canal de Suez. La guerre de Suez oppose l’Égypte à Israël, allié de la France et de l’Angleterre.

1958 1er février L’Égypte et la Syrie fusionnent en une éphémère République arabe unie : elle prend fin après le coup d’État mené par Haydar al-Kouzbari en Syrie en 1961.

1958 14 juillet En Irak, la « Révolution du 14 juillet » met fin à la monarchie ; la République est instaurée.

1959 7 octobre En Irak, tentative ratée de coup d’État et d’assassinat du général

L’école a été le vecteur du

panarabisme de Sati‘ al-Husri. Élèves et leurs professeurs à

l’Institut central pédagogique

de Bagdad, vers 1955. © THREE LIONS/

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du XIXe siècle et elle pouvait encore moins servir de modèle au moment où les rapports entre la campagne et la ville subissaient des transformations profondes. En implantant, comme ailleurs dans leurs colonies, « une administration aux moindres frais possibles », selon l’expression de Louis Faidherbe, les Français com-mencent par tâtonner et découpent le pays en plusieurs « États » avant de se raviser et d’instaurer deux entités dans l’espace qui leur a été dévolu par la SDN : un Grand Liban et une Syrie aussi artifi ciels l’un que l’autre. Les nationalistes arabes ne cesseront de fustiger la politique consistant à « diviser pour régner » – ce qui est certain –, et de dénoncer la création du Liban, sans trop contester le découpage de la Syrie, hormis la cession de la pro-vince d’Alexandrette aux Turcs.

La Prusse arabeL’Irak est sans conteste le premier foyer du panara-bisme. Fayçal, chassé de Damas par les Français, est placé par les Britanniques à Bagdad avec son cercle de conseillers. Ce petit groupe parvenu au pouvoir grâce à la puissance mandataire n’a pas de pro-jet national irakien visant à rassembler et à diriger un pays qui vient d’être créé. Mais il a été formé à Istanbul dans les mêmes académies militaires que les Jeunes Turcs qui prônaient l’idéologie pantoura-nienne. En réaction, les « charifi ens » de Bagdad ont été actifs dans les sociétés nationalistes comme al-’Ahd, dont cinq membres sur les 36 qu’elle comptait en 1913 ont occupé la fonction de Premier ministre d’Irak. Si

ChronologieQassem par un groupe dont Saddam Hussein fait partie.

1963 8 février En Irak, le général Qassem est renversé et le général ‘Aref, qui met fi n à l’orientation radicale du régime. 8 mars Un coup d’État porte le Baas au pouvoir à Damas. C’est désormais le seul parti légal.

1966 En Syrie, le Baas se divise. Une junte militaire en prend la tête avec Salah Jedid. Salah al-Din Bitar et Michel Afl aq s’enfuient et ce dernier s’installe en Irak après un séjour au Liban.

1967 La défaite de juin provoque un recul du nassérisme dans tout le monde arabe et des scissions dans tous les partis communistes arabes.

1968 17 juillet En Irak, le Baas revient au pouvoir ; Saddam Hussein, qui a 31 ans, prend la tête des services de sécurité.

1970 Een Syrie, Hafez al-Assad, ministre de la Défense depuis 1966, écarte Salah Jedid et devient président l’année suivante. Le MNA libanais, devenu entretemps Mouvement des nationalistes socialistes arabes, fusionne avec d’autres groupes pour former l’Organisation d’action communiste libanaise.

1970 28 septembre Mort de Nasser.

1971 Saddam Hussein est nommé vice-président. Il deviendra président de la République en 1979.

1973 Nouvelle guerre israélo-arabe.

1978 17 septembre Signature des Accords de Camp David entre le président égyptien Anouar el-Sadate et le Premier ministre israélien Menahem Begin, suivis l’année suivante de la signature du traité de paix entre l’Égypte et Israël.

1980-1988 Guerre Irak-Iran.

1980 21 juillet Bitar est assassiné à Paris.

1981 6 octobre Assassinat d’Anouar el-Sadate.

