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VIE BONNE OU VIE REUSSIE ?
Texte de la confrence du 27 mars 2010Illustrations choisies par
Sylvie Prevost, agrge de Lettres, professeur au Lyce Majorelle
Toul.
Dissipons dabord lquivoque que la langue franaise entretient au
sujet du mot vie . Cest de la vie proprement humaine que je vais
vous entretenir aujourdhui et pas de la vie nue , autrement dit de
la vie envisage sous le seul plan de ses conditions matrielles, en
tant que manifestation purement biologique. Les anciens grecs
disposaient ce propos de deux termes l o nous nen avons quun : zo
et bios , le premier terme renvoyant la vie telle que lhomme la
partage avec tous les autres vivants alors que le second, rserv au
vivant humain, dsignait la valeur quil accorde la vie selon lusage
quil fait de ces conditions. Lanimal en effet na pas vivre
autrement quil ne vit. Lhomme, lui, ne se contente pas de vivre
passivement, il a le souci de transformer sa vie en une vie digne
dtre vcue.
Cest dune telle vie dont il est question dans lalternative qui
nous est propose. Une vie qualifie de bonne ou de russie , cest
dans les deux cas une vie qui vaut le coup, une vie enviable,
dsirable, prfrable une vie mauvaise ou une vie rate , qualificatifs
toujours pjoratifs.Cependant lalternative (ou) nous avertit demble
que les deux expressions ne sont pas synonymes, que la vie bonne,
dans son contenu et dans ses normes, ne sidentifie pas la vie
russie.
Bel Ami, une vie russie ? Pauline, hrone de La Joie de vivre :
une vie bonne.
Commenons par la vie bonne. Lexpression vie bonne est elle-mme
remarquable puisquelle est la traduction littrale dune expression
grecque eu zein le bien-vivre . Dans le contexte grec la vie bonne
sincarnait dans lidal transcendant de sagesse, tat dexcellence et
de perfection la fois morale et intellectuelle. La vie bonne dabord
tait insparable dune vise thique en tant que ctait une vie oriente
vers le bien. Ainsi Socrate est-il
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demeur comme le paradigme de lhomme juste, entre tous ceux de
son temps quil nous soit donn de connatre, il fut le meilleur et en
outre le plus sage et le plus juste dit de lui un de ses disciples
dans le trs beau Phdon de Platon. Lorsque son ami Criton vient le
trouver dans sa prison pour lui annoncer que tout est prt pour son
vasion, Socrate lui fait observer que ce dont il faut faire le plus
de cas, ce nest pas de vivre, mais de vivre bien (Criton, 48b),
cest--dire de vivre de faon belle et juste . Quant Platon, il
consacrera son grand dialogue La Rpublique la justice, son projet
tant de montrer que la vie la plus juste est aussi la vie la plus
heureuse. Pour Platon en effet, comme pour la plupart des Grecs, la
justice ntait pas seulement une vertu, mais la vertu par
excellence, la valeur suprme. Vivre selon la justice, ctait se
conformer lordre naturel. Car la justice tait dabord et avant tout
lessence du cosmos (lunivers, le rel dans sa totalit). Cest
prcisment en cela que le monde tait pour les Grecs un cosmos : le
terme renvoie en effet lide de tout ordonn, densemble harmonieux,
darrangement, la fois beau et juste. Cest alors dans limitation du
cosmos que lhomme devait puiser une reprsentation de la vie bonne.
Dans une premire tape, il sagissait dapprendre connatre cet ordre
du monde, puis, dans une seconde, de prendre modle sur lui en
tablissant lintrieur de sa vie un ordre qui soit le reflet de cet
ordre extrieur. Cest pourquoi le mode de vie philosophique tait
considr comme le plus haut, parce que le philosophe possdait le
savoir dun tel ordre. Une problmatique traditionnelle dans la Grce
antique tait celle de ce quon appelait les genres de vie , types de
vie qui taient hirarchiss en fonction de leur valeur. Au-del de la
vie selon la richesse, au-del galement de la vie selon les
honneurs, symbolise par la vie politique, se situait la vie de
contemplation, cest--dire la vie voue lexercice de la pense, celle
quAristote nommait la vie thortique. Il sagissait l du type de vie
qui rapprochait le plus la vie de lhomme de celle des dieux : ainsi
lexercice de la contemplation du cosmos que le Sage sefforait
dembrasser tout entier par la pense lui apportait au plus haut
point la srnit dans cette vie.