1989 23 juin Michel Afl aq meurt à Bagdad.

1991 Intervention militaire de la coali-tion menée par les États-Unis après l’inva-sion du Koweit par l’Irak en août 1990.

1993 13 septembre Signature des Accords d’Oslo à Washington entre Yasser Arafat, président du comité exécutif de l’OLP, Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien et Bill Clinton, président des États-Unis.

2003 Les États-Unis attaquent l’Irak et mettent fi n au régime du Baas.

l’on ajoute que tous les Premiers ministres, 71 % des ministres et 95 % des offi ciers supérieurs de l’armée étaient sunnites et, pour beaucoup d’entre eux, for-més dans l’armée ottomane, on comprend que l’assise sociale, politique et économique de la nouvelle équipe ait été étroite, ce qui lui a imposé des choix détermi-nants pour l’avenir. À défaut d’une administration centralisée s’appuyant sur des ramifi cations étendues, les « Sharifiens » développèrent, sous la houlette de Sati’ al-Husrî, un système d’éducation à l’orienta-tion résolument arabiste. Ministre de l’Éducation de Fayçal, Sati’ al-Husri compte parmi les fondateurs de l’arabisme dont les piliers étaient, selon lui, la langue et l’histoire à l’instar du nationalisme allemand. L’Irak, où l’avaient rejoint des nationalistes syriens et palestiniens, était destinée à incarner une Prusse arabe vouée à unifier le monde arabe.

MICHEL AFLAQ (1910-1989)Né dans la petite-bourgeoisie grecque-orthodoxe de Damas, Afl aq fait des études de philosophie à la Sorbonne, où il rencontre Salah al-Din Bitar. De retour à Damas en 1932, il adhère quelque temps au parti com-muniste avant de fonder avec Bitar en 1947 un Mouvement de la Renais-sance (Baas) arabe qui formera en 1953 le Parti Baas arabe socialiste en fusionnant avec le Parti socialiste arabe d’Akram al-Hourani. Élu à sa tête, Afl aq s’engage dans l’aventure de la République arabe unie, allant jusqu’à dissoudre le parti. De 1961 à 1966, ses positions faiblissent et il quitte la Syrie en 1968 pour l’Irak où il devient secrétaire général de la branche irakienne du Baas. En réalité, il n’exerce plus aucun pouvoir et se contente de chanter les louanges de Saddam Hussein. Son rôle dans l’élaboration de la doctrine du parti a été contesté par ses adversaires.

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Le deuxième instrument de la centralisation, la toute nouvelle armée irakienne, mettra du temps à s’imposer face aux puissantes tribus qui dominent les provinces. Elle se forgera dans la répression des nombreuses révoltes des années 1930, celles des Kurdes (1932), des Assyriens (1932), des chiites (1935) et des Yazidis (1935) ; avant d’inaugurer la série des coups d’État qui seront partout la marque de fabrique du panarabisme dans les années cinquante et soixante.

En Syrie également, c’est l’armée qui prend l’initia-tive devant l’incurie d’une classe politique dépassée par les tâches qui lui incombent au lendemain de l’indépen-dance. De 1945 à 1958, année où l’union est conclue avec l’Égypte, la succession des coups d’État n’empêche pas la tenue d’élections législatives, lesquelles peinent à donner un mandat clair et massif à un parti ou à un courant, et à jouer le rôle de catalyseur des luttes sociales et politiques.

La corrélation entre la faiblesse des institutions poli-tiques et le rôle grandissant des forces armées est une constante des sociétés arabes de la seconde moitié du XXe siècle. Loin d’être une prédisposition génétique arabe ou islamique, l’autoritarisme a été une consé-quence de la construction chaotique des États-nations sortis des ruines de l’Empire ottoman.

Dans deux ouvrages qui font référence et qui cou-vrent respectivement les dernières décennies de l’Em-pire ottoman et l’entre-deux-guerres, l’historien de la Syrie Philip Khoury avait tenté jadis de montrer com-ment les nouvelles élites nées des transformations sociales et économiques du XIXe siècle et du début du XXe ont été les vecteurs des nouvelles idéologies tel le nationalisme arabe. Plus récemment, dans une étude extrêmement fouillée et tonique (cf. bibliographie, p. 56), Malik Mufti s’est attaché à montrer comment le panarabisme a été défendu en Irak et en Syrie par des élites aux pouvoirs précaires et branlants. Pour l’empor-ter sur leurs ennemis de l’intérieur, ils n’avaient d’autre ressource, selon le chercheur, que de se lancer dans la surenchère nationaliste arabe et les projets d’union avec d’autres pays.

Et l’Égypte, dira-t-on, dont l’appareil d’État avait une bonne longueur d’avance grâce aux réformes entre-prises par Méhémet-Ali ? Elle connaît une montée du nationalisme arabe dès avant Nasser. En effet, les années 1930 constituent un tournant dans la vie politique et intellectuelle égyptienne et on assiste à une vive réac-tion contre l’hégémonie du discours pharaoniste étroi-tement égyptien 2 qui s’était imposé dans les années 1920. Ainsi par exemple, le leader de « Jeune Égypte », Ahmad Hussein, qui avait été un ardent défenseur du pharaonisme, change radicalement de position et s’en-gage dans le panarabisme. Il n’est pas le seul, car contre le pharaonisme des élites modernistes se développent à la fois un nationalisme islamique égyptien et un natio-nalisme arabe égyptien. Deux discours opposés certes, mais étanches, notamment sur la question fondamen-tale de l’identité nationale. Chez Hassan al-Banna, le fondateur du mouvement des Frères musulmans, par exemple, il arrive que le terme consacré de Oumma, pour « communauté/nation islamique », soit remplacé par le mot clairement séculier de « patrie », comme dans « patrie islamique » (al-Watan al-islâmî). À l’inverse, le mot Oumma est récupéré par les nationalistes arabes égyptiens qui parlent de « Oumma arabe » (al-Umma al-arabiyya), et dont l’arabisme n’a jamais comporté de dimension séculière à l’instar du Baas syrien et irakien. Le nationalisme arabe des Égyptiens gardera toujours une connotation islamique marquée, tandis que son expression politique, le nassérisme, restera cantonné aux sunnites des autres pays arabes.

Dans le même temps, le nationalisme islamique ne condamnait pas tout attachement des Égyptiens à l’Égypte, c’est-à-dire leur nationalisme étroitement ter-ritorial. Mais il le plaçait au second rang, après l’adhé-sion à la communauté la plus large de tous ceux qui prononcent la profession de foi musulmane. Quant au nationalisme arabe égyptien, il se fonde sur la commu-nauté linguistique comme le font les promoteurs ira-kiens et syriens de l’arabisme, tout en défendant l’idée d’une unité politique. Chez les défenseurs prénassériens du nationalisme s’impose déjà l’idée de l’Égypte « leader

SALAH AL-DIN BITAR (1912-1980)Issu d’une famille sunnite de Damas, Bitar a été le compagnon d’armes de Michel Afl aq. Ensemble, ils ont mis au point la doctrine du parti Baas qu’ils ont contribué à fonder. À partir de 1954, il fut successivement dé-puté puis ministre. Il prend position pour la dissolution de la République arabe unie, avant de se rétracter. Devenu Premier ministre en 1963, il lutte contre la radicalisation du Baas et sa militarisation, mais il est écarté du pouvoir par le coup d’État de 1966 et mis en état d’arrestation. Il s’évade et se réfugie à Beyrouth, puis dans d’autres capitales avant de s’installer à Paris où il est assassiné en 1980.

2. Voir le dossier de Qantara nº 87, printemps 2013.

Jour d’élections en Irak, avril

1995. Au fond de chaque isoloir,

une photographie de Saddam

Hussein. © SHEPARD SHERBELL/CORBIS SABA

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du monde arabe » ; une idée qui se traduira par une poli-tique hégémonique et expansionniste que Nasser pous-sera jusqu’à l’extrême et qui donnera une coloration policière et agressive au panarabisme égyptien.