Sinterrogeant sur le destin dun tel idal, Luc Ferry dans
Quest-ce quune vie russie ? constate que son horizon sest peu peu
estomp. Selon lui, lantique interrogation sur la vie bonne sest
trouve supplante par un autre idal de vie, que les socits
contemporaines nous invitent penser sur le mode de la russite .
Celle-ci est devenue lhorizon ultime de nos penses et de nos
aspirations. On nous la prsente comme un modle de vie. In/out, en
hausse/en baisse, en forme/en panne, winner/ loser : tout concourt
aujourdhui faire du succs en tant que tel, et quel que soit le
domaine de rfrence envisag, un idal absolu. Sports, arts, sciences,
politique, entreprise, amours, tout y passe, sans distinction de
rang, ni hirarchie de valeur. Il sagit de cultiver la performance
pour la performance, le succs pour le succs.
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Peu importe le domaine et la valeur de ce domaine, lobjet de la
russite est accessoire par rapport au fait mme de russir.
Selon Luc Ferry qui cite ici Heidegger cest lavnement du monde
de la technique qui constitue la cause majeure dune telle mutation.
Il ne faut pas entendre ici le terme au sens de technologie
(ensemble doutils, dappareils, dinstruments) mais en tant que
mentalit, type de rapport que lhomme moderne entretient avec le
monde qui lentoure. Dans lunivers de la technique triomphe la seule
raison instrumentale : la considration des moyens sest entirement
substitue celle des fins. Seule compte la considration des moyens
en tant que tels, quels que soient les objectifs envisags (cest le
cas de lconomie librale mondialise soumise au principe du
dveloppement pour le dveloppement). Le mots dordre y sont
rendement, efficacit, performance.
Cest galement le constat du sociologue Alain Ehrenberg dans
plusieurs de ses ouvrages : la socit franaise partir des annes 80
sest convertie au culte de la performance. Cest le nouveau credo de
notre monde postmoderne, qui accde mme au statut de mythologie.
Place aux gagneurs, aux battants, aux leaders ! Notre imaginaire
collectif se voit envahi par ces figures conqurantes que sont les
hros de lconomie, les champions sportifs, les aventuriers ces hros
nous disent que tout est possible pour qui a la volont de gagner.
Partout on valorise la prise de risques, lexploit, la prouesse, le
record, les dfis permanents. Le monde de lentreprise constitue sans
doute le fer de lance de ce discours de la comptition gnralise. Il
sagit dinsuffler chez les salaris - et ce tous les niveaux - la
rage de vaincre, lesprit de challenge et duser de toutes les
stratgies possibles pour y parvenir. Mais ce nest pas seulement
dans son travail, mais aussi dans ses loisirs ou dans sa vie
affective, que chacun doit se hausser au niveau de lhomme comptitif
quon exige de lui de devenir. Mme le domaine de lrotisme, constate
avec humour Pascal Bruckner dans son dernier ouvrage Le paradoxe
amoureux, se voit soumis lobligation de rsultat. Lrotisme
contemporain se place tout entier sous le joug dune morale de la
prouesse. Il faut y assurer , sous peine dtre rejet .
Cest le caractre galitaire de la culture moderne, souligne Alain
Ehrenberg, qui est lorigine dune telle mythologie de la
concurrence. Dans les socits anciennes, les hirarchies taient
inscrites en quelque sorte dans la nature des choses, la place de
chacun fixe davance dans lordre du monde, ordre que nul ne
cherchait contester. Ds lors que, aprs avoir aboli les privilges de
naissance, on affirme, comme le font nos dmocraties modernes,
lgalit fondamentale des hommes entre eux, cela signifie que tous
peuvent a priori entrer en comptition avec tous. Tout homme peut,
en droit, devenir quelquun et accder toutes les positions de la
socit, quels que soient son
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sexe, sa race, sa classe dorigine. Cest ce qui explique que se
soit impos le modle de la juste concurrence. Celui qui lemportera
sera forcment le meilleur parce quil en aura fait la preuve en se
mesurant tous ses adversaires, dont il aura triomph par son
travail, ses qualits ou ses mrites personnels. Cest pourquoi la
comptition sportive prenant la place quoccupait jusque l lcole
rpublicaine - est devenue un rfrent majeur, parce quelle est le
spectacle mme dun tel idal galitaire. Nous allons y voir comment un
homme pareil tout autre, qui na aucun privilge de naissance, qui
nest rien a priori que notre semblable devient quelquun par son
seul mrite.