Du panarabisme aux dictaturesDans les années cinquante, le nationalisme arabe s’im-pose comme l’idéologie de combat contre les puissances étrangères et acquiert une dimension internationale avec l’extension de la Guerre froide au Moyen-Orient, désormais zone stratégique pour l’URSS et les États-Unis. Il entretiendra une relation confl ictuelle avec le

socialisme dont il combattra les représentants les plus déterminés, les communistes, tout en récupérant leurs mots d’ordre sociaux. Combattus d’abord par Nasser à partir de 1959, les communistes seront progressive-ment éliminés, sinon affaiblis, en Irak, en Syrie et au Liban, alors même qu’ils faisaient partie des fronts ins-taurés par Bagdad et Damas. Ce mariage de dupes assu-rera à des régimes dictatoriaux, pendant des décennies, une couverture progressiste auprès de la gauche euro-péenne et mondiale.

Au même moment, le panarabisme devient une idéologie de combat interne plutôt qu’externe, diffu-sant une culture de la violence dont le Moyen-Orient ne s’est jamais remis à ce jour. Et alors qu’il se voulait projet unitaire dépassant les antagonismes confes-sionnels et tribaux, il devient un instrument aux mains des fractions tribales ou confessionnelles qui s’en sai-sissent, chacune à sa manière, pour imposer leur hégé-monie sur l’État et son appareil et bannir le pluralisme de la vie politique. Nikolaos Van Dam en a éclairé le mécanisme pour la Syrie dans un essai magistral 3. Il y montre en particulier comment le groupe alaouite mené par Hafez al-Assad est parvenu à évincer pro-gressivement les clans concurrents pour s’assurer de l’exclusivité du pouvoir. Le contrôle de l’appareil mili-taire a été déterminant et le renforcement de l’appareil d’État a suivi.

On a soutenu que les dictatures panarabistes n’étaient que déviation par rapport au noble idéal de réunir les Arabes dans un même projet d’avenir. Le panarabisme ne devrait donc pas être tenu pour res-ponsable des méfaits commis en son nom. On se sou-vient comment pareil argument a servi à justifi er les crimes du communisme réel.

AKRAM AL-HOURANI (1912-1996)Né à Hama (Syrie) mais originaire du Hauran, Akram al-Hourani crée en 1950 le Parti socialiste arabe qui fusionne deux ans plus tard, suite à son interdiction par le président-dictateur Adib al-Chichakli, avec le Baas de Michel Afl aq et Salah al-Din Bitar. Hou-rani jouera un rôle déterminant dans la chute du dictateur, et deviendra porte-parole du parlement jusqu’à la création de la République arabe unie en février 1958. Il en devient le vice-président avant de s’exiler à Beyrouth en 1959 quand Nasser lance une violente attaque contre les membres du Baas. En 1961, Hourani soutient la sécession de la Syrie et se trouve en opposition avec Michel Afl aq, le fondateur du Baas. Il prendra de nouveau la route de l’exil après le coup d’État de mars 1963 et vivra entre Beyrouth, Paris et Amman jusqu’à sa mort en 1996.

Un « nationalisme islamique » à l’égyptienne. Prière du premier jour de Baïram, fête célébrée après le ramadan, square Orabi, au Caire, 19 juin 1953. De gauche à droite : Ismaïl Farid (secrétaire de Naguib), Sadate, Nasser, Naguib, l’ancien grand mufti de Palestine Haj Amin al-Husseini, le recteur d’al-Azhar Cheikh al-Khadr Hussein et le chef d’état-major de l’armée égyptienne Mohamed Ibrahim. © AFP

3. Nikolaos Van Dam, The Struggle for Power in Syria, qui n’est toujours pas traduit en français. Paru en 1979, il en est à sa quatrième édition anglaise (I.B. Tauris & Co, 2011).