On peut cependant sinterroger, souligne Alain Ehrenberg, sur la
face dombre dun tel idal. Dans un monde qui maintient les individus
dans une concurrence permanente, les relations avec autrui sont
penses essentiellement sur le mode de lantagonisme et de
laffrontement. Lautre devient un rival, un adversaire, celui quil
faut liminer ou de qui lon doit triompher. Jouer le jeu social,
cest accepter cette rhtorique du combat. Sy ajoute, selon
Ehrenberg, une rhtorique incessante de la comparaison . Autrui fait
figure dtalon de mesure, de juge. Cest laune de la russite dautrui
que nous allons juger notre propre russite, do lexacerbation de ces
poisons que sont lenvie ou la jalousie. Si je suis lgal de mon
voisin, pourquoi aurait-il plus que moi ? ainsi sexprime le
discours de lenvie dans les socits dmocratiques crit Luc Ferry,
constat que faisait dj Tocqueville au XIXme sicle. La russite et le
succs des autres peuvent alors mettre en pril le sentiment que nous
avons de notre propre valeur. En comparaison, notre propre vie nous
apparatra dautant plus pauvre et mdiocre.
Les effets de lenvie
tableau aujourdhui appelLge dargent- ,
Lucas Cranach (l'Ancien)
1535
Ajoutons que limpratif de russite prend lallure dune nouvelle
tyrannie, tyrannie dautant plus lourde quil faut russir vite et
jeune. Do le constat je ny arrive pas . En filigrane se profile
alors le mal dtre. La culture de la
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conqute est ncessairement une culture de lanxit qui traduit la
hantise de lchec. Do lapparition de nouvelles formes de souffrances
psychiques. Le dbut du XXme sicle a connu la nvrose, dont Freud a
bien montr quelle tait en quelque sorte une maladie de la faute et
de la culpabilit. Cest la rencontre de linterdit et la
transgression dun tel interdit qui taient pour le sujet nvros
source dun violent conflit intrieur. Dans nos socits permissives
caractrises par le dclin des interdits la dpression a pris le
relais de la nvrose. La question nest plus aujourdhui : ai-je le
droit de le faire ? mais : suis-je capable de le faire ? Au drame
de la culpabilit a succd la tragdie de linsuffisance . La dpression
est la pathologie de lhomme fatigu dentreprendre et devenu
incapable de rpondre aux performances quon attend de lui. Ce qui y
domine, cest le sentiment de la perte de sa propre valeur. Le dprim
est plong dans une logique o linfriorit domine.
Cela signifie-t-il pour autant que lantique question de la vie
bonne a dsert lespace de notre monde contemporain ? Loin de l,
selon Luc Ferry. Les interrogations concernant la vie bonne ne sont
pas devenues dsutes (en tmoigne lexpression projet de vie dont on
use souvent aujourdhui, cest--dire le fait de rflchir sa vie dans
son ensemble et de se demander comment elle pourrait se drouler
pour le meilleur) mais elles se posent en termes indits. La premire
diffrence entre les interrogations contemporaines sur la vie bonne
et la perspective antique, comme le fait remarquer Monique
Canto-Sperber, est que, quand nous cherchons la vie bonne
aujourdhui, nous ne pensons pas seulement la valeur morale de cette
vie. La vie bonne est dabord conue en termes daccomplissement et
dpanouissement personnel. Elle recouvre en quelque sorte un
dveloppement optimal de lhumain en nous : la ralisation de nos
talents, laccomplissement de nos capacits individuelles. Ce qui ne
signifie pas que les biens et les valeurs qui comptent pour nous
naient aucun rapport la morale, mais que les justifications morales
ny ont pas forcment une place centrale. Nous mettons davantage en
avant lide dintensit : chercher la vie la plus largie la plus riche
possible, la richesse des sentiments ou le souci de progresser et
de se perfectionner tout au long de lexistence.
La second diffrence est que pour les hommes daujourdhui, la vie
bonne ne suppose plus lappartenance un ordre de ralit extrieur qui
lui servirait de modle. Dans notre monde post-moderne, nous navons
plus le sentiment de faire partie dun Tout, dune totalit
harmonieuse o tous les tres ont leur juste place, o rien nest de
trop. Il nest plus possible aujourdhui de dire avec Marc Aurle tout
ce qui arrive, arrive justement ou avec Cicron rien nest plus
parfait que le monde . (Comment par exemple croire la bont de la
nature aprs des catastrophes naturelles comme le tremblement de
terre dHati
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ou la rcente tempte ?) Ce qui nous frappe dans notre monde cest
au contraire le dsordre, le non-sens, la mort. Comme lcrit le
philosophe contemporain Marcel Conche notre monde nest plus un
monde plein et achev, mais un monde dtotalis, bris, un monde qui se
dsagrge, dont le sens est absent.
La Chute de lAtlantide,
Mons Desiderio
XVIIsicle
Ce qui peut, constate Marcel Couche, faire natre en nous un
malaise, un manque de paix intrieure, voire une forme de honte
coupable. Quand dautres souffrent et meurent autour de nous
guerres, tortures, faim, maladie, dsespoir - avons-nous le droit de
connatre lallgresse de la vie ? Est-ce cependant une raison pour
nous punir de vivre ? il est impossible que lexistence soit sans
cesse remplie par la plainte des hommes. Certes, il ne sagit pas de
vivre dans la plus totale insouciance, de senfermer en soi-mme ou
de se cuirasser dans loubli. Mais, partir du moment o nous
acceptons la vie, nous navons dautre moyen dtre fidle lessence mme
de la vie que de mener la meilleure vie possible.
Soulignons encore une troisime diffrence. Alors quen dpit des
divergences entre les coles apparaissaient chez les anciens des
accords profonds et des tendances communes dans les conceptions de
la vie bonne, ce qui frappe dans notre poque postmoderne cest la
diversit des choix existentiels, la pluralit des rponses la
question de la vie bonne. Celles-ci semblent mme si subjectives -
ainsi tel mettra au premier plan une libert prserver tout prix,
pour un autre ce sera crire un livre, voyager, avoir une famille
nombreuse - quelles ne permettent daccder aucun modle commun, aucun
critre collectif. Une telle diversit ne signifie pas pour autant
que nous sommes condamns tomber dans le relativisme. Car chacun
dentre nous doit tenir compte dans ses choix de vie de ce que la
philosophe Monique Canto-Sperber propose dappeler les invariants de
lexistence humaine. On peut les dfinir comme un ensemble de traits
caractristiques et gnraux qui tiennent la nature mme de lexistence.
Sartre parlera ce propos dune universalit
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humaine de condition. Ainsi toute vie humaine est oriente dans
le temps, un temps dont le cours est la fois irrversible et born
par cette limite que constitue notre mort. Ajoutons que toute vie
se droule ncessairement au milieu dautres et se heurte une part
invitable de hasard et de contingence. De tels invariants
apparaissent comme des contraintes qui limitent invitablement nos
possibilits ainsi nous ne pouvons pas jouir dune vie infinie ou
immortelle - et dont nous devons tenir compte dans nos choix
existentiels - ainsi la certitude que nous avons de notre mort
future influe sur nos projets et nos dcisions. Cependant ils ne
dfinissent aucunement une manire de vivre unique pour tous les
individus. Par exemple il y a de multiples faons de traiter la
question de la finitude temporelle : en conclure quil ne sert rien
de construire puisquun jour tout sera dtruit, fuir dans le
divertissement, tenter de triompher de cette finitude en nous
prolongeant travers nos enfants, nos uvres ou nos crits, en
conclure quil est urgent de vivre parce que cest en raison de sa
limitation que la vie est prcieuse, ou encore parier sur lesprance
dune aprs-mort qui donnerait son vritable sens la vie. Mais, parce
quils constituent une exprience commune toute lhumanit, une sorte
dancrage universel de toute existence, ce sont ces invariants qui
expliquent, comme Sartre la bien montr dans sa confrence
Lexistentialisme est un humanisme, que tout projet de vie, aussi
loign dans le temps et dans lespace quil puisse tre du ntre, nous
est comprhensible. Cest en cela que les modles qui nous sont
proposs par la philosophie, les religions ou les grandes traditions
spirituelles, mais aussi la littrature et lart, ont encore
aujourdhui quelque chose nous dire. La grande chance qui est la
ntre, constate Monique Canto-Sperber, est que mme si notre vie doit
toujours faire lobjet dune laboration individuelle, la rflexion que
nous pouvons mener son sujet est nourrie de formes de vie
multiples, empruntes toutes les poques et toutes les cultures ,
mais dabord peut-tre la sagesse des Anciens. Certes, notre vie est
le plus souvent une vie non philosophique, bien loigne de ce
qutaient les formes suprmes de lexistence pour les penseurs de
lAntiquit. Pourtant ceux-ci peuvent encore nous aider dans notre
tche, non pas en nous indiquant le chemin que nous devons suivre,
mais en nous orientant vers ce que Marcel Conche appelle le lieu du
sens .