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DossierLes années Nasser Une histoire du panarabisme

« J’ai interrogé un jour Akram al-Hourani, le grand leader nationaliste [syrien]. C’était le 11 juillet 1996 au soir, à son domicile de Chmaysani dans la capitale jordanienne, et je lui demandai : “De quelle manière comptiez-vous gouverner après avoir réalisé l’unité arabe ?” Il répondit : “Par le biais des deux comman-dements régionaux et panarabes [du parti Baas].” J’insistai : “Et par les élections ?” Il me répondit : “Crois-tu vraiment que les partis nationalistes adhé-raient à la démocratie ?” Je dis : “Et sinon pourquoi avez-vous fait croire à des millions de personnes que la liberté était à la fois votre principe et votre objec-tif ?” Son regard devint vague, puis il se tourna vers moi : “Toute notre expérience nationaliste est inspirée du national socialisme de l’Allemagne nazie ! Prenez bien note de ce que j’ai dit. Dans les années quarante, nous avons subi l’influence de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste !” “Mais qu’en est-il alors du prési-dent Nasser ?”, demandai-je. “Nous l’avions devancé, répondit-il, et il a pris le train en marche avant de l’em-porter grâce à son ascendant sur les masses. Entre lui et nous, il y a eu du sang.”1 »

L’historien irakien Sayyar al-Jamil qui a enregistré les paroles du leader nationaliste syrien sait pertinem-ment que l’arabisme est une invention récente, inspi-rée de surcroît par l’Europe, et que l’idée « d’être arabe » s’est construite contre les Turcs d’abord. Et c’est cela qui est insupportable. Comment admettre en effet que la construction de l’identité arabe, cette chose si

forte, si intime en apparence, soit venue de l’étranger, de cet Autre contre lequel elle prétend sans cesse lut-ter ? Comment reconnaître aussi qu’elle sort du moule totalitaire qui continue de la marquer jusqu’à nos jours ? Beaucoup d’intellectuels arabes ont longtemps, trop longtemps, loué, pour leur posture de défi théâ-tral et vain, les dictateurs qui écrasaient leur peuple sous prétexte de « cause arabe ». Devenus orphelins de guide suprême et de l’idéologie nationaliste que celui-ci brandissait, il leur fallait pourtant sauvegarder le

1. Sayyar al-Jamil, «al-’Urûba mâtat

bi’l-saktat al-qawmiyyat » (L’arabisme est mort

d’une attaque [cardiaque] nationaliste), in Roz al-Youssef, le Caire,

25 avril 2009.

Par Zayd Fahmi

Arabe, vous avez dit

arabe…La grande et belle utopie de l’arabisme

a tourné au cauchemar. Face aux critiques virulentes des islamistes et

des libéraux, les nostalgiques évoquent une « arabité » sans défauts. N’est-ce

pas une persistance du monolithisme ennemi du pluralisme ?

L’Islam, « pulsion vitale de la nation arabe »Pour Michel Aflaq, le fondateur du parti Baas, « l’Islam a été

la pulsion vitale qui a révélé aux Arabes les potentialités et

les forces latentes qui résidaient en eux. Il les a projetés sur la

scène de l’histoire. L’Islam est la meilleure expression du désir

d’éternité et d’universalité de la nation arabe ».

Michel Aflaq, in Discours « à la mémoire du Prophète arabe », 5 avril 1943.

Le parti Baas en sa splendeur.

Lors du 29e anniversaire

de la fondation du parti, à Bagdad.

Une esthétique qui n’est pas sans rappeler celle des

manifestations publiques

des régimes totalitaires…

© nick wheeler/sipa

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Qantara 89 automne 2013

d’une rupture violente avec les Turcs et elle a mûri dans la confrontation avec les puissances coloniales.

C’est l’arabisme qui a construit la légende d’une ara-bité présente depuis la nuit des temps, renforcée par l’Is-lam, occultée ensuite par mille ans de despotisme persan et turc ! Il n’en reste pas moins qu’à l’instar des doctrines socialistes, le panarabisme était porteur d’une promesse de concorde et de fraternité qui a séduit les peuples arabes. On y a adhéré parce qu’il amenait à croire que tous étaient frères quoique d’origine turque, arménienne, assyro-chaldéenne, kurde, turkmène, yazidis ou… arabe.