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Confrence du 27mars 2010 Vie bonne ou vie russie ?
Certains sages disent, Callicls, que le ciel, la terre, les
dieux et les hommes forment ensemble une communaut, quils sont lis
par lamiti, lamour de lordre, le respect de la temprance et le sens
de la justice. Cest pourquoi le tout du monde, ces sages, mon
camarade, lappellent kosmos ou ordre du monde et non pas dsordre ou
drglement. Platon, Gorgias, 507e-508a.
Donc : parmi les activits vertueuses, celles qui se manifestent
dans la politique ou la guerre ont lavantage de la beaut et de la
grandeur, mais elles excluent le loisir et poursuivent une certaine
fin, cest--dire ne sont pas apprciables par elles-mmes. Lactivit de
lintelligence en revanche se distingue, semble-t-il, par son
srieux, puisquelle est mditative, elle ne vise, en dehors
delle-mme, aucune fin et elle a son plaisir propre ; celui-ci
contribue dailleurs accrotre lactivit. Elle semble par ailleurs
avoir aussi pour caractres dtre auto-suffisante, dtre un loisir et
dtre inusable la mesure humaine. Cest--dire que tous les autres
traits quon attribue au bienheureux sont visiblement les traits que
comporte cette activit-l. Dans ces conditions, voil donc lactivit
qui devrait tre le bonheur achev de lhomme, si elle a dur
suffisamment longtemps pour faire une existence acheve. Rien
dinachev en effet nentre dans la composition du bonheur.Mais
pareille existence dpasse peut-tre ce qui est humain. Ce nest pas
en effet en sa qualit dhomme que quelquun peut vivre ainsi, mais
comme dtenteur dun lment divin qui rside en lui. () Si donc
lintelligence, compare lhomme, est chose divine, la vie
intellectuelle est galement divine compare lexistence humaine.Il ne
faut pas cependant suivre ceux qui conseillent de penser humain ,
puisquon est homme et de penser mortel puisquon est mortel ; il
faut au contraire, dans toute la mesure du possible, se comporter
en immortel et tout faire pour vivre de la vie suprieure qui possde
ce quil y a de plus lev en soi, car, bien que peu imposante, cette
chose lemporte de beaucoup en puissance et en valeur sur toutes les
autres. ()Donc, pour lhomme, cest la vie intellectuelle, si tant
est que cest principalement lintelligence qui constitue lhomme. Par
consquent cette vie est aussi la plus heureuse. Aristote, Ethique
Nicomaque X, 1177 b 16-32 1178 a 1-7.
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Vogue du sport, mdiatisation de lentreprise, explosion de
laventure, glorification de la russite sociale et apologie de la
consommation : en une dizaine dannes, la socit franaise sest
convertie au culte de la performance. Le nouveau credo sest install
dans les murs et a notablement modifi les images que lHexagone se
donne de lui-mme : les mouvements sociaux semblent avoir fait place
aux gagneurs, le confort la suractivit et les passions politiques
aux charmes rudes de la concurrence. Laction individuelle devient
partout la valeur de rfrence, y compris dans la consommation qui
promeut un rapport actif aux objets, aux services ou aux loisirs.
La concurrence, vade du march depuis le dbut de nos roaring
eighties, enfivre la socit franaise et investit largement les
esprits en devenant le vecteur dun panouissement personnel de
masse. Elle accde ainsi au statut dune mythologie, au mme titre que
le bien-tre dans les annes soixante parce quelle pousse chacun,
quelle que soit sa position dans la hirarchie sociale, se
construire par lui-mme en jouant simultanment de son autonomie et
de son apparence. Battants, leaders, aventuriers et autres figures
conqurantes ont envahi limagination franaise. Ils symbolisent une
version entrepreneuriale et athltique de la vie en socit. Version
entrepreneuriale puisque dans le march des grandes valeurs, la
valeur du march fait lobjet dun accord croissant. () Le discours
conomique est aujourdhui moteur en politique et le chef dentreprise
est rig en personnage davant-garde dune attitude de masse. Il ny a
plus dopposition de nature entre la dmocratie et lentreprise car
lune comme lautre ont chang de signification : linstrument de
domination sur les classes populaires devient un modle de conduite
pour tous les individus. Version athltique, car cette
transformation du rapport de lentreprise est parallle au changement
de statut de la comptition sportive. Celle-ci est aujourdhui autant
un ensemble de pratiques corporelles spcifiques (soit ce quon
dsigne traditionnellement comme tant des sports) quun principe
daction tous azimuts : le sport est sorti du sport, il est devenu
un tat desprit, un mode de formation du lien social, du rapport soi
et autrui pour lhomme comptitif que nous sommes enjoints de devenir
au sein dune socit de comptition gnralise. Alain Ehrenberg, Le
culte de la performance.
La comptition sportive met en scne des relations entre les
hommes et des significations que nous, les modernes, considrons
comme essentielles parce quelles sont toutes deux les supports de
notre identit sociale. Elle rend visible certaines reprsentations
collectives centrales des socits que faonne lgalit individualiste.
Si la comptition possde une fonction, cest dafficher des rsultats
incontestables dans un monde o tout est matire contestation
puisquil ny a plus de point de vue ultime ()De quoi nous parle en
effet le sport jusque, et surtout, dans ses moindres clichs ? De
lunivers du vainqueur et de celui du vaincu, de qui est infrieur
et
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de qui est suprieur, de la mesure de nos capacits dans des
classements irrcusables ( On ne triche pas en sport ), de
laffrontement (qui est l cole de la vie ), du drame humain qui fait
quun jour on peut tre tout en haut et le lendemain tout en bas ( On
ne sinstalle pas en sport ) () Il nous montre comment nimporte qui
peut devenir quelquun, quels que soient son sexe, sa race, sa
classe dorigine ou son handicap de dpart dans la vie. Il limine
ainsi le poids de la filiation, la dtermination de la place sociale
actuelle par les origines. ()Nous allons voir comment un homme
pareil tout autre, qui na aucun privilge de naissance, qui nest
rien a priori que notre semblable devient quelquun par son seul
mrite. Cest cet vnement universel, cette pope rcurrente que les
comptions sportives mettent en scne. Alain Ehrenberg, Le culte de
la performance.
La sduction, comme la grce dans le calvinisme, est une machine
trier. Dans lapprentissage le plus quotidien du monde, jprouve que
je ne suis pas toujours dsir par qui je dsire, aim de qui jaime et
jaborde cet univers en recal potentiel. Faire tapisserie ;
lexpression va bien au-del de la salle de bal ou de fte. ()Le succs
dun Michel Houellebecq avec son mlange dhumour noir et de
pessimisme peut sexpliquer ainsi : il a fdr une sorte
dinternationale des perdants de lamour, il a dnonc le mensonge de
lhdonisme, un fodalisme parmi dautres. Il a t la voix des
sans-voix, comme avant lui Woody Allen traduisait dans ses films la
revanche des disgracieux sur les play-boys. ()Voyez les clubs, les
botes de nuit : slectionnant leur clientle sur des critres de
notorit ou de jeunesse, ce sont les temples de la Bourse des corps.
On y va pour voir et se faire voir, les regards y sont des verdicts
instantans. () Les Magnifiques sexhibent devant la plbe qui les
acclame et en redemande. () Tout le monde est cens samuser parmi
les foules dionysiaques mais les enchres sont si leves quelles
sapparentent parfois une punition. Dans cette grande foire des
narcissismes, les uns sont surexposs parce que dautres, en majorit,
forment la claque. Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux.
Un plan de vie, tel que jentends ce terme, nest pas la mme chose
que le projet dmentiel, mais assez rpandu prsent, qui est de
vouloir programmer lavance o lon sera et ce quon aura accompli tous
les cinq ou dix ans de sa vie luniversit dix-huit ans, cabinet de
consultant trente-cinq, avec deux enfants (garon et fille) et
rempli de bonheur, maison de campagne quarante,
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gloire professionnelle cinquante, et le tout couronn par la
retraite dans le Midi ou en Floride. Aujourdhui il se peut que
lexpression plan de vie suggre aisment quelque chose de la sorte,
mais ce nest l quune expression particulirement perverse de la
notion en cause. Mon objet est une disposition desprit qui
transcende la culture yuppie de nos jours et reprsente une
tentation permanente, et ce non seulement pour des philosophes.