Faut-il sauver cette utopie ? Ses défenseurs veulent nous convaincre aujourd’hui qu’il n’est point de salut hors l’arabisme. Dictature laïque ou islamisme vio-lent : telle serait l’alternative. N’y aurait-il donc pas une autre voie qui permettrait de tourner définitivement le dos à l’idéologie unitariste, quelle soit arabiste ou isla-miste, de manière à construire une concorde basée sur le pluralisme ? •

Oumma et islam« L’islam et la Oumma arabe vinrent organiser leur société

sous la forme d’Émirats, de tribus ou de lieux qui étaient

contrôlés par des colonisateurs tels que les Perses et les

Romains. Un corps unitaire et libérateur existait grâce à

l’islam. L’identité de la Oumma arabe se paracheva grâce à

l’islam lorsque fusionnèrent la langue et le parcours d’une

histoire unique. »

Charte nationale égyptienne de 1962, chapitre X

noyau dur du nationalisme : une identité éternelle, hors l’histoire. Exit l’arabisme, vive l’arabité !

Un ferment identitaire« L’arabité (al-’urûba) est une très vieille identité cultu-relle, poursuit Sayyar al-Jamil. C’est un ensemble de valeurs qui caractérisent ceux qui s’enorgueillissent de lui appartenir. C’est un mode de vie, transmis de géné-ration en génération… » Et d’égrener des coutumes et des idées qui se réfèrent irrésistiblement aux notions d’authenticité et de pureté dont le monde tribal arabe aurait été le dépositaire. S’agissant d’une région aux populations si diverses, si riches d’histoires différentes et communes à la fois, on mesure la violence inouïe que cèle la volonté de gommer celles-ci pour les fondre au sein d’un modèle unique sorti de l’imagination de l’idéologue.

Pour d’autres, l’arabité réside dans la langue, le « fer-ment » identitaire par excellence, présent de toujours et que les puissances étrangères empêchent de s’épanouir. On veut donc se persuader que « l’identité arabe, sou-dée par la langue, celle du rituel, de la littérature, des documents juridiques et administratifs, n’a jamais dis-paru 2 ». Autrement dit, elle aurait existé de toujours. Les fondateurs du nationalisme arabe, tel Sati’ al-Husri, ne disaient pas autre chose. Mais alors, de quelle langue arabe parle-t-on ? De l’arabe littéraire classique, né dans les grandes métropoles abbassides et enrichi de lexiques empruntés au grec, au persan, à l’araméen, pour être à même d’exprimer la philosophie, les sciences et les techniques, ou bien de l’arabe archaïque de la poé-sie pré-islamique qu’on a forcé des générations d’élèves à ânonner sans y rien comprendre, croyant ainsi leur insuffler l’esprit authentiquement arabe des tribus ? Ou bien encore de l’arabe du Coran, le seul vrai pour certains, celui qui confère à l’arabité son authenticité, à l’opposé de ce que défend l’arabisme séculier ?

Ici, nous touchons du doigt la dif-ficulté de penser l’identité avant la formation de l’état-nation ou sa pro-jection théorique, en d’autres termes, hors de la communauté nationale imaginée ou réalisée. En effet, la ten-tation est grande de voir dans le passé un état embryonnaire du présent et d’oublier de ce fait que les idées et les pratiques sont modelées par l’histoire. Et en particulier les iden-tités, qui se forgent toujours au sein de relations conflictuelles, dans la confrontation avec d’autres groupes. L’identité arabe n’échappe pas à la règle : inspirée du mouvement des nationalités du xixe siècle, elle est née

Tous derrière Nasser ! Le Caire, 30 septembre 1961 : brandissant une immense effigie du président Nasser, des égyptiens protestent contre la mise à bas de la République arabe unie après le coup d’état perpétré en Syrie. © bettmann/corbis

2. Christophe Kantcheff, Être arabe, entretiens avec Farouk Mardam Bey et Elias Sanbar, Sindbad, 2007, p. 33.

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