Lide de vivre selon un plan rationnel consiste au fond vouloir
dterminer dans ses lments principaux le genre de vie (quil soit
consacr la russite sociale ou des fins compltement diffrentes) quon
se propose de poursuivre. Il sagit dtablir compte-tenu de ses
intrts, de ses capacits, et des circonstances o lon se trouve la
nature de son bien vritable, le mode de vie qui dans son ensemble
incarnerait la ralisation de ses meilleures possibilits. Charles
Larmore, Les pratiques du moi Prudence et sagesse
Or, si chacun se mettait tout instant en prsence des aspects les
plus noirs du monde, et savait trouver dans son cur une rponse la
mesure de lhorreur extrme, tous les fils qui nous retiennent dans
la vie craqueraient, les existences se briseraient de douleur. () A
tout moment, quelque part, des hommes endurent la faim, la maladie,
la torture, le dsespoir, et nous le souponnons ou le savons. Si
leur douleur, si le scandale de lanantissement de lhumain dans
lhomme (et dans lenfant !) se rpercutaient en nous par une douleur,
une horreur proportionnelles, si, se plaant, comme il convient,
dans les cas limites (reprsentatifs a fortiori de tous les autres),
notre sensibilit tait capable dune rponse adquate, ne serions-nous
pas terrasss par la douleur au point den mourir, ou de nous laisser
mourir, ou de perdre la raison ? Il faudrait aller jusque l, toute
autre rponse serait trop faible. () Quand dautres souffrent, et
meurent, nous navons pas le droit, paralllement, de connatre
lallgresse de la vie. Plusieurs lont senti : Mary Berg se reproche
de stre chappe du ghetto de Varsovie, dautres ont prfr ne stre
point sauvs. Par le simple fait de vivre (plus exactement
dexister), nous sommes coupables vis--vis de tous ceux de qui notre
existence mme implique que nous nous dtournions sans cesse.
Lexistence suppose, comme sa condition fondamentale, un coupable
oubli. Marcel Conche, Orientation philosophique Existence et
culpabilit.
En outre, sil est impossible de trouver en chaque homme une
essence universelle qui serait la nature humaine, il existe
pourtant une universalit humaine de condition. Ce nest pas par
hasard que les penseurs daujourdhui parlent plus volontiers de la
condition de lhomme que de sa nature. Par condition ils entendent
avec plus ou moins de clart lensemble des limites a priori qui
esquissent sa situation fondamentale dans lunivers. Les situations
historiques varient : lhomme peut natre esclave dans une socit
paenne ou seigneur fodal, ou proltaire. Ce qui ne varie pas, cest
la ncessit pour lui
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dtre dans le monde, dy tre au travail, dy tre au milieu dautres
et dy tre mortel. () Et bien que les projets puissent tre divers,
au moins aucun ne me reste-t-il tout fait tranger parce quils se
prsentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les
reculer ou pour les nier ou pour sen accommoder. En consquence,
tout projet, quelque individuel quil soit, a une valeur
universelle. () Il y a une universalit de tout projet en ce sens
que tout projet est comprhensible par tout homme. Sartre,
Lexistentialisme est un humanisme.
En matire dexemplarit des vies humaines, lAntiquit disposait de
quelques descriptions canoniques, tandis que notre rflexion sur
nous-mmes est aujourdhui nourrie de formes de vie multiples
empruntes toutes les poques et toutes les cultures et en lesquelles
des sicles de littrature, parmi dautres choses, nous ont instruits.
()Une vie sans examen ne vaut pas la peine dtre vcue, disait
Socrate. Pour mener un tel examen, il recommandait la philosophie.
Aujourdhui, la rflexion sur lexistence requiert la philosophie non
comme une forteresse contre la vie ou une sagesse bon compte, mais
comme une forme imprimer dans la vie mme. La philosophie est une
condition, parmi dautres sans doute, de la rflexion sur lexistence.
Il nest pas sr quelle calme les passions ou rende la vie meilleure,
mais elle contribue dvelopper la capacit en lhomme dun agir
autonome li la rationalit, en ce sens elle peut contribuer rduire,
sans le nier, le sentiment dabsurdit de la vie.
Monique Canto-Sperber, Essai sur la vie humaine Le bien dans la
vie humaine.
Texte de la confrence du 27 mars 2010